Bestiaire n°1 : Aranae Par Sophie Kaplan « L’enseignement de l’araignée n’est pas pour la mouche. » Henri Michaux, Face aux verrous, 1954
Au regard de la fortune que connaissent les araignées au cinéma (et tout particulièrement dans le cinéma fantastique) 1 mais aussi dans la littérature2, la place de ces tisseuses au sein des arts plastiques est, étrangement, plutôt modeste. Les siècles passés ont tout de même laissé quelques exemples célèbres et saisissants. On pense à Véronèse3, aux réinterprétations du mythe d’Arachné par Rubens4 ou Vélasquez5, aux bêtes noires d’Odilon Redon6, aux ‘étoiles’ d’araignées surréalistes, aux géantes de Louise Bourgeois7, aux quadrillages de Sol Lewitt et il apparaît très vite que la symbolique de l’araignée connaît autant de ramifications qu’une toile compte de filaments et que, selon les époques et les civilisations, la velue aux huit pattes peut figurer la liberté, la mort, le travail, l’ordre, la féminité, l’artiste, etc8... L’araignée et sa toile constituent donc un formidable espace de projection pour nos fantasmes, nos rêves et nos conceptions du monde. En témoignent tout récemment les œuvres de deux jeunes artistes : Tomas Saraceno et Virginie Yassef. L’installation de l’artiste argentin Tomas Saraceno présentée à la Biennale de Venise porte un titre à la fois concret et rêveur : Galaxies forming along filaments, like droplets along the strands of a spider’s web9. Occupant l’une des salles principales du Palais des expositions, de grands fils noirs traversent l’espace, dessinant une géométrie
Virginie Yassef, The eyes sees for us, but do we see what it sees ?, dessin recherche, 21 x 29,7cm, 2009, courtesy Galerie GP&N Vallois, Paris
qui tient à la fois de la toile d’araignée et de la constellation (telle que conceptualisée par les récentes théories d’astrophysique). Pour concevoir sa pièce, Tomas Saraceno s’est inspiré directement des toiles tissées par les veuves noires, capables de supporter des charges extrêmes en recourant à une géométrie complexe. Il y a quelques mois, en visitant son atelier de Francfort, on pouvait y voir quelques représentantes de la terrifiante espèce en plein filage. Leur travail a été filmé, étudié puis reproduit à l’échelle d’une œuvre d’art monumentale. L’œuvre de Saraceno se rapproche ainsi d’une symbolique indo-européenne ancestrale qui associe l’araignée au cosmos et au spirituel, en même temps qu’elle propose un autre monde possible, inspiré des architectures utopiques. Ce ne sont pas des veuves noires, mais une mygale naturalisée qui a fait son nid depuis quelques semaines dans l’atelier de Virginie Yassef. Dans l’exposition de l’artiste française à la galerie Vallois 10, les araignées sont partout et sous toutes les formes : à l’encre dans des dessins commandités par l’artiste à sa mère, en volume dans une sculpture tapie dans l’ombre et dont les yeux tournent de façon hypnotique, au crayon dans les reports d’une vingtaine de toiles de différentes espèces, qui dessinent à même le mur une cartographie abstraite. Entre suspens cinématographique, peur primale et relevés subjectifs du monde, la proposition arachnéenne de Virginie Yassef trace les lignes d’un effroi sans frayeur ni terreur11 et construit un univers où le réel, pris au dépourvu, devient magique.
(1) Tarantula de Jack Arnold, Le Château de l’araignée de Kurosawa, Arachnophobia de Frank Marshall, Spiderman de Sam Raimi, etc. (2) Sous forme humaine ou animale, on la retrouve chez Ovide, Michelet, Walt Whitman, Jules Renard, Henri Michaux, etc. (3) Véronèse, La Dialectique (Palais des Doges, Venise). (4) Rubens, La Punition d’Arachné (Virginia Museum of Fine Arts, Richmond). (5) Vélasquez, La légende d’Arachné ou Les Fileuses (Musée du Prado, Madrid). (6) Redon, L’araignée qui sourit (Musée du Louvre, Paris) et L’araignée qui pleure (Collection Privée, Amsterdam). (7) Louise Bourgeois, Maman (Ottawa, Bilbao, Tokyo, Séoul, Saint-Pétersbourg, Paris). (8) L’ouvrage de Sylvie Ballestra-Puech, Métamorphoses d’Arachné : l’artiste en araignée dans la littérature occidentale, Ed. Droz, Genève, 2006 est très complet sur le sujet. (9) Palais des expositions, 53e Biennale de Venise, jusqu’au 22 novembre 2009. (10) Virginie Yassef, le millième moustique, galerie Georges-Philippe et Nathalie Vallois, Paris, du 4 décembre 2009 au 15 janvier 2010. (11) Julien Bismuth, communiqué de presse de l’exposition.
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