MEMOIRE DE HMONP - La brasserie Fischer : Un patrimoine engagé au sein d’un faisceau d’acteurs

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La brasserie Fischer

Un patrimoine engagé au sein d’un faisceau d’acteurs Loïc Tatinclaux

Mémoire de HMONP année 2017 – 2018 | École nationale supérieure de Strasbourg Professeur encadrant : Nathalie Larché


Remerciements Ce mémoire est le fruit de nombreuses lectures qui m’ont permis d’affiner ma compréhension et mon point de vue sur le montage opérationnel d’un projet de reconversion tel que celui de la friche Fischer à Schiltigheim. Je tiens personnellement à remercier Mme Nathalie Larché, qui a encadré notre groupe d’étudiant avec une vision toujours claire et synthétique des enjeux de nos mémoires. Mes remerciements aussi à Gaël, avec lequel je me suis lancé dans cette aventure de la HMONP, ainsi qu’à Morane et Jokine pour leur soutien et relectures m’ayant incité à appuyer un point de vue plus engagé sur cette question complexe de la reconversion des friches.

> Page de couverture Carte postale ancienne de la brasserie Fischer, aussi dite « Brasserie du Pêcheur ».


La brasserie Fischer Un patrimoine engagé au sein d’un faisceau d’acteurs Étudiant Loïc Tatinclaux Professeur encadrant Mme Nathalie Larché, architecte



Sommaire Introduction page 5 • Les enjeux liés à la reconversion des friches industrielles • Cursus diplômant et spécialisation en urbanisme • La mise en situation professionnelle et le choix du sujet 1. La rénovation urbaine, va t-elle de pair avec le développement durable ? page 13 • L’enjeu des friches situées en milieu urbain • Construire la ville sur la ville : reprogrammation d’une friche brassicole • La démarche HQE suffit-elle à créer un quartier dit «durable» ? 2. Un nouvel art de vivre dans les quartiers industriels reconvertis page 23 • La sélection et la reprogrammation du patrimoine architectural • Démolition et redensification • Modes de déplacements doux et mutualisation des services • La transformation des vides en espaces publics 3. “Le projet urbain”, une coopération concurrentielle entre différents acteurs page 35 • Aménageur-promoteur : De nouveaux rapports entre les acteurs de projet ? • Le rôle de la maîtrise d’ouvrage dans la transformation des friches • Quels outils pour la maîtrise publique du développement de la ville ? 4. “La ville inclusive”, concevoir la ville de demain avec ses citoyens ? page 45 • Vers une dimension participative de la conception du projet ? • Aménagement versus ménagement • S’approprier un patrimoine en constante évolution • Le temps du chantier : allers-retours entre conception et réalisation Conclusion page 57 Bibliographie page 63



Préambule

Ce mémoire de HMONP porte pour l’essentiel sur la problématique de la reconversion des friches industrielles en milieu urbain. J’ai cherché à traiter cette thématique à travers le projet de la brasserie Fischer à Schiltigheim, sur lequel j’ai travaillé lors de mon exercice professionnel dans l’agence S&AAssociés. Je me suis volontairement axé sur ce projet de manière à mieux comprendre les tenants et les aboutissants du montage de cette opération et le jeux des acteurs. Je n’ai personnellement pu suivre ce projet de reconversion de la malterie que de manière ponctuelle au sein de l’agence, et c’est l’une des raisons pour laquelle j’ai souhaité me documenter en profondeur à ce sujet afin de mieux comprendre les enjeux liés à ce projet. A travers mes différentes expériences en agence, j’ai pu constater à de nombreuse reprises que la commande à laquelle répond l’architecte est conditionnée par des impératifs de rentabilités liés à la promotion immobilière des acteurs privés, mais aussi par des enjeux de programmation urbaine propre au secteur public. C’est la raison pour laquelle j’ai souhaité à travers ce mémoire professionnel, approfondir ma connaissance du montage opérationnel de tels projets. Je pense que la compréhension du contexte décisionnel en amont et des enjeux des acteurs permet en tant que professionnel de formuler des réponses architecturales plus ciblées, et pourrait donner une meilleure légitimité à notre profession pour discuter le bien fondé de certaines commandes auprès de ses principaux acteurs.

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Introduction

Les enjeux liés à la reconversion des friches industrielles Avec la vague de désindustrialisation des années 60, de nombreux sites industriels se sont retrouvés désaffectés et obsolètes face aux besoins d’une économie tournée vers le tertiaire. Aujourd’hui avec la volonté de renouveler la ville sur elle-même, ces sites délaissés retrouvent de leur attrait et constituent de nouvelles potentialités pour dynamiser la ville. La reconversion de ces vastes sites industriels se base sur des financements conséquents et permet d’envisager de nombreux programmes possibles pour les bâtiments réhabilités. Néanmoins les impératifs de rentabilité ont aussi tendance à limiter la flexibilité dans la reprogrammation des bâtiments, et l’opération dans son ensemble peut alors risquer d’être moins évolutive dans le temps. En effet, la pratique actuelle se base sur des objectifs quantitatifs auxquels cherche à répondre le maître d’oeuvre. Cela a pour conséquence de fixer une image idéale à laquelle le projet cherche à tendre à un instant T. De plus, l’équilibre financier des opérations s’appuie souvent sur la création de nouveaux logements, pouvant se solder par une densification parfois excessive allant à l’encontre de l’idée même d’une ville durable. Pourtant les sites reconvertis ont pour la plupart vocation à devenir ce que l’on appelle communément de nouveaux éco-quartiers. C’est l’objectif auquel cherche à répondre la reconversion de la friche Fischer dont fait l’objet ce mémoire. Outre le volet énergétique, ces morceaux de ville réhabilités parviennent ils à fabriquer une ville réellement plus durable, c’est à dire plus sociale, et adaptée aux besoins ainsi qu’aux modes de vie de ses habitants ? Ainsi, il est intéressant de se poser la question du rôle de l’architecte dans de telles opérations de reconversion pouvant être de vaste envergure. Le positionnement

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de l’architecte peut-il se rapprocher de celui des collectifs concevant leur projet main dans la main avec les riverains, pour compenser les manquements liés à une reprogrammation lourde de ces sites industriels ? A l’échelle d’un site en reconversion, l’architecte est un médiateur inventif chargé d’orchestrer un morceau de l’opération et de trouver des solutions face à de multiples contraintes. Dans ce contexte de production, les architectes arrivent bien souvent au bout de la chaîne de décisions alors que les grandes orientations urbaines ont déjà été prises en amont, pourtant il reste l’un des seuls acteurs à avoir une notion claire de ce que représente l’espace habité. Dans ce cadre de production l’architecte ne peut plus se contenter d’adopter la posture du sonneur d’alarme pointant du doigt la surdensité et le manque de mixité proposées par certaines opérations, mais se doit de reprendre un rôle actif. Les agences d’architecture-urbanisme se sont emparées du sujet en endossant le statut de coordinateur entre la maîtrise d’ouvrage et les architectes en charge des différents projets sur le site reconverti. En quelle mesure parviennent-elles à faire valoir l’intérêt collectif sur de telles opérations d’envergure ? A travers l’étude du projet de reconversion de la brasserie Fischer auquel j’ai participé en agence, je propose d’étudier la nature des relations qui nouent les différents acteurs de projets et d’effectuer une analyse critique des objectifs environnementaux que se fixe cette opération. Cursus diplômant et spécialisation en urbanisme J’ai suivi l’essentiel de mon cursus à l’école d’architecture de la ville et des territoires à Marne-la-Vallée. La spécificité de l’enseignement étant de nous faire comprendre le rapport entre ville et architecture, et la manière dont les villes s’inscrivent dans leur territoire. Ces problématiques ont fortement imprégné mon cursus en licence, néanmoins cette ligne de conduite a été en partie contrebalancée pendant mon master où j’ai fait le choix de me concentrer sur une échelle plus architecturale. En effet, la spécificité de ce master était de concevoir l’architecture autour d’un concept initial guidant l’ensemble du développement du projet. L’idée étant de développer une thématique propre à son projet afin d’en simplifier l’expression et d’en extraire une « image forte » dans la ville. Cette approche avait les défauts de ses qualités. Elle permettait de fabriquer de véritables « objets » mettant l’accent sur l’expression architecturale, mais cela se faisait au détriment d’une réflexion plus globale à l’échelle de l’îlot et de la ville. Ce type d’architecture se basait sur le postulat qu’elle parviendrait à elle seule à créer un nouveau contexte, en renonçant parfois à s’inscrire dans la continuité du tissu existant. L’échec des grands ensembles et des villes nouvelles 8


nous a montré qu’il est ardu de fabriquer un contexte de toute pièce. Afin que ces nouveaux morceaux de villes ne deviennent pas des enclaves, il faut penser leur articulation avec leur territoire, en y intégrant des réflexions sur les transports et les mobilités, et une programmation de services et de commerces. La ville est une émergence de la culture, elle est ancrée dans des pratiques sociales avant de prendre corps dans l’architecture. Nous débattions souvent sur les limites de nos enseignements dans nos master respectifs à l’école, ce qui m’a incité à découvrir la pratique de l’architecture en Suisse pour réaliser mon propre avis critique sur la question. L’agence Verzone Woods architectes située à Vevey près de Lausanne, dans laquelle j’ai exercé une année après mon diplôme d’architecte, avait cette spécificité d’accueillir dans son équipe des paysagistes et des géographes ainsi que des architectes. J’ai pu à cette occasion prendre part en binôme à la première phase du concours pour la création du campus santé sur les côtes de la Bourdonnette à Chavannes-près-Renens près du campus de l’EPFL, où nous avons fait de nombreux aller-retour avec les deux associés de l’agence. J’ai découvert notamment à quel point il était essentiel de développer des scénarios différents du fait de la taille du site (8ha) et qu’il n’était pas possible d’adopter une posture « dogmatique » sur une telle étendue où il fallait permettre une souplesse vis à vis de l’évolution des typologies et des formes bâties. Le challenge étant de parvenir à créer une unité toute en garantissant une diversité des formes bâties. Cette expérience en Suisse m’a ouvert l’esprit sur des notions urbaines et de paysage que j’ai voulu approfondir en effectuant une année de spécialisation en urbanisme sous la direction de Frédéric Bonnet (agence Obras, grand prix d’urbanisme 2014) à l’école d’architecture de la ville et des territoires à Marne-la-Vallée. J’ai pu réaliser une première étude urbaine pour la mairie de Mitry-Mory en Seine-et-Marne où il était question de retisser du lien entre les différents quartiers morcelés de la ville. J’ai ensuite répondu en équipe à une commande de la direction des affaires culturelles de Guyane, pour le projet d’extension de Kourou à horizon 2030. Nous avons expérimenté à cette occasion de nouveaux modèles de quartiers durables s’appuyant sur des typologies de logements sociaux évolutifs adaptés au paysage et au climat équatorial. La mise en situation professionnelle et le choix du sujet A la suite de cette année de spécialisation, j’ai été engagé à Strasbourg dans l’agence S&AAssociés pour une durée de 8 mois. A cette occasion j’ai eu l’opportunité de réaliser ma HMONP à l’ENSA de Strasbourg, et de participer activement au dépôt du permis de construire de la brasserie Fischer à Schiltigheim. L’agence S&AA a actuellement en charge le projet de reconversion 9


de la Malterie en cinéma, et met au point le programme avec son client le MK2, distributeur de film basé dans la région parisienne. Lors de cette phase de travail sur le permis de construire, j’ai pris connaissance du permis d’aménager de l’ensemble du site conçu en amont de l’opération par l’agence d’urbanisme Reichen&Robert spécialisée dans la reconversion de sites industriels. Celle-ci a notamment coordonné un vaste programme de reconversion pour l’usine Blin&Blin à Elbeuf-sur-Seine en Normandie où il s’agissait pour l’essentiel d’adapter l’usine pour abriter 150 logements sociaux, mais aussi de prévoir des commerces et des bureaux, des équipements publics, ainsi que de l’artisanat et de l’industrie légère. La lecture du permis d’aménager m’a donné l’envie d’approfondir l’étude de ce site afin de mieux comprendre les conditions de sa conception et de sa réalisation. Ce mémoire se donne pour sujet d’étude la reconversion des friches brassicoles Fischer qui ne sont pas un cas isolé. La reconversion des friches industrielles en milieu urbain est une problématique commune à de nombreuses villes et concerne plus généralement des enjeux de renouvellement urbain et de développement durable. Le décryptage du montage du projet Fischer a vocation à être transposé et comparé à d’autres opérations de reconversions en cours ou déjà réalisées.

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1. La rénovation urbaine, va t-elle de pair avec le développement durable ?

L’enjeu des friches situées en milieu urbain Dans un contexte de remise en question de l’étalement urbain, les sites susceptibles d’accueillir de nouveaux habitants et emplois à proximité des transports publics acquièrent un statut particulièrement stratégique. Leur densification permet en effet d’envisager la création de nouveaux quartiers mixtes s’inscrivant dans une perspective de durabilité. Ainsi par le biais du renouvellement de la ville sur elle-même, la friche devient aujourd’hui un outil pour fabriquer une ville économe en espace. Le succès d’un projet de reconversion d’un site industriel délaissé est dépendant de deux facteurs clés : sa localisation stratégique par rapport à la ville (la situation intra urbaine est optimale), et sa desserte par les transports publics. Ces deux critères combinés sont les composantes de base d’un projet axé sur le développement urbain durable. La limitation de la place de la voiture ne peut être efficace que si une offre de transports suffisante existe (quantitativement et qualitativement). L’action sur l’offre porte à la fois sur les transports collectifs, l’intermodalité, les modes doux/actifs et le stationnement. Dans le cas du «Quartier des Brasseurs» à Schiltigheim, il s’agit d’une friche industrielle située au coeur de l’agglomération Strasbourgeoise. Elle compte des bâtiments emblématiques du patrimoine brassicole de la ville de Schiltigheim. Parmi eux, la reconversion de la malterie en cinéma, exploité par la société MK2, a d’ailleurs fait l’objet d’une consultation de la chambre de commerce et d’industrie (CCI) du fait d’enjeux de développement à l’échelle de l’agglomération concernant la localisation future du cinéma. En effet, l’EMS - Eurométropole de Strasbourg - avait prévu de réaliser un projet de cinéma dans

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Site Fischer

Place d’Haguenau

Strasbourg

Le quartier Fischer est situé stratégiquement en entrée de ville de Schiltigheim, à une quinzaine de minutes de vélo de la gare et du centre ville de Strasbourg. Le site est accessible en voiture depuis la place de Haguenau raccordée à l’autoroute de l’Est depuis laquelle la brasserie est clairement visible en tant que point de repère.

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le quartier des Halles dans le centre ville de Strasbourg, en faisant appel à une société de distribution de film concurrente. Après délibération de la CCI, le projet de cinéma de la brasserie Fischer à Schiltigheim a finalement été retenu. Le rayonnement de ce nouveau quartier permet de remodeler l’entrée Sud de la ville de Schiltigheim, et a pour ambition de faire la liaison avec le Nord de Strasbourg. Situé à moins d’1km de la gare de Strasbourg, le site est ainsi raccordé aux TER des principales villes de la région ainsi qu’au TGV à moins de deux heures de Paris. Son emplacement est donc stratégique pour attirer les voyageurs quotidiennement et la création d’une station de TRAM est prévue sur le barreau sud. Le site est actuellement desservi par deux lignes de bus. Ce projet va impacter grandement le trafic sur la place de Haguenau qui est un noeud de circulation important à Strasbourg, il s’intègre dans une démarche globale aux enjeux multiples à l’échelle de l’agglomération. Construire la ville sur la ville : reprogrammation d’une friche brassicole Les friches sont des réserves foncières privilégiées pouvant faire plusieurs hectares, constituant une opportunité considérable dans un contexte urbain où il reste peu de terrains constructibles en ville. De plus, les sites industriels fonctionnent souvent comme de véritables « villes dans la ville », dotés de leur propre réseau viaire permettant à l’origine d’assurer les connexions entre les différentes chaînes de productions. La reconversion de la brasserie Fischer témoigne de la volonté de la ville de Schiltigheim de trouver un avenir pour son patrimoine brassicole en déclin. En effet Schiltigheim, ne compte plus que quelques brasseries en activité, en l’occurrence Heineken et Storig. À partir des années 2000, Adelshoffen puis Schutzenberger, avant-dernière brasserie indépendante d’Alsace ferment leurs portes1. Pour la reconversion du site Fischer, l’entreprise Heineken, propriétaire des terrains souhaite trouver un repreneur et fixe elle-même les règles d’attribution du marché en retenant six candidats : Adim (filiale locale de Vinci), Bouygues, Cogedim-Est (filiale d’Altarea), Icade (filiale de la caisse des dépôts), Marignan et Sogeprom (filiale de la Société générale). Pour remporter le marché, il était demandé à chaque entreprise de présenter deux ou trois alternatives dans son offre. C’est COGEDIM, associée à l’agence d’urbanisme Reichen&Robert, qui a été retenue en Juin 2015 pour financer et développer le projet sur les friches du quartier Fischer. Cette procédure est différente d’un concours que l’on rencontre dans les marchés publics, dans lesquels la programmation puis la phase de conception correspondant à la 1 Marie Marty, « Comment Schiltigheim compte rentabiliser ses friches brassicoles », article web publié sur « rue 89 », Mars 2013.

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* Revitalisation urbaine Préservation du patrimoine Développement durable

Mairie de Schiltigheim

Société Heineken

Mise en place d’un cahier des charges *

Eurométropole de Strasbourg

Architecte des bâtiments de France

Sélection des candidats par Heineken : présentation de 3 offres par candidat

Adim Filiale locale de Vinci

Bouygues

Icade filiale de la caisse des dépôts

Marignan

Nomination d’un lauréat Cogedim-Est filiale d’Altarea

Société Heineken

Nouvel aménageur promoteur du site Fischer

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Sogeprom filiale de la Société générale


réponse à ce programme, sont dissociées. En effet, chaque candidat a proposé à la fois son propre projet et la programmation allant de pair en faisant équipe avec une agence d’urbanisme. Le projet de reconversion du quartier Fischer à Schiltigheim est réalisé sur un site constitué de bâtiments existants possédant déjà un réel potentiel de reconversion. Néanmoins, la densité et l’enchevêtrement du bâti nécessite d’aérer le site par des démolitions partielles. 1,9 hectares de bâtiments sont détruits afin de mettre en valeur les édifices principaux et de ménager des espaces de circulation et de vie extérieure. L’excellent état de conservation des bâtiments sur le site a permis l’élaboration d’un programme de reconversion varié. De fait, celui-ci prévoit 610 logements (39800 m2), une cinquantaine de commerces (5000 m2), un cinéma, une école de 12 classes pouvant accueillir 400 élèves, une résidence intergénérationnelle, une résidence jeunes actifs, et 800 places de parking pour un budget estimé à 40 millions d’euros. Le pari est audacieux, la mairie de Schiltigheim mise donc sur la capacité de COGEDIM pour assurer la mutation du patrimoine brassicole de la commune et montre ainsi sa dépendance à une maîtrise d’ouvrage privée. Cette dernière détermine à la fois la conception et la programmation avec son équipe, même si la mairie de Schiltigheim a pu exercer un contrôle en amont lors de la rédaction d’un cahier des charges commun avec la société Heineken. La démarche HQE suffit-elle à créer un quartier dit «durable» ? Malgré l’émergence de quartiers durables exemplaires (Rennes, Angers, Grenoble, Lyon, Strasbourg), il y a dans la production courante urbaine une rupture d’échelle au niveau du développement durable des villes. La fabrication d’une ville durable passe par la prise en compte d’éléments cibles présents à toutes les échelles du territoire (eau, énergie, air, paysage, transports). Pourtant le référentiel HQE se cantonne à la qualité environnementale des bâtiments assortie d’une exigence de management d’opération, mais ne concerne pas les exigences d’aménagement et d’urbanisme. En France, il y a également une distinction entre programme fonctionnel et programme HQE. « Une approche intégrée du programme consisterait à hybrider des connaissances d’usage, de gestion et d’exploitation des bâtiments à des connaissances techniques et architecturales de durabilité des constructions2. » Dans le cadre de la reconversion de la brasserie Fischer, la municipalité a une politique de reconquête urbaine avec l’objectif de désenclaver cet ancien quartier industriel et de redynamiser l’ensemble de la zone. Jean-Marie Kutner, ancien maire de Schiltigheim a prôné 2 Eric Henry, Marie Puybaraud, Expertises, compétences et gestion de projets en construction durable, dans : Véronique Biau et Guy Tapie, La fabrication de la ville. Métiers et organisations, éd. Parenthèses, 2009, p. 51.

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pour la brasserie Fischer un quartier durable intégrant les dernières normes écologique en accord avec l’Agenda 213. L’équilibre financier de l’opération a été mis en place en 2015 sur la base du respect de la norme de la RT2012. Les promoteurs justifient leur difficulté à atteindre des cibles environnementales plus hautes par la fragilité économique de l’opération alors que l’EMS impose aux constructions neuves des niveaux de performance énergétique supérieurs de 15% aux règles RT2012. L’aménageur semble pourtant déterminé à s’engager dans une démarche écologique en prévoyant d’intégrer des toitures végétalisées, la mise en place d’un chauffage au bio méthane, la réalisation de brise-soleil dans les façades Sud-Ouest. Néanmoins, si le projet de reconversion du site Fischer veut s’illustrer comme un véritable éco-quartier, il semble indispensable de répondre à certaines problématiques comme celle de la production et de la gestion économe d’énergie sur site. La question des apports solaires, et des propositions de dispositifs pour lutter contre l’effet d’îlot de chaleur urbaine sont attendus4. De plus, la prise en compte de la pollution des sols sont centrales, d’autant plus que le projet propose une large part de jardins privés ainsi qu’un jardin partagé. Le rapport du bureau d’étude environnemental indique que l’état du site est compatible avec l’usage résidentiel et tertiaire, mais précise bien que les terres extérieures devront être recouvertes de remblais sains en surface. Un « projet durable » c’est d’abord une « idée durable » dans le temps. La réflexion sur le développement durable ne peut pas se résumer simplement à la question de la consommation énergétique, mais doit aussi anticiper les mutations de la ville. A travers mes différentes expériences en agence, j’ai pris conscience que l’une des questions essentielle est celle de l’habitabilité de ces nouveaux quartiers, c’est à dire le désir pour ses habitants de projeter leur vie dans ce lieu, mais aussi de le conserver et de le transmettre. Actuellement, les nouveaux ensembles appelés écoquartiers prennent souvent la forme d’une série de bâtiments performants juxtaposés, lesquels ne parviennent pas à fabriquer une ville. De plus, la recherche de la performance thermique et énergétique a pour effet de faire monter les prix de la construction, ce qui a des répercussions sur le prix de vente ou les loyers des appartements. La part de logements sociaux dans de telles opérations à tendance à se limiter au pourcentage minimum exigé par la loi c’est à dire 25% ou 20% selon la commune. Hors, cette volonté ne va t-elle pas justement à l’encontre même de l’idée de mixité sociale ? 3 Programme d’actions concrètes pour le développement durable au XXIe siècle. 4 Julie Knepfler Mahler – Commissaire enquêtrice, Enquête publique relative au permis d’aménager sur le site de l’ancienne Brasserie Fischer du 14 novembre 2016 au 03 janvier 2017.

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Le site de la friche Fischer vu depuis la route de Bischwiller

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Perspective présentée par l’agence Reichen & Robert ayant fait équipe avec COGEDIM. © perspectives Kaupunki




2. Un nouvel art de vivre dans les quartiers industriels reconvertis

La sélection et la reprogrammation du patrimoine architectural L’enjeu de mixité des programmes est garant de la vitalité et de l’attractivité des quartiers. De plus il est essentiel de déterminer les nouvelles fonctions s’adaptant le mieux à la typomorphologie des bâtiments existants. Le plan d’aménagement dessiné par l’agence d’urbanisme Reichen&Robert pour le quartier Fischer, prévoit de conserver les bâtiments emblématiques situés essentiellement sur la frange Est, le long de la route Bischwiller. Il s’agit de la Malterie, du Palais Fischer correspondant à l’ancien bâtiment de brassage, et enfin du nouveau bâtiment de brassage, qui sera reconverti en école. La stratégie retenue est de mettre en valeur ces bâtiments patrimoniaux par les espaces publics à travers l’aménagement de la place des brasseurs, et d’y concentrer les fonctions commerciales et activités. Au total ce seront 4500 m2 de surface plancher, principalement en rez-de-chaussée qui accueilleront magasins et commerces de proximité. La morphologie du bâtiment de la malterie se prête très bien à sa reconversion en cinéma (potentiel de 5000 m2 SDP). Ce projet auquel j’ai participé a été confié à l’agence Schweitzer&associés. Ce programme ne nécessite que peu de transformations en façade ce qui permet de préserver au mieux l’apparence d’origine de la malterie. Les nouveaux usages du palais Fischer, quant à lui, n’ont pas encore étés clairement définis lors du dépôt du permis de construire par l’agence. En effet, il a été convenu de dessiner des bureaux pour laisser davantage de flexibilité. La reconversion du nouveau bâtiment de brassage en groupe scolaire sera quant à elle placée sous la maîtrise d’ouvrage de la ville de Schiltigheim.

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Palais Fischer

Plan des bâtiments existant sur la friche Fischer

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Patrimoine remarquable conservé sur la friche Fischer

Démolition et redensification La démolition des bâtiments de moindre qualité architecturale ou difficilement réutilisables, permet de dédensifier le site industriel tout en libérant de vastes emprises foncières pouvant être utilisées pour développer d’autres programmes de construction. Il s’agit donc de trouver un équilibre entre le fait de dédensifier le site pour l’ouvrir sur la ville et les impératifs de densification permettant de rentabiliser l’opération par la création de nouveaux logements. J’ai pu constater à de nombreuses reprises que les sites industriels sont couramment caractérisés par une hétérogénéité du bâti. Cela leur confère une apparence de ville dans la ville. Il est donc intéressant que l’opération de reconversion parvienne à conserver une diversité typologique en la mêlant à une mixité programmatique. Avec la création de 600 logements, impliquant l’arrivé de milliers d’habitant, il est indispensable d’anticiper la création de nouveaux équipements tels que péri-scolaires crèches, cantines, activités. De fait, une école d’une capacité de 12 classes prendra place dans le nouveau bâtiment de brassage réhabilité, ainsi qu’une résidence intergénérationnelle et une résidence jeunes actifs. Source des plans : Permis d’aménager - Ind B, agence Reichen&Robert

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Plan d’amÊnagement de la friche Fischer

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Logements Groupe scolaire Services Commerces/restauration

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Une mixité de programmes prévus pour la reconversion du site

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Le réaménagement du site Fischer à Schiltigheim se fera sur une surface de 4,2 hectares. Les travaux de démolition démarreront dès l’été 2018, afin de livrer les premiers logements en 2021. Le site accueillera 610 logements, dont une résidence intergénérationnelle de 74 logements. Les bâtiments à forte valeur patrimoniale ont été conservés sur la frange Est le long de la rue de Bischwiller alors que le reste du foncier sera consacré pour l’essentiel à des programmes de logements de R+5 à R+7. Il me semble que la partition binaire en «zoning» est à la fois la force et le défaut de l’opération. Il est vrai que les bâtiments emblématiques reconvertis ont toute leur place le long d’une bande d’espaces publics dynamisant la rue de Bischwiller, en revanche cela implique que le reste de l’opération peine à trouver une intégration convaincante dans le tissu limitrophe essentiellement pavillonnaire, ce qui renforce l’image d’une pièce urbaine rapportée dans la ville. Cela montre qu’un travail de synthèse reste véritablement à accomplir car le parti pris urbain paraît encore trop dissocier la conservation du patrimoine et les impératifs de rentabilités de l’opération. Source des plans : Permis d’aménager - Ind B, agence Reichen&Robert > Double page suivante Vue aérienne de la reconversion du site Fischer, © agence Reichen&Robert

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Modes de déplacements doux et mutualisation des services Une des conditions du succès d’un quartier reconverti est d’être facilement accessible en étant raccordé au réseau de transport en commun existant. Sa localisation stratégique est garante de son attractivité et pourra permettre à terme d’en faire une nouvelle centralité. Une stratégie souvent adoptée est de favoriser les mobilités douces sur les sites reconvertis, et d’assurer la porosité du nouveau quartier avec la ville. Pour cela les anciennes voiries sont réaménagées en cours plantés, pratiqués par les piétons et les vélos, ou bien en zones partagées, tolérant le passage automobile à allure réduite. Cela suppose donc la création de parkings privés et publics, où les usagers pourront garer leur voiture avant de se rendre dans le quartier en tant que cycliste ou piéton. La traversée du quartier en automobile ne sera possible qu’au niveau d’une voirie simple en coude permettant de rejoindre les parkings souterrains des immeubles d’habitation, tout en conservant une ambiance de site calme et piéton. L’îlot est donc traversable en automobile sans pour autant en faire un site « passant ». On remarque également que le sud de la parcelle sera consacré au percement d’un nouvel axe de deux fois deux voies. La mutualisation des services se fait grâce à la création d’un parking commun de 800 places, dont 180 places sont réservées aux commerces et au cinéma avec des voitures partagées.

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Plan des stationnements souterrains

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Coupe AA - Nouvelle voie double sens

Coupe BB - Nouvelle voie simple sens

Source des plans : Permis d’aménager - Ind B, agence Reichen&Robert

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La transformation des vides en espaces publics La réussite des opérations de reconversion de friche ne consiste pas à remplacer des vides par des pleins. L’atout des sites industriels reconvertis est la possibilité de conserver une forte proportion d’espaces non bâtis praticables par les piétons, lesquels sont de potentiels espaces publics. Il est particulièrement intéressant de constater que de nouveaux usages et de nouvelles pratiques sociales sont à réinventer sur ces sites désaffectés. Une connexion forte de ces espaces publics peut être établie avec les commerces et programmes à rez-de-chaussée des bâtiments nouvellement créés. Le projet de reconversion du site industriel Fischer est caractéristique de cette volonté de placer l’espace public au centre du projet. L’aménagement de la place des Brasseurs le long de la principale artère passante automobile et cyclable de Schiltigheim, permet d’ouvrir ce vaste espace aux riverains tout en mettant en valeur les bâtiments remarquables du site : la malterie Fischer, le palais Fischer, ainsi que la future école du quartier, laquelle prendra place dans le bâtiment de brassage datant de 1959. La place des Brasseurs occupera ainsi le coeur du quartier et sera un espace piéton végétalisé, animé par des fonctions commerciales et des services de proximité. De plus deux mails publics plantés seront aménagés, tous deux reliés à la place des Brasseurs, allant de pair avec la volonté de la commune de favoriser les déplacements interquartiers, en particulier sur l’axe Est-Ouest. La totalité des espaces publics seront rétrocédés à l’Eurométropole de Strasbourg ainsi qu’à la commune de Schiltigheim. Ces vides sont aussi l’occasion d’intégrer la nature en ville, par le traitement des plantations le long des voiries, et les espaces plantés venant ombrager les places. Le projet de reconversion de la brasserie Fischer se donne pour objectif de faire revenir la nature en ville en développant des jardins partagés. Le désenclavement de cette friche est en effet l’occasion de réintroduire du végétal et de l’espace public planté au coeur de la ville, jouant le rôle d’espaces de respiration et de régulation climatique. De plus, le traitement des espaces extérieurs peut avoir vocation à rétablir la porosité du site reconverti avec son environnement urbain.

Source des plans et coupes: Permis d’aménager - Ind B, agence Reichen&Robert

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Plan des espaces publics et des programmes à rez-de-chaussée

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PLEINE TERRE Espaces plantés et engazonnés Salons, aire de jeux, et cheminements ESPACES VERTS SUR DALLES Jardins

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Plan des types d’espaces plantés

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3. “Le projet urbain”, une coopération concurrentielle entre différents acteurs

Aménageur-promoteur : De nouveaux rapports entre les acteurs de projet ? Les acteurs ont bien souvent des modes de pensée et des intérêts distincts voir conflictuels, ils fonctionnent sur le mode d’une « coopération concurrentielle ». Les concertations sont donc indispensables pour conduire ces différents acteurs à porter un projet commun pour la restauration de la friche. C’est dans la capacité à dégager une action commune à partir des contraintes hétérogènes que se joue la qualité du projet. Il y a la nécessité de trouver une efficacité plus collective, c’est à dire de rassembler des acteurs capables d’élaborer un projet au delà de leur logique propre et de leurs intérêts. La conception a donc tendance à évoluer vers un processus interactif et en boucle nécessitant de mobiliser les compétences des différents acteurs. L’architecte dans ce groupe d’acteur se retrouve dans une posture délicate car il a un rôle déterminant dans la fabrication de l’image du projet impliquant des transformations à opérer sur les bâtiment pour répondre au nouveau programme. C’est d’autant plus vrai sur le site Fischer du fait de la forte valeur patrimoniale des bâtiments dont la reconversion de la malterie constitue l’emblème. Il me paraît intéressant d’expliquer la manière dont l’agence S&AA s’est vu confier la reconversion de la malterie et du palais Fischer. Rappelons que la situation pour COGEDIM était difficile, car il s’agissait de trouver un porteur de projet solide pour la reprogrammation d’un bâtiment aussi grand que la malterie. Les programmes envisagés en 2015, étaient axés pour l’essentiel sur les commerces, ainsi qu’un restaurant au dernier étage, et des logements en 3 Elisabeth Campagnac, Partenariats public-privé : le bouleversement des organisations de projet, dans : Véronique Biau et Guy Tapie, La fabrication de la ville. Métiers et organisations, éd. Parenthèses, 2009, p. 40.

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Logements

Commerces

Programmation du bâtiment de la malterie telle que prÊvue en 2015 par COGEDIM.

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Restaurant


partie basse du bâtiment. L’agence S&AA de sa propre initiative a proposé un programme de cinéma avec son client le MK2, lequel souhaitait développer une activité hors région Parisienne. Cette proposition s’est faite sur le mode d’une candidature spontanée et COGEDIM a accepté la proposition du MK2 et de l’agence S&AA qui gère désormais la conception de la Malterie et du Palais Fischer de manière autonome. Cette désignation s’est faite de manière directe sans procédure de concours dans le cadre de la loi MOP, ce qui ne sera pas le cas des lots de l’opération consacrés aux logements. Contrairement à une maîtrise d’ouvrage publique, COGEDIM préfère recourir à des consultations restreintes plutôt que d’organiser des concours. Le choix du candidat sur dossier ou entretien permet en effet de gagner un temps précieux, mais fait aussi que l’on se prive d’un panel de propositions qui auraient pu émerger pendant le concours. L’agence d’urbanisme Reichen&Robert garde une mission de coordination entre les différents projets mais son rôle tend à diminuer au fur et à mesure de l’avancement du projet. En effet, une fois le permis d’aménager déposé, les agences d’architecture prennent le relai en se chargeant des différentes phases de conception liées à la reprogrammation des bâtiments dans le respect de la notice d’aménagement. Au niveau du développement de l’opération, il est paradoxal de mettre tant l’accent sur la valeur patrimoniale d’un site lors de l’attribution des marchés à COGEDIM par Heineken pour ensuite confier le devenir des principaux bâtiments les plus remarquables à un seul acteur. En l’occurence, le dialogue entre l’agence d’architecture S&AA et Reichen&Robert semble relativement limité alors que cette agence d’urbanisme est à l’origine du parti pris patrimonial sur l’ensemble du site. Ainsi, il existe un « zoning » assez strict de l’opération car il y a une césure entre une partie ouest consacrée au logement, et une frange Est où le patrimoine est confié pour l’essentiel à l’agence S&AA pour la malterie et le palais Fischer. La reconversion du nouveau bâtiment de brassage étant du ressort de la mairie de Schiltigheim pour le développement de l’école. La dépendance de l’agence Reichen&Robert vis à vis de COGEDIM pose aussi la question sur sa capacité à défendre l’intérêt collectif puisqu’elle est sensé dialoguer à la fois avec des intervenants publics et privés. L’autonomie de l’agence d’urbanisme serait d’autant plus importante qu’elle est amenée à dialoguer avec les élus et à faire valoir sa capacité de médiation, c’est à dire à mettre en place « un urbanisme de transaction ». > Double page suivante Perspective de la malterie reconvertie en cinéma MK2, © agence S&AA

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Schéma d’organisation de la maîtrise d’ouvrage plurielle pour le projet Fischer

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Reichen&Robert

Lot 5 Architecte 5

Lot 1 Architecte 1

Groupe scolaire (?) Architecte

Architectes-urbanistes

Lot 6 Architecte 6

Lot 4 Architecte 4

Lot 2 Architecte 2

Concours organisés par COGEDIM pour l’attribution des lots de privés de logements

Lot 3 Architecte 3

Coordination entre les acteurs

S&AA architecte

COGEDIM MOA n°1

Ville de Schiltigheim MOA n°3

Nomination directe sur dossier de candidature

MK2 Cinéma MOA n°2


Le rôle de la maîtrise d’ouvrage dans la transformation des friches Un projet de reconversion repose sur un maître d’ouvrage averti, volontaire et capable d’orienter la maîtrise d’oeuvre. Ce dernier est à la base de la fabrication du programme, c’est à dire le choix prioritaire des cibles et des performances à atteindre. La désignation du maître d’ouvrage pour la reconversion du quartier Fischer est particulière à ce titre puisque Heineken est à l’origine propriétaire du foncier, mais souhaite vendre ses terrains tout en gardant le contrôle sur le devenir du site. Heineken souhaite choisir le successeur du site et met en lisse six promoteurs en 2015 : Adim (filiale locale de Vinci), Bouygues, Cogedim-Est (filiale d’Altarea), Icade (filiale de la caisse des dépôts), Marignan et Sogeprom (filiale de la Société générale). L’heureux élu est COGEDIM ayant constitué un groupement promoteur-architecte urbaniste avec Reichen&Robert, devenant ainsi le maître d’ouvrage en charge de l’opération sur le site Fischer. A la suite de cette désignation, l’agence Reichen&Robert a mis en place un permis d’aménager pour l’ensemble du site qui a été déposé par COGEDIM à la mairie de Schiltigheim en Juillet 2016. Deux consultations publiques s’en sont suivies avec désignation de commissaires enquêteur, dont la dernière a eu lieu de Novembre 2016 à Janvier 2017. Dans l’état actuel du projet, COGEDIM a redistribué les cartes concernant la prise en charge des bâtiments patrimoniaux, puisqu’elle les a revendu à des maîtres d’ouvrages différents. Il y a désormais une maîtrise d’ouvrage plurielle composée de plusieurs acteurs à l’échelle de l’opération. D’un côté COGEDIM qui développe l’ensemble des logements sur la zone Ouest avec l’agence Reichen&Robert chargée d’organiser les différents appels d’offre pour les concours sur les lots d’immeubles d’habitation ; de l’autre le MK2 travaillant de pair avec l’agence S&AA sur le programme du cinéma ; et enfin la mairie de Schiltigheim qui développera son école après avoir désigné un architecte à la suite d’un concours. Cette pluralité des maîtres d’ouvrage renforce d’autant plus le besoin d’une coordination d’ensemble dont a la charge l’agence d’urbanisme Reichen&Robert au risque de ne pas assurer la cohérence de l’opération.

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Quels outils pour la maîtrise publique du développement de la ville ? La baisse de l’argent public dans les mairies a une répercussion directe sur la programmation urbaine et le management des projets de la part des acteurs publics. Ce constat touche la plupart des communes françaises et a poussé la ville de Schiltigheim à s’appuyer sur les partenaires privés comme leviers pour reconvertir le patrimoine brassicole de la commune. Le site Fischer, propriété d’Heineken France depuis 1996, est à l’arrêt depuis 2009, lorsque la production a été transférée à la brasserie de l’Espérance. Dès 2015, la mairie a noué un partenariat avec le brasseur néerlandais pour se mettre d’accord sur un cahier des charges qu’elle a mis en place en commun avec l’eurométropole de Strasbourg, et l’architecte des bâtiments de France. Le plan d’aménagement qui en a découlé suite à la nomination de COGEDIM en tant qu’aménageur-promoteur prévoit que la reconversion du nouveau bâtiment de brassage soit confié à la mairie pour mettre en place une nouvelle école de 12 classes. De plus, l’intégralité des espaces publics du site vont être rétrocédés à la ville de Schiltigheim ainsi qu’à l’eurométropole de Strasbourg. De telles mesures sont possibles car « La ville et l’intercommunalité prennent les devants comme c’est le cas à Strasbourg, où les structures de montage et de pilotage des projets d’aménagement d’espaces publics sont très précisément définies5 » La municipalité de Schiltigheim avec ses 32 000 habitants dont 50% non imposables6, n’a pas les capacités de gérer elle-même la gestion de ce patrimoine et se rapatrie donc sur un dialogue avec les propriétaires privés du foncier, c’est à dire Heineken qui a racheté le site de la brasserie Fischer. La mairie possède, quant à elle, un quasi droit de veto vis à vis de la maîtrise d’ouvrage privée, car avant de rendre le quartier constructible, elle doit procéder à une évolution du PLU. Sans quoi il est impossible de faire classer les terrains industriels en surface constructible. La municipalité a aussi trouvé une stratégie pour se faire financer une partie de ses équipements publics. En effet, l’école doit coûter entre 5 et 6 millions d’euros, et la mairie ne compte pas piocher dans son budget actuel en mettant en place une « taxe locale d’aménagement » de 10% pour le promoteur (5% prélevées par l’Eurométropole et 5% par la Ville de Schiltigheim). 5 Nadia Arab et Alain Bourdin dans : Véronique Biau et Guy Tapie, La fabrication de la ville. Métiers et organisations, éd. Parenthèses, 2009, p. 149. 6 Source : Marie Marty, « Comment Schiltigheim compte rentabiliser ses friches brassicoles », article web publié sur « rue 89 », Mars 2013.

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« Sur ce périmètre, la ville n’est propriétaire de rien. (...) Notre but est d’imposer un cahier des charges pour que ces promoteurs participent aux équipements publics – voiries, espaces verts, école ou crèche… qui permettront à ce secteur de vivre de façon équilibrée.7 » La ville de Schiltigheim a donc trouvé le moyen de reconvertir une vaste friche industrielle en se basant essentiellement sur des investissements privés. En effet, les promoteurs ont accepté de financer les équipements en versant à la ville et à l’eurométropole de Strasbourg, une taxe d’aménagement. Néanmoins, on peut se poser la question des limites de cette stratégie. Une fois ce compromis accepté, il paraît difficile pour la mairie de refuser en contrepartie que les promoteurs développent un projet dense en logements sur la commune. Pourtant une initiative publique plus forte aurait été possible en mettant en place une ZAC (zone d’aménagement concertée). Néanmoins cela aurait impliqué pour la ville de Schiltigheim d’endosser la responsabilité d’aménageur sur le site, et d’assumer « le coût des équipements publics à réaliser pour répondre aux besoins des futurs habitants ou usagers des constructions à édifier dans la zone8 »

7 Danielle Dambach, maire EELV (europe écologie - Les Verts) de Schiltigheim depuis Avril 2018, ancienne adjointe à l’urbanisme sous le Maire Raphaël Nisand (mandat 2008-2014), interview « rue 89», Mars 2013. 8 (article L. 311-4, alinéa 1er, du Code de l’urbanisme).

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4. “La ville inclusive”, concevoir la ville de demain avec ses citoyens ?

Vers une dimension participative de la conception du projet ? Dans le développement actuels de certains projets urbains, on peut constater que les résidents deviennent eux-même acteurs. Ils sont force de proposition avec leur propre vision critique et peuvent même assurer une ligne de conduite pour atteindre les objectifs à long terme du projet. La démarche de concertation permet d’une manière participative et collective de se projeter sur l’avenir du lieu et ainsi de réactiver le délaissé. L’architecte, par sa connaissance des formes architecturales et de leur habitabilité, ne serait-il pas dans ce cas l’acteur privilégié pour accompagner et encadrer ce processus de débat et de concertation des habitants ? C’est le point de vue défendu par l’essentiel des collectifs qui s’engagent activement dans cette démarche de concertation et de co-construction avec les habitants et futurs usagers : « Puisque le contexte de la pratique de l’architecture évolue, il faut requestionner les outils de l’architecte, et pourquoi pas développer ses compétences d’accompagnement du processus participatif 9». Ainsi comme le défend Patrick Bouchain10, le projet ne sera pas le résultat du désir seul de l’architecte, mais témoignera des envies et des besoins des acteurs conseillés, orientés par l’architecte. A Schiltigheim, la voix citoyenne s’est faite entendre par le biais de l’association Col’Schik, qui a insisté dès 2015 auprès de l’ancien maire de Schiltigheim Jean-Marie Kutner, pour rendre public le cahier des charges remis aux promoteurs en amont du projet de reconversion du quartier Fischer. Les collectifs et 9 Margaux Darrieus, Les collectifs d’architectes : http://collectifetc.com/wp-content/ uploads/Presse/Collectif_Etc_2014-04_AMC.pdf 10 Patrick Bouchain est un pionnier du réaménagement de lieux industriels en espaces culturels, à partir de 1985 et la réhabilitation du Magasin à Grenoble en centre d’art contemporain, suivi de La Ferme du Buisson, Le Lieu unique, et La Condition publique, à Roubaix. Patrick Bouchain considère « que l’architecture est politique et qu’elle doit répondre au souci de l’intérêt général »

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associations ont véritablement eu un rôle à jouer sur cette opération en tant que force de proposition et contre pouvoir permettant d’infléchir les orientations de projet du quartier. Une première enquête publique a été menée en Septembre 2016 puis une deuxième a été organisée entre Novembre 2016 et Janvier 2017 au terme duquel la commissaire enquêtrice a émis un avis favorable concernant le permis d’aménagement proposé par COGEDIM sur le site Fischer. Les enjeux liés au devenir du quartier Fischer ont mis au jour les préoccupations des habitants concernant les évolutions récentes du quartier Sud de Schiltigheim dans son ensemble. Cela démontre la nécessité pour la mairie de clarifier et de communiquer aux habitants sa stratégie d’aménagement à l’échelle de la commune. J’ai pu constater lors de mes exercices en agence des implications politiques liées à l’architecture et à l’urbanisme. Je trouve le projet de la Brasserie particulièrement intéressant à ce point, car les concertations publiques permettent pour les citoyens de prendre conscience des limites de certaines politiques d’aménagement urbain. Le débat autour des alternatives de projet peut même constituer un enjeu crucial pouvant être décisif en période d’élection. Le projet de la brasserie Fischer s’est fait à cheval sur deux mandats politiques de bords opposés ayant impacté la densité prévue initialement pour l’opération. Les concertations publiques ont permis de pointer du doigt les inquiétudes des riverains du quartier Sud de Schiltigheim qui émettaient des réserves quant à l’arrivée de 5000 nouveaux habitants. Entre 2015 et 2018, le nombre de logements prévus par le projet a été réduit de 200 environ. De plus, cette implication des citoyens et des associations a porté ses fruits en ce qui concerne le volet patrimonial. En effet, la villa Grüber dont la démolition était initialement prévue sera finalement sauvegardée. Un mode participatif est mis en place actuellement pour le projet de reconversion Fischer, par le biais de six ateliers d’échanges. Ils permettent à des groupes témoin constitués de dix citoyens représentatifs du tissu social, culturel et économique de Schiltigheim, de formuler avis et suggestions, en bénéficiant de l’éclairage des spécialistes mobilisés par les responsables de la ville. Il me paraît intéressant de comparer la portée de ce processus participatif en cours pour le projet Fischer, par rapport à celui mis en place pour la réalisation du quartier Vauban à Fribourg. Celui-ci a montré que les futurs résidents regroupés en associations peuvent s’investir de manière active dans le développement et le succès d’un projet. 46


En effet, sur ce projet des « groupes de constructions » se sont mis en place en amont afin de discuter au cours de réunions, de l’organisation de leur îlot et de leur immeuble dont ils allaient être les futurs acquéreurs. Ces Baugruppen, ou « communautés de construction », étaient initiées par des personnes désireuses de construire leur logement sans passer par un promoteur. Les processus participatifs en cours pour le projet Fischer ne sont pas de cet ordre puisque les citoyens viennent en aval des décisions et leur avis demeure consultatif. Ils ne constituent pas de groupe de travail car ces réunions réunissent en majorité des riverains et pas forcément de futurs acquéreurs, ce qui change considérablement la donne. Il me semble que des initiatives citoyennes telles que développées à Fribourg gagneraient à être expérimentées en France. Elles redonnent aux habitants une autonomie et une responsabilité dans la construction de leur cadre de vie. C’est sûrement en reconnaissant le rôle actif que les habitants peuvent jouer dans un projet que l’on pourra mieux intégrer la dimension sociale présente dans la notion de développement durable.

Le quartier Vauban à Fribourg témoigne d’une forte appropriation par ses habitants favorisée par leur implication dans les processus participatifs dès les premières phases de conception.

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Aménagement versus ménagement La question sur des opérations urbaines telles que la reconversion du site Fischer, est de savoir s’il est possible de trouver un équilibre entre les décisions arbitraires et les concertations ? Le sociologue et urbaniste Michel Marié évoque le concept de ménagement dans le projet urbain, qu’il explique de la manière suivante. « L’idée de ménagement s’est construite au contact des aménageurs, en réaction au caractère souvent autocratique et peu démocratique de leurs méthodes. […] Tendu vers l’action, souvent en position d’urgence, l’aménageur a tendance à agir par procuration, à se substituer aux groupes sociaux pour lesquels il travaille. Ménager au contraire est faire le plus grand cas du sujet-objet, de celui pour qui on aménage11 » De nombreux progrès sont à engager sur ce point car le constat aujourd’hui c’est que la fabrication de la ville se fait sur le pôle de l’aménagement, et que le ménagement est en grande partie absent. La fabrication de la ville prend pour modèle les processus de fabrication dans l’industrie. Elle introduit la standardisation et, en même temps, de la transversalité pour « arrondir les angles12 » : on nomme des chefs de projet et on s’inspire de l’ingénierie concourante pour coordonner et prendre en compte les imprévus, comme dans l’industrie. Mais les services techniques des villes résistent à cette évolution car ils conservent leur logique traditionnelle, ajoutant ainsi de la complication à la complexité. Comme nous l’avons vu précédemment, la deuxième enquête publique pour le projet de reconversion de la brasserie Fischer s’est soldée par un avis favorable de la commissaire enquêtrice Julie Knepfler Mahler, laquelle a recensé 263 contributions parmi 237 contributeurs. Parmi eux 78,5 % étaient défavorables au projet de reconversion du site Fischer13. La concertation a permis de mettre au jour une vive opposition correspondant à une réaction des associations et collectifs citoyens. De plus l’eurométropole a déclaré d’intérêt général l’opération portant sur la requalification du site Fischer, alors que l’association Col’Schick et une vingtaine de riverains on introduit un recours contentieux devant le tribunal administratif contre cette délibération. Cela signifie que la ville doit recourir à des décisions arbitraires pour que le projet se réalise même s’il ne prend pas en compte l’ensemble des remarques des Schilikois. Il me semble que le processus participatif en cours permet de mettre en place 11 Michel Marié, Les terres et les mots : Une traversée des sciences sociales, Paris, Méridiens Klincksieck, 1989, p. 199. 12 Maurice Blanc, «Métiers et professions de l’urbanisme : l’ingénieur, l’architecte et les autres» , Espaces et sociétés 2010 (n° 142). 13 Sources : Sophie Weber, Schiltigheim, « Reconversion du site Fischer, Avis à nouveau favorable », journal DNA, Avril 2017.

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un débat nécessaire et constructif pour l’opération. Néanmoins, ce rapport de force pouvant être brutal entre aménageurs, mairie et citoyens gagnerait à être apaisé. Cela montre bien les progrès qu’il reste à faire pour intégrer le rôle des citoyens dans un processus de décision dès la phase de conception du projet.

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S’approprier un patrimoine en constante évolution Le temps de conception et de concertation est long et peut durer 3 à 5 ans avant le début du chantier. Il me semblait intéressant d’aborder le rôle que les collectifs d’architecture ont la possibilité de jouer durant cette phase de transition. Ces derniers peuvent mettre en place des projets événementiels et des ateliers d’urbanisme pouvant alimenter la réflexion et le débat sur l’avenir de la friche. On remarque que ces événements organisés peuvent permettre aux habitants de se réapproprier leur espace public en le transformant temporairement en scène artistique et culturelle. Cela encourage les citoyens à prendre conscience de nouveaux usages pour envisager une reconversion possible de leur patrimoine. Les pratiques des collectifs actuels s’inscrivent dans la lignée de la démarche de Patrick Bouchain, lequel a adopté une posture de projet consistant à « habiter » le patrimoine pour mieux le transformer progressivement. Cela consiste à s’approprier le lieu et le mettre en état de fonctionnement plutôt que de chercher à tout prix à le restructurer en intégralité à un instant T pour répondre à toutes les exigences réglementaires. Dans le cadre du projet de reconversion de la brasserie Fischer les contraintes réglementaires sont complexes et montrent la difficulté de réhabiliter la totalité d’un bâtiment dans le respect de l’ensemble des normes à une date d’ouverture précise. Patrick Bouchain a démontré qu’il est aussi possible d’envisager une transformation progressive du patrimoine dans le temps. Il l’affirme à travers son projet de reconversion de l’usine Lu à Nantes : « (…) Le succès de la fréquentation du Lieu Unique a démontré qu’on pouvait dépenser moins d’argent et occuper avec plus de liberté des lieux qui n’étaient pas fait pour et peut-être en l’habitant, le transformer lentement dans le temps14 ». Cette démarche visant à considérer le bâtiment en rénovation, comme un organisme vivant en chantier constant va à l’encontre du processus courant consistant pour les architectes à inventer une forme répondant à des besoins quantitatifs et économiques.

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Le Lieu Unique un centre culturel installé à Nantes dans les anciens locaux de la biscuiterie LU.

Au sujet de la temporalité au long terme et du caractère non figé du bâtiment réhabilité, Patrick Bouchain est critique vis-à-vis de la procédure de concours. En effet, elle possède l’avantage d’élargir la commande mais a cependant l’inconvénient de mettre l’accent sur l’image, la représentation du projet sur laquelle va débattre le jury. Dans cette optique les architectes sont alors implicitement incités à détruire ou transformer davantage l’existant pour exprimer leur propre architecture par le biais de la perspective présentée au concours. Cette importance accordée à l’image peut aller à l’encontre d’une démarche plus conservatrice visant à éclairer au mieux la mémoire et l’apparence originale du bâtiment.

14 Interview vidéo du journal « Le Monde » : Patrick Bouchain, architecte : construire la ville avec ses habitants, Juillet 2017.

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Pour le Lieu Unique, Patrick Bouchain a souhaité que son projet incarne une forme de narration avec des mises en valeur et des interventions ponctuelles et ciblées visant à éclairer la mémoire des usines Lu ou à revisiter son usage. Pour anecdote lors du concours pour la reconversion, ce dernier a volontairement fait le choix de présenter au jury des planches photographiques racontant l’histoire du lieu et les usages passés des espaces de l’usine. Il termine premier, mais est jugé hors concours par le jury car son rendu ne comporte ni de plans ni de coupes. Il faut rappeler que dans un concours, le jury a un rôle consultatif et non pas délibératif. C’est finalement le projet de Patrick Bouchain qui sera retenu sur décision de Jean-Marc Ayrault.

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Le temps du chantier : aller-retours entre conception et réalisation Patrick Bouchain défend l’idée que le moment du chantier est un acte culturel, c’est-à-dire une phase non pas seulement d’exécution mais aussi un deuxième temps de conception. C’est une phase d’échanges de savoir-faire, de mise au point de techniques constructives et d’élaboration de solutions spécifiques autour des usages envisagés pour le site. De plus, dans une optique de sensibilisation des riverains, le chantier peut être ouvert au public, devenant un lieu d’exposition. Ce partage d’idées va aider à faire le lien entre les futurs usagers et les constructeurs, favorisant le dialogue autour du projet. L’objectif est de favoriser les rapports transversaux entre les décideurs, les constructeurs et les usagers. Dans cette optique peuvent aussi être entrepris des chantiers participatifs. Il ne s’agit pas de forcer la participation mais plutôt de la provoquer en organisant des évènements ponctuels notamment par le biais de réseaux sociaux. Ce type de chantier à de meilleures chances de succès s’il est spontané et ne contraint pas ses participants à faire acte de présence sur une trop longue durée15. Il m’est arrivé à de nombreuses reprises au cours de mes expériences professionnelles de ressentir que la pratique de l’architecture en agence était coupée de la vie des acteurs. C’est la raison pour laquelle la démarche des collectifs d’architectes me paraît pertinente car ces derniers revendiquent le fait d’être sur le terrain auprès de ceux qui vont faire vivre le projet, c’est-à-dire les habitants. A ce titre, le moment du chantier constitue un pas en avant dans la concrétisation du projet et rapproche le concepteur des habitants et de la prise en compte de leur mode vie qui constituent la raison même de l’acte de construire. Pour renforcer cette exigence, il serait bon en tant qu’architecte de pouvoir intégrer en amont les souhaits des habitants en prenant part à des phases de concertation comme c’est le cas pour le projet de reconversion du site Fischer. Cette recherche de compréhension des besoins des habitants repose sur l’initiative personnelle et l’engagement de chacun, mais gagnerait à être mieux intégrée dans les projets comportant de véritables enjeux urbains. En tant que professionnels, nous avons un rôle à jouer sur la démocratisation de l’architecture basée sur le principe du « faire ensemble ». Cela peut passer par la réalisation de micro-architectures ou d’évènements conviviaux, mais ce genre d’actions peut-il vraiment avoir un impact sur le devenir d’une friche aussi vaste ? 15 Matthieu Lemarié, A l’abordage des délaissés : Vers une nouvelle forme d’espace public (mémoire master 1, Architecture & Cultures Constructives), Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Grenoble, 2014, p79.

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Si on en revient aux collectifs, on peut constater que leur lieu d’action privilégié est l’espace public et la question est donc de savoir s’ils ont les moyens de changer de terrain en gérant des projets de reconversion architecturale au long terme en se libérant de l’étiquette marginale qui leur colle à la peau. Pour cela il faudrait sûrement une plus grande flexibilité réglementaire. Dans ce cas peut-on envisager de combiner une action bottom-um se basant sur l’auto-construction pouvant parfois être éphémère et une action plus cadrée par les acteurs publics et privés conventionnels ?

(©) Collectif ETC

Schéma décrivant les différents types de stratégies économiques observées dans le collectif ETC

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Conclusion

Ce mémoire m’a conforté une fois de plus dans l’idée qu’il faut prendre en considération l’état morcelé de la ville dont l’architecture constitue les fragments. Il me semble que le fait d’articuler certaines pièces urbaines au moyen de l’architecture constitue un des axes de travail majeur de l’architecte. Cette attention qu’il convient que je retranscrive dans ma pratique professionnelle, implique aussi d’étudier finement le patrimoine d’un site pour mieux le mettre en projet. Je pense que la construction d’un discours contemporain en conservant la mémoire du site est un véritable challenge pour notre profession. La projet de reconversion réussi d’un bâtiment doit permettre d’en révéler les nouveaux usages en s’inscrivant pleinement dans le contexte existant. Je suis convaincu qu’en tant qu’architecte, il est nécessaire d’adopter une lecture à plusieurs degrés du site et du programme afin de ne pas proposer un projet qui soit trop littéral et expressionniste, c’est à dire excessivement visuel. Pour atteindre cette forme de profondeur et d’intégration de l’ancien et de l’existant, je trouve particulièrement intéressante la stratégie consistant à adopter une forme de neutralité délibérée, non pas homogène en tous les points du bâtiment, mais ciblée afin d’en faire ressortir les caractéristiques remarquables. J’ai cherché dans ce mémoire, à décortiquer au mieux les conditions du montage opérationnel et du jeu des acteurs dans ce projet de reconversion du site Fischer. J’ai bien conscience que la question de fond est celle de la gestion et de l’évo-

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lution du patrimoine. A ce titre, je partage la conviction de Patrick Bouchain, lequel a une vision vivante du patrimoine. Il le considère en mouvement, on peut l’habiter et le transformer au cours du temps. Cette flexibilité des usages dans un patrimoine me fait penser à la conception de la ville qu’avait Aldo Rossi. Lui aussi avait à coeur ce qu’il appelait des « monuments » dans la ville, lesquels peuvent persister dans leur forme, mais accueillir différents programmes au cours de leur vie. Il me semble que ces réflexions sur la permanence des bâtiments permettent d’aborder sous un angle différent la question du développement durable, thème majeur qui dicte la conception d’aujourd’hui et de demain. En effet, avant de répondre à des questions strictement énergétiques, un bâtiment durable ne serait-il pas d’abord celui auquel on reconnaît des qualités d’usages, d’habitabilité et que l’on souhaite transmettre à ceux qui l’habiteront demain ? Je partage les valeurs de la définition suivante du développement durable, laquelle explique que si l’on veut tendre vers un état d’équilibre, il est nécessaire de pratiquer des évolutions et des adaptations constantes : « Le développement durable n’est pas un état statique d’harmonie, mais un processus de transformation dans lequel l’exploitation des ressources naturelles, le choix des investissements, l’orientation des changements techniques et institutionnels sont rendus cohérents avec l’avenir comme avec les besoins du présent16 ». Ces variables liées à l’activité humaine, se retrouvent à l’échelle de la ville qui nécessite d’être ajustée et adaptée pour répondre aux dynamiques de la société actuelle. Concernant l’intégration du développement durable dans les projets actuels, je rejoint le point de vue de nombreux professionnels insistant sur le fait de développer une pensée globale liant « design urbain » et conception de bâtiments écologiques. Ceux-ci ne sont pas simplement des plots autonomes conçus pour répondre à des exigences thermiques et peuvent être intégrés à une réflexion durable d’ensemble intégrant mobilités, programmes et morphologie des bâtiments (expositions, hauteur, orientations). En définitive, la manière dont est pratiqué actuellement le projet urbain montre l’importance du dialogue entre architectes et urbanistes, entre professionnels engagés dans l’acte de construire. Cela est essentiel si on veut combiner les composantes d’une ville conçue pour être durable, avec la construction de bâtiments écologiques.

16 Selon le Mémento de critères de développement durable dans les actions de coopération et de solidarité internationale [archive]

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Dans son article « L’architecture contre la ville », Bernard Huet parlait de la difficulté de l’architecture à s’inscrire dans l’unité de la ville et à créer des nouveaux cadres de vie de toute pièce. Selon lui, « (...) l’architecture est incapable de substituer à la ville pour créer un contexte là où il n’existe pas. C’est la première fonction du projet urbain que de définir un contexte en amont de l’architecture17 ». Cette réflexion m’incite à penser qu’une évolution des pratiques architecturales est possible sinon nécessaire. Face à l’évolution de la commande et l’élargissement des compétences attendues dans le travail de conception et de réalisation, les architectes ne devraient-ils pas chercher à élargir leur champ d’action et à se diversifier, devenant des spécialistes « hybrides » : architecte et urbaniste, architecte et paysagiste, architecte et programmateur ? Cela incite à requestionner la conception traditionnelle de l’architecte libéral, qui se revendique, souvent lui même, à la fois comme un artiste et un chef d’orchestre. En effet, la diversité des compétences attendues d’un architecte s’élargit de plus en plus. Face à cette masse de connaissances à maîtriser, les architectes ont tendance à se spécialiser au sein même de la profession. Deux postures sont alors possibles en tant qu’architecte. L’une consiste à adopter un statut assez généraliste en conservant une capacité à coordonner les actions, quitte à ne pas maîtriser totalement les sujets dans le détail. C’est la posture du chef d’orchestre, lequel parvient à mener une pièce, même s’il ne maîtrise pas lui même les instruments joués par chacun des musiciens. La deuxième attitude consiste à délibérément assumer la spécialisation des compétences et à créer des structures pluridisciplinaires, ce qui implique une augmentation de la taille des agences. Il me semble que le montage de l’opération Fischer met en évidence la complexité du jeu des acteurs. L’idéal d’une agence capable de regrouper l’ensemble des compétences attendues dans la réalisation d’un projet liant échelle urbaine et architecturale est souhaitable, mais les faits montrent que le déroulé des opérations passe par un dialogue concurrentiel entre les différents acteurs. Je pense que le fait de réaliser un projet urbain en appelle à la responsabilité de chacun et la pratique actuelle montre que le dialogue interprofessionnel est une composante essentielle pour mettre en place une stratégie du « faire ensemble ».

17 Bernard Huet, L’architecture contre la ville, Champ Libre, pp 225-226

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Le choix du mode de gouvernance est prioritaire car il définit le rôle de chacun des acteurs (citoyens, entreprises, associations, élus…) dans le processus de décision. J’ai trouvé le cas du quartier Fischer particulièrement intéressant à ce titre car il met l’accent sur la nature participative du projet, qui gagnerait à se développer pour donner un véritable poids au citoyens dans les décisions de projet comme cela a pu être le cas pour le quartier Vauban à Fribourg. Ma pratique professionnelle me conduit de plus en plus à ne pas voir les choses en « noir et blanc ». Les porteurs de projets sont une force qui demande à être guidée pour fabriquer une opération de qualité. C’est la raison pour laquelle en tant qu’architecte nous devons maintenir un point de vue critique vis à vis de la commande. L’architecte n’est pas maître de la commande, et il ne dresse pas non plus des objectifs quantitatifs comme le ferait un programmiste. Sa force réside dans sa conscience de l’espace habité. La sauvegarde de ces principes essentiels sont la clé pour interroger le bien fondé d’une opération et en garantir la véritable durabilité et habitabilité.

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Bibliographie

Ouvrages Véronique Biau et Guy Tapie, La fabrication de la ville. Métiers et organisations, éd. Parenthèses, 2009. Alain Charre, Maîtrise d’oeuvre urbaine : La théorie voilée, Les ateliers de Maîtrise d’oeuvre urbaine de Cergy-Pontoise, éd. Mardaga, 2003. Olivier Chadoin, Patrice Godier, Guy Tapie, Du politique à l’oeuvre : Bilbao, Bordeaux, Bercy, San Sebastiàn. Système et acteurs des grands projets urbains et architecturaux, éd. L’aube, 2000. Gilles Verpraet, Les professionnels de l’urbanisme. Socio-histoire des systèmes professionnels de l’urbanisme, éd. Collection VILLE, 2005. Michel Marié, Les terres et les mots : Une traversée des sciences sociales, Paris, Méridiens Klincksieck, 1989. Emmanuelle Real, Reconversions : L’architecture industrielle réinventée, Haute-Normandie, éd. Inventaire général du patrimoine culturel Région Haute-Normandie, 2013. Emmanuel Rey, Régénération des friches urbaines et développement durable: Vers une évaluation intégrée à la dynamique du projet, éd.Presses universitaires de Louvain, 2013.

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Emmanuel Rey, Sophie Lufkin, Des friches urbaines aux quartiers durables, éd. PPUR, 2015. Patrick Bouchain, Construire autrement, Arles, L’impensé Actes Sud, 2006. Patrick Bouchain, Histoire de construire, Arles, L’impensé Actes Sud, 2012. Patrick Bouchain, Construire en habitant, Arles, L’impensé Actes Sud, 2011. Ophélie Perrin, Friches urbaines et espaces en mutation (Mémoire de recherche), 2014. Matthieu Lemarié, A l’abordage des délaissés (mémoire master 1, Architecture & Cultures Constructives), Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Grenoble, 2014. Flore Godlewski, Faire la ville autrement. Etat des lieux des nouvelles pratiques urbaines : Les collectifs d’architectes, mémoire master 2, ENSPLV, 2016-2017. Articles en ligne Marie Marty, « Comment Schiltigheim compte rentabiliser ses friches brassicoles », article web publié sur « rue 89 », Mars 2013. Sophie Weber, Schiltigheim, « Reconversion du site Fischer, Avis à nouveau favorable », journal DNA, Avril 2017. Salem Slimani, « À Schiltigheim, le projet du site Fischer suscite peu de débats », article web publié sur « rue 89 », Juin 2018. Maurice Blanc, « Métiers et professions de l’urbanisme : l’ingénieur, l’architecte et les autres », Espaces et sociétés 2010 (n° 142). Margaux Darrieus, Les collectifs d’architectes, dossier AMC - n° 232 - avril 2014.

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Interviews Interview vidéo du journal « Le Monde » : Patrick Bouchain, architecte : construire la ville avec ses habitants, Juillet 2017. Interview radio France Culture : Patrick Bouchain, L’architecture en partage : La culture en friche industrielle - Interview 2/5 France Culture, Janvier 2017.


La brasserie Fischer : Un patrimoine engagé au sein d’un faisceau d’acteurs. Etudiant - Loïc Tatinclaux Prof. encadrant - Mme Nathalie Larché Ce mémoire a été écrit de Novembre 2017 à Septembre 2018 dans le cadre de la validation de l’année de HMO à l’ENSA de Strasbourg.

HMONP École nationale supérieure d’architecture de Strasbourg 6-8 avenue du Président Wilson 67000 Strasbourg www.strasbourg.archi.fr

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La brasserie Fischer : Un patrimoine engagé au sein d’un faisceau d’acteurs La brasserie Fischer est l’emblème du patrimoine brassicole de la ville de Schiltigheim. Après la fermeture d’Adelshoffen puis Schutzenberger à partir des années 2000, Heineken rachète le site Fischer et est bien décidé à avoir son mot à dire sur le futur de cette friche brassicole. La reconversion du site Fischer est donc l’objet de nombreux enjeux concernant à la fois l’avenir de la commune mais aussi de l’agglomération Strasbourgeoise. En effet, cet ancien site industriel a vocation à devenir un nouvel éco-quartier remodelant l’entrée Sud de Schiltigheim et présente un programme ambitieux. Celui-ci présente une mixité de programmes, parmi lesquels un complexe de cinéma prenant place dans le bâtiment emblématique de la Malterie, associé à des commerces et des services, ainsi que la création de nombreux logements. La mise en place de ce projet est didactique car la commune et la société Heineken se sont mis d’accord en amont de la conception, pour mettre en place un cahier des charges auxquels devaient répondre les futurs aménageurs-acquéreurs du site. Cette tension entre maîtrise publique de la ville et porteurs de projets privés est révélatrice des dynamiques en oeuvre actuellement dans la fabrique et les mutations de la ville. C’est cette histoire que nous nous proposons d’étudier afin de mieux comprendre la place qu’occupe l’architecte au sein de ce faisceau d’acteurs.


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