La Chine à la conquête du monde

Page 1

3’:HIKLSE=WU[YUV:?k@e@f@t@a";

M 01842 - 459 - F: 6,40 E - RD


Sommaire

10 /

DOSSIER

ACTUALITÉS L’ÉDITO

3 Harmonie

FORUM Vous nous écrivez 4 La vie d’Ourika ON VA EN PARLER

Rendez-vous 6 Toulouse, qu’avons-nous

« en commun » ?

ÉVÉNEMENT

Exposition 1 2 H enri II en son château

Par Nicolas Le Roux

ACTUALITÉ Japon 1 8 L’empereur abdique,

vive l’empereur ! Par Christian Kessler

B iographie 20 Kantorowicz, l’inclassable Par Jacques Dalarun

P atrimoine 22 Comment Napoléon a volé

30 La Chine à la

les archives de l’Europe Par Maria Pia Donato

conquête du monde

C onsommation

2 4 1919 : la France sauve son vin Par Serge Wolikow

É dition 26 « Papillon », autobiographie

32

romancée d’un bagnard Par Michel Pierre

PORTRAIT

Un « non-État reconnu » Carte : la Chine et ses marges depuis 1949 Chronologie

Emmanuelle Polack 28 Justicière de l’art

Par Cécile Rey

40

Les vraies ambitions de Deng Xiaoping

Par Xiaohong Xiao-Planes

A 73 ans, il devient l’homme fort De l’utilité de la diaspora

46

« Une guerre d’images »

Entretien avec Claude Martin

54

Vous avez dit « routes de la soie » ? Entretien avec Jean-François Huchet

Un héritage millénaire Carte : dos au Pacifique, route vers l’ouest

60

L’HISTOIRE / N°459 / MAI 2019

Tiananmen, le coup d’arrêt Par Laurence Badel

Une renaissance impériale ? Par Pierre Singaravélou

INTERFOTO/L A COLLECTION

COUVERTURE : Une jeune garde rouge, le poing levé lors d’une réunion publique, vers 1966, au début de la Révolution culturelle (Pictures from History/Bridgeman Images). Ce numéro comporte un encart abonnement L’Histoire sur les exemplaires kiosque France, un encart abonnement Édigroup sur les exemplaires kiosque Belgique et Suisse, un encart Sophia Boutique sur les exemplaires abonnés, un encart Le Point sur les exemplaires abonnés et un encart Webalix sur une sélection d’abonnés.

Géopolitique. Taïwan ou la frontière inachevée Par Victor Louzon


/ 1 1

RECHERCHE

GUIDE LIVRES

76 « La Lutte et l’entraide. L’âge des solidarités ouvrières » de Nicolas Delalande Par Xavier Vigna

78 La sélection de « L’Histoire » Bande dessinée

8 4 « La Danseuse de Mao »

de Hza Bazant et d’Olivier Richard Par Pascal Ory

Revues 86 La sélection de « L’Histoire » 8 8 La planche de JUL

62 L a redécouverte des Hittites Par Isabelle Klock-Fontanille

Classique 89 « Les Scythes et

les nomades des steppes » de Véronique Schiltz Par Hervé Duchêne

SORTIES Expositions

BIBLE L AND PICTURES/AKG – BRITISH LIBRARY, ROYAL 10 E IV, FOLIO 187V/KHARBINE-TAPABOR

9 0 « Rouge. Art et utopie au

pays des Soviets » à Paris Par Alexandre Sumpf

92 « César et le Rhône » à Genève Par Huguette Meunier

70 A u monastère : petits meurtres

entre amis

Cinéma 9 4 « Le Vent de la liberté » de Michael Herbig Par Antoine de Baecque

95 « Requiem pour un massacre » d’Elem Klimov

Par Élisabeth Lusset

Médias 9 6 La sélection de « L’Histoire »

Préparez les concours sur www.lhistoire.fr n Capes

n Agrégation

n ENS

n Sciences

Po

CARTE BLANCHE

9 8 Paxton vs Vuillard

Par Pierre Assouline

France Culture Vendredi 10 mai à 9 h 05 retrouvez dans l’émission d’Emmanuel Laurentin « La Fabrique de l’histoire » une séquence avec Laurence Badel (cf. p. 46) en partenariat avec L’Histoire. L’HISTOIRE / N°459 / MAI 2019


12 /

Roi de France êtu d’hermine, V

le « roi très chrétien » affirme son autorité (anonyme français, huile sur bois, v. 1555, Le Puy-en-Velay, musée Crozatier).

L’HISTOIRE / N°459 / MAI 2019


Événement

/ 1 3

HENRI II EN SON CHÂTEAU Il y a tout juste cinq cents ans naissait au château de Saint-Germain-en-Laye le futur Henri II. Son règne a accompagné la fin de la Renaissance, temps d’une remarquable floraison artistique et culturelle, mais également de guerre et de tensions religieuses. Une exposition dans ce qui fut sa principale demeure en rend compte. Par Nicolas Le Roux

LE PUY-EN-VEL AY, MUSÉE CROZATIER/LUC OLIVIER – SAINT-GERMAIN-EN-L AYE, MUSÉE D’ARCHÉOLOGIE NATIONALE – DR

O

n connaît davantage son père François Ier, sa femme Catherine de Médicis ou sa maîtresse Diane de Poitiers. Henri II fut pourtant l’artisan, durant les douze ans de son règne (15471559), d’une modernisation de l’État et remporta quelques grands succès militaires. Deuxième fils de François Ier, Henri, né à Saint-Germain-enLaye en 1519, grandit dans l’ombre d’un père au charisme écrasant. Marié en 1533 à Catherine de Médicis, héritier du trône en 1536 et roi le 31 mars 1547, il imposa une alternance politique spectaculaire. Il appela à ses côtés le connétable de Montmorency, tenu à l’écart des affaires depuis 1541, et rendit publique sa liaison avec Diane de Poitiers. Le roi, très attaché à la ­défense de l’Église romaine, institua une cour spéciale au parlement de Paris pour juger les hérétiques. Elle fonctionna de 1547 à 1549 et acquit vite le surnom de « chambre ardente ». Ces mesures n’enrayèrent pas l’essor du protestantisme et, sur le modèle genevois, les premières Églises furent « dressées » dans le royaume à partir de 1555.

On l’oublie souvent : la Renaissance fut un temps de guerre quasi permanente entre princes animés par des valeurs chevaleresques et par des prétentions dynastiques. A l’instar de son père, Henri II chercha à s’imposer comme le premier souverain chrétien – ­et rêva peut-être de porter la couronne impériale. C’est pour cela qu’il soutint en 1552 les princes luthériens allemands qui, en contrepartie, lui reconnurent le titre honorifique de vicaire du Saint Empire et l’autorisèrent à se saisir de Metz, Toul et Verdun. Malgré une offensive massive, Charles Quint ne put reprendre Metz. Cinq ans plus tard, les Espagnols assiégèrent SaintQuentin et écrasèrent l’armée de secours du connétable de Montmorency, fait prisonnier.

Saint-Germainen-Laye C ette

estampe de Jacques Androuet du Cerceau (1576) montre la cour du château où est né Henri le 31 mars 1519.

L’AUTEUR Professeur d’histoire moderne à l’université Paris-XIII, Nicolas Le Roux a publié Les Guerres de religion (PUF, « Que sais-je ? », 2018).

Décidant aussitôt de contreattaquer, le roi envoya le duc de Guise à Calais. En janvier 1558, celui-ci prit la ville, exploit immédiatement célébré comme un véritable miracle. Finalement, épuisés financièrement, les deux camps négocièrent, et la paix fut conclue au Cateau-Cambrésis en avril 1559. L’équilibre entre grandes maisons aristocratiques vola en éclats à la mort du roi. Son fils François II n’avait que 15 ans. Catherine de Médicis, accablée, laissa le pouvoir au duc de Guise et au cardinal de Lorraine, oncles maternels de la nouvelle reine, Marie Stuart. Mécontentement politique et engagement confessionnel allaient désormais se mêler. La paix intérieure était menacée ; la Renaissance s’achevait. L’HISTOIRE / N°459 / MAI 2019


DOSSIER

L’AUTEUR Maître de conférences à Sorbonne Université, Victor Louzon a notamment publié « Une révolte postcoloniale entre Chine et Japon. Legs impériaux dans le soulèvement taïwanais de 1947 » (Vingtième Siècle. Revue d’histoire n° 136, 2017).

Taïwan ou la frontière inachevée Le statut de l’île de Taïwan, refuge des nationalistes du Guomindang en 1949 et qui abrite encore la République de Chine, n’a toujours pas été résolu. Un défi territorial et politique pour Pékin. Par Victor Louzon

L’HISTOIRE / N°459 / MAI 2019

DR – CARL COURT/GETT Y IMAGES ASIAPAC/GETT Y IMAGES/AFP

Géopolitique


/ 3 3

À SAVOIR

L’île refuge En 1945, après un demi-siècle de colonisation japonaise, l’île retourne dans le giron de la République de Chine. Forte aujourd’hui de 23,5 millions d’habitants, elle est originairement peuplée par des populations austronésiennes, qui constituent actuellement 2 % de sa population. Taïwan avait accueilli ses premières populations chinoises à l’époque des Ming, entre le xive et le xviie siècle, mais c’est sous la dynastie des Qing, à partir de 1683, que le rapport de force entre Han (l’ethnie chinoise majoritaire) et autochtones s’inverse. On y parle aujourd’hui plusieurs langues chinoises méridionales dont le taïwanais, très proche du minnanhua parlé de l’autre côté du détroit. La langue écrite et véhiculaire y est le mandarin, imposé par le Guomindang après 1945. En 1949, lorsque le chef du Guomindang Chiang Kaï-chek, fuyant la République populaire de Chine proclamée par Mao, se réfugie sur l’île, 1,5 à 2 millions de Chinois le suivent, dans une île qui compte alors près de 6,5 millions d’habitants. Ce n’est pas la première fois que Taïwan servait de refuge aux continentaux : en 1644, Koxinga, loyaliste Ming hostile à la nouvelle dynastie Qing, y avait déjà trouvé un abri.

Le nain face au géant

T

aïwan représente aujourd’hui la principale ambition territoriale de la République populaire de Chine (RPC), qui considère l’île comme terre irrédente depuis 1949, et reste un point de tension majeur en Asie orientale. Avant la guerre froide, déjà, son statut était contesté. L’île, que les Portugais avaient baptisée Formose (Ilha formosa, « La belle île »), était devenue chinoise en 1683, sous les Qing, avant d’être annexée par le Japon de Meiji en 1895. La défaite de Tokyo à l’issue de la Seconde Guerre mondiale entraîna, en 1945, la dissolution de l’empire colonial japonais et, entre autres, la restitution de Taïwan à la République de Chine de Chiang Kaï-chek. La décolonisation de 1945 suscita d’abord de vifs espoirs dans la population taïwanaise, mais la lune de miel ne dura pas : l’administration chinoise, autoritaire, inefficace et souvent corrompue, fut bientôt perçue comme prédatrice. La défiance s’installa d’autant plus vite qu’elle reposait sur des expériences historiques divergentes : les Taïwanais, séparés de la Chine depuis un demi-siècle, n’étaient pas familiers du nationalisme chinois tel qu’il s’était développé depuis la chute de l’empire en 1911 ; de leur côté, les autorités de la République de Chine de Chiang

Un îlot du comté de Kinmen en face de la ville chinoise de Xiamen (20 avril 2018). L’archipel de Kinmen, à quelques encablures du continent, est encore sous la souveraineté de Taipei, sans pour autant se rattacher historiquement à l’île de Taïwan. Il a été régulièrement bombardé par la RPC pendant la guerre froide.

MOT CLÉ

Guomindang

Parti nationaliste fondé en 1912 par Sun Yat-sen qui vient de proclamer la république. Chiang Kaï-chek en prend la tête en 1925 et mène la lutte contre les Japonais et les communistes. Après la victoire de Mao en 1949, le Guomindang s’installe à Taïwan, où il est le parti unique jusqu’à la fin des années 1980. Il est désormais l’un des deux partis principaux de l’île.

Kaï-chek et de son parti le Guomindang se méfiaient de ces compatriotes ingrats qui portaient si manifestement l’empreinte culturelle du Japon, leur ennemi mortel depuis les années 1930. En 1947, une bavure policière fit éclater la colère accumulée depuis la fin de la guerre et déboucha sur un bref soulèvement, suivi d’une sanglante répression qui visa particulièrement l’élite formosane japonisée. Les autorités chinoises reprirent la main, mais au prix d’un ressentiment durable entre les « insulaires » et les « continentaux » venus de Chine.

Deux Chine, deux républiques En 1949, la victoire des communistes de Mao Zedong et la fondation de la République populaire de Chine transforment radicalement le statut de l’île : c’est dans cette province périphérique que se réfugient Chiang Kaï-chek, son régime nationaliste, et à leur suite des centaines de milliers de Chinois du continent. Le détroit de Taïwan n’aurait sans doute pas suffi à protéger très longtemps les exilés si la guerre froide ne s’était envenimée en Asie. En 1950, le déclenchement de la guerre de Corée décide les États-Unis à interposer la 7e flotte de l’US Navy, rendant tout débarquement communiste impossible. L’île de Taïwan devient ainsi un des éléments du dispositif militaire américain dans la région, avec les bases du Japon, de Corée du Sud et des Philippines. Quant au régime qui s’y est replié, il incarne désormais la « Chine libre » : les ÉtatsUnis et la plupart de ses alliés continuent de le reconnaître comme le seul régime légitime, ce qui lui permet de conserver, jusqu’en 1971, le siège de la Chine à l’ONU, y compris le siège de membre permanent du Conseil de sécurité. Pékin et Taipei ont donc tous deux la prétention d’incarner la Chine dans sa totalité, en dépit de l’évident déséquilibre des forces. Le nouveau pouvoir communiste ne peut accepter que Taïwan échappe à son contrôle parce que L’HISTOIRE / N°459 / MAI 2019


54 /

DOSSIER

L a Chine

A l’ouest, du nouveau L a chaîne du Tian Shan, traversée par une autoroute, dans la région autonome du Xinjiang.

Plus de caravanes, mais des autoroutes, des lignes de chemin de fer, des pipelines et des fibres optiques. Après une parenthèse d’un demi-millénaire, la Chine a ressuscité, en 2013, les routes de la soie. Un projet pharaonique auquel sont déjà ralliés près de 70 pays, mais qui suscite aussi méfiances et paranoïas. Entretien avec Jean-François Huchet

L’HISTOIRE / N°459 / MAI 2019

XINHUA/ZUMA PRESS/ZUMA/RÉA

Vous avez dit « routes de la soie » ?


VYACHESL AV OSELEDKO/AFP – DR

/ 5 5 L’Histoire : Que désignent au juste les « nouvelles routes de la soie » ? Jean-François Huchet : C’est un projet en constante et très rapide évolution. Il a été intronisé officiellement en 2013, lors d’un voyage du président Xi Jinping au Kazakhstan, avec pour objectif principal la construction d’infrastructures sur deux types de routes. Des routes terrestres sur tout le continent eurasien, depuis la Chine jusqu’en Europe, et des routes maritimes qui relient ces deux espaces via le détroit de Malacca, l’océan Indien et la mer Rouge, en longeant la corne de l’Afrique. Soit deux routes historiques bien connues : les anciennes routes terrestres de la soie, interrompues à partir du xve siècle, et la route maritime empruntée notamment, à partir du siècle suivant, par les Portugais. Au départ, il s’agit donc d’infrastructures routières, ferroviaires, ou permettant le transport de ressources énergétiques. Avec plusieurs axes prioritaires. Le corridor Chine-Pakistan, déjà, jusqu’au port de Gwadar : le Pakistan est un allié très important de la Chine depuis 1949. Concrètement, ce corridor, ce sont des autoroutes, des lignes de chemin de fer, des pipelines, destinés à la fois à apporter de la croissance et de l’emploi au pays, et à faciliter les échanges avec la Chine. Autres exemples similaires : le corridor qui traverse la Birmanie, celui qui descend jusqu’à Singapour, et bien sûr ceux qui vont jusqu’en Europe à travers les pays d’Asie centrale. Quant à la route maritime, elle repose sur des investissements et des concessions d’exploitation commerciale obtenues dans une multitude de ports du littoral asiatique. Des terminaux y sont directement contrôlés et exploités par la Chine – même s’ils demeurent bien sûr ouverts aux autres bateaux. C’est ce qu’il se passe aussi en Grèce, au port du Pirée, racheté en partie par les Chinois. Sans oublier le « collier de perles », ce chapelet de bases militaires que les Chinois constitueraient le long des côtes d’Asie : Birmanie, Sri Lanka, Maldives, et peut-être le fameux port de Gwadar au Pakistan. Difficile sur ce point de faire la part entre réalité et fantasme : les Chinois sont évidemment assez secrets en la matière, et les craintes sont telles chez leurs voisins, notamment l’Inde, qu’elles entraînent une certaine paranoïa. Après cette première phase, une deuxième a déjà commencé à se mettre en place : le développement de nœuds, ou hubs, dans plusieurs parties du monde. Les Chinois les appellent « zones économiques spéciales » : il s’agit de relais sur les « nouvelles routes de la soie », destinés à la production, au stockage et au redéploiement de marchandises. Future phase envisagée : la circulation de l’information, notamment par des réseaux de fibre optique. Sans oublier la dimension culturelle, souvent mise en avant dans les discours officiels : circulation des savoirs, de l’éducation, programmes touristiques. Et le projet est

Xi Jinping L ’affirmation de la Chine

dans le monde est indissociable de la figure du président chinois, ici en 2013 avec ses homologues ouzbek (à gauche) et kazakh (à droite).

L’AUTEUR Professeur d’économie à l’Inalco, Jean-François Huchet est spécialiste de l’économie chinoise, notamment dans sa dimension environnementale. Il a récemment publié La Crise environnementale en Chine (Presses de Sciences Po, 2016).

suffisamment flou pour continuer à intégrer de nouveaux espaces, de nouveaux aspects. La constitution de ces réseaux repose sur des accords bilatéraux entre la Chine et les autres pays de la région. C’est toute une diplomatie que déploie aujourd’hui la Chine autour de ces projets, qui se font labelliser « nouvelles routes de la soie » pour obtenir des financements. Une institution incarne cette politique : la Banque asiatique d’investissement sur les infrastructures (BAII), qui regroupe officiellement 69 membres (auxquels devraient s’ajouter prochainement 24 autres) et finance des infrastructures ainsi labellisées. C’est une petite banque mondiale ; l’équivalent, sous domination chinoise, de la Banque asiatique de développement, contrôlée par le Japon. Son siège est à Pékin, et la Chine y est majoritaire, en capitaux et droits de vote. Pour autant, elle n’y fait pas tout à fait la loi : les pays européens, notamment, s’y sont trop impliqués pour qu’elle puisse tout décider unilatéralement, comme c’est le cas par exemple en Afrique. En quoi l’année 2013 a-t-elle constitué un tournant ? La Chine n’a pas attendu 2013 pour développer ce type de projets. Prenez par exemple le corridor Chine-Pakistan : c’était déjà le lieu d’investissements importants avant cette date. Les Chinois n’ont pas débarqué à Gwadar du jour au lendemain ! Et la Chine s’employait déjà depuis 20052006 à sécuriser son approvisionnement énergétique depuis l’Arabie saoudite, l’Arménie, l’Iran : elle allait elle-même chercher et exploiter de nouveaux champs d’extraction de pétrole ou de gaz et sécurisait les routes, maritimes comme terrestres, pour acheminer ces ressources jusqu’à elle – c’est là l’objectif premier du « collier de perles ». Mais les « nouvelles routes de la soie » ont donné à ces projets dispersés une véritable cohésion, une vision d’ensemble. Surtout, 2013 a marqué une explosion des montants financiers en jeu. C’est dans la foulée du discours de Xi Jinping que la BAII a vu L’HISTOIRE / N°459 / MAI 2019


L’Atelier des chercheurs

70 /

Au monastère : petits meurtres entre amis Certains monastères du Moyen Age étaient le théâtre de violences, de vols ou d’homicides. Afin d’éviter le scandale, le pape et les ordres religieux ont jugé, puni et souvent gracié dans le plus grand secret ces religieuses et moines délinquants.

D

ans son roman Le Nom de la rose (1980), Umberto Eco met en scène une série de meurtres commis par des moines, ayant pour mobile l’existence cachée d’un manuscrit d’Aristote sur le rire. A l’instar de cette abbaye italienne imaginaire, certains monastères du Moyen Age sont le théâtre de rixes, de vols ou d’homicides, pour des motifs souvent plus prosaïques. Source de scandale, ces crimes doivent rester secrets afin que l’opprobre ne soit pas jeté sur des religieux censés incarner les plus parfaits des hommes. Dans les abbayes et prieurés du Haut Moyen Age, religieuses et moines fautifs étaient immédiatement corrigés par l’abbé ou par l’évêque du diocèse dans le secret du monastère et l’on se gardait bien d’en conserver la mémoire par écrit. Mais, à partir du xiie siècle, le processus d’institutionnalisation de la vie religieuse conduit des monastères, jusque-là autonomes, à se fédérer en ordres religieux (ordre de Cîteaux, de Cluny, etc.), avec à leur tête un chapitre général qui L’HISTOIRE / N°459 / MAI 2019

L’AUTEURE Chargée de recherche au CNRS, Élisabeth Lusset a publié Crime, châtiment et grâce dans les monastères au Moyen Age, xiiexve siècle (Brepols, 2017) et coproduit, avec I. HeullantDonat, J. Claustre et F. Bretschneider, le webdocumentaire Le Cloître et la prison. Les espaces de l’enfermement, http://cloitreprison .fr (2018).

réunit, en théorie chaque année, l’ensemble des abbés de l’ordre. Ce processus d’institutionnalisation a une conséquence de taille pour l’historien : les fautes les plus graves ne sont plus du seul ressort de l’abbé, mais relèvent désormais des instances supérieures de l’ordre religieux (le chapitre général, l’abbé chef de l’ordre, etc.). Parallèlement, l’Église est marquée par l’essor du pouvoir pontifical et le développement d’un appareil d’État centralisé. Affirmant sa suprématie juridictionnelle, le pape intervient de plus en plus fréquemment dans la discipline interne des monastères et incite les évêques à les contrôler plus étroitement. L’« externalisation » de la correction des religieux délinquants – qui ne dépend plus seulement de l’abbé, mais de l’évêque, des chapitres généraux ou encore du pape – conduit donc à la production de nouveaux documents, qui circulent entre ces différentes instances. Mandatés par le chapitre général, les visiteurs rédigent ainsi des procès-­verbaux à l’issue de leurs tournées

BRITISH LIBRARY, ROYAL 10 E IV, FOLIO 187V/KHARBINE-TAPABOR – DR

Par Élisabeth Lusset


/ 7 1 Punition

Un laïc pointe du doigt un moine et une moniale dont les jambes sont entravées par une pièce de bois, appelée cep, pour les punir de leurs crimes (enluminure du xive siècle).

« Chapitre des coulpes »

Des moines de l’abbaye Saint-Georges de Boscherville (SeineMaritime), réunis dans la salle capitulaire, se dénoncent mutuellement. Les religieux fautifs demandent pardon et sont flagellés (gravure du xixe siècle).

d’inspection des monastères. En 1334, les visiteurs de l’ordre de Cluny notent, par exemple, que l’un des moines du prieuré de Nogent, nommé Jean Bersil, est « séditieux, injurieux et ivrogne » : il a attaqué l’un de ses confrères dans les latrines, puis un autre dans son lit en essayant de lui crever un œil. On conserve également les décisions des chapitres généraux en matière disciplinaire : en 1529, le chapitre général cistercien condamne à la prison à perpétuité les religieuses de Villiers-aux-Nonnains, coupables d’avoir étranglé leur abbesse. Toutefois, en même temps que les autorités ecclésiastiques favorisent la production de ces documents à usage interne, elles redoublent de précaution pour empêcher que les crimes des moines et des religieuses ne soient divulgués à l’extérieur des monastères, auprès des fidèles : on évite de mettre par écrit les affaires les plus sensibles et on confie le soin de les exposer à un messager ; on détruit les procès-verbaux de visite à la visite suivante… Outre la crainte du scandale, des raisons pragmatiques expliquent la rareté et la dispersion de ces documents : une fois les coupables punis, les autorités n’ont aucune raison de conserver la trace des décisions disciplinaires.

ROUEN, AD 76, 6 FI 2, 56

Fornication et sorties illicites Ces comptes rendus de visite et ces décisions ­disciplinaires ne permettent pas tant de saisir la réalité des crimes monastiques que la ­manière dont les autorités ecclésiastiques les appréhendent, les construisent et les corrigent. Ainsi leur attention se focalise-t-elle particulièrement sur certaines infractions, notamment celles qui contreviennent aux vœux monastiques, portent atteinte à l’intégrité de l’Église et mettent en cause son hégémonie sur les fidèles : rupture du vœu de chasteté (incontinence), sorties illicites du cloître (apostasie) et violences sur les

Décryptage Au Moyen Age, de nombreux moines et religieuses ont envoyé des suppliques au pape afin d’être absous de leurs crimes, de leurs péchés et des peines ecclésiastiques (excommunication, prison…) prononcées à leur encontre. Les crimes confessés sont de natures très diverses : vol, violence, homicide, infanticide, rupture du vœu de chasteté… Accessibles aux historiens depuis 1988 seulement, les archives de la Pénitencerie apostolique permettent d’appréhender des crimes dont les murs des monastères ont longtemps gardé le secret.

L’HISTOIRE / N°459 / MAI 2019


Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.