.1 KAZKAMO
C
'Ă©tait certain ! La nuit risquait d'ĂȘtre longue... Mon propriĂ©taire avait sorti ses outils. Comme dâhabitude, nous allions veiller ensemble jusqu'au lever du jour. Parfois, des coups de tĂȘte montraient des signes de fatigue pour lui. Quant Ă moi, câĂ©taient des craquements de planches. Notre vie Ă©tait sur mesure. Plier, piquer, surfiler, assembler, Ă©taient nos heures d'intimitĂ©. Ce sont tous ces moments qui ont fait de moi ce que je suis. Je me nomme Man DĂ©lo.
Et sans prĂ©tention je suis une belle case crĂ©ole de la famille de kazkamo, originaire de Pointe-Ă -Pitre. Je me souviens que mĂȘme lorsque les guimbos venaient faire la fĂȘte sous mon chapeau de tĂŽles, mon propriĂ©taire restait impassible, crayon Ă la bouche, sourcil froncĂ©, les yeux immobiles, concentrĂ© comme du lait NestlĂ© sur sa feuille. Puis il jetait des regards rapides sur mes planches de bois oĂč Ă©taient accrochĂ©s de longs morceaux de tissus tout en donnant de grands coups de crayon sur sa feuille. Parfois j'Ă©tais perplexe,
Man DĂ©lo quand je voyais tous ces croquis au sol. Mais quand aprĂšs un dernier sursaut et quelques coups de crayon fusain, il levait la tĂȘte Ă une heure trĂšs avancĂ©e, le rĂ©sultat Ă©tait Ă©poustouflant. Un pur chef d'Ćuvre ! Alors, imaginez ce que je pouvais ressentir lorsque le croquis prenait vie, aprĂšs un assemblage Ă coups de ciseaux, aiguilles et machine Ă coudre. MĂȘme moi, je me sentais belle. Belle en effet, parce que j'arborais sur ma robe de bois toutes sortes de tissus. Je portais du tissus madras en passant par la dentelle, la soie, jusqu'aux tissus africains. En somme pour chacune de ses crĂ©ations nous voyagions ensemble. Et quand il accrochait sur mes planches de bois, l'une de ses belles robes, je me sentais comme son premier modĂšle et je me laissais faire volontiers. Toutes ces couleurs et ces motifs sur mon ossature en bois faisaient bien rire mes consĆurs. Elles trouvaient mĂȘme que je ressemblais Ă Arlequin. En rĂ©alitĂ©, elles n'avaient pas tout Ă fait tort, car il y avait du tissu partout, du sol au plafond. Je ne savais mĂȘme
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Texte : Olivier Gripacus Illustration : LifeisDzign
plus si ma robe Ă©tait faite de bois ou de tissus. Christian Lacroix, surnommĂ© aussi le " couturier de la couleur " aurait sĂ»rement Ă©tĂ© jaloux. Cependant, une seule chose comptait pour moi : notre bonheur. Et, c'Ă©tait rĂ©ciproque. Bon ! Pas besoin de vous faire un dessin. Vous l'avez forcĂ©ment compris : mon propriĂ©taire est un artiste, un couturier, un styliste. Appelez-le comme vous voulez. Incompris par certains, novateur pour d'autres, moi je peux fiĂšrement dire qu'il n'y a pas deux propriĂ©taires comme lui et pas deux cases crĂ©oles comme moi. Il avait en lui le gĂ©nie crĂ©atif. Hommes, femmes, enfants, mariĂ©s, endeuillĂ©es, tous venaient nous voir car tous nous connaissaient. GrĂące Ă des dĂ©filĂ©s, nous Ă©tions passĂ©s sur le grand Ă©cran et avions mĂȘme traversĂ© l'Atlantique. De notre complicitĂ©, un style Ă©tait nĂ© et nous Ă©tions enfin reconnus. ĂlĂ©gance comme maĂźtre mot. Non je n'Ă©tais pas une simple petite case en bois sans vie, j'Ă©tais Man DĂ©lo la case crĂ©ole de PointeĂ -Pitre, haute en couleur et en couture.
Magazine MAISONS CRĂOLES GUADELOUPE n°143