L'Automobile au temps des Trente Glorieuses

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Mathieu Flonneau

L’AUTOMOBILE AU T E M P S D ES TRENTE GLORIEUSES Un rêve d’automobilisme

LOUBATIÈRES


1945 [ 1945 – 1955 ]

LA LIBÉRATION DE L’AUTOMOBILE ET LE SALON DE PARIS RESSUSCITÉ / 6 L’AUTOMOBILE, AMBITION ET FIERTÉ NATIONALES ! / 10 RETROUVER L’EXCELLENCE DE L’AUTOMOBILE FRANÇAISE / 14 LES MONDES DU TRAVAIL ET DE LA CONSOMMATION MODERNISÉS / 18 LA CONQUÊTE DE L’IMAGINAIRE DES ENFANTS, RENOUVELER LES RÊVES ! / 22 LES CAMPAGNES GAGNÉES PAR LA VITESSE / 26 L’AUTOMOBILE SAISIE PAR LES ARTS, REGAGNER DES LETTRES DE NOBLESSE ! / 30 LES DERNIERS FEUX DE L’ÉLITISME ET DU ROMANTISME DU VOLANT / 34 MODÈLES ET FIGURES, UN PARC AUTOMOBILE EN PLEIN RENOUVEAU / 38

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1955 redémarrer, fonder le mythe

En une décennie, la France de la IVe République s’est construite comme une République automobile. La vitalité et la franchise avec laquelle la France de la reconstruction fait le choix de s’automobiliser procèdent de plusieurs motivations, lointaines pour certaines. Les incohérences et les incapacités d’avant-guerre à penser « l’automobile pour tous » ont eu leur part dans la tension d’un ressort qui, la paix enfin revenue, peut se relâcher. Cette forme de « retard français », dans un pays pourtant pionnier dans l’histoire de l’automobilisme, avait été pointée par l'historien Marc Bloch dans L’Étrange Défaite, rédigée à chaud pendant le conflit. Sa « déposition de témoin et de vaincu », « procès-verbal de l’an 40 », apparentait le « triomphe allemand » à une « victoire intellectuelle » et à une victoire de la force et de la vitesse motorisées. La défaite de 1940 joue donc alors le rôle de révélateur des carences en termes d’ordre sur les routes et de politique dynamique de l’auto. On comprend dès lors que la génération suivante ait voulu tourner au plus vite la page de cet ancien régime en faillite. Comme souvent en histoire, les périodes de crises, et à plus forte raison de guerres, permettent de dénouer des questions complexes auxquelles le statu quo du temps de paix ne permettait pas de trouver de solution : aussi, la France qui redémarre en 1945 est un pays à quatre roues ! Les ambiguïtés et impensés durables de la démocratisation de l’auto sont alors tranchés et, à sa façon, l’auto embarque avec elle une partie de la destinée nationale, pour son renouveau cette fois après avoir symbolisé la chute du pays au cours des années noires de la Seconde Guerre mondiale.

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LA LIBÉRATION DE L’AUTOMOBILE ET LE SALON DE PARIS RESSUSCITÉ EN 1945, LES ROUTES DE FRANCE PORTENT TOUJOURS LES STIGMATES DE LA PÉRIODE D’OCCUPATION QUI PÈSE ENCORE D’UN POIDS CONSIDÉRABLE. AU COURS DES ANNÉES NOIRES, L’ESSENCE, RÉSERVÉE AUX VÉHICULES AUTORISÉS PAR L’OCCUPANT ET SOUVENT REVENDUE AU MARCHÉ NOIR, AVAIT PARFOIS MAUVAISE ODEUR…

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Ci-dessous. Dans la nuit du 3 au 4 mars 1942, la Royal Air Force mène un raid pour fragiliser l’appareil productif de la France occupée. Plusieurs centaines de véhicules et une partie de l’usine de Renault Billancourt sont détruites. Ci-contre. Dépliant promotionnel de huit pages pour la Renault 4 CV, janvier 1949.

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utant la sortie française du conflit semble politiquement éclatante, autant, sur le plan de la vie quotidienne, l’impression que rien ne change véritablement domine encore aux yeux des Français. Il en va de la consommation des automobiles comme de la disponibilité des autres produits rationnés, la vente libre n’en est pas autorisée avant 1949. Surtout, malgré l’issue heureuse du conflit, les entraves multiples à la circulation des véhicules des particuliers n’ont pas diminué. La zone du centre de Paris, libéré en août 1944, est toujours interdite et seuls des véhicules prioritaires ont toute liberté d’y évoluer. La pérennité d’ordres de mission et les permis spéciaux de

couleur verte dont bénéficient désormais les véhicules alliés et ceux de la Résistance intérieure, font perdurer dans l’esprit du public le sentiment d’arbitraire vécu dans la période antérieure. Pour l’« automobiliste de la rue » – comme l’on dit l’homme de la rue –, le temps des vaches maigres continue, dû principalement à la prorogation d’un système d’autorisations de circuler qui frappe les voitures de « genre tourisme » jusqu’à la fin de 1948, alors que les véhicules recensés comme « utilitaires » ne sont plus soumis à aucun contrôle. Au total, au 31 décembre de cette première année de liberté et de « retour à la normale », 45 000 véhicules utilitaires, sur les 96 672 dénombrés pour

toute la France, sont autorisés à recevoir des allocations de carburant, en quantité limitée toutefois : 10 litres mensuels selon les dispositions d’un décret du 2 août 1946. De fait, l’automobile française est d’abord repartie sur la base exclusive d’usages l’assimilant à un outil de travail ; aucun véhicule n’est alors censé servir au « tourisme », comme l’indiquaient les textes, c’est-à-dire aux déplacements privés. Cette privation était durement ressentie. Aussi le redémarrage du secteur et le renouveau du Salon de l’Auto représentent-ils un enjeu.

LA LIBÉRATION DE L’AUTOMOBILE ET LE SALON DE PARIS RESSUSCITÉ

Ci-contre. Couverture du Monde illustré du 5 octobre 1946 annonçant le Salon de 1946. Vue d’artiste par le styliste Philippe Charbonneaux. Ci-dessous. La circulation à Paris en 1946.

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LES MONDES DU TRAVAIL ET DE LA CONSOMMATION MODERNISÉS

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DEPUIS LES PREMIÈRES FABRICATIONS D’AUTOMOBILES À LA FIN E DU XIX SIÈCLE, UN CHAPITRE À PART ENTIÈRE DE L’HISTOIRE DU TRAVAIL S’EST JOUÉ AUTOUR DE CETTE PRODUCTION. PENDANT LES « TRENTE GLORIEUSES », LA DIFFUSION DE MASSE DE L’AUTOMOBILE VA DE PAIR AVEC LA PROFONDE MUTATION DU MONDE DU TRAVAIL QUI DÉPASSE LA SIMPLE EXÉCUTION.

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Ci-dessus. Affiche publiée par le Parti communiste français en 1945. Le PCF mesure le redressement du pays en comparant la production de locomotives, ponts, charbon, etc., pour les années 1939, 1944 et 1945. Ci-contre. Atelier de ferrage des Peugeot 203 dans l’usine de Sochaux en 1948. Une centaine d’exemplaires seront fabriqués chaque jour en 1949.


près la guerre, la restructuration volontariste des marchés et une consommation intérieure en plein essor permettent de gagner de nouvelles clientèles. Dans cette phase de redémarrage, les constructeurs nationaux sont totalement maîtres chez eux ; les importations de voitures particulières ne représentent en effet qu’à peine 2 % du marché. C’est une tendance lourde, puisque ce n’est qu’au début des années 2000 que les parts de marché des voitures françaises et étrangères, en nombre de véhicules immatriculés, ont commencé à vraiment s’équilibrer. L’internationalisation, qui a accompagné la construction de l’Europe, n’arrive véritablement dans les échanges économiques et dans le secteur de l’automobile en particulier qu’à partir du traité de Rome en 1957.

En deux décennies, la croissance du parc roulant français sera spectaculaire et le nombre de voitures particulières passera de 2,5 millions en 1953 à 15,5 millions d’unités en 1975. Cela suppose bien évidemment qu’à tout point de vue, les capacités, de production d’un côté et d’achat de l’autre augmentent. Cette progression rapide est d’abord l’effet d’un premier équipement des ménages, avec notamment le recours aux voitures d’occasion dans des classes sociales de plus en plus diverses, ainsi que dans des entreprises. Mais bientôt, les Français les plus aisés font aussi l’achat d’une deuxième voiture et la multi-motorisation deviendra plus tard la règle, notamment en province ou dans les zones rurales.

À gauche. Vue aérienne (vers 1950) de l’usine Renault de Boulogne-Billancourt construite sur l’île Séguin et sur les deux rives de la Seine. Plus grande usine de France avant-guerre (30 000 salariés), elle était entièrement autonome, possédait son propre port fluvial, sa centrale électrique et ses pistes d’essai, dont une souterraine. Georges Friedman, grand sociologue du travail, évoque ainsi ce qu’il appelle « l’expérience Renault », loin d’une « entreprise mammouth », qui sait préserver « la dignité du poste et de l’emploi ». Vœux pieux peut-être car, même dans une entreprise nationalisée, la chaîne reste une chaîne. Ci-dessus. Publicité « productiviste » pour la régie Renault en 1946 publiée en 4e de couverture de la revue mensuelle Les Cahiers politiques.

LES MONDES DU TRAVAIL ET DE LA CONSOMMATION MODERNISÉS

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la voiture en appuyant juste d’un côté ou de l’autre et donnant l’illusion de conduire. Ça faisait toute la différence ! Mais c’est peut-être la marque française Norev qui colle le mieux à la période. Créée en 1945 par les frères Véron, la société adopte en 1953 l’échelle du leader Dinky Toys, le 1:43e, mais elle se distingue en fabriquant des voitures en plastique teinté dans la masse, matériau moins cher et plus facile à mettre en œuvre que le métal. C’est la Simca Aronde qui aura l’honneur d’inaugurer le catalogue, bien entendu avec l’accord de son concepteur Henri Pigozzi.

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Ci-dessus. Publicité pour la marque Meccano (également fabricant des Dinky Toys). Les plus habiles parvenaient à construire un véhicule et à le faire fonctionner ! À droite. La poupée Barbie fut pour la première fois équipée d’une voiture en 1962, une Austin-Healey 3000 MKII. Ci-dessous. Voitures à pédales en Angleterre, années 1950.

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Comme dans la vie des adultes, tout un monde se crée autour de la voiture miniature et suit les évolutions de la société. La France consomme, construit et c’est l’apparition dans les magasins de jouets des camions de livraisons (parfois aux couleurs de véritables marques), des engins de chantiers, des tracteurs aussi car la France est encore un pays largement agricole. Les Français découvrent les joies des vacances en caravane ; les enfants ont leur Caravelair Dinky Toys. La fin de la guerre n’est pas si loin et le pays est encore très militarisé ; les marques proposent donc de quoi équiper toute une armée en véhicules : jeeps, camions, tanks… Un enfant des « Trente Glorieuses » se trouve vite à la tête d’un véritable parc automobile qu’il faut ranger le soir. Aucune crainte, les fabricants proposent des garages de toutes tailles,

sur plusieurs étages, avec atelier de réparation et pompe à essence au rez-de-chaussée. Quand on ne joue pas aux petites voitures, on peut ouvrir sa boîte des 1 000 Bornes, jeu de cartes qui familiarise depuis 1954 les enfants avec l’univers de la route. Le monde de la course automobile étant aussi ancien que l’automobile elle-même, le monde des jeux ne pouvait donc pas s’en désintéresser. En 1961, Étienne Jouët, le bien nommé, propose un jeu inédit : le Circuit 24, allusion évidente à la grande course de l’époque, les 24 Heures du Mans. Sur un circuit électrifié modulable – à l’image des trains électriques – les joueurs font courir leur voiture dont ils commandent la vitesse grâce à une manette-poussoir reliée au circuit par un fil électrique, une sorte d’ancêtre du joystick. Dérapages fréquents et ambiance assurée ! Création britannique inventée en 1946 et importée en France en 1960, Scalextric est un circuit du même type que le précédent mais plus luxueux. Mieux fini, disposant de manettes plus ergonomiques, il proposait aussi des bolides plus réalistes. En 1969, l’homme marche sur la lune. L’univers de l’automobile vit ses dernières heures de gloire, bientôt supplanté par celui de la conquête de l’espace et de l’anticipation de mondes futuristes, Dark Vador et autres Goldorak.


Publicité pour le Circuit 24 qui associe des vedettes comme Sylvie Vartan, Johnny Hallyday, Jean Lefebvre, Gilbert Bécaud ou Francis Blanche pour la promotion du circuit miniature.

La marque Norev est un jeu de mots sur « nos rêves » et le nom inversé des fondateurs, les frères Véron. Ici, une Peugeot 403 fabriquée par Norev posée sur son emballage imitant un conteneur de livraison en bois. À côté, une Simca Marly Break, éditée en 1957 par Quiralu.

LA CONQUÊTE DE L’IMAGINAIRE DES ENFANTS, RENOUVELER LES RÊVES !

Catalogue Scalextric de 1961. DS 19 téléguidée de marque GéGé d’une longueur de 28 cm, avec moteur à batterie. Fin des années 1950.

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MODÈLES ET FIGURES, UN PARC AUTOMOBILE EN PLEIN RENOUVEAU

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LA CRÉATION DE L’AUTO-JOURNAL EN 1950 EST EN SOI UN ÉVÉNEMENT ET RÉPOND À UN BESOIN. LA FONDATION RÉELLE D’UNE PRESSE AUTOMOBILE DONT LE BUT EST DE « COMBATTRE POUR L’AUTOMOBILISTE » SANS POUR AUTANT ÊTRE INFÉODÉE AUX CONSTRUCTEURS EST UNE PREMIÈRE. La 2 CV AZ, produite de 1954 à 1963, est équipée d’un moteur développant 12 CV contre 9 pour le modèle A, qui sera pourtant produit jusqu’en 1959. Une de L’Auto-Journal du 1er novembre 1954.


Dans la période qui suit immédiatement la guerre, quelques modèles phares ont contribué au renouvellement du parc automobile français. Le contexte de soulagement qui suit la pénurie annonce, certes, un temps de prospérité et d’abondance, mais il s’agit aussi et avant tout de satisfaire aux exigences de modernisation et de développement posées par l’État. La fréquentation triomphale du Salon de 1946 et le succès des suivants prouvent l’aspiration générale au changement et à la mobilité. On voit alors l’apparition de nouveaux modèles bientôt reconnus comme classiques. L’histoire roulante de la première décennie des « Trente Glorieuses » commence symboliquement avec

Déclinaison familiale de la Simca Aronde, dite Châtelaine. Il s’agissait d’un break 3-portes.

MODÈLES ET FIGURES, UN PARC AUTOMOBILE EN PLEIN RENOUVEAU

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ette indépendance revendiquée, gage d’objectivité, conduit à refuser toute publicité pour les constructeurs. Le besoin, alors, est celui d’éclairer le consommateur sur un marché de plus en plus concurrentiel. Avec « un banc d’essai digne de ce nom », l’équipe des journalistes entend se maintenir à l’écart « de tous les arbitraires, de toutes les dépendances et de toutes les routines ».

Ci-contre et ci-dessous. Deux marques et deux modèles bien différents mais qui portent le même nom ! Cette curiosité est due au rachat de Ford France par Simca en 1954. Cette dernière récupéra l’usine de Poissy (Yvelines) et le nom du modèle Vedette. Elle en transforma radicalement le style et en fit une lignée très inspirée des voitures américaines de l’époque. Elle fut produite jusqu’en 1961.

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1955 [ 1955 – 1968 ]

LA DS, DÉESSE EMBLÉMATIQUE / 44 LA FRANCE DES CONGÉS PAYÉS PREND VRAIMENT LA ROUTE ! / 48 LES AUTOROUTES, UN NOUVEL UNIVERS / 52 NOUVEL URBANISME, NOUVELLE ARCHITECTURE / 56 DES NOUVEAUX LIEUX POUR L’AUTO / 60 CHANTIERS ROUTIERS, PONTS ET TUNNELS, DÉPLOYER LA MODERNITÉ / 64 L’HORIZON DÉSIRABLE DES « BELLES AMÉRICAINES » / 68 UN NOUVEAU CHAPITRE DE LA LIBÉRATION DE LA FEMME / 72 L’AUTOMOBILE SAISIE PAR LES ARTS, FASCINATION ET DÉCONSTRUCTION / 76 MODÈLES ET FIGURES, LA VOITURE POUR TOUS… OU PRESQUE / 80

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1968 Accélérer et retracer la route !

Au cours de la longue décennie 1955-1968, l’envol de la civilisation automobile est total. Celleci, portée par des modèles phares, comme la sidérante DS Citroën présentée en 1955, semble atteindre sa vitesse de libération. Les espoirs sont intacts et une forme d’apogée est manifeste : la linéarité du progrès paraît répondre à celle des kilomètres d’autoroutes que l’on commence à dérouler. Le meilleur des mondes semble accessible en quelques tours de roue.

En majesté, le Salon parisien de l’automobile au Grand Palais est chaque année un événement, et on lui promet un souffle plus moderne encore en le transférant en 1962 dans le cadre plus vaste et attrayant de la Porte de Versailles. Les espoirs cumulés, sans doute naïfs, d’affranchissements divers de cette société en pleine croissance et aux mécanismes économiques bien huilés dissimulent dans l’enthousiasme général des vulnérabilités pourtant réelles. Véritable veau d’or, l'automobile coûte cher, notamment en infrastructures spectaculaires, mais ce coût est largement consenti. Toutes catégories socioprofessionnelles confondues, les dépenses des ménages français en produits divers de l’industrie automobile sont décuplées entre 1949 et 1971. L’automobilisme devient la nouvelle culture dominante et normative : on assiste, au-delà de l’essor de la consommation, à une véritable automobilisation de la vie sociale.

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Ci-contre. Publicité Citroën présentant par l’image l’invention de la suspension hydropneumatique de la DS en trois feuillets. Ci-dessous. Double page du catalogue L’air et l’eau édité par Citroën en 1958 pour illustrer la souplesse de sa suspension.

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LA DS, DÉESSE EMBLÉMATIQUE

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ON AURA BEAU DIRE ET FAIRE, TENTER D’INTELLECTUALISER LA CHOSE – POUR ARRIVER AU MÊME RÉSULTAT D’AILLEURS, COMME NOUS LE REVERRONS – CE QUI RESTE DES « TRENTE GLORIEUSES » COMME PERSISTANCE RÉTINIENNE TIENT BEAUCOUP À L’IMAGERIE QUI A ACCOMPAGNÉ UN MODÈLE PRÉCIS DE VOITURE JUGÉ, DÈS SON DÉVOILEMENT LORS DU SALON DE PARIS LE 6 OCTOBRE 1955, COMME « RÉVOLUTIONNAIRE ». Présentation de la DS au Salon de l’automobile de Paris le 6 octobre 1955 sur le stand de Citroën.


l s’agit évidemment de la Citroën DS 19. Sa présentation éclipsa celle de sa rivale sochalienne pourtant valeureuse, la brave Peugeot 403 au physique plus bonhomme.

national, au sens propre du reste, grâce à la « vie » – la voiture semblait bouger et respirer – donnée par sa suspension pneumatique qui lui autorisait une position haute.

Pendant vingt années de production, jusqu’en 1975, lorsque le 24 avril de ce millésime sortit le dernier exemplaire d’usine – le 1 330 755e ! –, la DS a dominé le paysage automobile

Toute une pléiade d’acteurs de cinéma, de Philippe Noiret et Catherine Demongeot dans Zazie dans le métro de Louis Malle en 1960 à Patrick Dewaere, Miou Miou et Gérard Depardieu dans

En bas à gauche. Photographie promotionnelle de la DS devant l’Arc de Triomphe. En bas à droite. La Une de L’Argus du 6 octobre 1955. Ci-dessous. Pour la première tenue du Salon de la Porte de Versailles en 1962, la DS est présentée en position verticale.

LA DS, DÉESSE EMBLÉMATIQUE

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LES AUTOROUTES, UN NOUVEL UNIVERS

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JUSQU’À LA FIN DES ANNÉES 1950, L’AUTOROUTE N’A ÉTÉ, EN FRANCE, QU’UNE INCANTATION ET 1960 PEUT ÊTRE QUALIFIÉ D’« AN I DES AUTOROUTES ! » EN EFFET, LE 12 AVRIL 1960, L’INAUGURATION DU PREMIER TRONÇON DE 34 KM DE L’AUTOROUTE DU SUD AU DÉPART DE PARIS OUVRE CLAIREMENT UNE NOUVELLE ÈRE DANS LA MANIÈRE DE VIVRE L’AUTOMOBILE EN RÉSEAU SUR LES LONGUES DISTANCES. DE LA VIVRE VITE AUSSI, À TOUT MOMENT DE LA JOURNÉE OU DE LA NUIT, DANS LA PLUS PARFAITE LÉGALITÉ PUISQUE LES LIMITATIONS DE VITESSE N’APPARAÎTRONT QU’EN 1973.

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Ci-dessus. Détail de la couverture de Paris Match n° 694 du 28 juillet 1962 clamant « Nous voulons 5 000 km d’autoroute ». Ci-contre. Essais de lisibilité de panneau de signalisation routière conçu par Jock Kinneir et Margaret Calvert entre 1957 et 1967 en Angleterre. Ce système a par la suite servi de modèle pour la signalisation routière moderne à travers le monde entier. À droite. Construction d’un viaduc de l’autoroute A1. Reliant Lille à Paris, la construction de cette dernière dura de 1950 à 1967. Vue prise à Roberval (Oise) le 13 janvier 1965. On distingue la présence de maisons en attente de démolition sous les piliers du viaduc.


Ci-contre. Autoroute allemande en 1943. En bas à gauche. Publicité Michelin en 1947 sur l’autoroute A4 qui relie Turin à Milan. En bas à droite. Un Renault 1 000 kg annonce la restriction de voie rapide sur l’autoroute de l’Esterel, qui prendra le nom d’A8 en 1966. Ci-dessous. Couverture de La Vie catholique illustrée n° 1136 du 17 au 23 mai 1967.

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« Qui travaille aux autoroutes travaille pour l’avenir. » Cette phrase, reprise dans la conclusion générale de son ouvrage par l’ingénieur Philippe Reine en 1944,

Trafic automobile et réseau routier, les autoroutes en Italie, en Allemagne et en France, évoquait alors le futur de possibles réalisations autoroutières en France. Le moins que l’on puisse dire est que celui-ci n’était alors qu’incertain et aucunement planifié car la transition autoroutière française n’eut rien d’évident. Un décret du 4 mai 1935 déclarant d’utilité publique

LES AUTOROUTES, UN NOUVEL UNIVERS

n dépit d’essais précoces et ponctuels aux États-Unis ou en Allemagne, l’apparition de l’autoroute comme voirie innovante avait eu lieu en Italie au début des années 1920. Le mot retenu en français fut d’ailleurs la traduction du terme italien autostrada employé pour désigner la nouvelle voie de circulation continue. Conçue par l’ingénieur Piero Puricelli, elle reliait Milan à la région des Grands Lacs et fut inaugurée par le roi Victor-Emmanuel III, le 21 septembre 1924.

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À gauche. Volkswagen Coccinelle faisant le plein dans une station Esso, fin des années 1960. Ci-contre. Publicité pour le camion Berliet TLM (1955). Ci-dessous. Station-service de la Société Nationale des Pétroles d’Aquitaine (SNPA) à Lacq (64), réalisée par les architectes Jean de Brauer et Jean-Benjamin Maneval en 1957.

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DES NOUVEAUX LIEUX POUR L’AUTO

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SUR LES ROUTES DE FRANCE DES ANNÉES « GLORIEUSES », TROIS PERSONNAGES SE PARTAGENT LE BITUME POUR LES TRAJETS AU LONG COURS, LE VACANCIER, L’AGENT COMMERCIAL ET LE CHAUFFEUR ROUTIER. IL CONVIENT DE NOURRIR, SOIGNER ET CHOUCHOUTER TOUT CE MONDE, HOMMES ET VÉHICULES, ET UNE ÉCONOMIE QUASI-PARALLÈLE PROSPÈRE LE LONG DES ROUTES.


Ci-contre. 2 CV et Renault Dauphine se ravitaillant à une station Mobil à Porto-Vecchio (2A). À droite. Une station Azur ravitaillée par un Saviem JM 170. Au milieu à droite. Atelier de réparation Panhard. En bas. Publicité Shell avec une Peugeot 403. Ci-dessous. Carte promotionnelle d’un Relais routier à Saint-Nazaire (44).

e vacancier, comme l’écrit Pierre Daninos, entend bien réussir ses Vacances à tous prix (Hachette, 1958). Il a désormais « l’auto dans la peau » et l’obsession de sa moyenne : « Monsieur conduit. Monsieur ne peut pas tout faire. Monsieur fait de la route. […] Il a mille kilomètres à faire. Il veut faire une bonne moyenne. […] On conçoit que l’heure est grave. Tout doit concourir à la réussite de l’entreprise. » Pierre Daninos (1913-2005) savait, au demeurant, ce qu’était une belle automobile ; il était le frère de Jean Daninos (1906-2001), créateur

de la dernière marque automobile de luxe française : Facel-Vega. Avec leur enseigne ronde bleue et rouge clairement identifiable, les Relais routiers servent à tous, routiers ou non, des repas roboratifs et bon marché. Cuisinés par le patron ou la patronne avec les produits locaux, ils offraient en sus un aperçu ethnographique des coutumes culinaires des Français. Pendant le voyage, la crainte de la panne ou de la crevaison – qui survenait alors en moyenne tous les 7 000 km ;

DES NOUVEAUX LIEUX POUR L’AUTO

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à l’époque. Désormais la « femme au volant », « libérée », est courante et son entrée sur un marché du travail de plus en plus mobile l’oblige de surcroît à conduire.

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Le folklore des « plaisanteries » misogynes qui tournent à foison y perd en crédibilité car les femmes conduisent plutôt bien mieux que les hommes. Le cheminement des esprits est toutefois bien lent et le fait que les femmes sont effectivement plus prudentes et plus respectueuses du Code de la route, voire des autres usagers, commence seulement à apparaître dans les statistiques des assureurs. Ainsi l’attitude des maris

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Dans les années 1950, d’après cette publicité, un autoradio Philips doit suffire à attirer les pin-up dans sa voiture. Cabriolet de préférence.

évolue-t-elle et ces derniers n’hésitent-ils plus à confier le volant à leur épouse même si cela n’est pas encore majoritaire. Le machisme automobile devient un anachronisme. Toutefois, dans les foyers multi-équipés, la deuxième voiture, en général de moindre cylindrée et très souvent d’occasion, est systématiquement celle de Madame.

transversale. L’enjeu était aussi de répondre aux restrictions de carburant apparues lors de la crise de Suez. Il est amusant de constater que désormais « restylées » par de nouvelles générations de designers spécialistes du style néo-rétro (New Mini et FIAT 500) ces modèles premium rencontrent aujourd’hui le succès dans les quartiers chics des villes.

Cependant, signe qui ne trompe pas, les conductrices intéressent aussi les constructeurs qui y voient un marché prometteur à entretenir et à conquérir. La femme moderne est active, elle se charge des courses, du convoyage des enfants dans des véhicules pratiques, bientôt à vocation urbaine, faciles à conduire et entretenir, une touche de glamour en plus. Des voitures étrangères commencent d’ailleurs à jouer la carte purement féminine : c’est le cas de la FIAT 500 ou de l’Austin Mini. Cette dernière a été conçue en 1959 pour la marque anglaise BMC (British Motor Corporation) par le designer Alec Issigonis (1906-1988) – qui est aussi le créateur de la Morris Minor en 1948 – avec un moteur à l’avant en position

À l’époque, en France, la Renault 4 cherche à se démarquer de la 2 CV et à faire oublier sa rusticité au travers de campagnes publicitaires menées en partenariat avec le Magazine ELLE et parrainées par la chanteuse Sheila. En 1963, une enquête est menée pour promouvoir la série limitée très soignée « La Parisienne », à la finition moderne et très mode avec son cannage paille ou écossais sur ses portières : les 4 200 lectrices qui réagissent témoignent de leur attachement à la liberté automobile qui leur appartient aussi dorénavant. Il faudra néanmoins du temps pour que cette soif de liberté se concrétise pleinement. Aussi incroyable que cela puisse paraître, en 1967 seulement 21 % des femmes en âge de conduire possèdent le permis de conduire (et seulement 13 % sont des conductrices habituelles) contre 65 % pour les hommes. En 1973, elles ne sont encore que 33 % à détenir le papier rose et il faudra attendre le début des années 1980 pour qu’enfin la barre des 50 % soit atteinte !

Indépendante, autonome ou bourgeoise, la femme est au cœur de la communication pour la Peugeot 403 cabriolet en 1955.


UN NOUVEAU CHAPITRE DE LA LIBÉRATION DE LA FEMME

Ci-dessus. Commercialisée d’août 1957 à 1959, la BMW 600 se situait entre la petite voiture et la grande microcar. Pouvant transporter quatre passagers, et ne pesant que 515 kg, elle avait une vitesse de pointe proche des 100 km/h. À droite. La Renault Ondine est une version améliorée de la Dauphine, commercialisée entre 1961 et 1962. Ci-contre. L’Ami 6 était une voiture extrêmement confortable qui s’adressait avant tout aux femmes, comme le montrait le catalogue de 1961 qui s’ouvrait par « Pour vous, Madame… ». Parmi ses conductrices célèbres, on peut citer Yvonne de Gaulle. Première à être fabriquée à l’usine de Rennes-La-Janais, elle fut produite à près de deux millions d’exemplaires. Ici, la ligne de fabrication en 1965.

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1968

À FOND LA PUB ! / 86 VOIR L’AN 2000 AVEC OPTIMISME ET AIMER L’AVENIR AUTOMOBILE ! / 90 L’INVENTION DE LA SÉCURITÉ ROUTIÈRE / 94 UNE CIVILISATION QUI TOURNE EN ROND ? / 98 LE RANG DE L’ÉTAT ET LES RAPPORTS DU POUVOIR AU VOLANT / 102 LES CONTESTATIONS NAISSANTES, MAI 68 ET L’AUTOMOBILISME EN DÉBATS / 106 L’AUTOMOBILISME, NOUVELLE VALEUR REFUGE / 110 MODÈLES ET FIGURES, L’IMAGINATION AU POUVOIR / 114


1975 ralentir, réfléchir et responsabiliser

La décennie en apparence paradoxale qui court entre la crise de civilisation que révèle Mai 1968 – en France certes, mais aussi au-delà – et le second choc pétrolier qui intervient en 1979, met au grand jour toutes les contradictions de l’objet dominant qu’est devenue l’automobile. Pourtant à l’échelle planétaire, dans l’espace social et les relations humaines, son emprise ne se dément pas, voire s’accentue. Chantée avec acidité par Renaud en 1975 dans Hexagone, l’auto est bien l’« opium du peuple ». Un opium attachant ; cette schizophrénie mérite explications.

Autant la production, réorganisée du fait de la concentration des constructeurs, ne cesse d’augmenter sur des marchés mondialisés, autant l'antienne reprise dans les médias est désormais « la fin de l’auto ». En fait, celle-ci n’intervient pas car, malgré la remise en question tous azimuts de l’automobilisme, celui-ci fait preuve d'une constante plasticité à s’adapter dans des écosystèmes de plus en plus contraignants. « 1974 a marqué la fin d’une période et, on peut le dire, d’une civilisation. La civilisation de l’abondance, de la consommation et du gaspillage. Nous entrons, et cela jusqu’à la fin des temps, dans une période de pénurie, d’économies et de restrictions. » La prophétie du témoin privilégié Jean Albert Grégoire en 1975 dans L’Auto de la pénurie en dit long sur cette nouvelle angoisse qui pèse sur l’objet de liberté devenu, à bien des égards, objet de servitude.


À FOND LA PUB ! INVENTER LA VIE QUI VA AVEC UNE SOCIÉTÉ DE CONSOMMATION…

[ 1968 – 1975 ]

AVANT-GUERRE, LA RÉCLAME PASSAIT PAR LE CONTACT DIRECT AVEC LA VOITURE : EXPOSITIONS, DÉFILÉS, LOTERIES, RAIDS, COURSES AUTOMOBILES, ETC. LES « TRENTE GLORIEUSES » SONT LES DÉCENNIES DU DÉVELOPPEMENT DES MASS MEDIA : PRESSE MAGAZINE, QUOTIDIENS, AFFICHAGE URBAIN ET ROUTIER, RADIO, TÉLÉVISION ET LE SECTEUR DE L’AUTOMOBILE – CONSTRUCTEURS ET PÉTROLIERS – S’IMPOSE ALORS COMME LE PLUS IMPORTANT DES ANNONCEURS DU MARCHÉ DE LA PUBLICITÉ. L’ANCIENNE RÉCLAME SE MÉTAMORPHOSE RADICALEMENT DANS SES MÉTHODES, MÊME SI LES FINALITÉS DEMEURENT IDENTIQUES : VENDRE ET AIDER À FAIRE VENDRE.

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Ci-dessus. Poster de Delpire pour les Citroën ID & DS, 1969. Ci-contre. Le catalogue Delpire « La Liberté en 2 CV » de 1960 met en scène Jacques Séguéla de retour de son tour du monde.


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Tour Eiffel illuminée au nom de Citroën. Publicité américaine pour la Jaguar XKE, début des années 1970.

Le fondateur de la marque Citroën, André, qui avant-guerre fut incontestablement un précurseur en termes de communication de marque (il avait fait écrire son nom en lettres de fumée dans le ciel de Paris puis en lettres de lumière sur la Tour Eiffel de 1925 à 1932) aurait été heureux de voir que le double chevron demeurait actif et innovant en matière promotionnelle. En 1958, la marque sponsorise le jeune docteur en pharmacie Jacques Séguéla pour son tour du monde en 2 CV, le premier tour du monde d’une voiture française. Avec le génie particulier de ce futur « fils de pub » pour le faire-savoir, il en ramène un livre et un documentaire La Terre en rond parus en 1960.

Publicité de 1972 pour la Renault 5 et ses phares stickés qui lui donnent un regard amusé.

À FOND LA PUB !

automobile, avec le miroir de ses glaces et de ses carrosseries, est porteuse d’un ensemble de valeurs humaines rarement réunies dans un seul objet. Les professionnels du narcissisme et du désir ne s’y trompent pas. Les mots-clés sont plaisir, rêve, bonheur et liberté. Reine de la consommation, l’auto paraît les incarner à merveille : avec la publicité, l’éternel automobile subsiste !

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VOIR L’AN 2000 AVEC OPTIMISME ET AIMER L’AVENIR AUTOMOBILE !

[ 1968 – 1975 ]

DEVANT LES PROGRÈS FAITS PAR L’AUTOMOBILE EN PASSE DE DEVENIR UNE PROTHÈSE DE PLUS EN PLUS PARFAITE, LES PLUS GRANDES ESPÉRANCES ANIMAIENT SES PROMOTEURS. LA CONTINUITÉ ET LA CONTINUATION DES PERFECTIONNEMENTS EN LA MATIÈRE NE FAISAIENT AUCUN DOUTE. L’AVENIR S’ANNONÇAIT RIANT. PLUS DOUCE DEVAIT ÊTRE LA CIVILISATION DE L’AN 2000, PERSPECTIVE SYMBOLIQUE LOINTAINE MAIS ATTEIGNABLE PAR LA GÉNÉRATION QUI, AYANT CONNU LA GUERRE, DE PRÈS OU PAR L’INTERMÉDIAIRE DE SES PARENTS, PLAÇAIT DANS LA GÉNÉRATION DE SES PROPRES ENFANTS LES PLUS FÉCONDS ESPOIRS.

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En haut. Véhicule rhomboïde – les roues sont disposées en losange –, l’automodule de Jean-Pierre Ponthieu est capable de se lever sur ses jambes munies de roues et de tourner sur lui-même. Ci-contre. Porsche Tapiro, dessinée par le designer italien Giorgetto Giugiaro (1938) en 1970. Basée sur la Porsche 914, elle est dotée de quatre portes papillon, deux pour entrer à bord et deux autres à l’arrière pour accéder au moteur.


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Ci-contre. Publicité pour le CitiCar, produit par Sebring-Vanguard, Inc. entre 1974 et 1977. Ci-dessous. Esquisse du camion publicitaire Pathé Marconi par Philippe Charbonneaux.

Toute une école de style automobile française naît alors. Gérard Welter (1942) chez Peugeot à partir de 1960, puis comme directeur du style extérieur à partir de 1975 – on lui doit notamment la 604, la 305 et l’immense succès de la 205 –, ou Patrick Le Quément (1945) chez Ford – on lui doit la Ford Sierra – fourbissent leurs armes et affûtent leurs crayons, et bientôt leurs planches à dessins informatiques, dans la lignée des Paul Bracq (1933) et Philippe Charbonneaux (1917-1998). Ce dernier, une fois son expérience chez General Motors achevée aux lendemains de la guerre – comme Roger Tallon, passé lui chez Caterpillar – entreprend de donner une esthétique résolument moderne aux divers mobiles qu’il dessine : le camion Stradair de Berliet en est un résultat spectaculaire.

Bulle de Courrèges, fin des années 1960.

Peel Trident Microcar, d’une longueur de 180 cm pour 107 cm de large, seconde moitié des années 1960.

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es formes, plus douces, les couleurs, plus vives, des choses s’en ressentent : les designers vedettes de l’époque, Olivier Mourgue, Pierre Paulin ou Roger Tallon n’ont aucun doute : l’esthétique nouvelle se veut joyeuse, optimiste, et les autos reflètent aussi une fantaisie que jusque-là on ne leur avait pas connue.

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Ci-contre. Pour vanter sa production, Ford n’hésite pas à détourner la mode des voyages hippies « Vous êtes chez vous sur la route », env. 1977. À droite. Pochette du 33 Tours du groupe de rock The Who sorti en 1968. Les musiciens sont accrochés à un bus à impériale peint dans le style psychédélique. Ci-dessous. File d’attente à Lisbonne en 1973 après l’annonce du choc pétrolier.

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dans l’automobile depuis la Libération est bousculé : en 1956, la « retraite SIMCA » – système de retraites internes qui était une forme de prime à la fidélisation des employés – avait été instaurée à Poissy, Renault y viendra à son tour en 1972. Mais en 1968, les syndicats se retrouvent débordés par les Bib (du Bibendum Michelin) et les Peuge de Sochaux. L’espoir, presqu’atteint, est d’organiser l’emploi à vie sur les sites industriels où il n’est pas rare de voir des générations d’ouvriers se succéder de père en fils, y compris pour les ouvriers immigrés les plus récents : « Des emplois et des espoirs, des possibilités de construire des vies, c’est là aussi un des éléments du rêve automobile » constate l’historien Jean-Louis Loubet.


Du reste, la quatrième semaine de congés payés qui est obtenue en 1969 profite à tous.

Ci-contre. La Gueule ouverte, hebdomadaire écologiste, dessin de Cabu (19382015) en couverture du n° 12, janvier 1973. Il a paru de 1972 à 1980.

Passée au crible de la critique marxiste, l’auto ressortait écharpée. Son image était dégradée, son utilisation sociale contestée, son aliénation révélée. Ivan Illich, dans La Convivialité, en 1973 (puis deux ans après dans Énergie et Équité) et André Gorz, dans « L’idéologie sociale de la bagnole », publiée par Le Sauvage, en 1973, ont tout dit de la décroissance et de la future contestation de la société à quatre roues.

En bas à gauche. Badge antipollution des années 1970, « Si c’est gris, ce n’est pas de l’air ».

Car il existe en effet un paradoxe à ce sujet qui mérite d’être relevé : malgré cette entrée dans l’âge de la remise en cause, et alors même que l’auto, son système et ses astuces de promotion étaient dévoilés,

En bas à droite. René Dumont (1904-2001) sur son vélo, pendant la campagne présidentielle, au printemps 1974.

jamais les populations ne se sont autant et aussi massivement équipées (le taux d’équipement des ménages en automobile est de 60 % en 1973). Face à la contestation, diverses mesures palliatives permettent aux « 4 roues de la fortune », selon l’expression de l’économiste et sociologue Alfred Sauvy, de survivre. En ville, on rééquilibre le partage de la chaussée avec les transports en commun (le premier couloir de bus à Paris date de 1964), on aménage des rues piétonnes, les vélos réclament leur piste. Et que ça roule !

LES CONTESTATIONS NAISSANTES, MAI 68 ET L’AUTOMOBILISME EN DÉBATS

L’écologie politique se saisit de ce nouveau diable et ne cessera plus de s’inviter dans le débat électoral. Dès 1974, le parti anti-automobile avait son candidat à l’élection présidentielle et son slogan. René Dumont, avec son bon sens et son définitif « L’automobile ça rend con ! », n’emporta toutefois qu’un succès d’estime. Contestant les contestaires, les défenseurs de l’automobile allaient jusqu’à s’opposer au port de la ceinture de sécurité jugé liberticide et même dangereux ! À vrai dire, la fatigue de la modernité et de la société de consommation se faisait plus généralement sentir. La crise économique et pétrolière la révélait. Le mythe automobile s’étiolait ; il ne disparaissait cependant pas. Il évoluait.

Ci-dessous. En août 1976, Le Parisien libéré croit avoir trouvé la solution contre la pollution automobile.

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[ 1968 – 1975 ]

Ci-contre. La Lamborghini Miura Roadster fut présentée au Salon de Bruxelles en 1968. Ci-dessous. Peugeot 504 break en 1970. En bas à gauche. Publicité pour la Honda Civic trois portes, 1972

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Mais c’est ailleurs que se créent les nouvelles réussites industrielles. Les voitures japonaises apparaissent, d’abord timidement, lors des salons et laissent entrevoir un nouveau « péril jaune » porté par la révolution du « zéro défaut » et du « juste-à-temps » du système de production de Toyota. Toutefois, chez Citroën l’innovation continue. Avec la SM à moteur Maserati en 1970, et la Mehari dans un autre genre en 1968, la marque aux chevrons poursuit son histoire glorieuse, portée au quotidien par la GS et la CX. Mises sur le marché respectivement en 1970 et 1974, elles ont la responsabilité écrasante de tenter de se substituer à l’irremplaçable DS. Citroën intégrera le giron de PSA en 1976.

Sur les circuits, le bleu de France est mis et l’enthousiasme ne se dément pas, démultiplié par la retransmission des courses à la télévision. La « filière ELF », qui a pour vocation de faire émerger des vocations de pilote, fonctionne à plein régime. Jean-Pierre Beltoise et François Cevert – tragiquement disparu en 1973 alors que le plus prestigieux palmarès lui semblait promis – animent les circuits du championnat du monde. Des marques consacrées à la compétition se créent, comme Ligier, ou s’y spécialisent, comme MATRA. Pour cette société (Mécanique Aviation TRAction) fondée en 1937 la consécration est obtenue en 1972 aux 24 Heures du Mans : le moteur V12 de la 670 – à la plus belle sonorité du monde dit-on encore – entre dans la légende avec son pilote Henri Pescarolo qui remporte ainsi sa première victoire.

La compétition automobile, entre pilotes et entre marques, se joue aussi sur des rallyes spectaculaires qui empruntent les mêmes routes que tout le monde. Chacun peut s’imaginer au volant d’un de ces bolides ! Bernard Darniche s’illustre sur Lancia Stratos mais aussi sur Alpine A110. Cette marque créée en 1955 par Jean Rédélé et revendue à la Régie Nationale, incarne la réussite sportive de la firme au losange au Mans où Alpine-Renault triomphera en 1978. On ne le sait pas encore, mais la fin des « Trente Glorieuses » est déjà advenue. Pour l’automobile ce sont de nouveaux défis qui se profilent : consommation d’essence, sécurité, pollution. Certes, ambivalence et désenchantement sont le lot de cette mutation, mais n’y a-t-il pas toujours quelque plaisir coupable à tourner la clé et à prendre la route ?

MODÈLES ET FIGURES, L’IMAGINATION AU POUVOIR

À gauche en haut. Peugeot 104, 1972. À gauche en bas. Photographie publicitaire pour la Citroën Mehari en 1972. Ci-contre. La Ford Capri, sportive accessible à la ligne particulièrement réussie, fut produite à près de deux millions d’exemplaires. Années 1970.

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L’AUTOMOBILE AU TEMP S DES TRENTE GLORI EUSES

2 CV, 4 CV, Déesses, Nationale 7 ! Incontestablement, les « Trente Glorieuses » ont eu quatre roues ! Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, tourner la page signifiait moderniser le pays, produire, notamment des autos, étirer des ponts, creuser des tunnels, tracer des routes, puis des autoroutes. La mobilité de tous, partout, a été bouleversée. Pour séduire l’acheteur, les constructeurs renchérissent dans l’innovation : puissance, volume, élégance des lignes, couleurs. Partout, stations-service et garages assurent tout un chacun, qu’il soit sur la route du travail ou sur celle des vacances, d’arriver à bon port. La France de l’automobilisme des « Trente Glorieuses » emporte avec elle toute une mythologie, des passions, mais aussi, déjà, son lot de paradoxes, premiers embouteillages et début de la contestation de la société de consommation. Voici le circuit. Pleins phares donc, et en route !

MATHIEU FLONNEAU est maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, spécialiste d’histoire urbaine et de l’histoire des mobilités. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur l’histoire de l’automobile : Vive la route ! Vive la République !, L’Aube (2016), Les Cultures du volant XXe-XXIe siècles, Autrement (2008), Paris et l’automobile : Un siècle de passions, Hachette (2005), L’Automobile à la conquête de Paris : Chroniques illustrées, Presses de l'École Nationale des Ponts et Chaussées (2003).

ISBN 978-2-86266-741-6

29 € 9 782862 667416

www.loubatieres.fr

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Photographie de couverture : Rond-point des ChampsÉlysées. Paris, années 1960. © Collection Roger-Viollet / Roger-Viollet


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