Migros Magazin 08 2011 f VD

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18 | Migros Magazine 8, 21 février 2011

«Je ne voulais pas devenir aveugle»

L’avocate Brigitte Kuthy Salvi a perdu la vue à l’âge de 15 ans et demi. Un deuil terrible, une longue traversée qu’elle conte plus qu’elle ne raconte dans son livre «Double Lumière» publié aux Editions de l’Aire.

B

rigitte Kuthy Salvi nous accueille dans le cabinet d’avocats qu’elle partage avec deux associés et amis. C’est à Bienne, à proximité de la gare. Dans ce lieu qui lui est familier, elle se déplace sans l’aide de sa canne blanche. Nous la suivons le long d’un couloir qui conduit de la réception à son bureau. Celui-ci est vaste, lumineux, décoré sobrement et avec goût. D’emblée, notre hôte nous avertit: «Je ne veux pas me mettre en scène, être considérée comme «l’aveugle qui a réussi», je déteste ça! J’ai juste envie de parler de mon livre.» Un livre intitulé Double Lumière, d’inspiration autobiographique, à l’écriture soignée et poétique. Une sorte de carnet de voyage, en 44 textes, au cœur de l’obscurité, de son obscurité, mais aussi de la lumière.

«J’ai accepté à peu près ma condition humaine»

Ce journal de bord intime, cette quinquagénaire a pu prendre le risque de l’écrire, parce qu’elle a fait la paix avec sa cécité. «J’ai accepté à peu près ma condition humaine, sourit-elle. De toute façon, je crois que c’est difficile pour tout le monde de faire alliance avec la vie.» Mais parler de l’absence de voir reste tout de même douloureux pour elle… «Si je me concentre, ce que je vois objectivement devant mes yeux, ce n’est pas le noir, c’est plutôt une lumière grise avec des petits flashes. Ce n’est pas beau comme le noir peut être superbe!» Evidemment, Brigitte Kuthy Salvi se débarrasserait volontiers

de ce handicap si elle le pouvait. «Heureusement, ma cécité m’offre des surprises, parfois bonnes, et c’est cela qui la rend supportable.» Comment cela? «Eh bien, un exemple: il y a quelque chose dans le regard des autres – le vôtre maintenant – qui me touche. Je ne peux pas l’expliquer. C’est comme ça.» Idem quand elle va voir une expo de peinture avec des proches qui lui commentent certaines toiles. «Leur description ne me suffit pas. J’ai besoin d’être devant un tableau pour le ressentir.»

Les petites joies du quotidien

Autres sources de satisfaction: toutes les victoires minuscules qu’elle collectionne au quotidien. «Parvenir à prendre le train et à marcher jusqu’ici, réussir à utiliser une machine à laver le linge ou à travailler avec un nouveau logiciel, faire la cuisine sans se brûler… Ce sont des petites joies qui compensent les agacements, les énervements, les peurs et les échecs.» Les renoncements également comme celui de mettre au monde un enfant. Un passage de son livre qu’elle préfère ne pas commenter. Par pudeur et parce que c’est un sujet encore trop sensible, trop complexe pour y répondre brièvement. On lui propose alors de revenir quelques années en arrière. Jusqu’à ses 15 ans et demi et ce fameux soir où son chirurgien ophtalmologue lui a appris qu’elle faisait «désormais partie du monde de la nuit». Qu’a-t-elle ressenti? «Sur le

moment, j’ai eu une grande bouffée d’angoisse. J’avais une peur panique de ne plus pouvoir regarder les étoiles et rêver comme avant, d’avoir un regard vide, mort. Une première réaction, des inquiétudes immédiates finalement assez surprenantes, assez étranges, je trouve.» Après le choc, le déni et la colère. Etapes qu’elle a résumées ainsi: «Je veux retourner en classe, je veux tout, comme avant. Je veux qu’on me regarde avec les mêmes yeux, que personne ne me prenne en pitié.» «Je ne voulais pas devenir aveugle. J’avais envie de laisser à cette part de moi le moins de place possible pour qu’elle ne devienne pas un obstacle à la relation avec les autres.» Cette phase durera sept ans, «le temps nécessaire à me construire, à pouvoir regarder ma cécité en face». Durant ce long processus de deuil, la jeune Brigitte enfouit ses peines «dans les profondeurs marines» et s’accroche «aux souvenirs des regards aimés pour ne pas sombrer». «Oui. Un peu comme ces soldats italiens qui se retrouvaient sur le front de l’Est et qui rêvaient aux spaghettis de la mamma. On s’accroche à ce qu’on a connu et aimé, et c’est ça qui permet d’avancer.»

Eviter l’enfermement, l’isolement

Avancer, toujours avancer. Contre vents et marées. Prendre, avec ses proches, le pari de l’indépendance et de la liberté pour éviter l’enfermement, l’isolement. «Je ne suis pas une solitaire de la souffrance.

Brigitte Kuthy Salvi: «Je ne veux pas être considérée comme l’aveugle qui a réussi.»


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