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Comment on démantèle une centrale nucléaire

Trois ans après le début du démontage, Mühleberg ressemble encore, de l’extérieur, à ce qu’elle a été pendant quarante-sept ans. Mais à l’intérieur, quelque 300 personnes la désassemblent, boulon par boulon, tuyau par tuyau.

L’endroit est idyllique. Situé au bord de l’Aar, à 14 kilomètres à l’ouest de Berne, le site est entouré de champs et de forêts. Quelques kilomètres en aval, le fleuve s’enrichit des eaux de la Sarine dans une réserve naturelle protégée, un des «paysages alluviaux les plus riches du Plateau suisse», selon la description officielle.

Pourtant, les beautés naturelles ne sont pas les caractéristiques qui viennent à l’esprit lorsqu’on évoque la centrale nucléaire de Mühleberg (CNM), à laquelle le nom du village de 3000 habitants est associé depuis plus de cinquante ans. Propriété de BKW (anciennement Forces motrices bernoises), elle produisait envi­ ron 5% du courant utilisé en Suisse. Après le drame de Fukushima en 2011 et la décision du Conseil fédéral de sortir du nucléaire, l’exploitant avait décidé, en 2013, de tirer la prise, «pour raisons économiques», avait­il expliqué. Date fixée: le 20 décembre 2019. Deux semaines plus tard, le 6 janvier 2020, les premiers boulons étaient démontés.

«Des ingénieurs allemands en visite n’en revenaient pas, se souvient Patrick Miazza, ancien directeur de la centrale et membre de la direction du projet Démantèlement. Ils n’avaient jamais vu un démontage commencer si rapidement après l’arrêt du réacteur.» Si un tel enchaînement a été possible, poursuit le physicien, c’est «grâce aux années de préparation». Un exemple: le choix des énormes «thermos», des tubes de 5,5 mètres de haut et de 2,5 mètres de diamètre qui peuvent se fermer hermétiquement, destinés à conserver les barres de combustible hautement radioactives de la centrale, avait commencé en 2015 déjà.

Jamais sans dosimètre Contrairement à presque toute autre fabrique industrielle, l’arrêt de la CNM n’a pas rendu caduques les règles de sécurité qui prévalaient du temps de l’exploitation. Même si l’inventaire de radioactivité a été divisé par 1000 trois mois après la mise hors service, les contrôles et mesures surviennent à chaque changement de halle et d’étage. Il faut laisser ses habits dans un vestiaire et revêtir des sous­vêtements chauds (il n’y a plus de chauffage!), de nouvelles chaussettes, des chaussures ad hoc et une combinaison munie de nombreuses poches destinées à transporter des appareils d’identification personnelle et de mesure de la radioactivité. Toujours visible derrière une pochette transparente, l’écran indique 0,000 au début de la visite. Il s’agit de mSv, pour millisievert, une unité de mesure de la radioactivité.

Au premier abord, si ce n’était les nombreux portiques de contrôle à passer, les visiteurs peuvent, lorsqu’ils entrent dans la salle des machines qui est le principal espace d’activité aujourd’hui, avoir l’impression de se trouver dans une usine ordinaire.

C’est ici, dans cette salle des machines qui durant l’exploitation abritait les turbines, générateurs et pompes d’eau d’alimentation, qu’a lieu le gros des travaux de démontage. Après l’arrêt du réacteur, de la place a été faite pour pouvoir y nettoyer les matériaux et désassembler de grandes pièces. «Nous avons aussi dû installer un échafaudage spécial de levage pour pouvoir transporter les deux stators des générateurs, qui pesaient 144 tonnes pièce», relate Patrick Miazza. Ils ont été soulevés et déplacés, à raison de 8 centimètres par heure. Un camion à 18 essieux et 124 roues les a ensuite transportés, pour recyclage, une fois le contrôle de décontamination effectué.

Avant de sortir de l’enceinte, tous les matériaux sont contrôlés, à l’extérieur et à l’intérieur.

L’ancienne «chambre de décharge de pression» du réacteur est bientôt démontée.

La visite se poursuit par une petite escalade: après un contrôle encore plus poussé que les autres, un escalier mène à l’un des points les plus hauts de la centrale, à 29 mètres au­dessus du sol, au bord du bassin contenant la fameuse eau azur souvent synonyme, visuellement, de centrale nucléaire. Il sert désormais de piscine de désactivation et de stockage pour les éléments combustibles du réacteur. «L’eau absorbe le rayonnement et le transforme en chaleur», explique Patrick Miazza.

C’est aussi dans l’eau que des parties métalliques qui étaient aux environs immédiats du combustible nucléaire, qui sont radioactives dans toute leur matière, et pas seulement en superficie, sont démontées par des scies guidées à distance. «C’est une procédure standard, poursuit notre guide. Mais globalement, il y a plus de robots dans l’industrie automobile ou aéronautique que chez nous.»

Il faut en effet beaucoup de «petites mains» pour démonter et traiter les matériaux issus de la zone contrôlée de l’usine, là où se trouve la radioactivité. De très nombreux employés sont restés après la cessation de l’exploitation et se sont formés à ce nouveau travail, d’autres sont venus, souvent d’Allemagne, déjà spécialisés dans une désaffectation de centrale nucléaire. Au total, actuellement 300 personnes travaillent sur le site.

Si toute la centrale pèse quelque 200 000 tonnes, ce sont 16 000 tonnes (8%) qui sont à démonter en zone contrôlée, «car les 184 000 tonnes restantes n’ont jamais vu de radioactivité», souligne l’ancien directeur. Ces matières sont traitées, contrôlées avant d’être en majorité libérées pour ensuite être recyclées ou mises en décharge. «Environ 5000 tonnes ont été démontées à ce jour, poursuit Patrick Miazza. Nous suivons le planning à la lettre, notre ponctualité est celle d’une horloge neuchâteloise.»

Un contrôle méticuleux

Retour dans la salle des machines. Les éléments dont seule la surface est radioactive sont découpés par toutes sortes de scies ou des torches à plasma, puis nettoyés à l’eau à haute pression ou dans une station où ils subissent des jets de billes d’acier. «Pour les tubes, tant les surfaces extérieures qu’intérieures sont

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nettoyées, précise Patrick Miazza. Ensuite, ils sont contrôlés.»

Thomas Hübner est l’un de ces contrôleurs. Il déplace son appareil de mesure lentement sur un élément de tube. «Il faut être très concentré et méticuleux, explique-t-il. Après un certain temps, une pause est nécessaire.» Quand la mesure est bonne, la pièce prend place dans un contenant qui quittera les lieux dûment étiqueté. Ce qui n’est pas décontaminé est «conditionné» et destiné à un stockage ultérieur à Würenlingen (AG).

Marques roses et bleues

Tous les éléments doivent être traçables. D’un poids maximal de 100 kilos, chaque palette possède sa propre carte d’identité et est contrôlée encore une fois dans un hangar construit spécialement à cet effet. L’Inspection fédérale de la sécurité nucléaire (IFSN) y effectue des contrôles. «Il est difficile de trouver un chantier plus propre que le nôtre, assure Patrick Miazza. Nous avons en définitive peu de matériaux, mais ils doivent répondre à des normes extrêmement strictes.»

Nous voilà enfin, plus bas, dans le «donut», comme l’appelle l’ancien directeur: un tube concentrique qui entourait la base du cœur du réacteur et qui servait de «chambre de décharge de pression», remplie d’eau, dans l’enceinte de confinement. Il n’y a plus d’eau ici et le tube est en phase avancée de démontage. Partout sur le site, des marques roses et bleu pastel ont été peintes. «Nous avons mis au point cette procédure de contrôle supplémentaire, visuel, explique Patrick Miazza. Le rose signale que le travail préalable de mise hors service définitive a été effectué. Un contrôle supplémentaire a ensuite été réalisé, qui amène à une marque bleue. Alors seulement, le démontage peut commencer.»

Toutes les conduites dans lesquelles des poussières radioactives se sont déposées sont d’abord désassemblées et coupées puis nettoyées, par pression à 3000 bars dans une station étanche.

Des éléments radioactifs peuvent être découpés sous l’eau, une fois que le combustible usé aura été évacué.

Dans un hangar, des conteneurs vides sont prêts pour le stockage futur de pièces métalliques qui se trouvaient dans l’environnement immédiat du combustible nucléaire.

Au moment de repasser au vestiaire, de laisser dans des compartiments spéciaux les habits portés pendant la visite et de reprendre ses propres vêtements et chaussures, l’appareil de mesure affiche 0,002 mSv. Faut-il s’en inquiéter?

«C’est 25 fois moins que si vous faites un vol vers New York!» répond Patrick Miazza. Qui conclut: «La radioactivité, il faut la traiter avec respect, de grandes connaissances et avec des équipes qualifiées. Mais la radioactivité des déchets les plus radioactifs, après environ 200 000 ans, diminue en dessous de ce qu’elle était dans le minerai d’origine. Les filtres des usines d’incinération, eux, affichent une toxicité chimique qui restera la même jusqu’à la fin des temps…» MM

Un long processus

Mise en service le 6 novembre 1972, la centrale nucléaire de Mühleberg était un réacteur à eau bouillante d’une puissance de 373 mégawatts électriques.

Après 47 années de service , elle a été arrêtée définitivement le 20 décembre 2019

Les travaux de désaffectation doivent durer jusqu’en 2030 pour l’élimination complète des matières radioactives, jusqu’en 2034 pour la réaffectation du site, propriété de BKW

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