Artifices Naturels

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Artifices naturels

Le sel, un modèle de production vertueux ?

Matthieu Binet Mémoire de recherche en design dirigé par Vaïana Le Coustumer, Vincent Rossin & Bertrand Vieillard Diplome Supérieur d’Arts Appliqués mention Design Produit École Boulle - 2020



Artifice / Nature Croisements d’Ênergies Croisements de temporalitÊs Croisements de territoires Dessiner les croisements Artifices naturels






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Artifice / Nature


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31.07.2004

Plage de la Caillourie, Portbail, Manche

Lorsque je suis monté pour la première fois sur un bateau à voile, je devais avoir une demi douzaine d’années. C’était une expérience surprenante qui aurait pu être traumatisante, j’étais seul sur un Optimist, petit bateau de deux mètres de long. Je me souviens de mon émerveillement d’enfant lorsque j’ai senti le bateau glisser sur l’eau comme par magie, poussé par une main invisible. Et puis devant la sortie du port un courant fort m’a emporté. J’ai vu avec inquiétude la plage s’éloigner et la silhouette de mon père gesticulant au bord de l’eau. J’ai tenté de m’y opposer, de réagir mais il n’y avait rien à faire. J’ai laissé le bateau se faire emporter jusqu’à la berge voisine puis j’ai attendu que la marée monte puis que le courant s’inverse pour être porté dans l’autre sens et retrouver le sable et mon père.

Bien que marquante, cette première expérience nautique ne m’a pas dégoutté de la chose au contraire et ce fut une leçon importante. Il ne servait à rien de m’opposer à cette force naturelle, le meilleur moyen de me sortir de cette situation douteuse était de laisser faire, d’attendre, sans prétendre dominer la chose, je me suis senti appartenir à l’environnement. Et en réalité c’est en faisant ma route avec le courant plutôt que contre lui que j’ai pu m’en sortir.

Et si aujourd’hui, plus de 15 ans après, je gardais cela en tête en tant que jeune designer ? Si je tentais de travailler avec la nature plutôt que contre elle ? Si l’on appliquait cette humilité au développement de nos moyens de production ?


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Avant-propos aujourd’hui désignent pour nous des choses largement artificielles ; l’homme, souhaitant se rendre maitre et possesseur de la nature (Descartes - Discours de la méthode, 1637) a imprimé son empreinte. Partout. »1. Par définition, est artificiel tout ce qui n’est pas naturel, donc est artificiel tout ce qui est le produit d’une pratique humaine. Si l’on en croit ces mots de Catherine Geel et d’Elizabeth Haze, nous vivons dans un environnement totalement artificiel. Existe-t-il encore une nature ou plutôt un espace sauvage c’est-à-dire qui n’aurait pas été touché par la main de l’Homme ? L’omniprésence de l’humain est probablement l’indice d’un

1 Catherine Geel & Elizabeth Hale, Quelques glissements (de définitions ? ), Dans Design. De la nature à l’environnement. Nouvelles définitions., T&P Work Unit, Paris, 2009, p.1

« Nature et environnement ne sont pas des mots superficiels, mais

« En définitive, l’intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer les objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils, et d’en varier indéfiniment la fabrication »3 . Que faire alors si notre nature tend à artificialiser le monde et que cette artificialisation semble

Le designer japonais Tokujin Yoshioka, lors d’une exposition éponyme en 2009 au 21_21 design Sight à Tokyo prône le développement d’une Second Nature, dans laquelle « le fait d’introduire dans la conception des principes et des mouvements de la nature deviendra quelque chose d’important dans l’avenir du design »4 . Il pose alors l’idée de croisements entre naturel et artificiel. Comment ces croisements peuvent-ils être rendus possibles ? Si l’on s’empare de phénomènes naturels pour en faire des outils, alors nous les artificialisons aussi. Nous posons

4 Tokujin Yoshioka, Second Nature, 21_21 Design Sight, Tokyo, 2008, p.5

néfaste ?

Avant-Propos

nature de l’Homme et d’autant plus du designer de faire ? Comme l'écrit Bergson,

Henri Bergson, L’évolution créatrice, 1907, Éd. Presses universitaire de France, Paris, 1948, p.150

produire moins, voire ne plus produire du tout. Pourtant n’est-il pas dans la

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entrer dans une « sobriété heureuse »2 . Il faudrait ralentir, consommer moins,

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Les écologistes nous alertent, certains comme Pierre Rabhi nous invitent à

Pierre Rabhi, Vers la sobriété heureuse, Editions Actes Sud, Arles, 2010

excès qui est semble-t-il est responsable de la destruction de l’environnement.


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sur eux un regard proprement humain, ils ne sont donc plus tout à fait naturels. Nous pouvons aussi nous interroger sur ce que sont ces « principes et mouvements de la nature », s’agit-il de logiques d’organisations, de forces en présence dans la nature ? D’autre part, où pouvons-nous les trouver ? Si l’Homme a artificialisé tout dans le monde, alors où se trouve encore la nature ? Peut-être faut-il interroger alors notre rapport à la nature et penser notre « être au monde » pour poursuivre notre « nature », celle de faire, produire, transformer sans aller à l’encontre de ce qu’on appelle « la nature », les composantes de notre environnement en somme. Il faut en revanche distinguer une opposition Homme/Nature dont il n’est pas question ici, d’une opposition du mode de production et du cadre de la vie humaine. La question pourrait donc être d’interroger nos modes de productions et d’en définir d’autres plus vertueux, c’est-à-dire poursuivant un idéal de bien

Avant-Propos

commun, produisant des externalités positives.

Le système de production de sel de mer a un statut particulier, entre l’artifice et la nature. Le sel a joué un rôle majeur dans l’établissement des civilisations. C’est au néolithique que le sel s’est imposé comme un pilier culturel. Les populations se sédentarisant, commencent à cultiver les terres. Le sel s’impose comme conservateur et permet de faire des salaisons. Il joue déjà un rôle dans les échanges et certains outils sont fabriqués grâce à des roches de sel. A cette époque la production du sel se fait principalement à partir de sources salées et d’une technique appelée briquetage. La saumure, dissolution d’eau et de sel est chauffée dans des moules en terre cuite jusqu’à évaporation de l’eau, on obtient alors des pains de sel. C’est grâce à ceux-ci que l’on peut envisager le commerce et l’échange et ce même sur de longues distances.


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Il se développera ensuite, au Moyen-Age une technique d’extraction du sel issu de l’eau de mer, employant l’énergie naturelle du soleil et du vent pour permettre l’évaporation de l’eau. Cette technique de production est dite « par cristallisation naturelle ». Pourtant, le chlorure de sodium est un produit le plus souvent artificiel, il est rare d’en trouver à l’état naturel sans que l’Homme n’ait agi pour permettre sa cristallisation. D’autre part les marais salants et les salins construits au Moyen-Age pour permettre cette production de sel constituent des milieux tout à fait artificiels. En revanche, ces artifices-là semblent être devenus aujourd’hui des espaces à préserver, ils ont gagné le statut si l’on peut dire d’espace naturels. Je vois plusieurs raisons à cela, la première et plus importante c’est que ces outils de productions ont été élaborés en accord avec les conditions naturelles du milieu. La seconde est leur ancienneté, laquelle a permis le rétablissement

Le système économique en place implique des idéaux de vitesse, de rendement qui semblent incompatibles avec la production de sel de mer. Ce système de production paraît exemplaire aujourd’hui. Il s’inscrit humblement dans son environnement en respectant les forces naturelles en place. Pourtant, il s’agit évidemment d’une transformation du milieu par l’Homme pour le bien supposé de la production de sel. Celle-ci semble aujourd’hui très éloignée, surtout sur le littoral atlantique, des enjeux globaux de mondialisation liés au système capitaliste mais cela n’a pas toujours été le cas. La production de sel a été un enjeu stratégique majeur et de ce fait a été lié à des monopoles fiscaux, à des commerces mondiaux et même à de l’esclavage. Il s’agit d’une exploitation de ressources naturelles impliquant une transformation massive du milieu. Les espaces de production du sel sont donc des artefacts naturels au croisement de la Nature et de l’artifice. Pouvons-nous y voir un modèle à suivre ?

Avant-Propos

d’équilibres et le développement de biodiversité dans ces espaces.


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Il y a un ensemble de valeurs qui semblent faire l’essence de la production de sel de mer. Il faut anticiper, laisser-faire, attendre, être humble. Face à l’impossibilité de contrôler la quantité de production ou sa vitesse, les sauniers sont contraints d’accepter leur appartenance au milieu, ils en sont un élément et travaillent avec les forces en place, le soleil et le vent. Ils ne forcent pas les choses, ils ne les font pas travailler pour eux, ils travaillent avec. En revanche ils ont artificialisé le milieu qui n’a plus rien du paysage tel qu’il l’était il y a quelques siècles. Mais est-il possible d’être au monde sans avoir un impact sur notre environnement ? La question se pose particulièrement aux designers, comment peut-on continuer de concevoir de nouveaux objets alors qu’on nous alerte sur les dangers de la surconsommation ? Etre designer c’est faire, transformer, s’approprier, comment pouvons-nous faire du design alors qu’il semblerait

Avant-Propos

parfois qu’il vaudrait mieux laisser faire la nature ? Il ne peut pas ne pas y avoir d’intervention humaine la question est donc de la mesurer, de déterminer le juste degré d’action.

La question est donc d’avoir un but, un objectif à atteindre en posant des conditions à respecter dans la mesure du possible. Il faut faire, produire et artificialiser pour continuer à vivre, à penser, à montrer et démontrer. La question réside donc dans la manière dont on le fait, pouvons-nous donc imaginer des modèles plus vertueux pour nous permettre de poursuivre notre « nature », celle de transformer, fabriquer, artificialiser ? Pouvons-nous trouver la mesure, la justesse pour opérer des croisements vertueux de la nature et de l’artifice ? Le sel, un artifice naturel comme modèle de production vertueux ?


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Ma recherche s’est construite sur une étude de terrain des systèmes de productions de sel, portée par une démarche photographique, des rencontres, des échanges. De cette étude je tire des fils théoriques permettant d’envisager des croisements vertueux entre nature et artifice. J’aborderai ces croisements à différentes échelles d’abord celle des énergies, ensuite de la temporalité et enfin des territoires. Je souhaite, à l’issue de cette investigation, définir des paramètres permettant d’envisager des modes de productions vertueux aux croisements de

Avant-Propos

l’artifice et de la nature.






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Croisements d’énergies


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24.08.2020 - 30.09.2020

Rue de Buzenval, Paris, Île de france

Première expérience de cristallisation

Je viens de rentrer de Camargue où j’ai pu admirer les paysages formés par les salins, les cristallisations de sel déposés au fond des canaux, l’eau rose des partènements. Le lundi 24 août, c’est la fin de l’été, je viens donc de rentrer de ce voyage, je suis enfermé chez moi à ne trop savoir que faire. Et l’ennui me pousse vers une expérience. Et si j’essayais de faire cristalliser du sel moi aussi ? J’ai appris cet été que, pour que des cristaux de sel se forment dans une saumure, il faut que celle-ci soit concentrée à plus de 200 g.L-1. Je file donc au supermarché m’enquérir d’un kilo de gros sel de mer. Il est temps de préparer ma solution. Je fais chauffer un litre d’eau Croisements d’enrgies

dans une casserole (j’ai investi dans une bouilloire électrique depuis), puis à l’aide d’un verre doseur je pèse donc 250 grammes de sel. J’ajoute le sel dans l’eau chaude, il fond, je récupère une eau trouble, blanchâtre. Je goûte, c’est salé, très salé.

Lors de ma visite du salin de Salin-de-Giraud, j’ai bravé l’interdit et plongé mes doigts au fond d’un canal pour y « cueillir » trois cailloux sur lesquels des cristaux de sel se sont déposés. En regardant ces cailloux là qui ont heureusement survécu au transport d’Arles jusqu’à Paris (c’est-à-dire qu’ils ont survécu au fait d’être secoués dans un sac à dos à pied, en train, en métro sur plus de 800 km, ce qui est admirable). En regardant ces cailloux trôner sur mon étagère je me dis qu’il faudrait certes faire cristalliser du sel « maison » mais il faut que ces cristaux s’accrochent sur quelque chose. Je souhaite mettre en forme, transformer. Je fabrique donc trois futurs supports à cristaux.

Le premier sera semblable à un filet de pêche en corde de chanvre, le deuxième, une structure en fils de cuivre soudés à l’étain (j’ai été à l’école et j’y ai appris que le cuivre conduisait l’électricité, ici il s’agit d’ions donc d’électricité, j’ai espoir que cela ait un effet sur la formation des cristaux). Et deux petits morceaux de plâtre que j’avais coulé dans une peau d’avocat il y a quelque mois, ne me demandez pas pourquoi. Par chance j’avais acheté il y a quelques années trois grands pichets gradués, j’y plonge mes structures et puis je verse dessus la saumure, en veillant à bien immerger tous mes objets.

Maintenant je peux retourner ne rien faire comme c’était prévu au début de cette journée, mais avec le sentiment d’avoir accompli quelque chose. Peut-être que dans quelques jours je pourrais cueillir un objet en sel dans un de mes pichets ?


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Il y a là quelque chose de magique, qui m’émeut et me fascine profondément. La nature, ou plutôt un semblant de nature que je fabrique dans ses pichets me donne à voir l’élaboration de structures. Dans les jours et les semaines qui suivent cette expérience, je vois se former dans ces pichets des cristaux de sel, au départ mousseux et semblables à de la neige puis plus francs. Ils deviennent des géométries parfaites, cubiques, transparentes. Il y a là une force qui me dépasse, une énergie indépendante de moi qui semble autonome. Le designer Japonais, Tokujin Yoshioka, lorsqu’il parle de son exposition Second Nature, au 21_21 Design Sight à Tokyo en 2009, écrit : « La nature nous procure un étonnement qui dépasse notre imagination. Nous pouvons être ébranlés par sa puissance, être frappés d’admiration et en louer

Pourquoi la nature peut-elle émouvoir nos cœurs ? Et comment la ressentons-nous ? Je pense que la réponse à ces questions réside dans le mécanisme de la vie inscrit dans l’homme, qui est hors de portée de la mémoire ou des sens. La vie de l’homme est également donnée par la nature, qui a évolué à partir de l’harmonie de la myriade de chances et de nécessités. C’est pourquoi il me semble qu’il existe des mécanismes qui unifient le lien entre l’homme et la nature dans nos vies. La nature ne produit peutêtre pas activement la «beauté», mais elle est remplie d’énergie pour la créer. (…) En résonance avec la vie, l’énergie de la nature apparaît dans les œuvres d’art. Les formes des œuvres générées par la nature dépassent notre imagination. Elles prennent leurs propres figures en réagissant avec la nature et son énergie cachée qui nous touchent au plus profond de notre cœur. C’est la libération du concept de formation et de techniques. Et il existe là ma proposition pour le futur. » 5 5

Tokujin Yoshioka , Second Nature, Opus cité, p.28

Croisements d’enrgies

en même temps l’impénétrable beauté. Quels sont exactement ces sentiments ?


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Yoshioka exprime ici parfaitement bien les sentiments indicibles qui nous pénètrent face aux forces de la nature. Il y a selon lui des mécanismes qui unissent les hommes et la nature. Nous sommes issus de la nature et nous ne pouvons pas nous extraire de cette condition, en revanche lorsque nous sommes émus ainsi par ces énergies, il semble que nous en soyons détachés, comme des observateurs extérieurs admirant de loin le travail autonome de systèmes méconnus. Et pourtant, la science n’a de cesse d’analyser, d’isoler les phénomènes pour les comprendre les appréhender d’un point de vue technique. Mais en faisant cela nous écartons toute poésie dans notre rapport au monde, nous éloignons l’émotion de notre vie. Yoshioka montre très bien l’ambiguïté de notre rapport à la nature, partagé entre le désir de laisser faire ces énergies capables de faire naître des formes « dépassant notre » imagination et notre nature profonde Croisements d’enrgies

qui est de transformer les choses de la nature pour nous les approprier. D’autre part, Yoshioka trouve la beauté de ces oeuvres produites par la nature dans leur autonomie vis à vis du « concept de formation et de techniques ». C’est peutêtre parce que je ne peux pas appréhender les mécanismes à l’oeuvre dans ces cristallisations que je suis si touché par leur beauté.

En revanche Yoshioka n’omet pas qu’indépendamment de l’énergie humaine, la nature ne « produit peut être pas activement la « beauté »6. Il pose alors le

7

Ibid, p.5 6

Ibid, p.5

concept de Second Nature ainsi : « le fait d’introduire dans la conception des principes et des mouvements de la nature deviendra quelque chose d’important dans l’avenir du design »7. Cette seconde nature apparait alors comme un hybride entre des mécanismes issus de la nature et des mécanismes humains. Et pourtant si l’on écoute la voix de certains écologistes, il semble que nous devrions laisser faire totalement la nature. En effet, en poursuivant l’idéal de la croissance indéfinie, nous avons épuisé les ressources, détruit, abimé ce que nous


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appelons la nature. Comment pourrais-je trouver ma place en tant que designer, puisqu’aujourd’hui il semble absurde de chercher à produire un objet de plus dans un monde d’abondance ? Mais l’intelligence humaine est-elle pour autant totalement à rejeter, à écarter de nos vies ? Les progrès techniques permettent chaque jour des innovations dites verteuses visant à réduire l’impact écologique de nos existences. Prenons pour exemple les panneaux solaires. Ces derniers semblent une possibilité formidable de poursuivre notre niveau de vie tout en n’épuisant pas les ressources puisqu’ils utilisent l’énergie du soleil pour produire de l’électricité. Ils contiennent pourtant un certains nombre de composants que nous ne savons pas encore recycler et qui à la fin de la vie de ces panneaux solaires seront extrêmement polluants. Pas de panique ! Les ingénieurs nous rassurent

panneaux solaires de les recycler. Pouvons nous tout à fait faire confiance à cette vision techniciste ? Arne Naess, philosophe norvégien de la Deep Ecology, à laquelle nous reviendrons parlerait d’écologie superficielle, celle qui poursuit l’objectif de permettre de maintenir le niveau de vie des populations des pays développés.

Nous sommes dans l’impossibilité de totalement « laisser-faire » la nature et en même temps il est urgent de freiner notre désir de croissance. Nous pourrions donc écouter Yoshioka et développer cette seconde nature, croisement entre humains et non-humains, entre artifice et nature. Mais il faut pouvoir mesurer la justesse de l’intervention, faire un petit peu mais pas trop, laisser faire un petit peu mais pas trop. Il y a ici matière à penser puisque nous manquons même de termes pour exprimer cette fine limite, entre trop et pas assez. En 1744, Maupertuis énonçait ainsi le principe de moindre action, « Maintenant, voici ce principe, si sage, si digne de l’Être suprême : lorsqu’il arrive quelque changement dans la Nature, la quantité d’action employée pour ce changement est toujours la

Croisements d’enrgies

en prétendant que les recherches en cours permettront à la fin de la vie de ces


de la nature, économe, sage. Celle qui donne à Pierre Rabhi, « une magnifique leçon d’une économie à laquelle elle doit sa pérennité. »9 puisqu’elle « aurait en quelque sorte horreur du gaspillage… »10. Alors, la nature comme système serait particulièrement économe en matière, en énergie, et serait donc à prendre en exemple. Nous pourrions même imaginer des croisements d’énergie humaine et non-humaine et donc dessiner des systèmes dans lesquels ces énergies se croiseraient. Il s’agira d’appliquer à la production de nos objets ce « principe de moindre action ».

Ibid, p.77

10

Pierre Rabhi, Vers la sobriété heureuse, opus cité, p.77

plus petite qu’il soit possible. »8. C’est là donc que réside peut-être l’intelligence

Qu’en est-il donc des énergies à l’oeuvre dans la cristallisation ? La

saumure est la solution concentrée en sel, ici en ions chlorure (Cl-) et sodium (Na+). Lorsque la concentration de cette solution dépasse 200g.L-1, les ions Chlorure et Sodium sont proches les uns des autres et, puisqu’ils sont de charges électroniques opposées, ils s’attirent. En effet, il manque un électron à l’ion Chlorure pour qu’il

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Croisements d’enrgies

8

Pierre-Louis Moreau de Maupertuis, L’accord de différentes lois de la nature qui avaient jusqu’ici parues incompatibles, 1744, Cité par Jean-Jacques Samueli et Alexandre Moatti, « Euler en défense de Maupertuis à propos du principe de moindre action », Bibnum [En ligne], Physique, mis en ligne le 01 mai 2012, consulté le 22 novembre 2020. URL : http:// journals.openedition.org/bibnum/797

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soit équilibré et l’ion sodium en a un de trop. Alors ils s’assemblent en cristaux pour former du Chlorure de Sodium. La quantité d’énergie nécessaire pour voir se former ces cristaux n’est pas nulle, mais elle est en accord avec le principe de moindre action énoncé par Maupertuis « la plus petite qu’il soit possible ». En revanche, je dois admettre que j’ai été, dans la préparation de cette expérience, plutôt dispendieux. La quantité d’action humaine se situe en amont du processus de cristallisation. J’éprouve du plaisir à voir se former ces cristaux, mais je demeure frustré par l’impossibilité de faire ou plutôt de transformer moi même cette matière en formation.

Tant pis pour la frustration, il faut, pour laisser faire la nature, renoncer


drôle d’anglicisme qui désigne selon Sylvie Catellin, chercheuse en science de l’information, « l’art de découvrir ou d’inventer en prêtant attention à ce qui surprend et en imaginant une interprétation pertinente. »11. Comment pourrions nous là ne pas y voir un trait de caractère propre aux designers ? Ne sont-ils ou ne sont-elles pas les maitres et maitresses de la sérendipité, prompts à se laisser emporter par une découverte hasardeuse, suivant leur intuition ?

Croisements d’enrgies

faut accepter le hasard, l’incertitude. Il faut laisser venir la « sérendipité », ce

11

au contrôle que l’on désire éprouver sur la chose qui est en train de se passer. Il

Sylvie Catellin citée par Ludovic Garattini, « Sylvie Catellin, Sérendipité. Du conte au concept », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 24 juillet 2014, consulté le 22 novembre 2020. URL : http:// journals.openedition.org/lectures/15191 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.15191

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31.07.2020, 16h20

Marais cul de Truie, Noirmoutier-en-l’île, Vendée

Je rencontre Adrien dans son marais salant. Il m’explique l’histoire du sel à Noirmoutier dont j’ai entendu des bribes par ma grand-mère. Il me raconte comment fonctionne le marais. Avec sa soeur et son ami, ils ont repris ce marais qui n’était plus exploité depuis une dizaine d’années. Pour eux c’est un retour à la nature, un changement total de leur mode de vie. Il m’explique « Il faut accepter l’incertitude d’une récolte, on ne peut pas savoir à l’avance contrairement à une industrie qui cherche à standardiser, c’est un choix de vie ». Eux ils ont appris le métier avec le doyen des sauniers de l’île et même si plus d’une génération les sépare, ils travaillent de la même manière. Adrien me dit « Pour nous le seul progrès technologique c’est que les manches des outils ne sont plus en Chataignier mais en fibre de verre ou même de carbone. ». Ces mots me frappent et lorsque je passe la fin de l’après-midi à arpenter

Croisements d’enrgies

les marais à pied je ne cesse d’y penser. Les sauniers noirmoutrins m’apparaissent comme les derniers résistants à la modernité en marche, aux idéaux de progrès, de vitesse. Ils semblent, avoir des valeurs aujourd’hui oubliées.

La saliculture a vu se développer un grand nombre de techniques de productions. À Noirmoutier on extrait le sel


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de l’eau de mer par évaporation en profitant des forces conjuguées du soleil et du vent. Ce procédé implique une certaine lenteur, la production se fait sur l’année après avoir nettoyé le marais après l’hiver. Il faut donc s’armer de patience mais aussi d’humilité, on ne peut pas agir sur la quantité de production par exemple, tout dépend du climat. Il est impossible d’aller contre la nature, il est nécessaire et bénéfique de travailler avec. Ce mode de production séculaire développé au Moyen-Age est fortement ancré dans son territoire, il a été façonné puis a façonné à son tour l’environnement, le paysage tout en respectant une temporalité naturelle.

C’est dans un souci d’économie d’énergie, que les marais salants ont été

Moyen-Age, voire depuis l’antiquité, la technique consistant à produire du sel

progrès. Pour Pierre Rabhi, « Toute évolution technique n’est pas forcément un progrès humain et le nouveau n’est pas une valeur en soi. »12 . Seulement, le système économique en place implique des cycles de production-consommation dans lesquels la nouveauté, la vitesse sont les valeurs cardinales du progrès. Nous en sommes friands puisque c’est ainsi que nous nous sommes construits. L’idée n’est pas de rejeter toute nouveauté, évidemment, le progrès technique est intéressant, si ce n’est essentiel pour l’évolution de nos sociétés. En revanche nous pouvons nous interroger sur la manière dont nous pouvons mesurer, évaluer qualitativement parlant ces innovations. Est-il possible de poser les valeurs d’innovations vertueuses ou non ?

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le paysage n’a pas changé. Cela permet de nous interroger sur notre idéal de

Pierre Rabhi, Vers la sobriété heureuse, opus cité, p.

dans un marais salant n’a pas ou presque pas évolué. Les outils sont les mêmes,

Croisements d’enrgies

développés en dépit du briquetage, trop gourmand en combustible. Depuis le


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Pierre Rabhi appelle « pensée minérale »13 celle qui, rationalisante, froide,

13

Ibid, p.38 14

Ibid, p.38

excluant toute sensibilité poétique, ne reconnait comme principe fondamental que l’intérêt quantitatif. C’est sur celle-ci que se baserait notre idée du progrès. Rabhi dénonce ce qu’il appelle « le mythe du progrès »14 en rappelant que ce

16

Ibid

15 Augustin Berque, Écoumène, introduction à l’étude des milieux humains, Cité par Mona Chollet dans « Ecoumène et Médiance, d’Augustin Berque Penser par monts et par vaux », Article publié en ligne sur le site « Périphéries », disponible à l’adresse suivante : http://www.peripheries.net/article184.html

Croisements d’enrgies

dernier exclut ce qui fait notre humanité, nos sens. Ces derniers sont essentiels chez Augustin Berque, géographe et philosophe penseur de la mésologie ou étude des milieux, pour être au monde puisque sans eux, nous serions coupés de ce qu’il appelle le « poème du monde ». Il écrit : « Si l’œuvre humaine a un rôle dans le poème du monde, un rôle nécessaire, elle perd tout son sens lorsqu’elle prétend s’en détacher. Nécessaire, elle l’est parce qu’en disant le poème, elle le porte plus loin ; mais nullement suffisante, car elle ne serait rien si le poème ne la portait déjà, comme une houle plus longue et plus profonde porte une vague au déferlement qui la dépasse elle-même. »15 . En le lisant, on ne peut qu’imaginer que ce qui relève de l’oeuvre humaine c’est-à-dire de l’artifice et ce qui relève de la nature ne peuvent que se croiser. Ces croisements, les sauniers les opèrent, les font exister par leur humilité, leur patience et leur lâcher-prise puisque, ils laissent par ces valeurs qui leur sont inhérentes, une place au « poème du monde »16, le portent mais ne s’en détachent pas.

Notre idéal moderne aurait donc exclu tout rapport poétique au monde. Comment peut-il y avoir une telle fracture entre l’artificiel, ce qui provient de l’Homme et le naturel ? L’Homme est issu de la nature mais il semble s’en être extrait. L’industrialisation a joué un rôle important dans la formation de la dichotomie que l’on perçoit aujourd’hui entre naturel et artificiel. À l’origine, les artifices sont naturels dans le sens où ils sont peu transformés et appartiennent encore à un environnement naturel. Lorsque notre monde s’industrialise, les


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artefacts modernes sont déconnectés des matériaux de départ, allant même jusqu’à être faits de matériaux synthétiques. Nous avons donc affaire à des objets décontextualisés, vidés de ce qui les constitue.

Le design et la nature sont-ils les deux pans opposés d’une dichotomie ? Le design selon Alexandra Midal « est partagé entre des extrêmes inconciliables (...) entre le capitalisme et sa contestation. »18 Il est alors dans et hors ce cadre qui a développé cette « pensée minérale », dont parle Pierre Rabhi. En effet, il est dans la nature du designer de transformer, de désigner, de designer, un designer c’est donc un artificier, un transformateur. Pourtant, Alexandra Midal poursuit en posant la question : « N’est-il pas temps de remettre en question les diktats de la technicité moderniste et capitaliste, auxquels on l’associe trop fréquemment, pour faire valoir également la dimension inconditionnelle et non déterministe de son histoire ? »19 . Aujourd’hui, une jeune génération de designers s’engage dans des combats citoyens, dans la lutte pour des futurs souhaitables alarmés par la crise écologique que nous traversons. Ces derniers se rapprochent de la « nature », interrogeant nos outils de productions, les matériaux employés, les usages contemporains de nos objets. Ces designers semblent résister à la « pensée minérale », laissant parler leur sensibilité, leur fascination, leur respect pour la nature.

Croisements d’enrgies

constituantes comme dans leur fonctionnement. »17. Par opposition donc, les

Alexandra Midal, Design : Introduction à l’histoire d’une discipline, Editions Pocket, Paris, 2009, p.12

des propriétés du matériau initial. (…) Ils demeuraient lisibles dans leurs parties

18

les matériaux de départ. (…) Les objets obtenus étaient alors très peu éloignés

Ibid

des résultats formels certes différents, mais dont on percevait encore le lien avec

19

« Chacune des transformations successives du bois ou de la pierre conduisait à

17 Ezio Manzini, Artefacts : vers une nouvelle écologie de l’environnement artificiel, Editions du Centre Pompidou, Paris,1991, p.57

artifices deviennent de moins en moins naturels. Comme l’écrit Ezio Manzini,


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Croiser les énergies humaines et non-humaines apparait donc comme une possibilité de développer des modes de production plus vertueux à l’image des marais salants faisant intervenir à la fois l’énergie humaine et celles de la nature. Il est pourtant important de pouvoir qualifier ces croisements, évaluer la justesse de l’intervention, chose particulièrement délicate puisqu’elle implique de renoncer à une position de domination de la nature. Nous pourrions fantasmer l’autonomie totale des systèmes réduisant à néant l’intervention humaine, mais cela tient de l’utopie. Qu’elle soit grande ou infime, nous ne pouvons pas écarter l’énergie humaine des systèmes de production. En revanche la question est également de savoir où ou plutôt quand situer l’effort et placer l’énergie au bon endroit et au bon moment. Il est donc question de justesse, de mesure, de temporalités humaines et

Croisements d’enrgies

non-humaines.







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Croisements de temporalitĂŠs


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31.07.2020, 16h20

Marais cul de Truie, Noirmoutier-en-l’île, Vendée

Adrien, saunier au marais Cul de Truie à Noirmoutier me raconte comment se passe une année sur le marais salant. C’est une temporalité étrange, qui semble s’accorder avec l’idée qu’on se fait d’une temporalité naturelle. Chaque tâche effectuée se fait en rapport avec les saisons. Il m’explique : « Pendant l’hiver il ne se passe pas grand-chose, souvent on travaille ailleurs, ça dépend, puis on revient au début du printemps pour préparer le marais pour la saison. On le vide de l’eau de pluie qui s’est accumulée, on le nettoie et il y a souvent des petits travaux à faire pour le remettre en état. Lorsque les coefficients de marée sont suffisamment important, les portes des étiers de l’île sont ouvertes et on remet donc le marais en eau. ». A Noirmoutier, c’est l’énergie des courants de marée qui est employée

Croisements de temporalités

pour faire pénétrer, dans les terres, l’eau de mer pour qu’elle parvienne aux marais. Adrien poursuit « Ensuite, on attend, puis quand la saumure est suffisamment concentrée on la fait entrer dans les oeillets. ». Les oeillets sont les petites cellules peu profondes où le sel cristallisera avant d’être récolté. « Et pendant l’été, ça dépend du temps qu’il fait, c’est très variable, en général, on récolte la fleur de sel dans la journée, avant qu’il n’y ait eu trop d’évaporation, et puis on racle le gros sel en fin de journée. ». Pendant l’été, les sauniers attendent que, pendant la journée, le soleil et le vent fassent leur travail pour que l’eau s’évapore et que les cristaux se forme.

C’est une belle leçon de patience qui m’est donnée ici, celle d’un renoncement à la vitesse, et celle d’une certaine humilité. Les sauniers travaillent avec des forces du milieu, l’énergie du soleil et du vent. Ces énergies ne sont pas constantes, il faut renoncer au contrôle et laisser-faire, attendre. Ces forces sont aléatoires et variables, ce qui ajoute une incertitude à la récolte. Et pourtant nous pourrions voir dans cette leçon de patience la réussite d’un croisement vertueux de l’artifice et de la nature. Il faut quelque part accepter une temporalité qui n’est semble-t-il pas la nôtre. Nous sommes pourtant issus de la nature, pourquoi me semble-t-il si complexe d’accepter l’incertitude, les aléas, la lenteur impliqués par un tel process ?


Et comme le souligne le théoricien John Thackara dans In the bubble - Designing in a Complex World, la vitesse a été aujourd’hui érigée en paradigme culturel régissant toutes nos innovations. Thackara souligne « la vitesse absolue (…) reste très attrayante pour beaucoup d’entre nous. »21. Tout en affirmant la collision entre temporalités industrielles et biologiques. Nous sommes donc toujours en quête de vitesse et nous pouvons y voir la source d’une dichotomie Homme-Nature,

21 John Thackara, In the bubble Designing in a complex world, The MIT Press, Cambridge, 2005, p.40

ni que rage » 20, en revanche la lenteur est aujourd’hui souvent associée à la paresse.

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On lit chez Lafontaine, « Patience et longueur de temps font plus que force

Jean de Lafontaine, Fables (1668 à 1694), Livre deuxième, XI, le Lion et le Rat

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puisque ce désir de vitesse peut apparaitre comme une volonté de s’extraire de la nature, de la dominer. Dans notre recherche de vitesse nous avons produit bon nombre d’artifices, autant d’objets que de systèmes permettant de les produire. Le Croisements de temporalités

design qui plonge ses racines dans l’industrialisation, dès les premières tentatives de standardisation du Deutscher Werkbund a été un allié de l’industrie tentant de rationaliser la production pour la rendre plus rapide, efficace. Pourtant le design n’a cessé de s’interroger et de remettre en cause ses fondements, comme l’expose Alexandra Midal. Je ne peux que me poser moi-même la question de ma place en tant que designer dans ce monde. A quoi bon produire un objet de plus alors qu’ils sont déjà abondants ? A quoi bon produire des objets plus vite alors qu’on a

production pour dessiner les contours d’un design plus vertueux redonnant ainsi à cette pratique son sens politique. C’est le cas du designer David Enon par exemple qui, lorsqu’il écrit à propos de son projet Mineral Accretion Furniture pose la question suivante « Quel progrès voit-on au gain de quelques centièmes de secondes dans la fabrication d’une pièce plastique complexe de produit de grande consommation ? »22 . Puis il poursuit en s’appuyant sur une idée de slow-

22

Une jeune génération de designers pense aujourd’hui les systèmes de

David Enon, « Mineral Accretion Factory », in Design. De la nature à l’environnement. Nouvelles Définitions, Opus cité, p.81

déjà épuisé nos ressources ?


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tech, chimère entre les low-tech et le respect d’une temporalité biologique pour la fabrication de nos objets, tendant vers l’idéal du no-tech. David Enon s’est emparé du principe des récifs artificiels BioRock pour produire des pièces de mobilier. Une structure en acier est immergée dans l’eau de mer, parcourue par un courant électrique, l’accrétion minérale commence, ce qui permet de construire un habitat pour les coraux et ainsi de restaurer les récifs coralliens. `

Les meubles dessinés par David Enon, sont des artifices naturels, ils sont artifices en raison de l’intervention humaine mais naturels puisqu’ils comprennent un certain nombre de composantes naturelles dans leurs

Ibid, p.82 23

Croisements de temporalités

conception. La temporalité du projet, notamment, est chère au designer qui écrit : « reprendre le temps de prendre le temps, en considérant le développement (l’acte de développer) du projet, de sa conception à sa fabrication (sa mise en forme) comme étant tout aussi important, si ce n’est plus, que le résultat (un objet fabriqué et décontextualisé). »23 . C’est donc repenser l’ensemble du cycle de conception-production-consommation qui serait essentiel, en trouvant de la valeur à la temporalité lente du développement et de la fabrication d’un objet. Nous retrouvons ici la saisonnalité qui fait la valeur du sel de Noirmoutier, toutes les phases de travail ont de la valeur, du déblaiement effectué après l’hiver à l’attente lors des journées ensoleillées d’été.

Ce qui est central ici est l’idée qu’il faille repenser la valeur de nos objets non pas dans ce qu’ils sont in fine, mais dans ce qui les constitue. Alors, la lenteur peut ne pas être vue comme peu vertueuse mais pourrait être appréciée. Nous pourrions renoncer, et moi-même devrait me faire violence, au contrôle et à la vitesse pour apprécier la valeur d’un objet même si il est « en train de se faire »


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pendant trois ans, car fait de cristaux de sel par exemple ? En revanche, cela dessine également, pour le designer une tout autre manière de travailler. Remettant en cause le projet comme action de pro-jeter, de définir à l’avance ce que sera l’objet fini. Ici, le projet c’est l’anticipation, la préparation d’un ensemble de paramètres permettant à terme de laisser faire la nature. Laisser faire ne nécessite-t-il pas paradoxalement une grande gestion et conscience des temporalités ? Comment savoir à quel moment il faut situer l’effort ? Comment qualifier cet effort ?

Mon exploration des systèmes de production de sel de mer m’a mené sur la côte méditerranéenne où de nombreux salins ont été construits. Pourtant,

industrielle-naturelle. Cela pose des enjeux écologiques sur lesquels nous reviendrons. Mais cela permet également de nous interroger sur notre idéal de rentabilité ainsi que sur le devenir des milieux après leur artificialisation.

Croisements de temporalités

la production a cessé dans la plupart d’entre eux qui restent à l’état de friche


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24.06.2020, 11h16

Rue de Buzenval, Paris, Île-de-France

Avant de partir à Noirmoutier, j’ai pu échanger quelques mots au téléphone avec Marc Simo, il est en charge de la réhabilitation d’un salin sur la commune de Toulon. Nous avons discuté des enjeux que pose l’intégration d’un salin dans un territoire. Matthieu Binet : Pour commencer je pourrais vous demander quelles sont vos missions aujourd’hui ? Marc Simo : Sur le salins comment dire ? La mission qui est confiée à la métropole, c’est, en accord avec le conservaoire du littoral, de transformer une friche industrielle en espace naturel en développant le plus possible la Croisements de temporalités

biodiversité. MS : Et pour ça on a conservé l’intégralité les structures faites pour produire du sel, non plus pour produire du sel dans un premier temps mais pour produire de la biodiversité notamment de l’oiseau, mais on a aussi une contrainte, touristique sociale et politique qui est de conserver la mémoire salinière et de reproduire du sel à court terme. Pas sur l’intégralité du salin mais on dessine un petit salin à l’intérieur du grand pour pouvoir refaire du sel assez rapidement. MB : Depuis combien de temps le salin n’est-il plus en activité ? MS : La dernière récolte c’est 1994 et la cessation d’activité c’est 1995. MB : Et pour quelles raisons, des complications économiques ? MS : La compagnie des salins du midi restructurait tout à l’époque …. Un salin c’est pas très rentable. En fait c’est plus très rentable maintenant parce que sur un salin quand vous décidez de mettre en production quelle que soit la demande il faut ramasser, conditionner etc. Alors que quand vous possédez une mine de sel c’est beaucoup plus simple en fait vous adaptez l’exploitation à la demande c’est immédiat y a pas ce besoins d’avoir du personnel, du matériel etc. Donc les coûts de rentabilité ne sont pas du tout les mêmes.


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« Un salin c’est pas très rentable », lorsque j’entends ces quelques mots, je ne peux que me passionner pour ces salins. J’éprouve presque de la tendresse pour ces salins « pas très rentables » contraints de cesser leur activité. Alors que le système en place promeut des idéaux de vitesse, de rendement, d’efficacité, ici persistent des salins « pas très rentables », ceux-ci sont, par leur condition d’artifice naturel, contraints de ne pas être rentables. Nous pourrions toutefois questionner leur existence ou alors, peut-être qu’ils ont d’autres qualités que leur rentabilité perçue d’un point de vue strictement économique.

La qualité d’un salin n’est pas de pouvoir produire une quantité de sel

peut. C’est à l’exploitant de s’adapter à son rythme, à sa cadence en fonction des conditions du milieu. Alors, bien que l’Homme ait fabriqué cet artifice, il est forcé et contraint de s’adapter aux conditions posées par celui-ci. L’exploitant se trouve alors dans l’incapacité de contrôler, de prévoir, de déterminer. En ce sens, cet outil de production pourrait être pris comme modèle, il nous force à repenser notre idéal de progrès. Alors que la modernité entretient un mythe du progrès déterminé par la vitesse, le rendement, la rentabilité et donc le contrôle que l’on a sur les artifices, le salin va à l’encontre de cela et nous rappelle à notre existence comme faisant partie d’un milieu. Pouvons-nous toutefois demeurer toujours dépendant du milieu ? N’est-il pas nécessaire quelquefois de nous en extraire pour pouvoir produire ?

Le philosophe Norvégien Arne Naess développe l’écologie profonde s’appuyant sur plusieurs piliers amenant à repenser en profondeur notre être au monde. Le premier de ces principes est le « rejet de l’image de l’être-humainau-sein-de-l’environnement au profit de l’image relationnelle de champ de vue

Croisements de temporalités

donnée lorsqu’on le désire, un salin donne, offre ce qu’il a à offrir lorsqu’il le


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considérons pas notre champ relationnel total comme participant de notre être. Ibid, p.100

Ce principe va de pair avec celui « d’égalitarisme biosphérique »25 considérant

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Arne Naess, Une écosophie pour la vie-Introduction à l’écologie profonde, Editions du Seuil, Paris, 2017, p.99

total. »24 . C’est-à-dire que nous cessons d’être ce que nous sommes si nous ne

donc tous les individus humains et non humains comme égaux, ce qui écarte tout anthropocentrisme. L’écologie profonde se développe en comparaison à l’écologie superficielle, qui est une écologie du confort. L’écologie profonde en revanche est une écologie du renoncement, non pas un renoncement négatif, mais un renoncement positif, se faisant dans la joie chère à Arne Naess. Il faut donc renoncer à se positionner comme dominant, il faut renoncer à l’idée qu’on se fait de la rentabilité des choses, etc. Comment le design, discipline du confort,

Croisements de temporalités

pourrait-il accompagner ce renoncement ? Comment pourrions néanmoins accompagner le renoncement sans devenir passéiste voire réactionnaire ?

Pour revenir aux salins, ce qui est intéressant est cette idée qu’un salin n’est pas rentable et qu’il puisse être ainsi abandonné. Cet espace, artificiel, à l’origine naturel a été hautement transformé pour devenir un fragment d’un système de production, un outil parmi d’autres. Sa qualité d’artifice naturel a été omise lorsque, la temporalité imposée par ce système de production n’a plus été en accord avec la temporalité exigée par le groupe industriel exploitant. Alors, cet espace est laissé à l’abandon, mais sa temporalité dépasse sa seule existence en tant qu’outil. Sa qualité d’espace naturel ou plutôt de milieu fait qu’il a une temporalité étendue et donc que son existence ne peut pas se réduire à son utilité. Cela pose donc la question des croisements spatiaux ou plutôt de croisements de territoires à l’oeuvre dans ces artifices naturels.



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Croisements de territoires


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28.07.2020 - 05.08.2020

D948, Noirmoutier-En-L’île, Vendée

Je parcours pour la énième fois les marais salants de Noirmoutier. J’ai pris le bus depuis Nantes comme presque tous les étés depuis mes 12 ans, et comme tous les étés depuis mes 12 ans, je regarde défiler par la fenêtre le paysage de cette île dessinée par les marais salants. Pourtant, pour la première fois, une chose me frappe. Comment ces paysages m’ont ils toujours paru naturels alors qu’ils ont en fait été bâtis de toute pièce par l’Homme ? Toute mon enfance, j’ai parcouru cette île, en voiture, à pied, à vélo en posant mon regard sur ces paysages quadrillés par les géométries (peu) variables des marais salants. Ils m’ont toujours paru naturels, c’est-à-dire qu’ils

Croisements de territoires

faisaient la nature de cette île, ou que ce territoire était naturellement ainsi fait.

Je passe ensuite une dizaine de jours sur place, je parcours ces espaces à pied, à vélo. Je m’arrête fréquemment et je pose mon regard, à travers le viseur de mon appareil photo, je cadre, je définis, je détermine ce qui sera mon expression de ces paysages.

Ces espaces définis par l’outil de production de sel que sont les marais salants me semblent singuliers. Ce sont des entre-deux, ils ne sont pas réellement naturels, mais pas non plus tout à fait artificiels. Ils m’apparaissent pourtant comme des exemples à suivre en comparaison aux outils de productions industriels qui font ma culture de designer. Ici, il y a un lien fort entre l’outil et le territoire.

Un paysage se définit par le regard proprement humain que l’on porte sur lui. Il est avant tout défini par un


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point de vue ce que rappelle le Larousse : « Vue d’ensemble que l’on a d’un point

un corps ou un être vivant est placé »26. C’est donc un ensemble de conditions constituant un milieu. L’extraction du sel a donc effectivement dessiné des paysages dans le sens où elle a construit des espaces comme des marais salants. Mais elle a également dessiné des milieux et des paysages sociaux et économiques.

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il se rapproche du milieu : « Ce qui entoure un être ou une chose, ce dans quoi

CNRTL, https://cnrtl. fr/definition/milieu

donné ». Mais le paysage est aussi social, économique, politique. Dans ce sens

Les marais salants de Noirmoutier sont parmi les premiers à voir le jour. Au cours de l’Histoire, produire du sel s’est imposé comme un enjeu stratégique majeur. Dès la préhistoire, lorsque les populations se sédentarisent, le sel est

briquetage permettait d’obtenir des pains de sel, fort utiles dans le commerce le système de production de sel de mer s’impose car plus économe. Au Moyen-Age, en profitant des caractéristiques du milieu, les moines développent une ingénierie que l’on appellerait aujourd’hui low-tech. L’île de Noirmoutier, par exemple, présente sur une grande partie un sol argileux qui permet donc la construction de bassins étanches, ceux-ci vont remplacer les moules en terre-cuite. L’eau de mer environnante sera la saumure, le soleil et le vent les sources d’énergies remplaçant les feux de bois. Ce système de production a été façonné par le paysage mais il a lui aussi façonné le paysage. Aujourd’hui les marais salants sont devenus un emblème à Noirmoutier ou à Guérande, un paysage précieux que les collectivités territoriales cherchent à préserver.

Il y a donc une détermination réciproque du paysage et de l’outil de production dans les deux sens. Le milieu et les conditions qui lui sont inhérentes

Croisements de territoires

essentiel puisqu’il est utilisé comme conservateur pour les aliments. Alors que le


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ont permis le développement de cet outil de production. Ce dernier aura dessiné le paysage, c’est-à-dire qu’il construit un milieu nouveau, intégrant cet outil de production. Ou plutôt ce sont des milieux qui se croisent, des éléments qui cohabitent puisqu’il n’y a pas de destruction totale du milieu originel. Ainsi produire des objets ne représente plus nécessairement un épuisement des ressources, la destruction d’espaces que l’on appelle naturels. Il est donc nécessaire de penser ces outils de productions comme faisant partie d’un milieu, et devant s’y intégrer, sans bouleverser les équilibres en place. On peut donc parler de territorialisation du design, c’est-à-dire une pratique en lien avec le territoire considérant la biorégion comme outil pour appréhender le milieu.

d’artifice et de nature. Le concept de milieu est fondateur pour tout un pan de la pensée écologiste, la mésologie ou science des milieux, poursuivie par Augustin Berque. Selon Victor Petit : « L’opposition entre milieu (Umwelt) et environnement (Umgebung) est une opposition héritée de l’éthologiste Jacob von

Victor Petit, « Eco-design, design de l’environnement ou design du milieu ? », Sciences du design n°2, Presses Universitaires de France, Paris, p.3

Uexküll. Pour Uexküll, l’environnement est un concept objectif corrélatif d’une

27

Croisements de territoires

Le concept de milieu est essentiel pour pouvoir penser ces croisements

conception mécaniste du vivant, tandis que le milieu est un concept relationnel, corrélatif d’une conception du vivant comme sujet. »27. Pour faire simple, l’environnement environne, il est autour et l’idée est donc anthropocentrée, le milieu quant à lui est aussi bien intérieur qu’extérieur puisqu’il est constituant de et constitué par le sujet. Alors, le milieu permet d’envisager des croisements artifice/nature à tous les niveaux et écarte la distinction nature/culture. D’autre part, Victor Petit oppose un design de l’environnement au design du milieu ainsi : « pour changer d’environnement, il suffit de le modifier, tandis que pour changer de milieu, il faut se modifier soi-même (changer de normes). »28 . Il faut donc revoir la manière dont on pense et perçoit le milieu, pour pouvoir le modifier.


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Autrement dit, on ne peut pas extraire la chose, l’outil, le système, l’être du milieu,

Ibid

A l’inverse une modification du milieu n’est pas sans conséquence sur l’individu.

ils sont constitués par lui et le constituent également. Avant de modifier le milieu, il faut commencer par se modifier soi-même.

Croisements de territoires

13.08.2020, 9h20


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Salin-de-giraud, Arles, Bouches du Rhône

Me voilà en Camargue pour visiter un salin. J’y découvre une tout autre échelle de production. Les tas de sels qui faisaient ma taille à Noirmoutier sont aujourd’hui plus proches de petites chaines de montagnes ou d’immeubles. Alors que je pouvais parcourir à pied ou à vélo les marais à Noirmoutier, il faudra là que je loue une voiture pour pouvoir arpenter les six mille hectares de salin. Il y a une nette différence d’échelle qui n’est plus appréhendable, ces salins industriels que je m’apprête à découvrir sont hors de ma mesure. J’ai pourtant un sentiment familier lorsque je parcours ce village pour la première fois, c’est une cité ouvrière faite de briques rouges, qui semble un peu abandonnée. Quelques magasins fermés, la mairie, une petite arène (nous sommes tout de même en Camargue) et « chez Nina » qui sera ma cantine du soir.

Croisements de territoires

Si l’on met en regard les salins méditerranéens et les marais salants de la côte atlantique, ce qui est frappant


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est la différence d’échelle. Le seul salin d’Aigues-Mortes s’étend sur près de 8 000 hectares pour produire 450 000 tonnes de sel par an. Ce développement de l’outil de production a été favorisé par sa situation géographique. D’abord, la Camargue est naturellement une zone humide où le sol est argileux et donc étanche. Ensuite, la proximité du Rhône a favorisé le développement des salins méditerranéens puisque le transport du sel vers l’intérieur du territoire y était facilité. D’autre part, l’eau de la Méditerranée est légèrement plus concentrée en sel que l’atlantique et les conditions météorologiques y sont meilleures. Pourtant l’activité y est aujourd’hui en perte de vitesse. A Salin-de-giraud, le groupe SALINS (ex Compagnie des Salins du Midi) exploite un salin de près de 11 000 hectares. Une cité ouvrière a été construite en bordure de ce salin pour loger les

a délocalisé son site de production, ce qui a causé la perte de vitesse du salin.

Ce genre de situation pose un problème économique, social mais aussi écologique. Les salins du midi, bien qu’étant des zones totalement artificielles, sont des zones où un biotope s’est développé. En effet, ces grandes étendues sont préservées de passages humains et sont donc le lieu privilégié pour le développement d’une faune et d’une flore singulières. Outre les problèmes sociaux et économiques engendrés par la perte de vitesse du groupe SALINS à Salin-degiraud, le salin n’a plus les mêmes propriétés en tant que milieu. Alors, se pose la question de la conservation de ces zones et le Conservatoire du Littoral a racheté en 2007 un espace de 6000 hectares. Sa volonté n’est pas de laisser ces terrains en friche mais bien d’entretenir l’artefact, les constructions humaines pour garder cet espace tel qu’il est aujourd’hui.

Croisements de territoires

ouvriers. Dans les années 80 l’entreprise de chimie qui était le principal acheteur


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15.08.2020, 11h34

Rue de Buzenval, Paris, Ile-de-France

Je m’entretiens au téléphone avec Florence Dessales, elle est déléguée régionale du Conservatoire du Littoral pour la région Occitanie. Le rôle du conservatoire en France est d’acquérir des terrains sur le littoral pour permettre leur conservation en assurant l’accueil du public. Elle nous parle ici de la question des salins qui est assez particulière. Florence Dessales : Quand on a racheté des salins ils n’étaient évidemment plus exploités et pour la plupart depuis 20 ou 30 ans.

Croisements de territoires

FD : Donc en 20 ans tous les ouvrages hydrauliques s’étaient dégradés et le site salin avait largement évolué il n’était plus dans une configuration qui était la même que quand il était en exploitation. L’intérêt des salins en exploitation par rapport à la biodiversité, aux enjeux écologiques est principalement, sur l’avifaune parce qu’il y a des tables salantes qui vont être en eau une partie de l’année et qui sont en général de faible hauteur et qui permet à un certain type d’avifaune de se nourrir et qui offre des zones de nidification, notamment sur les digues. Donc c’est l’ensemble zone en eau, table salante en eau et digue qui est très intéressant pour l’avifaune. FD : Et le deuxième élément très important par rapport aux enjeux de l’avifaune c’est qu’en fait ces secteurs là étaient des secteurs privés d’outils de production ils n’étaient pas fréquentés. Il y avait peu de gens qui y allaient donc il y avait des espaces de tranquillité importants. FD : En 20 ans la végétation s’est développée les milieux naturels se sont modifiés et on s’est trouvé au moment de l’acquisition avec des zones avec d’autres enjeux écologiques. Notamment y a beaucoup d’anciens salins qui sont devenus moins salés, il y a eu des apports d’eau douce qui se sont faits parce que les réseaux étaient moins hermétiques. Il y a donc une végétation plus douce qui s’est développée. Pour nous aujourd’hui, l’intérêt écologique des salins il est toujours pour l’avifaune d’avoir des zones d’accueil.


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Le conservatoire du littoral a donc pour mission de garder en l’état ces espaces anciennement employés à produire du sel. Ces espaces, constituent un milieu singulier, par les conditions d’humidité, de salinité mais surtout parce qu’il est préservé du passage humain. L’artifice bâti pour la production de sel est ici, après la fin de l’exploitation, envisagé comme un espace naturel, protégé de l’impact de la vie humaine. L’artifice et la nature se croisent, s’entrelacent pour dessiner un espace entre artificiel et naturel que l’on désire garder en l’état, en sa qualité d’artifice naturel. Avant cet entretien, je fantasmais l’idée d’un retour à la nature, ou même l’idée que la nature allait « reprendre ses droits » sur l’artifice. Mais je n’avais pas évalué la manière dont l’artifice et la nature se croisent ici. Alors l’artifice a dessiné, déterminé, transformé le milieu mais ça ne semble pas être en Croisements de territoires

mal. Il semblerait même que cette appropriation, par l’Homme, d’un espace ait produit des « externalités positives », un milieu préservé pour certains oiseaux notamment. En effet, dessiner cet artifice-naturel, n’a pas détruit le milieu, il a été transformé. En revanche cette transformation n’a pas réduit le milieu à sa simple fonction d’outil de production. La vertu dont nous parlions plus haut pourrait se trouver ici, loin d’un artifice hors sol implanté là sans raison particulière, un salin

Augustin Berque pose le concept d’écoumène, c’est une situation, une manière d’être au monde dans laquelle on considère le milieu comme un élément déterminant de ce que nous sommes et de ce que nous produisons. Alors qu’à l’origine l’oekoumène détermine la partie habitée du monde, Berque l’emploie pour désigner la relation d’un groupe humain avec son milieu. Cette relation se caractérise par une « imprégnation réciproque du lieu et de ce qui s’y trouve »29 . Il écrit : « Dans l’écoumène, le lieu et la chose participent l’un de l’autre. Dans un

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permet de ne pas être un « simple » artifice.

Augustin Berque, Écoumène, introduction à l’étude des milieux humains, Cité par Mona Chollet dans « Ecoumène et Médiance, d’Augustin Berque Penser par monts et par vaux », Opus cité

détermine et est déterminé par le milieu, il garde une forme d’autonomie qui lui


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30

Ibid

espace abstrait, en revanche, la chose peut être située ici ou ailleurs, cela n’affecte pas son être ; et réciproquement, le lieu est définissable indépendamment de la chose, par exemple en géométrie par des coordonnées cartésiennes, ou sur le globe terrestre par des méridiens et des parallèles. »30. Un salin, correspond à ce concept d’écoumène dans lequel donc le lieu, le milieu, la région avec ces caractéristiques détermine et est déterminé par une « chose » ici un artifice. Mais l’écoumène c’est aussi une manière de se placer en tant qu’être dans un milieu et de laisser une place aux affects qui sont particulièrement importants dans l’écosophie de Naess.

31 Pierre Rabhi, Vers la sobriété heureuse, Opus cité, p.37

Croisements de territoires

L’écoumène de Berque pourrait répondre à Pierre Rabhi qui s’inquiète : « Conséquence de présupposés métaphysiques érigeant l’Homme en roi, la subordination de la nature fut déclarée, et le principe d’une planète ravalée au rang de gisement de ressources à exploiter définitivement établi comme norme. »31. Pierre Rabhi dénonce ici tout à fait clairement le rapport que nous entretenons avec notre planète, notre environnement puisque selon lui nous le considérons comme « gisement de ressources à exploiter ». Pourrions-nous aller chercher dans l’écoumène de Berque, une manière vertueuse de produire des objets sans épuiser la Terre de ses ressources ? Alors nous pourrions prendre en exemple les salins qui, sont des expressions de cet écoumène où prennent forme les croisements du naturel et de l’artificiel ? En revanche, comme le dit Pierre Rabhi, la subordination de la nature a été « déclarée », ce qui implique de repenser en profondeur notre manière d’être au monde pour réussir ce défi qu’est la mise en forme de l’écoumène.

Dans l’écoumène, les espaces se croisent se rencontrent, se fusionnent. Les milieux artificiels rencontrent des milieux naturels, nous pouvons considérer un salin comme l’exemple d’un artifice naturel à l’échelle de l’espace, du territoire.







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Dessiner les croisements


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Il y aurait donc à mettre en forme des croisements, pour dessiner les contours de modes de productions vertueux. Il ne suffit pas de penser des croisements entre artifice et nature en employant les forces, mécanismes ou phénomènes naturels dans un paradigme uniquement humain. Il faut penser ces croisements à plusieurs niveaux, à différentes échelles, de l’énergie au territoire en passant par la temporalité, il s’agit à chaque fois de repenser notre « être au monde » pour quitter une position dominante et accepter les non-humains comme des alliés. A tous les niveaux, la difficulté, est de déterminer notre degré d’action et de le positionner. Il est particulièrement difficile de penser cela puisqu’il s’agit là de se trouver sur la fine limite entre trop et trop peu, trop tôt et trop tard, trop loin ou trop proche. Nous manquons même de termes pour exprimer la justesse à

Dessiner les croisements

mettre en oeuvre. Il s’agirait de toucher le « kairos » grec, le moment opportun avec prudence, mesure.

Qu’il s’agisse de l’écoumène de Berque, de la deep ecology de Naess, de la sobriété heureuse de Rabhi et de la Second Nature, de Yoshioka l’idée essentielle repose sur des croisements dépassant ceux de l’artifice et de la nature : des croisements entre sensibilité poétique et regard analytique, entre la raison et l’émotion. Là encore, il est bien difficile de penser la justesse de ces croisements. Là encore la difficulté est de positionner le curseur au bon endroit pour produire sans détruire, ne pas se laisser déborder par le hasard tout en le laissant venir à nous.

Le designer pourrait se situer là, à mi-chemin entre le technicien et le poète, entre le chimiste et le plasticien. Loin de lui la volonté de tout savoir, de tout maitriser, il est pourtant capable de réunir dans la même pièce l’artisan et l’ingénieur qu’on a pourtant du mal à imaginer discuter. Le designer pourrait


Et pourtant quelle délicate mission, que d’opérer ainsi ces croisements. Si nous reprenions un des principe de l’écologie profonde formulé par Arne Naess qui est le suivant : « Complexité et non complication »33 et qui souligne le fait que « les modes de vie et les interactions qui se produisent dans la biosphère en général, manifestent en revanche une complexité d’un niveau extraordinairement élevé … »34 cela rend hautement complexe la tâche d’appréhender les systèmes,

Arne Naess, Une écosophie pour la vie, Opus cité, p.103

Le designer pourrait peut-être dire le « poème du monde »32 sans le dénaturer.

33

peut-être laisser venir en lui à la fois la pensée rationnelle et la poésie du monde.

32 Augustin Berque, Écoumène, introduction à l’étude des milieux humains, Cité par Mona Chollet dans « Ecoumène et Médiance, d’Augustin Berque Penser par monts et par vaux », Opus cité

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Ibid, p.104

activités humaines peuvent y introduire. »35

Et, bien que l’idée de perturber un milieu, de l’abimer puisse paralyser, il ne

souhaitable et soutenable. Le designer pourrait donc réfléchir à produire des objets, des artifices naturels. Il pourrait même concevoir les systèmes permettant de produire ces artifices, systèmes étant eux-mêmes des artifices naturels. Cela exige en revanche de mesurer, d’appréhender. Par exemple, il faut placer une quantité d’énergie « la plus petite qu’il soit possible »36, puis laisser faire les phénomènes naturels, attendre, accepter l’incontrôle. Il faut territorialiser la pratique et avoir une vision la plus globale possible du milieu dans toute sa complexité.

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ici son sens politique en faisant bouger les lignes, en prospectant sur un futur

Pierre-Louis Moreau de Maupertuis, L’accord de différentes lois de la nature qui avaient jusqu’ici parues incompatibles, 1744, Cité par Jean-Jacques Samueli et Alexandre Moatti, « Euler en défense de Maupertuis à propos du principe de moindre action », Opus Cité

faut pas cesser de faire des tentatives de produire des choses. Le design retrouve

Dessiner les croisements

la biosphère, et par conséquent relativement aux effets des perturbations que les

35

de la profonde ignorance humaine relativement aux relations nouées au sein de

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Naess souligne : « Cela permet du même coup de prendre clairement la mesure

Ibid, p.103

pour s’y inscrire avec un impact écologique faible, si ce n’est positif. Et c’est ce que


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Travailler ainsi en amont implique d’appréhender les composantes du milieu. En effet, si nous ne trouvons plus la valeur d’un objet dans sa finitude, alors entrent en considération lorsqu’on l’apprécie, également, son mode de fabrication, son lieu de fabrication, son impact écologique. Il y a donc à penser tout un système ne comprenant pas un outil et un opérateur mais un ensemble de paramètres complexes qu’il faut coordonner. Le designer devient metteur en scène, tapi dans l’ombre d’une salle de théâtre, à faire répéter et répéter les comédiens jusqu’à la première.

Hicham Berrada est plasticien, il associe intuition et connaissance scientifique et donne forme à de fascinants croisements entre science et poésie. Dessiner les croisements

Il explore la dimension poétique de phénomènes scientifiques reproduisant des phénomènes naturels. Il programme en quelques sorte, des sculpturesperformances qu’il donne à voir, au spectateur. Son Présage exposé au centre Pompidou, dans le cadre du prix Marcel Duchamp 2020 est une captation vidéo, projetée sur un écran demi-circulaire d’un phénomène en cours. Il s’agit d’une réaction chimique entre les composants chimiques du béton. Les minéraux s’agglomèrent tandis que certains restent en suspension. Nous assistons à la formation d’un paysage imaginaire, extraordinaire qui est pourtant constitué d’éléments faisant partie de notre environnement urbain. Berrada présente sans retouche, sans reprise la chose telle qu’elle est. Il dessine un croisement entre l’intelligence humaine et celle de la nature et expose toute la magie d’un phénomène naturel. En un sens il agit en metteur en scène, il prépare les réactions chimiques, place les comédiens, la caméra … Moteur … Il laisse faire et la magie opère. Au travers de sa caméra et de la projection sur cet écran nous sommes projetés dans un univers magique dans lequel, l’oeuvre humaine semble s’effacer.


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dans l’espace confiné d’aquariums, de bocaux ou de terrariums. Cela exclut donc le rapport d’un phénomène au territoire. Pourtant, considérer comme le fait l’Atelier Luma par exemple, l’inscription d’un projet dans une région permet d’envisager plus globalement les conséquences d’un projet de design. L’atelier du sel, projet de recherche mené entre 2017 et 2019 à Arles, est présenté ainsi « Le sel de Camargue peut-il générer de nouveaux matériaux et une nouvelle économie ? »37. La démarche est ici contextualisée, les recherches se font in-situ et l’ambition est claire, s’interroger sur une matière par le biais du design pour toucher des enjeux économiques. Les designers pourraient donc, même sans s’interroger

37 Jan Boelen, Vera Saccheti (Sous la direction de,), Le design comme outil de transition-L’approche d’atelier Luma, Editions Fondation Luma, Arles, 2019, p.135

En revanche, les oeuvres de Berrada sont décontextualisées, il s’exprime

directement sur des enjeux territoriaux, y proposer des réponses, des alternatives.

Situer une démarche de design va au delà de proposer de travailler sur l’intégration d’un système de production de l’objet dans un milieu défini en considérant les composantes de ce dernier. Situer une démarche de design implique un mouvement de la part du designer, un mouvement sur le terrain, un mouvement dans la tentative qui permet, pour le designer de mettre en place luimême des « combinaisons inattendues » chères à Donna Haraway qui écrit dans l’introduction de Vivre avec le trouble :

« Il faut pour cela créer des parentés dépareillées. (…). Nous avons besoin de collaborations et de combinaisons inattendues prenant forme dans des tas de compost chaud. (...) Une sémiotique matérielle de ce genre est toujours située quelque part et pas nulle part -, enchevêtrée et bien de ce monde. »38 38

Donna J. Haraway, Vivre avec le trouble, Les éditions du monde à faire, Vaulx-en-Velin, 2020, p. 12

Dessiner les croisements

Cela nécessite de situer leur pratique.


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Il y a donc une réelle nécessité de situer les pratiques pour faire fructifier les croisements, les connexions mises en oeuvre. Ces « parentés dépareillées » qu’exposent Donna Haraway se situent elles aussi à plusieurs échelles et s’incarnent autant dans ce qui est produit et dans ceux qui produisent. Ces connexions sont intimement liées au milieu, cela donne à penser qu’il est nécessaire que le designer ait lui-même une expérience du milieu pour mettre en oeuvre ces croisements.

Arne Naess, Une écosophie pour la vie, Opus cité, p.62

39

Dessiner les croisements

Le développement de l’écologie profonde chez Arne Naess est intimement lié à sa pratique de l’alpinisme. Il donne donc une valeur à l’expérience du milieu lui permettant de poser des valeurs essentielles à sa philosophie comme il l’écrit : « Mes expériences dans la nature donnèrent naissance à deux des notions cardinales de ma philosophie : l’égalitarisme et la valeur de la diversité. »39 . Par analogie, comment peut-on imaginer, en tant que designer, de travailler avec la nature sans aucune expérience du milieu ? Comment dépasser l’état d’un projet fantasmé sans se mettre soi-même en mouvement ?

Je me surprends moi-même à rêver d’une autonomie totale d’un système de production des objets. Imaginons que, s’auto-génère dans la nature des formes intelligentes, économes, ergonomiques, efficaces en tout point, que l’on puisse cueillir une fois arrivées à maturité sans entraver l’intégrité du milieu dont elles sont issues. Cette autopoïèse est absolument utopique, comme le souligne Emmanuel Grimaud : « Et certains s’inspirent du vivant ou de la biologie, brandissant le miracle de l’autogenèse, cette idée selon laquelle des formes de vie peuvent apparaître de novo. Appliquée à nos modes de production, l’autogenèse serait une utopie, celle d’une matière qui s’auto-organise, le rêve d’un objet qui s’autogénèrerait entièrement. »40 40

Emmanuel Grimaud, Yann-Philippe Tastevin et Denis Vidal, « Low Tech ? Wild Tech !. », in, Techniques & Culture n°67, « Low Tech ? Wild Tech ! », dirigé par Emmanuel Grimaud, Yann-Philippe Tastevin et Denis Vidal, Editions de l’EHESS, 2017


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Encore une fois, on trouve chez Donna Haraway, un concept permettant d’envisager une réponse, de sortir du manichéisme du « se fait seul ou ne se fait pas » : « Sympoïese est un mot simple. Il signifie construire avec, fabriquer avec, réaliser avec. Rien ne se fait tout seul. Rien n’est absolument autopoïètique. (…) C’est un mot pour caractériser de manière adéquate des systèmes complexes, dynamiques, réactifs, situés et historiques. (…) La sympoïèse embrasse l’autopoïèse et, de manière générative, elle la déploie et l’étend. »41 41

Donna Haraway, Vivre avec le trouble, Opus Cité, p.115

Voila donc ce que nous devrions maintenant batir, des sympoïèses vertueuses, des collaborations entre humains et non-humains. Il est donc temps de dessiner

croisements, en nous et en dehors de nous. Alors, l’intelligence humaine peut intervenir comme l’impulsion, l’accompagnement de l’intelligence non-humaine pour envisager des sympoïèses vertueuses.

Pourtant, il n’est pas possible de coucher ici sur le papier des règles pour des croisements vertueux entre l’artifice et la nature. S’exprimant dans le trouble, ces derniers ne peuvent qu’être écrits un par un. Imaginons que nous tentions par exemple de travailler avec des phénomènes comme la cristallisation, l’érosion ou la sédimentation. Chacun de ces phénomènes devra être expérimenté puis situé, territorialisé, avant d’envisager de les employer pour produire.

Dessiner les croisements

et de mettre en forme des systèmes superposant des couches et des couches de


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Ceci devra être fait avec humilité, patience. Il n’est pas question d’exclure toute technologie ou intelligence humaine, mais il va de soi que ces dernières devront intervenir avec humilité pour ne pas dénaturer les phénomènes en jeu. D’autre part, il faut considérer une démarche de projet radicalement différente. C’est-à-dire qu’il faut, paradoxalement, faire beaucoup avant de laisser faire, trouver le juste milieu entre trop et pas assez et tenter d’évaluer la juste quantité d’action à mettre en oeuvre. Alors, la conception et la fabrication pourront devenir aussi importantes que l’objet fini. Deviennent alors des performances les techniques naturelles, artificielles ainsi que les temporalités qui s’expriment dans

Dessiner les croisements

le projet.





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Artifices naturels


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J’ai été, dans cette recherche, guidé par l’inquiétude, celle de l’état du monde et de ce que l’on appelle la « nature », qui semble-t-il a été détruite par les excès de modes de vie humains, artificialisant leur milieu. Je me suis interrogé en particulier sur les systèmes de production, tentant de déterminer ce que pourrait être un système de production vertueux. Alerté par une possible dichotomie entre artifice et nature, je me suis interrogé sur les imbrications de ces derniers. Le système de production de sel de mer, par sa qualité d’artifice naturel, c’est-à-dire incarnant les imbrications de l’artifice et de la nature, s’est imposé à moi comme un outil, pour tirer les fils théoriques de croisements entre l’artifice et la nature.

Il parait impossible d’imiter, strictement, la manière dont a été pensé le système de production de sel de mer, ce dernier ayant commencé à être élaboré

Voir Voir John Thackara, In the bubble-Designing in a Complex World, Opus Cité

revanche, porter un regard éclairé sur celui-ci permet, loin d’un idéal passéiste,

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Dénouement

dès le Moyen-Âge. Dans un contexte radicalement différent du nôtre donc. En

de penser des futurs souhaitables. Les interrogations amenées par une telle étude sont nombreuses. Notre idéal de progrès porté sur la vitesse comme le souligne Thackara 42 par exemple, notre rapport dominant à la nature posé par Descartes et même la distinction que certains envisagent entre nature et culture sont ébranlés. En revanche, nous pouvons y voir là, la possibilité de rebattre les cartes, formuler de nouveaux croisements entre l’artifice et la nature.

Je me suis appuyé, dans ce mémoire sur le système de production de sel comme un objet d’études me permettant d’établir les piliers de ce que pourrait être des croisements vertueux entre l’artifice et la nature. Il y aurait donc trois éléments qui incarnent ces croisements : les énergies, les temporalités et les espaces. A ces trois niveaux, bien que tous singuliers on retrouve des similitudes.


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est naturel. En effet, Berque appelle écoumène la « relation d’un groupe humain à l’étendue terrestre »

43

et il qualifie les imbrications caractéristiques de cette

relation par une « imprégnation réciproque du lieu et de ce qui s’y trouve »

44

.

L’écoumène amène donc à penser que nature et artifice ne sont pas à distinguer, mais sont deux choses qui se croisent. Mais l’écoumène, pour être mis en forme

Ibid

entre ce qui est humain et ce qui ne l’est pas, entre ce qui est artificiel et ce qui

44

concepts. Prenons l’écoumène de Berque par exemple, il se trouve au croisement

43

action, les slow-tech, c’est une dynamique de croisements qui traverse ces

Augustin Berque, Écoumène, introduction à l’étude des milieux humains, Cité par Mona Chollet dans « Ecoumène et Médiance, d’Augustin Berque Penser par monts et par vaux », Opus cité

Qu’il s’agisse de toucher l’écoumène d’Augustin Berque, le principe de moindre

, qui propose une écologie profonde, impliquant de

renverser la manière dont nous percevons en tant qu’humains, les non-humains.

Il est essentiel de quitter notre position de domination vis à vis de ce qui

l’explique Victor Petit, accepter que nous sommes constitués par le milieu autant que nous le constituons46. Ce dernier est à la fois intérieur et extérieur. Ainsi pour modifier le milieu il faut commencer par se modifier soi-même. Cela appelle donc à penser des porosités autant dans notre approche du monde que dans une pratique de design. Arne Naess n’envisage pas une écologie sans laisser une place aux affects. Selon lui, les affects, les émotions, opposés généralement à la raison sont les causes des mouvements. Or, Naess souligne que trop souvent, la raison et les affects sont distingués, éloignés. Les affects se rapprochent d’un certain sens poétique. Alors, la raison et la poésie doivent se croiser, s’imbriquer pour mettre en forme ces croisements. C’est là que le designer s’exprime, à mi chemin entre l’alchimiste, le plasticien, le technicien et le poète.

46

constitue. Il faut accepter le concept du milieu en somme c’est-à-dire, comme

Voir Victor Petit, « Eco-design, design de l’environnement ou design du milieu ? », Sciences du design n°2, Opus cité

nous environne, accepter que cela n’est pas extérieur à nous mais intérieur et nous

Dénouement

45

45

également Arne Naess

Voir Arne Naess, Une écosophie pour la vie, Opus cité

nécessite également de repenser notre être au monde. C’est ce qu’appelle à faire


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Je dois avouer que je me laisse souvent aller au rêve de formes se générant

47

Voir Tokujin Yoshioka, Second Nature, Opus cité

d’elles mêmes. Pourtant, si l’on imagine une autopoïèse absolue, où se positionne le designer ? Il va de soi qu’on ne peut s’affranchir d’énergie humaine ou du moins d’intelligence humaine, l’impulsion dirigeant la pratique du design. Le concept de Second Nature

47

, proposée par Tokujin Yoshioka dans laquelle se croiserait

l’homme et la nature est fascinante. En croisant des intelligences humaines et non-humaines, le designer dose la part de contrôle, en s’autorisant le lâcher-prise. Il impulserait le mouvement avant de laisser faire la nature. Il faut donc savoir s’emparer de phénomènes naturels tout en les laissant s’exprimer. Il faut donc sans plonger dans la profondeur de l’égalitarisme biosphèrique de Naess qui serait tétanisante, savoir s’emparer avec justesse de phénomènes naturels.

« travailler-avec », c’est-à-dire de mettre en oeuvre les sympoïèses proposées par

Donna Haraway, Vivre avec le trouble, Opus Cité, p.189

Donna Haraway, ces parentés dépareillées, complexes, territorialisées. Les

48

Dénouement

C’est par une dynamique de croisement que l’on peut envisager de

sympoïèses chez Donna Haraway ne désignent pas seulement les états collaboratifs entre humains et non humains, les sympoïèses sont des manières de « travailleravec », aussi bien dans la conception de démarches interdisciplinaires que dans l’organisation de systèmes où se croisent humains et non-humains. Les sympoïèses sont en quelques sortes des symbiogénèse étendues, ce sont des « manières multispécifiques de vivre et de mourrir »48.

Dessiner des sympoïèses et faire travailler de concert humains et nonhumains, cela va de pair avec la mise en oeuvre de collaborations nouvelles et interdisciplinaires. Le design pourrait ici prendre tout son sens. En ce qu’il se situe à mi chemin entre la poésie et la technique, le designer a une capacité à mettre


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en lien, dessiner des connexions inattendues. Il me semble essentiel de garder à l’esprit certaines valeurs. L’humilité, la patience, une forme de lâcher-prise, ainsi qu’une acceptation de l’erreur, sont essentielles à la réussite de ces croisements. La justesse de l’intervention obtenue par l’expérience est cardinale. C’est toute une démarche de projet qu’il faut réécrire en considérant l’ensemble des éléments temporels, territoriaux, énergétiques. Le designer devient programmateur, il travaille en amont fort de manipulations, d’explorations, il peut mettre en oeuvre les sympoïèses avant de « laisser faire ». Le design se tourne vers la tentative plutôt que vers la finalité.

La dimension temporelle est ici essentielle. En effet, produire avec la

nature implique aussi de produire en accord avec ce que l’on pourrait appeler une

du cycle de conception, production, qui rentre en compte dans l’appréciation de l’objet. Cela permet d’envisager des buts multiples, des ricochets et donc des résonances à la production d’objet. La territorialisation d’une pratique, est fondamentale dans cette démarche de design. Quel sens pouvons-nous trouver à un projet se proposant de travailler avec la nature si ce dernier demeure décontextualisé en quelque sorte désincarné ? En revanche, lorsque l’on situe une pratique et que l’on projette sur un territoire un système de production, alors nous pouvons envisager les externalités qui en découlent.

Malgré tout, il me parait aujourd’hui essentiel d’accepter l’incertitude, de Vivre avec le trouble, puisque c’est cela qui régit les systèmes naturels. Accepter que certaines choses nous dépassent, quand d’autres sont maitrisées. Par ailleurs, travailler avec la nature, ne signifie pas simplement devenir chef d’orchestre des

Dénouement

temporalité biologique comme le propose David Enon. Selon lui c’est l’ensemble


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écosystèmes dans lesquels nous allons intervenir. Il est nécessaire de laisser une place au hasard, tout en le déclenchant.

Les interrogations sont donc nombreuses, les inquiétudes aussi, et il me tarde de les mettre en oeuvre dans un projet. Ce dernier interrogeant la place d’un designer dans les imbrications entre l’artifice et la nature. Il est question de trouver la juste position sans tout à fait laisser faire, il faut s’impliquer dans le processus sans lui faire perdre sa « nature ». Il faudrait donc pouvoir contrôler sans trop contrôler, avancer avec des intuitions sans trop de certitudes, mettre en lien, s’ancrer dans un territoire.

Mon programme s'atèle à mettre à l'épreuve une intention sans excès de contrôle, d'avancer des intuitions, de créer du lien en s'ancrant dans un territoire. Comment le designer peut-il s’impliquer en acceptant de s’effacer, d’impulser puis laisser faire, avancer dans le trouble ? Le vrai défi réside dans la concrétisation des intuitions en questionnant leur réitération.

Le designer peut-il permettre la réalisation de ces sympoeïeses, c’est-à-dire des collaborations entre humains et non-humains, vers lesquelles nous tendons ?


30/11/2020

Rue de Buzenval, Paris, France

Tu vois papa, je reviens de cette aventure en optimist. Tu vois, je ne suis pas « Très méchant » même si je m’apprête a devenir designer. Ce n'est plus la peine de gesticuler plein d’inquiétudes sur la plage. J’arriverais peut-être à faire avec le courant plutôt que contre lui et de parcourir un chemin bien plus long.


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Remerciements Je tiens a remercier Vaïana Le Coustumer, Vincent Rossin et Bertrand Vieillard pour l’attention portée a mon travail, leurs relectures, conseils et réaiguillages. Merci à Émile de Visscher ainsi qu'aux membres du jury pour leur lecture attentive et leurs regards curieux, et investis. Merci à Julien Benayoun, David Enon, Chloé Jeanne, Tom Hébrard et tout ceux avec qui j'ai pu échanger sur ce sujet et qui ont su m'éclairer de leurs connaissances. Merci à Marc Simo et Florence Dessales qui ont pris le temps d'un entretien pour me parler du statut si particulier des salins. Merci à Adrien qui a généreusement partagé avec moi son expérience et la beauté de son métier de saunier. Merci a Chloe pour son soutien, sa confiance et sa compagnie pour arpenter les marais salants noirmoutrins. Merci à Mathilde qui m’a suivi sous le soleil camarguais malgré une prétendue insolation. Merci à mes camarades et amis pour leur soutien, leurs regards, leur humour et leur bienveillance. Enfin je glisse ici une pensée toute particulière à mon oncle Denis, l’oncle « qui sait tout », océanographe avec qui j’aurai aimé partagé ces recherches.



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Bibliographie Ouvrages Bertrand Gwenaëlle et Favard Maxime (Sous la direction de ), Poïetiques du design, Eco-conception ?, Editions l’Harmattan, Paris, 2015

Brayer Marie-Ange & Zeitoun Olivier, (Sous la direction de), La fabrique du vivant, Coédition Editions Hyx et Editions du centre Pompidou, 2019

Boelen Jan, Saccheti Vera (Sous la direction de,), Le design comme outil de transition-L’approche d’atelier Luma, Editions Fondation Luma, Arles, 2019

Collet Carole (Sous la direction de), En Vie - Alive, En vie, aux frontières du design, Paris : Fondation EDF, 2013

Duhem Ludovic et Pereira de Moura Richard (Sous la direction de), Design des territoires, l’enseignement de la biorégion, Editions Eterotopia, Les Lilas, 2020

Grimaud Emmanuel, Tastevin Yann-Philippe et Vidal Denis, Techniques & Culture n°67, Low tech ? Wild tech !, Editions de l’EHESS, Paris, 2017, Edition électronique URL : https://journals.openedition.org/tc/8260

Geel Catherine & Hale Elizabth (Sous la direction de), Design. De la nature à l’environnement. Nouvelles définitions., T&P Work Unit, Paris, 2009

Haraway Donna J., Vivre avec le trouble, Les éditions du monde à faire, Vaulx-en-Velin, 2020

Manzini Ezio, Artefacts : vers une nouvelle écologie de l’environnement artificiel, Editions du Centre Pompidou, Paris,1991

Midal Alexandra, Design : Introduction à l’histoire d’une discipline, Editions Pocket, Paris, 2009


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Articles Chollet Mona, « Ecoumène et Médiance, d’Augustin Berque Penser par monts et par vaux », Article publié en ligne sur le site « Périphéries », disponible à l’adresse suivante : http://www.peripheries.net/article184.html

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Kamili Lauren, « Biomimétisme et bio-inspiration : nouvelles techniques, nouvelles éthiques ? », Techniques & Culture, Varia, 2019 M. Meyer & P. Pitrou (dir.) Anthropologie de la vie et des nouvelles technologies, publié en ligne le 15 Janvier 2019 et disponible à l’adresse suivante : http:// journals.openedition.org/tc/9299

Luccese Vincent, « Peut-on concilier décroissance et progrès ? », Publié en ligne le 16 octobre 2019 et disponible à l’adresse suivante : https://usbeketrica.com/fr/article/peut-on-concilier-decroissance-progres

Sempère Emmanuelle « Sylvie Catellin, Sérendipité. Du conte au concept », articule publié en ligne le 15 octobre 2016, sur le site « OpenEditions » et disponible à l’adresse suivante : https://journals.openedition.org/feeries/983

Petit Victor, « Eco-design, design de l’environnement ou design du milieu ? », Sciences du design n°2, Presses Universitaires de France, Paris

Pitrou Perig, Dalsuet Anne et Hurand Bérengère, « Modélisation, construction et imitation des processus vitaux. Approche pluridisciplinaire du biomimétisme », Nature, sciences, sociétés, 23, Publié en ligne en 2015 et disponible à l’adresse suivante : https://www.cairn.inforevue-natures-sciences-societes-2015-4-page-380.htm


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Entendu Descola Philippe, Anthropologie de la nature, leçon inaugurale de Philippe Descola, 2020, https://www.franceculture.fr/ emissions/les-cours-du-college-de-france/anthropologie-de-la-nature-lecon-inaugurale-de-philippe-descola

Farine Manou, Écologie : que peut le poète en tant que poète ?, La compagnie des poètes, 2020, https://www.franceculture. fr/emissions/la-compagnie-des-poetes/que-peut-faire-un-poete-en-tant-que-poete

Gardette Hervé, Peut-on produire sans détruire ?, Du grain à moudre, Avec Philippe Bihouix, Catherine Larrère et Alexandre Delaigue, 2019, https://www.franceculture.fr/emissions/du-grain-a-moudre/du-grain-a-moudre-emissiondu-mercredi-26-juin-2019

Jeanneney Jean-Noël, La lenteur une longue résistance, Concordance des temps, 2020, https://www.franceculture.fr/ emissions/concordance-des-temps/la-lenteur-une-longue-resistance

Kervran Perrine, Bienvenue dans l’anthropocène,LSD, La série documentaire, 2019, https://www.franceculture.fr/emissions/series/bienvenue-dans-lanthropocene

Lavigne Aude, Restaurer les récifs coralliens par le design d’accrétion minérale késako ?, Les carnets de la création,, Avec David Enon, 2019, https://www.franceculture.fr/emissions/les-carnets-de-la-creation/restaurer-les-recifs-coralliens-par-le-design-daccretion-minerale-kesako

Martin Nicolas, Quels seront les matériaux de demain ?, La méthode scientifique, 2016, https://www.franceculture.fr/ emissions/la-methode-scientifique/quels-seront-les-materiaux-de-demain

Mosna-Savoye Géraldine, « Une écosophie pour la vie » d’Arne Naess, Deux minutes papillon, 2017,https://www.franceculture.fr/emissions/deux-minutes-papillon/une-ecosophie-pour-la-vie-d-arne-naess

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Vu Bihouix Philippe, « Le mensonge de la croissance verte », 2018, disponible à l’adresse suivante : https://www.youtube. com/watch?v=Bx9S8gvNKkA

Gayard Thomas, Le Peuple du Sel : Une Grèce en Camargue, 2015, disponible en ligne à l’adresse suivante : https://www. youtube.com/watch?v=eTJx2TW4mg0

Ohnona Laetitia, Fabriquer le Vivant, 2012, disponible en ligne à l’adresse suivante : https://boutique.arte.tv/detail/ Fabriquer_le_vivant

Rhabi Pierre, Y’a-t-il une vie avant la mort, TEDxParis, 2011, disponible en ligne à l’adresse suivante : https://www. youtube.com/watch?v=HyNinbbzGuE

Consulté Dubois Marine, Le Tirant Dominique et Chapoutot Anne, Site web : Archéologie du sel https://www.inrap.fr/dossiers/Archeologie-du-Sel/Histoire-du-sel/Paleolithique-Introduction#.X7vgOi3pPO


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Achevé d'imprimer sur les presses de l'école Boulle en Décembre 2020 à Paris Photographies : Matthieu Binet, Juillet-Août 2020 Textes composés en Cormorant dessinée par Christian Thalmann sous licence SIL Open Font License Titres composés en Avara dessinée par Raphaël Bastide et Lucas Le Bihan sous licence SIL Open Font License




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