Longueur d'ondes N°91

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et aussi : LAST TRAIN, L’ÉPÉE, N°91  Automne 2019

gratuit

BISON BISOU, PARLOR SNAKES, YOANNA, PUMPKIN & VIN’S DA CUERO, PONTEIX, etc.


2 Longueur d’ondes N°91


sommaire

édito

Belgique

Québec

France

Numéro 91

Bon anniversaire le mp3 ?

En balad avec les Me à Rouen NNQNS

C’était il y a 20 ans déjà. Nous ne le savions pas encore, mais la création d’un format numérique allait définitivement bouleverser nos pratiques et – par extension – l’industrie musicale... Depuis,

Découvertes

le MPEG-1/2 Audio Layer III (son vrai nom) est devenu roi sur nos ordinateurs, smartphones et

Dead Bones Bunny 5 OPTM 6 Djiin 6 Gliz 7 tRuckks 7

autres appareils domestiques, avant d’avoir été intimement lié au téléchargement légal. Liberté pour les uns, crise pour les autres ? Avec l’invention de systèmes de partage de ces fichiers (le peer-to-peer), la culture mondiale

Entrevues

fut accessible au bout du clic et l’industrie paya son arrogance (avoir converti les vinyles en

Last Train 9 Jean du voyage 12 Ponteix 14 Parlor Snakes 16 Pumpkin & Vin’S da Cuero 17 Yoanna 18 Penelope Antena 19 The Hacker 20 BISON BISOU 22 L’Épée 32

CD et ne pas avoir cru à la dématérialisation)... L’ironie, c’est que le MP3 fut aussi un retour en arrière : d’un côté, un son avec moins de relief ; de l’autre, des acteurs baissant la qualité de leur production (si c’est pour finir sur un smartphone, à quoi bon ?). Fin de la partie ? Non. Car si peu de plateformes utilisent désormais du MP3, le principe a malgré tout poussé l’arrivée du streaming. En 2018, les supports numériques ont même généré pour

En couv

la première fois un chiffre d’affaires supérieur à celui des supports physiques (même Jean-

MNNQNS

Jacques Goldman s’y est converti, fin août !).

ou le futur du rock

L’ère du physique et du piratage n’ont certes pas disparu mais, avec notamment l’explosion

Coulisses

du vinyle (5 fois plus en 5 ans), les marchés commencent enfin à s’équilibrer… Reste à régler le cas YouTube, plus forte appétence des consommateurs, dont un tiers l’utilise comme une radio. La plateforme relance en effet les possibilités de piratage (nombreux sont les convertisseurs vidéos en .mp3) et ne rétribue pas encore assez les ayants-droits... On en reparle dans 20 ans ?

26

road-trip La Bande Song  label

37 40

HURRY UPton park

Chroniques Musique 43 Livres 49 ça gave 50

Le magazine est soutenu par

La rédaction NE PAS JETER SUR LA VOIE PUBLIQUE

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DecouvErtes

Dead Bones Bunny le swing du lapin

D

epuis toujours, la musique a été faite de croisements musicaux improbables, de mariages audacieux, parfois même contre-nature, qui ont pu donner des résultats insensés. Celui osé par ces Parisiens va très loin dans l’originalité puisqu’il mélange deux genres que l’on aurait pu imaginer inconciliables : le metal et le rockabilly : « Dans le groupe, les gens viennent plutôt du milieu metal mais en se mettant à certains instruments comme la contrebasse, ils ont commencé à s’intéresser au rockab’. » Il y a certes déjà eu dans un passé récent des groupes américains qui ont tenté des hybrida-

Pierre-Arnaud Jonard    Benjamin Pavone tions s’en rapprochant, à l’image de Volbeat, avec sa synthèse réussie d’une country à la Johnny Cash avec le hard-rock, mais en France, on ne connaît personne, à part ces petits lapins, à avoir imaginé un tel cocktail. En plus d’être novateurs, les Dead Bones Bunny ont en outre réussi la gageure de sortir un premier album un an seulement après la formation du groupe. Un véritable exploit. Un disque qui voit la rencontre musicale de Gene Vincent avec Motörhead. Un pied dans le rockab, un autre dans le metal, les Dead Bones Bunny chantent comme Lemmy et swinguent comme les Stray Cats. Avec

leur univers cartoonesque qui évoque fortement Tarantino, le western et les road-movies, ils ont en tout cas créé un monde fantasmagorique très drôle et bigarré avec en figure de proue leur égérie Bunny Bones, à l’origine de la formation du combo : « Je viens des années 50 avant d’être propulsée en 2019. » Avoir osé mélanger deux genres aussi codés que le metal et le rockab’ était un pari fou. Le groupe l’a réussi avec une maestria qui fait plaisir à voir et à entendre. dfacebook.com/deadbonesbunny

what’s up rock / Autoproduction LONGUEUR D’ONDES N°91 5


decouvertes

OPTM les crocos sortent les griffes

S

Pierre-Arnaud Jonard

i la vague post-punk est particulièrement forte depuis maintenant plusieurs années Outre-Manche, elle déferle aujourd’hui en France avec des groupes particulièrement intéressants comme Structures ou les nîmois d’OPTM. Il serait cependant dommage de réduire les Languedociens à du pur post-punk car ils mélangent au genre un côté new-wave à la Cure, un soupçon shoegaze qui les voit lorgner vers My Bloody Valentine et des sons post-rock à la Godspeed You ! Black Emperor. Le nom OPTM pour Open Pool Til Midnight est d’ailleurs un clin d’œil aux groupes post-rock que le combo affectionne. Après avoir joué ensemble dans la formation pop Valencia Motel, Valentin et Baptiste se retrouvent quelques années plus tard et se lancent dans l’aventure de cette nouvelle formation. « L’idée du duo n’était pas pensée à la base mais aujourd’hui la formule nous va bien. Si on avait un ou une bassiste, on perdrait peut-être de notre originalité. » Le

Djiin

DAVID ELBAZ

groupe remporte la bourse aux talents de Nîmes dès son second concert, ce qui lui permet d’enregistrer un premier EP. « Nîmes n’est pas une ville reconnue pour le rock et ce tremplin est positif pour la scène locale. Il y a certes une scène dans notre ville mais pas vraiment une scène rock underground. Dans notre style, on est un peu esseulés. Peut-être que le Sud est moins rock que le Nord. » Le combo sort ce premier essai discographique en février dernier : « C’est une autoproduction. Nous avions envie de faire un disque pour continuer de tourner. On ne l’a sorti à la base qu’en vinyle mais il y a eu beaucoup de demandes pour qu’on le sorte également en CD. Du coup, il existe désormais aussi dans ce format. » Un disque réussi et ambitieux qui tend davantage vers le mini-album que l’EP avec ses trente-cinq minutes au compteur. OPTM se projette déjà vers le futur, un nouveau maxi étant déjà sur les rails. doptm-band.com

open pool t’il midnight / Autoproduction

stoner chamanique

L

Yann LE NY

es quelques notes de harpe électrique qui se font entendre dans les morceaux du groupe rennais ne doivent pas vous induire en erreur. Leur rock ne risque pas d’être aussi doux que les mélodies d’un Alan Stivell et son revival breton. La charismatique harpiste du groupe, Chloé, pousse la voix surtout sous les avalanches de batteries et le tonnerre de saturations dans tous les sens. Le quatuor, nourri au rock bluesy, brutal ou psychédélique, ressort tout ce qu’il a appris dans des concerts où les chansons se transforment en longues improvisations psychédéliques. Il y déroule un stoner envoûté et tournant parfois vers le blues ou des motifs sonores plus désert blues : « On cherche à faire voyager le public et on travaille nos live pour arriver à le mettre dans une sorte de transe », décrit Allan, batteur et co-fondateur du groupe. C’est à force de concerts et de jam-

Julien Dupeyron

sessions en France, qu’ils ont développé en quatre ans leur répertoire qui s’est d’abord retrouvé sur des EP’s live avant de s’étaler sur leur premier album studio en mars dernier. Entourés d’une aura mystique, ils travaillent leur univers entre onirisme et fuzz à coup de paroles inspirées de rêves et de visuels puissants et symboliques. C’est le cas notamment de la pochette de The Freak représentant une chimère se promenant au milieu d’un décor apocalyptique : « Ça représente Djiin, on compose à quatre donc on doit faire des compromis. Ça fait qu’on a des morceaux avec des parties jazzy, d’autres plus groovy, d’autres plus brutales, et en improvisant on essaye de mettre du lien... » Le groupe est en tout cas déjà reparti en tournée pour délivrer son énergie stoner en France, en Allemagne et en Italie. dfacebook.com/djiin.theband

The Freak / Autoproduction

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Decouvertes

Gliz

le contraste des extrêmes

U

Laurent Thore

ne alchimie décisive rassemble ce power trio jurassien autour du banjo, du tuba et de la batterie. Pour Florent le frontman, cette complicité s’inscrit avant tout dans une vie de groupe très intense : « Parfois, on se prend la tête à mort. On a failli splitter 200 fois. Mais on s’adore vraiment et profondément. Sur la route, il se passe des trucs très forts entre nous, presque magiques, de la magie noire à la magie blanche ! » Revendiquant la singularité de leur son organique et artisanal, les trois esthètes revisitent à leur manière l’héritage du rock. À contre-courant de la mode actuelle, ils activent sans complexe l’héroïsme des 70’s, réveillent la mélancolie des 80’s et la candeur des années grunge. Si leur premier album s’inscrit par sa force émotionnelle dans la filiation d’un rock anglo-saxon mélangeant sans état d’âme country, hard rock, punk et folk, il est bien plus la consécration d’un état d’esprit que

tRuckks

Carolyn C.

la résultante d’influences millésimées : « Notre inspiration ne vient pas de la musique. C’est vraiment ce que je vis qui nourrit mon imaginaire. Par exemple, pour le morceau “The cave” : comme le Jura est un pays calcaire, je passe beaucoup de temps dans les bois, je pars à l’aveugle, je cherche des grottes, qui n’auraient pas été découvertes. J’ai l’impression de redevenir un animal sauvage. » Pour l’homme comme pour l’artiste, la création est une affaire de vibrations, d’émotions et d’intuitions : « La musique, c’est un truc instantané, il n’y a pas besoin d’éducation, pas vraiment besoin de mots. J’ai un petit côté mystique. Je ne suis pas plus religieux que ça, mais dans notre musique, il y a toujours cette puissance rock avec un côté sombre, sensible. Dans nos morceaux se côtoient deux pôles, un qui serait solaire et un autre du côté des abysses. » dgliz.fr

Cydalima / Youz Prod

de bruit et de fureur

D

Pierre-Arnaud Jonard

ans le sillage de Lysistrata, de nouveaux groupes noise émergent un peu partout à travers l’Hexagone. Parmi ceux-ci, ces nouveaux venus, que le groupe de Saintes a signé sur son label, Grabuge Record. Une rencontre faite lors du festival Détonation à Besançon en 2017. Depuis, les deux groupes ne se quittent plus, jouant régulièrement ensemble. Un coup de foudre musical bien sûr, mais au-delà, amical et humain. « Rien que d’avoir sorti un EP sur un label qui porte ce nom est quelque chose dont nous sommes super fiers. » tRuckks vient de Vesoul, ville immortalisée en 1968 par la chanson homonyme de Jacques Brel. Une ville que l’on n’imaginait pas aussi active musicalement : « Il y a une belle scène ici avec des groupes intéressants comme La Bite et le Couteau ou Membrane et des associations très dynamiques qui portent de beaux projets. Malheureusement, il y a peu

Guendalina Flamini

de salles où jouer. » Si on peut aisément cataloguer les Vésuliens dans la sphère noisy, ils aiment quant à eux se qualifier de psychenoisehardcore et leurs influences sont plus diverses que l’on pourrait l’imaginer de prime abord puisqu’elles vont du hard-core de Turnstile au stoner de All Them Witches. Le groupe possède la particularité de chanter en français, phénomène rare dans ce style musical : « C’est notre langue maternelle. Il est donc plus naturel pour nous de s’exprimer en français. Ça nous permet aussi d’être plus précis. » Avec ce premier EP à l’univers sombre, à l’image de sa pochette mystérieuse et complexe, le combo se place parmi ce qui se fait de mieux dans le style bruitiste. Ils n’ont pas à rougir de la comparaison avec les Canadiens de Metz, dont ils revendiquent haut et fort l’héritage. Un nouveau talent est né. dfacebook.com/tRuckksBand.fr

Autophage / Grabuge Record

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entrEvues

Last Train sur le bon rail   Julien Naït-Bouda

Guendalina FLAMINI

À l’heure du jugement dernier que peut constituer un second disque, Last Train affirme son identité dans un rock libre de toute contrainte. En résulte un son brut et intime contrant les logiques subversives qui font de la musique un produit. Ces quatre gamins ont le feu sacré et leur destin en main...  dd LONGUEUR D’ONDES N°91 9


entrevues

I

l faut rappeler quels éléments auront, ces dernières années, participé à faire le buzz autour d’un petit groupe de rockeurs venu de la cambrousse mulhousienne, les corps et l’esprit en pleine évolution vers l’âge de fer, ou ce passage de l’enfant à l’adulte... Marquant Bercy au fer chaud et l’Histoire lors d’une première partie à l’invitation de Johnny Hallyday en 2016, ces derniers auront depuis muté au travers des différentes strates du secteur musical. Engrangeant assez de pognon en tournant aux quatre coins du monde à une cadence infernale (300 concerts en trois ans, voir LO N°81 http://bit.ly/2kJc6Cg), Last Train a fait le choix de l’indépendance artistique et promotionnelle, s’offrant la possibilité d’enregistrer et de produire un disque comme il

l’entendait, misant sur la prise live avant tout. Jean-Noël, leader du quatuor, explique cette intention : « La différence avec notre premier album Weathering est que l’on a pu faire des constats, ce disque avait été quasiment subi car on était en construction. Il s’était ainsi fait à partir d’EP’s alors qu’on était en pleine tournée et enregistrement... Pour ce second, tout a été pensé en amont, du premier coup de caisse claire à la dernière harmonie de corde. On a d’abord enregistré le squelette du disque en Norvège et n’avons procédé que par des prises d’enregistrement live. Rémi Gettliffe a fait un boulot super sur la production du disque ; on lui doit beaucoup. L’indépendance, ça nous décrit certes, mais sans lui, le résultat n’aurait pas été le même. » Une situation acoustique préférentielle que l’on devine aisément pour cette bande qui s’est construite par et dans l’expérience scénique. Julien, guitariste au cœur passionné, précise comment le groupe s’est approprié ces lieux norvégiens. « On a tenté de nouvelles choses, la salle d’enregistrement était plus grande que ce que nous avions connu. On a pu ainsi espacer les amplis et la batterie pour avoir quelque chose de plus propre et amoindrir les diaphonies. Après, ce fut du classique, on jouait à trois mètres les uns des autres et Jean-Noël faisait face à un ampli tourné vers la batterie afin d’avoir du larsen. » Tim, le batteur,

conclue sur la matière sonore expulsée durant cette expérience : « Certains morceaux du premier disque avaient trois ans d’écart avec leur production, là tout s’est fait en un an. L’homogénéité de notre musique s’en ressent clairement. » Une première étape qui aura donc cimenté les arcanes d’un nouveau disque dans une liberté d’action peu commune à l’industrie musicale, et qui au-delà, aura permis aux Alsaciens de rompre avec une monotonie pesante depuis l’arrêt de leur dernière tournée, bien que leurs activités annexes soient légion (gestion de label, boîte de tournée, réalisations vidéo et graphique). Mais « rien de tel ne possède le goût de la sueur qui coule sur des lèvres déshydratées par l’effort », ainsi que l’exprime de nouveau Julien, gratteur de cordes frénétique, dont les doigts lacérés baignent régulièrement dans l’hémoglobine à la fin d’un concert : « Ce fut une période en effet difficile où l’on est passé par tous les états d’âme car après trois / quatre ans de tournée et de promo, tout s’est arrêté soudain. On pensait pouvoir profiter de ce repos, mais l’ennui arrive vite. On a vécu le même truc que Rocky Balboa qui finit par retourner à la boxe car sans, sa vie ne fait plus sens. »

The Big Picture Cold Fame Records Une ouverture d’un riff pachidermique et Last Train indique immédiatement de quel bois il se chauffe. Du rock lacérant les tripes et porteur d’un désir de liberté contagieux. La suite offre un panel sonore plus étendu et à la fois dans la continuité de Weathering. L’explosion sonore semble devenue quasiment réflexive dans le déploiement de cette musique généreuse ; quelques arrangements avec des instruments classiques servis par l’Orchestre Symphonique de Mulhouse, de l’épure avec du piano, une voix qui prend de l’ampleur et des couleurs étonnantes, The Big Picture dresse le portrait d’un rock en devenir car il ne regarde ni devant ni derrière lui, mais simplement l’instant.

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entrevues Un certain spleen a ainsi étiré la construction de ce second LP, un mal pour un bien qui aura permis à ces jeunes adultes de sonder leurs âmes et d’en retirer une matière autrement plus introspective, tel que le confirme Jean-Noël : « On a vécu des trucs intenses, très tôt, avec de très grands hauts et des bas tout aussi profonds, cette dynamique de vie a construit ce disque, il est ainsi plus introspectif et certainement plus mélancolique. Ce n’est clairement pas l’album de la teuf... »

« On a vécu le même truc que Rocky. »

Plus matures donc, toujours aussi passionnés, et tournés vers un devenir gargarisant, bien du chemin a été accompli par ces bambins rockeurs, pour qui le temps n’est pas que de l’argent, ainsi que le confirme le tracklisting du disque, avec ses titres en forme de montagnes russes frôlant les huit minutes. Le leader de la bande termine ainsi par cette conclusion d’une sagesse éloquente : « Notre objectif est de faire ressentir à l’auditeur ce que nous vivons quand on fait du rock. Actuellement, tout va très vite avec les stories sur Instagram ou les séries en six épisodes. Mais je pense clairement qu’il faut du temps pour pouvoir procurer des émotions aux gens. » Si le train n’attend jamais les retardataires et qu’il part toujours à l’heure, gage qu’il sifflera encore une troisième fois, comme dans l’ancien monde… Last Train nous en rappelle clairement certains effluves, faisant de ce The Big Picture une madeleine de Proust à savourer autrement que sur le pouce. dlasttrain.fr

Photo : Sébastien Serrus

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entrevues

« Je n’ai vraiment pas souvent l’occasion dans ma vie de pouvoir vivre des expériences de cet ordre. »

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entrevues

Jean du Voyage Beats à l’indienne   YANN LE NY

À La Rochelle, il se passe des rencontres des plus improbables et sublimes. C’est dans la ville du beatmaker et DJ Jean du Voyage qu’un parfait mélange entre musiques orientales et occidentales a pu se faire...

J

ean Onillon se met de nouveau dans la peau de Jean du Voyage. Avec ce double musical, il balade nos oreilles en dehors de nos contrées habituelles. Son EP Namaskar signe son retour, trois ans après l’album Mantra. Ce premier album était l’occasion de montrer son goût pour la recherche de sonorités différentes, pour ce DJ qui s’est lancé dans la musique en s’inspirant autant des routines de QBert que du trip-hop de Portishead. Sous le scratch et ses pads, on pouvait déjà entendre des sons venus d’Inde comme avec “Temple” ou encore “Khanti”. Mais pour ce nouveau disque, il a vu plus loin en invitant un artiste à composer totalement son

Julien Branco

EP avec lui. C’est lors d’un séjour en Inde qu’il a rencontré V. Soundara Rajan, un joueur de Saraswathi Veena, un instrument ressemblant à s’y méprendre à un sitar : « J’ai fait un voyage de cinq semaines où je suis allé dans huit villes pour une tournée. J’y ai fait des ateliers d’initiation au scratch à plus de 200 personnes en tout et j’ai rencontré des musiciens locaux dans chaque ville. Et ce qui était prévu, c’était de travailler avec l’un de ces musiciens en France dans une résidence à La Rochelle pendant trois semaines. En rencontrant V. Soundara Rajan et en entendant son instrument, je me suis dit que c’est vraiment lui que je souhaitais inviter en France. » C’est un véritable choc entre deux manières d’appréhender la musique. Soundara Rajan vient de la musique classique traditionnelle hindoue, une discipline dure qui demande énormément de concentration pour perfectionner l’apprentissage de son instrument. Il enseigne d’ailleurs ces techniques dans une école en Inde. De son côté, Jean a appris le scratch dans son coin avec des amis et l’a approfondi avec les compétitions de mix. Il s’est intéressé à la musique indienne en samplant quelques classiques. Ces deux approches vont se révéler très complémentaires, chacun étant fasciné par le travail de l’autre.

Malgré la barrière de la langue, le travail s’effectue rapidement et un univers se crée : une sonorité très traditionnelle où la place de la Veena est centrale et où l’électronique de Jean du Voyage enrobe le tout. « C’était vraiment un témoignage de cette rencontre. Mon idée, c’était vraiment de restituer le coup de cœur que j’avais pour cette musique indienne ; qu’elle reste le plus authentique possible. » Et le résultat est là puisque les premiers retours sont très positifs : « Il m’a dit qu’en Inde tout le monde adorait le son et la qualité du mix pour la Veena. Et ça, c’est ma plus grande satisfaction ». Alors que les projets continuent doucement pour du documentaire ou encore des spectacles de danse, Jean garde de cette expérience, qu’il aura pris le temps de mûrir avant de sortir en album, un souvenir impérissable : « Je n’ai vraiment pas souvent l’occasion dans ma vie de pouvoir vivre des expériences de cet ordre. » djeanduvoyage.com

Namaskar Banzaï Lab L’EP est une longue montée en puissance avec au cœur de ce travail, la Saraswathi Veena de Soundara Rajan. Comme un réveil, le premier titre laisse le tempo s’accélérer doucement au son des tablas. Ces tablas se mélangent ensuite à des rythmiques hip-hop plus nerveuses sur le second morceau où le son du scratch se fait entendre et distord ces sonorités traditionnelles. Le mélange entre modernité des machines et la délicatesse sonore des instruments indiens continue jusqu’à une apothéose sur “Naksathram”.

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entrevues

Parlor Snakes venin exquis   Xavier-Antoine MARTIN

Les beaux parleurs reviennent avec un troisième album inspiré par les expériences qu’ils ont vécues ces deux dernières années, laissant parfois des cicatrices pas encore complètement refermées sur lesquelles plane l’ombre de Die Haut et Nick Cave.

E

ugénie Alquezar (voix, synthés) et Peter K (guitare) se sont rencontrés à Paris il y a une dizaine d’années. Depuis ils cheminent à deux, formant la colonne vertébrale de leur projet, ce qui ne les empêche pas d’inviter au gré des rencontres et de leurs envies des musiciens à les accompagner notamment sur les sections rythmiques. « Nous sommes, à nous deux, capables d’assurer la fondation forte du groupe ; et à partir de là, autour de nous, des gens naviguent » explique Eugénie. Un mode de fonctionnement qui les amène aujourd’hui à revenir sur le devant de la scène avec un troisième LP plus sombre car résolument plus intime que le précédent (sobrement appelé Parlor Snakes 14 Longueur d’ondes N°91

Rod Maurice

et à la pochette sublime) de 2015, prenant ainsi à contre-pied ceux qui les pensaient à jamais ancrés dans un seul genre. « L’album précédent avait été enregistré dans un basement à New York avec une production habituée à travailler avec des groupes garage. Ça avait un petit côté retour aux sources pour Peter... Ce nouvel album est très représentatif de nos deux dernières années durant lesquelles des événements personnels ont fait que l’on avait envie de faire un album qui suivrait nos vies. »

est celui qui me ressemble le plus, j’en suis très fière. Peter en est l’âme, j’en suis les tripes » confesse Eugénie, tout en précisant que c’est Peter qui est à l’origine des compositions, ensuite travaillées à 4 mains. Le décor vaporeux de la musique du duo réussit parfaitement à transmettre ces émotions auxquelles peu d’entre nous, animaux à sang chaud, pourront rester insensibles. Prenez garde à la morsure de ces serpents, leur venin a vraiment le goût d’élixir. i

Ces expériences que l’on n’imagine forcément pas toutes plaisantes ont enfanté Disaster Serenades, disque dont le son réverbéré et l’univers éthéré entourent délicatement les mélodies sur lesquelles la voix d’Eugénie vient se poser avec justesse, à la fois forte et fragile, témoin contemplatif du mauvais état de notre monde. Le clip du premier single “Marc Bolan’s fifth dream”, berceuse pour une petite fille apeurée (« Quand Peter est devenu père, j’ai eu envie d’écrire sur cette petite fille merveilleuse confrontée à un monde pas terrible »), puise ses couleurs et son décor dans ceux de Twin Peaks de David Lynch dont Eugénie est fan, posant d’emblée cette atmosphère lourde. Le morceau démarre sur une note assez noire avant de laisser place à une envolée, comme pour chasser les mauvais démons et surtout rappeler qu’il faut garder l’espoir en quelque chose de meilleur, particulièrement pour les générations futures qui méritent mieux que le monde que l’on est en train de leur laisser. « J’ai mis tout mon cœur dans cet album qui

dfacebook.com/parlorsnakes

Disaster serenades Hold On Music / Wagram Music S’il n’est presque exclusivement question que d’amours perdues et de désillusions sur fond de constat sans concession sur l’état des choses, il ressort in fine une vraie énergie réparatrice de cet album, au climat si sombre que s’y abandonner devient un plaisir addictif. C’est le cas avec “Marc Bolan’s fifth dream”, “End of love” et “Nylon and milk”, miroirs de nos vies et de nos peurs dans lesquels s’invitent garage et pop et se reflète la musique de la scène anglaise post-punk, celle des Ian McCulloch, PJ Harvey, Siouxsie et consorts ; celle de ces disques que l’on écoute en boucle les yeux grands ouverts dans le noir, figeant ainsi le moment dans l’éternité. Disaster Serenades est de cette veine.


entrevues

« Je devais me prouver que je pouvais enregistrer et produire seule un disque. »

Penelope Antena sortir du bois   Julien Naït-Bouda

S’échapper du monde urbain, de ses tourments, de sa vitesse et de ses jugements précipités. Voilà quel fut le leitmotiv de Penelope durant ses deux dernières années, fatiguée du regard de l’autre et de son poids écrasant toute forme d’épanouissement individuel. La liberté, plus qu’un droit, est un choix...

D

u haut de ses trente et un ans, la jeune femme contemple le paysage dans cette forêt de l’Hérault, réceptacle de son premier long format. Un espace qui lui aura permis de refaire surface après des années de tumultes artistiques. Le choix de cette destination, après avoir quitté Londres et Bruxelles coule de source : une ancienne bâtisse familiale abritant un studio d’enregistrement laissé à l’abandon. Penelope raconte : « Cette maison est nichée sur une falaise qui donne sur une vallée de laquelle on peut contempler à perte de vue le paysage qui s’étend jusqu’à Sète. Se retrouver seule dans

DAVID POULAIN

ce lieu fut une expérience mystique. La solitude m’a permis de retrouver un souffle intérieur. » Et quelle respiration à entendre cette voix de velours d’une lumière éblouissante. Car ce qui marque l’oreille aux premiers échos de la musique de la jeune femme, c’est ce timbre soul hérité de temps plus anciens. D’une justesse sans faille, généreuse dans l’expression sonore, la voix de Penelope est un don qui s’est cultivé dans un environnement familial de grand mélomanes et musiciens. Grand-père, mère et père, autant d’éléments d’un arbre généalogique aux fruits sacrés. C’est d’ailleurs en retombant sur des cassettes de son grand-paternel, Marc Moulin, que l’artiste eu l’idée de mélanger ces bandes audio à sa propre matière, comme elle le résume : « J’ai utilisé la musique de mon grand-père sur cette K7 via un vieil enregistreur pour reprendre le son qui en était issu. J’écoute en outre de la musique dite d’antan et cela se ressent dans ce que je fais, Brian Eno, Peter Gabriel ou Tom Waits ne sont jamais loin. » Mais pas que, citant allègrement des influences tels que Stevie Wonder ou India.Arie, le répertoire de cette femme accomplie est d’une cohérence totale. C’est ainsi par son intuition artistique qu’elle aura pu résister à la tempête des avis mécréants, quittant de la sorte plusieurs groupes, avant de refaire corps avec elle-même. « Cette volonté d’enregistrer seule, elle vient surtout du fait de vouloir agir et sans attendre les autres. Cela faisait dix ans que mes choix étaient remis en cause. Je devais me

prouver que je pouvais enregistrer et produire seule un disque. Ma mère fut une productrice qui ne se laissait pas faire, elle m’a sûrement transmise cette énergie. » Libérée et délivrée, Penelope regarde maintenant vers l’avenir, se préparant déjà à sortir la suite d’un premier disque unique en son genre, Antelope (chronique LO n°90). Cette jeune étoile est partie pour briller... i dpenelopeantena.org

Secret de Polichinelle : deux synthétiseurs auront servi durant l’enregistrement du disque, le Roland SH-09 (celui de sa mère) et le Yamaha DX7 (celui de son père). C’est par ce dernier et une rencontre avec le producteur Deheb (avec qui elle fonda d’ailleurs le groupe de hip-hop Honey Drips) que Penelope apprit l’art du sample, une révolution dans la manière de composer pour l’intéressée. « Avec le sample, j’ai pu jouer des accords de DX7 en les incorporant dans une machine qui les transforme et les remet dans un ordre hasardeux. Le hasard fait bien les choses car il en sort des combinaisons de sons auxquelles on n’aurait jamais pensé. Le sample te permet d’autres associations d’accords que ce qui est fait sur une gamme classique, ce fut pour moi une grande source d’inspiration. ».

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entrevues

Ponteix « J’ai du sang amérindien, je suis Français, puis je suis Québécois ; je me sens comme venu de nulle part... »

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entrevues

il était une fois dans l’Ouest  Marie Le Gac

Saint-Denis, petit village francophone des prairies de l’Ouest canadien qui résiste encore et toujours à l’envahisseur anglo. Au milieu des plaines de la Saskatchewan, le combat des Canadiens-français retentit dans un “rockpsychédélique-indieélectro”.

S

i le rock a su être un moyen de revendication sous toutes ses formes, les Francophones de l’Ouest canadien lui attribuent des airs identitaires. C’est là qu’est né le groupe Ponteix, grâce à un jeune homme, musicien autodidacte : Mario Lepage. Son identité et ses racines lui inspirent le nom de son premier album, sorti en avril dernier : « Je voulais appeler mon album Bastion, parce qu’un bastion pour moi, c’est quelque chose qui lutte. C’est comme le village des Gaulois d’Astérix. » Inspiré du projet collaboratif de Gorillaz et du rock psyché de Radiohead, Ponteix est également le fruit du travail de nombreux collaborateurs tous aussi talentueux les uns les autres : « Moi je joue de tout, mais très mal, déclare-t-il. Je fais la composition des accords, le groove et le feeling général. Mais ce sont des musiciens capables de faire vivre un instrument qui viennent donner leurs idées et contribuer au morceau pour mettre la viande sur les os. » Ici, les producteurs et les performeurs ne sont pas les mêmes, créant ainsi une complexité musicale dont l’album ne peut que s’enrichir. Sur scène, le multi-instrumentiste n’hésite pas à jouer du piano et de la guitare en même temps. Avec ses deux musiciens et leurs guitares endiablées, le groupe crée une atmosphère mystique lors des concerts : « On arrive à reproduire l’album qui est

Claire Bribet

quand même très dense, profond, à trois seulement. Et ça sonne comme si on était cinq ou six. » En effet, ce voyage futuriste doit son succès à la qualité et à la diversité de la production musicale en live. Particulier et unique en son genre, l’album a d’abord été pensé en Saskatchewan, puis enregistré en Ontario, et complété à Montréal. Selon Mario, il est donc entièrement canadien. Néanmoins, les racines du projet viennent tout droit de son petit village : Saint-Denis. L’artiste doit son inspiration principalement à ses terres natales, aux plaines et à leurs sublimes couchers de soleil : « Je voulais faire un album qui était le produit de mon environnement, du francophone rural, de la musique qui a de l’espace, qui respire. Quand on pense à la Saskatchewan, on pense à des banjos et guitares country, mais pour moi c’est l’espace. J’aime penser que ma musique est vaste, très large, qu’elle voyage. Et c’est ça mon pays. » Plus profondément encore, il désire exprimer à travers Bastion son appartenance à une communauté francophone minoritaire dans une province agricole anglophone, en hommage à sa grand-mère et ses ancêtres : « Je voulais parler de mon identité qui n’est pas vraiment québécoise, qui n’est pas anglophone non plus. Je suis un peu un “mat”, je suis “aucun”. Je suis métis. J’ai du sang amérindien, je suis Français, puis je suis Québécois. Je me sens comme venu de nulle part ; je suis dans un No Man’s Land disons... Aujourd’hui, être francophone dans une province de l’Ouest

revient à faire partie d’une communauté très restreinte, issue des ancêtres français et québécois qui se sont exilés. Il est donc parfois difficile d’exister. » L’album délivre finalement un message fort et touchant. Inspirant à la réflexion multiculturelle, Mario se fait porte-parole d’un héritage culturel et jeune représentant de sa communauté. Ambitieux et convaincu, il conclut : « Bastion est un album qui rend hommage à ma terre, à la source de ma francophonie. Qui fait que mon village est un bastion, et que moi-même je suis un bastion ! » i dponteixmusic.net/francais

Bastion Autoproduit Le projet francophone de Mario Lepage brise le silence et fait crier guitares et claviers. Ici, il transforme le rock en voyage atmosphérique. Grâce aux effets sonores mystiques qui prouvent que le rock franco se renouvelle partout, il propose un univers futuriste qui se détache de ses premiers morceaux pop. La recherche sonore et rythmique de cet album traverse les dimensions ; l’identité du projet s’entend dans les voix trafiquées et une mélodie planante, transcendante. Ainsi, ses morceaux expriment à la perfection la complexité du contraste entre calme et explosion.

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entrevues

Yoanna « franc-chanter » sans tabou   VANESSA MAURY-DUBOIS

LUCIE LOCQUENEUX

Après une présence remarquée et acclamée à L’Atypik Théâtre d’Avignon pour le off en juillet dernier, Yoanna entame une nouvelle saison de tournée pour la sortie de son nouvel album 2e sexe.

V

oilà une artiste surprenante qui sait capter l’attention rien que par son visage peint de guerrière d’une ethnie musicale en résistance. L’auditeur se délecte d’un français dans le texte imagé et engagé depuis ses débuts avec les albums Un peu brisée (2012), Moi bordel ! (2008)

« Certains font de la boxe pour évacuer leur colère, moi c’est de la musique ! » et Princesse (2015). Ses punchlines détonantes, mélodieuses et rythmiquement saisissantes aux sons de son fidèle compagnon accordéon en bandoulière savent toucher les cœurs et atteindre les consciences. « Je suis autodidacte avec un parcours singulier et je ne suis pas une grande carriériste. Je suis plutôt animale avec une tendance à agir et à réfléchir après... ce qui ne m’a pas toujours fait prendre les décisions et les chemins les plus évidents ! » 18 Longueur d’ondes N°91

Marchant à l’affect, à l’instant T, sans plan de carrière ni se poser trop de questions, la Suissesse genevoise a développé très tôt son amour pour la musique et l’accordéon. Après des formations en danse et théâtre d’improvisation, elle se produit en spectacle avec un goût pour la scène déjà bien ancré. Elle fonce et en 2004 apparaissent ses premières compositions enregistrées sur le EP La bonne aventure avant d’entamer la Tournée des bistrots à Montréal. Prendre du plaisir est sa philosophie en musique. Elle poursuit dans cette voie et deux albums sortent dans lesquels elle exprime son inspiration nourrie par les rencontres, l’humain et les sentiments. L’accordéoniste Michel Besson, Jacques Higelin, NTM, Mano Negra, Zebda, tant d’artistes l’ont bercée et comptent encore aujourd’hui comme Nina Simone, Virginie Despentes, etc. Oui il y a un peu de chacun dans ses morceaux. Auteure-compositeureinterprète, ses textes en français sont distillés en une parfaite alchimie entre rythmes, mélodies et paroles qui cultivent un “franc-chanter” en groove avec l’accordéon à bout-portant. « De manière générale, je n’aime pas tout ce qui est tabou, interdit, illicite. Cela donne mes chansons. Quand j’écris, il y a souvent une urgence, une forme de revendication, de rébellion. Certains font de la boxe pour évacuer leur

colère, moi c’est de la musique ! » Mais une colère apaisée et lucide. Engagée auprès de jeunes lycéens français dans des actions visant à faire découvrir les musiques actuelles, elle ne l’est pas moins avec des thématiques telles que la condition féminine, l’environnement ou l’argent dans son nouvel album : « Le parcours de chaque individu et les embûches rencontrées forment l’identité et le regard. Ce qui nous amène à être plus ou moins sensibles à certains sujets... » i dyoanna.fr

Esprit ouvert à tout Certains sujets interpellent plus que d’autres. À mots ouverts, Yoanna ferme savamment les portes du non-dit. Être femme pour elle, n’influe pas tant sur l’écriture et la composition que de se positionner en tant qu’artiste. Chanter des maux plus qu’actuels entraîne un certain lâcher-prise de conscience. « Je n’écris pas avec mes parties génitales. Si je n’avais pas été victime d’abus dans mon enfance et adolescence, probablement que j’écrirais sur d’autres problématiques et que je serais moins sensible aux inégalités homme / femme et à l’escroquerie totale qu’est la condition féminine. » Une telle ouverture “d’écrits” de nos jours est plus que salutairement nécessaire.


entrevues

Pumpkin & Vin’S da Cuero être son meilleur pote   LAURENT THORE

BASTIEN BURGER

Dans la sphère du rap français, ce duo ne peut plus passer inaperçu. En toute indépendance, il active depuis quelques années un écosystème autour de sa musique et de son label, visant à chaque étape à toujours pousser le curseur plus loin.

F

in 2018, son album Astronaute a marqué un nouveau cap par rapport à Peinture Fraîche sorti en 2015. Pour la rappeuse, l’explication coule de source. « Astronaute est beaucoup plus abouti. Nous avions certainement plus de confiance en nous. » Si le rap des années 90 les inspire toujours autant, chacun à sa manière aime rappeler la liberté qui est la sienne. Pumpkin affirme sans complexe : « Mon truc, c’est quand même de faire

de la musique. Il y a une école qui voudrait que le rap soit avant tout de la revendication. Si c’était mon cas, il y aurait plein d’autres moyens : écrire des livres, s’engager en politique. Quand tu écoutes notre musique, la musicalité est aussi importante que le propos. » De son côté, le beatmaker n’affiche pas spécialement l’étiquette musicale boom bap dans laquelle certains voudraient les enfermer : « Cette musique ne s’est pas arrêtée au début des années 90. Il y a des artistes comme Kaytranada, qui ont vraiment cette inspiration, mais avec un traitement très actuel ! L’avantage du boom bap, comme il est basé sur le sampling : tu peux écouter de tout. Notre morceau “ Mauvais genre ”, certains vont dire que c’est de l’électro, mais la production et la rythmique sont très boom bap. C’est tellement subjectif en réalité, que je ne me pose plus vraiment la question. En tout cas, je sais que j’aime la musique organique, parce que les sonorités sont souvent très intemporelles. » Plus largement, il regarde avec lucidité l’évolution du rap. « Depuis quelques temps, je pense qu’il y a des rappeurs qui ne sont absolument pas dans la culture hip-hop. Pourquoi pas ? Le rap a tellement grossi qu’il s’est affranchi et a créé quelque chose d’autre. » Loin de se réduire à de simples gardiens du temple, Pumpkin décrit avec fierté combien cette pratique a été le lieu d’une véritable émancipation personnelle. « Je

suis admirative de ce que j’ai réussi à accomplir, pas en matière de ventes, mais être capable de monter sur scène, faire des concerts, pouvoir faire des interviews, pouvoir structurer correctement ma pensée pour expliquer les choses, c’était quelque chose de très compliqué pour moi avant. Pendant les ateliers, je dis aux gamins qui ont peur de prendre le micro, qu’il faut toujours commencer par être son meilleur pote. » Pour elle, le rap reste avant tout une histoire de volonté. « En fait, toute mon évolution s’est faite publiquement. Je n’ai pas attendu d’avoir la maturité pour sortir un disque. Ce sont vraiment tes projets qui te font avancer. » Un nouvel LP est annoncé pour 2020. Même si Vin’S da Cuero avoue avoir eu besoin de décompresser, la création est déjà largement amorcée. « Pour le prochain album, en réalité, il y a assez peu de samples, comparé à Astronaute… Ce que j’aime bien faire sur un nouveau projet, c’est trouver de nouvelles façons de composer. Il y a un plugin, qui a beaucoup changé ma façon de travailler, c’est Melodyne. Il permet d’analyser une phrase musicale et ainsi de dissocier toutes les notes. Comme j’utilise beaucoup de couches sonores très différentes, je vais pouvoir changer les accords, en les multipliant, tout en gardant la même texture et les mêmes sonorités. Je me sens, du coup, beaucoup plus libre. » i Astronaute / Mentalow Music dmentalow.com/fr LONGUEUR D’ONDES N°91 19


entrevues

The Hacker des ténèbres à la lumière   Julien Naït-Bouda

Katja Ruge

la DJ et compositrice Miss Kittin (avec laquelle il collaborera de nombreuses années) et une tournée américaine plus tard, The Hacker devenait alors l’ambassadeur tricolore du genre EBM dans le monde. Mais c’est véritablement avec son projet Amato qu’il semble le mieux s’exprimer : « Amato me permet de développer ce que j’aime le plus dans l’EBM. C’est un style vaste dont je n’apprécie pas tout, je suis surtout connecté au commencement du genre, début des années 80 avec D.A.F. ou Liaisons Dangereuses... »

Figure tutélaire du genre musical EBM (electronic body music), Michel Amato alias The Hacker n’a pourtant percé que tardivement sur le territoire francophone. Retour sur l’histoire d’un grand de la nuit qui a débuté il y a plus de 20 ans, dans l’ombre d’une French Touch alors en plein essor. 20 Longueur d’ondes N°91

I

l y a ainsi deux décennies, ceux qui n’avaient pas pris le wagon house initié par les Daft Punk et autres Cassius avaient de grandes chances de rester sur le carreau. C’est alors bien loin de ce nid musical que cet oiseau de nuit allait voir le jour, optant pour une musique autrement moins groovy, mais toute aussi stimulante. Confirmant que personne n’est prophète en son pays, c’est en Allemagne que sa carrière allait alors vraiment décoller. Une question de culture musicale, les Allemands étant nettement plus orientés vers des textures synthétiques et métalliques faisant l’apanage du kraut rock, Kraftwerk en tête. Mais c’est réellement avec l’explosion de l’électro clash aux États-Unis et la création d’un festival du même nom au début des années 2000, ainsi qu’à l’émergence de groupes tels que Peaches ou Goldfrapp, que la musique de Michel commencera à s’exporter à l’international. Une rencontre déterminante avec

C’est ainsi un pont temporel que le quadragénaire a construit. Usant d’instruments analogiques d’époque du type Korg MS 20, machine phare du son EBM, il puise aussi son inspiration dans un passé encore plus lointain. « Sur le titre “Industrie Lourde” de l’EP Mécanismes vol.1, j’utilise un sample de la série de science-fiction des années 60, The Outer Limits (Au-delà du réel). Il s’agissait d’une boucle avec un son très oppressant, le morceau s’est ainsi construit autour. Récemment, j’ai vraiment apprécié la série Tchernobyl, la B.O se situe dans les humeurs que je recherche. » Auteur d’une discographie aujourd’hui vertigineuse, le doute a pourtant souvent touché cet esthète de l’obscurité. « Je n’ai jamais rien lâché même lors de pannes d’inspiration. Je me suis accroché en essayant d’évoluer dans un style unique, ce qui n’est pas chose aisée. L’achat d’un nouveau matériel peut aider à créer un nouveau souffle car cela ouvre des possibilités. » Habitué à jouer à des heures tardives dans des soirées de dark techno, le monsieur a pu constater en vingt ans les évolutions de ce courant qui à l’heure actuelle devient planétaire. « Je joue principalement dans les pays de l’Est, Pologne, Lituanie, Serbie, une question de météo mais pas


que... L’EBM marche aussi fort au Mexique et en Colombie, des pays où la scène gothique est très représentée. Je pense que l’énième retour de ce style musical s’est fait en raison de la montée d’une techno plus dure. La musique électronique actuelle cogne fort et va très vite avec des meufs comme Paula Temple. Je n’aime pas spécialement la rapidité du BPM actuel. Les gens semblent avoir besoin de quelque chose de plus physique, le retour des raves le confirme. De mon côté, j’espère juste que ma

« J’espère que ma musique peut déranger les gens ou les questionner. » musique puisse déranger les gens ou les questionner. » Loin de se laisser séduire par les sirènes de la mode et des tendances (Ibiza est pour ce dernier une dimension parallèle), voilà peut-être pourquoi Michel Amato est toujours là, indépendant et forte tête, être humain également sensible au politique quand il devient étrange et grotesque. « Sur le label Dark Entries, j’avais sorti le morceau “Body dictat”, en réaction à Instagram et autres réseaux sociaux qui déconnectent les adolescents de la réalité quant à l’image qu’ils ont de leur corps. La dictature de l’apparence physique m’avait inspiré cette création. » Des paroles éclairantes tel un phare dans la nuit, plonger dans la Sorgue rend les idées plus claires, faut-il ne pas y sombrer... i Voir aussi sa collaboration avec l’Italien Adriani. dsoundcloud.com/the-hacker

Mécanismes Vol.1 Pinkman Records Ce premier volet met très peu de temps pour rentrer dans le dur. Dès la première seconde, un beat cinglant gicle sur la peau, rappelant au corps ses propriétés physiques et les lois de la gravité. “Trois machines” enfonce le clou, comme si l’auditeur était une enclume et Amato le marteau. Une force de frappe qui atteint son apogée sur “Industrie lourde” et ce kick fouettant l’oreille jusqu’à la soumission. “Séquencer rouillé” achève enfin ce qui reste de chair par ses aspirations industrielles infernales et sa cadence progressive maladive. Si ce projet est moins taillé pour le club, il témoigne du reste de séquences diaboliquement rythmiques prêtes à enflammer le dance floor. L’enfer est pavé de bonnes intentions...

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entrevues

« Si le monde ne nous plaît pas : il faut bien créer le nôtre, non ? » Photo : Carolyn C. 22 Longueur d’ondes N°91


big

entrevues

BISON BISOU   Samuel Degasne

On reconnaît souvent les (futurs) grands groupes à leur capacité à expliquer leurs œuvres et entretenir les questions – chez nous comme chez eux. Rien de mieux pour créer des aspérités qui font toute la singularité de ce rock élevé au tison.

C

ontrastes  : oppositions de deux choses dont l’une fait ressortir l’autre. Et dont la conclusion est chaque fois imprévisible, suivant l’angle adopté… Question de points de vue, d’attente ou de vécu. Ces contrastes, c’est ce qui prouve une réflexion, offre du relief aux choses, de la matière à disserter autant que la preuve d’une modestie (s’interroger, n’est-ce pas se remettre en « question » et donc avancer ?). Mais plus qu’un doute qui tétaniserait le geste, réfléchir peut être une action collective et bienveillante qui permet de maintenir le mouvement ; d’abolir des limites humaines et musicales. C’est en tout cas ce que l’on retient de Bison Bisou, prétendants au trône du rock nordique. Pour ceux qui verraient dans leur style musical la simple survie d’une expression primaire (le rock), le groupe rejette tout fonctionnement binaire.

David Poulain

Bien au contraire : s’ils charrient les pôles, c’est justement pour prouver que des lignes médianes existent ; que, sans frontière, l’exploration reste possible. Gare donc à ceux qui voudraient trop vite les enfermer… On aurait pourtant dû s’en douter dès l’énoncé : leur nom annonçait la couleur. Bison Bisou ? Tout y est : l’art de l’oxymore, la consonance, la lettre inversée qui permet un jeu de miroir graphique… Du basique faussement naïf. De la nuance, surtout. Et pour le groupe, un totem : « Ce n’est pas qu’une banale opposition, c’est un tout ! Les gens se sentent plus bison ou bisou. C’est une définition personnelle que tout le monde peut s’approprier. Mais aussi une réponse qui peut muter selon l’humeur… tout en admettant qu’un monde sans l’un ou l’autre serait insupportable, non ? » Ni l’un, ni l’autre, mais sans doute un peu des deux : c’est la définition de ce groupe qui donne décidément matière à penser autant qu’à écouter. Car si cette culture du contraste s’inscrit à ce point dans leur ADN, c’est bien parce qu’elle est à l’origine de leur rencontre… BB, ce sont en effet cinq musiciens de générations et de styles différents (électro, post-hardcore, noise…). Un chiffre impair qui refuse la bipolarité et des membres qui n’étaient à l’origine que des voisins de palier de salles de répétition. « Finalement, nous fûmes un supergroupe avant d’être un groupe ! », précisentils, hilares. Or, ce n’est pas le rock qui les a réunis, mais bien « la volonté d’avoir un projet autour de l’énergie, sans aucune promesse de style. Une expression brute, mais dansante ; classique sans être simpliste. C’est tombé sur le rock, mais ça aurait tout à fait pu être autre chose ! ». Est-ce le succès du « en même temps », cher à notre Président de la République, qui fit naître cet

art du ni-oui-ni-non chez la jeune génération ? On ne saurait dire, mais la description du cahier des charges a tout de l’envolée lyrique pour galvaniser les foules : « Des guitares qui vrillent, une batterie qui casse les murs et du vent dans les jambes. » À fond la forme... Mais le fond, alors ? « L’euphorie domine, mais on n’est pas là non plus pour effacer la mélancolie. Ce sont cinq énergies qui fusionnent ! Il y a nécessairement un côté exutoire qui nous empêche d’aller brûler des bagnoles. Ce que l’on souhaite, c’est maîtriser la brutalité pour lui donner une dynamique. » On avait rarement entendu discours aussi instruit depuis quelques années, en particulier dans le rock français.

Logiquement, ce caractère mouvant se ressent en concert ; un temps fort qui, selon eux, doit avant tout être « plus authentique qu’un simple spectacle. Ce doit être une absence de compromis avec la sincérité comme forme de discours. C’est la différence entre le divertissement et l’art… » N’allez pas pour autant croire que la déclaration est clamée sur un ton intello-pédant : le phrasé est doux (parfois même hésitant) et on leur cède ainsi crédit facilement… dd LONGUEUR D’ONDES N°91 23


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dd  « Ce que l’on veut surtout dire, c’est que ce n’est pas simulé. » On avait bien compris, sourit-on, prenant conscience, à rebours, de la raison pour laquelle la troupe décline tout set acoustique : la spontanéité en serait dénaturée. Leurs textes aussi jouent sur ces angles morts. Des textes « non politiques sur le fond », précisent-ils, mais sur la forme : « Dunkerque, Roubaix, Lille… Nous venons tous d’un milieu populaire, de villes industrielles ! C’est pour ça que nos textes évoquent la récupération des mouvements alternatifs, la quête d’identité, notre place dans la société… Ce sont des scénarios de fin du monde, dont l’issue reste chaque fois ouverte. » Car, plus qu’une origine sociale, cette ambivalence s’inscrit, selon eux, dans une culture locale : « Dans le Nord, l’origine de la fête n’est pas si joyeuse que l’on peut croire. Il y a une part nécessaire d’oubli du quotidien. D’où les fanfares qui cohabitent avec les bars d’ouvriers... En tournant à l’étranger, tu prends vite conscience de l’universalité de certaines problématiques… C’est pour ça que nous avons pris un soin particulier, sur notre album, à faire attention à ce que nous racontions ; à choisir tel ou tel synonyme, à réorienter la tonalité et – surtout – à faire davantage correspondre le texte avec le son. » Ce 2e album, Pain & pleasure, se nourrit évidemment des mêmes allers-retours, propres au groupe. Là encore, son titre en dit long : « Il est simple et fait écho à tout le monde. C’est un vieux concept, réadapté au goût d’aujourd’hui.

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Ces deux contraires, c’est la définition de notre monde, un éternel équilibre sous tensions. » Au moins, à défaut de certitudes et d’une recette déclinée, il demeure une certaine cohérence dans l’approche. Ce système de balancier entre les valeurs s’est d’ailleurs aussi ancré dans le réel, ce coup-ci. Si le groupe avait en effet déjà figé ses chansons avant le studio, il tenait malgré tout à confier le fruit de sa réflexion à « un tiers pour en perturber la narration ». Pourtant Bison Bisou était parti « d’une page blanche, afin de renforcer la dimension sauvage des créations » et avait multiplié les détails (utilisation de trois grosses caisses différentes, deux basses, percussions, pédales d’effets sur la voix...) Qu’importe : l’objet devait nécessairement passer par le tamis du regard intérieur (chacun donne son avis sur l’instrument ou les textes de l’autre), puis extérieur (via un producteur, Amaury Sauvé). Ou comment, progressivement, passer du micro au macro et en élargir la circonférence. Car si Bison Bisou reste un groupe de rock traditionnel, son genre reste frontalier. De celui qui aime autant les accords que les mélodies, qui est capable de chansons, mais aussi d’expérimental. Encore des contrastes… Le chant lui-même peut parfois se muter en larsen et offrir une texture supplémentaire. Pour le groupe, cet éternel entredeux était un choix évident : « Le rock n’est pas censé être figé. Par exemple : à quoi servent les solos de guitare, aujourd’hui ? Le bruit peut être une mélodie ! Ces oppositions qui s’entrechoquent, ce

devrait être notre véritable définition, et non simplement “rock”. » À ceux qui cependant pourraient prendre peur de ce discours soutenu, on rappellera malgré tout le sentiment d’urgence qui anime ce disque (prévu sur 10 jours, le groupe boucla cinq chansons en seulement trois jours). Et l’utilité de décélérer, après coup, via la parole. « Un disque, ce n’est pas une compilation. Ni un monologue ! Et pourtant, ça reste une photographie qui cristallise 1 an ½ de travail, à raison de trois répétitions par semaine. » Ce serait trop simple : les pochettes multiplient aussi les antagonistes. Imaginées par le bassiste, celle du premier EP (Régine - octobre 2015) était frontale, provocatrice avec une présence importante du corps : « Une nudité, mais dénuée de toute vulgarité ». Corps qui, malgré son absence d’identité, avait été censuré par Facebook... Brouillant les pistes, l’inverse fut appliqué au 1er album (Bodysick - avril 2017) : un portrait, mais sans visage, ni genre ; seulement des cheveux et « une certaine idée du surréalisme en plus d’un malaise physique ». Pour ce deuxième album, la première idée fut de montrer l’intérieur d’un corps. Trop évident… Or, ce disque fut l’occasion de changements (d’un membre, mais aussi de méthode). «  S’inscrire dans une continuité graphique ou un propos trop universel, ce n’était donc plus surprendre l’autre, mais aussi soi ». Réduire donc la tête de gondole aux simples mots du titre de l’album avait pour eux « quelque chose de religieux ». Les couleurs


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elles-mêmes participent de l’idée : « Nous voulions quelque chose d’acide ; que le rose vibre ; que le vert puisse ne jamais être le même suivant l’angle de la lumière. » Au final, on a une image « aussi piquante que nos guitares » et une typo qui fait « le pont entre les genres » (post-punk, hardcore…) tout en continuant à interroger. Et parce qu’il fallait poursuivre ce jeu de miroir, c’est naturellement que le dos de la pochette montre – à l’inverse – une nature morte : « Des pêches lustrées et d’autres pourries. Quelque chose d’organique entre le fruit défendu et l’émoticône salace ».

Et quand on leur demande si cet incessant jeu de piste ne va pas se substituer à la musique ou restreindre le public, Bison Bisou questionne : « Nous avons l’impression que si nous ne faisons pas les choses, elles disparaîtront. Or, si le monde ne nous plaît pas : il faut bien créer le nôtre petit à petit, non ? » Évidemment ! Sans prendre conscience que ce petit à petit est précisément… la marque des grands. i Pain & pleasure À Tant Rêver Du Roi - Luik Records au Benelux

dbisonbisou.com

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Ou le futur du rock

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PIERRE-ARNAUD JONARD

Guendalina FLAMINI

C’est à Rouen qu’est né et a grandi MNNQNS. Pierre angulaire de la scène rock de la ville, le groupe participe à l’effervescence qui y règne. Rien de plus normal que d’aller les rencontrer chez eux, là où tout s’est construit...

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Photo : Patrick Auffret

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n ne parle pas assez de Rouen. La ville a pourtant été à plusieurs époques différentes la place tournante du rock en France. Il y eut bien sûr les mythiques Olivensteins et leur séminal “Fier de ne rien faire”, étendard du punk français puis les incontournables Dogs, qui une décennie durant, de Different à A million ways of killing time, furent peut-être le plus grand groupe français et auquel la ville voue aujourd’hui encore un culte éternel avant que la pop intemporelle de Tahiti 80 n’inscrive définitivement la ville normande au Panthéon du rock français. En 2019, la relève de ces glorieux anciens arrive de la plus belle manière qui soit avec MNNQNS : Adrian, chant-guitare, Marc, guitare, Félix, basse et Grégoire, batterie. Ces jeunes gens ont réussi le pari audacieux de mêler le meilleur de la pop anglaise au bruitisme US de Sonic Youth et au rock classieux de Television. « Nous sommes super fans de ce groupe. Nous adorons aussi Talking Heads. Ces groupes ont dépassé le simple cadre musical. Il y a un truc arty, une esthétique chez eux qui nous plaît beaucoup. Les concerts de Talking Heads sont fabuleux, inventifs et en même temps leur musique reste abordable. » Comme chez Television, il y a chez MNNQNS, une classe et une élégance innées qui font toute la différence. Avec seulement deux EP’s au compteur, les Rouennais ont soulevé l’enthousiasme tant des médias que du public. On attendait avec une grande impatience un album qui, on l’espérait, allait les consacrer définitivement comme le grand groupe que l’on pressentait. Body Negative relève le gant haut la main s’élevant bien au-dessus de la production actuelle. Il est rare de rencontrer un groupe aussi jeune avec un tel bagage et une telle érudition musicale. MNNQNS, et c’est sa force, arrive à rester cohérent en passant avec une grande aisance d’une pop tubesque à un

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post-punk abrasif : « Le morceau idéal pour nous, c’est le morceau pas accessible, mais que tout le monde va reprendre en chantant. Le truc qui parait hyper indé mais s’avère universel. Ou l’inverse : “Desperation moon” a un côté stadium que l’on assume totalement d’ailleurs, mais tu trouves dans le morceau des sons monophoniques étranges, de l’auto-tune sur les ponts. Cela peut choquer qu’il y ait de l’auto-tune dans le rock qui est un genre ultra-référencé mais il est parfois bon de transgresser. » MNNQNS est né et a grandi à Rouen. Il était judicieux de voir le groupe dans les lieux qui l’ont nourri et fait grandir.

Le Son du Cor « C’est ici que l’on a donné notre premier concert dans la formule actuelle du groupe. C’était dans le

cadre des Terrasses du Jeudi, un festival d’été qui a lieu tous les ans à Rouen. Là où tu vois le boulodrome, il y avait la scène. Ce n’est pas très grand mais c’était blindé de monde avec des gens dans les rues adjacentes. On jouait avec The Goaties, un groupe local qui évolue entre chanson, punk et cirque. Félix et Marc venaient tout juste de nous rejoindre. Ils n’avaient eu qu’une semaine pour apprendre les morceaux. À part ça, on aime les bars, on y passe du temps mais celui-ci nous ne le fréquentons que de temps en temps. Plutôt le dimanche en général, car c’est l’un des rares bars de la ville ouverts ce jourlà. C’est un coin sympa. Il y a plein de restos cool juste à côté. Il y a un endroit à voir absolument à deux rues de là : l’Aître Saint-Maclou. C’est un ancien cimetière paroissial crée lors de la grande Peste Noire de 1348, l’un des rares cimetières charniers conservés en Europe. »


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Le 106 Le 106 est l’épicentre de la scène musicale de la ville. La salle développe les activités : salles de répétition, concerts, résidences de groupe... MNNQNS s’y est produit à de nombreuses reprises et continue aujourd’hui d’y répéter. Si l’aventure a débuté à Cardiff avec le seul Adrian, c’est ici que le chanteur-guitariste, à son retour dans sa ville natale, poursuit le projet. Adrian : « On a débuté au 106. La team d’accompagnement est géniale. Elle a toujours été là pour nous et toujours de bon conseil. Cette salle a tous les avantages : elle n’est pas loin de chez nous, on y a tous nos instruments. On a fait des résidences ici mais désormais on les fait au Studio dans l’Eure, là où nous avons enregistré l’album parce qu’il n’y a aucune tentation, aucun bar, rien. Tu es obligé de n’être concentré que sur la musique parce que de toutes façons il n’y a rien d’autre à faire que cela. Tu as juste un mouton qui s’appelle Elvis et c’est tout. Pour y accéder ce ne sont que de petites routes à travers les champs. Nous sommes un peu débiles : si l’on se trouve dans un lieu où il y a un bar, on ira au bar et on ne retournera plus au studio. On a joué ici à plusieurs occasions : dans le cadre des Inouïs du Printemps de Bourges, en première partie de Black Lips. La dernière fois que nous y avons joué, on a fait le club qui contient 400 places et c’était complet. Il y a de nombreux groupes que l’on aime qui répètent ici : Elephants qui font du hard-core,

SeRvo, que nous apprécions énormément, Julius Spellman et We Hate you please die, deux artistes qu’Adrian a produits. On fait partie d’un collectif qui s’appelle Soza qui s’occupait d’organiser des dates et qui est devenu avec le temps une entité qui rassemble des compétences diverses. C’est important d’avoir ce genre de collectif. La scène rouennaise a vraiment décollé il y a deux ans. C’est arrivé tout d’un coup, du jour au lendemain. Nous sommes totalement présents dans la ville. C’est difficile de dire si nous avons créé des vocations, mais on a

poussé des groupes à être plus conscients de leurs qualités. Je pense à We Hate you qui sont géniaux et ne s’en rendent pas encore assez compte. Le fait qu’ils jouent aujourd’hui avec nous à Rock en Seine nous enchante. Rouen est une ville où il se passe des crossovers intéressants avec des artistes qui évoluent dans des genres musicaux très différents les uns des autres. Il y a de super artistes électro ou hip-hop. Ce serait con de se cloisonner à un truc à guitares. Il y a une grande ouverture et c’est vraiment bien que ce soit comme cela. » dd

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en couv

« Il y a un esprit rock qui habite cette ville, dommage qu'il n'y ait pas de disquaire. »

Le 3 pieces « C’est LE bar-rock de la ville. Le lieu où l’on passe la majeure partie de notre temps. On y a donné nos premiers concerts. La salle est petite (une centaine de places) mais vraiment géniale avec toujours

une super ambiance. Il y a une cave superbe aussi. L’association qui gère le lieu organise plein de shows dans ce café. C’est aussi ici que se retrouve toute la scène locale. Il est impossible d’y venir sans croiser de musiciens. Même les mecs au bar sont dans des groupes. Des tonnes d’artistes intéressants jouent ici.

Tu peux même y voir des groupes étrangers, comme Telescopes que l’on adore et que l’on a vu récemment. On passe nos soirées là et même certaines de nos nuits parce que si cela ferme officiellement à 2h, ça se termine souvent en after jusqu’à 7 heures du mat. »

Rouen « Nous sommes tous nés à Rouen sauf Marc qui vient de l’Eure. Félix et Adrian sont nés à Mont St Aignan sur la colline. Grégoire a fait le conservatoire ici : classique, jazz et contemporain. Rouen est une petite ville. Tu en as vite fait le tour. Cela parait bourgeois mais tu y croises souvent des freaks. Il y a un mec en Batman qui s’y promène, un autre en Louis XIV qui lorsqu’il descend du bus dit : « Place » avec un ton royal. Il y a un esprit rock qui habite cette ville. Il y a quelques années, une place a été baptisée place Dominique Laboubée, le leader des Dogs. Tu peux y voir un énorme pochoir de son visage. C’est tout près de la cathédrale et donc blindé de touristes. Parfois ceux-ci demandent qui est ce mec, pensant que c’est George Harrison. Même si nous sommes un groupe de Rouen, nous ne nous sentons 30 Longueur d’ondes N°91


pas particulièrement de liens avec le passé musical de la ville. Nous n’avons jamais vraiment écouté les Dogs ni même Tahiti 80, qui est pourtant plus récent. La scène aujourd’hui est super active. Il doit bien y avoir une quarantaine de groupes intéressants en ville, ce qui est énorme. Ce qui est dommage, c’est qu’il n’y ait pas de disquaire. Il y en avait de bons autrefois, mais ils ont disparu. Il est difficile de dire si être de Rouen te rapproche musicalement de l’Angleterre qui est proche, mais nous pensons que oui. Dans tous les cas, nous nous sentons bien plus proches des groupes anglo-saxons que des français. La France n’a jamais réussi à faire de la pop. Ce pays, c’est celui de la chanson, pas de la pop-music. On a envie avec MNNQNS de créer des morceaux populaires qui fédèrent. Des titres qui restent dans le temps. Tu trouves ça chez les groupes anglais : de la musique sophistiquée, mais ancrée dans quelque chose de populaire. C’est pour cela que nous voulions signer chez un label britannique. Nous avons

ciblé plusieurs indés anglais. Fat Cat Records a une plateforme où tu peux envoyer tes morceaux en ligne. On leur en a envoyé un. Ils ont répondu positivement. Nous sommes très contents d’avoir signé chez eux. Ils ont nombre d’artistes que nous aimons beaucoup comme Christopher Duncan ou Traams. »

en couv

Chez Adrian Adrian : « J’ai mon home-studio ici. On y joue, on y compose. Mon coloc est un ancien membre de MNNQNS. C’est bien placé, à mi-chemin du centre et du 106. J’ai plein de guitares ici et tout le matériel est analogique, comme ce truc à bandes que j’adore et dont on se sert pour nos enregistrements. J’aime bien les objets vintage. C’est pour ça que je possède un polaroid. C’est ici que l’on a finalisé les démos de l’album avant de passer à l’enregistrement. » i

dmnnqns.net

Photo : Sébastien Bance

LES PROJETS PARALLÈLES

Body negative  -  Fat Cat Records Après deux EP’s en tous points remarquables, les Rouennais sortent aujourd’hui leur premier album. Démarrer celui-ci par un instrumental de douze secondes plus proche musicalement de la musique contemporaine que du rock est un pari osé qui montre que ces jeunes gens sont pour le moins audacieux. D’ailleurs, l’audace est sans aucun doute

le mot qui qualifie le mieux cette première œuvre qui ose tout, se permet tout, embrasant trente ans d’histoire du rock maîtrisé et digérée avec une intelligence rare. MNNQS se révèle aussi à l’aise avec des morceaux à la sophistication pop très Beach Boys que sur des titres presque avantgardistes. Le groupe frappe très fort avec ce premier essai qui s’avère un véritable coup de maître.

VA Rouen, il n’est pas rare de jouer dans plusieurs groupes à la fois. MNNQNS n’est pas une exception à la règle. Ainsi, Adrian joue parallèlement au groupe avec Modern Men, duo synth-pop à la rage explosive (voir LO N°90 http://bit.ly/2kqCwIJ ). En plus de jouer de la guitare dans MNNQNS, Marc en joue chez Dharma Bum, un combo au son psyché-pop groovy qui fait penser aux Australiens de Tame Impala et montre ses talents de batteur dans Unschooling, combo noise-lo-fi. Il sort également des productions solo sous le nom de Marc Lebruit. Quant à Grégoire, on peut le trouver notamment sur les morceaux de Julius Spellman, groupe que produit… Adrian ! Tous ces projets divers aussi différents les uns des autres nourrissent le son MNNQNS.

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entrevues

L'Épée Un pour tous. Tous pour un.   Xavier-Antoine MARTIN

Lionel :

« Les Pistols, à mon avis c’était un boys band. » Photo : Jack Torrance 32 Longueur d’ondes N°91


entrevues

Le moment est idéal – leur premier album Diabolique vient de sortir – pour croiser le fer avec les Épéistes Marie, Lionel Limiñana et Emmanuelle Seigner, le temps d’une interview sans fard à laquelle le Malin s’est invité...

Vous êtes plutôt “Sympathy for the devil” ou “Highway to hell” ?

On pourrait voir L’Épée au Hellfest un jour?

L’ange Debbie Harry ou Nico et ses démons ?

Lionel : « Plutôt “Sympathy for the devil” mais j’adore également “Highway to hell”. J’aime les Stones depuis l’enfance, mais vers 16-17 ans j’ai acheté “Highway to hell” dans un magasin de disques d’occasion. C’était un peu la honte, ce qui est débile car on était tous fans de Slade et Motörhead. J’ai trouvé le disque mortel dès que je l’ai mis sur la platine. Mais par dessus tout, c’est “Sympathy” pour plein de raisons : c’est une chanson envoûtante, c’est tout ce que j’aime dans le rock avec ce riff répétitif. C’est une histoire de transe, exactement ce que l’on essaie de reproduire depuis 20 ans. » Emmanuelle : « Moi c’est plutôt “Sympathy” également, AC/DC c’est moins mon truc. » Marie : « Pareil qu’Emmanuelle, en fait on est super raccords ! » (Rires)

Lionel : « On adorerait jouer à ce festival, ça nous plairait beaucoup, les fans de metal sont bien plus ouverts que la majorité des autres rockeurs ! » Marie : « On est potes avec les Wampas qui viennent d’y jouer, ils ont adoré ça ! »

Emmanuelle : « Les deux sont très inspirantes. Nico c’est beaucoup plus dark, elle est Allemande donc en cela plus proche de moi, mais j’adore Debbie Harry, son énergie, sa beauté et son style surtout. Impossible de choisir. »

Sex Pistols ou Richard Hell ?

L’œuvre du Velvet est-elle importante dans votre inspiration et pour vos compositions ?

Lionel : « Je suis fan de Richard Hell. Je préfère le punk new-yorkais au punk anglais. Le vrai groupe punk anglais c’était les Damned et pas les Pistols qui à mon avis étaient un boys band, même si j’aime beaucoup leur disque Never Mind The Bollocks. On s’est beaucoup intéressés à la scène anglaise de cette époque, écouté des tonnes de disques, dévoré des bouquins comme England’s dreaming, mais pour le punk, les rois c’est les Ramones. Pour moi le punk c’est un truc américain. »

Emmanuelle : «  C’est la première musique que j’ai découverte quand j’avais 11 ans, le Velvet et Lou Reed c’est mon premier amour de musique. » Lionel : « Je ne me pose pas la question des influences quand on compose, les choses viennent toutes seules, dd LONGUEUR D’ONDES N°91 33


Photo : Patrick Auffret

entrevues

dd  mais à force d’écouter le Velvet, les Stooges, les albums de Gainsbourg, la musique de Pascal Comelade, le punk américain... de manière fantomatique, ça imbibe ce que tu joues et je serais bien embarrassé de faire une autre musique. On aime tous les 3 les chansons à 4 accords comme celles du Velvet, mais aussi les mêmes films, les mêmes atmosphères. Idem pour Anton. C’est pour ça que le disque a été si facile à faire. » The Jesus and Mary Chain ou My Bloody Valentine ? Lionel : « Jesus ! Mes frangins écoutaient ça, j’ai vraiment grandi avec eux. » Emmanuelle et Marie : « Nous aussi ! » Lionel : « Quand tu allais chez le disquaire Lolita dans un quartier populaire à Perpignan, tu savais quand tu y arrivais parce que sur les murs il y avait des pochoirs de Darkland et de Psychocandy. Les mecs étaient fans, ils faisaient venir les vinyles à tirage limité d’Angleterre. On a été à la bonne école. » Lords of the New Church ou les New York Dolls ? Marie et Emmanuelle : « Les deux. Impossible de choisir. » Lionel : « Je pense que le meilleur groupe des deux ce sont les New York Dolls. Si on parle de chanson, c’est quand même les Lords of The New Church qui ont fait “Russian roulette”, mais si on parle d’album, c’est les New York Dolls... Que c’est compliqué ! » 34 Longueur d’ondes N°91

Les rythmes endiablés du Golf Drouot ou ceux des Bains-Douches ? Emmanuelle : « Bains-Douches à fond ! J’y passais ma vie, j’ai commencé à y aller à 15 ans... même si je ne devrais pas le dire. C’est là qu’on a tourné Frantic, j’y allais beaucoup avant et après, c’était l’époque. » Lionel : « Le Golf Drouot, j’aurais adoré y aller boire des pintes avec Dick Rivers ! Plein de mecs que j’adore ont joué là-bas, dont Ronnie Bird. » Gainsbourg ou Gainsbarre ? Réponse collégiale : « Gainsbourg ! » Lionel : « Le coté dark, il l’a toujours eu, mais à la fin c’était pas facile. Quand on était mômes on attendait ses apparitions à la télé chez Drucker parce qu’on savait qu’il allait se passer quelque chose. Avec le recul, pour lui ça devait être super dur et glauque. Je l’aime tellement que j’évite désormais de regarder des vidéos de cette époque. » Question difficile : Brian Jonestown Massacre ou Dandy Warhols ? Emmanuelle : « Brian Jonestown Massacre... et pas seulement parce qu’il y a Anton ! » Lionel : « Oui, mais les premiers albums des Dandy Warhols étaient mortels aussi ! »

Anton Newcombe est un sorcier du son, mais plutôt ange ou démon ? Emmanuelle : « C’est les deux ! Mais avec moi, il a été merveilleux. » Lionel : « Avec Marie et moi, ça a été bien plus un ange qu’un démon. Il est devenu plus sociable qu’à la période du film Dig ! ; c’est quelqu’un d’extrêmement généreux, intelligent et altruiste. Ce qu’il a fait pour nous a changé la vie des Limiñanas, il nous a prêté du matériel, ouvert les portes du studio. À chaque fois, il s’est vraiment investi, il n’est pas là pour faire le cake, il aime vraiment la musique. » La batterie a un rôle sous-estimé mais diabolique, il y a eu un travail de prod particulier ? Marie : « C’est le superbe travail d’Andrea Wright qui a réenregistré la batterie quand on est arrivés à Berlin, elle est super douée, elle a fait vraiment ressortir le son. » Lionel : « Ça reste quand même vraiment le jeu de Marie, avec juste de la reverb et le compresseur à lampes d’Anton. »


Que ça soit avec les Limiñanas ou avec L’Épée, vous fonctionnez de manière assez grégaire. L’enfer c’est les autres ?

Ce diable d’Iggy Pop revient avec un nouvel album à 72 ans. C’est le moment ou jamais pour une collab’, non ?

Lionel : « On a commencé à inviter des gens en regardant travailler Pascal Comelade après qu’il m’a lui-même invité sur l’un de ses disques. On m’a donné un micro, fait tourner la bande et j’ai enregistré des prises comme ça. En rentrant à la maison, avec Marie on venait d’essuyer le 74ème split de groupe, je me suis dit pourquoi continuer à essayer de monter des groupes avec des gens qui n’ont pas la même motivation ? On a commencé à travailler, à inviter des proches, des personnes qui passaient, puis sur le même principe en partant en tournée on a croisé Bertrand Belin, Emmanuelle... donc l’enfer c’est tout sauf les autres ! »

Lionel : « C’est dans les tuyaux ! On a été le voir à Miami il y a 3 mois, on lui a amené de la musique et il a dit OK pour qu’on bosse sur des titres. Si tout se passe bien, on devrait y retourner cet hiver. Avec Marie on lui avait envoyé une démo, il a écrit un texte et chanté par-dessus. Ainsi, quoiqu’il arrive on a déjà une démo avec Iggy enregistrée. Donc moi, personnellement je peux mourir tranquille ! »

Ennio Morricone ou Michel Legrand ? Ça vous brancherait de faire une B.O. ? Emmanuelle : « Ennio Morricone à mort ! Je l’ai connu parce qu’il a fait la musique de Frantic, je suis allée à Rome, je l’ai vu enregistrer, il est incroyable. » Lionel : « On a fait trois B.O. déjà cette année pour des films qui ne sont pas encore sortis. Il y a Le bel été de Pierre Creton qui va sortir en novembre et qui contient un track avec Etienne Daho. On a fait un film anglais The world we knew, un huis clos assez dark et enfin un film assez violent d’Olivier Mégaton, The last day of american crime qui va sortir sur Netflix. »

entrevues

Du cinéma et du rock, lequel est le plus diabolique ? Emmanuelle : « Ils le sont pour des raisons différentes. Dans le rock il y a plus de pureté parce qu’il y a moins d’argent. La musique rend diabolique mais un bon diable ! »

Photo : Richard Dumas

Cabestany c’est vraiment le paradis ? Emmanuelle : « Je confirme, c’est merveilleux ! J’aimerais bien me trouver quelque chose dans le coin. » Marie : « Emmanuelle est tombée amoureuse de la plage au Canet. » Lionel : « Ce qui est super dans notre situation c’est que l’on peut rester dans un endroit où l’on a grandi. C’est aussi la possibilité de ne pas avoir de pression parce que l’on est dans un coin où tu peux vivre avec peu. Mais on adore les grandes villes et voyager, grâce au groupe on bouge pas mal, on rencontre des gens. Un jour on est à Manchester ou à Londres et le lendemain, une fois revenus, on croise les voisins chez la bouchère. Ça aide à garder les pieds sur terre. » i

La tournée Après une première date au festival Levitation France à Angers pour laquelle les musiciens s’étaient engagés de longue date, puis un show-case (annoncé uniquement 15 jours à l’ avance) faisant office de release party dans la petite salle de la Boule Noire à Paris le 26 septembre, les musiciens de l’Épée font une pause en octobre – toute relative puisque les sollicitations de tous genres vont être nombreuses – avant que la véritable tournée ne débute réellement fin novembre avec une série de concerts en France (Clermont-Ferrand, Rouen, Paris, Lille, Feyzin, Ramonville, Bordeaux et Perpignan), Belgique (Bruxelles) et Suisse (Zurich, Lausanne).

dlepeemusic.com

Diabolique Because Music Si le rock se nourrit de légendes, alors cette Épée, née d’un rêve prémonitoire d’Anton Newcombe auquel les Limiñanas avaient confié la production d’un disque initialement pensé pour Emmanuelle Seigner, est assurément destinée à la postérité. Certains verront là la main du destin, d’autres celle du diable, mais quoiqu’il en soit, l’on est touché au cœur, le coup étant parfait. Dix pistes comme autant d’hommages rendus à ce rock qui a bercé les jeunesses des Catalans et de leurs amis (mais aussi et surtout les nôtres), et qui, pendant qu’il contribuera à détruire des vies, en aura malgré sauvé quelques-unes. Autant de références aux plus grands, les Lou Reed, Pink Floyd, New York Dolls, Françoise Hardy et bien d’autres que chacun pourra reconnaître, dont les sons viennent chatouiller nos cortex pour en réveiller les meilleurs souvenirs. L’Épée crée avec ce premier album un hapax dans le paysage du rock, une œuvre unique et rare qui traversera le temps aussi bien qu’elle a su merveilleusement l’explorer.

Lionel :

« On a déjà une démo enregistrée avec Iggy Pop. Donc moi, personnellement je peux mourir tranquille ! »

Photo : Patrick Auffret LONGUEUR D’ONDES N°91 35


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coulisses La Bande Song à Tadoussac Une promenade de Samuel Rozenbaum

Pour se remplir d’ailleurs il faut un ailleurs et une bande-son. La musique dans notre tête est indissociable des sentiments que l’on développe face à ce que l’on vit. Seul, on peut courir le monde. Avec la musique, on voyage autrement, plus loin. Road-trip à Tadoussac, été 2019. dd LONGUEUR D’ONDES N°91 37


couliSSes road-trip

The riverbed • OWEN PALLETT Oui, ça vaudra le coup, mais on ne le sait pas encore. Pour l’instant, on est seulement impatient face au rythme répétitif du paysage, devant ce Saint-Laurent hypnotique. Chaque kilomètre ressemble au kilomètre précédent. Et puis viennent les derniers virages. Et Saint-Siméon. Un dernier arrêt pour une poutine en guise de tradition. Les embouteillages d’avant traversier.

The cedars • PENELOPE ANTENA Et puis le temps qui ralentit. Ou alors son cours vient de se suspendre. J’observe les forêts histrioniques aux allures d’irréel avant de me perdre dans la transparence de l’eau qui s’enfuit sur notre passage. Au confluent du Saint-Laurent salé et du doux Saguenay, je doute sur les raisons de ma venue et sur la fatigue du voyage qui touche à sa fin. Ou est-ce un début ? Je me suis égaré entre la nature dominante et les voitures immobilisées. Seules les cornes de brume qui bavardent entre elles me fixent à un instant présent.

Hier • LA GRANDE SOPHIE La nuit est tombée. Je rôde dans une Tadoussac à la fois calme et agitée. Certes, rien de comparable au maelström de Montréal, mais surtout rien qui n’approche le stéréotype que je m’étais imaginé. Je croyais débarquer en 1880, chez les cousins lointains de Laura Ingalls, me voilà à la place dans un film de Miyazaki. La brume aidant, la dimension fantasmagorique de la promenade nocturne s’accentue ; la lumière des phares de voitures et des devantures de magasins s’imprime sur ma rétine. C’est sublime. Au milieu d’images improbables, je me questionne sur l’époque où j’ai appris à avoir peur au point de décider de rester coincé hier.

Poussière • LOU-ADRIANE CASSIDY Le retour à l’hôtel Tadoussac n’aide pas à estomper mon impression d’étrange. Dans cette bâtisse splendide, je plonge dans un film d’époque dont les saveurs agréables me retiennent dans un passé qui n’est pas le mien. On voyage toujours pour fuir, mais les scénarios se ressemblent depuis la nuit des temps : des heures à s’allonger avant d’enchaîner les faux départs. Et un jour, on se réveille. Je m’endors, imaginant au loin les sons des soirs de fête des bateaux blancs. Quand les touristes anglophones d’antan débarquaient dans la baie.

Blankenberge • MATHIAS BRESSAN Et c’est déjà l’aurore. Je longe la Marina pour éveiller mes sens. La lumière varie sur la baie et me ramène aux plages mélancoliques belges de la mer du Nord et aux étendues apaisantes vendéennes des vacances de mon enfance. Pourquoi me faut-il superposer les lieux que je découvre à ceux qui me sont familiers ? D’où vient cette nécessité de me rassurer dans la comparaison ? Pourquoi ordonner ? disséquer ? et finalement juger sans apprécier ? Arrivé à la Pointe-de-l’Islet, je goûte une impression de liberté. Ce fleuve ressemble à la mer et je hume un vent frais qui m’appelle. J’aimerais pouvoir surfer sans fin sur cette sensation, aider ce courant d’air nouveau à me porter là où il veut. 38 Longueur d’ondes N°91


couliSSes

road-trip

Pour toi • ARIANE MOFFATT Il n’est pas trop tard. J’embarque pour le large dans un de ces colosses à touristes. Eux veulent s’approcher des baleines, moi du phare du Haut-fond Prince. J’espère frôler cette toupie géante pour qu’elle m’emporte par la houle. Au premier béluga, je ne peux m’empêcher d’avoir “Mambo No 5“ de Lou Bega en tête. Mon cerveau me laissera-t-il un jour du répit ? Je reste un touriste éternel en moimême, inapte à accepter que le relief sous-marin puisse être accidenté. Il me faudra regarder tôt ou tard sous l’eau si je veux autoriser les fleurs à pousser aussi à l’extérieur.

La seule question • LOUIS-JEAN CORMIER La chapelle est belle. Je l’observais de ma chambre sans la voir. La scruter depuis le fleuve me force à penser aux premiers Européens, venus ici, munis du courage de reprendre à zéro. Ils ont construit ce qui les rassurait, s’autorisant les ajustements. D’habitude les églises regardent à l’est, elle, regarde la baie, au sud. Peut-être avaient-ils tout compris : on ne repart jamais du début, on continue en s’adaptant. Tadoussac n’est pas un village historique, c’est un lieu intemporel.

Oiseau • FRED FORTIN De loin, j’aperçois les dunes. Les mamelles du berceau de la Nouvelle-France. La beauté d’un tel lieu naturel réside dans la dualité qui peut survenir en nous : va-t-on en dégringoler ou s’en servir pour se hisser plus haut ? La réponse est immédiate. Au lieu des cous cassés et des yeux rétroéclairés auxquels je suis habitué dans les capitales, les regards sont tendus vers l’horizon et les gorges déployées. Des curieux observent les oiseaux bavards dont les chants ressemblent à autant de solos de guitare. Même en période de festival, les guitar heroes ne sont pas tous sur scène.

Fille de personne II • HUBERT LENOIR Demain, il fera brume. C’est tôt le matin que je quitterai Tadoussac. Le traversier en sens inverse m’aura porté sur l’autre rive. La côte de mon épopée récente sera devenue invisible. Je douterai de son existence. Dans un bus scolaire jaune, je comprendrai que c’est parfois hors des grands espaces que l’on se sent finalement plus libre, rassuré, enfin enclin à changer. Il n’y a qu’une route pour aller là où l’on cherche ce qui ne se trouve pas ailleurs. Sous les arbres protecteurs du parc des Ancêtres, il ne s’agissait après tout que de préparer les premières foulées d’un marathon qui reste à venir. i

Retrouvez la playlist de cette promenade sur tadoussac.labandesong.com : 1. The riverbed (Owen Pallett) 2. The cedars (Penelope Antena) 3. Hier (La Grande Sophie)

4. Poussière (Lou-Adriane Cassidy) 5. Blankenberge (Mathias Bressan) 6. Pour toi (Ariane Moffatt)

7. La seule question (Louis-Jean Cormier) 8. Oiseau (Fred Fortin) 9. Fille de personne II (Hubert Lenoir)

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couliSSes

HURRY UPton park

label

Samuel Degasne

Matmatah, Stuck In The Sound, Thomas Howard Memorial, Volin, Grand Palladium, TH/s /s Sh/t, Grand Palladium ? Un fil rouge : Upton Park, société d’édition qui vient de muter en label (et plus).

L

e jour J de l’entretien : Julien Banes est aphone… Cocasse ? Pas plus que de le savoir condamné, en juin 2000, pour “provocation à l’usage de stupéfiants” en sa qualité d’éditeur de la chanson “L’apologie” de Matmatah… Deux ans plus tard, après avoir commencé comme manager du groupe brestois, il co-fondait Upton Park Publishing avec son père Paul (ex-Immediate Records, Éditions Levallois…). Objectifs : rester indépendant et remettre l’artiste au centre des projets. Svinkels, Paul Slade, Gabriel Barry ou encore The Craftmen Club : c’étaient eux (aussi). Mais le “publishing”, c’est quoi au fait ? C’est l’anglicisme pour “édition musicale” : la promotion et/ou l’autorisation d’exploitation d’une œuvre par les médias, les films, les spectacles ou encore les supports imprimés. « C’est un métier… et non un pourcentage à redistribuer aux différents acteurs de la filière », précise Julien. « C’est travailler au développement de chansons, puis en générer des droits et les gérer pour le compte des ayants-droits. » Sauf que ce suffixe a progressivement disparu de la signature des e-mails d’Upton Park... À ça, plusieurs raisons : « Il y a 10 ans, nous étions au milieu de la crise. Beaucoup de labels ont fermé ou se sont mis en veille. Aujourd’hui, le crédit d’impôt phonographique, les aides de la filière (l’argent de l’industrie réinvesti dans l’industrie !), l’accessibilité des campagnes digitales (contre, autrefois, les spots radio/TV expansifs) et le rythme de croisière 40 Longueur d’ondes N°91

Guendalina FLAMINI

du streaming permettent d’entrevoir enfin des perspectives d’avenir pour les producteurs. » Pour autant, si UPP assurait déjà occasionnellement un rôle de “label”, l’entreprise se veut surtout une « boîte à outils souple ». Exemple : « Nous venons d’éditer et produire l’album de Xavier, en conseillant une sortie chez At(h)ome... Ou notre partie synchronisation [ndla : placement de musique dans un film, une série ou une publicité] est assurée depuis cet été par Creaminal… Les meilleures idées viennent souvent du collectif ! Chaque projet a sa couleur et doit bénéficier de son propre réseau. C’est aussi pour cette raison que nous n’aurons pas de « communication label » ! Il ne faut pas que notre éditorial se sur-imprime à celui des groupes... » D’où est venu le déclic ? « Le fait que nous soyons adaptables correspond aux souhaits des artistes : ils viennent puiser un savoir-faire précis, tout en conservant leur indépendance. Ce sont des collaborations équilibrées, plutôt que des liens de subordination (qui perdraient en efficacité). Par exemple, le titre “Let’s go” de Stuck In The Sound vient d’atteindre 73 millions de vues sur YouTube ! Dont la plupart viennent… des États-Unis ou du Mexique ! À la fin de leur contrat avec Columbia, et alors que la France ignore encore aujourd’hui leur explosion outre-Atlantique [ndla : ce fut le seul groupe français invité du YouTube Space de New York], il semblait important de monter une équipe autour de ce projet… » Peut-on pour autant voir un trait commun chez les artistes Upton Park ? « Nous ne sommes pas une “écurie”, ni ne pratiquons le fétichisme... Si nous sommes généralistes, c’est parce que les artistes sont eux-mêmes éclectiques ! Ah si : ce sont tous d’excellents groupes de scène… La clé, c’est l’échange entre les musiciens et avec le public ! » Un positionnement que les prochains mois confirmeront avec la sortie de nouveaux projets pour The Hyènes, Bigger, Catfish, Skopitone Sisko ou encore NSDOS… Qui a dit que l’industrie était moribonde ? duptonpark.biz


couliSSes

label

« Les meilleures idées viennent souvent du collectif ! »

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chroNiques Des centaines de chroniques sur longueurdondes.com

ACID ARAB Jdid

ARNO Santé boutique

BELPHEGORZ BelphegorZ

BOTIBOL La Fièvre Golby

Crammed Discs Le duo électronique parisien s’agrandit et se transforme en une véritable formation avec trois recrues : Pierrot Casanova, Nicolas Borne et Kenzi Bourras. L’objectif ne change pas : il faut faire danser les foules en faisant rencontrer sonorités acidtechno et musiques arabes. Et pour cela, ils n’ont pas lésiné sur le nombre d’invités. Ils sont neuf à venir jouer aux côtés du groupe l’instant d’un titre et à apporter un vent de fraîcheur. Certains étaient déjà présents pour l’ancien album comme Sofiane Saidi ; d’autres font leur arrivée pour notre plus grand plaisir, comme le maître tunisien Ammar 808 sur le titre à la basse ravageuse “Rajel”. Sur ce disque, ils continuent à inventer des hybrides géniaux comme ce “Was Was” aux beats destructeurs ou bien ce plus mental et plus mystique “Staifia”. Sur les onze morceaux du groupe, on est transporté entre des ambiances sombres et des envolées acid et l’on découvre des paysages sonores qui nous semblent à la fois familiers et tellement nouveaux.

Believe - Naïve À 70 ans, le plus fantasque des chanteurs belges dévoile un nouvel album essentiellement en français malgré une ouverture en anglais, “The are coming”, une allusion à peine voilée au retour des nationalistes. Mais au-delà du message politique, le créateur de “Putain, putain” s’affirme à nouveau comme un ambianceur unique. “Santé boutique” est un mot typique bruxellois pour stigmatiser un grand bazar. Fin observateur de la vie quotidienne, il s’amuse à mettre en scène un charcutier amoureux (“Les saucisses de Maurice”) et s’offre un nouveau détour à la plage avec “Oostende bonsoir”. Comme à chaque fois, toute la saveur des chansons d’Arno, au-delà de ce phrasé si facilement reconnaissable, vient d’un verbe toujours très fleuri, comme par exemple cet excellent « Ça sent les couilles, ouille ouille ouille » du très bon “Ça chante”. Ce 21e album vieillira forcément bien car il porte en lui tout ce qui a déjà fait le succès du bonhomme sans pour autant donner l’impression d’un déjà entendu.

Closer Records / Differ-ant La pochette laisse augurer un album de metal un tantinet glauque et malsain. Il n’en est rien et, au fil des plages, le disque s’impose comme une excellente surprise ! En effet, à l’instar du personnage dont ils empruntent le nom, les Marseillais n’ont pas leur pareil pour arpenter les couloirs sombres et autres contre-allées de l’histoire du rock pour en retirer la substantifique inspiration. Ainsi, l’album fonctionne suivant une dynamique découlant de l’opposition entre le chant féminin et les guitares abrasives à point, ni trop, ni trop peu, sur fond de rock garage et psychédélique. Mais la musique du groupe devient réellement passionnante lorsque l’orgue Hammond et autres Thérémine entrent dans la danse, apportant un soupçon de groove bienvenu ou un angle baroque complètement barré qui achève de rendre la chose inoubliable. Entre rock psyché et B.O. d’un film de S.F. fauché, une ombre vintage plane sur ce disque où Marseille prend des airs de San Francisco. Excellent !

Haïku Records Troisième album déjà pour Vincent Bestaven, aka Botibol, figure incontournable de l’indie made in France. Un disque qu’il a composé entre ses moments de pause avec Petit Fantôme, groupe avec lequel il travaillait tant en live qu’en studio depuis trois ans. Un opus signé chez Haïku Records, ce qui apparaît comme une évidence à son écoute tant son parfum exhale la douceur et la sensualité de ces poèmes japonais. Enregistré dans un coin isolé du pays basque, cette œuvre possède un charme infini entre douceur pop, folk-ambiant et envolées lo-fi du meilleur effet. Il se dégage du disque une mélancolie, un spleen langoureux qui envoûte littéralement l’auditeur. On navigue au gré des chansons dans un minimalisme qui convient parfaitement au style de cet artiste. On connaissait depuis longtemps le talent du garçon. Il semble avoir aujourd’hui avec ce nouvel effort studio atteint un nouveau cap. Celui de la reconnaissance du grand public semble lui tendre les bras. Ce serait amplement mérité.

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YANN LE NY

PATRICK AUFFRET

RÉGIS GAUDIN

PIERRE-ARNAUD JONARD

LONGUEUR D’ONDES N°91 43


chroNiques musique

BOUCAN Déborder

CAROTTÉ Dansons donc un quadrille avant de passer au cash

CORRIDOR Junior

DAYSY Better days are coming

L’Autre Distribution La réunion de trois trublions de la scène alternative donne le jour à Boucan, entité libre mue par un idéal : l’absence de formatage. Mathias Imbert (Imbert Imbert - contrebasse & chant), Brunoï Zarn (guitare, banjo & chant) et Piero Pepin (trompette & chant) ont depuis une vingtaine d’années multiplié les projets, les collaborations, jusqu’à œuvrer ensemble à cette nouvelle proposition. La liberté musicale du trio d’esprit punk et free-jazz ne tarde pas à révéler sa substance iconoclaste, une musicalité inventive, un melting-pot festif, cuivré, métissé, peaufiné par le producteur John Parish (PJ Harvey) qui a su canaliser sans le vider de sa généreuse substance ce joyeux bazar débridé. Les textes, qui évoquent les angoisses existentielles du moment sans tomber dans un No Future de circonstance, ainsi que les musiques ont été élaborés de concert, à l’exception du titre “Le temps de vivre (L’évadé)”, une reprise de Boris Vian. Un premier album décoiffant !

Slam Disques Né dans le Comté de Portneuf sous la houlette de Médé Langlois, descendant d’une lignée d’agriculteurs dont il poursuit aujourd’hui la tradition en cultivant la terre, Carotté a eu l’idée judicieuse de mêler deux genres en apparence antagonistes : la musique folklorique traditionnelle québécoise et le punk. On retrouve chez eux l’esprit du rock alternatif à la Ludwig von 88, Bérurier Noir ou des Montréalais de Me Mom and Morgentaler. Si leur musique s’avère festive, elle est plus profonde qu’il n’y paraît avec des textes sociaux, chroniques de la ruralité. On y parle de la difficulté d’être agriculteur et du chômage qui touche une part notable de cette population. Engagé et politique, Carotté l’est tout au long de cet opus. Un album qui renoue avec brio avec un esprit libertaire qui malheureusement se perd. Ce second essai discographique s’avère une belle réussite. Le mariage punk-folk québécois opère. Une galette bien jouissive.

Sub Pop Dès les premières notes, le mouvement musical imprégné se fait telle une ascension vers les cieux. À raison d’un rock aux guitares rugueuses, contrebalancé par l’éther de deux voix masculines en suspension, les Montréalais tissent une musique soyeuse mais écorchée. Une position d’équilibriste qui fait véritablement l’identité de ce quatuor chantant en français, profitant de fait des sonorités d’une langue aux vocalises étirées. Gagnant en lévitation sans y perdre en pop – comme en témoigne la géniale ouverture du disque “Topographe” ou la montée de “Domino” –, l’ADN des Canadiens est constitutif d’une spontanéité sonore qui cajolera l’oreille sans crier gare. Volages et virevoltants entre les courants, punk, psyché, jungle-pop, daydream ou swoon, c’est une peinture confondant 60 ans de rock qui prend ainsi forme. Une œuvre généreuse qui marque déjà un avant et un après en devenant la première signature francophone du label de Seattle, Sub Pop, ceux-là mêmes qui avaient signé le premier Nirvana ! Tout est dit…

Baronesa / Play Two La musique est affaire de rencontre et de connexion. Ce duo guitare-voix d’origine caennaise s’est croisé au lycée pour ne plus se quitter dans leur vie d’amis et artistes. Le beau prénom féminin de la chanteuse-auteure de leur répertoire inspire le nom du groupe avec deux « y », comme ceux dans le yin et le yang. Et Léo arrange et réalise les instrumentaux des morceaux qu’ils composent ensemble. Des tempos saccadés, de puissants riffs de guitare acoustique, des vocalises exceptionnelles et du piano rythment les mélodies très entraînantes de cet opus. L’émotion sous toutes ses formes est le dénominateur commun de paroles en anglais. Et en français sur un seul titre, “Le silence”. Les thèmes de la résilience, l’amour et les relations humaines placent l’être au cœur de leur œuvre comme dans “We are”, morceau conçu sur des phrases relatant ce qui est important pour des enfants de 10 ans. C’est réussi, on a plaisir à découvrir leur hip-hop teinté de blues, de groove et de pop rock.

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ALAIN BIRMANN

PIERRE-ARNAUD JONARD

JULIEN NAÏT-BOUDA

VANESSA MAURY-DUBOIS

DBK PROJECT 480

DEAD TIME Asynchron

VINCENT DUPAS Longue Distance

NICO DUPORTAL & THE SPARKS Dog, Saint and Sinner

Popatex Ce concept album révolutionne à peu près tout ce que l’on peut entendre en matière de musique et de maux mis en mots. On le doit à un collectif de cinq musiciens toulousains unissant talent et créativité en français et anglais au chant, avec claviers, guitare, batterie, clavinet, moog, samples et diverses collaborations comme celle d’une chorale scolaire. Annoncé comme album pop-rock, beaucoup de styles se mélangent et électro, jazz, disco, folk, classique, funk, blues et même hip-hop savent satisfaire la curiosité et le désir d’une grande variété de mélomanes. À l’écoute, surgissent de vives émotions au gré de la voix parlée d’une narratrice, héroïne éponyme en interstice de ce monde post-apocalyptique. Des images de pleine conscience, utopie et de luttes se succèdent pour la survie ou contre les machines inspirées par la littérature dite d’anticipation. Et on songe à cet opus comme une œuvre cinématographique à la trame dramatico-poétique aussi captivante que sublime.

Autoproduit Et si on bouleversait les limites de l’espace-temps ? C’est le pari de Dead Time dans cet album dont le style et la technique s’ancrent entre A Perfect Circle, King Crimson et Theory of Machines. Le trio perpignanais opère un alliage surprenant du rock progressif et de l’électronique dans un son industriel, digital et une musique presque exclusivement instrumentale (sauf dans les feats avec Sir. Jean et Blurum13). C’est la vision mélancolique d’une urgence latente face à l’essor technologique, une évasion spirituelle face à la brutalité d’une réalité qui ne peut qu’être constatée. Sans mots, mais non sans choses à dire, le groupe pourrait s’inscrire musicalement dans le genre littéraire cyberpunk. Le thème récurrent du temps est matérialisé par le tic-tac d’une horloge dans “Interlude” ou par les alternances infinies entre la puissance métallique électro et metal et le calme de petites touches mélodiques et inquiétantes. Une boucle sonore, contemplative et alerte, dans laquelle il est bon de se laisser tomber.

Mus’Azik Le guitariste-chanteur nantais assume plus que jamais sous son propre nom, ses penchants versatiles, attiré par la noisy-pop garage façon Sebadoh comme par la chanson élancée façon Bertrand Belin. La dynamique de ce LP ambitieux et schizophrène alterne donc le français et l’anglais, et justement c’est l’effet de la langue qui marque la mécanique de chacun de ces morceaux agiles et malins. En résulte un ensemble, long en bouche, manquant peut-être parfois de liant, mais démontrant une liberté d’être et de faire largement communicative. La basse-batterie, composée par Hugo Allard de Von Pariahs et le fidèle compagnon d’aventure Pierre Marolleau, assure un socle rythmique décisif et omniprésent, propice à des envolées électriques en pleine nostalgie grunge. Pour les plus assidus, la proximité vocale troublante avec la voix de son idole Lou Barlow transforme son essai en hommage vibrant à celui qui a transmis à plus d’un le virus d’une version décomplexée et romantique du rock.

Music Box Publishing Après avoir tourné avec ses Rhythm Dudes, Nico Duportal est de retour avec un nouveau projet. Sur ce disque, on est rapidement transporté dans un bar des années 60 au fond des États-Unis d’où sort un mélange entre rock, R’n’B et soul, joué à plein régime. Ce nouveau départ sonore en partie financé par un crowdfunding lui permet d’accoucher de douze titres groovy, dansants mais surtout puissants. C’est d’ailleurs sur cette note pleine d’énergie que commence l’album avec “Sweetbrowned eyed woman”. Entouré d’une équipe d’enfer, il cogne jusqu’à la fin du disque à coup d’échanges de solo entre guitares et saxophones (“No change”) et de claviers vibrants et virevoltants (“With my bare hands”). Mais il sait aussi être plus doux, notamment avec le lover Theo Lawrence qui pointe le bout de son nez sur le slow “Heartbroken teenager’s idol”. Hommage à la musique qu’il adore, ce disque est une superbe démonstration que l’on n’a pas besoin d’être Américain pour faire un disque soulful.

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44 Longueur d’ondes N°91

VANESSA MAURY-DUBOIS

FANNY JACOB

LAURENT THORE

YANN LE NY


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STEPHAN EICHER Homeless songs

EQUIPE DE FOOT Marilou

THOMAS FERSEN C’est tout ce qu’il me reste

FOGGY TAPES Cogito Ergo Fog

Polydor - Universal L’artiste suisse revient sur le devant de la scène accompagné de son vieux complice Philippe Djian. L’auteur de 37°2 le matin lui a offert ses plus beaux titres, de “Déjeuner en paix” à “Pas d’ami comme toi”. Cette fois, le talent de l’écrivain résonne d’entrée avec “Si tu veux” puis s’affirme surtout sur “Prisonnière”, entêtante chanson douce immédiatement remarquable. Djian fait claquer ses mots sur 6 titres d’un album étonnant dans sa variété, au sens noble du terme. Christophe Miossec et Axelle Red sont aussi de la partie avec “La fête est finie”, chanson triste au piano voluptueux. Parmi les pépites remarquables, les deux chansons dédiées aux papillons, dont le truculent “Né un ver” interprété avec Dan Reeder. En quatorze titres possédés, parfois mélancoliques, à l’image de la virgule “Broken” et souvent polyglottes (français, anglais ou allemand), Stephan Eicher livre un album dans l’air du temps, le prétexte à une nouvelle tournée triomphante.

Yapeno On saluera en premier lieu l’audace (ou l’inconscience ?) de ce groupe de rock de Bordeaux qui a choisi pour blaze un nom passant au travers de tous les référencements web [rejoignant notamment le clan des Belges Hollywood Porn Stars et des Californiens !!!], Gageons donc qu’il est sûr de son attaque pour aller provoquer à ce point le tacle aux éventuels quiproquos… (au moins, ses différentes prises de paroles poussent le champ lexical assez loin avec une cohérence assez rigolarde). Mais, après tout, n’est-ce pas l’occasion de conserver pour nous cette formation jouissivement foutraque et gueularde ? Car ici, la batterie est en kit, les bruits parasites sont fréquents, la voix sature (joli grain !), les chœurs sont collégiaux et le propos n’hésite jamais à se fendre la tronche pour mieux se mettre sur la gueule. Rien de mieux pour réveiller en nous des pulsions grunges adolescentes et jusqu’ici oubliées… Enfin. On en avait besoin.

Editions Bucéphale Depuis 2017, au lieu de s’apitoyer sur les bouleversements de l’industrie musicale, cette grande figure de la chanson moderne choisit en toute indépendance de se concentrer sur l’essence même de son art : l’écriture, la musique et la créativité. Affichant plus que jamais sur ce nouvel LP son délicieux sens de l’auto-dérision, il répond intelligemment à la tentation du jeunisme qui frappe la sacro-sainte profession. Déclinant avec esprit le registre de l’éternel adolescent, il prend un malin plaisir à donner vie à ses délicieuses histoires confessionnelles aussi dérisoires que diablement incarnées, aussi poétiques que furieusement humaines. Son réalisme tendre met alors en scène, avec un sens de la formule captivant, les états d’âme de la modernité, pour un résultat qui frise tout simplement l’insolence. Sublimé par la musicalité élégante et feutrée de son groupe de fidèles, son disque se transforme en un bonheur simple et revigorant, véritable pied de nez face à la morosité ambiante.

Howlin’ Banana Records Un petit bout d’Amérique s’est perdu dans la ville rose. Ces quatre Toulousains (Mickael, Pierre, Neil et Adrien) sont partis s’amuser dans une machine à remonter dans le temps faite maison. Ils se baladent un peu partout aux États-Unis et prennent à chaque fois le meilleur de ce qu’ils y trouvent : sur les plages californiennes, ils piquent un peu de surf rock, remontent un peu à San Francisco pour ajouter une petite touche de psychédélique à leur sauce, puis se rendent dans les décors des westerns américains pour une petite dose de country très ambiance western. Cet habile mélange donne une touche de nostalgie à ce rock psychédélique sixties au son un peu crade et surtout blindé d’effets dans tous les sens. Cette troisième sortie du groupe depuis leurs débuts discographiques en 2015 est aussi leur premier long format. Cette belle réussite sur onze titres a le don de faire découvrir tout leur talent entre les guitares acérées de “Here comes the fog” et les harmonies vocales de “Good old gods”.

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FRED FORTIN Microdose

GÉNIAL AU JAPON Imanust

GÉRALD GENTY Là-Haut

HILDEBRANDT îLeL

Grosse Boîte Dès les premières notes de l’enregistrement, quiconque connaît l’univers de l’artiste peut se demander si le natif du Saguenay (terreau musical fertile du nord-est québécois) s’est tourné vers les ondes commerciales. La flûte traversière de la pièce titre, avec ses mélodies de guitares et ce refrain chanté en toute douceur, donne l’impression d’écouter une composition oubliée du groupe Harmonium avec sa sonorité léchée... Mais le texte détonne solidement de cette impression fleur bleue en démontrant qu’il n’en est rien ! Les chansons suivantes emportent l’auditeur dans une montagne russe d’émotions et de styles différents. Certaines pistes rappellent Gros Mené, son projet parallèle avec Olivier Langevin (Galaxie), dans un grand boucan de sons et de bruit, avec une sonorité bien sale, remplie de réverbération et de grosses distorsions. D’autres, plus intimistes, ramènent dans des contrées où la poésie imagée dépeint des histoires magnifiquement sordides, empreintes de vérité.

La Ruche-Le label Après un très joli EP sorti il y a deux ans, on était curieux de découvrir le premier album de ce duo de filles. Dès les premières notes du premier morceau, le charme opère. Il ne s’estompera pas. Cet opus est plein de charme, mêlant avec beaucoup d’élégance synth-pop, rock et électro. Le son des synthés fait planer un parfum au goût très 80’s. On sent que ces demoiselles ont dû beaucoup écouter des groupes comme OMD qui savaient si bien marier sens inné de la mélodie et complexité des arrangements. Car ce disque n’est pas un disque de pop comme les autres. Oui, il possède cette immédiateté qui est la marque de fabrique du genre, mais derrière ce vernis pop, il y a une envie d’expérimentation qui rend la chose unique et particulièrement intéressante. Ajouté à cela des sonorités qui comme le nom du groupe l’indique voguent vers l’Orient et vous aurez un cocktail particulièrement efficace et bien senti. Un premier essai on ne peut plus convaincant.

30 Février - PIAS Comment échapper à l’image réductrice de performeur loufoque et joueur de la chanson française ? En signant l’un des disques les plus touchants de l’année ! Le Belfortain ne renie pas son appétit pour les jeux de mots. Il utilise désormais cette habileté pour exalter les émotions, à défaut de les dissimuler sous le vernis de la dérision, de l’humour. Il livre ainsi une partition sensible, dont l’étonnante richesse instrumentale rivalise avec la tendresse de ses textes. L’album prend même par instants des allures de subtile mise en abîme, où il dévoile avec poésie les coulisses de sa vie de musicien, s’interroge sur sa condition d’artiste. De manière très touchante, il ouvre également quelques pages de son journal intime : celles d’un d’homme qui se voit vieillir. Voilà certainement la résultante d’une envie musicale longtemps intériorisée, libérée sous l’impulsion complice d’une talentueuse garde rapprochée, composée de Julien Carton au piano et de Carol Teillard d’Eyry à la batterie.

AT(h)OME À la manière d’un metteur en scène, le musicien rochelais affine sur son deuxième album solo les traits de son personnage élégant et sensuel. Si l’exubérance alimente sur la longueur l’énergie grisante, pour ne pas dire sexuelle, de ce manifeste libre et diablement incarné, elle sait aussi laisser la place à une émotion pleine de tendresse dans de magnifiques instants de proximité. Pas facile de dire ce qui rend si attirante cette collection de chansons, si ce n’est cette manière de jouer en permanence autour des ambivalences : fragilité et force, romantisme et réalisme... Au jeu des comparaisons, en rien réductrices, ce dandy rappelle la sophistication de l’esthète William Sheller, avec qui il partage ce goût prononcé pour la recherche sonore et ce soin pour les mélodies. Aux côtés de révélations contemporaines aussi singulières qu’Octave Noire et Feu! Chatterton, il représente assurément la relève d’une scène française qui conjugue avec panache, exigence musicale et invention narrative.

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PATRICK AUFFRET

PASCAL DESLAURIERS

PIERRE-ARNAUD JONARD

LAURENT THORE

LAURENT THORE

YANN LE NY

LAURENT THORE

LONGUEUR D’ONDES N°91 45


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HYPERCULTE Massif Occidental

ANDONI ITURRIOZ Le roi des ruines

NICOLAS JULES Les falaises

LA FÉLINE Vie future

Bongo Joe Records Le deuxième album du duo genevois est à l’image de la Confédération Helvétique, réunion de cantons, de langues et de cultures qui, mis ensemble, ne forment plus qu’un. Cette diversité se retrouve dans chacun des 8 titres dont la somme des singularités donne in fine à cet album sa cohérence et donc sa force. Simone et Vincent y continuent ici leurs expérimentations musicales autour de la base kraut-rock (ou post-rock) qui est leur marque de fabrique et dont les titres “De l’or” et “Homme” donnent d’entrée un aperçu avant que “Temps mort” ne vienne brouiller les pistes avec son tempo beaucoup plus rapide, flirtant avec l’EBM. Il n’est pas étonnant alors de retrouver ensuite “Eisbaër”, reprise – ou plutôt réinterprétation – du titre de Grauzone, groupe compatriote formé à l’orée des années 80 par les frères Martin et Stephan Eicher. La pochette avec sa photo inversée montre bien l’intention des musiciens avec ce disque : nous retourner la tête histoire de bien nous remettre les idées en place.

L’Autre Distribution D’entrée de jeu, avec l’introductif “La joie noire” digne d’un Léo Ferré en majesté, nous pressentons la puissance de ce disque et de son auteur. En huit titres et autant de poèmes existentiels, l’artiste se dévoile, éternel voyageur riche d’expériences acquises. Pour son troisième album, le Basque, très en verve, s’est entouré de collaborateurs vertueux tels Bertrand Louis (direction musicale), Lisa Portelli, Samuel Cajal et le groupe La Danse Du Chien, assurant brillamment la mise en lumière (couleur blues-rock) de textes ambitieux déclamés autant que chantés. Un chant dont on apprécie la chaleureuse expressivité, notamment sur “Le roi des ruines”, “Dans la rocaille” et “Jérusalem”, trois titres particulièrement addictifs. Andoni Iturrioz avec “Smara” rend hommage à Michel Vieuchange, premier Européen à avoir visité les ruines de la cité interdite de Smara, dans l’Ouest saharien. Enthousiasmant de bout en bout, l’album s’avère être le vecteur idéal d’introspections éclairées et éclairantes.

Ursule Sur ce septième album de l’artiste néo-Bruxellois qui ne cesse de faire évoluer sa sonorité, les auditeurs sont propulsés dans une ambiance musicale cinématographique aux couleurs vives. Ils sont assaillis dès les premiers instants de notes de guitares crasseuses et par une attitude globale de l’interprétation vocale qui ramènent directement à l’album Bad as me de Tom Waits, davantage pour l’intention que la voix. La sonorité singulière de l’artiste rappelle l’univers de Dominique A sur certaines pistes, celui de Julien Sagot sur d’autres passages et plus tard, Arthur H vient spontanément en tête. Une sorte de voyage à travers des paysages désertiques sud-américains, tel un western spaghetti pour l’imaginaire. Un périple qui pourrait accompagner à merveille la lecture de mythique récit On the road de Jack Kerouac pour son ambiance joliment déjantée, à la fois psychédélique et abstraite. Digne d’une expérience fantasmagorique sous opiacés, mais sans les effets secondaires !

Kwaidan / !K7 D’emblée “Palmiers sauvages” pose le décor : « Les palmiers sauvages du Sunset Boulevard meurent étouffés – 2034, effet de serre, toute la Terre, cimetière assuré ». La catastrophe qui se profile inexorablement à cause du réchauffement climatique est le grand sujet du disque. Vie Future peut être appréhendé comme un concept-album qui se préoccupe de l’avenir et des angoisses qui accompagnent le déclin en marche. Pour son troisième opus, La Féline (aka Agnès Gayraud) se confronte à la réalité de notre époque, grave et néanmoins amoureuse de la vie avec ses deuils et ses naissances, la fin et le renouveau. De son chant magnétique, elle accompagne notre prise de conscience d’un monde en profonde mutation et questionne tout au long des chansons notre humanité en péril et son rapport au divin. La musique savamment agencée est en phase avec le propos, spatiale, subtil assemblage de sons synthétiques et organiques. Autant par sa séduisante musicalité, que par son parti-pris anxiogène, l’album fascine.

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XAVIER-ANTOINE MARTIN

ALAIN BIRMANN

PASCAL DESLAURIERS

ALAIN BIRMANN

LES HOMMES-BOÎTES La copie d’un autre

LES MONSIEURS Les monsieurs

LES NUS Enfer et paradis

LISIEUX Psalms of Dereliction

GNiGNiGNiGNiGNi Il s’était déjà fait connaître sous le nom de Carl et les hommes-boîtes. Malgré un nom raccourci, Carl est toujours là, tout comme son ambition d’expérimenter les champs du spoken word et de la chanson. Mais avant de repartir pour un voyage aux confins de son imagination, il a préparé une petite mise en bouche avec un single… de 21 minutes. Sur “Te manger les fesses”, plein d’invités y passent dont BRNS pour y raconter des histoires d’adolescences entre désir et changement du corps. Sur ce nouveau disque, Carl Roosens et ses deux complices offrent un son beaucoup plus brut et avec des sonorités électroniques plus prononcées. Les cuivres désenchantés cèdent leur place à des synthés glaçants et des rythmiques minimalistes. Lorsque Carl quitte sa voix monocorde hypnotisante, c’est pour prendre un chant à peine assumé comme sur le titre “Le froid de ta main” au refrain presque pop. Le tout est beau, ténébreux et complexe, malgré le faux dépouillement apparent des mélodies.

Slam Records Le quatuor rock originaire de Jonquière, située au nord-est de Montréal, dépeint des univers dystopiques fort énergiques avec des propos lucides. Guitares bien à l’avant-plan, structures atypiques aux touches psychédéliques, combinées à un débit lyrique comparable à celui de Philippe Brach ; un parfait alliage pour les amateurs de Dédé Fortin (Les Colocs) et d’Émile Bilodeau, autant pour l’accent coloré que pour les textes imagés. Les propos engagés de l’album font appel à notre conscience environnementale avec le mode de consommation effrénée de nos sociétés occidentales qui carburent au matérialisme et au capitalisme sauvage. Le sujet tourne autour de notre insignifiance collective face aux géants de l’industrie. Pantins de ces fabricants de produits souvent pauvrement conçus à peu de frais et de manière discutable que l’on retrouve dans les magasins à rayons. La réalisation signée Dany Placard (Laura Sauvage) porte la sonorité distinctive du groupe encore plus loin.

(HYP – PIAS) Groupe phare de la scène rennaise des années 80, celle qui a enfantée Etienne Daho, Niagara ou… Pascal Obispo, le quintette emmené par Christian Dargelos est de retour par l’entremise de Daho justement, à l’instar de Marquis de Sade. Les Nus n’ont néanmoins pas eu le succès du groupe de Philippe Pascal (RIP) dont Dargelos était pourtant issu. Mais force est de constater, avec ce nouvel opus inattendu, toute la force tranquille de la formation. Plus vraiment rock, mais pas encore tout à fait pop, Les Nus dévoilent 10 titres en français parfaitement audibles, plus blues que variété. Les jeunes gens modernes des années 80 ont gardé toute leur pertinence et cela s’entend du début à la fin, à grand renfort de guitares imposantes et de chœurs omniprésents. Quelques titres émergent, comme l’excellent “L’enfer et le paradis” avec son intro très Bowie, l’ironique “Vous faites du rock n’est-ce pas ?” ou encore le troublant “Jim Crow”, tout en noirceur mélancolique, la voix bien en avant. Un retour qui fait du bien.

Steelwork Maschine Déjà remarqués dans le groupe toulousain coldwave Candélabre, Michaël De Almeida et Cindy Sanchez refont équipe, avec un bassiste, pour un projet supplémentaire résolument articulé sur les capacités de heavenly voice de la chanteuse, très à l’aise dans un registre de tessiture aiguë. Les huit titres font la part belle aux envolées lyriques parfaitement soutenues par une guitare au son plutôt naturel, ce qui n’est pas si fréquent à l’heure de l’inflation aux effets en tous genres. Dès le deuxième titre, “No dominion”, on ressent une forme d’élévation spirituelle qui ne doit rien au mysticisme, mais seulement à la qualité de l’interprétation. On ne peut s’empêcher alors de se replonger dans l’univers de Liz Fraser et du meilleur des Cocteau Twins, époque Garlands et Treasure, expérience que prolongeront par la suite les excellents “Caecilia said” et “Adrift”. Une réelle bouffée d’air pur qui sans pour autant donner envie de rentrer en religion, permet de voir le monde avec une béatitude qui le rend plus supportable.

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46 Longueur d’ondes N°91

YANN LE NY

PASCAL DESLAURIERS

PATRICK AUFFRET

XAVIER-ANTOINE MARTIN


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LYSISTRATA Breathe In/out

MADAME AUTRUCHE Les pentes glissantes

MARS RED SKY The task eternal

MATTHIEU MIEGEVILLE Est-Ouest

Vicious Circle Inspiration, expiration. Il va falloir prendre son souffle avant d’écouter le nouvel opus du trio de Saintes. Dès les premières notes du morceau “Different creatures”, les jeunes à veste en cuir rentrent dans le tas. L’instru claque. Ce groupe d’indie-rock ne passe pas par quatre chemins et propose un univers toujours aussi puissant, brut et survolté. Les morceaux sont plus courts que dans leur précédent disque, mais la voix s’impose davantage. Les textes, imprégnés de thématiques comme l’amour, la folie ou l’anxiété, s’allient rigoureusement aux sons que dégagent les instruments. Ce disque est la continuité du parcours du groupe où une identité authentique, noise et magistrale ressort. Si le morceau “End of the line” créé une respiration à mi-parcours, l’énergie et l’urgence reprennent de plus belle quelques minutes plus tard avec des sonorités enragées mais domptées à la perfection. Avec ce nouveau disque, les artistes prouvent encore une fois qu’ils ont tout des grands.

1314677 Records DK Un premier album solo de celle qui se dit « pigiste multi-intrumentiste » régale les amateurs de chansons en français dans les textes. Sous ce pseudo qui interpelle, Mélisande Archambault ne fait pas l’autruche pour autant avec sa voix haut perchée et puissante, en chantant ses paroles directes et parfois crues, accompagnées à la guitare par Antoine Marquet, la contrebasse de Simon Page et Noam Guerrier-Freud à la batterie. Très active sur la scène montréalaise, elle a contribué musicalement aux projets de groupes comme Canailles, La famille Day et les Royal Pickles. Sur cet opus, Fred Fortin vient aisément à l’esprit et on adore le collage illustrant la couverture de l’album signé Annie Carpentier. Ici Mélisande laisse de côté son violon pour s’armer d’une guitare ténor et décocher des flèches sonores allant droit au cœur du désir et des aléas des histoires d’amour dans neuf super chansons à la tonalité personnelle, de style folk rock, blues et country enregistrées dans le Breakglass studio à Montréal.

Listenable Records Ce nouvel effort des Bordelais nous apporte une preuve supplémentaire de la vivacité de la scène psychédélique française ! Mais contrairement à d’autres, chez le trio l’influence des années 1960 et 1970 constitue plus une passerelle vers la musique d’aujourd’hui et du futur qu’une fin en soi. Ainsi au fil des titres, le groupe invente une forme libre dont l’épine dorsale serait encore et toujours le blues avant de rejoindre d’autres rivages psyché, progressifs, stoner allant jusqu’à flirter avec le doom et le metal. Emballé avec une éclatante virtuosité l’auditeur est ainsi invité à se perdre dans le dédale des compositions tortueuses et généralement assez longues dont les principaux ingrédients seraient une basse bourdonnante, une batterie hypnotique, une guitare déliée et, en arrière-plan, d’amusants et discrets bricolages électro vintage au-dessus desquels surnage la voix éthérée. Direction le ciel rouge de Mars, décollage imminent !

Melodyn Productions / Contre-Courant / Absilone On a d’abord connu le Toulousain pour ses groupes de metal et notamment Psykup. Amorcé l’an dernier, sa carrière solo a démarré avec un très bon premier EP Longue Distance avant que n’arrive cet album. Un disque qui montre toute l’étendue de son talent et sa facilité de passer d’un genre musical à l’autre avec la même aisance. Ce premier opus navigue avec élégance entre pop et chanson. On pense en l’écoutant à des artistes majeurs qui ont su, comme lui, être à cheval entre ces deux styles, de Daniel Darc à Christophe. Il apparaît ainsi comme leur digne successeur. La voix de l’artiste accroche l’auditeur dès le premier morceau et ne le lâchera plus. Si cet album est fort musicalement, il l’est également textuellement. Le chanteur sait admirablement manier la langue française et il se dégage de son écriture une vraie poésie. Ses chansons parlent avec la même émotion de sujets intimes ou politiques faisant mouche à tous les coups. Une bien belle première œuvre.

dviciouscircle.fr/fr/artiste/lysistrata d AMÉLIE PÉRARDOT

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NAIVE NEW BEATERS Fun Hours

PION 22:22

ROBI Traverse

SAMEER AHMAD Apaches

Capitol / Universal Le nouvel album du trio franco-californien est très attendu. Trois ans d’absence après le succès d’A la folie (2016), David Boring, chanteur californien, Eurobélix aux machines et Martin Luther BB King à la guitare renouent avec l’électro pop-rock, pop-rap. On a retrouvé leur kitsch de fabrique dans le vidéo clip du titre “Make way” avec JeanJass dans un drôle de road movie en franglais. Ces onze morceaux parlent de suite à l’oreille avec originalité, arrangements typiques, léger apaisement ou maturité dans leur fougue. Le « fun » est mis en valeur en introduction (“Fun hours”) ou dans des saynètes sonores dignes d’un campus américain où tous les rêves sont permis (“Holding love”) et les actes admis (“Dope”). La symbiose refonctionne à merveille, les effets accompagnant les émotions vocales, les instrumentations paramétrant les effusions sonores, on ne peut qu’apprécier. Le groupe part en tournée cet automne, de quoi réchauffer les scènes et attiser les flammes des projecteurs.

Entreprise Avec ce premier album, les trois Parisiens issus de Blind Digital Citizen proposent une envolée spatiale et temporelle. Les frontières du réel sont d’entrée revues (“22:22”), et laissent place à un univers propre au groupe. D’un conte digne de Cendrillon (“Sirène 1” et “Sirène 2”), passage sans transition vers un monde sombre, quasi satanique (”Sympacide” et “Déluge”). S’ensuit une envolée nettement plus dansante (“Coca loca”) avant de repartir vers ce qui ressemble à des messes, dont les sermons s’emparent de la condition humaine (“Peuple fossile” et “Djinn”). Un véritable voyage donc, habilement mis en notes. D’une basse discrète à des nappes de synthé style années 1970, le trio laisse place à une guitare grasse et une batterie digne d’un beat techno. Une leçon musicale aux sonorités proches de celles de Forever Pavot, Aquaserge ou Carpenter Brut, qui laisse entrevoir une grande maîtrise des genres. Un exercice de style réussi : impossible de décrocher une fois embarqué.

Fraca “La bienvenue”, magnifique titre, survole ce troisième album de Chloé Robineau, Parisienne d’adoption. De sa voix frêle et douce, elle pose délicatement ses mots en faisant virevolter les mélodies. Après s’être laissé porter par la légèreté de cette chanson à la mélodie prégnante, la chanteuse offre dans la foulée un non moins sublime “Oh voyageuse”. Une poésie à fleur de peau que l’on retrouve dans chacune des dix chansons proposées ici. Tout est fragile et ne tient qu’à un fil dans ce disque habité. Mais revenons au début. Car tout commence avec “Soleil hélas”, maléfique écriture à noirceur lumineuse dont le très beau clip a été tourné par Robi ellemême à La Réunion, là où elle a passé son adolescence. Parmi les autres perles souvent noires de cette traverse, ne pas manquer “Ma déconvenue”, ni même “Chambre d’embarquement”, nouveau clin d’œil évident à la passion de l’auteure pour les voyages. Le tout se finit gaiement avec une comptine électro, “La belle ronde”.

Bad cop bad cop Sur son 5ème album, le vétéran montpelliérain démontre sans le chercher, à ceux qui pourraient toujours douter, que le rap a encore beaucoup à dire et surtout à inventer. Sans rompre le lien viscéral qui l’unit à la science du rythme et de la punchline, il présente dans un subtil mélange de sagesse et de retenue, une introspection personnelle, virevoltante et poétique. Rares sont ceux qui peuvent s’emparer comme lui, de manière aussi assumée, d’un sample du Velvet Underground, sans verser dans l’exercice de style racoleur et surtout sans être hors-sujet. Ainsi, si la mélancolie sonore n’est pas une affaire de tribus, elle emprunte ici le labyrinthe d’un imaginaire foisonnant, que décuple le minimalisme volontaire des instrus. Plus proche du jeu que de la performance, le flow laisse en effet les mots respirer. Enfin, ce LP ne rejette absolument pas les marqueurs actuels du rap et de la trap, même s’il s’illustre par son égo-trip décalé et sa faculté à créer de nombreux niveaux d’écoutes.

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FLAVIEN LARCADE

RÉGIS GAUDIN

PATRICK AUFFRET

PIERRE-ARNAUD JONARD

LAURENT THORE

LONGUEUR D’ONDES N°91 47


chroNiques musique

THE BLUE BUTTER POT Let them talk

SKIP THE USE Past & Future

CÉDRIK ST-ONGE Et si j’étais à des années-lumière

TERRE BATTRE TB2

Polydor Même si c’était sans doute écrit quelque part parce qu’il y a des légendes qui ne peuvent pas s’éteindre, il aura finalement fallu trois ans pour que les chemins de Mat Bastard et de Yan Stefani se croisent à nouveau et que l’osmose créatrice rejaillisse pour donner vie à ce nouvel album en forme de bombe. Parfois il faut regarder et apprendre de son passé pour se construire un futur, ou à défaut l’imaginer. C’est sans doute ce qu’ont pensé les deux compères ici avec une collection de chansons qui, sans rien renier de ce qui a été fait avant, proposent quelque chose de vraiment nouveau et (d)étonnant qui devrait ravir les fans du groupe (et les autres). Past & Future est une boule à facettes qui brille de mille feux, ou plutôt de 14 titres tous plus dansants et groovy les uns que les autres, et évidemment militants – on ne se refait pas - lorsqu’il s’agit d’envoyer un message à “Marine” ou de fustiger la futilité des réseaux sociaux (“Au bout des doigts”), mais c’est avant tout un véritable concentré de bonheur.

Ad litteram Originaire de la petite ville de Caplan en Gaspésie, ce jeune homme nous avait offert un premier EP prometteur en 2017 sur lequel on le voyait collaborer avec Louis-Jean Cormier. Son premier album, enregistré au studio Dandurand à Montréal, nous arrive aujourd’hui. Cet opus est une vraie réussite, une belle balade qui emporte l’auditeur tout au long des quatorze plages qui le composent. Il y a là un vrai univers. Les mélodies s’avèrent superbes et la voix enchanteresse. Le jeune auteur-compositeur n’a pas son pareil pour créer une musique planante, une sorte de folk ambiant, langoureux au spleen contagieux. On navigue dans une atmosphère cotonneuse qui joue merveilleusement sur les ambiances. On pense à Karkwa ou encore au groupe culte Harmonium avec des envolées qui rappellent le meilleur du rock progressif. Un disque qui demande nombre d’écoutes pour plonger dans ses méandres et en comprendre toute la richesse. Incontestablement un talent est né.

Autoproduit Fondée sur une écriture automatique fonctionnant tel un déclic créatif, la pop chantée-parlée de ce binôme étiré entre Grenoble et Paris fait de la spontanéité une respiration de tous les instants. Contigus à une époque où Dame Nature est proche de la rupture, les deux garçons qui ont composé ce disque par un jeu de vase communicants à distance relatent avec lucidité la relation du corps à la Terre. D’un phrasé conjuguant poésie, philosophie empirique et phénoménologie, le discours déployé se veut d’un naturalisme à peine métaphorique. L’essence de l’être se fait ainsi telle la racine d’un arbre, manifestation allégorique d’une réalité physique dans laquelle l’esprit en serait la cime. Il y a dans ces lieux, presque mythologiques, la manifestation d’un lyrisme déclamant sans retenue la nostalgie d’un idéal commun qui ne s’est jamais produit. « Mais la nature n’offre rien de bon à part de l’indifférence à l’extrême » répète ainsi le titre “De passage” renvoyant l’être humain à ses simagrées. Une vraie bouffée d’oxygène…

Les Facéties de Lulusam / Art Force One / L’Autre Distribution Les bruits issus d’un poulailler ouvrant le disque ne laissent que peu d’espace au doute, les Bretons ont fait de la ruralité leur identité. Hydre à deux têtes, les rôles sont bien répartis : tout l’aspect blues de la musique vient de Ray, le chanteur-guitariste : timbre de gorge respirant le vécu, impeccable pour ce conteur d’histoires, picking et slide guitare inspirés, il est la caution roots du duo. À l’autre bout du spectre, on retrouve Oliv, le batteur. Lui est puissant et n’hésite pas à utiliser la double pédale de grosse caisse, un artefact typique du métal, inédit dans ce contexte, tout en possédant un sens du groove indispensable à ce genre de musique. La rencontre entre les deux ne pouvait que produire des étincelles dont on se délecte sur ce nouvel album enregistré en compagnie de Jim Diamond, un ancien collaborateur des White Stripes. Le duo propulse ainsi le blues dans une autre dimension, entre metal et garage, où la puissance n’obère pas le feeling. Une réussite.

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XAVIER-ANTOINE MARTIN

PIERRE-ARNAUD JONARD

JULIEN NAÏT-BOUDA

RÉGIS GAUDIN

THE FAT BASTARD GANGBAND Masala

SYDNEY VALETTE How many lives

VON PARIAHS Radiodurans

XAVIER Sprayed love

L’atelier du pélican / ZN Près de dix ans déjà que ces Lyonnais écument les scènes françaises. Leur musique est un joyeux foutoir, melting-pot d’influences tant balkaniques que latino-américaines. On passe ainsi de morceaux à l’esprit cumbia à des titres aux sonorités yougoslaves. Un esprit d’ouverture au monde qui amène le combo à écrire dans pas moins de neuf langues différentes. Pas étonnant dès lors que ce disque s’appelle Masala, qui en hindi, signifie mélange. On a droit ici à un opus coloré, épicé qui fait du bien en cette période morose. Ce nouvel album de cette joyeuse bande rappelle les riches heures de la scène alternative française des années 80 ; on y retrouve cet esprit de partage et de fête qui baignaient les albums des Négresses Vertes ou de la Mano Negra. Une œuvre qui sort au bon moment tant elle respire le soleil, l’été, la fête, le voyage. Mais qui ne se contente pas de cela car les temps sont difficiles et Fat Bastard sait également placer les mots qu’il faut sur les maux de la société.

Oraculo Records Déjà cinquième long format de ce stakhanoviste de la synth-wave dont les travaux ont commencé en 2011 avec un premier disque Plutôt mourir que crever, aussi remarquable par son titre que par ses compositions. Voici donc déjà le successeur du très bon Fight Back, sorti l’année dernière. Pour tenir une telle cadence, il faut aller vite, c’est ce que le Parisien fait ici, ouvrant avec des titres comme “How many lives” et “I can’t” menés au pas de charge, et sur lesquels il est difficile de pas rapidement esquisser des pas de danse. Par la suite, le musicien dévoile un peu de son côté mélancolique avec “Back from Mexico” et “New pictures”, flirtant avec certains penchants plus sombres de la dark wave, avant d’offrir une superbe reprise, lancinante et obsédante, d’“Anarchy in the UK” des Sex Pistols. L’album se termine par trois bonus tracks revisitant des compositions passées, l’occasion de nous faire découvrir un peu mieux un artiste non seulement prolixe mais également diablement efficace et talentueux.

Mus ‘Azik C’est un véritable mur de sons qu’il faudra franchir dès le début de ce troisième album pour prétendre pouvoir entrer dans l’univers des Nantais, “The bigger picture” donnant d’emblée le la : pas de concession ni de quartier, c’est du brut. À l’image du titre de l’album qui prend son essence dans le nom d’une bactérie à la vertu bien enviable de pouvoir ressusciter, le rock que les Von Pariahs proposent ici semble indestructible. Dès lors, pourquoi s’embarrasser de précautions lorsqu’il s’agit de poser entre nos oreilles leur post-rock abrasif lorgnant du côté de Devo et Magazine ? C’est ce qu’ils font sans retenue sur les 4 premiers titres avant que “The west” ne vienne apporter un peu de répit. La pause est salutaire, d’autant plus que le reste du disque repart sur des bases équivalentes à celles de son début, jusqu’au superbe “Drinks” avec ses nappes de synthé et son beat répété à l’envi, peut-être le meilleur titre de cet album et preuve s’il en était encore besoin du talent incontestable du sextuor.

At(h)home Il aura fallu attendre un moment avant que le MC des Svinkels nous offre enfin son premier album solo. Le bonhomme a bien bourlingué dans la scène musicale française collaborant avec nombre d’artistes prestigieux, de Sébastien Tellier à Mr Oizo. Cette expérience, acquise au fil des années, se ressent dans ce disque qui montre une grande culture musicale et un bel éclectisme. On se balade ainsi au gré des morceaux d’un titre funk à du hip-hop en passant par une chanson country. L’artiste ne se refuse rien et il a bien raison. On sent dans cet opus un amour immodéré pour la musique black et particulièrement pour la soul 70’s : on pense ainsi à Al Green, à Stevie Wonder ou à Sly and the Family Stone. Des monstres de la musique auxquels l’ex-Svinkels n’a pas peur de se confronter. En résulte un disque où la sensualité semble être le maître mot. Varié musicalement, l’album sait rester cohérent. Un premier essai qui montre (mais ça on le savait déjà) tout le talent de ce soulman.

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48 Longueur d’ondes N°91

PIERRE-ARNAUD JONARD

XAVIER-ANTOINE MARTIN

PIERRE-ARNAUD JONARD


livres

Roman

Document

Roman

chroNiques

ABD AL MALIK Méchantes blessures

Sous la direction de

JOE MENO

JEAN-YVES LELOUP

(traduction Estelle Fleury)

Éd. Plon, 224 pages, 19 €

Électro, de Kraftwerk à Daft Punk

La crête des damnés

Éd. Textuel, 256 pages 45 €

Éd. Agullo, 348 pages, 22 €

Une exposition qui s’achève, c’est toujours un petit coup de spleen. Heureusement, le présent ouvrage revient sur l’expo éponyme qui s’est tenue à la Philharmonie de Paris un peu plus tôt cette année. Un copieux volume allant bien plus loin que le sous-titre, De Kraftwerk à Daft Punk, ne le laisse supposer, puisqu’il débute avec les compositeurs pionniers des années 1960 et 1970 (Pierre Henry et Pierre Schaeffer notamment), ainsi qu’une magnifique série de photos en noir et blanc présentant d’étranges instruments d’époque, aux formes cubiques, faits de câbles et d’imposants boutons, dont il émane une étrange poésie. Vient ensuite toute une collection d’artefacts liés à la culture électro : pochettes de vinyles, flyers et autres écussons, une saisissante série de photos des dancefloors disco des années 1970, une autre série, un peu glauque, des dancefloors allemands au petit matin (soit après la fête). L’ouvrage s’achève sur des interviews et la reproduction de la nouvelle Acid Eiffel de Vincent Borel.

C’est l’une des petites pépites rock de cette rentrée littéraire. Chicago, quartier sud, années 1990. Brian est un ado un peu paumé – le genre loser du lycée, grosses lunettes et fan de série B, auquel on ne tarde pas à s’attacher. Il aspire à devenir un star de rock et réalise qu’il en pince sérieusement pour son amie Gretchen, la bagarreuse fan de punk. Bourré d’autodérision, Brian se cherche, enchaîne les petits boulots, tâtonne pour trouver un sens à son quotidien moins morne qu’il n’y paraît. Quel chemin suivre sur cette planète qui part à vau-l’eau ? Et si la musique était le meilleur des guides ? On se plaît à suivre les pérégrinations de ces deux-là, embarqués dans le tourbillon de l’adolescence où tout est plus à vif, angoissé, fort. Ces pages sont surtout le prétexte à une plongée dans la contre-culture de cette décennie : l’esprit punk-rock, l’aspiration à sortir de la masse, ne pas ressembler à ses parents, vivre plus vrai… Hyper référencé et émancipateur.

Croire au pouvoir des mots. Se battre contre la violence et le risque de la voir exploser si rien ne change. Sauver le monde avec un livre. Auteur, compositeur et interprète aux multiples talents, écrivain épris d’Albert Camus, le rappeur Abd Al Malik s’appuie ici sur la fiction pour livrer ses réflexions sur notre pays. Kamil, rappeur français noir et musulman originaire de la banlieue de Strasbourg, part aux États-Unis, en quête d’inspiration littéraire. Parce qu’il se retrouve au mauvais endroit, au mauvais moment, il est assassiné. Mais là n’est pas l’essentiel : sa vie raconte celle de la jeunesse française des banlieues issues de l’immigration, aspirant à la culture et à l’élévation spirituelle en dépit des traumatismes et des douleurs infligés par le quotidien. Si les digressions philosophiques prennent parfois le pas sur l’intrigue, ce conte poétique compose malgré tout une ode puissante à l’espoir et à la bienveillance. Aena Léo

Aena Léo

JÉRÔME ATTAL La petite sonneuse de cloches

RAPHAËL MALKIN Le dernier rugissant

Biographie Roman

Document

Roman

Régis Gaudin

MIKE EVANS 3 minutes pour comprendre les 50 grands courants de la culture rock

JULIEN DECOIN Platines

Éd. Marchialy, 256 pages, 20 €

Éd. Robert Laffont, 270 pages, 19 €

Éd. Le Courrier du livre, 160 pages, 18 €

Ed. Seuil, 240 pages, 18 €

C’est un véritable bal de voyous dont regorge la légende de la musique populaire. Dealers et rappeurs, producteurs escrocs et DJ électros… La liste est longue et constitue une chouette aubaine pour le blanchiment d’argent. Ici, l’histoire est celle de Marc Gillas, alias Rud Lion, dans la France des années 1990. Ce petit délinquant de la banlieue sud a frôlé les étoiles en accompagnant la déferlante raggamuffin qui allait bouleverser le son de l’époque et concourir à la suprématie du rap en français. À partir d’une centaine d’interviews, l’auteur met en images tout un pan de la musique made in France à travers le parcours de ce métis franco-africain gorgé de violence et d’addictions, pour qui le lecteur finit par ressentir une sincère compassion. L’histoire, en effet, est cruelle pour celui qui aurait composé l’arrière-son chaloupé de “Ma petite entreprise”, de Bashung, avant de sombrer au paradis des morts prématurées. Pour ceux qui ignorent tout de ce rugissant, le livre fera sans doute grand bruit. Pour les autres, il distille un arrière-goût de revenez-y.

Lorsqu’il ne compose pas des chansons pour lui-même ou pour les autres (Vanessa Paradis, Constance Amiot, Eddy Mitchell...), l’éclectique Jérôme Attal manie l’art du roman avec délicatesse, prompt à nous embarquer dans son imaginaire tendre et coloré. Son précédent opus, 37, étoiles filantes (Robert Laffont), nous plongeait dans le Paris de 1930, sur les pas du sculpteur Alberto Giacometti, froissé avec son ami Jean-Paul Sartre. Cette fois, l’auteur rebondit sur une phrase des Mémoires d’outre-tombe, de Chateaubriand : « J’entendis le bruit d’un baiser, et la cloche tinta le point du jour ». Nous voilà plongés dans un chassé-croisé savoureux entre deux époques. Celle du jeune Chateaubriand, d’abord, désargenté. Enfermé un soir dans l’abbaye de Westminster, il reçoit le baiser fugace d’une sonneuse de cloches. Celle de Joachim, ensuite, lancé sur les trace de cette mystérieuse jeune fille dans la capitale britannique, après la découverte d’un manuscrit rédigé par son père. Romantique et doux.

Musicien rock dans les années 1960, pigiste puis éditeur, l’auteur a signé de grands succès de librairie sur la musique. Il propose ici un bel ouvrage sur l’impact et l’influence du rock sur la société, la mode et l’art à partir de la création musicale depuis le milieu des années 1950. On fait le tour du monde sur les traces d’artistes iconiques, concerts, tournées historiques et disques mythiques. Les différents courants dérivés du rock comme le glam rock, le rock contestataire, le rock indé, alternatif, progressif, le hard rock, le punk ou encore la new wave, sont expliqués à partir de ce qui fit le blues ou le rock’n’roll classique. L’essence de la culture rock est passée en revue et déclinée par le portrait d’artistes comme Elvis Presley et Jimi Hendrix, ou de villes telles que Manchester, Berlin, Melbourne et Detroit. Une histoire du rock courte, significative, documentée et suffisamment détaillée pour se replonger de manière attrayante dans ses éléments les plus marquants.

Jean, vieil écrivain, vit reclus dans l’ancien couvent qu’il s’est offert dans les années 1970, grâce à l’argent gagné par son prix Goncourt. Un soir, il s’arrête dans le bar local, histoire de noyer quelques instants sa solitude dans l’alcool. Une chanteuse locale, créature sensuelle aux cheveux peroxydés, se trémousse sur scène. Elle éveille en lui le souvenir d’une rencontre aussi furtive qu’intense, qui bouleversa sa vie. Celle de Platine, rock star du New York déjanté des années 1970, qu’il croisa lors d’une résidence littéraire dans la Grosse Pomme. Le début d’une aventure qui inspira ses écrits, jusqu’à ce que cette muse américaine lui fracasse le cœur. Marie, la petite chanteuse du bar, n’a pas le dixième de son talent. Mais elle dégèle en lui une inspiration qu’il pensait perdue à jamais… Julien Decoin livre ici un troisième roman inspiré par Debbie Harry, la chanteuse de Blondie, empreint d’une nostalgie rock, agréable comme un vieux vinyle.

Antoine Couder

Aena Léo

Vanessa Maury-Dubois

Aena Léo

LONGUEUR D’ONDES N°91 49


ca gavE

humeur et vitriol

U

n jour, il y a un type qui s’est levé et qui a eu une idée formidable : que le travail, ça pourrait être une source d’épanouissement. Le genre de truc que si tu ne le fais pas, ben t’es un peu comme un CRS sans manifs, c’est-à-dire une vulgaire merde. Le mec qui a eu cette idée (je dis le mec sans aucune pensée sexiste, c’est juste parce qu’il faut quand même avoir de sacrées gaufres pour avoir ce genre d’idée et pas s’étouffer avec), il devait avoir travaillé environ huit heures dans sa vie, juste le temps de trouver comment placer les économies de ses parents, histoire de plus rien avoir à branler de sa vie ensuite (je dis branler sans aucune arrière-pensée sexualisante, c’est juste une expression vulgaire qui sied bien dans le contexte). Parce que franchement, d’où tu vois que le travail ça permet d’être aussi épanoui qu’un moine bouddhiste au congrès mondial de la statuette-de-petit-gros-assis-en-tailleur ? C’est juste la pire sanction qu’on puisse t’infliger, le truc qui te condamne à vie à rester assis à une table avec des individus que tu n’accepterais même pas dans un rayon de 500 mètres si tu n’y étais pas contraint, en train de leur sourire niaisement en soulignant « Super idée Marc ! Je regrette de ne pas y avoir pensé plus tôt » (et in petto « Ça m’aurait permis de pleurer sur mon sort »)

Numéro 91

D’ailleurs, dans la Bible, qu’est-ce qu’il fait Dieu, quand il veut être un peu rosse parce qu’on lui a cassé les roubignoles (si tant est que Dieu en eût mais là, je manque de place pour développer le sujet) ? Il condamne Adam à bosser à la sueur de son front parce que ce gros naze, il est allé bouffer des fruits à la con plutôt que de se la couler douce. C’est bien la preuve que le travail est une sanction : jamais Dieu n’a dit à Adam : « Adam, je suis grave furax ! Je te condamne donc à t’envoyer des putes et de la coke sur une plage des Bahamas ! »

par Jean Luc Eluard Mais moi, j’y suis pour rien dans cette histoire de pomme, de péché et de « Je m’habille parce que j’ai honte qu’on me voit la nouille... » ! Moi, avec ce que je sais du travail, je suis prêt à dire à Dieu « C’est bon, je te laisse tes fruits et je me balade à oualpé dans ton jardin même si ça me donne l’allure d’un enseignant du Sgen-CFDT en vacances dans un centre naturiste au Cap d’Agde mais en échange... je bosse pas. » Bon, d’accord j’avoue, moi aussi, il m’est arrivé de voler des trucs : quand j’étais au collège, j’ai volé des bonbons dans la boulangerie d’à côté mais c’était un pari et je voulais pas avoir l’air minable devant mes potes. Et puis OK, c’est vrai, une fois... allez, plusieurs fois, il faut avouer, j’ai pas rendu la monnaie de l’argent que ma mère m’avait donné pour aller chercher du pain (et à la place, j’ai acheté des Lion, pour rugir de plaisir). Punaise, si ma mère tombe un jour sur ce papier, je suis mort de chez la mort qui tue. Mais bon sang, je ne veux pas jouer au laxiste, judiciairement parlant. Je sais que maintenant, tu peux écoper de six mois de taule juste parce que tu manifestes avec un gilet jaune... d’accord, on va partir de ça comme étalon : tu manifestes, t’as un gilet jaune, six mois ferme, c’est la norme moderne. Et à côté, tu voles des bonbons et tu détournes un franc : 42 années d’annuité ! Et là, t’as juste une envie, c’est de te coller un gilet jaune en te disant qu’avec un peu de chance, t’auras encore tes deux yeux et tes deux mains pour faire tes six mois de taule et éviter de bosser pendant 42 ans (enfin... 42 ans, pour l’instant) (je laisse flotter un malaise à l’adresse des moins âgés de nos lecteurs sur lesquels plane vaguement comme une sanction plus grave encore, un alourdissement de la peine plancher...). Sauf que ça marche pas comme ça. La double peine pèse sur le monde en permanence : quand tu vas en taule, c’est pas déduit de tes annuités.

Travail, famine, pâtes, riz Et tu es encore obligé de subir ce crétin de Marc qui sait tellement bien faire des PowerPoint que ça lui donne une contenance pour débiter ses fadaises et se faire bien voir du chef de service dont le degré d’incompétence est justement le viatique qui lui a permis de progresser dans la hiérarchie sans aucun risque qu’il puisse faire de l’ombre à ceux qui l’ont promu. Là encore, le monde du travail fonctionne comme avec Adam et Dieu : tu prends une initiative destinée à améliorer ton quotidien sans demander douze fois l’autorisation à tous tes responsables et vlan, sanction. Alors que Marc et ses PowerPoint de merde, il a beau avoir un QI d’huître sous Xanax, il progresse ! Le monde du travail a tellement bien verrouillé son concept de “le bonheur par la peine” qu’il est désormais en autosuffisance en ce qui concerne les concepts de merde. La novlangue instituée fait rage et “équipier” a remplacé “esclave” dont le signifié a beaucoup perdu de prestige tout en gagnant en réalité ces dernières années, les “patrons” sont devenus des “entrepreneurs”, ce qui leur donne l’illusion d’être des aventuriers alors qu’ils ne sont plus que des gardes-chiourmes dont la seule utilité est de faire appliquer les nouveaux concepts qui permettront au populo de croire que tout change alors que rien ne change. Si ce n’est que de moins en moins de gens ne sont dupes et que le monde du travail est un vaste asile psychiatrique où tout le monde fait semblant d’y croire alors que l’objectif de chacun est de garder son taf en rêvant de ne plus l’avoir. Tout en faisant croire qu’on est tellement heureux d’être là 40 heures par semaine, à admirer les beaux PowerPoint de ce connard de Marc avec lequel il faut être sympa quand même. C’est dommage qu’il n’y ait pas assez de places en taule, j’aurais bien déposé un CV pour quelques années...

Directeur - rédacteur en chef > Serge Beyer Publicité > Émilie Delaval – marketing@longueurdondes.com, Pierre Sokol – pierre@longueurdondes.com, Julia Escudero – julia@longueurdondes.com Couverture > Photo Guendalina Flamini, création Vanessa Ganzitti Maquette - illustrations > Longueur d’Ondes / Éphémère Webmasters > Kévin Gomby, Laura Boisset, Marylène Eytier Ont participé à ce numéro > Patrick Auffret, Valérie Billard, Alain Birmann, Laura Boisset, Jessica Boucher-Rétif, Antoine Couder, France De Griessen, Samuel Degasne, Julia Escudero, Régis Gaudin, Marie-Anaïs Guerrier, Fanny Jacob, Pierre-Arnaud Jonard, Kamikal, Anna Krause, Flavien Larcade, Yann Le Ny, Louis Legras, Xavier Lelièvre, Marie Le Gac, Aena Léo, Céline Magain, Vanessa Maury-Dubois, Émeline Marceau, Xavier-Antoine Martin, Clémence Mesnier, Julien Naït-Bouda, Amélie Pérardot, Samuel Rozenbaum, Johanna Turpeau, Jean Thooris, Laurent Thore Photographes > Patrick Auffret, Sébastien Bance, Claire Bribet, Carolyn C., Christophe Crénel, Marylène Eytier, Guendalina Flamini, Émilie Mauger, Benjamin Pavone, David Poulain, Florence Sortelle, Jack Torrance Impression > MCCgraphics | Dépôt légal > octobre 2019 | www.jaimelepapier.fr

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