Rolling Stone Hors-série Stanley Kubrick

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Hors-série

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Le Cerveau et le Ciné P.2

interview des proches P.6

KUBRICK PHOTOGRAPHE P.8

the shining P.10

exposition P.16

BIOGRAPHIE P.18

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Le Cerveau et le Ciné | interview des proches | KUBRICK PHOTOGRAPHE | the shining | expo | BIOGRAPHIE TEXTE_Jean-Marc Lalanne

les célèbres jumelles de the shining ( 1980 )

Le Cerveau et le Cine portrait d’un génie méticuleux et rêveur

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ne exposition à la Cinémathèque, une rétrospective intégrale (moins un film - le premier, Fear and Desire, ayant été désavoué par le maître), un coffret DVD, une riche actualité Le Cerveau et le Cinériale: le printemps sera kubrickien. Pourtant, l’œuvre n’a jamais connu d’éclipse, sa fascination sur les jeunes générations de cinéphiles demeure inentamée. Ses particularités sont multiples: l’une d’elles tient à ce que cette œuvre combine une relative rareté (seulement treize films) et une impressionnante longévité. La filmographie de Kubrick couvre en effet pas moins de cinq décennies, s’étend de 1953 à 1999. Elle a traversé sans peine la plus forte des mutations historiques: la chute, au mitan du XXè siècle, du système des studios et l’ère dite classique du cinéma américain. Née dans l’extrême marge avec un film autoproduit et totalement atypique /Fear and Desire), l’œuvre de Kubrick escalade pourtant à vive allure les échelons: série B très fauchée (Le Baiser du tueur). puis un peu moins (L’Ultime Razzia). prestige movie (Les Sentiers de la gloire) et, tandis qu’Hollywood luit de ses derniers feux avant leffondrement de la fréquentation des sixties, le film à grand spectacle, genre terminal visant à déjouer la concurrence de la télévision (Spartacus). Mais pendant que le classicisme agonise, le cinéma de Kubrick prend de l’ampleur. Il participe de toutes les déconstructions de la modernité: morales (sexe et violence - Lolita et Orange mécanique). idéologiques lla charge satirique de Di: Folamouri, esthétiques lavec, de 2001 Full Metal Jacket, des coups de force tifs inouïsl et même techniques (les ts spéciaux de 2007, les plans éclairés à la bougie de 2001, le Steadicam reptilien de Shining). Ce qui frappe dans l’œuvre, c’est donc son adaptabilité. Le ruban de ses films est comme le récit de 2001. Il traverse plusieurs âges, s’origine dans la préhistoire de l’Hollywood classique et court jusqu’à un star system encore en place (Cruise, Kidman: Eyes Wide Shutl. Chacun de ses jalons est comme ce monolithe noir, chaînon qui permet de joindre deux temps de l’histoire des formes et dont on ne sait s’il vient d’un passé éloigné ou d’un futur lointain et qui du ciel des idées semble contempler l’ordinaire des hommes, l’ordinaire des films. Ce surplomb, propre au monolithe noir, totem opaque qu’on ne regarde qu’en contre-plongée et en levant la tête, c’est la clé de la geste kubrickienne. Les hommes sont faibles, pathétiques: de misé-

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Le Cerveau et le Ciné | interview des proches | KUBRICK PHOTOGRAPHE | the shining | expo | BIOGRAPHIE TEXTE_Jean-Marc Lalanne

les faitsl. Elle est tour à tour mutique, fascinée par rables figurants de leur propre vie (Full Metal Jacket, le silence (2007 comporte les plans de silence, toEyes Wide Shut). ballottés par un destin sur lequel tal, sans musique ni bruitage silence, total, sans muils n’ont aucune prise (Barry Lyndonl, marionnettes sique ni bruitage les plus beaux de tous les temps) d’un théâtre cosmique dont ils n’aperçoivent qu’à et au contraire extrêmement bavarde (Kubrick adore peine les cintres et les filins (2007). Nul mieux que aussi les longs tunnels de dialogues, filmés de faKubrick ne s’est acharné à rabaisser la figure du héçon délibérément inros, à le décentrer en grate et morne - on en le faisant disparaître « Cette froideur, si caractéristique de trouve dans tous ses en cours de film (2001, son cinéma, n’e×clut pas l’émotion. » films, et particulièreFull Metal Jacket), ment dans Dc Folaà concevoir le récit mourl. Elle présente comme une machine surtout un alliage complexe de force et de faiblesse, à humilier des personnages principaux toujours vaqui ne laisse pas de troubler. guement veules (Lolita, Barry Lyndon, Eyes Wide C’est un cinéma qui vise la puissance, Shut). Le surplomb est la seule parade de le grandiose, la gageure formelle. lartiste face au dégoût que lui inspire Chaque film se doit d’être un noula condition d`homme. Si l’humaniveau coup de force. Mais au fil des té est peu de choses, autant s’en films, quelque chose de déflationdétacher, autant construire un niste, de moins en moins monulieu d’où la regarder d’en haut. mental se fait jour. C’est ce qui Le monde dans les films de Kurend les films tardifs si beaux et brick semble perçu par un œil étranges. Après le déploiement électronique, celui d’un sysconquérant de 2001, Orange tème de surveillance très permécanique, Barry Lyndon, vient formant, à la fois totalement le temps des films- réduction: le omniscient et totalement froid. huis clos de Shining, la nudité narCette froideur, si caractéristique rative de Full Metal Jacket et surde son cinéma, n’e×clut pas l’émotout l’intimisme d’Eyes Wide Shut, tion. Mais elle la déplace, la fausse, où Kubrick, Dieu reclus dans le ciel comme dans Barry Lyndon, qui ne prodes grandes formes, descend subiteduit jamais les effets attendus d’un tel ment pour s’asseoir à côté de ses perdéploiement de romanesque. l’émotion, sonnages Si la postérité de l’œuvre est si elle survient, est produite par autre chose immense, elle ne tient pas seulement à que l’empathie. C’est parfois un tcait formel qui la visibilité dont elle bénéficie. C’est surtout la libère lle terrible arrêt sur image à la fin de Barry dans les films des autres que le cinéma de Kubrick Lyndon, un plan de Tom Cruise marchant dans la nuit est le mieux exposé: chez Lynch (dont tout un pan de qui semble tout à coup ramasser toute la fragilité des l’œuvre est déjà condensé dans Shining). chez Nohommes). Elle survient là où on ne l’attend pas (dans lan, Fincher... Le cinéma contemporain n’en finit pas l’effarement sans réaction d’un enfant terrorisé dans de regarder Kubrick. Et comme il se doit, plus on le un couloir d’hôtell. Souvent froid, parfois brûlant: ce regarde, plus ses mystères semblent insondables. n’est qu’un des nombreux attributs antinomiques qui définissent la Kubrick’s touch. Elle combine aussi la Jean-Marc Lalanne dilatation (sa lenteur, la longueur de certains films, cette façon de très peu couper dans les déplacements des personnages: déambulations dans des couloirs, passage d’une pièce à lautrel et l’ellipse brutale (trous dans le récit, simple juxtaposition de blocs privés de l’habituel enchaînement causal entre

« Souvent froid, parfois brûlant: ce n’est qu’un des nombreux attributs antinomiques qui définissent la Kubrick’s touch. »

( en haut ) les célèbres jumelles de 2001: l’odyssée de l’espace ( 1968 )

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( ci-contre ) Malcolm McDowell dans orange mécanique ( 1972 )

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Le Cerveau et le Ciné | interview des proches | KUBRICK PHOTOGRAPHE | the THE shining | expo | BIOGRAPHIE

« Stanley était ridiculement optimiste. »

interview_ERIC DAHAN

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endant l’heure où l’on s’entretient avec Christiane, ses trois filles, Didier de Cottignies et Jan Harlan, le producteur exécutif de Kubrick depuis Barry Lyndon, une dizaine de chiens bondissent dans tous les sens. On tente une première approche : Si Eyes Wide Shut exprime la vérité dernière de Kubrick, il semblerait que ce soit celle d’un homme d’une lucidité absolue, voire cruelle sur l’existence humaine, mais à la fois d’une compassion infinie...

kubrick, family man, sur le tournage de the shining ( 1980 )

Interview des proches aux antipodes du monstre parano décrit par les tabloïds

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Christiane Kubrick: le réalisateur de documentaires Tony Palmer m’a envoyé une lettre dans laquelle il exprime de façon magnifique, ce que je pense également du film, à savoir que c’est la description compréhensive d’un couple : ni pessimiste, ni optimiste, honnête. Dans sa vie privée, Stanley était plein d’énergie, ridiculement optimiste. Il pouvait exploser de colère, à l’occasion, mais n’était jamais de mauvaise humeur comme certains. Il avait ce film en tête depuis trente ans, il était amoureux du livre de Schnitzler. Je crois qu’il était heureux de l’avoir réalisé alors qu’il était plus âgé et en savait plus long sur la vie. Jan Harlan: un mariage est un trio. Il y a l’homme, la femme, et le lien fragile qui les unit et doit être traité comme un jardin avec infiniment de délicatesse. Une fille: qu’il s’agisse de monogamie homo ou hétérosexuelle, cela revient au même: il faut se donner espace et confiance. Certains pensent qu’Eyes Wide Shut est son film le plus risqué, le moins formaliste, le plus généreux. Kubrick était-il ému en le réalisant?

d’un rebelle rangé, composant un chant d’amour à la monogamie tout en choquant le bourgeois... J. H.: un rebelle? Il était tout ce qu’il y a de plus grégaire. C’était un dictateur enthousiaste qui consultait beaucoup les gens sur le plateau avant de prendre une décision éclairée. Certes il refusait que les gens d’Hollywood lui dictent le montage de son film, mais il n’était pas rebelle, il aimait les bonnes histoires à raconter. Avait-il des tabous, ou des a priori moraux? La famille unanime: il refusait de tourner une scène comportant la moindre souffrance pour un animal et la pornographie gratuite, non justifiée par le contexte.. La fameuse scène d’orgie ne reflète pas une vision très joyeuse de la sexualité... C. K.: il ne jugeait pas les gens, n’aurait pas aimé être dépeint comme un moraliste, même s’il considérait le mariage comme une chose difficile qui exige une certaine discipline. De toutes les rumeurs colportées à son sujet, laquelle le rendait le plus hystérique? C. K.: celle qui prétendait qu’il était médicalement fou. On disait également qu’il n’aimait pas les femmes. Certains journalistes sont vraiment stupides. L’un d’entre eux m’a demandé récemment si je faisais des rêves érotiques... Pourquoi avez-vous décidé de parler de lui après sa mort?

C. K.: il a toujours considéré que le film qu’il était en train de faire était son meilleur et était très critique visà-vis de ses premiers longs métrages qu’il trouvait immatures. Il m’empêchait de les regarder.

C. K.: de son vivant, il considérait que toutes les horreurs écrites à son sujet étaient le prix à payer pour continuer à se dévouer à son art. Mais à la fin de sa vie, il avait envie que le monde le voie comme il était : un homme charmant et heureux.

L’impression étrange que produit le film est celle

ERIC DAHAN

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Le Cerveau et le Ciné | interview des proches | KUBRICK PHOTOGRAPHE | the shining | expo | BIOGRAPHIE

PHOTOgraphie : Stanley Kubrick « Commuters in train station » ( Chicago, 1949 )

TEXTE_ Stéphanie Villeroy & ÉTIENNE DUMONT

stanley kubrick à 19 ans

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orsqu’il n’a que 16 ans, Stanley Kubrick décroche un contrat de reporter indépendant pour le magazine illustré Look, grâce à un seul cliché. Le 13 avril 1945 en sortant du lycée, il photographie un vendeur de journaux qui pleure en annonçant la mort du président Roosevelt. La rédactrice en chef du magazine lui donne immédiatement carte blanche. Ainsi, de 1945 à 1950, le jeune du Bronx, qui n’a pas suffisamment de bonnes notes ni les moyens d’intégrer une université, devient le plus jeune reporter de la rédaction.

Il part alors jusqu’en Europe et apprend les ficelles du métier (lumière, composition d’une image, saisie du mouvement) de manière très méticuleuse : il peut prendre plusieurs centaines de clichés pour réaliser une seule photo. Ainsi, sur les 12.000 négatifs retrouvés et gardés à la Librairie du Congrès à Washington et au Museum of the City de New York, quelque 200 sujets ont été retenus pour une exposition destinée en priorité à l’Italie, qui, espéronsle, pourrait arriver en France en 2011. Parmi ces clichés, les pauses et les cadrages de cet autodidacte sont déjà cinématographiques. Dans son premier « photos-récit » intitulé Prizefigh-

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ter (traduit « Le Professionnel ») il raconte la journée d’un boxeur, Walter Cartier, où petits, moyens et grands formats sont séquentiels comme au cinéma. Ce qui n’est pas anodin : le photo-récit en question est à l’origine de son premier film : Day of the Fight. Stanley Kubrick s’inscrit dans la lignée de la photographie humaniste. A la manière du Français Henri Cratier-Bresson, le photo-reporter s’attarde à révéler la dignité de ces sujets. Des négatifs, utilisés ou non, le réalisateur d’«Orange mécanique» et de «Barry Lyndon» en accumulera ainsi énormément dans ses boîtes. Environ 12 000. Après sa mort en 1999, cette masse ira rejoindre les collections de la Librairie du Congrès à Washington et du moins connu Museum of the City de New York. Encore fallait-il en tirer quelque chose! C’est maintenant le cas. Quelque 200 sujets ont été retenus pour une exposition destinée en priorité à l’Italie. Celle-ci se retrouve aujourd’hui à Venise, sans lien avec la «Mostra» du Lido. Un comble! Les deux manifestations ont ouvert presque simultanément… Que dire? Eh bien, Kubrick a été, comme Jerry Schatzberg, un remarquable photographe avant de devenir le metteur en scène que l’on sait. Il possède le sens du cadrage, de la lumière et de l’humain. Intelligemment, les tirages modernes (il n’y a aux murs aucun «vintage») font alterner le petit, le moyen et le grand format. S’il faut faire un choix, que retenir de toutes ces histoires, qui se déroulent en carrés et en noir/blanc? Un étonnant reportage, résolument mis en scène, sur le Portugal de 1948. Le reportage sur Columbia University, où se fabriquent les futures élites. Il y a ainsi, dans ce dernier, un parfait mélange de convenu et de surprenant. Qu’ont dit, par exemple, les deux étudiants surpris en train de s’embrasser dans un endroit supposé discret?

« Stanley Kubrick s’inscrit dans la lignée de la photographie humaniste... »

Stéphanie Villeroy Étienne Dumont

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jack nicholson dans the shining ( 1980 )

The Shining forever.. and ever.. and ever

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l est un vœux de Novalis, dans Le Brouillon Général, que Kubrick reprend merveilleusement à son compte en cette année 1980 : « S’il y a une philosophie de la vie, on peut également réclamer une philologie, une mathématique - une poétique et une histoire de la vie «, phrase sans doute inoffensive sinon pour l’homme qui, plutôt que d’attendre que l’esprit vienne à son art, vient « réclamer « et imposer ses vues. Le malentendu qui entoure The Shining aujourd’hui encore provient de l’espace existant entre l’attente du spectateur, l’approche purement publicitaire du film produit qui voudrait que celui-ci soit un film d’épouvante, ou - pire encore - un film « intelligent « ouvert au divertissement, et l’intention du réalisateur. Car le cinéaste américain a créé là, avec le premier volet de sa « trilogie Steadycam «, une « poétique de la vie « et pour ainsi dire un « art cinématographique de la vie « comme il n’en existait pas auparavant, un art qui, s’il séduit par le talent qui déploie, sait également qu’il est le dépositaire de valeurs bien supérieures au simple mouvement de l’image. Voilà encore pourquoi The Shining s’amuse sans cesse de ses propres ficelles, de la mise en abîme du créateur empêché au pastiche du film de terreur, jusqu’à nier son discours, jusqu’à établir sa propre critique. Il faut aujourd’hui s’interroger sur le fait que cette trilogie, par et pour l’image, soit également celle qui aura été la plus mal comprise par les grands médias, qui en sont les principaux consommateurs. Et, effectuant de nouveau le parcours de The Shining présenté comme l’un des plus grands films de genre de l’histoire du cinéma, à Full Metal Jacket (1987), peu ou prou l’un des « grands films de guerre », et jusqu’à Eyes Wide Shut (1999), objet érotique, on comprend que, du moins, des publicitaires à la critique, les esprits n’ont pas toujours su appréhender l’immédiateté du discours de Kubrick, car il n’y a rien à attendre et tout à « réclamer » de ce triptyque qui dispense le manifeste Kubrick-ien d’un art transcendantal. Dans The Shining, c’est l’image-même que le film voudrait nous faire oublier, et la place de celui-ci comme pur objet cinématographique et esthétique; si tout est affaire de réminiscences visuelles - d’hallucinations - nous dit Danny, alors nous sommes, spectateurs et personnages mis au même niveau, en sécurité, tandis que l’action convoque folie et

stanley kubrick filmant une scène de the shining ( 1980 )

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« Film par et pour l’image, film piège avant tout, The Shining tente, sans véritable conviction, de persuader le spectateur de son caractère anodin. »

Scatman Crothers dans the shining ( 1980 )

rationalité dans une même violence et une même claustrophobie. Car qu’il s’agisse ici de visions mensongères, ou authentiques, que l’énergie maléfique surgisse de la noirceur de l’âme humaine, ou d’un monde de spectres, The Shining montre la substance de l’image, sa matière, hommage faussement morbide à l’art, et à sa réalité. Film par et pour l’image, film piège avant tout, The Shining tente, sans véritable conviction, de persuader le spectateur de son caractère anodin. C’est, à l’image de ce garçon aux pouvoirs fabuleux, Danny, qu’il faudrait laisser croire à l’innocence des représentations, et à leur neutralité, ce que la narration s’échine à démentir tout au long de sa progression. « It’s just like pictures in book (…) It isn’t real » ( «C’est comme des images dans un livre. Ce n’est

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pas vrai» ) nous dit-on, mais dans The Shining les images poussent à l’homicide, et leur influence sur les deux personnages masculins, Danny et son père Jack Torrance, détermine de quel côté ceux-ci se situent face à la montée insane qui semble graduellement submerger les couloirs et les chambres de l’hôtel commodément baptisé « Overlook « ( signifie aussi bien « donner sur » -comme le surplomb d’une falaise peut donner sur une vue en contrebas- que « ne pas voir », « négliger », « ignorer »). Comme dans tous les films qui sortiront du passage de Kubrick à la couleur, l’œuvre est une étude chromatique précise, où s’affrontent ces tons pâles, fades, si caractéristiques du cinéaste américain. Quel que soit le « héros «, ou « caractère « Kubrick-ien en présence, Alex de Large dans A Clockwork Orange, ici Jack

Stanley Kubrick et jack nicholson sur le tournage de the shining ( 1980 )

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jack nicholson dans the shining ( 1980 )

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« The Shining, l’un des projets les plus techniquement élaborés, et sophistiqués de Kubrick. » Shelley Duvall et danny lloyd dans the shining ( 1980 )

Torrance, celui-ci progresse dans ces décors et ces atmosphères marqués par la présence écrasante du réalisateur-photographe, par ses choix de nuances et de carnations, ses mouvements de caméra inédits; et si cette présence, ce climat inimitable qui domine toutes les compositions de Kubrick, se concentre ici dans ce vrai / faux film de genre tiré d’un roman médiocre, c’est pour en faire, sous des dehors innocents, l’une des grandes œuvres cinématographiques, avec The Bad and the Beautiful de Minnelli, ou le Walden de Mekas qui, non content de traiter brillamment du créateur mis en abîme, sache donner envie de devenir soi-même artiste, metteur en scène, d’exposer de manière limpide, transcendantale, sa manière de concevoir le monde et de lui imprimer son mouvement et ses couleurs. The Shining, l’un des projets les plus technique-

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ment élaborés, et sophistiqués de Kubrick avec, on le sait, l’un des premiers emplois mémorables de la Steadycam par Garrett Brown, quelques années après l’ascension du palais de justice de Philadelphie par S. Stallone dans Rocky (John G. Avildsen, 1976), déborde d’un amour sans bornes pour la photographie de Diane Arbus, pour ses personnages décalés, pour le cinéma, pour sa science, sa beauté simple, et, à l’instar de cet hôtel parfaitement symétrique qui abrite le chaos de l’esprit de l’artiste dément, à l’instar de ce labyrinthe hors de proportion, The Shining est admirable, et effrayant, pour toute cette extrême passion qui ne peut s’empêcher de le déborder, et de le dépasser. Frank CARANETTI

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Le Cerveau et le Ciné | interview des proches | KUBRICK PHOTOGRAPHE | THE shining | expo | BIOGRAPHIE TEXTE_margot pradié

Masques de Eyes Wide Shut ( Stanley Kubrick l’exposition à la Cinémathèque française )

Retrospective

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kubrick s’installe à paris

réée par Hans Peter Reichmann, directeur du Deutsches Filmmuseum de Francfort, cette exposition propose d’entrer dans l’esprit de l’un des grands maîtres du cinéma. Film après film, elle retrace le parcours de celui qui débute comme photographe de presse, déjà passionné d’images, jusqu’à ses derniers films et projets inaboutis. L’exposition fera référence aux œuvres d’art qui ont influencé Kubrick, comme Jérôme Bosch ou Otto Dix en peinture, et met en avant son intérêt pour la musique, l’architecture et le design.

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Pour tenter d’approcher les méthodes de travail de ce cinéaste visionnaire, de nombreux éléments de préparation de ses films sont présentés : découpages techniques, plans de travail, croquis de production, correspondance, dessins d’architecture, esquisses et photographies... Ainsi que plusieurs maquettes (la salle de guerre de Dr Folamour, la station orbitale de 2001, l’Odyssée de l’espace, le labyrinthe de Shining) qui donnent à comprendre l’importance chez Kubrick du décor, de l’espace et de la lumière. Le concept de l’exposition a été élaboré en étroite coopération avec Christiane Kubrick (épouse de Stanley Kubrick) et Jan Harlan. Certains documents d’archives et objets cultes seront exposés pour la première fois en France.

Eyes Wide Shut ( 1998 )

On pourra ainsi découvrir le kit de survie du Docteur Folamour, le Star-Child et le costume de singe de 2001 : L’Odyssée de l’espace, les costumes de Barry Lyndon, les robes des jumelles de Shining, le casque ‘Born to Kill’ du Sergent première classe « Joker » de Full Metal Jacket et les masques de Eyes Wide Shut. L’exposition Stanley Kubrick, occupe, exceptionnellement, deux niveaux de La Cinémathèque française (5ème et 7ème étages), soit une superficie de près de 1000 m². Cette exposition a été initialement créée par le Deutsches Filmmuseum à Francfort en 2004, en étroite coopération avec Christiane Kubrick, Jan Harlan et The Stanley Kubrick Archive at the University of the Arts London. Hans-Peter Reichmann, Directeur des expositions du Deutsches Filmmuseum, en est le Commissaire. Elle a déjà connu un immense succès public dans plusieurs villes à travers le monde : Berlin en 2005, Melbourne en 2006, Gand en 2006-

2007, Zurich en 2007, et Rome en 2007-2008. Le fonds du Stanley Kubrick Archive renferme de nombreux et précieux documents sur le travail préparatoire du réalisateur : scénarios, correspondances, documents de recherche, photographies de tournage, costumes et accessoires, ainsi qu’une minutieuse documentation sur les projets non réalisés, et par ailleurs cultes, comme son Napoléon (19681973). L’exposition est l’occasion d’entrer dans l’envers du décor et de comprendre les inventions techniques de Kubrick (le slit-scan par exemple). Les effets spéciaux y sont explicités au moyen de maquettes à grande échelle et d’installations numériques interactives. Margot Pradié

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Le Cerveau et le Ciné | interview des proches | KUBRICK PHOTOGRAPHE | THE shining | expo | BIOGRAPHIE TEXTE_Michel Ciment

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i Kubrick était un reclus, il était tout le contraire d’un ermite. C’est par un choix conscient, et non par compulsion névrotique, qu’il avait refusé très tôt de céder au cortège d’obligations qui accompagne la gloire : voyages et discours, mondanités et conversations vaines. En préservant son domaine privé, il courait le risque de voir mille images fausses se répandre sur son compte. A sa mort, on a vu fleurir des portraits fantaisistes, comme si certains journalistes voulaient se venger de n’avoir pas eu accès à sa personne. Tout s’est passé comme si le web permettait désormais de reproduire, sans vérification, des anecdotes aussi erronées que stupides, fournies par quelque fan du Tennessee ou des Abruzzes. Pour un confrère, il était «parfaitement cinglé « et «lorsqu’il vous recevait, on avançait en crabe, impressionné par la majesté des lieux et la gravité du maître». Pour un autre, «il ne riait jamais et avait fait installer des clochettes pour limiter à soixante se-

condes le temps de parole de ses collaborateurs». Pour un troisième, «il avait été accro à l’héroïne». Certains ont voulu faire de lui un chrétien, ce que semblait confirmer une dépêche d’agence totalement fabriquée, annonçant après sa mort une cérémonie religieuse dans une église de la région. Aucun de ceux qui ont un tant soit peu fréquenté Kubrick ne le reconnaîtront dans ces évocations farfelues. Car la mort a libéré aussi la parole de certains qui avaient été en sa compagnie et s’étaient tenus, de son vivant, à une obligation de réserve. Au téléphone, il était aussi intarissable qu’attentif aux informations que vous pouviez lui fournir. Chaque interlocuteur lui permettait de nourrir sa curiosité insatiable dans les domaines les plus variés, et il était en rapport constant avec des dizaines de correspondants à travers le monde, par les moyens du téléphone, du fax ou de l’Internet. Un jour, alors qu’il préparait Aryan Papers, d’après le récit de Louis Begley, il me demanda une liste de costumiers d’Europe centrale, et en particulier ceux qui travaillaient dans le cinéma polonais. Une autre fois, c’était pour s’enquérir des emplacements publicitaires sur le rond-point

kubrick sur le tournage de 2001 : l’odyssée de l’espace ( 1968 )

Biographie 50 ans de carrière, treize FILMS

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des Champs-Élysées. Toujours curieux des films les ket allait sortir tardivement à Séoul, il m’appela pour plus récents, et de nouveaux talents, il se faisait enme demander de joindre Bae chez lui, puisqu’il parvoyer des copies ou des cassettes qu’il visionnait lait ma langue ! Il souhaitait son avis sur le titre coréen dans sa salle de projection ou sur les appareils vide Full Metal Jacket (qu’il m’épela phonétiquement) déo les plus élaborés. dont un employé de la Warner en Corée trouvait la Combien de fois ne m’a-t-il pas interrogé sur ce que traduction vulgaire, et un autre tout à fait pertinente! j’avais pu découvrir dans un festival, ou lors d’un Si son cerveau fonctionnait comme un ordinateur, il voyage à l’étranger, pour mieux rester en contact avec lui permettait aussi de devenir expert dans les doles forces vives du cinéma, de Jane Campion à Kiarosmaines les plus divers, un talent que Jack Nicholson tami, d’Egoyan à Hou a sans doute expriHsiao-Hsien. Mais un « Si son cerveau fonctionnait comme un ormé de la manière la intérêt plus personnel dinateur, il lui permettait aussi de deplus frappante «Stanpouvait le porter aussi venir expert dans les domaines les plus ley est fort sur le son. vers les travaux de ses divers... » Stanley est fort sur confrères. Alors que je la couleur du micro. revenais de Cannes, en 1979, et que je lui rendais viStanley est fort sur le vendeur auquel il a acheté le sita dans sa salle de montage où il peaufinait Shining, micro. Stanley est fort sur la fille du vendeur qui a beil me questionna avec précision sur Apocalypse Now soin de soins dentaires. Stanley est fort.» C’était un qui avait eu sa première présentation en copie de trapatron qui pouvait en remontrer aux spécialistes de vail sur la Croisette, songeant déjà, sans doute, à son chaque discipline. Quelques jours après la sortie de propre film sur le Vietnam. Telle autre information que Shining, il avait déjà passé en revue les centaines je lui donnais, et que j’aurais pu croire perdue parmi le de coupures de presse en provenance des Etatsflot de données qui parvenaient jusqu’à lui par les caUnis où figuraient les espaces publicitaires achetés naux les plus divers, réapparaissait opportunément par la Warner. Convoquant son fidèle et ultra-comSi elle servait son perfectionnisme de chaque inspétent chef de la communication, Julian Senior, il lui tant. Quelque temps après, alors que Full Metal Jacfit découvrir qu’une agence Warner d’une petite ville

décor dans 2001, l’odyssée de l’espace (1968)

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jack nicholson dans the shining ( 1980 )

« Si son cerveau fonctionnait comme un ordinateur, il lui permettait aussi de devenir expert dans les domaines les plus divers. »

du Middle West avait, seule dans le pays, décidé de faire paraître horizontalement un placard publicitaire, alors que l’habitude à l’époque était de les mettre en page verticalement. Cassant le rvthme des autres publicités, il se signalait immédiatement au regard du lecteur. Dès le lendemain, ordre fit donné de faire paraître horizontalement toutes les annonces sur Shining ! Selon la formule de Warren Beatty, «c’était un fait acquis que Stanley savait toujours quelque chose que vous ne saviez pas.» Cette activité fiévreuse n’était pas seulement, comme on l’a souvent dit, au service exclusif de son oeuvre. Il intervint, par exemple, auprès du gouverneur de Californie Jerry Brown, mais sans succès, pour lui faire libérer de prison Gustav Hasford, l’auteur du roman The Short Timers qui avait inspiré Full Metal Jacket, arrêté pour avoir gardé chez lui des centaines de livres empruntés à des bibliothèques municipales. Kubrick était aussi en rapport régulier avec ses pairs - Steven Spielberg, Roman Polanski, Jack Nicholson, John Boorman, George Lucas, Irvin Kerschner -, échangeant idées et conseils techniques. Il pouvait mettre à la disposition d’un cinéaste pressé par le temps ses tables de montage ultrasophistiquées pour accélérer la finition de leurs filins, ou recom-

mander à des compagnies un Peter Weir ou un David Lynch, dont il avait décelé le talent naissant avec Pique-Nique à Hanging Rock ou Eraserhead. De même, il s’intéressait bien davantage à des lettres envoyées par des sp ectateurs de ses films ou à quelque étude parue dans une petite revue spécialisée, si elles étaient riches d’aperçus originaux, qu’aux articles des professionnels. il m’avoua un jour en confidence prêter attention à la critique, car elle pouvait jouer un rôle dans le destin commercial de ses films, mais qui l’avait cessé de la prendre au sérieux depuis les éreintements des pontes de la presse new-yorkaise à la sortie de 2001, oeuvre qu’il estimait n’être pas sans intérêt. Et cela était dit sans vanité, un défaut dont il était dépourvu. Sa disparition, annoncée le dimanche 7 mars aprèsmidi, fut un choc par sa surprise même. On attendait indéfiniment ses films, mais il semblait être là pour toujours. Lui qui avait évoqué immortalité (2001, Shining) était soudain rattrapé par la mort. Celle-ci a quelque chose de symbolique : son treizième film, son titre, Eyes Wide Shut (Les Yeux grand fermés), et le fait qu’elle survienne quelques jours après qu’il eut mis la dernière main au montage de son film ultime, dont certains doutaient même qu’il voie le jour. Il avait

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Le Cerveau et le Ciné | interview des proches | KUBRICK PHOTOGRAPHE | THE shining | expo | BIOGRAPHIE TEXTE_Michel Ciment

« Plus que jamais, il avait réussi a maintenir un secret absolu sur son dernier film. »

photographie issue de Full Metal Jacket (1987)

consacré sa vie à son oeuvre et semblait ainsi vouloir voulait-il avoir l’opinion de tiers? sceller en même temps la fin de l’une et de l’autre. Il Il était légitime que le metteur en scène qui avait atavait dû littéralement se tuer au travail. Si un cinéaste, teint le plus haut degré d’indépendance au sein du après un tournage de huit semaines, a besoin de système reçût le prix D. W. Griffith. Le premier grand quelque repos, que dire d’un homme de soixanteartiste du cinéma scénariste, réalisateur et producdix ans tournant pendant près de quinze mois, monteur de ses films, l’esprit visionnaire, l’inventeur de tant pendant un an, travaillant dix-huit heures par jour, formes et de techniques nouvelles avait ouvert le et luttant contre la montre pour respecter l’échéance siècle, et son alter ego le plus indiscutable allait le (le deadline bien nommé!) d’une sortie aux Etats-Unis clore à quelques mois près. le 16 juillet ? Plus que jamais, il avait réussi a mainteIl fut enterré dans le jardin de sa propriété, le 12 mars nir un secret absolu sur son dernier film. On a voulu après-midi, entouré de ses proches: sa femme Chrisy voir une fois de plus tiane, peintre de taun caprice, le goût du « Lorsqu’ils regardèrent le ciel à la tomlent; la fille de celle-ci, secret et l’expression bée de la nuit, nul doute qu’ils y virent Katharina, qu’il avait d’une volonté de puis- le monolithe noir, signe d’éternité, et adoptée, et son mari sance, alors qu’il esti- Icare, volant vers sa destinée. » Philippe Hobbs, qui mait à juste titre que était aussi son producl’on en sait toujours trop sur une oeuvre avant sa preteur associé; Anya, sa fille aînée, chanteuse ; Vivian, mière présentation, et que le brouhaha médiatique insa fille cadette, qui composa sous le nom d’Abigail terdit la surprise et le plaisir de l’absolue découverte. Mead la musique de Full Metal Jacket; ses petits-enIl ne put même pas voir Eyes Wide Shut totalement fants: son beau-frère Jan Harlan., producteur exécutif achevé. C’est une copie non mixée et non postsynde tous ses films depuis Barry Lyndon; Terry Semel, chronisée qu’il envoya à New York début mars, quatre les interprètes d’Eyes Wide Shut, Tom Cruise, Nicole mois et demi avant la sortie, pour qu’elle soit visionKidman et Sydney Pollack, des confrères comme Stenée par ses deux comédiens, Tom Cruise et Nicole ven Spielberg ou Mike Leigh, de vieux amis comme Kidman, et les deux patrons de la Warner, Terry SeJames B. Harris, qui produisit plusieurs de ses premel et Bob Daly. Cette décision est un mystère quand miers films, et ses collaborateurs directs. Lorsqu’ils on sait que, pour tous ses films précédents, Kubrick regardèrent le ciel à la tombée de la nuit, nul doute avait convoqué à Londres les dirigeants du studio qu’ils y virent le monolithe noir, signe d’éternité, et pour qu’ils les découvrent quelques semaines à peine Icare, libre, volant vers sa destinée. avant leur sortie. Etait-il préoccupé cette fois par une éventuelle interdiction aux moins de dix-sept ans, et Michel Ciment

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Hors-série

“ Un film est - ou devrait être - beaucoup plus proche de la muslque que du roman Il doit être une suite de sentiments et d’atmosphères. Le themes et tout ce qui est à larrière plan des émotions quil charrue. la signification de I’oeuvre, tout cela doit venir plus tard. Vous quittez la salle et, peut-être le lendemain, peutêtre une semaine plus tard. peut être sans que vousmême vous vous en rendiez compte. Vous acquérez de quelque façon quelque chose qui est ce que le cinéaste s’est efforce de vous dire. ” Stanley Kubrick (1964)

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