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Louis Durrive
Louis durrive
Université de Strasbourg LISEC EA2310
résumé
La démarche ergologique consiste à reconnaître dans l’expérience de travail une expérience de vie. En envisageant les choses ainsi, on fait aussitôt apparaître l’activité de produire comme un débat permanent, intérieur au sujet qui agit. En effet, par opposition à la vie quotidienne, la caractéristique principale du travail est l’anticipation : celui-ci est pensé à l’avance, préconstruit essentiellement grâce au langage.
Si travailler c’est aussi vivre, cela signifie que les produits des concepts ‒ plans, programmes, consignes, procédures ‒ doivent continuellement être réévalués par le sujet au moment de l’action, afin de tenir compte de la variabilité propre au milieu : variabilité infinie des situations réellement rencontrées, augmentée de la diversité tout aussi illimitée des réponses apportées par celui à qui l’on demande de produire un résultat – autrement dit celui qui doit gérer efficacement l’écart entre l’anticipé et l’actuel.
On parlera d’une représentation dynamique du travail, l’anticipé et l’actuel se dépassant l’un l’autre indéfiniment. Cette représentation laisse à penser que le dire n’épuise jamais le faire. Quand on entre dans les délibérations du sujet, il y a toujours de l’inédit à rapporter à propos de son travail. Tandis qu’il suit une consigne et satisfait aux attentes, chacun découvre qu’il est malgré tout micro-créatif. Dans cette prise de conscience, il va puiser de nouvelles raisons d’apprendre, de progresser au plan technique mais aussi linguistique car le langage est lui-même une activité, entendue ici comme une expérience normative. Mots clés : activité / ergologie / langage et travail /
introduction
Je dirai d’abord quelques mots de l’endroit d’où je parle. J’ai fait toute ma carrière dans la formation professionnelle, avec la particularité d’avoir gardé un pied à l’université, ce qui m’a finalement conduit à devenir professeur en sciences de l’éducation. Je m’inscris dans une démarche, l’ergologie, qui se veut non pas une discipline en tant que telle, mais plutôt une approche pluridisciplinaire dans le champ de l’analyse de l’activité. S’il fallait classer l’ergologie, on pourrait parler d’une approche anthropologique du travail, dans la mesure où elle revendique une filiation avec l’anthropologie de Georges Canguilhem (1972). D’un autre côté, l’Académie des sciences
morales et politiques vient d’élire l’initiateur de l’ergologie, Yves Schwartz, comme son correspondant en philosophie, ce qui laisse penser que nous sommes aussi identifiés dans cette discipline.
En croisant l’ergonomie d’Alain Wisner (1995) ‒ qui s’appuie sur le fameux écart « prescrit-réel » ‒ avec la philosophie de la vie de Canguilhem, Yves Schwartz a permis de reconnaître une spécificité au travail, sous l’angle des normes sociales et des rapports sociaux, mais sans enfermer le travail dans cette spécificité. Je m’explique. Les ergonomes, depuis les années 1950, ont démontré scientifiquement que le travail réellement effectué ne coïncide jamais point par point avec celui que l’on planifie. Il est tout simplement impossible de modéliser exhaustivement le travail, quel qu’il soit. On peut certes améliorer ses efforts d’anticipation (dans l’ordre de la pensée conceptuelle), mais on ne peut jamais prétendre avoir tout prévu, avoir standardisé un moment de vie ‒ y compris si l’on parle de tâches modestes. Yves Schwartz, à partir des années 1980, élargit ces conclusions en posant une question que l’on peut résumer ainsi : « l’écart entre concept et vie est irréductible, c’est entendu ; mais que fait-on de cet écart lorsqu’on travaille ? Que fait concrètement le travailleur confronté à l’écart entre prescrit et réel ? » (Schwartz, 2003, p. 26). La réponse est la suivante : l’opérateur ne se satisfait jamais d’une réponse toute faite, pensée par d’autres que lui, car ce serait pour lui insupportable ‒ proprement invivable ‒ d’agir comme un automate. La perspective sur l’humain héritée de Georges Canguilhem nous permet de comprendre que chacun revendique d’être l’auteur de ses actes, même s’il peut ponctuellement échouer dans cette ambition sous l’effet des contraintes. En résumé, c’est toute la représentation commune du travail qui est ici bouleversée.
Le concepteur du travail vise à supprimer l’imprévu ; or il est contrarié dans son entreprise puisque la réalité est infidèle aux prévisions : la contrainte resurgit toujours. Aucune situation de vie au travail ne peut se réduire à l’application docile de sa modélisation. Mais ce n’est pas tout. On confiera une tâche à un individu, autrement dit on lui demandera de gérer cette différence (écart) entre le travail imaginé à l’avance et sa réalité concrète. Cependant l’être humain ne réagit jamais tel un automate et cherche ‒ y compris en obéissant ‒ à s’attribuer à lui-même la consigne (autonomie) afin d’apparaître à l’origine de ses propres actes : l’initiative resurgit toujours. Notons que l’initiative indique ici ce qu’une personne manifeste d’elle-même : paradoxalement même l’inaction peut révéler un choix d’agir, une forme d’usage de soi. Finalement, l’idée d’un travail réduit à la simple et mécanique application d’un prescrit (plan, procédure, consigne, etc.) est doublement battue en brèche : parce que la contrainte ne cesse de rebondir ; parce que l’initiative ne cesse de rebondir.
Voici où je veux en venir. Il est possible d’adopter deux angles de vue complémentaires, s’agissant d’une même situation de travail : regarder celle-ci comme un moment en discontinuité par rapport à la vie humaine et simultanément la regarder comme un moment en continuité avec cette vie. Cela a notamment une incidence
pour saisir la relation entre langage et travail, comme nous allons le voir. Dans un premier temps, on peut dire que le travail est une expérience à part, en rupture, en discontinuité par rapport aux autres activités humaines. On vient de le dire, les situations productives se distinguent par de constants efforts d’anticipation principalement permis par le langage, conjugués avec les rapports sociaux afin d’apparaître comme des normes. Sur le plan objectif, la situation comme cadre de travail préexiste au travailleur : elle est modélisée souvent jusqu’aux moindres détails, ce qui lui confère son autorité de norme. On connaît l’histoire du taylorisme, qui pose comme principe la toute-puissance du dire sur le faire. On sait aussi que le fantasme de tout maîtriser à l’avance n’a pas encore réellement quitté la pensée managériale, comme le montrent par exemple certains centres d’appels où l’on cherche à standardiser les réponses aux usagers afin de diminuer les temps d’échanges téléphoniques et d’accroître ainsi la productivité.
Aujourd’hui encore, pour beaucoup de nos contemporains, les représentations du travail s’arrêtent là. Tout ce qu’il y a à savoir du travail tiendrait dans le registre de l’anticipé, c’est-à-dire dans le plan d’action – et la suite de l’histoire de ce travail ne serait donc que le déroulé logique et monotone du programme des concepteurs et organisateurs de la production. On pouvait penser qu’un demi-siècle de travaux en sciences humaines et sociales allait faire bouger définitivement les choses, que les courants de l’analyse de l’activité permettraient de remettre en question une fois pour toutes les réductions abusives du travail, la domination totale du savoir de conception sur l’expérience de la réalité. Or les préjugés sont tenaces, beaucoup de gens continuent de penser que travailler veut dire simplement appliquer une tâche, se contenter d’obéir naïvement à une consigne. Un tel aveuglement empêche de prendre en compte le travail comme un moment de vie, un moment où il se passe quelque chose d’important chez la personne en action et qui n’est pas programmé : quelque chose de l’ordre d’une délibération, d’une évaluation, d’une réflexion et d’une appropriation de ressources.
La démarche ergologique essaie de substituer à une vision simpliste et mécaniste du travail ‒ qui ne correspond à aucune réalité ‒ une vision au contraire toujours complexe, portée par la dynamique du vivant. Je précise d’emblée qu’en défendant une image a priori positive du travail, la perspective ergologique n’ignore pas les conditions productives parfois déshumanisantes à travers le monde. C’est tout l’inverse, car en s’efforçant de mettre à jour ce qui relève d’une expérience vitale et sociale dans l’activité industrieuse, l’ergologie pointe vers le risque d’aliénation du travail, de maltraitance du travailleur dès lors qu’il serait assimilé à une machine.
1. deux manièreS compLémentaireS de reGarder Le travaiL
Nous avons vu qu’il est possible d’approcher le travail avec une certaine distance : le regard éloigné retient seulement le cadre objectif du travail, celui qui a été anticipé. C’est le point de vue de celui qui organise la situation comme cadre, qui définit un certain nombre de contraintes et qui attend un résultat en conformité.
Cependant, cette situation perçue en tant que cadre d’action restera lettre morte s’il n’existe pas une autre réalité pour la prendre en charge, une réalité humaine qui préexiste à ce cadre, comme le cadre lui-même prétend préexister au travail. Nous avons là un dépassement réciproque : il ne s’agit pas ici de subtils jeux d’esprit, mais de la prise en compte d’un fait assez trivial. Le travail est effectivement préconstruit (c’est l’angle de la discontinuité) et pourtant il ne se réalise qu’en entrant dans une histoire singulière, une réalité humaine, laquelle échappe à la pré-construction, à la programmation totale. Le travail est sous cet angle-là en continuité avec la vie humaine, avec les autres expériences du vivre. Et pour saisir la réalité du travail comme moment du vivre, il convient d’adopter un regard différent de celui de l’organisateur, un regard non plus éloigné mais de proximité.
Qu’est-ce qu’un regard de proximité ? Cela consiste à être attentif à la manière dont une personne singulière rencontre à un moment donné le cadre normatif dans lequel elle va évoluer, celui qui a été pensé à l’avance sur un mode impersonnel, anonyme afin d’organiser la situation, rendre possible l’action. Cependant, cette rencontre n’a rien d’abstrait, elle s’opère dans un ici-maintenant. Cela signifie que le cadre prépensé n’est qu’une des composantes de la situation envisagée au présent, puisque l’actualité (soit un certain nombre de circonstances) doit également être prise en compte par celui ou celle qui s’apprête à intervenir. Nous pouvons ainsi distinguer deux temps dans le moment du travail interprété comme une « rencontre » entre, d’une part, certaines dispositions et, d’autre part, l’occasion qui se présente, le cas singulier. - Le premier temps est celui d’une forme d’assujettissement : le protagoniste va évaluer la situation très actuelle du travail, ce qui veut dire qu’il appréciera les conditions de l’action du moment présent et en acceptera la réalité. Au vu de la commande, c’est-à-dire des consignes de travail, ces circonstances vont apparaître comme des contraintes qu’il est obligé d’examiner. - Le second temps est celui d’une sorte de renversement, une forme de subjectivation : le sujet tente d’exister, d’être davantage actif que passif. La personne va essayer de ne pas se laisser entraîner par les contraintes et reprendre le dessus, l’initiative. Cela signifie qu’elle cherche une issue à son débat avec le milieu. Car la situation effectivement rencontrée est pour partie inédite, en décalage avec la situation idéalisée, préconçue ‒ et du fait de cet écart, elle pose problème à celui qui doit intervenir. La situation « pose problème » non pas au sens d’un schéma mécaniste où la personne au travail aurait seulement à choisir une solution parmi un catalogue de
possibilités, mais plutôt au sens d’un arbitrage original, dans la mesure où il lui faut apprécier une situation pour partie nouvelle, la peser en termes de valeurs – donc l’évaluer en fonction de ce qui est jugé important simultanément par elle-même et par les autres (d’où le terme de débat).
En bref : quelles que soient les tâches, il est indispensable de repenser la consigne en partant de la réalité présente pour espérer agir en conformité. C’est ce que nous appelons dans le vocabulaire ergologique : actualiser une norme (l’interpréter en référence à l’écart prescrit-réel). Cependant, le protagoniste de la situation ne s’arrête pas là, il va chercher à personnaliser sa réponse. Nous savons qu’il ne se contentera pas de mobiliser une ressource standard qui serait à ses yeux une autre norme impersonnelle. Il va plutôt en profiter pour imprimer sa marque, son style – car s’il est vrai que cette différence entre ce qui est dit à l’avance et ce qui se présente réellement apparaît comme une contrainte, c’est aussi pour lui une opportunité d’exister, de renforcer sa singularité. En effet, sans cet écart, sans cette marge entre le prescrit et le réel, l’humain au travail n’aurait aucun espace pour exister et tenter de se différencier : il serait réduit à une sorte de robot.
Je vais bientôt prendre un exemple dans le langage au travail, car le langage est « une activité dans l’activité » selon la formule du linguiste Daniel Faïta (2000, p. 159). Dans la perspective ergologique, nous analysons comme une activité cette navette que je viens de décrire entre l’anticipé et le très-actuel et cela vaut aussi bien pour le travail que pour le langage. Nous avons d’un côté le cadre normatif qui préexiste à l’action et qui tire son prestige, son autorité, de cette antériorité (car contrairement à une loi physique, une norme ne fonctionne que dans la mesure où elle est prise en compte par quelqu’un). Et de l’autre côté, nous avons ceux que Georges Canguilhem appelle : « les hommes normatifs », qui ne cessent de produire des normes endogènes, c’est-à-dire un « devoir-être » pour eux-mêmes ‒ et qui reçoivent les normes exogènes (le devoir-être exigé par le milieu) non pas en s’y soumettant mécaniquement mais en les retraitant pour eux-mêmes, dans le double mouvement que nous venons de voir, l’actualisation et la personnalisation de la norme. Lorsque l’on interprète une situation de travail uniquement sous l’angle objectif, on perçoit celle-ci comme un cadre d’action. C’est le regard éloigné, nous dirons « en désadhérence ». En revanche, chaque fois que l’on y regarde de près (c’est le regard de proximité, « en adhérence »), on découvre que la situation est aussi une réalité subjectivement vécue, car la personne veut toujours être au centre de sa propre vie, organiser le monde autour d’elle en fonction d’elle-même, afin d’y trouver une cohérence et les conditions de son action. C’est la centralité dont parle Georges Canguilhem, en la présentant comme la revendication existentielle de l’être humain, une exigence qui est le ressort du vivre. Il y a donc deux manières d’aborder une situation de travail : la situation comme cadre et la situation comme centre. Il s’agit de les considérer ensemble, dans la mesure où l’une éclaire l’autre. Le cadre normatif, ce ne sont pas des rails qu’il suffirait de
suivre docilement au travail. C’est plutôt un panneau indicateur, selon la métaphore de Wittgenstein (1986, p. 85) à propos de la règle. Le cadre indique une direction à suivre, mais il n’anticipe pas totalement la rencontre avec le moment du travail. Loin d’être une simple redondance du prescrit, l’activité fait exister ce prescrit et le renouvelle sans cesse. Et réciproquement : l’activité est rendue possible par le cadre normatif.
Nous venons de le souligner : ce qui est dit ici à propos du travail vaut également pour le langage, car ce sont toujours des « activités » au sens d’expériences normatives. Ce sont en effet les normes qui paradoxalement vont provoquer les écarts et par la suite, entraîner la gestion de ces écarts, ce qui entretient des points de vue différents. C’est la norme qui ouvre la possibilité d’une renormalisation ‒ un terme qui veut dire non pas invention d’une nouvelle norme mais retravail des conditions de réalisation de la norme, à l’issue du débat interne que chacun entretient avec le milieu dans lequel il doit intervenir. « Débat » puisque chacun est continuellement pris dans un dilemme, celui de se plier à la norme pour exister socialement, sans toutefois renoncer à exister singulièrement, ce qui suppose de renormaliser, faire passer la norme par soi.
« Vivre la situation comme centre » est une expérience qui nous est commune, car c’est la manifestation d’un engagement au travail. Lorsqu’un être humain évolue en santé (au sens de Canguilhem1) dans son milieu professionnel, c’est qu’il n’a aucun mal à se reconnaître non seulement acteur mais aussi auteur de ses actes, responsable de ce qu’il maîtrise dans le moment de l’action. Inversement, lorsqu’il échoue à piloter la situation qu’il est en train de vivre, à se vivre aux commandes de ce qui lui arrive, il risque de décliner y compris en compétences car il ne parvient plus à reprendre l’initiative. Au lieu de se placer devant les contraintes pour les gouverner selon son projet, il reste derrière elles et les subit, jusqu’à mettre en danger sa propre santé.
2. un exempLe de diaLectique LanGaGe et travaiL
J’en viens à présent plus explicitement à la relation dialectique entre le langage et le travail. En réalité, je n’ai pas cessé d’en parler depuis le début de mon exposé, puisque le langage est l’outil de la désadhérence. La désadhérence, c’est la distance que prend l’esprit humain par rapport à l’événement, aux circonstances dans lesquelles il se trouve ancré à un moment donné. La désadhérence se manifeste avant tout par le langage : le langage au service de l’activité dans la vie ordinaire, avec les mots qui construisent d’autres formes de distance relative à l’immédiateté de l’acte, telles que le geste industrieux et la technique elle-même ; le langage discipliné également, qui se
1. « Je me porte bien dans la mesure où je me sens capable de porter la responsabilité de mes actes, de porter des choses à l’existence et de créer entre les choses des rapports qui ne leur viendraient pas sans moi, mais qui ne seraient pas ce qu’ils sont sans elles » (Canguilhem, 2002, p. 68).
met au service de l’univers social, des organisations et plus rigoureusement encore, au service de la connaissance, de l’univers des concepts scientifiques.
Faire quelque chose dans le très-actuel, affronter les provocations du moment présent, c’est inversement agir « en adhérence ». Nous avons là l’image d’une course-poursuite, d’un dépassement mutuel : le langage anticipe le moment présent, il le devance avant d’être devancé à son tour par l’inédit du présent. Yves Schwartz souligne :
« Comme l’illustre la différence prescrit et réel, le langage et l’activité sont en relation de double anticipation. Le langage anticipe l’activité et pour cela a besoin de faire comme si les choses étaient stables, invariables ; l’activité ensuite, toute entière plongée dans l’histoire en train de se faire, déborde à son tour le langage du fait de la variabilité, anticipe ce qu’il faudra ensuite chercher à exprimer dans des mots. Ce sont deux registres qui sont en dialectique permanente : leur dépassement réciproque produit toujours plus d’histoire, toujours plus de savoirs. » (1989, p. 98).
Pour illustrer cette double anticipation, je propose ici l’extrait d’un échange à propos du travail, que nous avons recueilli dans un centre de formation professionnelle. Deux jeunes filles sont employées de caisse en hypermarché en contrat de professionnalisation et commentent la vidéo de leur travail dans un dispositif de retour d’expérience, avec auto-confrontation croisée.
« Coralie : Nous avons le « sbam plus » Sourire, bonjour, au revoir, merci… plus : bonjour Madame, Monsieur – au revoir Monsieur, Madame – et bonne soirée, bon après-midi – voilà, bon week-end – pendant les fêtes, on fera : joyeux Noël, bonnes fêtes de fin d’année – et plus…
Marie : avec sa petite touche…
C : et du coup, il y avait une phrase qui normalement avait été mise en place : « est-ce que tout s’est bien passé ? » mais ma manager caisse et ma tutrice, celle que vous avez vue, elles se sont un peu rendu compte que c’était compliqué de la placer – et que ça mettait un peu mal à l’aise et le client et nous – donc ils nous laissent libres choix de rajouter nous-mêmes un « plus » …
Donc après ça dépend… mais par exemple, quand je vois un client avec un poulet rôti chaud, qui passe à un moment où je commence à avoir faim surtout, eh bien je lui fais une petite remarque comme : « ah, vous êtes venu me narguer ! » – alors ils font (sourire) : hein, hein !
Formatrice : en fait, vous personnalisez en fonction des clients…
C : voilà, c’est ça, en fonction, pour chaque client – mais je n’ai pas pensé…
Oui et il y en a qui me disent bonjour, c’est pas la première fois qu’ils viennent à ma caisse et ils parlent plus qu’un autre client… alors voilà.
Et je ne le fais pas pour tout le monde ! Un client qui ne me dit pas bonjour, je ne vais pas aller lui faire le « sbam plus », je vais lui faire le sbam / et peut-être le miniplus – mais pas le double plus, ça c’est sûr… (…) M : ça vient tout seul, en fait – on n’a pas besoin… / on personnalise, on raconte notre vie, quoi !
C : oui voilà, c’est instinctif – on se dit pas : « là, il y a un poulet, il faut que je dise ça ! ».
Formatrice : non, c’est spontané…
C : oui voilà – et du coup, c’est pas comme cette phrase qu’on était censé… être obligé de le faire : (grimace) : est-ce que tout s’est bien passé ?
Il y avait un contrat étudiant, une fois derrière moi, – déjà il allait hyper-vite, et en plus il faisait [elle détourne le regard tout en mimant le geste de scanner à toute vitesse] : bonjour Madame, tout s’est bien passé ? – bonjour Madame, tout s’est bien passé ? Et il n’écoutait pas ce qu’elle disait dans tous les cas ! Je ne vois pas l’intérêt de la phrase si c’est pour la placer entre deux articles…
M : moi, je l’utilise vraiment pour savoir… oui parfois des personnes âgées, pour savoir si elles ont tout trouvé, si elles ont tout trouvé dans le magasin, mais pas la phrase-type, quoi (moue). C’est pas moi, ça ! Pour moi, c’est pas moi ! »
Il s’agit de deux professionnelles débutantes, qui sont en attente de repères afin de répondre au mieux à la commande. Elles ont pris connaissance de la norme afin de gérer la rencontre avec le client ‒ et en particulier d’une nouvelle phrase-type, une sorte de surenchère dans la manifestation de l’esprit de service puisqu’il s’agit de prolonger les formules de politesse déjà utilisées en marquant sa sollicitude : « est-ce que tout s’est bien passé ? ». Nous avons là un exemple de double anticipation. L’initiative managériale correspond à une première anticipation des situations de travail à venir. Des éléments de langage sont livrés aux employés afin de gérer les situations à venir, forcément inédites. Cependant la vie resurgit, la réalité humaine ne se laisse pas entièrement modéliser : on parlera de reprise d’initiative, de deuxième anticipation. Effectivement, les deux apprenties remarquent que l’application mécanique de la consigne génère un malaise, une gêne pour le client comme pour l’employée, dans la mesure où la relation semble préfabriquée alors qu’ils la veulent authentique. Les apprenties évoquent à ce moment-là leurs propres ficelles de métier. Même si elles n’ont pas beaucoup d’expérience, elles constatent d’elles-mêmes la portée et l’efficacité de leur renormalisation, de leur retravail de la norme, de leur créativité verbale. Le modèle linguistique proposé par le management est ici dépassé, doublé, anticipé par le « terrain ». Issue de la vie réelle, l’initiative des employées déborde la première initiative, celle des encadrants (elle va plus loin que le modèle, elle le dépasse, elle l’anticipe au sens où elle se place devant lui) – et cette initiative de terrain peut même instruire celle des organisateurs, si l’on veut bien lui prêter suffisamment d’attention.
Certes, les « ficelles » que proposent chacune des apprenties ne sont pas forcément toutes à retenir et à modéliser, mais elles peuvent certainement inspirer une réflexion collective sur de nouvelles manières de s’y prendre dans la relation au client.
La situation comme cadre (impersonnelle) et la situation comme centre (personnelle) se confortent l’une l’autre. L’activité apparaît alors comme un renforcement réciproque entre le cadre qui oblige et l’action qui libère : « une créativité dans le respect d’une exigence préalable », selon la formule de Michel Jouanneaux (1994, p. 41) – une prise d’initiative à l’intérieur même d’une contrainte, ou encore une « expérience normative ».
pour conclure : c’est une démarche qui inspire une méthodologie
Rapidement présentée ici, cette approche de l’activité humaine peut de prime abord sembler complexe. Elle est pourtant très proche de l’expérience quotidienne la plus familière. Son étrangeté vient de la mise en mots de ce qui n’est pas verbalisé habituellement parce que trop banalisé, regardé comme anecdotique : la micro-créativité dont chacun de nous fait preuve dans des situations où il doit agir, autrement dit où il lui faut reprendre l’initiative. En faisant découvrir qu’une même situation vécue au travail peut être regardée sous deux angles très différents qui vont interagir, on ouvre un nouvel espace d’appropriation, donc de formation.
Imaginons une formation en français dans la vie professionnelle, abordée dans une perspective ergologique. On organisera systématiquement un retour d’expérience, de manière à retrouver les termes de la dynamique entre l’anticipé et le réalisé : a) Le repérage, c’est le regard éloigné : la situation comme cadre. C’est l’étape de l’inventaire de différentes contraintes qui étaient à prendre en compte dans la situation de travail, notamment des éléments d’un corpus linguistique professionnel ; on est alors à distance de la réalité, « en désadhérence ». b) L’ancrage, c’est le regard de proximité, la situation comme centre. C’est l’étape où la personne rend compte, de façon chronologique et en serrant les faits au plus près, de ce qui s’est passé, y compris les échanges linguistiques dans les interactions. Durant une séquence à déterminer (dix minutes par exemple), l’activité est déroulée minutieusement. On se place « en adhérence », c’est-à-dire dans le « vécu brut », qui se déroule au présent. c) La confrontation des deux registres : de loin et de près. C’est l’anticipation mise en regard de la réalité vécue. L’exercice est très productif en termes d’apprentissage : le sujet prend conscience d’avoir agi à partir de ce qui faisait pour lui contrainte (limite ou point d’appui) et en même temps, d’avoir négocié une marge de manœuvre indispensable pour reprendre l’initiative et s’approprier l’issue de la question à résoudre.
Chacun comprend alors que la norme (notamment linguistique) est indispensable pour permettre une activité, la gestion d’un écart, autrement dit une renormalisation – qui est un processus d’appropriation de la norme.
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