Méditerranée, 30 écrivains pour voyager

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JUIN 2017 DOM/S 6,80 € - BEL 6,70 € - CH 12,00 FS - CAN 9,25 $ CAN - ALL 7,70€ - Aut 6,90€ - ITL 6,80 € - ESP 6,80 € - GR 6,80 € - PORT CONT 6,80 € - MAR 65 DHS - LUX 6,80 € - TUN 7,90 TND - TOM /S 950 CFP - TOM/A 1500 CFP - MAY 6,80 €

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L’édito

de Pierre Assouline

Arditi et Labro SON PÈRE, SA MÈRE

I

l n’y a pas d’âge pour dire « papa » ou « maman » même et le jeune rugbyman montalbanais monté à Paris. Sauf si d’autres préféreront toujours dire « mon père » ou que dans les deux cas la forme est tout aussi sobre, dépour« ma mère ». Question d’éducation et de milieu, de vue de lyrisme, de pathos et de mièvrerie. Philippe Labro, sensibilité et de pudeur aussi. Vingt ans après la mort lui, paie sa dette à sa mère mais sans règlement de compte. de son père, Metin Arditi revient sur l’homme qui fut Lui aussi dans l’admiration mais sans mélange, tout dans son héros. Il lui retourne les os selon un vieux rituel afrila reconnaissance. Il est vrai que ce n’était pas seulement cain qui, lui, n’a rien de métaphorique. Dénuées de toute sa mère, c’était quelqu’un. Un personnage. Une force de canostalgie, un piège dans ce genre d’exercice, ses réminisractère. Avec cela un puits d’amour et de générosité qui, cences l’entraînent à louer sa sagesse, sa force, sa tendresse, dans ses derniers temps, ne tenait qu’à un seul objet qu’elle son audace en affaires, son obsession de l’humilité et ne lâchait d’ailleurs jamais. Il renfermait un trésor : la liste jusqu’à sa lotion après-rasage. Au fond, tout ce qu’il avait des dates d’anniversaire de sa nombreuse parentèle. Afde rassurant pour les siens. Du moins dufable avec ça, mais bouche cousue sur son rant les années d’enfance et de jeunesse Ce n’était pas passé. Il lui a fallu fendre l’armure devant de l’auteur. Après, dès lors qu’ils purent se seulement sa mère, l’insistance de son fils, rompu à l’art de parler entre hommes, d’égal à égal, ce fut l’interview, et raconter : un père polonais plus tendu car ils ne partageaient pas la c’était quelqu’un. inconnu, l’héritage d’un petit rien qui reUn personnage. Une flète l’indéfinissable charme slave, une même manière de se sentir juif. C’est peu dire que le fils admirait le force de caractère. grâce de tanagra, l’abandon par la mère, père : il semble avoir tout fait, jusqu’au les années difficiles, et puis… Ensemble, choix des études, non pour lui plaire mais pour ne pas le ils ont remonté le cours du temps mais seul il a enquêté décevoir. Il voulait susciter sa fierté mais n’aura pas réussi pour mettre à nu les ressorts de son histoire, exhumé les à gagner son estime. Leur différend sur la question israélocartons, couru les archives, retrouvé les photos jaunies et palestinienne devint si profond qu’il déborda de sa seule les lettres. Philippe Labro n’apprendra que bien longtemps dimension politique pour gâcher leur relation sur le plan après la guerre que ses parents avaient monté chez eux une humain. Pas un roman de Metin Arditi n’échappe à cette filière d’hébergement et d’évasion pour des Juifs traqués, ombre portée, ici par un détail, là par un écho. ce qui leur vaudra d’être Justes parmi les Nations… L’un est né en 1945, l’autre en 1936. Pourtant, après Il n’y a pas d’âge pour se sentir orphelin avoir lu Metin Arditi et Philippe Labro dans les plis de ce Il s’adresse à lui directement dans de brefs passages en qu’ils ont de plus personnel, on les imagine aujourd’hui italique, lui assénant parfois des reproches comme autant encore capables de chercher leurs numéros de téléphone de coups de massue, dénonçant sans détour sa lâcheté, sa pour appeler l’un son père, l’autre sa mère, afin de demanfaiblesse, son habileté manipulatrice avec une violence, der conseil, de partager une joie, de douter ensemble. En une dureté, un ton qui ne sont pas sans rappeler ceux de écrivant, ils ont eu l’impression, si douce et si légère, de deux classiques du genre : le Simenon de Lettre à ma mère vivre à nouveau près de l’absent. Il n’y a pas d’âge pour se et le Kafka de Lettre au père. L’ombre de Nietzsche plane sentir orphelin. P sur sa réflexion. Amor fati. On peut tenir avec deux mots ? On peut. Embrasser son destin mais sans résignation ni MON PÈRE SUR MES ÉPAULES, Metin Arditi, fatalisme. Amor fati : deux mots. Comme « mon père ». éd. Grasset, 176 p., 15 €. Autre récit, même esprit, alors que tout sépare l’adoMA MÈRE, CETTE INCONNUE, Philippe Labro, éd. Gallimard, 192 p., 17 €. lescent turc instruit et éduqué sur les rives du lac Léman N° 580/Juin 2017 • Le Magazine littéraire - 3


Sommaire Juin 2017 n° 580

28

6 3 Édito Par Pierre Assouline

Esprit du temps

6

L’ÉVÉNEMENT 70e Festival de

Cannes : la bibliothèque du festival, d’André Gide à Alice Munro Par Hervé Aubron, avec Pierre Assouline et Alexis Brocas 24 PRESTO L’actualité en bref 28 PORTRAIT Fred Vargas La star farouche Par Marie-Dominique Lelièvre 34 La chronique de Luc Ferry Victor Hugo, Les Misérables et l’économie

ALFA/THE KOBAL COLLECTION/AURIMAGES -LOUISE OLIGNY/ÉD. FLAMMARION -ROBERT HARDING/HEMIS.FR

Critique fiction

34 F rancis Scott Fitzgerald, Je me tuerais pour vous et autres nouvelles inédites Par Bernard Morlino 36 David Mitchell, L’Âme des horloges Par Alexis Brocas 38 Haruki Murakami, Des hommes sans femmes Par François Vey 39 Mario Vargas Llosa, Aux cinq rues, Lima Par Alexis Brocas 40 Arnaud Guillon, En amoureux Par Jean-Baptiste Harang 42 Claire Gallois, Et si tu n’existais pas Par Patricia Reznikov 43 Adrien Goetz, Villa Kérylos Par Évelyne Bloch-Dano 44 Richard Texier, Le Grand M Par Patrick Grainville 48 POLAR Hannelore Cayre, La Daronne Par Simon Bentolila 49 BD G raham Greene, l’agent double Par Nicolas Tellop 50 AU FOND DES POCHES 52 LIRE ET RELIRE A lexandre Vialatte Par Pierre Lemaitre

Critique non-fiction 56 HISTOIRE LITTÉRAIRE M adame de Staël, Œuvres Par Robert Kopp 58 SOCIOLOGIE N athalie Heinich, Des valeurs. Une approche sociologique Par Maxime Rovere 60 IDÉES Collectif, L’Âge de la régression 64 BIOGRAPHIE Antoine Idier, Les Vies de Guy Hocquenghem Par Patrice Bollon 67 La chronique de Maurice Szafran Thierry Frémaux, le croisé de la Croisette

68 Aux lumières de la Méditerranée

68 DOSSIER 70 72 74 75 76 78 80 82 86 87 88 89 90 91 92

Dossier coordonné par Pierre Assouline orts d’attache P Tu n’as rien vu à Portopalo Par Dominique Fernandez La Ciotat, celle qui revit Par Serge Joncour Sète, « l’île singulière » Par Jean-Baptiste Del Amo Spectres de Beyrouth Par Vénus Khoury-Ghata Sur une pierre du Vieux Ténès Par Leïla Sebbar Dellys, retour au port de l’enfance Par Gilles Lapouge Exposition : le Mucem se fait détroit entre

la Méditerranée et l’océan Indien Par Marie Fouquet Portraits croisés Une seule mer, mille rives Par Alexis Brocas Vacances à Ibiza Par Emil Cioran La Corse, sombre fanfaronne Par Marie Susini Procida, citadelle revêche Par Elsa Morante Naples contre Venise Par Régis Debray La Crète, Léviathan malmené Par Lawrence Durrell Bodrum, le berceau d’Hérodote Par Ryszard Kapu´sci´nski Bibliothèque idéale Par Alexis Brocas

Sortir 94 EXPOSITION Bistrot ! Les virtuoses de l’ivresse Par Marie Fouquet 96 THÉÂTRE Médée ressuscitée Par Christophe Bident 98 La chronique de Franz-Olivier Giesbert Un Singer peut en cacher un autre ONT AUSSI COLLABORÉ À CE NUMÉRO : Maialen Berasategui, Jeanne El Ayeb,

Jean Hurtin, André Masse-Stamberger, Pierre Maury, Pierre-Édouard Peillon, Jean-Claude Perrier, Bernard Quiriny, Laure-Anne Voisin.

EN COUVERTURE Édition nationale : vue de la Côte amalfitaine © Christina

Anzenberger-Fink/Plainpicture. Édition spéciale Festival de Cannes : Marilyn Monroe en 1955 © Eve Arnold/Magnum Photos.

© ADAGP-Paris 2017 pour les œuvres de ses membres reproduites à l’intérieur de ce numéro. CE NUMÉRO COMPORTE 4 ENCARTS : 1 encart abonnement Le Magazine littéraire

sur les exemplaires kiosque France + Étranger (hors Suisse et Belgique). 1 encart abonnement Edigroup sur les exemplaires kiosque en Suisse et Belgique. 1 encart VPC coffret Tintin dans l’histoire sur les abonnés. 1 encart Le Point sur les abonnés. N° 580/Juin 2017 • Le Magazine littéraire - 5


L’événement

LA BIBLIOTHÈQUE DE CANNES

70

ROMANS GRANDS FILMS

À l’heure du 70e Festival de Cannes, panoramique sur les adaptations de livres qui ont jalonné son histoire. Pages réalisées par Hervé Aubron, avec Pierre Assouline et Alexis Brocas

C

annes, soixante-dixième. Une nouvelle fois, une seconde ville va pousser sur la Croisette. Un aérodrome des fantasmes, une immense gare où convergent tous les convois du cinéma. La littérature y a ses compartiments réservés. « On est dans deux trains qui se croisent sans arrêt », disait Jean-Luc Godard à Marguerite Duras, en 1987, pour résumer les rapports de la littérature et du cinéma. Cannes est aussi à sa manière une Babel, une bibliothèque où, chaque année, se déposent de manière aléatoire les livres qui ont excité, saisi ou requis des cinéastes. Pour marquer cet anniversaire, Le Magazine littéraire a décidé de faire l’inventaire de cette bibliothèque virtuelle, en recensant les livres qui ont été adaptés et projetés à Cannes, au fil des années et des sélections. L’idée n’était pas de remettre sur le feu les débats, tour à tour tatillons et essentiels, qui entourent l’enjeu sensible de l’adaptation littéraire au cinéma. Il s’agit bien plutôt de fêter soixante-dix ans de lectures à l’écran, avec ce que cela comporte

d’interprétations fulgurantes et de fidélité paresseuse, de rencontres miraculeuses et de rendez-vous manqués. Au rayonnage 2017

À LIRE AUSSI La chronique de Maurice Szafran, p. 67.

Cannes est aussi une Babel où se projette la lecture. 6 - Le Magazine littéraire • N° 580/Juin 2017

Cette édition va encore augmenter le fonds de la bibliothèque cannoise. Deux films, en compétition, sont le fruit de curieuses imbrications, sur le mode de poupées gigognes. Dans Le Redoutable, Michel Hazanavicius, l’auteur des comédies OSS 117, adapte Un an après, récit où l’écrivaine et ancienne actrice Anne Wiazemsky faisait le portrait, en 2014, de son couple avec Jean-Luc Godard, durant le tournage de La Chinoise, les flux et reflux de Mai 68. Par l’entremise d’un livre, un cinéaste devient personnage de fiction (ici incarné par Louis Garrel). OSS JLG parviendra-t-il à dépasser la figurine vintage ? Également en compétition, Sofia Coppola transpose elle le roman Les Proies (The Beguiled), qui avait déjà été porté à l’écran en 1971 par Don Siegel, avec Clint Eastwood : à la fois une adaptation et un remake, avec gros casting (Kirsten Dunst, Nicole Kidman, Colin Farrell). Publié en 1966 par l’Américain méconnu Thomas Cullinan, le livre est un huis clos vénéneux pendant la guerre de Sécession : laissé pour mort, un soldat

nordiste est recueilli dans un pensionnat de jeunes filles sudistes. Il en résulte une mayonnaise pulsionnelle très moutardée : le bel estropié, qui ne peut s’enfuir, se retrouve dans un nid d’araignées affamées. Après Virgin Suicides (le premier film de Sofia Coppola), les vierges cannibales ? À la Quinzaine des réalisateurs s’annoncent deux hybridations non identifiées. Le titre du nouveau film de Bruno Dumont est sobrement informatif (Jeannette, l’enfance de Jeanne d’Arc), mais son projet rue une nouvelle fois dans les brancards et dans les dunes de la Côte d’Opale, devenues le terrain de jeu du cinéaste. Carnaval au carré : présenté comme une comédie musicale, le film adapte une sorte de parodie très sérieuse – en l’occurrence Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, où Charles Péguy ressuscitait le théâtre médiéval. Dans Un beau soleil intérieur, Claire Denis suit, elle, les avanies sentimentales d’une divorcée décidée à refaire sa vie (interprétée par Juliette Binoche). Sous les pavés du pitch de téléfilm, une plage hors cadastre semble-t-il : présenté comme une comédie, le film est aussi une adaptation des Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes, coécrite avec Christine Angot. P H. A.


À LIRE

UN AN APRÈS, Anne Wiazemsky, éd. Folio, 240 p., 7,20 €.

LES PROIES, Thomas Cullinan, traduit de l’anglais (États-Unis) par Morgane Saysana, éd. Rivages/Noir, 678 p., 10,65 €.

FRAGMENTS D’UN DISCOURS AMOUREUX, Roland Barthes, éd. du Seuil, 280 p., 23,30 €.

Marilyn Monroe, 1955.

N° 580/Juin 2017 • Le Magazine littéraire - 7

EVE ARNOLD/MAGNUM PHOTOS

LE MYSTÈRE DE LA CHARITÉ DE JEANNE D’ARC, Charles Péguy, FB éd., 126 p., 13,61 €.


STUDIOCANAL FILMS LTD/THE KOBAL COLLECTION/AURIMAGES

L’événement Cannes 70 ans

La capitale autrichienne occupée est l’autre personnage principal du Troisième Homme.

1946 LA SYMPHONIE

1949 LE TROISIÈME HOMME, Carol Reed

PASTEURISÉ

C

PASTORALE, Jean Delannoy

GRAHAM GREENE UNDER COVER

Avec La Symphonie pastorale (1919), André Gide l’immoraliste donne dans l’édifiant. En Suisse, dans un village de montagne, la famille d’un pasteur recueille une fillette aveugle. La tragédie douceâtre, adaptée par Jean Delannoy, recevra le premier trophée du festival et sera l’un des films visés par Truffaut quand il pilonnera la « Qualité française ».

LA SYMPHONIE PASTORALE, André Gide, éd. Folio, 160 p., 6,60 €.

1946

1947

8 - Le Magazine littéraire • N° 580/Juin 2017

e chef-d’œuvre est un cas en ce qu’il doit beaucoup à la plume d’un grand écrivain lequel, pour une fois, n’avait pas écrit un grand roman. À la fin des années 1940, Graham Greene écrit un scénario à la demande du réalisateur Carol Reed ; s’appuyant sur un matériau rassemblé pour un projet de nouvelle, il s’inspire d’une affaire de trafic de pénicilline frelatée qu’il eut à connaître lors de ses activités d’espionnage pendant la guerre. The Third Man est tourné en 1948 dans les décombres encore fumants, les souterrains poisseux et les tunnels glauques de la capitale autrichienne divisée en quatre secteurs d’occupation. Le cinéaste a réussi là une sorte de documentaire expressionniste dont la puissance

1948

d’imprégnation tient en grande partie à la lumière en clair-obscur et aux cadrages obliques de Robert Krasker – et à l'interprétation d’Orson Welles. Le film fut couronné du grand prix du festival. Stimulé par le succès du film, Graham Greene novélisa peu après son propre script pour en faire un thriller en deçà du film de Reed, mais qu’importe. Le Troisième Homme est leur œuvre commune.

LE TROISIÈME HOMME, Graham Greene, traduit de l’anglais par Marcelle Sitbon, éd. Le Livre de poche, 160 p., 4,10 €.

MIRACLE À MILAN, Vittorio De Sica, d’après Totò il buono de esare Zavattini. C

LA MAISON DES ÉTRANGERS, Joseph L. Mankiewicz, d ’après J erome Weidman.

LES CONTES D’HOFFMANN, Michael Powell et Emeric Pressburger, d ’après l’opéra de Jacques Offenbach.

1949

1951


Portrait

Par Marie-Dominique Lelièvre

LA STAR farouche

Passée des chantiers de fouilles archéologiques au polar, FRED VARGAS publie une nouvelle enquête de son héros Adamsberg. Suivie par un million de lecteurs fans, elle fuit l’exposition médiatique comme la peste – qui fut son sujet de thèse.

U

n authentique cafétabac de Paris avec tous ses accessoires, la carotte, le store rouge, les chaises ­bistrot en rotin nylon occupées par de vrais vieux : Fred Vargas donne ses rendez-vous au Naguère, à l’angle de la rue Roger et de la rue Daguerre, dans le 14e arrondissement. Ce titi parisien habite au bout de la rue, devant le cimetière Montparnasse. Prenant place, elle s’adresse, en me tournant le dos, à Soizic Molkhou, son attachée de presse des éditions Flammarion, dont elle a exigé la présence. « J’ai un problème avec les portraits, j’vois pas l’intérêt, les journalistes je devine d’avance, 28 - Le Magazine littéraire • N° 580/Juin 2017

elle est sapée comme ci, elle a vieilli, franchement je vois pas. Bon, c’est vrai, j’ai pas fait le moindre effort vestimentaire, j’aurais du mal. » Son pseudonyme est un hommage à Maria Vargas, le personnage interprété par Ava Gardner dans La Comtesse aux pieds nus. De l’humour, sans doute, car Patti Smith, en comparaison, semble manucurée (même de dos). Fred Vargas ne maquille pas son mépris des interviews. « Tu vois, franchement, raconter la gueule que t’as, combien t’as vieilli, quand t’écris des petits romans policiers, ça m’échappe. Je suis pas intéressante. L’intérêt des livres, c’est au lecteur de juger. » Entendu ! Fred Vargas n’est pas intéressante, puisqu’elle le dit. Mais ses tirages stratosphériques et sans faiblir, voilà un phénomène captivant.

« Je suis pas un phénomène. » Alors Soizic Molkhou, apaisante : « À chaque livre, trois cent mille personnes sont réunies autour de toi, chérie, c’est un fait. » Chérie ne se calme pas, et patati, et patata. Le négligé comme signature

Ne décevons pas Fred Vargas, expertisons sa panoplie tandis qu’elle fuit la visibilité. Marinière à rayures un poil décolorée, baskets avachies, longue écharpe en laine boulochée à mort, un négligé-signature. Le genre « j’arrive d’un chantier de fouilles et j’ai pas eu le temps de me changer depuis 2005 ». L’archéozoologue, l’ancienne responsable de zone, la médiéviste qui fouillait le parking du palais de Justice à Paris, n’a jamais quitté ses habits de travail. >>>


LOUISE OLIGNY/FLAMMARION

Fred Vargas, février 2015. N° 580/Juin 2017 • Le Magazine littéraire - 29


Dossier

Aux lumières de la MÉDITERRANÉE 70  Ports d’attache

82  Portraits croisés Dossier coordonné par Pierre Assouline

68 - Le Magazine littéraire • N° 580/Juin 2017

l’huile d’olive, son ferment symbolique, et à ne l’appréhender que par les pérégrinations de sa cuisine. Depuis L’Iliade, ils ont chanté dans toutes ses langues ses villes et ses ports, ses îles et ses villages, renforçant l’idée que la Méditerranée demeurait au cœur mythique de l’Occident. Des contributions que Le Magazine littéraire a sollicitées auprès d’une quinzaine d’écrivains et de celles retrouvées dans une manière de « Bibliothèque idéale méditerranéenne », il émane quelque chose comme une passion amoureuse faite de récits de vie très personnels, de parfums d’enfance, de souvenirs de vacances, de réminiscences de lectures. Un élément les domine tous : la lumière. Une certaine qualité de lumière. Les écrivains et les poètes seront toujours à la peine pour l’évoquer face à un Matisse, à un Marquet, ou à un Nicolas de Staël. C’est pourtant bien elle qui fait le lien, non parce qu’elle est unique et monochrome, mais justement parce qu’elle demeure identifiable entre toutes à travers ses nuances, d’Halicarnasse à Tanger. P P. A.

Bonifacio, à la pointe sud de la Corse.

ROBERT HARDING/HEMIS.FR

M

û par un ancien réflexe éprouvé par la référence prudente aux classiques, à la question « Et pour la Méditerranée ? » on serait tenté de répondre : voyez Ibn Khaldoun, Fernand Braudel et quelques autres. S’ils demeurent indispensables à notre intelligence de ce mondelà, ils ne sont pas exclusifs, car nul mieux que des poètes et des écrivains ne saurait rendre compte de la sensibilité de ceux qui vivent, aiment et meurent autour de cette mer au milieu des terres (mare medi terra) parfois emportés par elle. Qu’ils l’aient appelé la Grande Verte, mer de l’Ouest, mer des Philistins, Mer suprême, Mare nostrum ou Mare internum, ou encore Mer blanche médiane, qu’importe au fond puisque chacun a eu le génie de lui donner par son propre imaginaire, ses couleurs, ses odeurs et ses bruits. Toutes choses qui en font tout sauf un bloc homogène, et l’on serait bien en peine de définir une identité méditerranéenne, sauf à la réduire à la civilisation de


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