Migros-Magazin-14-2012-f-NE

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Keith KrAuse

| No 14, 2 AVRIL 2012 |

migros mAgAzine |

Depuis 1999, Keith Krause est directeur du Centre d’études sur les conflits, le développement et la paix à Genève.

comme un conflit religieux entre chiites et sunnites que comme une guerre entre démocrates et autoritaires. Qu’en pensez-vous?

Il ne faut pas prendre à la légère la prolifération des armes nucléaires. Pas parce que les nouveaux pays qui les détiennent seraient plus irresponsables que les cinq membres permanents du Conseil de sécurité mais parce qu’il peut y avoir des accidents, des malentendus. Des guerres comme la Première Guerre mondiale ont été déclenchées sur de simples incompréhensions mutuelles. Dans une région aussi instable que le Moyen-Orient, une bombe iranienne serait un risque pour tout le monde.

Qu’est-ce qui vous rend si optimiste?

Où en est le programme nucléaire iranien sur lequel on entend tout et son contraire?

En tout cas pas en Afrique du Nord, où il n’y a pas de chiites: les révolutions du Printemps arabe étaient des révolutions modernes, démocratiques dans le sens le plus large du terme. L’enjeu aujourd’hui, pour nous, se résume à cette question: est-ce qu’un Etat islamiste moderne et démocratique est possible? Moi je crois que la réponse est oui, même si ce ne sera pas facile.

Il y a l’exemple turc, qui n’est pas la pire des solutions. Il faut là aussi privilégier une vision à long terme. Se rappeler que dans un passé pas si lointain nousmêmes étions dotés de gouvernements qui affichaient une vision du monde et de la société basée sur le christianisme. Une vision qui pourtant a évolué très vite ces 50-70 dernières années, surtout sur les questions familiales comme le droit du divorce, les droits des femmes, le droit des homosexuels à se marier, etc. Toutes choses inimaginables pour nos grands-parents voire nos parents. Et puis il y a le contre-exemple algérien: après l’annulation des élections de 1991 remportées par les islamistes, le pays a connu dix ans de guerre civile qui ont coûté des milliers de vies. On ne peut pas dire que l’Algérie soit sortie de cette expérience plus ouverte et plus forte. Autre point chaud qui fait peur, l’Iran. En quoi serait-ce si grave que l’Iran possède la bombe?

Il est très difficile de l’évaluer. Un programme nucléaire civil suit à peu près les mêmes étapes qu’un programme militaire jusqu’à un certain point. Jusqu’ici les Iraniens ont pris soin de ne pas franchir la barrière finale, qui serait de tester une bombe. Sur la finalité de ce programme, les avis divergent aussi. Il peut s’agir d’un gigantesque jeu de poker à usage interne, montrer à sa population qu’on est capable de dire «basta!» à la communauté internationale. Il peut aussi s’agir d’une option purement stratégique. Si j’étais un dirigeant à Téhéran, je poserais cette simple question: connaissez-vous la différence entre l’Irak et la Corée du Nord? Celui qui avait la bombe n’a pas été envahi.

Faut-il prendre au sérieux les menaces israéliennes de bombarder les sites iraniens?

Nombre d’experts militaires et d’analystes estiment que ce serait une très

mauvaise idée. Il n’est même pas certain que d’un point de vue militaire les Israéliens puissent le faire, avec l’appui des Américains ou pas. Et qu’est-ce que la réussite en ce domaine? Mettre complètement hors jeu le programme pendant cinq ou dix ans? En Iran, d’après ce que l’on sait, quelques-uns des sites sont souterrains. Le programme a été éparpillé partout, je ne crois pas que les Israéliens puissent le mettre hors service très longtemps. Avec en plus d’importantes et imprévisibles conséquences de nature guerrière: blocage du détroit d’Ormuz, flambée du prix du pétrole, etc. Mon pronostic est donc que les Israéliens ne vont pas le faire. Ne reste donc plus qu’à attendre la chute du régime?

«Est-ce qu’un Etat islamiste moderne et démocratique est possible?»

Il ne s’agit pas ici d’une dictature autoritaire dans les mains d’une seule personne mais d’un système politique assez formalisé, avec différentes visions, différents groupes d’influence, un système donc appelé à évoluer, à changer. Il y a eu d’ailleurs des mouvements de contestation assez importants lors des deux dernières élections. Mais ces changements se font lentement et c’est un peu la question qu’on peut se poser: une révolution démocratique a-t-elle une chance d’arriver plus vite que la mise en œuvre du programme nucléaire?» Entretien: Laurent Nicolet Photos: Thierry Parel / Keystone


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