Bibert

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G.H.WEIL

BIBERT Roman Carnets d’aventures Une toute jeune fille, nommée Nicaise, commet un vol. Sa grande sœur est emprisonnée à sa place. Nous sommes en 1755 et les femmes condamnées sont parfois déportées aux nouvelles colonies. Son ‘promis’, le jeune Bibert, se fait marin pour tenter de la rejoindre. De péripéties en mésaventures, il se retrouve... planteur, sur l’île de la Réunion. Lancé sur les traces du pirate ‘La Buse’, il tente d’en retrouver le trésor. D’autres aventures le mèneront du Brésil au Mexique, en passant par la guerre de sécession. En 1868 il retrouvera enfin sa fiancée, au Québec. Hélas pour la perde à nouveau, dans un naufrage.

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Avant propos. Quels peuvent êtres les points communs, entre ; - Un apprenti marinier sur la Saône et un novice sur un trois mats caphornier ? - Un planteur a l’île de la Réunion et un trésor de pirate ? - Un légionnaire de la campagne du Mexique et un marchand d’armes chez les indiens Cherokee ? - Un bûcheron Canadien et un naufragé ? - Un soldat de l’armée à Bourbaki, et un armateur de navires frigorifiques ? La réponse est, mon grand-oncle maternel ! IL fut tout cela et plus encore. Une vie d’aventures, soigneusement consignées dans de petits carnets.

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TABLE DES MATIERES. - Chapitre premier. 1855- 1857. - Chapitre deuxième. 1857- 1858. Chapitre troisième. 1858 - 1860. - Chapitre quatrième. 1860 - 1861. - Chapitre cinquième. 1862- 1863. -Chapitre sixième. 1863- 1865. -Chapitre septième. 1866- 1868. .–Chapitre huitième. 1869- 1871.

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Préambule. Tout petit, à la mort d’un grand-oncle, qui me faisait très peur avec ses grosses moustaches, j’avais reçu un coffret en bois noir. A l’époque mes regards se portaient souvent sur cet objet, tant il me semblait mystérieux, tout droit sorti d’un conte merveilleux. Cet intérêt expliquait l’héritage. Hélas, avant même d’avoir accès à son contenu, quelque trésor fabuleux, à n’en pas douter, conséquence d’une énième bêtise probablement commise dans les jours précédents, l’objet me fut confisqué par mes parents. La punition m’avait parue cruelle, mais pourtant je ne mis que peu de jours avant d’en perdre le souvenir. Relégué dans un fond de grenier, il fut très vite oublié de tous. Ce n’est qu’à la mort de ma tante, en furetant dans le tri « Des choses dont il fallait se débarrasser, avant de vendre la maison ! » que je l’ai retrouvé. A l’intérieur il y avait trois cahiers noirs, dégageant une forte odeur de vieille poussière, assez incommodante. Par leur format qui n’est plus usité de nos jours, autant que par la nature de leur contenu, ils méritaient l’appellation de ‘carnets’, que spontanément je leur attribuais. Sur les pages jaunies et racornies, apparaissaient des dates et des observations écrites par ce grand-oncle maternel, Bibert Desarnaud. D’une écriture ‘pattes de mouches’, il avait consigné avant sa mort les grands épisodes de sa vie aventureuse. Partie marin, partie explorateur. Les passages qui concernaient des périodes jugées trop… personnelles, n’étaient que suggérés par des points de suspension. Écrites à la première personne, les notes ne se présentaient pas sous la forme d’un récit bien cohérent. Plutôt celui d’une sorte de trame, comme pour se repérer à travers les années et les événements qui s’y rattachaient. Pour en compléter les lacunes, j’ai souvent du recourir à la documentation de l’époque. Usant du ton d’un narrateur, je relate à la troisième personne, les avatars de ce lointain parent. Parti, à peine sorti de l’adolescence, a la recherche d’une ‘bonne amie’, une promise comme on disait dans ce temps là, injustement condamnée. En voici, ci-dessous, les tribulations extraordinaires. ___________________________________________________________


- Chapitre premier 1855- 1857. Comment un franc-comtois devint marin par amour.


Accoudé au bastingage, le vieux tirait sur sa pipe en produisant d’impressionnants bruits de sussions. Son tabac était humide, faute de téter comme un chiot il serait contraint de regagner la descente pour battre le briquet. Bon d’accord ! Mais ses efforts pour maintenir la combustion produisaient un vacarme qui couvrait jusqu’aux grincements du gréement. De plus il avait pris soin de se placer au vent, de sorte que la fumée de sa bouffarde était rabattue sur le pont et, au passage, dans les yeux de Bibert. Rien d’autre à faire que supporter. Outre que Bibert n’était que simple novice et devait le respect a tout ce qui bougeait sur le rafiot, excepté les deux mousses et les rats, le vieux avait doublé les trois caps ce qui lui donnait le droit de cracher au vent, s’il le souhaitait. Entre deux bouffées nauséabondes il grommelait dans sa barbe. Exhibant les chicots noirâtres qui lui tenaient lieu de dents, il fit un effort pour articuler à l’intention de son voisin. –Tu vois novice, ce p’tit point noir là-bas sur l’horizon. C’est un gueux qui va faire groumer l’matelot, rapporte toi s’en au vieux gabier Kherson ! Bibert écarquillait ses mirettes, le ciel était bleu et depuis trois jours ils se traînaient dans une calmasse qui semblait ne pas devoir finir. Seul, juste sur la ligne ou le ciel rejoint la mer, le tout petit nuage désigné du doigt par l’ancien paraissait bien inoffensif. Il ne lui vint pas pour autant l’idée de mettre en doute les affirmations de celui qui était chargé de lui apprendre le métier de matelot de ligne. Ils étaient ‘tribordais’ et pour l’heure occupaient leur relatif repos en vaquant aux tâches d’entretien du navire. Les marins de la bordée bâbord eux s’activaient aux travaux habituels. Sans précipitation, vu qu’ils se vautraient à moins d’un deminœud sur la nappe d’eau à peine agitée d’une ondulation mollassonne. D’autres pourtant avaient pressentis le changement de temps annoncé. Le maître d’équipage sifflet en bouche secouait brusquement l’apathie des hommes par ses modulations stridentes. Les ordres fusaient aussitôt ; –A faire monter les deux bordées ! A prendre un ris* aux huniers ! Allons, activez-vous messieurs, voulez-vous ! Si la formulation des ordres restait courtoise, le ton ne prêtait pas à équivoque. Prestement les gabiers s’élançaient dans les enfléchures pour gagner les vergues* d’où ils devraient paumoyer la rude toile de coton afin de la ferler sous les espars*. Le second avait pris place sur la timonerie pour juger de la cause de cette agitation inattendue. Bibert observait toutes ces activités avec intérêt et inquiétude. Saurait-il un jour prochain comme ces hommes accomplir sans hésiter les gestes en réponse aux stridulations du bosco ? Il voyait avec admiration chacun prendre son poste pour hâler sur les bras ou les écoutes qui permettent d’orienter les voiles. Au-dessus de lui, les gabiers agiles voltigeurs ne craignant pas le vertige, se tenaient dans la voilure pour en régler la


surface. Carguant ou larguant la toile, en fonction de la force et de la direction du vent appelé ‘amure’. Toute leur science consistait à éviter que les voiles ne s’arrachent, par trop de surface que la mature ne pourrait supporter. Ou, au contraire, profiter de la brise pour améliorer la vitesse et la maniabilité du navire. Chaque mat, chaque vergue, chaque cordage avait son emploi et ses servants. Toutes les parties d’un navire avaient pareillement un nom spécifique. La manœuvre de réduction de voilure n’était pas encore achevée qu’une bourrasque violente arrivait sur leur travers faisant frissonner la mer et arrachant les premiers embruns. Lorsque le vent s’engouffra dans les voiles, le navire frémit de la cale à la pomme des mats. Instantanément il accusa une forte gite et entama un départ au lof, que les deux matelots de barre eurent le plus grand mal à contrer. Pour le coup, officiers et hommes d’équipage, chacun avait compris. Le grain était de taille a leurs en faire baver. A la suite du vent, qui loin de se calmer prenait de la vigueur, un épais rideau noir strié de moirures plus claires, reliait le ciel à la mer. Les gabiers restés accrochés dans le gréement tentaient de regagner le pont pour prendre part aux actions les plus urgentes. Les ordres criés ne servaient à rien. Seules de courtes instructions, relayées de proche en proche, pouvaient maintenir une organisation nécessaire à la lutte qui s’engageait contre la furie des éléments. –Serrez les voiles d’étais. Les basses voiles au bas-ris ! La pluie froide et serrée frappait à son tour, les hommes qui n’avaient pu capeler leur cirage furent rincés d’importance, autant que s’ils étaient tombés à l’eau. Bibert suivait ‘son’ vieux et donnait la main pour libérer une balancine, sorte de hauban volant, coincée. C’est au moment ou le cordage se débloqua que le cri lui parvint, couvrant les fracas environnants et tétanisant ceux qui l’entendaient. Un matelot hurlait, sa jambe sectionnée au niveau du genou était emportée par la manœuvre qui filait droit vers la poulie en bout de vergue. Le bref instant de flottement qui suivi fus fatal au pauvre homme. Déséquilibré, il tomba et roula contre les jambettes de pavois. Une lame qui frappait la muraille à cet instant l’emporta dans son bouillonnement. La vague suivante ne le ramena pas à bord, il était perdu. Pas le temps de s’apitoyer, le bâtiment en abattant gémissait de toute sa charpente. On allait se ‘mettre en fuite’, courant avec la tourmente pour prendre de la vitesse. Échappant ainsi aux chocs des montagnes d’eau qui frappaient la coque avec un bruit de tonnerre, faisant rejaillir les gerbes d’eau jusqu’aux premières vergues. Vent arrière, l’impression de chaos s’atténua et les matelots surent qu’ils étaient redevenus les maîtres et qu’ils tenaient à nouveau leurs vies en main. Pas sortis d’affaire pour autant. Le danger de cette allure était qu’ils ne pourraient plus choisir une autre alternative. Repassant au vent de travers, le navire prendrait la mer de plein fouet sur son coté et risquait


de perdre sa mature. Ou pire d’engager son pavois au delà du couronnement. Les lames alors pourraient s’engouffrer par les panneaux. Les quantités d’eau qu’il risquait d’embarquer seraient tellement importantes que les pompes ne pourraient étaler. Il fallait donc essayer de ralentir la vitesse faute de quoi ils courraient le risque de planter l’avant dans la vague qui les précédait et de se trouver engagé si profondément dans la masse d’eau qu’ils seraient alors stoppés net, avant de recevoir toute la force des lames et du vent qui les poussaient. Le château arrière était la partie la moins défendue contre les vagues. Pris par en dessous la poupe risquait tout bonnement de se soulever avec pour effet d’enfoncer l’avant encore plus profondément dans la masse liquide. L’arrière rattrapait l‘avant par une courbe aérienne. Cela s’appelait ‘sancir’ en termes de marine. Situation peu souhaitable, il va sans dire. Pour soulager leurs efforts tout en restant manœuvrant, de grosses haussières étaient filées sur l’arrière lestées de futailles et pièces de bois que le charpentier du bord tenait en réserve. Ainsi freiné le bâtiment risquait moins de prendre une vitesse le rendant incontrôlable. Mais cela impliquait d’avoir beaucoup d’eau à courir. Qu’une terre ou un obstacle quelconque se dresse devant sa course, il ne pourrait l’éviter et s’abîmerait corps et bien, sans espoir d’en réchapper. Cette façon de sortir d’une tempête était tellement effrayante que les hommes de barre avaient pour ordres de ne se retourner à aucun moment, tant la vision des montagnes verdâtres qui s’élançaient, dominant le navire comme pour l’engloutir, aurait pu les terroriser. Une façon plus volontiers adoptée par les capitaines, obligatoire aux proximités des côtes à condition que leur navire soit solide et bien construit. Consistait à ‘capeyer’, faire front en opposant la proue -l’étrave et le beaupré- a la force des éléments. La barre amarrée pour que le choc frappe légèrement de coté sur la joue bien défendue de bâbord ou de tribord. Le navire luttait seul à sec de toile, dérivant parfois durant des jours entiers. L’équipage pouvait trouver un relatif abri, au sec dans les postes d’équipage. S’angoissant en écoutant impuissants le déroulement du combat de leur navire contre les forces du vent et de la mer. Avec une terrible peur au ventre, durant des heures et des heures, celle d’entendre les bruits annonciateurs de la victoire des furies marines. Puis de sentir qu’ils n’étaient plus que la proie des flots et d’attendre leur mort, inéluctable. Certains navires, de part leur conception et l’échantillonnage de leur charpente, étaient ainsi réputés pour bien tenir la ‘cape’. Mais dans la plupart des tempêtes c’est le choix de la fuite qui était choisit. D’ailleurs souvent par goût du ‘maître à bord’, qui préférait conserver l’apparence de faire route.


Presque aussi soudainement qu’il était apparu, le grain s’apaisa. Petit à petit le vent faibli tandis que la pluie perdait de sa force. La bordée de quart restât seule a la manœuvre et le capitaine fit signe au bosco de distribuer ‘la double’. Les mousses apportèrent une bassine et le Cook se chargeât lui-même de verser la ration d’eau de vie aux hommes qui défilaient devant l’entrée du poste. Les uns reprenaient leur activité tandis que les autres partaient changer de linges et prendre un bref repos. Le sifflet du maître annonça, peu après, le changement de quart. On s’occupa alors seulement de la victime, un premier matelot originaire des Charente. Un de ses amis décrocha son branle, le hamac dans lequel il prenait son repos comme tous les hommes du poste d’équipage. Son coffre fut emporté dans la batterie, pour être remis à sa famille lors du retour. Le second maître fit annoncer qu’il y aurait une prière commune pour sa mémoire, lors de l’office du dimanche suivant. Reprenant leur place de prédilections le long du bastingage, le vieux laissa tomber ; –V’là grand beau temps qui va d’nouveau nous faire bourlinguer, puisque à c’t’heure la mer se fait jolie. Y’a pas novice faut renvoyer toute la toile. Le navire veut d’la route, on lui en donnera ! C’était un bien grand discours, pour cet homme taciturne. Il ponctua sa diatribe d’un grand pet sonore et cracha par-dessus bord. Comme le vent était tombé, il n’y eu pas de dommages à déplorer. Aux coups de sifflet du bosco, Bibert suivit son mentor dans les enfléchures de misaine. Ils devaient carguer le petit hunier sur la panne tribord. Un léger noroît gonfla la voile dès qu’elle fut libérée de ses rabans. La route s’ouvrait devant eux sur l’océan à présent calmé. La Danaé était sortie neuf mois plus tôt des chantiers de Rochefort. Gréée en trois mat barque, c’est-à-dire qu’elle possédait des voiles d’étais placées entre les mats et disposées sur un plan parallèle a l’axe du navire. Les trois mats carrés ne comportaient que des voiles orientés perpendiculairement à cet axe. Les phares carrés, composés de basses voiles et de deux huniers sur chaque mat. Un grand et un petit, suivis de voiles de perroquet et de cacatois. Les voiles d’avant, focs, clinfoc et trinquette étaient endraillés sur le mat de beaupré. C’était une jolie frégate de trente-quatre mètres à la flottaison, jaugeant près de deux cents tonneaux. L’équipage officiers inclus comportait cinquante-sept hommes en incluant les deux mousses. Les mantelets de sabord indiquaient que le bâtiment avait du répondant. Armée de quatorze pièces de vingt-quatre livres plus quelques caronades, ils étaient effectivement en mesure de faire face honorablement à nombre de mauvaises rencontres. La vitesse, ainsi que la bonne manœuvrabilité de la frégate, les mettant à l’abri des trop lourds vaisseaux de ligne.


Ils avaient quitté Lorient le seize septembre 1857, à destination de l’Afrique a hauteur des côtes de Guinée. Lors de la traversée du golfe de Gascogne, profitant de la clémence de cette fin d’été, ils n’avaient eu à souffrir que de ce grain et d’un manque de vent qui retardait leur progression. Les vétérans estimaient, qu’en se traînant à cette allure ils allaient êtres contraints de faire escale, soit aux îles de l’archipel des Canaries soit aux îles du Cap-Vert. Les paris allaient bon train, d’autant que la rumeur d’une croisière de course avait pris le pas sur les autres suppositions relatives aux buts réels de leur campagne, prévue pour dixsept mois. Le ‘grand-mat’, terme traditionnel par lequel les matelots appelaient leur capitaine, était moins usitée à son bord que le familier ‘père Guil’ ou ‘le vieux’- dans la quiétude du poste, tout de même - car le maître a bord s’appelait Guillerm. Jean-Marie Guillerm était un robuste picard, âgé de cinquante-deux ans et originaire de Saint Valérie en Somme. Sa réputation, aux relents sulfureux, prétendait qu’il avait été corsaire, et même un tantinet pirate. Mais rien de certain pour cette dernière affirmation. Ce qui en revanche était avéré, était sa fermeté. Encore qu’on s’accorda volontiers à lui concéder un grand respect de la justice et de la droiture. Ces qualités étant celles que les équipages appréciaient par-dessus toutes les autres. A l’exception des officiers, le second, le premier lieutenant et l’enseigne, qui avaient commencé leur carrière dans la marine Royale, les hommes, recrutés essentiellement à l’Orient Concarneau et Brest, provenaient d’horizons très divers. Les Maîtres et seconds maîtres venaient presque tous des cap-horniers, qui naviguaient au commerce. Tandis que la plupart des hommes étaient d’anciens de la ‘grande pêche’, baleiniers et morutiers. Certains, comme Bibert, en étaient à leur tout premier embarquement. Les débuts avaient été rudes, les habitudes n’étaient pas les mêmes et les motivations non plus. Les plus aguerris ne s’inquiétaient pas, la mer allait assouplir tout ce beau monde. Le grain, assez violent, qu’ils venaient d’essuyer avait d’ailleurs commencé d’opérer la fusion de ces caractères éparts, en équipes soudées et solidaires. La vieille rivalité entre les deux bordées n’avait d’autre but que d’entretenir une saine émulation les seuls affrontements étant des compétitions de savoir-faire, vitesse et efficacité. Quand tout fut calme, la cloche venant de piquer le changement de quart sur la passerelle, le capitaine Guillerm donna ordre au bosco de rassembler tout l’équipage. Il allait donner la route et les buts de leur entreprise, souhaitant ainsi mettre un terme définitif aux racontars invraisemblables qui circulaient parmi les hommes et jusqu’aux officiers. Le ‘Grand mat’ en avait été informé et, dérogeant à ses habitudes, il prit la décision de faire lui-même la mise au point. La tache étant traditionnellement dévolue au second.


- Messieurs, nous faisons route ce jour d’Hui sur les Guinées ! Certains d’entre vous connaissent déjà. Pour les autres, qu’ils sachent que c’est la côte ou l’on charge les esclaves, le ‘bois d’ébène’. Les véritables bois précieux aussi d’ailleurs ! Nous n’allons pas nous livrer à ces genres de commerces, le navire n’est point conçu pour. Non, mais puisqu’il se trouve que depuis l’an de grâce 1833, les maudits Anglois ont déclaré cette occupation ‘hors des lois’, l’aventure va devenir bougrement la notre. Vu qu’ils menacent à présent de saisir tous les bâtiments qui s’emploient encore a la traite, nous allons proposer notre protection à ceux qui voudraient braver cette interdiction. Contre forte récompense, cela va sans dire ! L’ouvrage ne risque pas de nous manquer. Soyez rassurés, nous ne nous risquerons que sur des adversaires à notre mesure. Notre ‘Danaé file allègrement ses douze nœuds, même si nos ministres nous désapprouvent…ils ne peuvent nous rattraper ! Aux Amériques les gens étendent hardi leurs plantations et nos colons ont diantrement besoins de main d’œuvre. Nous ferons donc œuvre utile en leur permettant de produire ces épices dont nos cuisines ne sauraient se passer à présent. Quoi qu’en pense ce maudit Schœlcher qui nous marpaulte* si fort ! Je vous demande un peu, un alsacien sous-secrétaire à la Marine, pourquoi pas un nègre comme Pape ? Ces foutriquets d’hommes politiques n’ont vraiment rien entre les deux oreilles. Au retour nous protégerons pareillement les convois, jusqu’aux portes de nos rivages. C’est donc moins de commerce dont nous nous occuperons, que de notre capacité à porter des coups et affronter ceux qui voudraient nous empêcher de remplir nos bourses. Ceux qui ont déjà servi dans ‘La Royale’ vous feront faire exercices et mouvements, histoire de vous aider à faire bonne figure en cas d’engagement. Les canonniers parmi nous sont à leur fait. Ne ménagez pas votre peine cela vous permettra de ne pas queurver* trop vite ! Les gavasheux* se feront connaître, ils seront mis en réserve dans les combats. A présent retournez à votre ouvrage, Monsieur Persigny maître d’arme fera procéder aux dotations et commencera l’instruction militaire sans plus tarder. J’en ai fini, merci. Messieurs j’ai l’honneur ! … Bibert ne pouvait plus tenir en place. Accroché comme un morpion aux basques de son mentor, il le serinait par ses incessantes questions.–Enfin l’ancien, me direz-vous ce que signifie tout ce beau verbiage ! Allons-nous devenir Corsaires ? –Non point, le vieux en a-t-il soufflé mot que je n’aurais esgourdé ? Et puis ce métier est passé de mode. Des pirates, de maudits pirates voila ce que nous sommes promis à devenir si tu veux m’en croire. Et d’abord lâche-moi l’échine. Tu m’halbrene* à la fin des fins. Penaud, le jeune homme repris l’aussière sur laquelle il s’appliquait à faire une épissure. Seuls ses doigts travaillaient, son esprit était parti loin de là, dans les champs et les collines du pays de Montbéliard dont il était originaire. De cette époque, celle de sa prime enfance, il n’avait gardé que les vagues images d’une campagne verdoyante traversée de rivières et bordée de douces montagnes... Ainsi qu’un accent un peu traînant sur les


consonnes finales, dont il ne parvenait pas à se défaire en dépit de tous ses efforts. Son père, Henri-Clément Desarnaud était soldat de métier. Mort devant Sébastopol, en Crimée, en participant à une attaque avec le soixante-dix neuvième Régiment d’infanterie de Ligne, dans la nuit du 31 janvier au premier février 1855. Son corps n’avait pas été rapatrié et de lui ne subsistait qu’une plaque au cimetière local. Sa mère, habitait Fèche-le-Châtel un petit village de Franche-Comté. Elle y vivait encore, avec les sept enfants qui lui restaient, sur les onze qu’elle avait enfantés. Bibert, comme ses frères et sœurs plus âgés avant lui, était parti pour travailler dans une métairie aux abords de la ville de Dôle dès qu’il avait atteint ses treize ans. Durant trois longues années, il y reçut plus de coups que de tartines. Une grande rivière, le Doubs, passait devant la ferme. Elle rejoignait la Saône quelque part en aval. Le garçon, un soir d’orage se cacha parmi les chevaux de hallage, qui avaient leur écurie sur un chaland. Lorsqu’un palefrenier le découvrit, ils étaient déjà trop loin pour envisager de le ramener à ses patrons. Sans autres manières on se contenta tout bonnement de l’embaucher. Une paire de bras pour aider était toujours la bienvenue, même si ce n’étaient que ceux bien maigres d’un gamin mal nourri. Il y avait de l’ouvrage, et d’autres adolescents s’échinaient au dur labeur des mariniers. Le patron des embarcations s’appelait Aristide Vignol. C’était un être frustre mais d’une nature tolérante. Il tenait pourtant rigueur a sa femme de ne lui avoir donné que des filles, bien qu’il y trouva son compte en prétextant là son penchant pour le vin. La plus jeune des deux sœurs, Nicaise était une petite malicieuse qui poussait son aînée Luzette a toutes les audaces, pour en retirer le bénéfice et laisser les baffes à la grande. Très vite la petite chipie s’aperçu de l’attrait que Bibert manifestait pour Luzette et du trouble que celle-ci en ressentait. Tout au long du voyage le long des berges de Saône, les deux jeunes gens se sentaient de plus en plus complices et heureux d’être ensemble. Ce rapprochement n’était pas du goût de la petite qui n’atteignait pas encore ses douze ans et ne comprenait pas l’attirance que l’aînée pouvait éprouver pour un garçon roux de cheveux et à la figure piquetée de points de rousseur. Comme s’il avait pris le soleil à travers une passoire. Ils parvinrent à Lyon par un beau soir du mois de juin, le jour de la saint Jean. Au long des berges de Saône les guinguettes étaient bondées, par place des feux étaient préparés qui s’enflammeraient tout à l’heure. Déjà les flonflons des musiques faisaient vibrer l’air. Main dans la main Bibert et Luzette s’étaient mis à l’écart sous un muret qui bordait une vieille bâtisse. Ils y devisaient paisiblement, parlant des choses du quotidien et de la suite du voyage que le garçon découvrait. En revanche, Luzette, fille de patron marinier, faisait ce parcours depuis qu’elle était née, et elle


allait fêter ses seize ans dans moins d’un mois. Mue par une vague jalousie, contrariée d’être privée de son habituelle complice de jeu, Nicaise errait le long des caboulots, désœuvrée et maussade. Un couple qui avait pris place pour manger une friture de poisson de la rivière et boire de ce vin de Saône, si prompt à mettre les cœurs en fête, venait de se lever pour aller danser. La gamine s’approcha du banc sur lequel la femme avait laissé un sac de toile, joliment décoré de paillette en forme de fleurs. Attirée par les couleurs scintillantes, elle s’empara de l’objet afin de le mieux contemplé. Hélas, la femme inquiète sans doute de l’avoir laissé. A moins que ce ne fusse le fait de quelque malheureux hasard, tournait son regard dans cette direction. Apercevant le geste, elle se crut la victime d’un vol et se précipita derechef en poussant des hauts cris en désignant la fillette du bras. Ses gesticulations eurent surtout pour effet d’ameuter l’assistance, qui se rua dans la direction indiquée pour se saisir de la voleuse. Affolée Nicaise pris la fuite, serrant sans même s’en apercevoir convulsivement le sac contre elle. Déjà un petit groupe d’hommes que les libations avaient rendus plus fougueux que de nature, se précipitait pour trouver ainsi une occasion de briller aux yeux de leurs petites amies. La fuyarde se dirigea vers l’endroit ou elle savait trouver sa sœur, quelques dizaines de mètres seulement l’en séparaient. Elle y parvenait presque lorsque, intrigué par le charivari qui approchait, Bibert s’avança pour mieux se rendre compte de la situation. Le voyant se dresser debout face a elle, Nicaise cru qu’il avait l’intention de prêter main forte a ses poursuivants. Après une courte période de flottement, sentant la foule dans son dos elle obéi à son seul instinct et, jetant le sac, virât à angle droit pour se précipiter dans un épais fourré. Par chance il masquait une brèche dans le muret de pierre. La fillette s’y faufila et poursuivi sa course, cherchant protection et assistance sur les barges de sa famille. Ce n’est qu’après un long moment qu’elle prit conscience que personne ne la poursuivait plus. Seules les musiques des estaminets parvenaient, enjouées et rassurantes, a ses oreilles. L’enfant résolut de ne pas faire part de l’incident, le père avait la badine facile, inutile de lui donner matière à en user. Elle trouverait bien le moyen d’obtenir le même silence de sa sœur. Quant au garçon… il suivrait ! Luzette en rejoignant son ami n’eu pas le temps de voir sa sœur disparaître, mais apercevant le sac resté au sol, intriguée elle s’en empara pour l’examiner. Bibert voulu le lui prendre des mains, ayant pressenti qu’il avait à voir avec la bande d’excités qui, juste a ce moment déboulaient en braillant. Pour eux, pas d’hésitation cette fille qui tenait encore le produit de son larcin entre les mains ne pouvait être que la coupable. Celui qui tentait de lui ravir le sac était soit son complice soit un renfort venu d’une autre direction. Ils ne perdirent pas de temps à


s’interroger et voulurent, en se bousculant, s’emparer de ‘la voleuse’. Bien entendu Bibert s’interposa, commençant par tenter de repousser un grand dégingandé au regard lubrique qui gueulait plus fort que tous les autres. Son intervention eut pour effet de provoquer une brève confusion, mais il n’était encore qu’un gamin malingre et bien vite l’affaire se termina par une grêle de coups qui le laissa assommé par terre. La jeune fille empoignée par quatre ou cinq gaillards fut traînée jusqu’à la place publique. Elle allait certainement subir un mauvais parti. Par chance deux pandores qui faisaient boire leurs chevaux à la fontaine, intervinrent vigoureusement pour calmer les excités. Ils conduisirent la pauvre enfant en sûreté, au poste de police. Privé de sa distraction, la foule regagna les guinguettes, retournant à ses joies et aux danses. Oublieuse déjà de l’incident. Le préfet fut dès le lendemain informé de l’affaire, par sa femme, qui elle-même la tenait de sa lingère. –Mon ami, les mariniers ont encore causé scandale. Ils profitent de la liesse de nos populations pour se livrer aux rapines dont ils ne sont que trop coutumiers. Quand donc vous déciderez-vous à sévir contre ces gens sans attaches ? Romanichelles et gens du fleuve sont sans vergogne. Hier une bourgeoise en a été victime. Cela doit cesser ! Il faut faire un exemple ! Pour avoir trop fréquenté les salons de la comtesse de Beauregard, autrefois connue sous le nom de miss Howard, le Colonel Grenier préfet de la région, avait perdu une grande part de la fortune de sa femme dans l’affaire du Nicaragua. Il se devait donc de répondre favorablement aux desiderata de son épouse, du moins quand il le pouvait sans trop de peine. C’était le cas, les mariniers gens trop libres, étaient tenus en haute suspicion par les bourgeois des villes riveraines. Instructions furent donc immédiatement données aux magistrats d’avoir à sanctionner durement. Le crime de la veille allait servir d’avertissement pour cette racaille. Sans perdre un instant, sans avoir d’avantage cherché à s’informer des réalités de l’aventure, le colonel pu se flatter auprès de son épouse de ce que les coupables seraient châtiés « Comme ils le méritaient ! » Pour les femmes le bannissement vers les nouvelles colonies en seraient les plus douces peines, les hommes étant eux sans rémissions destinés aux bagnes de Toulon ou de Brest. Quand la famille de Luzette se présenta devant les portes de la maison d’arrêt, elle fut repoussée sans ménagements ni explications. Le sort de la jeune fille était scellé, inutile de songer à y déroger. Tout ce qu’ils purent apprendre c’est qu’elle ferait partie du prochain convoi de déportées, prostituées, voleuses et autres femmes de mauvaise vie. Probablement voués aux colonies de peuplements du Québec ou des Antilles, qui manquaient de femmes, dates et destinations non connues des argousins.


Bibert, laissé sans connaissance avait échappé à l’arrestation. Lui seul savait la vérité sur l’identité de la coupable. Pour une raison qu’il ne parvenait pas à s’expliquer, il n’avait pas dénoncé Nicaise. La cadette de son côté, s’était bien gardée de rétablir les faits dans leur vérité. Condamnant par son mutisme sa sœur à endurer les conséquences de son acte. Elle ne mesurait d’ailleurs pas l’exacte portée de son attitude. Pour elle son aînée subirait un châtiment similaire à ceux qu’elle connaissait, fessées et enfermement dans un cachot, d’ailleurs assimilé à un vague placard. Quand elle commença à prendre la véritable mesure de son attitude, il était déjà trop tard. Le jeune homme, de son côté n’avait plus qu’une idée. Apprendre dans quel institut de l’ordre des ‘Bon-Pasteur’ était détenue Luzette, et tout mettre en œuvre pour l’en faire sortir. Il s’en ouvrit à ses compagnons de travail. –Que l’un d’entre vous, un seulement ! Accepte de m’aider. Nous agirons à l’exemple de ce notaire qui en 1780 était parvenu à faire évader sa maîtresse d’un établissement du port de La Rochelle tenu par les bonnes sœurs de l’institution des ‘Dames Blanches’. –Allons, quelle est cette folie ! Se récrient t’ils tous. –Ce n’est pas une folie, je l’ai lu dans la gazette du Dauphiné quand j’apprenais à lire. D’ailleurs j’ai encore cette page, écoutez ce qu’il y est dit. Sortant une page jaunie et tache du coffre recelant ses maigres affaires, l’adolescent se mit en devoir d’en faire lecture a son auditoire. –Le vingt-huit février, un notaire du nom de Daviau c’était introduit dans le parloir de la communauté. Il avait demandé à être mis en présence de Darbelet Marie, orpheline de dix-neuf ans. Enfermée le trois février pour prostitution, sur dénonciation de son tuteur. La sœur s’y refusant, le notaire s’obstina et menaça d’enclencher une lourde procédure judiciaire si la fille ne lui était pas amenée sur-le-champ. Allant jusqu’à menacer de traîner le couvent devant le parlement. Car il affirmait « savoir parfaitement comment les femmes qui leur sont confiées sont maltraitées, battues, humiliées, enfermées dans des chambres sans fenêtres et laissées sans nourriture pendant des journées entières, soumises au vice des religieuses les plus indélicates. Ce qui se sait sur toute la place de La Rochelle par le bruit public de celles qui en sont ressortis. » La sœur finit par céder et amener la pénitente à l’homme, qui dévoilant son coup monté la menaça avec une arme, avant de s’enfuir avec sa maîtresse… Vous voyez, ce n’est pas compliqué ! Passé les premiers instants nécessaires pour bien assimiler le récit, la réaction fut unanime. –Folie ! Un notaire ou pourquoi pas un juge, oui eux auraient peut-être des chances. Mais nous, regarde-nous. On ne nous laisserait même pas seulement franchir la porte !


Dépité Bibert dut en convenir. Abandonnant ce fol espoir il ne lui restait qu’une solution, partir. S’en aller pour retrouver son amie, fusse à l’autre bout du monde. Sa décision arrêtée, rien ni personne ne purent l’en faire démordre. Au petit matin, ému, il prit congé des uns et des autres. Pour raffermir sa détermination, il fit serment de revenir accompagné de Luzette ou de périr en chemin. Le père Vignol lui remit une petite bourse, écrasât une larme, lui frappa dans le dos et lui souhaita bonne chance. La mère et les autres, parentés ou employés, se cotisèrent pour augmenter ce maigre viatique. Un breton, ancien colon de Louisiane, lui expliqua qu’il devait se rendre dans un port de l’atlantique, Brest, La Rochelle ou l’Orient, pour chercher un bosco* disposé à l’embarquer. Suprême cadeau, il lui offrit son vieux livret d’inscrit Maritime, en lui recommandant plusieurs de ses anciens camarades, avec le vœu qu’ils soient toujours en vie et qu’ils puissent lui venir en aide. –Je suis encore connu par certains vieux capitaines, recherche le Tage, le Thabor ou l’Arabia. Ce sont leurs bâtiments ! Montre-leurs mon livret, moi je n’en ai plus l’utilité. J’espère qu’il te sera utile et qu’il te portera chance. Adieux m’in gars ! Bibert se mit en route en profitant d’une carriole qui ‘montait’ sur Paris. Une heure avant le départ prévu, tandis que les premières lueurs de l’aube se discernaient à peine, Nicaise l’attendait à l’écart, alors qu’il revenait de sa toilette. Elle prit rapidement la parole après s’être assuré qu’ils étaient bien seuls. –Pardon, grand merci de ne m’avoir dénoncée. J’ai tellement honte, savez-vous ! Voici un bijou qui me vient de ma marraine, une bague sertie d’un rubis de grande valeur. Sert-en pour sauver ma sœur, puisse t’elle me pardonner un jour. Si vous ne revenez pas je crois que je préférerai en mourir tout de bon. En larme elle se jeta au cou du garçon et l’embrassa à s’en éclater la lèvre. Surpris il se laissa faire, bien qu’il ait ressenti une profonde rage à l’encontre de cette gamine dont l’acte, bien sur irréfléchi, s’avérait entraîner d’aussi graves conséquences. Sans un mot il la repoussa doucement et pris son léger baluchon pour gagner la grand route et attendre le passage du coche. En route pour un périple qui le mènerait de l’autre coté de la France. Avec un sourire sans joie, il pensa qu’il allait lui falloir partir plus loin, beaucoup plus loin, jusqu’au-delà de ces mers lointaines dont il ne se faisait, jusqu’à ce jour, qu’une très vague idée. A Joigny Bibert du changer de moyen de transport. Un coche d’eau allait l’emmener jusqu’aux portes de la capitale. Il aurait souhaité profiter de ce, tout nouveau, chemin de fer. Mais il n’avait pas d’argent à investir dans le prix d’un billet sur le tronçon déjà ouvert au public, de Saint-


germain à Paris. Et puis, il avait un peu peur de ce monstre dont il avait vu les illustrations dans un bureau de poste. Descendu à Alfortville, il lui fut facile, grâce à la recommandation du père de Luzette de trouver à s’embarquer sur une péniche qui prenait du fret pour Rouen. Fort de son expérience, le garçon pu donner la main. En participant aux efforts des mariniers, il lui devint aisé de gagner leur amitié. Le trajet fut court, il n’entrait pas dans ses intentions de séjourner dans la capitale. Jugée trop peu sure et agitée par d’incessants troubles politiques. Il allait se contenter de la traverser, en admirant ses splendeurs depuis la Seine. Aux portes de Rouen, ses nouveaux compagnons lui indiquèrent une place. De ce lieu partaient les coches, il lui suffirait de demander celle qui pourrait le mener à Nantes. Arrivé dans ce grand port il lui serait sans doute possible d’obtenir les renseignements dont il avait besoin pour la suite de son entreprise. Effectivement, descendu à la halle aux grains il aperçu tout de suite les matures qui se dressaient le long du quai de la fosse. Son cœur se mit à battre lorsqu’un porte-faix lui indiqua le ‘Tage’, le trois mats-carré était en radoub. Mis en présence de son capitaine qui observait les travaux depuis le quai, il obtint sans difficulté, après s’être présenté, une adresse et des conseils.–Au temps ou je n’étais encore qu’un jeune et pauvre second-maître, mon hôtesse la belle Madame Rose hébergeait d’anciennes ‘Pénitentes’ sorties des maisons tenues par les ‘Dames blanches’. Si, par Dieu, elle est toujours en vie, tu en obtiendras des informations de première main. Surtout recommande-toi bien de moi Jacques-François de la Boucherie, sinon elle te claquera la porte au nez. Allez file-y vite, et… bonne chance mon garçon ! L’auberge ne payait pas de mine, tous les bâtiments de cette fin de quais sur les bords de Loire, semblaient pareillement décrépis et menacer ruine. En façade l’enseigne pendouillait, ne tenant que par la rouille. Du texte d’origine « Le Chien qui rit » ne subsistait que quelques lettres Il fallait connaître le lieu ou disposer d’une imagination très riche pour savoir de quoi il retournait. La pièce ou il pénétra suscitait davantage des envies de fuite que de s’attarder. Madame Rose avait rendu son tablier mais pas son âme à Dieu ou à son compère le Diable. Assise près d’un poêle dans le fond de la salle, elle bavait tranquillement sur son menton tout en chiffonnant dans ses mains agitées de tremblements incessants, un mouchoir dont elle semblait complètement avoir oublié l’utilité. Surmontant sa répugnance, Bibert s’employait à répéter patiemment ses questions. Malgré tous ses efforts, il ne parvenait à rien éveiller dans cette conscience en berne. La nouvelle patronne des lieux, une grosse femme qui lui avait a contrecœur indiqué l’aïeule, en poussait de petits gloussements de joie mauvaise. Un homme assit dans l’ombre la fit taire


d’un ordre bref. Il fumait une longue pipe, un pot de vin posé devant lui. Le jeune marin ne l’avait pas remarqué en entrant dans la pièce sombre et enfumée. La grosse souillon s’éclipsa et l’homme interrogea d’une voix éraillée. –Quel est ton problème mon gars ? Tu poursuis donc une gueuse à ce qu‘il m‘en semble ! J’ai aussi entendu que tu te recommandais du JeanFrançouai. C’est une bonne référence si par extraordinaire je peu t’apporter aide ou conseils, n‘hésite donc pas ! –Grand merci monsieur, je ne sais que faire. Ma mie a été arrêtée par erreur et sera conduite, dans quelque couvent que j’ignore, pour y attendre d’être embarquée de force pour nos colonies. Je cherche à savoir où, afin de la retrouver, fusse au Diable Vauvert, et de la sauver ! –Rien que ça ! Laisse-moi te dire, garçon, que je te trouve bien inconséquent de confier ainsi tes projets au premier venu. Continue comme cela et tu ne tarderas pas à tâter de quelque corde ou du cachot… Ta belle, faut te faire une raison, semble promise à devenir une de ces ribaudes à l’image de celles que tu peux contempler céans. Encore que chez les sauvages elle puisse se retrouver femme de roi. Bien sur parmi une bonne centaine d’autres, dans un de ces gynécées aussi appelés harems et qui foisonnent là-bas. Si tu as pour deux sous de raison, rentre chez toi et tire un trait sur cette affaire. Ce n’était évidemment pas le genre de langage que Bibert avait envie d’entendre, il se leva brusquement. –Allons, assied-toi ! Veux-tu donc en découdre avec Isidore Kerohet, un homme qui a traîné son sabre sur les sept mers et les cinq océans ? Calme-toi et puisque tu ne semble pas disposer à entendre sagesse, faismoi plutôt le complet récit de tes malheurs, puisque aussi bien tu m’en as déjà baillé un joli morceau. Bibert, ainsi vertement rappelé aux rugosités des relations humaines, entrepris de retracer la chronologie des mésaventures de Luzette. Pour la première fois, en racontant son histoire il pu prendre véritablement la mesure de sa faiblesse et des difficultés qu’il allait devoir affronter. Armé du seul soutien de sa volonté et de ce sentiment, qu’il ne savait même pas appeler amour, pour sa jeune amie. A la fin de sa tirade, Isidore resta silencieux plongé dans ses réflexions. Brusquement il reprit la parole. – Revient demain, j’ai à faire. Ne dors pas ici mais va prendre un lit a la ‘Maison du marin’. Tout le monde te l’indiquera et tu y seras tranquille. Retrouve-moi, passé la mi-journée, à bord de la ‘Sémillante’ qui est au quai de la fosse. As-tu de l’argent au moins ?


–Oui merci, j’ai été cadeauté d’un petit pécule qui va me suffire pour encore quelque temps. –Bien a ton aise, a demain donc. Et soit un peu plus prudent, ne te confie pas au tout venant comme tu viens de le faire ! Occupé à dîner d’un quignon de pain agrémenté d’un oignon et d’un hareng puant l’huile, Bibert observa du coin de l’œil que les tavernes se vidaient de leurs chalands. Signe certain qu’il était passé l’heure du repas de midi et que celle de son rendez-vous était arrivée. En montant la coupée de la goélette, qu’il avait abondamment observée plus tôt en matinée, il aperçu Isidore qui se tenait fièrement campé aux cotés d’un personnage, coiffé d’un chapeau à plumet, démodé depuis plus d’un siècle. Le drôle devait être quelque haut personnage, peut-être même le capitaine. En tout cas c’est sur le ton du commandement qu’il cria au matelot qui barrait le passage, d’avoir à s’écarter pour laisser Bibert les rejoindre sur la dunette. Quand ce fus fait, Isidore se tourna vers son commensal et entrepris avec une emphase affectée de faire les présentations. –Cap’tain, voici mon p’tit protégé ! P’tio, tu as devant toi le plus fameux écumeur d’océan que la terre de Groix ait jamais produit. Laurent-Marie Guéran, plus connus sous le nom de ‘Pented’ ! Mon garçon, mettant à profit les relations de cet homme d’honneur, j’ai pu consulter les lettres d’embarquements au titre de l’administration pénitentiaire. De tous les navires de ligne en partance dans les prochains mois, un seul concerne des femmes. La ‘Vaillante’, armement de la compagnie des Indes Orientales à destination de l’île Bourbon ou peut-être de l’île de France, les deux destinations sont prévues. Le départ est prévu de Toulon, mais à une date qui n’est pas encore fixée, car un détachement de ’marsouins’ d’Infanterie de Marine, venant de Fréjus doit y prendre place. Voilà, qu’en dis-tu ? –J’en dis, que je ne sais comment vous exprimer ma gratitude. Avec votre permission, je m’en vais donc prendre la route de Toulon et tenter de me faire admettre sur ce navire. –Que non point ! Tu peux m’en croire moussaillon, te voici, ici à Nantes, presque rendu. Cherche un embarquement et retrouve ton amourette audelà des mers. A Toulon on ne te laissera embarquer en aucune qualité, nous n’y pourrons rien pour toi malgré notre parti de le faire. De l’Orient, en revanche, La Danaé, une belle frégate, s’apprête à prendre le large sous peu. Nous allons te recommander au capitaine Jean-Marie Guillerm. Puisque tu as déjà une expérience de la vie à bord et vu ton âge trop avancé pour faire mousse, tu seras novice. Surtout ne souffle rien de ton dessein, et tien ta place pour ne pas nous trouver pesneux* de t’avoir soutenu.


Bibert, du haut de ses dix-sept ans avait encore une âme d’enfant. Il ne pu rien répondre sous peine de laisser éclater les sanglots nés de la vive et profonde reconnaissance qu’il éprouvait pour ces hommes, rudes mais dont le cœur était tellement grand. Ceux-ci comprirent et se gardèrent d’insister. Prétextant avoir à s’entretenir en aparté, ils quittèrent la dunette laissant l’adolescent réprimer seul son émotion. Une semaine plus tard il posait son sac a bord de la Danaé et apprenait qu’il était placé sous la tutelle d’Yvon Kherson, premier matelot, gabier d’empointure et deux fois cap-hornier.

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- Chapitre deuxième 1857- 1858. Comment un marin Franc-Comtois devint planteur par amour.


Tout à sa joie d’être inscrit au rôle d’équipage, le novice Bibert ne s’était pas soucié outre mesure de la destination de sa croisière. Pour lui, venu des vallées entre Vosges et jura, une île restait une île ! Que ce soit celles des Antilles ou celles des Mascareignes lui semblait de peu d’importance. Quand il avait fini par comprendre, avec l’aide des vieux bourlingueurs du bord, qu’elles ne se trouvaient pas du tout dans le même océan. Qu’un cap redoutable séparait l’Atlantique de l’Indien et que les intérêts économiques de l’armement n’avaient rien de commun avec les affres d’un matelot en mal d’amour. Il était beaucoup trop tard pour espérer porter remède à la situation avant la fin de la course, dans plus d’un an et demi. Atterré il s’interrogeait sur le sort de celle qui occupait toutes ses pensées. Luzette, sa petite payse, n’allait’ elle pas croire qu’il l’avait abandonnée ? Pour faire taire sa peine et engourdir son esprit il s’obligeait à endurcir son corps, se donnant sans réserve au périlleux exercice de son métier. Les entraînements militaires, fort peu apprécié par les matelots, avaient cependant réussi à capter son intérêt. Principalement du fait qu’il ne s’y révélait point trop malhabile. Les encouragements de son maître d’armes furent grandement cause qu’il se sente enclin a approfondir sa maîtrise, au sabre comme au maniement des armes à feu. Parvenu en vue des côtes du Sénégal il était en passe de figurer parmi les meilleurs bretteurs du bord, bénéficiant aussi d’une très bonne place parmi les tireurs au fusil et au pistolet. Avant de toucher terre une autre épreuve les attendait, un vent de sable appelé Harmattan s’abattis sur eux. Au simple étonnement du début succéda rapidement une peur quasi superstitieuse. Puis bientôt ce fut une vrai panique qui s’empara de l‘équipage. Surtout parmi les hommes qui n’avaient jamais encore affronté semblable phénomène. La frégate fut contrainte de tirer des bords durant le reste de la journée et toute la nuit suivante. La cote basse et sablonneuse qui s’étend sur six cents kilomètres depuis la Mauritanie constitue un redoutable piège. Il n’était pas question pour le prudent capitaine J. M. Guilhem d’embouquer la passe d’entrée du fleuve Sénégal sans visibilité. Quand le vent tomba à l’aube du lendemain, un pilote vint guider la manœuvre pour aider le navire à prendre place le long d’un quai. L’équipage pu constater qu’ils n’étaient pas sur la berge mais au milieu du fleuve, sur une île appelée N’dar par les indigènes. Le ‘père Guil’ avait choisi ce lieu pour faire relâche, de préférence a Gorée trop fréquentée par les navires de ligne pour son gré. Par bordées et encadré d’un maître d’équipage, les hommes purent se rendre à terre pour s’y changer des gourganes du bord et prendre quelques distractions. Depuis son occupation en 1659 sous le règne de Louis XIV, le gros bourg nommé Saint-Louis-du-Fort, n’avait cessé de vivre des époques agitées. A compter de 1854 sous la ferme


direction du nouveau gouverneur monsieur Faidherbe, polytechnicien et officier du génie, les dix mille habitants, soldats, colons, Africains et métis, avaient vécu dans une relative tranquillité. Après l’abolition de l’esclavage en 1848, seule la politique expansionniste de l’Angleterre avait convaincu le gouvernement d’écarter l’idée de l’abandon pur et simple de ce poste ainsi que de celui de Gorée. Dés lors, rassurée sur son avenir, la petite colonie vivotait. Un pont était en voie de construction pour relier l’île à la rive et une cathédrale avait déjà été édifiée. Déambulant le long des rues, la démarche chaloupée pour cause d’un mal de terre tenace, Bibert fut d’emblée ébloui par les belles ‘signares’, ces femmes métisses élégantes et raffinées. Le vieux Kherson le ramena aux réalités du moment. Un matelot en escale n’à pas le temps de batifoler dans le beau linge. Accompagnés de quelques amis, ils ont choisi de rester groupés sous sa conduite de l’ancien qui a déjà relâché dans cette ville. –Allons à l’auberge du fils au Louis Caulier. C’est la meilleure de toute cette contrée. Par le pont de la geôle nous pourrons ensuite rendre visites aux filles du quartier de Sor. Rappelez-vous que la coupée sera close passé la mi-nuit. Sortant de la case ou l’avait entraînée la jeune noire qu’il avait choisie dans le salon d’un des nombreux lupanars locaux, le jeune marin se retrouve seul. Ses compagnons sont, soit occupés avec leurs propres putains, soit partis vers d’autres lieux de débauche. Le quartier regorge de ‘tables de jeux’ ainsi que de maisons ‘spécialisées’, offrant jeunes garçons ou filles impubères. L’entendement perturbé par les excès de boissons frelatées, Bibert s’engage dans les ruelles sombres en direction, présumée, du pont qui lui permettra de retrouver les quais et son bâtiment. Préoccupé d’un mal de tête qui semble se faire plus pressant de minutes en minutes, il ne remarque pas tout de suite l’attroupement de quelques formes qui s’agitent dans un renfoncement obscur. Des ahanements suivis de plaintes étouffées lui font brusquement prendre conscience qu’une méchante échauffourée si déroule. Un homme est en train de se faire rosser par deux brutes, qui semblent acharnées à lui faire un mauvais parti. Oublieux de sa migraine et des risques encourus, Bibert n’écoutant que son courage se lance furieusement dans la mêlée. Mettant à profit l’effet de surprise, il envoi bouler à terre l’assaillant qui lui tourne le dos. L’autre, passé le premier instant de stupeur, hésite, sort un couteau, mais comprenant que la bagarre avait réveillé le voisinage, juge plus salutaire de prendre la fuite. Son complice ne demande pas son reste pour lui coller aux tallons, ils disparaissent promptement dans l’obscurité silhouettes sombres sur fond noir. Ce dénouement fait bien l’affaire du


jeune matelot qui commençait à s’inquiéter d’avoir à affronter une lame a mains nues. Il aide la victime à se redresser. L’homme bien que mal en point, ne semble pas présenter de trop graves blessures. L’un soutenant l’autre, ils se dirigent vers une porte qui c’était ouverte, expliquant sans doute le soudain renoncement des agresseurs. Sur le seuil, un gros noir tenant une lanterne les observe sans mot dire. Satisfait ou rassuré par son examen, il leur fait signe d’entrer dans sa pauvre case. A l’intérieur une femme suivie d’un nombre indéterminé, mais conséquent, d’enfants de toutes tailles se tiennent à les observer, bouches et yeux grand ouverts. Quelques mots de leur hôte et les enfants laissèrent retomber la natte tressée qui servait à séparer la ‘chambre’ du reste de l’unique pièce. En gloussant, la femme apporta de l’eau et s’activa à nettoyer le visage du blessé. Certaines vilaines estafilades du cuir chevelu allaient certainement nécessiter l’intervention d’un médecin. Mais dans l’ensemble l’homme s’en tirait plutôt bien, aucunes fractures ni plaies vraiment profondes. Surmontant la prostration consécutive au choc de l’agression, il remercia le couple d’africains avant de se tourner vers son sauveteur. – Monsieur vous m’avez sauvé la vie, ces malandrins avaient la ferme intention de me l’enlever. Acceptez ma gratitude. Je suis votre obligé, chevalier Crouy-Châtel, pour vous servir. Puis-je savoir en retour à qui je dois d’être encore de ce monde ? –Laissons monsieur, je n’ai fais que mon devoir en rétablissant l’équilibre des forces. Mon nom est Bibert Desarnaud, je suis jeune novice à bord de la Danaé, en escale dans votre ville. Si vous le voulez bien, cet homme va nous guider pour sortir de ces parages mal famés. Vous avez besoin de soins, et je dois regagner mon bord sous peine de punition. –Soyez sans crainte, j’ai l’honneur d’être en visite chez monsieur le gouverneur. Un mot à votre capitaine et la punition deviendra récompense. Je ne peux faire moins pour remercier votre courage. Sous la conduite du Sénégalais, qui reçu une petite bourse pour ses services, ils parvinrent sans autres difficultés jusqu’aux approches du pont. De là ils n’eurent plus aucun problème pour regagner leurs destinations respectives. Fort heureusement, à bord de la frégate des instructions avaient été données par le ’père Guil’ pour assouplir les consignes du bosco chargé de la discipline. De ce fait il fut loisible au retardataire de regagner son hamac, sans autres inconvénients que sa migraine qui n’avait pas été dissipée par les dernières tribulations, bien au contraire. Il se garda de souffler mot de son aventure nocturne en retrouvant ses camarades de travail. A la vérité, le jeune matelot avait relégué cette péripétie à l’arrière plan de ses préoccupations. Son sentiment de culpabilité s’accroissait proportionnellement a la durée de


leur inactivité. Il en venait à perdre le goût du boire et du manger. Son humeur restait sombre même lorsque, comme actuellement, ils étaient regroupés sur le gaillard d’avant. Ces moments de détente étaient occupés à fumer, discuter mais surtout à écouter puis reprendre en cœur les chansonnettes romantiques qui composent le répertoire des hommes d’équipages de toutes les marines du monde. L’une d’entre elles avait les faveurs du bord et Bibert à l’accoutumé aimait volontiers se joindre à la bonne humeur des paroles en patois créole, chantées sur un air lent évoquant la douceur des îles. Machinalement il se prit à en fredonner les paroles. Aussitôt un harmonica sorti d’une poche et les autres marins reprirent en chœur la naïve ritournelle. Mettait sa chaloup’ à l’eau, matelot cassa sa bras, m’entendi-vous ? Et si toi ti moqu’di moi, moi j’mi moqu’di vous ! L’chirurgi qui était là, il voulé couper sa bras… Matelot ni voulut pas, a la foire y s’en alla… Et c’est la qu’il acheta, une pipe et du tabac… Ca lui a remis sa bras, mon histoire il finit là… M’entendez-vous ? Et si toi ti moqu’di moi, moi j’mi moqu’di vous ! Égayés par ces vers apocryphes, placés sur la musique d’une très vieille ballade. Apprise, à ce qu’il se disait, des insulaires recrutés pour les manœuvres de chargement et déchargement entre les navires et la côte. Ils en étaient tous à rigoler, reprenant le refrain en cœur et se tapant sur les cuisses. Brusquement le silence se fit lorsque le second en personne, vint prévenir Bibert que le capitaine Guilhem l’attentait toutes affaires cessantes sur la dunette. Sous les regards étonnés de ses camarades, le novice emboîta le pas à l’officier. L’événement était suffisamment exceptionnel pour que le garçon en conçoive une légitime appréhension. Sa bordée n’était pas de quart et l’idée d’une mauvaise nouvelle provenant de sa famille ou pire, de celle de Luzette, était la seule explication rationnelle qu’il pouvait trouver à cette inhabituelle procédure, véritable entorse au rigide règlement du bord. En temps normal, les officiers chargeaient le Bosco de ce genre d’office. Montant l’escalier, coté bâbord comme il se devait, Bibert éprouva un soulagement immédiat en découvrant monsieur Crouy-Châtel aux cotés de son capitaine. Ce n’était que cela... Impressionné tout de même, il s’arrêta en haut des marches. Le second le poussa dans le dos en s’esclaffant. –Allez-y, puisqu’on vous a expressément fait mander. -Messieurs, voici votre jeune héros ! Accompagnant sa tirade d’une courbette, qui devait à ses yeux avoir valeur de révérence, l’officier s’effaça pour ouvrir avec ostentation la porte qui donnait dans la salle des cartes. La petite assemblée y pénétra toute entière. Bibert suivit le mouvement, mais parvenu devant la grande table hésitât à prendre place. Percevant son embarras le chevalier lui


désigna une place sur le banc qui lui faisait face, puis il prit la parole. –Il ne m’appartient point de tenir céans un autre rôle que celui d’humble débiteur. De mon hôte, le commandant Guilhem, mais aussi de mon sauveur, le brave Bibert. A ce titre, je vous prie capitaine de vouloir bien nous tenir informé de vos récentes décisions ! –Hum ! Bon, certes. Soyez remercié de votre politesse qui n’a d’égale que votre modestie. Pour ce qui concerne la Danaé apprenez, je m’adresse spécifiquement à mon second, que nos plans sont bouleversés ! Apprenez, monsieur que nous sommes affrétés par le gouverneur, dont monsieur Crouy-Châtel est le représentant parmi nous. Nous allons en conséquence hâter nos préparatifs pour être en mesure de faire route le plus rapidement possible. Notre nouvelle destination vous sera révélée après l’appareillage, pour des questions de… discrétion et à sa demande expresse. Rassurez-vous, monsieur mon second ! Point de danger a notre expédition, notre cargaison à ce qu’il m’a été donné de comprendre, consiste en plants de végétaux destinés à introduire un nouveau type de cultures. Les intérêts et désirs de notre affrètement sont clairs pour ce qui est de cette croisière. Il nous sera toujours loisible de reprendre le programme initial dès notre retours. Bien, heu ! Pour vous matelot Bibert, apprenez que vous quittez les rangs de l’équipage pour compter parmi ceux… de nos passagers. Belle promotion, monsieur le chevalier vous en fera le détail. Je vous remercie de votre attention, maintenant, veuillez m’excuser mais j’ai des ordres et des dispositions à prendre. Au plaisir, messieurs ! Visiblement échauffé par cet exercice oratoire peu dans ses habitudes et ses goûts, le maître des lieux ne s’embarrassa pas de dissimuler qu’il avait envie de passer à autre chose. Ce qu’il fit derechef laissant le second à ses devoirs et les deux autres protagonistes a leurs mutuelles réflexions. Encore sous le choc de ce qu’il venait d’entendre, le jeune matelot balançait entre la colère que l’on disposa ainsi de sa vie sans même le consulter, et l’inquiétude de ce qui pouvait se dissimuler derrière ce singulier changement de condition. Le chevalier, devinant sans doute la nature et la violence des émotions ressentie par le jeune homme, lui passa un bras sur les épaules et l’engagea à le suivre. Sur le quai, en bas de la coupée un fiacre était en attente. Dédaignant d’y prendre place, le chevalier se dirigeât vers un amas de ballots. Ils s’y arrêtèrent, a l’abri de toutes oreilles indiscrètes. Précaution superfétatoire, car aucuns des deux ne se décidait à entamer la confrontation. La fougue de la jeunesse eut cependant raison de la détermination du marin qui ne pu contenir davantage son mécontentement. - Enfin, monsieur, me direz-vous ce que signifie ? Croyez que si j’avais pu prévoir que mon intervention aboutirait


à me faire perdre ma place et mes amis, je vous aurai laissé à votre destin ! Qu’attendez-vous de moi, en vérité ? –Désolé vraiment, mais je n’avais pas songé que vous puissiez le prendre en mauvaise part. Je souhaite simplement vous manifester ma reconnaissance de manière plus concrète que par de simples louanges ! Il se trouve que j’ai pris la liberté, pardonnez-moi encore, de m’informer à votre sujet. Ce que j’ai appris est tout à votre honneur, cela m’a conforté dans l’idée qu’une gratitude exprimée sous forme de monnaies sonnantes, n’aurait pas davantage trouvée grâce à vos yeux. J’ai de grands projets, et j’aurai assurément besoin d’hommes tels que vous pour les mener à bien. Vous êtes jeune, cela est un fait mais n’est point une tare. Dès sa sortie de terre, l’arbre pousse droit ou tordu, c’est la loi de nature. Ceci étant, vous êtes encore libre de vos choix. Si vous refusez ma proposition, je gage que le ‘père Guil’ ne fera pas de difficultés pour vous maintenir dans votre position pour cette campagne. Réfléchissez, monsieur Bibert nous avons jusqu’à l’appareillage prévu dans deux jours. Moi je vous donne jusqu’à demain avant vêpres. Je dois m’occuper de l’installation de ma fille, qui sera du voyage avec sa gouvernante. Cela vous étonne, Virginie tient fonction de secrétaire et m’assiste en tout. Faites de beaux rêves et ne prenez plus de risques en vous égarant dans les bas quartiers… Je ne serai pas toujours là pour vous aider à en sortir indemne ! Dans un grand éclat de rire, il se dirigeât jusqu’au fiacre, et s’y engouffra. Le cocher claqua de la langue. Bibert regagna son bord, songeur mais finalement pas mécontent que les choses bougent un peu. Les matelots du gaillard d’avant connaissaient à présent l’aventure et ce qu’ils appelaient « la bonne fortune », du novice. Tous, du bosco aux moussaillons, avaient été unanimes pour l’encourager à s’engager dans la voie de l’opportunité qui se présentait à lui. Le vieux Kherson avait donné sont avis en dernier, a sa manière, rugueuse. –Un embarquement ça se retrouve dans tous les ports du monde, mon boué ! Pisque la terre est soi-disant ronde, tu pourras toujours nous chopper au passage. Pour dissimuler ses sentiments il avait hélé le gars Camus, grande gueule mais bon chanteur. Sur tous les navires de pays ayants une tradition maritime, les chants répondent au besoin de synchroniser les efforts. Entonné par des personnes n’ayant pratiquement pas de formation musicale, la structure en est nécessairement simple. Mélodie facile a mémorisé et paroles faisant référence au milieu marin. Une suite de couplets, entrecoupés d’un refrain ou une phrase reprise en leitmotiv. L’instrument essentiel est la voix, dont le tempo accompagne l’effort à fournir. Chansons à hisser, au rythme du roulis un meneur lance un ou deux vers, un chœur lui répond par une phrase qui varie peu. A virer, sur


une cadence de marche rapide, il faut ‘virer’ l’ancre au cabestan, l’air et souvent joyeux. A ramer ou ‘nager’, lentes répondant aux mouvements des avirons, elles sont plutôt tristes. Pour les chants de détente, accordéon, violon, viennent renforcer les mélodies nostalgiques ou grivoises. Navigant plein sud, la frégate taillait sa route vers le cap des tempêtes, la pointe extrême du continent africain. Depuis une semaine qu’ils étaient sortis du fleuve Sénégal, chacun avait pris peu à peu ses marques. Bibert avait attendu sa rencontre avec le chevalier pour lui faire part de son acceptation pleine et entière et ainsi se mettre à sa disposition. Mettant toutefois une seule mais impérative condition à cet engagement, celle de pouvoir prêter main forte à ses camarades gabiers en cas de nécessité. La demande, acceptée sans tergiversations, il fut alors mis en présence de mademoiselle Virginie et de son chaperon Louise. La jeune fille avait à peu près le même âge que le garçon. Pas vraiment jolie mais gracieuse et dotée d’une grande vivacité d’esprit, dont elle usait sans vergogne pour imposer ses vues a son entourage. C’était elle qui allait devoir inculquer les notions indispensables au nouvel état de Bibert. Cette situation n’étant pas de son goût, il battait froid son futur professeur et en venait déjà à regretter d’avoir accepté sa nouvelle charge. Heureusement, la prompte communication de leur destination lui fit oublier ses sombres pensées. L’île Bourbon, ils allaient s’installer sur le lieu même de la déportation de son amie Luzette, la chance était avec lui ! Laissant librement vagabonder son imagination, il se voyait, important personnage, retrouvant la jeune femme et l’épousant. Après quelques années, fortune faite ils rentreraient avec leurs enfants, acquérir un domaine en Franche-Comté ou ils vivraient heureux. Ce doux songe fut brusquement interrompu par le tapotement d’un doigt ganté de blanc sur son épaule. Il sursauta, comme pris en faute puis réalisant que ce gant ne pouvait qu’être une parure de demoiselle, se leva pour saluer la péronnelle. Étouffant un petit rire derrière sa main, agitant un éventail d’ivoire de l’autre, elle le toisait. – Alors monsieur ! Père me dit que vous lui avez sauvé la vie mettant en fuite toute une escouade de ruffians enragés à sa perte ! Il me dit aussi que vous avez moult connaissances en agriculture et que vous lui serez d’un précieux concours sur nos terres. Je ne suis pas en mesure de porter un jugement sur vos qualités et les appréciations de mon père. Quoi qu’il en soit, j’ai été chargée de vous instruire de notre situation et de nos tenues sur l’île Bourbon. Si cela vous est agréable nous pourrions convenir de nous retrouver dans le petit salon ou nous prenons d’ordinaire nos repas du lever. Disons… deux heures dans la matinée. A moins que cette charge ne soit trop lourde pour vos méninges ? Peut-être préféreriez vous


fractionner en n’utilisant qu’une heure après le deuxième quart (Huit heures.) et une autre au mitant de l’après-midi ? Je ne voudrais pas outrepasser vos possibilités intellectuelles ni vous infliger de trop lourdes épreuves. Rouge comme une pivoine, le jeune homme perçu parfaitement l’ironie dissimulée dans ces propos. Il dut faire effort pour se contenir et ne pas répliquer trop vertement. Mettant à profit ce bref instant, la finaude heureuse d’avoir atteint son but, se garda bien d’attendre une réponse et tourna prestement les talons en en se contentant de lancer, comme une dernière pique, un lacunaire. –Prenez votre temps, nous avons toute la traversée pour ce faire. Vous voudrez bien informer mon père de votre décision… si vous en prenez une ! Rageur, Bibert la regarda s’éloigner rieuse, au bras de sa duègne. Décidément cette fille dotée par sa naissance de tout le luxe et les facilités de l’existence, lui portait sur les nerfs. Quel contraste avec sa douce et courageuse Luzette. Le monde est mal fait, découvrit’ il. Le passage de la ligne avait bien sur donné lieu aux traditionnelles festivités. Le capitaine, déguisé en dieu Neptune, présidait de la dunette les baptêmes qui se déroulaient sur pont. Du pied de grand mat jusqu’à l’entrée du poste d’équipage, des prélarts en toile suifée formaient un bassin remplit d’eau de mer. Ceux qui franchissaient l’équateur pour la première fois s’y voyaient précipités depuis une estrade. Vêtus d’une unique pièce d’étoffe qui leur ceignait les reins, ils avaient autant à faire pour préserver leur pudeur, que pour parvenir à s’échapper de ces curieux fronts baptismaux. D’autant que les anciens, répartis sur tout le pourtour de la pièce d’eau, s’efforçaient de les empêcher de sortir. Seul un étroit passage était intentionnellement laissé libre. Il formait un couloir dont le plancher avait été revêtu de mélasse. Cette délicate attention provoquait chutes et glissades, qui enchantaient les spectateurs. Pour ce ‘baptême’ ils n’étaient que trois à bord, un mousse, le chirurgien et Bibert. D’emblée le mousse ne c’était pas préoccupé d’exhiber sa nudité, a neuf ans on à encore l’innocence de l’enfance. Bibert, qui avait perdu cette belle insouciance, fut contraint de s’extraire à plat ventre du bassin. Le chirurgien moins agile, tournait comme un damné en retenant son cache sexe à deux mains. Lorsque, à force de tentatives ils parvenaient à atteindre l’autre extrémité du couloir, c’était pour y être accueillis par des projections de plumes de poules. Conservées à cet effet par les cuisiniers, ces plumes adhéraient parfaitement à la mélasse dont ils étaient enduits. Toutes leurs gesticulations n’obtenaient d’autres résultats que de les transformer en d’étranges et ridicules bonhommes de neige. Une dernière haie leur déversait des seaux d’eau de mer à la volée. Le but recherché


était de les débarrasser de cette encombrante parure tout en les chassant vers le poste d’équipage. Ils s’y pouvaient sécher et changer de vêtements, car ils n’en étaient pas quittes pour autant. Avant le coucher du soleil ils seraient conviés à se présenter au pied de la dunette. Une cérémonie s’y tenait, au cours de laquelle ils recevaient la bénédiction du dieu de la mer et le baptême de Neptune. Les dames qui passaient la ligne pour la première fois avaient bien évidemment été dispensées de ces formalités. Le chevalier avait tout juste toléré qu’elles y puissent assister, en toute discrétion, dissimulées derrière un paravent. Un repas ‘amélioré’ fortement arrosé de tafia, clôturait la journée. La navigation se poursuivi sans autres incidents notables et les fêtes de la nativité les trouvèrent à virer plein est pour doubler la pointe de l’Afrique. Lors du repas de veillé du vingt-quatre décembre, le capitaine voulu faire profiter ses hôtes de son érudition. –L’endroit que nous sommes en train de longer fut découvert par Vasco de Gama, en 1497. Lors de son exploration de la côte, ils dépassèrent la pointe du continent et ses navires furent chassés vers l’Est par de forts vents. Ils décidèrent alors de remonter plein nord jusqu’à apercevoir à nouveau la terre, en un lieu qu’ils nommèrent ‘Rio do Infante’. l’explorateur dut alors faire demi-tour, cédant à la pression de son équipage. Ils revinrent en longeant les côtes. C’est alors qu’il découvrit ce fameux cap, qu’il baptisa ‘des Tempêtes’ en raison du mauvais temps qui semblait y sévir en permanence. Ce n’est pourtant pas le point le plus austral de l’Afrique, le cap ‘des Aiguilles’, plus au Sud-est, détient cet honneur. Virginie, qui jusque-là écoutait poliment, semblait s’agiter à son bout de table. Mettant à profit l’instant ou le ‘maître a bord’ vidait son verre, elle prit à son tour la parole d’un ton calme et badin. –Sauf votre respect monsieur, ce n’est pas Vasco de Gama qui eut le mérite de cette grande découverte ! Mais Bartolomeu Dias, en 1488, il y érigea d’ailleurs une croix de marbre. Qui fut retrouvée par Vasco de Gama lors de son voyage de 1497 auquel Dias participait, je vous le concède. En 1502, lors d’une nouvelle expédition dirigée cette fois par Pedro Alvarez Cabral, une forte tempête provoqua le naufrage de quatre vaisseaux, Bartolomeo Dias qui était sur l’un d’eux y trouva hélas la mort. Veuillez m’excuser, messieurs, d’intervenir aussi effrontément, mais la vérité historique se doit d’être rétablie en toute occasion, n’es ce pas ? J’espère que mes propos n’auront pas trop heurté vos susceptibilités masculines. Seul un profond silence succédât aux propos de la jeune fille. Heureusement, le ‘père Guil’ choisi de partir d’un grand éclat de rire dont il faillit s’étouffer par le fait qu’il avait encore sa dernière rasade de vin en bouche. Le chevalier en revanche ne riait pas, tête baissée il reprenait doucement les couleurs qui avaient déserté son visage. Soulagé de la


joyeuse réaction du capitaine, il tint à reprendre la maîtrise masculine des discutions. –Le roi portugais Jean II donna un autre nom à ce cap, celui de ‘bonne espérance’. Et, puisque nous sommes entre gens d’honneur ! Il ne pu s’empêcher de jeter un regard fugitif en direction de sa fille. Je vais vous confier un secret que je tiens pour valable. Je vous mets en garde, il bouscule les idées reçues sur le sujet. Soyez assez aimable pour ne m’en point tenir rigueur… y compris vous, ma fille ! Je me borne à relater des faits, sans plus. Voyez-vous au moment ou ce Corse de la Maison de Gène, Christofus Colombus, prétendais s’attribuer l’exclusivité de la découverte des Amériques, depuis la fin du XV Siècle, donc depuis plus de quatre-vingts ans, il existait une école au Portugal. C’était une importante école, de navigation, de cartographie et de mathématiques, regroupant de très grands savoirs. Les hommes de science les plus habiles de l’époque y travaillaient. Alors que Christophe Colomb pensait pouvoir arriver aux Indes par la route de l’Ouest, le roi du Portugal connaissait indubitablement, l’existence d’un continent entre l’Europe et l’Asie, audelà de l’océan Atlantique. De nombreux voyages dont ceux du mystérieux capitaine Duarte Pacheco Pereira, à l’Ouest du cap vert, furent plus importants que ne le supposent les interprétations traditionnelles. A l’appui de cette hypothèse, on cite souvent les calculs précis du diamètre de la terre faits par les Portugais. Ces découvertes ne furent pas divulguées et demeurèrent inconnues car toutes les informations les concernant en furent gardées soigneusement secrètes. Essentiellement pour des raisons politiques, n’oublions pas que le surnom du roi Jean II était « Le Prince Parfait » qui est une référence au ‘Prince’ de Nicolas Machiavel. Pour ses sujets il était tout bonnement le ‘tyran’. Malheureuse fatalité, les archives de cette époque furent totalement détruites durant le tremblement de terre de 1755. Qu’en dites-vous ? Pouvons-nous lever nos verres pour clore ce vil étalage de connaissances livresques ? Qui, bien sur, n’égaleront, au grand jamais, la science pratique et vérifiée de notre capitaine. Seul capable de nous conduire à notre destination en aussi plaisante traversée. Buvons à sa santé, celle des dames et à nos espérances en un avenir meilleur ! Tous se levèrent, les dames comprises, mais elles furent les seules à ne pas vider d’un trait le contenu de leur verre d’eau de vie. La soirée s’acheva après un cantique. Le lendemain une courte lecture des évangiles, servirait à sanctifier le jour de la naissance d’un fils unique, au sein d’une famille d’humbles habitants de Judée. Deux semaines plus tard ils cessèrent de longer les côtes de la grande île de Madagascar pour piquer plein Est sur l’île Bourbon. Qui d’ailleurs depuis 1793, révolution oblige, était devenue l’île de la réunion. Mais, vu qu’en 1806 elle prit le nom de ‘Bonaparte’, avant de devenir anglaise de 1810 a 1814. Son


retour à la France sous sa précédente appellation d’île ‘de la Réunion’, n’empêcha pas que le nom de ‘Bourbon’ figure encore longtemps sur les cartes marines. Ni les marins de continuer à l’appeler ainsi. Les habitudes, bonnes ou mauvaises, sont les habitudes ! Ce changement de cap, accompagné de passages d’oiseaux signifiant une prochaine arrivée, mit l’équipage en joie. Bibert lui rongeait son frein, bien qu’il estima pour sa part ses connaissances amplement suffisantes, il n’avait pu trouver aucun prétexte valable pour se soustraire aux leçons de son charmant professeur. Un matin, le chevalier Crouy fit mander Bibert en sa cabine. Le jeune homme était occupé à ses quotidiens entretiens avec la fille du planteur et leur différence de caractère était en train de s’exprimer sous forme d’une dispute dont ils étaient coutumiers. L’une persiflait et l’autre boudait, tous deux pareillement têtus. D’ordinaire ces affrontements se terminaient par une boutade particulièrement drôle de la jeune fille, a laquelle le marin incapable de résister cédait en libérateurs éclats de rire. Ou, a l’inverse, l’obstination tranquille du jeune homme parvenait à ébranler les convictions de Virginie, qui capitulait en prétextant que c’était précisément ce quelle voulait dire et que c’était lui qui avait mal interprété ses propos. Leurs confrontations étaient menées comme des assauts d’escrimes, brèves mais violentes. Or donc ils en étaient à se chamailler depuis un bon quart d’heure sur un point de détail, dont ils avaient fini par oublier la nature et l’origine. Car en fait, l’un comme l’autre, prenaient un vif plaisir à ces joutes oratoires. Aussi, lorsque Bibert la quitta pour répondre à l’invite de son père, la demoiselle en conçu un vif dépit. Sa gouvernante, qui en était aussi la confidente, lui fit remarquer qu’elle se comportait de bien étrange façon, l’espérant quand le garçon était absent, et le tarabustant lorsqu’il se trouvait à sa portée. –Savez-vous comment l’on nomme cela, ma petite ? –Non… et ne tiens pas à le savoir ! Et puis cessez de m’appeler « Ma petite », cela m’irrite au plus haut point. Dans la cabine du chevalier, l’humeur n’était pas aux badinages. En bras de chemise, assis devant une impressionnante pile de documents, cartes et paperasses de tous types et toutes tailles, il invita Bibert à prendre place sur un tabouret posé expressément face à lui. Ce n’est que lorsque ce fut fait qu’il prit la parole, sur un ton qui indiquait le sérieux de son exposé. –Mon ami, je vous ai distrait de vos études, car nous approchons du but de cette croisière. Il est devenu temps que nous abordions certains points de notre future collaboration. Ma fille m’a entretenue de vos compétences réelles pour ce qui concerne les choses de la terre. On y décèle facilement le fruit de vos dures expériences, acquises par vos années de travail dans


les fermes de votre riche contré de naissance. Comme je vous l’avais laissé entendre, j’ai besoin de vous. J’ai acquis voici bien des années des terres sur les parties hautes de l’île. J’ai engagé régisseurs et contremaîtres qui s’occupent actuellement de faire produire du café et quelques arpents de canne à sucre. Personnellement je ne suis pas fondé à croire en l’avenir de ses produits trop gourmands en main d’œuvre. Passe encore du temps de la servitude, mais à présent avec l’engagisme la rentabilité est devenue incertaine. Et puis, depuis que cet olibrius d’Edmond Albius a trouvé le moyen de polliniser manuellement les fleurs de vanille, tout le monde s’y met. Non ! Je veux innover, créer une culture qui n’existe pas encore. Je prendrai et garderai le monopole de cette nouvelle production. Tous voudront suivre, ils devront en passer par moi… par nous, Bibert ! Vous allez m’aider à réaliser ce rêve. La cale est pleine de plans d’un fruit encore peu connu, originaires de chine. En Sénégambie, j’ai fait replanter les arbres venus par caravanes depuis l’orient. J’ai testé leurs capacités d’adaptation et de productivité dans une terre semblable a celle que nous allons trouver ici. Voulez-vous connaître le résultat ? … Concluant, mon ami, très concluant ! Les fruits obtenus sont aussi goûteux que ceux obtenus en chine par les ‘fils du ciel’. Mais je parle, je parle, et je vois à votre regard que vous avez quelque objection ou peut-être une simple question à me poser, allez-y ! –C’est seulement que je m’interrogeais sur les raisons qui vous poussent à tenter une coûteuse et aléatoire retransplantation. Puisque les résultats obtenus en Afrique satisfaisaient vos espérances, pourquoi ne pas simplement poursuivre la production, là même ou vous l’avez testée ? – L’insécurité, l’Afrique est perpétuellement agitée de troubles. Convoitises des grandes puissances européennes, guerre de races et de religions entre tribus et ethnies. Les menaces sont constantes et sérieuses ! Tandis que sur notre île des Mascareignes, mis à part l’Angleterre, je ne vois pas qui pourrait venir nous causer soucis… Mais votre intervention était pertinente, soyez-en remercié. Bon je poursuis mon petit laïus, je serai bref autant que possible. Votre jeunesse semble mal se contraindre d’une station assise trop prolongée. C’est d’ailleurs aussi l’analyse de Virginie qui s’en plaint, craignant que ce ne soit que le fait de sa présence qui vous procure semblable désagrément. Bon, je constate que le sujet vous met décidément mal à l’aise. Laissons pour l’heure ces pâmoisons de femmes et reprenons si vous le voulez bien. Voici ce que je souhaite. Vous recevrez, en pleine et légitime attribution, la propriété d’une mienne terre, plantée en arbres à café. J’ai donné déjà des instructions pour en faire arracher les pieds. Une seule condition, mais impérative et formalisée par contrat ! Vous vous engagerez à me réserver la totalité de votre production ! La totalité, m’entendez-vous ?


Oui, je vois votre bouche s’arrondir. Vous allez objecter, faire des manières et circonvolutions. Pour en aboutir à accepter ! Épargnons-nous donc ces civilités et prêtez-moi une oreille très attentive. Depuis le vingt décembre 1848, vous ne l’ignorez point, l’abolition de l’esclavage est effective. Sur notre île, elle a été proclamée par le gouverneur Sarda Garriga. Depuis le huit août 1852, Louis Henri Hubert Delisle est devenu le premier gouverneur créole. Il est encore à ce poste, mais malgré sa politique d’aménagement, la crise économique couve. Elle deviendra bientôt patente car l’Europe a de plus en plus recours à la betterave pour satisfaire ses besoins en sucre. On parle même d’un percement de canal, entre les deux Amériques, pour éviter le contournement par le cap Horn. Mais cela me semble plutôt une utopie ou une de ces inquiétante et récurrentes rumeurs, destinée à semer l’inquiétude parmi les colons. Quoiqu’il en soit nous devrons nous attendre à des périodes de difficultés et a faire face à des menaces beaucoup plus tangibles de la part de ce gouverneur et de l’aréopage d’affairistes qui sont ses partenaires. Je vous en reparlerai après notre présentation officielle. Pour moi j’en ai terminé avec vous. Vous pouvez retourner à vos études, et aux manifestations de sensibilité des femmes qui vous entourent. Avez-vous, par hasard quelques observations consécutives à cet entretien ? –Juste une question puisque vous m’y autorisez. De quelle sorte de fruit entendez-vous ainsi créer la nouvelle culture et en prendre la mainmise ? –Le Letchis ! Mon jeune ami, le Letchis est un fruit dont vous me direz des nouvelles. Si, comme je le présume vous n’avez pas encore eu le plaisir d’y goûté, nous remédierons à cela dès notre première récolte. Jeune homme, j’ai bien l’honneur de vous saluer. Deux jours plus tard, par vingt et un degrés sud et cinquante-cinq est, la côte de leur destination fut signalée par la vigie. C’était au moment de la méridienne et il fallut encore attendre le lendemain, pour que le soleil illuminant les sommets, chacun puisse se repaître à satiété de la vision d’une terre tant espérée. Obliquant légèrement vers le nord, le navire allait décrire une grande courbe pour passer, en restant au vent, entre Bourbon et l’île de France. Leur arrivée devait se faire sur la cote Est, le port de saint Benoît, avait été choisi comme lieu de débarquement. Ils l’atteignirent en fin de journée, salués par les trombes d’une averse tropicale. La dernière nuit, Bibert la passa en compagnie de ses compagnons du gaillard d’avant, échangeant vœux et promesses d’amitié indéfectible. Des l’aube la noria des canots déposa voyageurs et marchandises sur les quais de pierre. Des chariots attelés de quatre bœufs étaient tout aussitôt chargés, et prenaient la route vers l’intérieur des terres. Les régisseurs et les employés des différents domaines du


chevalier Crouy étaient venus pour saluer les arrivants, et guider chaque convoi vers sa destination. Les adieux furent brefs, les deux hommes se donnant l’accolade et se souhaitant bonne chance. Les dames montées toutes premières a bord d’une élégante Calèche, s’étaient contentées d’un signe de leurs mains gantées, avant de s’absorber dans leurs bavardages ou la contemplation du paysage. Resté bon dernier le jeune FrancComtois jeta un dernier regard sur la haute mature du Brick que l’on apercevait, dominant les habitations, puis avec détermination il tourna ses regards et ses pensées vers les collines qui barraient l’horizon devant lui. Son généreux bienfaiteur pris la route a son tour, en promettant de lui rendre visite sous peu. Les moustiques commençaient à devenir agaçants. Bibert remarqua à ce moment seulement l’individu trapu au visage marqué de traces de petite vérole qui attendait, fouet en main a coté d’une paire de chevaux. Visiblement l’une des deux montures lui était destinée. D’ailleurs l’homme, se voyant observé, s’avançait, le chapeau a la main. –Soyez le bienvenu, monsieur. Mon nom est John Merick. Je suis l’intendant du domaine des mornes… Qui est votre domaine à présent, puisque monsieur le chevalier a eu la bonté de me faire part de votre… promotion. Si vous voulez bien me suivre, nous avons quelques lieues à parcourir avant d’être rendus. Le sourire qui accompagnait ces paroles tenait plus du rictus que de la marque de sympathie. Sur ses gardes, Bibert eut la fugitive intuition que ce personnage ne le portait pas dans son cœur. Repoussant ces pensées qui ternissaient sa joie nouvelle, il tendit une main franche au sieur Merick en le remerciant de son accueil. Puis prenant la bride du cheval qui lui était présenté, il sauta en selle et donna l’ordre du départ. Une page de son existence se terminait, l’avenir semblait lui tendre les bras. Pour autant, il conservait au fond de ses pensées celle de la malheureuse Luzette et de son triste sort. Il se fit la promesse de s’en occuper dés son installation terminée. Ils longèrent l’église de Champ-borne, la nuit devin plus épaisse. Sur le chemin qui empruntait la rive de la rivière des Marsouins, l’obscurité finit par effacer le relief et tous repères. Seul le bruit du trot régulier produit par le cheval de son guide lui indiquait qu’il ne s’était pas égaré. Après une longue heure de prudente progression, ils atteignirent le sommet d’une pente dont la raideur allait en s’accentuant à tel point que les chevaux avaient du prendre le pas. Puis des lueurs apparurent, indiquant la proximité de leur but. Ils étaient arrivés au domaine des ‘Mornes’ ! Mon domaine ! Songea Bibert qui ne parvenait décidément pas à se faire à cette idée. Ce qui ne l’empêcha pas d’ouvrir grand les yeux et les oreilles, pour essayer d’en apercevoir le plus possible. Le terrain était redevenu plat et des cases en bois jouxtaient une


longue allée bordée de grands arbres. Quelques feux allumés sur les seuils permirent à Bibert de se rendre compte que c’était là les logements de ses travailleurs. Au bout de la rangée de masures, deux grands bâtiments, des ateliers ? Des hangars ? Puis une vaste esplanade bordée par deux maisons de meilleur aspect et fermée par une grande bâtisse à deux étages, sombre et de ligne austère. –Votre maison, monsieur. Et vos gens ! John Merick faisait les présentations avec raideur et ostentation. Fatigué, le nouveau propriétaire ne retint pratiquement rien de cette assemblée de gens aussi sombres que leur environnement. Il n’avait qu’une hâte, trouver un lit et prendre quelques heures de repos. Demain tout serait plus clair et plus facile. Il en était convaincu. Pourtant il dut encore accepter la verbasce* qui lui avait été préparée, avant de suivre les pas traînants d’une grosse matrone qui lui désigna sa chambre à l’étage et fit déposer un gros baquet d’eau fumante dans un renfoncement. –Pou’vo’t bains, vous devez en avoir bou’ement besoin ! A demain monsieur’. __________________________________________________________


-Chapitre troisième. 1858 - 1860. Comment un planteur, ancien marin, devint roi par hasard.


Prenez donc un cigare chevalier, ils viennent tout droit du Mexique. Vous pouvez m’en croire, les gens là-bas ont atteint une bonne maîtrise pour ce qui est du tabac. Quant au reste, notre Empereur semble avoir son idée sur la question. A présent, venons-en au fait. J’ai de mauvaises nouvelles, hélas ! L’Inspecteur Colonial, qui est mon assistant direct, intrigue auprès du ministre chargé des Colonies. Il finira par avoir ma peau, vous n’êtes plus dans l’ombre du pouvoir pour me protéger, mon cher. Rassurezvous, ce n’est pas un reproche. N’es ce pas moi qui ai insisté pour que vous veniez assurer vos arrières, en développant nos productions locales ? Heureusement il me reste l’appui de mes chefs d’administration. J’ai moyen de m’assurer de celle du Procureur général notamment, car par chance il déroge aux ordonnances du Code de Villèle, particulièrement au décret qui exige qu’il ne fusse point marié avec une créole de l’île et n’y possédasse point de propriété. Voyez-vous, le fond du problème réside en ce que nous sommes à présent cent cinquante mille habitants. Dont la moitié se compose de ces ‘engagés’ qui ont remplacé la maind’œuvre servile. De plus en plus nous sommes contraints de faire appel aux Indiens, aux Annamites et autres chinois. Les noirs affranchis sont devenus minoritaires, à peine plus de quarante pour cent du total de ces effectifs. Vous verrez que cela va entraîner des troubles ! Dieu merci, vos amis planteurs sont encore de notre bord. Cependant on me rapporte qu’ils s’agitent de plus en plus. Êtes-vous sur de les tenir bien en main ? Le chevalier Crouy-Châtel contemple, sans le voir vraiment, le décor du cabinet privé dont il est familier. –Mon cher Gouverneur vous êtes le plus haut représentant du chef de l’État et, à ce titre disposez d’un pouvoir quasi régalien. Vous exercez sans partage l’autorité militaire, aussi, en cas de nécessité vous pourrez décréter l’état de siège. Ne nous alarmons pas, donnant en cela du grain à moudre à nos détracteurs. Vous pouvez m’en croire, j’ai des hommes, dont je réponds comme de moi-même, à la tête de toutes les plantations, canne, café, vanille, et fruits. Nous maîtrisons la situation. A présent veuillez me pardonner de ne pas prolonger cet entretien, mais je dois recevoir mon ami le propriétaire du domaine des ‘Mornes’. - Les ‘Mornes’ ! N’es ce point ce dénommé Desarnaux Bibert que vous y avez mis en place ? J’ai entendu force rumeur sur lui ces derniers temps. Ne serait’ il pas de ces propagateurs d’idées humanistes et anticléricales qui nous donnent tant de fil a retorde ? Les philanthropes ! A-t-on vu plus stupides gens que ces rêveurs là. –Si fait ! Pour la première partie de votre remarque tout au moins. Mais rassurez-vous, ce Desarnaud est mon obligé et ne fera rien qui puisse porter préjudice a nos entreprises.


- Bien, bien, tant mieux ! Allez donc puisque je vous vois tellement rongé d’impatience. N’oubliez pas de revenir me voir avant la fête du vingt décembre ! Songeur, le chevalier quitte saint Denis pour se rendre à son hôtel particulier. Bibert l’y attends en grande impatience. A peine entré le chevalier se met à tourner comme un lion en cage. –C’est décidément un mauvais jour ! Le gouverneur est prêt à jeter son bonnet par-dessus les moulins. A ton intention mon cher ami je n’ai que de mauvaises nouvelles ou plus exactement, je n’en ai pas du tout ! D’après ce qui à été porté à ma connaissance, aucun navire en provenance de la mère patrie n’a déclaré la dépose de contingent officiel de ‘pionnières’. Du moins en nombre et sous responsabilité de l’administration. Ta Luzette selon toutes vraisemblances faisait partie d’un embarquement - si embarquement il y a bien eu - destiné à une autre colonie. Le Québec serait fort demandeur à ce qu’il paraît. Pour l’océan Indien, j’ai fait partir des courriers à destination de fort Dauphin et de Port Louis. S’ils ont reçu des ‘repentantes’, comme on les doit appeler de nos jours, nous ne tarderons pas à le savoir. Cependant, si j’ai vrai souci de t’épargner des recherches stériles, j’ai à présent surtout celui de te demander si les rumeurs qui te prétendent adepte des nouvelles philosophies… à la Rousseau, sont fondées ou non. Bibert était mortifié. Il était venu à saint Denis, déjà à plusieurs reprises au cours des derniers mois. En fait à chaque arrivée de navire, sans distinction de provenance. Il voulait s’assurer par lui-même de la composition des arrivages. Évidemment son protecteur, qui se voulait aussi être son ami, en avait été informé. Il lui avait fait parvenir une courte lettre dans laquelle il annonçait son intention de lui épargner à l’avenir ces attentes déclarées aussi angoissantes qu’inutiles. A cet effet il s’informerait officiellement lui, chevalier de Crouy-Châtel, des arrivages et de leur nature. Ainsi Bibert ne se déplacerait qu’à bon escient et pourrait se consacrer à la gestion de son domaine un peu trop délaissé à ce que l’auteur du billet disait avoir entendu raconter. Sans tenir compte de cette généreuse offre de service, le jeune homme avait entrepris un nouveau déplacement. Inévitablement son mentor l’avait appris, Bibert avait été prié de venir le rejoindre en fin de journée et il était convenu qu’ils prendraient leur repas ensemble. Au moment de passer à table, Bibert avait sourcillé en apercevant trois couverts dressés sur la table de la varangue. Aussi n’avait’ il pas manifesté de surprise en voyant Virginie venir les rejoindre juste après son arrivée. S’il avait fait effort pour se montrer courtois, il ne parvenait qu’imparfaitement à dissimuler la


contrariété que cette compagnie imprévue lui causait. La jeune femme avait sans doute perçu cette tension, mais ne laissait rien transparaître de ses sentiments. Elle feignait d’être totalement absorbée par une abeille qui tournait autour des fleurs mises en garniture. Après des considérations d’ordre général, Bibert préféra aborder directement le vif du sujet. –Ces ‘rumeurs’, puisque rumeurs il y à, ne sont que l’expression d’une campagne de dénigrement menée par mon ancien intendant, John Merick, dont j’ai dû me séparer. Je réprouvais ses façons brutales de traiter les gens, aussi lorsque je l’ai surpris en train de violer une jeune femme, lui ai-je signifié son congé. Après son départ les langues se sont déliées et j’ai appris qu’il prélevait une part des salaires versés aux travailleurs. Les actes de cruauté et les viols que l’on m’à rapportés, dénoncent sa nature malfaisante. Il n’est pas parti sans menacer et vanter son désir de me nuire autant que cela lui sera possible. Depuis, réfugié avec quelques coquins de son acabit dans les quartiers mal famés de saint Paul. Piliers de tavernes, vivants d’expédients et de basses besognes, ils s’emploient à propager malveillances et calomnies. Non sans quelques succès, si j’en juge à vos propos et votre convocation, mon cher chevalier ! –Ha, laissons cela ! Si vous voulez bien me pardonner. Car, seul mon souci de vous apporter une aide et un appui ont motivé mes agissements, faites-m’en le crédit. A présent, mes enfants puisque le malentendu semble dissipé, buvons à nos santés et à notre amitié. Virginie tout comme son père n’est soucieuse que de votre bien être, en doutez-vous ? Gêné, le garçon esquiva, préférant amener le débat sur un terrain moins piégé. Le grand développement du marché de la canne a sucre, qui battait son plein faisant la fortune des planteurs et spéculateurs, lui procura un sujet tout trouvé. Grâce à la venue massive des travailleurs étrangers, de grands domaines se créaient. Essentiellement composés par les parcelles des petits et moyens propriétaires qui n’avaient pas pu faire face aux nouvelles charges des contrats de travail et se retrouvaient ruinés. Il ne manqua pas d’évoquer aussi le problème qui les concernaient tous, celui qui était au cœur de leurs inquiétudes. La peur, car l’insécurité gagnait l’île, générant grogne du petit peuple et craintes des bourgeois, boutiquiers ou propriétaires terriens. Virginie qui écoutait attentivement, manifestait son impatience par l’agitation nerveuse de son éventail. Soudainement elle prit la parole, avec une véhémence qui laissa les deux hommes pantois. –J’en suis à me demander à quoi songent les gens du conseil général. Ces deux dernières années plus de onze mille engagés ont été recrutés. Or, rien que pour les Indiens la proportion était d’à peine plus de trois cents femmes pour sept


mille trois cents hommes. Ce déséquilibre est l’un des principaux facteurs de troubles. Avec la scandaleuse manière dont sont traités ces immigrants, parqués pis que des criminels. L’engagisme n’est qu’une forme d’esclavage déguisée. Les contrats, d’une durée de dix ans minimum, ne sont pas respectés et les gens ne sont pratiquement jamais rapatriés chez eux. C’est proprement honteux, et vous laissez faire ! Pire, vous êtes tous complices ou auteurs de ces pratiques. Oui ! Y compris vous, monsieur Desarnaux, le patron généreux, défenseur de la veuve et de l’opprimé. C’est là pourtant que devraient s’exercer vos louables intentions, si elles ne s’arrêtaient à des velléités de justice. Qui ne sont, m’en croyez-vous dupe, que des péroraisons typiquement masculines. Rodomontades dignes tout au plus d’un coq de village. Et vous, mon très cher père, avez-vous songé aux inqualifiables façons par lesquelles sont traités au moins trente mille déportés. Logés moins bien que vos animaux de ferme. Les conditions d’hygiène les plus élémentaires ne sont pas respectées, sans parler de la malnutrition et des abus de toutes sortes. Il est pour le moins étonnant que les propriétaires, par ailleurs si soucieux de leurs gains, ne puissent comprendre le manque à gagner occasionné par la maladie et la mort prématurée de leurs travailleurs. Et je n’évoque même pas la recrudescence du brigandage non plus que des risques d’épidémies qui découlent directement de ces pratiques. Vraiment il serait grandement temps que vous regardiez les choses en face. En tous cas, si vous voulez vous épargner de graves désagréments dans un proche avenir. La surprise causée par la virulence, mais surtout la justesse des paroles de la jeune femme, laissa les deux hommes sidérés. Aucun d’eux ne trouva quoique ce fusse à lui rétorquer. Encore rouge de colère ou de confusion, Virginie quitta la table sur une lapidaire formule de politesse. Quand elle fut sortie, le chevalier se tourna vers son voisin, mi-figue-mi raisin.–Bougre de bougre, voilà qui est parlé ! Ma fille ne peut renier ses origines. Elle y est allée fortement avec vous, mon ami. J’espère que vous n’en concevez pas de rancœur et s’il le faut je la mettrai en demeure de vous présenter ses excuses et repentirs. –Que non point ! D’ailleurs elle ne vous à point épargné, ce me semble. Qui plus est, elle se trouve dans une approche assez exacte de la vérité. La paupérisation des classes les plus défavorisées s’accroît. Nous devons ouvrir l’œil et faire en sorte que les sombres prédictions de mademoiselle votre fille ne se réalisent pas. Il y a de l’ouvrage. Si vous permettez je vais prendre congé. Sortant de la riche demeure, Bibert traverse le jardin qui l’en sépare de la ruelle. Ce faisant, il passe devant un kiosque de verdure, à l’intérieur


duquel Virginie se tient, assise sur un banc. N’à t’elle choisi que de profiter de ce moment d’après crépuscule qui apporte une relative fraîcheur, pour calmer ses emportements du repas ou l’attendait’ elle ? Il hésite, cherchant à savoir s’il peut s’esquiver sans être aperçu et, à savoir même s’il a envie de ne pas attirer l’attention. Les derniers mois ont mûri la demoiselle. Son charme s’est renforcé de calme assurance et d’un maintien qui met en valeur sa féminité. Attestée par les formes qui ne sont que trop soulignées par les simples cotonnades dont elle se vêt avec une rare distinction. Son parfum provenant des huiles essentielles distillées dans l’île, est discret mais pénétrant, à l’image de toute sa personne. Comme elle, il ne se révèle pleinement qu’à la condition de s’y intéresser de suffisamment près et suffisamment longtemps. Cependant son hésitation n’à pas échapper à la jeune fille qui l’interpelle d’un ton sarcastique. - Vous ressemblez à un animal qui flaire un piège, je vous fais donc si peur, monsieur Bibert ou cette attitude est’ elle courante chez vous en présence des femmes ? –Vous n’avez pas du voir beaucoup d’animaux, surtout « flairant les pièges » comme vous vous plaisez à le dire. Ceci étant, je ne cherchais qu’à vous épargner ma présence tout en sauvegardant les apparences. J’avais cru remarquer que vous n’éprouviez guerre de plaisir à supporter ma compagnie. Je vous respecte et vous admire. Votre père est plus qu’un simple ami pour moi, j’ai pensé plus correct de m’effacer. –Que vient faire ici l’admiration que vous pouvez éprouver pour mon père ? Vous me respectez, dites-vous ! Vous m’admirez, qui mieux est ! Fort bien ! Mais ou allez-vous chercher que je fuis votre présence ? Mon sexe me dicte la retenue qui est le gage d’une bonne éducation. N’appartient’ il donc plus aux galants d’aller offrir leurs prévenances a la dame de leurs pensées ! A moins que je ne sois pas du tout la ‘dame de vos pensées’! Je n’ignore pas que vous n’aurez de cesse d’avoir retrouvé cette ‘pénitente’, cette fille de votre jeunesse. Que voulez-vous en faire quand par hasard vos recherches aboutiront… si elles doivent aboutir un jour. L’épouserez-vous ? Vous voici devenu à présent un membre de notre communauté, un propriétaire terrien, un planteur, un colon, ce que vous voulez. Mais vous n’êtes plus un homme dont le rang puisse se satisfaire d’une souillon pour tenir sa maisonnée. Eh bien ! Partez donc, puisque c’est la votre seul désir. Je vous souhaite beaucoup de bonheur. Bonsoir monsieur ! –Par Dieu ! Mais qui vous permet donc de qualifier Luzette de ‘souillon’ ? Que pouvez-vous connaître de qui me convient ou de qui ne me convient pas ? Vous nagez dans le bonheur, le luxe et la facilité depuis votre naissance. Il ne vous vient pas a l’esprit, du haut de votre mépris condescendant, que les pauvres et les mal-nés peuvent avoir autant de


cœur et d’espérance que l’enfant d’un noble ou d’un riche bourgeois ! Fi ! Mademoiselle, votre attitude me navre. Une âme si peu charitable m’interdit l’admiration ou le respect, dont d’ailleurs vous faisiez si peu cas ! Souffrez que je ne partage pas vos convictions, dépourvues de la moindre parcelle de cet amour du prochain prôné par vos Évangiles. Lancé dans sa diatribe, il ne s’aperçu pas tout de suite des larmes qu’il venait de provoquer. Seul le bruit des sanglots lui en fit prendre conscience. Ne sachant que faire, il voulu lui saisir les mains en un geste spontané, cédant à une sorte de pulsion instinctive. Son intention était de lui faire comprendre qu’il regrettait la dureté de ses paroles, qu’il n’était qu’un fol imbécile. Dans le même temps elle porta ses deux mains au visage pour s’essuyer les yeux. Ne saisissant plus que le vide, déséquilibré par son mouvement il se retrouva plaqué contre elle. Refermant les bras il constata surpris qu’il était en train de l’étreindre. Virginie ne tenta pas d’y échapper, elle leva la tête et leurs lèvres se rencontrèrent. Le baisé durait, ni l’un ni l’autre n’avaient la notion du temps. Un rire gai les arracha à l’envoûtement, les faisant s’écarter vivement confus et empotés. –Hé bien, si ce n’est là une promesse de fiançailles, ça y ressemble bougrement ! Vous êtes de sacré cachottiers, tous les deux ! Allons, ne tirez donc pas ces mines de larrons auxquels on aurait dérobé la bourse. Je passais tout justement pour me rendre à l’auberge voisine, quand je vous aperçu. Voulez-vous m’accompagner, mon ami… ou dois-je dire ‘mon futur gendre’ ? Complètement dépassé par la rapidité des événements, Bibert se récria qu’il était en retard et que… que ! Stupide il ne sut plus que dire. La jeune femme avait, beaucoup plus rapidement, repris la maîtrise de ses émotions. Imprévisible, elle se pencha vivement pour plaquer un baiser sonore sur la joue du jeune planteur avant de s’esquiver en virevoltant. Quelques pas plus loin elle avait disparue dans la pénombre. Avec un nouvel éclat de rire, le chevalier souhaita le bon soir à la cantonade prenant soin de forcer sa voix, puis pris la direction de son auberge. Resté seul Bibert se demanda s’il n’avait pas été le jouet de quelque farce. Tiraillé de sentiments contradictoires, il regagna son logis. Le lendemain, il était sur le départ pour la plantation, quand un domestique du chevalier vint le quérir. Contrarié, il supposa tout naturellement que cette convocation imprévue était la conséquence de son comportement de la soirée précédente. Mais la voiture qui l’emportait pris une autre direction. Allait-on le conduire chez le gouverneur ? Non, décidément, il en était certain, à présent, cette route conduisait vers le fort et la prison. Allait-on l’emprisonner ? Parvenu devant la bâtisse, il fut conduit à l’intérieur.


–Voici Louise Pain, cette femme fut enfermée pour « prostitution » en juin 1857, à la demande de son père. Elle était âgée de vingt ans quant elle fut embarquée en 1858 pour l’outre-Atlantique. Elle dit avoir connue une fille, plus jeune qu’elle prénommée Luzette. Et qu’elles furent détenues ensembles à Poitiers, de septembre 1857 a mars 1858. Selon cette pauvresse, la fille en question serait, soit morte de fièvres durant l’hiver, soit embarquée avec un convoi en partance pour Madagascar. Elle déclare se souvenir de cette destination car ils appelaient cela « MadameGaspar. » C’est vrai que c’est marrant ! Heu ! … Au Québec, elle prétend avoir été épousée par un marchand de drap qui après lui avoir fait un enfant l’aurait emmenée avec lui, ici a Bourbon. Depuis six mois il semble qu’il soit reparti en France en l’oubliant, elle et son fils. Dans le dénuement elle a repris son premier métier et officie dans un bouge pour les macaques. Comme elle avait fait l’objet d’une plainte, nous l’avions arrêtée le mois denier. Ce n’est que hier, en relisant la note du brigadier, que nous avons eu l‘idée de comparer avec les renseignements qu’elle nous avait déjà fournis. Il y avait des éléments corroborant, alors j’ai fais prévenir le brigadier, paraît qu’il y aurait une récompense pour notre travail… Tenant un mouchoir devant son nez tant la puanteur du lieu était forte, le chevalier laissa tomber quelques pièces dans la main tendue du gardien. L’homme demi-solde de l’armée se différenciait peu par la crasse et la vêture de ses pensionnaires. Seuls quelques vagues lambeaux de ce qui devait avoir été un uniforme permettait de le distinguer de la chiourme. A ses pieds une pauvre créature sans âge, toute couverte de croûtes et quasi édentée. Sur un registre son État civil était consigné ainsi que le motif de son incarcération ; « Injures et coups. » Bibert qui lit par-dessus l’épaule de son ami, ne peut retenir une remarque. –Cette fille semble bien frêle pour porter des coups a qui que ce soit ! Qu’à t’elle fait exactement ? Le ‘porte-clefs’, semble embarrassé, la femme tassée au sol laisse échapper un faible murmure. Aussitôt le geôlier voulu s’employer à le faire cesser d’un coup de pied, mais pas assez discret. –Que dit-elle ? Bibert se penche et écoute les paroles ténues entrecoupées de plaintes que laisse échapper l’infortunée prisonnière. Après quelques instants il se redresse, blême d’indignation. –Elle dit que quelqu’un lui a volé son enfant, avec la complicité du tenancier du bordel ou elle travaillait. Comme elle protestait, ils l’ont rouée de coups et dénoncée au guet pour le premier motif qui leur passait par la tête. Depuis un mois elle attend son jugement. Elle ajoute n’avoir jamais été prostituée, que c’est sa marâtre, après la mort de sa vraie mère, qui a tout manigancée pour se débarrasser delle.


–Oui, certes ! Tout le monde sait qu’il n’y a que des innocents en prison. Nonobstant, c’est une bien triste histoire que, nous conte là cette malheureuse. Sans, hélas, faire avancer vos recherches mon pauvre Bibert. Pour ma part, vous le savez, je n’ai rien reçu de corroborant aux demandes que j’avais entreprises en votre nom, sur fort Dauphin et Port louis. Venez, ne restons pas en ce lieu, l’air y est irrespirable. Je devine votre hésitation, ma fille m’arrachera les yeux si nous lui rapportons cette confrontation et avouons n’avoir pas eu un geste charitable. Aussi vais-je demander au Procureur général de faire relâcher la pauvre fille et de diligenter une enquête sur cette sombre histoire de rapt d’enfant. Dans l’immédiat une bourse lui sera versée et une dame de charité veillera à ce qu’elle reçoive des soins, ainsi qu’un traitement décent. Cela vous va-t-il ? Mon bon ! Le jeune planteur fit un signe affirmatif mais s’abstint de répondre, il était rongé par ses contradictions et ses incertitudes. D’une part il voulait sincèrement retrouver son amie d’enfance et la sauver du funeste destin auquel elle semblait promise, en admettant qu’elle soit toujours de ce monde. Si c’était le cas il tiendrait sa promesse, il la retrouverait et la ramènerait à sa famille. Mais il s’affranchirait de la deuxième partie de son engagement, il ne l’épouserait plus. Non par répulsion pour ce qu’elle pourrait être devenue, mais parce qu’il parvenait de moins en moins à se représenter l’image qu’il conservait d’elle au fond de son cœur, comme celle d’une épouse avec qui partager sa nouvelle existence. Il n’envisageait absolument plus de rentrer retrouver les rivières et les canaux du pays. Sans vouloir se l’avouer il commençait à considérer le baiser échangé, comme un véritable engagement de fiançailles. Cette acceptation avait beaucoup influé sur l’évolution de ses sentiments profonds. Il ne faisait aucun doute pour lui qu’il aimerait cette belle jeune femme, dont déjà il admirait l’intelligence et le charme. Ce mariage ferait de lui un homme riche, plus qu’il n’aurait jamais pu l’espérer. Mais surtout cela lui donnerait la stature pour oser prétendre à toutes les réussites. L’entregent de son futur beau-père lui ouvrirait les portes des plus grandes maisons. Non qu’il soit devenu ambitieux ou avide, loin de là, plus simplement il avait une revanche à prendre sur le destin. Il ne souhaitait pas une réussite pour éblouir le monde, pour ‘paraître’. Non, c’était pour lui-même qu’il la voulait, pour qu’il puisse y puiser la force de devenir l’homme qu’il avait rêvé d’être dans son enfance. Les travaux du domaine avançaient. Après l’arrachage des plans de cafés, ils avaient planté des bananiers. Ceux-ci produisaient déjà, offrant protection contre le soleil et les pluies aux jeunes arbustes qui ne donneraient pas de fruits avant encore deux ou trois bonnes années. L’an


1859 se levait donc sur toutes les espérances, y compris du coté des recherches menées pour retrouver la malheureuse Luzette. Une information venait en effet de parvenir chez le gouverneur, des femmes ‘déplacées’ par l’administration pénitentiaire, auraient été débarquées dans une île du nord de l’archipel des Mascareignes. Selon toutes probabilités sur Rodrigue qui venait d’accueillir une garnison française. Hubert-Delisle s’empressa de communiquer la nouvelle au chevalier de Crouy. Cette manifestation de l’aide et de l’appui du gouverneur sera la dernière. Rappelé à Paris, son remplaçant, monsieur Darricau était déjà arrivé pour lui succéder. A partir de ce moment les événements allaient se précipiter. Vers la mi-mars une terrible épidémie de choléra et de variole ravagea l’île. Décimant les travailleurs, frappant les miséreux sans épargner les nantis. A l’hôpital de Saint Paul, les malades s’entassaient jusque dans les parcs et les allées. Mais la plupart des gens mourraient chez eux ou dans la rue. Des charrettes collectaient les cadavres, mêlant indifféremment ceux qui l’étaient vraiment avec ceux qui n’allaient pas tarder à le devenir. Sur la côte comme dans ‘les hauts’ de grands bûchers brûlaient jours et nuit, empuantissant l’atmosphère de relents écœurants. On avait du renoncer à enterrer les corps, le sol de l’île n’y eut pas suffit. Dans les plantations la mort fauchait tout autant que dans les villes et villages. Ici le choléra, là-bas la variole. Les planteurs, lorsqu’ils avaient la chance d’y échapper, voyaient disparaître leurs travailleurs. Ceux qui n’étaient pas atteints de la maladie fuyaient pour participer aux processions de tous cultes ou pour se terrer dans les maisons. Soumise à la ‘Quarantaine’, l’île était devenue un véritable camp retranché. Les navires ne partaient plus et se voyaient interdit d’y faire relâche. Chez Bibert, le nouveau contremaître, encore prénommé John, ce qui était pratique pour ceux qui n’avaient que peu de mémoire, s’arrachait les derniers cheveux en rendant compte a son patron. –Nous n’avons plus assez de bras pour faire face, les entretient courants et arrosages sont abandonnés et la mauvaise herbe étouffe les arbrisseaux. Les quelques hommes qui nous restent ont amené leurs femmes et grands enfants pour aider, mais cela ne suffit point. Et la maladie n’à pas encore fini de frapper. Que cette malédiction dure encore une semaine et vous n’aurez plus que les bananiers pour tenir encore le coup… Pas éternellement d’ailleurs ! Bien sur, ceux qui font de la canne s’en tireront beaucoup mieux. C’est une plante robuste et ça repousse vite. Mais nous, patron ! Combien d’années aurons-nous perdues ? Sans compter qu’il faudra faire revenir d’autres plants, tout reprendre pratiquement de zéro ! Fois de John Forest, la peste noire que j’avais rencontrée en Italie n’avait pas emporté autant d’âmes. Quelle malédiction, mais quelle malédiction !


Bibert était excédé par ces jérémiades, il répliqua durement. La gravité de la situation ne lui échappait pas, mais il voulait encore espérer et surtout agir. Tenter l’impossible ! –Bon, cela va bien, monsieur Forest ! Gémir ne sert de rien. Nous avons encore la faculté d’agir, délimitons une bande de terrain dont la superficie n’excédera pas nos possibilités, actuelles. Nous tacherons de sauver cette parcelle, elle pourra servir de pépinière pour une future réimplantation. Nous pourrons ainsi, à force d’efforts, reconquérir toute l’étendue du domaine. Secouez-vous que diable ! Après avoir donné toutes ses forces dans la lutte pour sa terre et tenté de sauver ce qui pouvait l’être, le planteur se prit d’inquiétude pour le sort de sa fiancée et de son futur beau-père dont il n’avait pas de nouvelles. Il confia la poursuite des travaux à John et piqua des deux sur saint Paul, l’angoisse au cœur. Le chevalier l’accueillit à bras ouverts, lui aussi avait vu sa plantation ravagée par manque de soins. De plus le nouveau gouverneur battait froid les anciens amis de son prédécesseur. Il avait probablement des comptes à régler et attendait son heure. Depuis le quinze mars il avait promulgué l’interdiction totale de l’immigration africaine. Le tarissement de cette source de recrutement en provenance des régions proches contraignit les gros employeurs à faire venir davantage de main-d’œuvre des Indes, de Chine ou d’Annam. Certains n’hésitant pas jusqu’à aller chercher des aborigènes d’Australie. Évidemment seuls les plus riches pouvaient encore supporter une telle augmentation des coûts. Ceux n’en ayant pas ou plus, les moyens furent définitivement ruinés. Contraints de vendre vite et à des cours très inférieurs à la valeur réelle, aux grosses sociétés du consortium de la canne. Car cette activité tenait le haut du pavé, sans se douter que ses jours étaient comptés. Taisant ses préoccupations et devinant le but réel de la visite de son futur gendre, il se borna à s’enquérir de la situation au domaine des Mornes, mais il ne pu taire longtemps son principal motif d’inquiétude. –Elle y laissera sa santé, à tripatouiller tous ces contagieux. Nous allons la retrouver frappées de ce mal dont elle prétend aider à les soulager. Impossible de lui faire entendre raison, j’ai tout tenté, promesses, menaces, rien n’y fait. Peut-être parviendrez-vous à la faire plier et renoncer à cette folie. Mais je m’échauffe, vous ne devez rien entendre à mes jérémiades. Virginie ma bougresse de fille a décidé d’aider à l’hospice. Rien que ça ! Elle donne la main aux bonnes sœurs de charité. Le croirez-vous ? Elle ! Une jeune femme de bonne famille, laver la sanie de miséreux qui ne peuvent même pas êtres soignés chez eux. Bibert n’écoutait déjà plus, il n’avait qu’une idée en tête, se précipiter aux cotés de sa promise pour tenter de la ramener à plus de raison. Prenant congé, sur la promesse de revenir partager le repas du soir, il dirigeât ses


pas vers ce mouroir qu’était devenu l’hospice. Le spectacle qu’il découvrit dépassait en horreur tout ce qu’il avait craint. Avisant une sœur qui jetait un seau d’eau sur une flaque d’excréments verts et puants, il s’enquit en se bouchant le nez de la salle ou se trouvait son amie. La religieuse parut curieusement embarrassée, comme si elle hésitait à donner le renseignement. Cédant à l’insistance du planteur, elle lui indiqua une direction de son bras tendu en grommelant « Au fond a gauche. » sans même lever la tête. Stupéfait, il demeura indécis quelques secondes balançant entre désir de tenter d’en apprendre d’avantage et hâte de retrouver Virginie. Son interlocutrice avait repris sa tâche sans plus faire cas de sa présence, alors il renonça pour reprendre sa progression. Arrivé à l’endroit désigné il ne distingua qu’une tenture dissimulant aux regards une sorte d’alcôve, simple renfoncement dans le mur. Hésitant, il releva un pan de la draperie et aperçu une forme allongée sur un grabat. Son regard balaya le réduit, cherchant à découvrir la présence de sa fiancée devenue infirmière. Déçu, il allait repartir, quand un râle sortant des lèvres du malade lui fit baisser les yeux. Endormie, presque aussi pâle que le drap qui la couvrait, Virginie semblait dormir. Il lui toucha le front… Brûlant ! Selon toutes apparences elle était en proie à une très forte fièvre, secouée de frissons et le front emperlé d’une abondante sueur. Une respiration faible s’échappait de ses lèvres. Affolé, il se précipita dans les couloirs en clamant à plein gosier qu’il voulait voir un médecin, d’urgence ! Des têtes encadrées de coiffes noires, sortirent d’à peu près toutes les embrasures, contemplant l’énergumène. Un petit homme replet, vêtu d’une blouse couverte de traces de sanies, sorti d’une salle et se précipita à sa rencontre. Mal lui en prit, empoigné par le bras tiré à toute force jusque devant le lit. L’infortuné se trouva soumit à une série de bourrades, assorties de secousses dans les cotes. Traitement que Bibert, tout à sa douleur, n’avait absolument pas conscience d‘infliger. Il ne lâchât enfin le malheureux docteur que pour mieux lui briser les tympans par une série de question. –Mademoiselle de Crouy est toute fiévreuse, qu’à t’elle ? Pourquoi n’avisez-vous pas son père ? Qu’attendezvous pour lui porter soins ! –Du calme voulez-vous jeune homme ! Votre attitude est inqualifiable, croyez-vous être seul céans ? Pour cette pauvre fille, je le déplore mais il est déjà tard. Elle est victime d’une fièvre quarte, les malaises l’ont prise à son arrivée tôt ce matin. Nous lui avons prodigué des soins. La médecine des hommes n’est plus en mesure de la sauver, son sort est entre les mains de la providence, Dieu si vous préférez. Dans ce cas vous pouvez toujours essayer les prières, ce ne lui fera pas de tors ! Je vous salue, monsieur le fort en gueule. J’ai à faire comme vous le pouvez constater.


Durant l’algarade, une sœur était venue bassiner le front de la malade. Assommé par la brutalité du diagnostique, Bibert ne savait plus que faire. Il demanda humblement conseil à la vieille religieuse, qui lui répondit avec douceur d’aller quérir un équipage pour la ramener au domicile de son père. Elle ajouta que l’hospice n’était, en ces temps d’épouvantes, certes pas le lieu pour y reposer en paix. Elle trébucha sur le mot ‘reposer’ celui de ‘mourir’ lui était venu aux lèvres spontanément. Bouleversé le jeune homme remerciât, soulagé secrètement d’avoir à s’activer. Arrivé dans la grande demeure, il ne pu trouver le courage d’aller annoncer la nouvelle au chevalier. Il tourna en rond jusqu’a ce que Louise la gouvernante viennent enfin s’enquérir du motif de son agitation insolite. La manière hallucinée dont le jeune homme la regardait l’inquiéta. Mais lorsque, sans plus s’encombrer de fioritures il lui fit part du drame, la pauvre femme qui n’était pas préparée à entendre pareil malheur perdit connaissance. A grand renfort de gifles il la ranima et, lâchement il lui intima d’aller annoncer la nouvelle a son maître. Repartant derechef, il consacra toute son énergie restante à organiser le retour de son aimée. Au soir, épuisés par l’émotion toute la maisonnée se languissait, en attente pour les uns, en prières pour les pieux, en pleurs pour tous. Effondré le chevalier gisait sur un fauteuil devant la porte de la chambre ou plusieurs médecins et apothicaires s’activaient au chevet de sa fille. En face de lui, Bibert faisait distraitement tourner le fond de rhum qu’il avait accepté, sans se décider à l’avaler. –C’est épouvantable, mon ami ! J’ai perdu sa mère emportée par une hémorragie lors de ses couches. J’en ai eu le cœur déchiré mais ma fille unique et préférée ma aidé à ne pas sombrer. Sur elle j’ai reporté toutes mes capacités d’amour et de tendresse. Si elle devait passer à son tour, ce serait trop injuste. Pourquoi un vieil homme comme moi devrait-il survivre ? –Taisez-vous ! Elle va surmonter, il ne peut en être autrement. Une trop grande fatigue provoque souvent l’apparition de ces fièvres. Les gens des marais et des jungles en sont presque tous victimes à un âge ou a un autre. Ils n’en trépassent pas tous, heureusement. Elle est jeune et bien entourée. Armons-nous de confiance et espérons. Si les paroles se voulaient fortes et rassurantes, le ton en démentait la certitude affectée. Bibert le savait du fond de son âme, Virginie ne serait jamais sa femme. Ses rêves et sa plantation n’étaient plus qu’un champ de ruines. Dans les jours qui suivirent l’enterrement, le chevalier fit part à Bibert de sa décision irrévocable de retourner dans sa province du Poitou. Après avoir réalisé rapidement ses biens, il s’embarqua sur une barque qui le mena en grand péril à l’île de France, les vaisseaux n’ayant plus droit de relâche sur l’île, placée en quarantaine. Resté seul et privé de la protection efficace de celui qui fut son ami, le jeune planteur n’eut plus le


goût de lutter pour maintenir le domaine des Mornes. Cependant c’était là son seul bien, lui qui depuis sa naissance n’avait jamais rien possédé, pas même l’amour d’une femme. Il choisi donc de le conserver en y regroupant tous ceux qui avaient été fidèle au chevalier et a lui-même. Avec leur accord, il confiât conjointement à madame Louise et John Forest, le fermage de l’exploitation. Le chevalier Crouy, à l’issue de la vente de ses terres et de ses immeubles, lui avait généreusement remis une somme rondelette. Bibert leurs en fit don, en guise de viatique. Puis, à son tour il se fit conduire sur l’île voisine pour y chercher un embarquement. Dès son arrivé à port Louis, il se mit en quête de son bienfaiteur. Mais celui-ci avait déjà pris place à bord d’un navire anglais qui le débarquerait dans un port du Brésil d’où il lui serait aisé de trouver une place a bord d’un des nombreux clippers qui regagnaient la terre de France. Désœuvré, Bibert traîna les bouges et les tavernes dans l’espoir d’y entendre quelques informations sur une arrivé lointaine ou récente de femmes condamnées, débarquées dans quelques îles de l’océan Indien. On le regardait bizarrement, les réponses étaient négatives ou évasives… quand il y en avait. Il cessa au bout de quelques jours, persuadé ne pouvoir continuer à nourrir d’espoir dans cette direction non plus. Pourtant sa quête allait avoir un effet aussi bénéfique qu’insoupçonné. Assis sur le quai, la tête serrée entre les mains. Ressassant sa déconvenue en contemplant, sans les voir vraiment, les navires en chargement ou déchargement. Entendant, sans les écouter, les appels et les chants des calfats œuvrant aux formes de radoub derrière lui. Le garçon fut abordé par un matelot, à vrai dire Bibert, s’il sut de prime abord qu’il s’agissait d’un homme de mer, n’aurait su dire de quelle espèce il relevait. Court et trapus à en paraître rondouillard, cheveux ras, moustache épaisse tombant en pointes ornées d’une perle aux extrémités. Les yeux fendus en amande, à l’image de ces magots chinois que l’on peut rencontrer dans les rues de Nankin ou de Formose, il paraissait difficile à classer dans une catégorie bien précise. Touchant de ses doigts joints le bord d’une casquette qu’il ne portait pas, il se présenta. –Hi ! Je suis le captain Kanaka, Stan Kanaka. C’est mon navire là-bas ! La « Sainte Rita » Du menton il désignait une vague direction ou son bâtiment pouvait se trouver parmi une bonne douzaine d’autres. Sans attendre une réponse qui d’ailleurs ne serait pas venu, il tourna les talons et commença de s’éloigner. Lâchant par-dessus son épaule un laconique, « Suis-moi ! » Intrigué et faute d’avoir mieux à faire, l’ancien planteur se leva pour emboîter le pas a l’incertain capitaine. Ils dépassèrent, marchant sans mot dire et l’un suivant l’autre, une file de bâtiments. Ils s’arrêtèrent à la coupée d’un Brick, qui semblait avoir affronté toutes les


tempêtes du cap Horn et de la Patagonie. Campé sur ses jambes devant l’échelle, Bibert modula un long sifflement qui en disait long sur ses sentiments. –Mille dieux ! Vous appelez ‘çà’ un navire, vous ! Y a-t-il seulement un équipage a bord, a part les rats ? Sans se laisser démonter pour autant, Stan Kanaka entrepris d’enjamber la lisse dédaignant de jeter un regard pour voir si son invité suivait. Il suivait effectivement ! Arrivés sur le pont ils gagnèrent la dunette puis la salle des cartes. Et des cartes il y en avait mais pas uniquement des cartes marines. Dans le fatras qui encombrait la grande table fixée a la cloison, Bibert distingua plusieurs sortes de plans couverts d’inscriptions cabalistiques. D’un revers de bras le capitaine dégagea suffisamment de place pour poser deux moques de Fayence, et y joignit une bouteille de rhum sortie d’un coffre posé dans un angle. Invitant du geste son hôte à s’asseoir, il prit lui-même place sur le coffre refermé. –Bon, tout d’abord, cela vous surprendra certainement mais moi je vous connais bien ! Votre contremaître John Merick m’avait engagé, pour qu’avec quelques gaillards de mon équipage nous venions vous frotter les oreilles. Il voulait se venger disait’ il, mais sans que cela ne lui coûte ni effort ni monnaie. Le chacal nous engageait tout bonnement à nous payer sur vos biens… Le choléra l’à emporté, a l’heure présente il doit rôtir en enfer. Moi aussi j’ai une proposition à vous faire, mais c’est une longue histoire. Êtes-vous disposé à l’entendre ? –Dites toujours, je suis sans obligations, libre de mes actes. Mais je ne m’associerai pas à quelques coquineries ou malfaisances dont vous ne sembler pas redouter de vous mêler. –Merci, permettez-moi de vous faire remarquer ne vous avoir jamais dit que nous avions accepté l’offre de votre régisseur. Enfin, laissons cela, écoutez plutôt ce que j’ai en vue. Si vous deviez refuser, je compte bien entendu sur votre discrétion. Cela va d’ailleurs sans dire, vu votre attachement aux choses de l’honneur. C’est une histoire qui court les ports, mais qui possède cependant un atout majeur, elle est aussi vraie que je suis devant vous ! Comme tout un chacun, vous aurez entendu parler d’un pirate qui avait caché son butin sur une île. Cela peut vous sembler banal, mais ce qui l’est moins c’est la sagacité dont ‘mon’ forban à moi, fit preuve. Plutôt que de se contenter d’une de ces grottes ou anfractuosités du rivage dont ils ont coutume d’user, il a imaginé un tout autre stratagème. Premièrement, contrairement à la tradition l’île en question n’est pas déserte. Elle est même peuplée dune tribu de sauvages assez féroce. Le pirate et ses acolytes y avaient abordés par le plus grand des hasards, pour réparer une avarie consécutive à son dernier combat et refaire de l’eau. Le premier contact fut assez houleux, et seuls leurs


canons parvinrent à les préserver de finir en rôtis. Par la suite ils étaient parvenus à se faire des alliés des indigènes, en les menaçant dans un premier temps. Puis en les aidants à exterminer la peuplade d’une île voisine, ennemis héréditaires de ces cannibales. Fort de cette alliance, et c’est là le deuxième trait de génie, mon pirate plaça son trésor dans une tombe. Qu’il fit creuser en plein centre du village, au vu de tout un chacun. Bien que les sauvages ne fussent point intéressés par les lingots il prit le soin d’y ajouter la description des terribles maléfices frappant ceux qui s’aviseraient d’y vouloir toucher. Simple mesure de dissuasion a laquelle, en vertu du principe de la carotte et du bâton, il ajouta une promesse de récompense. Conscient que sa vie aventureuse pourrait fort bien se terminer au bout d’une corde, vu qu’il était activement recherché par toutes les marines, espagnoles, Anglaises et Françaises. Il créa la légende d’un jeune roi à la chevelure de feu, qui viendrait un jour récupérer le précieux dépôt en leur apportant des richesses et de grands pouvoirs. Fort de la protection des trois cents indigènes et de l’éloignement de l’île, le rusé reparti avec la certitude que nul ne pourrait le déposséder. Seul son neveu, qui était rouquemoutte et hériterait de la carte ainsi que de toutes les informations nécessaires, pourrait un jour mettre la main sur sa fortune. Peu de temps après, le maudit termina sa vie dans un naufrage on ne sait ou. Son neveu, jeune homme de caractère faible, perdit au jeu la carte que son oncle lui avait léguée avant de lui-même perdre la vie, dans une rixe après boire… Je vois dans vos yeux que vous avez, en partie devinée la suite ! J’ai cette carte, le rouquin me fait encore défaut… Voulez-vous devenir le roi qui me manque pour m’emparer de ce fabuleux trésor ? –Et quelle sera ma part ? –Un cinquième, de quoi vous acheter la lune ! –Top-là ! Je suis votre homme, non… votre Roi ! Restait à recruter un équipage et procéder au carénage et relaguage du navire qui en avait diantrement besoin. Stan Kanaka n’avait pas un sol en poche, et comptait bien sur son nouvel associé pour financer leur expédition. Toutefois, avant de sortir le moindre écu Bibert avait absolument tenu à obtenir davantage de précisions, quel était ce pirate astucieux ?Sans rechigner, le capitaine lui livra la totalité de ses informations. - Le pirate dont je vous parle était fils d’un officier de marine de la compagnie des Indes. Il s’appelait Bernardin Nagéon de L’Estang. Son neveu Jean Marius Nagéon de l’Estang, lui était Officier dans la réserve. Bernardin était intervenu pour porter secours au fils d’un certain Hornigold. Blessé et persuadé de ne pouvoir en réchapper, ce denier avait révélé à son sauveteur l’emplacement d’un fabuleux trésor


caché sur l’île de Sainte-Marie près de la côte Ouest de Madagascar. Or c’est justement là que vivait le fameux pirate Olivier Levasseur, dit La buse ou aussi, la Bouche, né à Calais vers 1690 et pendu à Saint Paul, le soir du 7 juillet 1730. Son coup d’éclat avait été, en association avec le pirate anglais Taylor, le pillage du vaisseau portugais ‘La Vierge du Cap’ qui avait cherché au mois d’avril 1721 refuge contre une violente tempête, dans la rade de Saint Denis. Armé de Soixante-douze canons le navire transportait le comte Ericeira vice-roi des Indes et l’archevêque de Goa. La Buse n’exigea pas de rançon du vice-roi, mais fit main basse sur un butin d’une inestimable valeur. Rivières de diamants, bijoux, perles, barres d’or et d’argent, vases sacrés et cassettes de pierres précieuses. Sans omettre la crosse de GOA, pesant une centaine de kilos d’or et constellée de rubis. Le pirate fit de La Vierge du Cap, radoubée et remise à neuf, son navire sous le nom de ‘Le Victorieux. ’ Malchance pour lui, Duguay-Trouin et le commodore anglais Matthews vinrent se chercher querelle dans les parages. Les écumeurs des mers préférèrent se méfier et prendre le large. Taylor aurait fui vers les côtes de la Caraïbes, La Buse se retira à l’île Sainte-Marie ou il prit sa retraite. Il est certain qu’il y cacha son trésor, mais su brouiller les pistes lors de son exécution, en lançant depuis l’échafaud un cryptogramme dans la foule, en s’écriant ; « Mes trésors à qui saura comprendre ! » Le pirate utilisa l’alphabet des templiers pour écrire son cryptogramme, mais même après avoir été reconnu et déchiffré, le texte restait incompréhensible. Les plus habiles s’y cassèrent les dents. Comment diable un ignare de pirate avait’ il trouvé le moyen de mystifier les meilleurs penseurs de son époque et à venir ? En fait, il n’avait pas besoin de littérature pour retrouver ses trésors, tout au plus quelques coordonnées. Si l’on connaît l’emplacement originel d’une pierre portant un signe codé, par simple trigonométrie suivant les indications du texte, il suffit de tracer une bissectrice pour trouver le magot. Le butin du pillage avait été fractionné dans quatre cachettes. De combien d’entre elles Hornigold révéla t’il l’emplacement a Nagéon de l’Estang ? Je n’en sais rien, mais ce qui fut dissimulé sur l’île en représente au moins la moitié, si ce n’est les trois quarts. L’île en question appartient à l’archipel des Agaléga, situé au nord de l’île de France par 10°37’Sud et 56°54’Est. Le plus gros îlot a été appelé « Ile des vingt-cinq » et le second « Ile de la Fourche » Voila, ça vous suffit ou vous voulez d’autres précisions ? –Je crois que j’en ai appris suffisamment pour l’heure. Mettons-nous à l’ouvrage sans plus tarder. Trois semaines plus avant dans le mois de juin, le Brick avait repris une apparence convaincante et un équipage de treize hommes avait pu être


constitué, non sans peines. Les nouveaux recrutés, semblaient très hétéroclites dans leurs appartenances ethniques ainsi que dans leurs valeurs. Le capitaine Kanaka les avait tous rassemblés sur le pont, au lendemain de la mise a l’eau. Avitaillement terminé et amarres larguées. –Eh ! Oui, je le sais bien qu’il est vieux mon navire, mais il lui faut douze hommes, un capitaine, un mousse pour le remonter vers sa destination. Pendant huit jours j’ai cherché un équipage et j’ai été contraint de le former de marins d’occasion. Vagabonds sans aveux dont certains tatouages affichent l’anarchie et la révolution. Mais moi, au moment du départ, je vous préviens que je suis le maître à bord, les forts en gueule devront le reconnaître ! Je vous promets, moi commandant, bonne ration, bonne goutte et pourquoi pas bon vent. Je serai juste et indulgent mais il faudra que l’on m’écoute. Et maintenant, le cap au nord ! Un peu estomaquée les hommes avaient fini par comprendre que le ‘grand mat’ n’entendait pas se laisser marcher sur les pieds et qu’il leur faudrait filer doux. Le temps était beau pour cet hiver austral, toutes voiles dessus, la « Sainte Rita », filait ses huit nœuds dans la brise portante. __________________________________________________________


- Chapitre quatrième. 1860 - 1861. Comment un roi de hasard devint Êleveur par erreur. ________________________________________________________


Depuis quatorze jours la Sainte Rita fait route, les vents sont contre elle, le mauvais temps aussi. Les matelots mal appariés, grommellent et renâclent à l’effort. Une nuit quatre d’entre eux l’insulte a la bouche et le couteau à la main s’emparent de la dunette et déclarent vouloir parler au capitaine au nom de l’équipage. Bibert qui était de quart n’à rien vu venir, occupé à porter la route sur la carte après avoir vérifié les calculs de position, pris avant la tombée de la nuit. Avec l’homme de barre il est tenu en respect par trois énergumènes, tandis que le dernier s’égosille à appeler le capitaine. Bientôt, Stan Kanaka apparaît en bouclant son ceinturon, pieds nu et l’œil mauvais. Il toise les mutins. –Que ce passe t’il ? Vous me réclamez, alors je suis là. Qu’ai-je à entendre de si urgent ? –Donnez-nous des biscuits et du vin ! Nous soufrons famine sur votre rafiot. Pour sur qu’une malédiction vous poursuit avec les vents contraires et les grains sans décesser. C’est dit, nous allons tous débarquer à la prochaine terre. Faite faire voile vers quelque baie propice à un atterrage, sans comité d’argousins pour nous accueillir, cela vaudrait mieux pour vous. Vous continuez sans nous, si vous le pouvez. –Vous parlez au nom de l’équipage, dites-vous. Où est-il ? Je ne vois que quatre drôles promis au gibet, j’en ai déjà l’cou tordu de vous y voir balancer. Faire route vers une rade tranquille… Mais nous ne faisons que cela ! Et foi de Stan plus de la moitié de la route est derrière nous, la carte que monsieur Bibert vient de mettre à jour, en témoigne. La pointe de la grande île est sous notre vent, demain du moins je l’espère nous y toucherons un port, vous serrez libre a terre. Oui mais ici, mille sabords, je n’admets pas la moindre pipate. Je materais tous les mutins, que chacun regagne son poste. L’aplomb et la force tranquille du capitaine eurent raison des agités, rangeant les couteaux à la ceinture, ils furent prompts à regagner le pied du mat de misaine. Le reste de l’équipage s’y tenait dans l’obscurité, attendant, en une prudente expectative, l’issue de la mutinerie. Le restant de la nuit se passa à tirer des bords sans autres incidents. Au matin, la cloche piquait le changement de quart quand profitant d’une accalmie de la mer et du vent, le capitaine fit rassembler les deux bordées. –Nous allons savoir si vous êtes encore décidés à jouer les agités. Je ne prendrai pas de sanctions, vous irez vous faire pendre ailleurs. Sil en est parmivous qui souhaitent continuer et bien qu’ils se fassent connaître. Le second, monsieur Bibert se tiendra au pied du grand mat avec le rôle d’équipage, les dissidents mettront une croix en regard de leur nom après l’appel de celui-ci. Du groupe de matelots massés de part et d’autre du pont, une voix s’élève alors et un homme s’avance d’un pas. –Inutile capitaine, nous en avons débattu cette nuit. Nous sommes avec vous, prêt à vous livrer nos quatre mauvais compagnons si vous le


souhaitez. C’est vrai que nous avons faim, mais c’est le sort de presque tous les embarquements. A quoi bon risquer la corde pour quelques crampes d’estomac. Que décidez-vous ? –Hé ! Que puis-je décider ? Tenez bien a l’œil vos séditieux. S’ils le désirent encore qu’ils embarquent dans une chaloupe avec le biscuit et l’eau qu’ils réclament tant. Pour vous braves compagnons, le baume la récompense ! Je vais vous dévoiler à présent le but de notre course, nous allons nous emparer d’un butin qui vous permettra d’avoir le ventre d’un échevin. Et… sans plus attendre, la double ! Une explosion de joie fit immédiatement suite aux dernières paroles de Stan Kanaka. Ragaillardis les hommes reprirent leurs occupations. L’ouvrage n’allait pas leur manquer, la tempête venait sur eux. Balancé par la houle, le Brick allait tanguant sous les assauts du vent. Bientôt la tourmente vire à l’ouragan. Les flots qui se ruent à bord emportent un matelot. Dans les vergues, les gabiers luttent pour souquer leurs rabans, serrée au bas ris une voile se déchire. A sec de toile, le navire craque et geint de partout. Les pompes sont actionnées à pleins bras, les deux bordées sont à lutter au coude à coude. Le gros temps durera ainsi trois jours trois nuits. Quand enfin les flots s’apaisèrent, la Sainte Rita ressemblait au Hollandais volant. Dés qu’il fut en mesure d’apercevoir le soleil, le capitaine établi une latitude attendant la méridienne pour calculer la longitude et connaître leur position. La dérive de nord-est avait permis de gagner vers leur destination, même en faisant le gros dos. Les dégâts s’avéraient considérables et pourtant leurs constats n’étaient pas encore achevés. Attablés dans le carré, Bibert et le capitaine Kanaka mangeaient sans joie leur platée de gourganes. Ils commentaient la situation, t’elle qu’elle se présentait en cette fin de matinée du premier août 1860. –Stan, le calfat m’à informé que le navire faisait eau de toutes parts et que les pompes n’étalaient que difficilement. Dans le gréement le constat fait par le bosco n’est pas beaucoup plus encourageant, les basses voiles ont éclaté et deux vergues des huniers de misaine se sont rompues. Nous filons à peine trois nœuds, en donnant une forte bande sur tribord. –Croyez-vous que je ne connaisse pas la misère de mon bâtiment ? J’ai calculé qu’il nous faudrait encore une bonne vingtaine d’heures pour atteindre notre destination. Sur place, a l’abri d’une anse nous essayerons d’abattre en carène afin de procéder aux réparations les plus urgentes avant de reprendre la mer. Il faut tenir donc, jusqu’à demain en maintenant les hommes aux pompes et en priant pour qu’un nouveau grain ne nous tombe pas sur les reins, la Sainte Rita n’y résisterait pas.


Le reste de la journée s’écoule en incessants efforts, a la tombée de la nuit de lourds nuages s’amassent au dessus de leurs têtes renforçant leurs craintes. Toute la nuit ils vont sentir le mauvais temps empirer. La mer, à nouveau gonflé, semble vouloir avaler le navire désemparé. Les premières lueurs de l’aube montrent une cote basse droit sur leur avant. Le Brick ne manœuvre plus que difficilement, refusant de répondre à la barre. Durant encore trois longues heures ils vont tenter avec l’énergie du désespoir de ne pas se laisser dépaler par les vents et les courants. S’ils ne parviennent à toucher terre, ils passeront au large et seront emportés vers leur sombre destin. Un fléchissement provisoire de la force des éléments permet de gagner suffisamment en cap, pour atteindre le platier de corail qui borde l’îlot. Hélas les écueils guettent et la Sainte Rita ne peu les éviter, alourdie par les voies d’eau qui augmentent l’enfoncement. Déjà plusieurs raclements sinistres se font entendre. Il n’est plus temps d’hésiter, le capitaine donne l’ordre de parer l’ancre de miséricorde. Filée en catastrophe, elle va immobiliser in extremis le lourd navire désemparé. [Les prises de mouillages ordinaires se font avec une ancre, une de chaque bord, suffisante pour retenir le bateau sans nécessiter trop d’efforts au cabestan. Sur le bordé, à hauteur du beaupré, une très grosse ancre est amarrée. De par sa taille et son poids elle ne peut servir que dans les situations d’espérées, d’où son nom. ] Le rivage frangé de gros rochers est à moins d’une encablure, les vagues y déferlent avec fracas projetant des gerbes d’embruns jusqu’aux cocotiers qui marquent la limite extrême de la végétation. Sur la dunette, les deux aventuriers observent le paysage qui s’offre à leurs yeux. Le capitaine consulte sa carte tandis que Bibert scrute à la lorgnette les collines d’arrière plan. Puis Stan Kanaka roule son document en grommelant. –Nous avons touché à l’île sud, celle qui abritait le village exterminé par Nagéon de L’Estang pour faire plaisir a ses nouveaux alliés. J’espère qu’ils n’ont pas laissés de survivants, leur rancune pourrait s’exercer contre nos entreprises. –C’est un peu cruel, mais empreint de bon sens. Je ne vois aucuns signes de vie, ni fumées ni coupes dans la jungle indiquant des cultures ou des pistes. Attendons demain, si rien n’à bougé nous débarquerons et mettrons à terre une troupe pour aller voir ce qu’il en est. Nos caronades peuvent battre la plage et les abords, nous resterons à l’abri d’une attaque surprise. Peu après le lever du jour, comme rien n’était venu aviver ou apaiser leurs inquiétudes, une petite troupe de cinq hommes conduits par Bibert gagna la plage. La Sainte Rita posée sur le fond, les cales emplies d’eau


par ses bordés déchirés, ne risquait pas de les oublier là. Dès qu’ils eurent dépassé les limites de l’estran marqué par la ligne des cocotiers et quelques filaos, ils se trouvèrent confrontés à une foisonnance végétale qui les obligea à tailler leur route à coup de sabres. Marchant vers le centre de l’îlot, Bibert voulait gagner le sommet de la colline aperçue depuis la plage pour disposer d’un point d’où ils pourraient faire le point. Tactiquement excellente, l’idée ne se révéla pourtant pas à la hauteur de leurs espérances. La jungle couvrait le sommet, et ils n’y purent rien distinguer de plus qu’en bas. Cependant comme cette élévation occupait à peu près une position centrale, le petit groupe redescendit dans une direction orientée à quatre-vingt-dix degrés. Espérant par cette manœuvre retrouver le rivage du coté de la grande île. En y parvenant ils constatèrent qu’ils venaient de faire, en deux grandes heures d’efforts, ce qu’ils auraient pu parcourir en à peine trente minutes s’ils avaient suivi la grève. Les deux îlots étaient reliés par un isthme sablonneux qu’ils purent, la marée étant basse, traverser facilement l’eau leur montant à peine aux chevilles. Sur le rivage de la ‘grande île’, une mangrove touffue interdisait de longer par la côte. Ils furent donc contraints de repartir par l’intérieur, en marchant selon un axe sud/nord. La progression devenait plus aisée, car les cocotiers à présent couvraient une sorte de plaine basse et clairsemée. Dés qu’ils sentirent que le sol commençait à s’élever, ils ne commirent plus l’erreur de tenter l’escalade des sommets. Longeant le pied des collines ils continuèrent en restant sous le couvert. L’avance y était plus facile, plus rapide et ils risquaient moins d’être observer par des guetteurs lointains. Bientôt ils trouvèrent un petit bassin alimenté par une source d’un débit très faible. Fatigués ils s’arrêtèrent pour grignoter quelques biscuits tirés de leurs poches et se désaltérer à cette fontaine bien venue. La chaleur était lourde, humide et les moucherons ne leur relâchaient pas leurs harcèlements. Peux soucieux de s’attarder dans cet endroit, ils repartirent pour continuer encore une heure. Passé ce délai ils seraient contraints de retourner sur leurs pas, car ils ne voulaient pas prendre le risque d’être surpris par la nuit. La tension des premières heures c’était estompé. Bien vite remplacée par une fatigue qui commençait à peser et ralentir leurs pas. Surpris de ne déceler aucun signe de présence humaine, Bibert en venait à penser que les habitants devaient occuper l’autre versant, celui de la côte Est, plus difficile d’accès par mer. Il décida se suspendre leurs investigations et de revenir avec de quoi bivouaquer, un ou peut-être deux jours. Coupant en direction de l’océan ils purent situer leur position sur la côte, par rapport à la Sainte Rita. En débouchant sur le rivage ils éprouvèrent tous un serrement de cœur en découvrant ce qui n’était plus qu’une épave. Le jusant avait laissé le navire couché sur le flanc et on pouvait voir les


membrures a travers le bordé arraché, comme les côtes d’un squelette. S’arrachant à la morbide contemplation, ils convinrent de revenir dés le lendemain, mais avec une chaloupe qui leur permettrait de faire en dix minutes à peine, l’équivalant de plusieurs heures de marche. De retour à bord Bibert fit part de ses observations à son associé. –Sur l’île du sud, la ‘petite île‘, je dirai sans hésitation qu’il n’y a plus âme qui vive, et ce depuis fort longtemps. En revanche, sur l’île nord les choses sont moins évidentes. Le bassin par exemple ou nous nous sommes désaltérés, est construit de main d’homme. L’eau qui y est drainée ne peut absolument pas être le seul produit des dernières pluies. Par endroits la végétation pousse beaucoup moins dru que sur le reste du plateau, des défrichages y avaient été pratiqués. Mais aucunes traces de sentiers entretenus ou simplement fréquentés, aucun arbre taillé ou abattu par des hommes. C’est à croire qu’ils vivent de l’autre coté sans jamais venir chasser ou cultiver sur cette partie de leur territoire. Étrange tout de même, bougrement étrange ! Demain je crois que nous profiterons de la marée pour atteindre la pointe nord et, de la pousser notre reconnaissance sur le versant Est. Si nécessaire nous installerons un campement provisoire en un lieu propice et de là nous ferons de courtes incursions dans plusieurs directions. Nous finirons bien par les débusqués aussi bien cachés qu’ils fussent. –A moins que ce ne soit eux qui vous trouvent les premiers ! Ne baissez surtout pas votre garde, car c’est une pratique courante de ces sauvages. Ils vous observent, évaluent vos forces et surtout vos faiblesses, vous laissent vous endormir dans la confiance crée par une apparence de tranquillité et paf ! En deux coups de cuillère à pot*, vous êtes dans la marmite… En plat de résistance. Dés le lendemain ils répartirent les effectifs en tenant compte des deux impératifs de leur situation. Avec le capitaine resteraient, le maître d’équipage, le charpentier, le cuisinier, le matelot Jeannin et le mousse. Avec Bibert dans l’équipe d’exploration, les quatre hommes restants. Ceux restés à bord s’emploieraient à tenter de réparer les avaries de la coque, sous la conduite du charpentier. En outre le capitaine s’emploierait à suivre, autant que possible, de sa lorgnette les avatars rencontrés par le groupe de Bibert. D’après la carte et leurs observations, l’îlot du sud devait faire approximativement sept kilomètres de long sur quatre et demi de large, et l’île nord douze kilomètres de long pour moins de deux kilomètres dans sa partie la plus large. Aussitôt qu’ils doublèrent la pointe nord, le ressac les contraignit à gagner la plage. Tirant la chaloupe au sec ils reprirent la marche. Juste après le cordon littoral une sente s’ouvrait devant eux. Avec circonspection ils s’y engagèrent pour découvrir quelle


débouchait presque tout de suite sur ce qui semblait les vestiges de la place d’un village. La végétation avait repris ses droits mais en bordure d’un espace resté vide, des restes de huttes rongées par les termites et les pluies, attestaient d’une occupation antérieure. Au centre, un tumulus que Bibert identifia immédiatement comme le caveau abritant le trésor. Il s’ouvrait béant, en s’approchant ils purent constater que la présumée fausse tombe choisie pour cachette, avait recouvré une indéniable authenticité, des ossements humains en tapissaient le fond. Aussitôt la surprise passée, chacun s’activa à fouiller les abords a la recherche d’indices sur la tragédie qui s’était déroulée en ces lieux. Rapidement ils purent se convaincre qu’une troupe avait massacré les habitants, pris par surprise ? En tout cas les assaillants avaient pillé le tombeau après avoir détruit tout le village et tué ou emportés les habitants survivants. Puis ils étaient repartis, comme ils étaient venus. Déçus, les marins se mirent derechef à patrouiller le plus vaste secteur possible, dans l’espoir de relever d’autres indices. Malgré la rage apportée a cette battue, défouloir de leur frustration, ce fut en pure perte. Ils durent se résigner à prendre le chemin du retour, lourds de la mauvaise nouvelle qu’ils détenaient. En arrivant au navire, la déception fut d’autant partagée, qu’une mauvaise nouvelle ne venant jamais seule, le capitaine avoua l’impossibilité de remettre à flot le bâtiment. La Sainte Rita avait fini de courir les mers ! –Mes amis, il nous reste à choisir entre deux alternatives, aussi problématiques l’une que l’autre. Construire un radeau et s’en remettre à vents et courants pour tenter de toucher une terre avant de mourir de faim et de soif. Je vous rappelle que nous sommes tout de même à plus de mille kilomètres au nord de l’île la plus proche… Ou attendre qu’un vaisseau croise dans les parages, attirer son attention et lui demander assistance. Nous allons mettre la décision aux voix ! –Certes, capitaine, mais quelle que soit la solution que nous choisirons. Rien n’empêche de mettre deux cordes à notre arc et tout en construisant un radeau, de continuer à scruter l’horizon. L’idée, par son évident bon sens, fut retenue sans que quiconque estima nécessaire ou judicieux d’y apporter d’autres commentaires. Une équipe commença la mise en chantier d’un radeau, long d’une dizaine de mètres sur quatre de large. Une autre s’occupa de tracer un sentier jusqu’au sommet de la plus proche colline afin du préparer un bûcher de bois secs et de feuillages verts, destinés à servir de signal le moment venu. Dix rudes journées de travail avaient permit une bonne avancée de ces deux activités. Lorsqu’une tempête vint tout remettre en question. Le radeau, dont la construction se faisait à flot directement sur le flanc du brick, fut jeté à la plage et disloqué par la tourmente. On s’aperçut aussi,


par la même occasion, qu’en cas de pluie le signal ne pouvait être mis en œuvre pour cause d’excès d’humidité. La poudre amenée comme bout-feu avait été mouillée. Un petit abri de feuillage, renforcé des plus mauvaises voiles de l’épave, fut donc dressé pour protéger le fanal des précipitations atmosphériques. Au moins le temps de sa mise en œuvre, la protection participerait ensuite du combustible. Dans le même élan, les ponts, les bordés, et jusqu’aux mats du navire étant utilisés pour toutes sortes de travaux, le squelette de la pauvre ‘Sainte Rita’ réduit à sa plus simple expression, menaçait de se désagréger au prochain coup de temps. Il fallait trouver un autre lieu pour s’abriter, un campement fait de planches et de feuilles de palmier couvertes de toiles fut donc établi en retrait sous les cocotiers. Le chantier du radeau, posé sur de gros rondins pour permettre son lancement futur, trouva sa place entre plage et habitations, juste à la laisse de haute mer. Dans la nuit du quarante-troisième jour, une violente tempête, un cyclone dont cette région du globe est coutumière à cette saison, frappa les îlots de toute sa furie. Grâce aux précautions prises ils n’eurent pas de dégâts majeurs à déplorer sur le radeau qui était presque achevé. Le campement fut pratiquement balayé du décor, mais sans occasionner de morts ni de blessures graves. L’épave de la Sainte Rita, battue de plein fouet, avait été complètement disloquée. Seuls quelques débris épars en indiquaient encore l’emplacement. Au matin la force du vent commença de décroître, la mer restait agitée et le ressac charriait les derniers vestiges du pauvre navire. Les hommes contemplaient cette désolation à laquelle s’ajoutait le triste spectacle du lourd tribut payé par la végétation. Autour d’eux tout était saccagé et l’impression en était d’une angoisse presque palpable. Personne ne parlait, aucun feu n’était rallumé et chacun pouvait imaginer ce qui leur arriverait si une pareille furie leur tombait dessus en pleine mer. Le radeau paraissait un bien frêle esquif pour résister longtemps. Vers midi, les corvées de nettoyages finissaient de s’activer à mettre un semblant d’ordre, tandis que le brave cuistot distribuait une double ration de tafia pour tenter de leur redonner du courage. Soudain un homme s’arrêta pour se mettre à observer attentivement l’horizon. La pluie avait cessé et seul le vent soufflait encore sur une mer aux vagues crêtées d’écume. Il n’était pas facile d’apercevoir quoi que ce soit dans ce chaos. Pourtant l’homme continuait son observation, tendant un bras vers le large. Le capitaine eut tôt fait de s’emparer de sa longue-vue, pour la braquer dans la direction indiquée. Il observa longuement, si longuement que tout les naufragés cessèrent leurs activités pour scruter le large. Alors Stan Kanaka fit appeler son second. –Tudieu ! Une belle goélette est en train de croiser dans le quart sud-est. Venez-voir Bibert, il me semble qu’elle tente de gagner au vent ! Regardez, c’est un marchand, probable


qu’il a perdu sa route et subit une importante dérive, car nous nous trouvons à l’écart des lignes de navigation entre les Indes et l’Afrique. C’était d’ailleurs là un de mes gros soucis ! Dédaignant de s’embarrasser à vérifier, Bibert donna tout de suite des instructions pour que deux hommes partent allumer le brasier avec consigne de faire le plus de fumée possible. Le Maître-d’équipage proposa de faire tirer la caronade que l’on se préparait à charger sur le radeau. Quand le navire aurait suffisamment gagné dans leur direction la détonation leur serait peut être audible. –Bonne idée, il cherche à nous passer par le sud pour éviter d’être drossés sur les récifs. Avant la fin de la journée il sera à moins de cinq milles de notre position. Le moment venu nous tirerons une série de coups, nous verrons bien sa réaction. Tout le reste de la journée fut activement consacré aux renforcements des dispositifs sonores et visuels destinés à attirer l’attention du grand voilier. Le radeau fut mis à l’eau dans l’urgence car il était peu vraisemblable que le commandant du bâtiment prenne le risque de s’approcher très près de la côte. –Déjà bien beau s’il accepte de mettre en panne pour nous attendre. Par ce temps de chien et en pleine nuit, moi à sa place je ne m’y risquerais pas. Par beau temps, peut-être ! Et encore… Le capitaine Kanaka maugréait en regardant fixement la goélette aurique dont on apercevait clairement la mature à présent. A ses cotés depuis déjà un bon quart d’heure, Bibert dardait une lunette investigatrice. –Mille diables, Stan ! Mais je ne vois aucuns gabiers sur les vergues, ni matelots ou officiers sur les ponts. Il pourrait pourtant renvoyer un peu de toile de façon à être plus manœuvrant et profiter du bon plein qui le fera largement parer les dangers de notre côte. On dirait qu’il donne légèrement de la bande sur tribord, mais personne sur le pont ne semble s’activer aux pompes. L’équipage est endormi ou saoul, y compris la maîtrise ! C’est tout de même étrange. –Il est de fait, et je m’en faisais la remarque tantôt, que son comportement étrange ne laisse pas de m’intriguer. Je commence à m’inquiéter, si vous voulez connaître le fond de ma pensée. Depuis bientôt cinq heures que nous fumons comme des cheminées d’usine, il aurait du nous apercevoir. Voici ce que je vous propose, nous n’aurons pas l’occasion de voir passer un autre navire avant longtemps, vous pouvez vous en référer à ma pratique du cabotage dans ces régions. Saisissons notre chance et jouons le tout pour le tout ! Le radeau est à l’eau, il semble apte à tenir la mer même grosse. Le gréement que nous avons improvisé nous permettra de naviguer aux allures portantes. Chargeons le maximum d’effets que nous pourrons, embarquons et


portons-nous à sa rencontre pour tenter de l’intercepter. Par tous les Diables, il ne pourra nous ignorer si nous croisons sa route. D’autant que la caronière saura lui prouver notre détermination. Quitte à périr, ils nous accompagneront en enfer. –Bravo ! Puissamment raisonné, Capitaine. Ne perdons pas de temps la mer est encore grosse et avec la nuit nous risquons de les manquer. Je fais rassembler les hommes, et nous embarquons. Mais ce sera sans espoir de retour, car nous ne pourrons revenir contre le vent. Malgré leur diligence, la nuit dans les régions tropicales tombe tôt, et le court crépuscule les trouva encore à mi-route du clipper. Celui-ci suivait imperturbablement le même cap, sans dévier d’un pouce. Les nuages passaient en masses compactes et obscurcissaient la nuit. Par chance la pluie avait cessé tout à fait et de fugitives apparitions de la lune leur permettaient de vérifier la pertinence de leur progression. Stan Kanaka, debout sur l’avant observait le déroulement de leur manœuvre ainsi que les agissements du navire. Tentant désespérément de coordonner les actions en donnant des instructions au barreur et aux hommes qui se tenaient aux écoutes. La progression était lente et éprouvante. Après quelques longues et angoissantes minutes, le capitaine se tourna vers Bibert qui s’affairait à préparer des grappins aidé de deux autres matelots. –De ce train, nous serons à porté de boulet dans moins de trente minutes. Préparons notre artillerie, nous tirerons à poudre seule. Il ne faudrait pas qu’ils répliquent et s’amusent à nous envoyer leur bordée, croyant à une attaque. Allumons nos fanaux, nous y verrons moins mais eux pourrons peut-être nous distinguer, car ils ne semblent guerre vigilants. A ce moment, sous l’effet d’un gros paquet de mer qui venait de s’écraser sur son tiers avant, la goélette fit une embardée et déviât son cap, comme pour leur échapper. –Sacrebleu ! Mais nous ne sommes pas en mesure d’entamer une poursuite. Si ces voyous s’obstinent à continuer nous allons leur envoyer une vraie volée de mitraille pour les inciter à plus de considération. Le capitaine fulminait, apparemment décidé à ne pas vouloir prendre en compte qu’avec les incessants et désordonnés mouvements du radeau, réussir un tir ajusté relevait de la plus parfaite utopie. Comme une réponse, le navire entama une embardée sur le bord contraire. Pour le coup, il leur venait droit dessus. La confusion s’empara de l’équipage, les ordres ne pouvant êtres entendus que de proche en proche, chacun se mit à agir selon son instinct ou sa propre conception des actions à entreprendre. Il s’ensuivi rapidement une pagaille qui ne cessa que lorsque Bibert s’empara de la barre franche pour tenter d’infléchir leur


progression. Un esquif de faible tirant d’eau ne réagit pas comme un voilier a quille. Il glisse sur l’eau à la manière d’une savonnette sur une toile cirée. Le coup de barre eut pour effet de faire masquer la voile, puis sous l’action de la houle, elle porta à nouveau, mais ‘à contre’. Ces opérations eurent pour résultat de casser l’erre, stoppant presque instantanément leur avance. Par inertie le radeau continua son mouvement de rotation et se retrouva plaqué contre le flanc de la goélette. Les grappins furent prestement lancés sur le couronnement puis tournés aux taquets d’amarrage. Ils faisaient désormais route de conserve, et purent entamer la périlleuse ascension de la muraille pour prendre pied à bord. Bibert voulut faire partie des premiers ne sachant comment ils allaient êtres accueillis. Bien que personne ne se fusse montré aux pavois, une mauvaise surprise pouvait bien les attendre dès qu‘ils mettraient pieds à bord. Sautant prestement sur le pont il s’affaira à aider ses suivants tout en constatant que le navire était désert. En tout état de cause, s’il y avait un équipage celui-ci devait se cacher à l’intérieur car les ponts comme la dunette étaient vides de toutes présences humaines. Pendant que ceux déjà à bord assuraient une vague protection, des échelles de corde furent établies pour faciliter les transbordements. Le capitaine Kanaka fut le dernier à quitter le radeau, il refusa que les amarres fussent coupées avant de savoir de quoi il retournait. Comment expliquer l’absence de tous marins sur cette goélette, un nouveau bateau fantôme ? Mais la mer prit, à sa place, la décision de séparer les deux embarcations. Les secousses étaient d’une telle force que le radeau menaçait de défoncer la coque du voilier. Il fallu couper à coup de hache les amarres qui ne s’étaient pas encore rompues. Ensuite, en quelques secondes le radeau disparut dans la nuit. Pénétrant dans le poste de barre, Bibert chercha directement le livre de bord. Mettant la main dessus il fut dépité de ne pouvoir le lire, il était écrit en Espagnol, le navire du nom de ‘‘Libertad’’, étant de nationalité Chilienne. Seul dans tous les rescapés le gabier Bertollo Merlet, dont la mère était d’origine andalouse, comprenait cette langue. On le fit appeler pour qu’il traduise les annotations du document. Mais les choses n’étaient pas si simples. –J’ai dit que j’entendais bien le castillan, pas que je savais le lire, pas plus que le français ! Que monsieur Bibert m’en fasse la lecture et j’essaierai de reconnaître les mots prononcés. A condition qu’il lise lentement et en prononçant bien, avec les intonations ! Excédé, l’ex planteur entama le déchiffrage des dernières pages de ce gros livre. Mais tout de suite il apparut des difficultés de traduction. –Permettez monsieur, vous dite ‘Johan’ il faut prononcer ‘Roann’, sinon je ne peux comprendre.


A l’issue d’un laborieux travail qui leur prit plus de deux longues heures, il ressorti que, pour l’essentiel, l’équipage de la ’’Libertade’’ avait été frappé d’une sévère épidémie de dysenterie. Les victimes furent si nombreuses que les quelques rares survivants avaient préféré s’embarquer dans les canots, pensant espérer échapper au fléau. Le capitaine comptant parmi les premières victimes, c’est le second lieutenant qui avait ordonné l’abandon. Ils mirent les chaloupes à l’eau le jour qui précédât la tempête. Le second, faisant office de commandant, décida de rester à bord conformément à la tradition qui veut qu’un capitaine n’abandonne jamais son navire. Les dernières lignes tracées de sa main faisaient état de l’arrivée du mauvais temps et de son intention d’aller porter des ‘traînards’ a l’arrière pour maintenir le navire face aux lames, en cape sèche. Bibert conclu cette laborieuse traduction par une remarque a l’attention de son associé. –Le pauvre second a dut être capelé par une vague en effectuant son travail puisqu’il n’est plus a bord pour nous accueillir. Bon, mettons nos idées au clair ! D’abord nous ne sommes pas assez nombreux pour servir un bâtiment de cette taille, il nous faudrait vingt à vingt-cinq hommes et nous ne sommes plus que onze. Ensuite je ne pense pas que nous ayons à craindre de contacter cette dysenterie, qui devait être liée à la nourriture absorbée. Ne touchons surtout pas aux réserves de la cambuse et contentons-nous de ce que nous avons pu sauver de notre expédition. Et pour finir, nous devrons impérativement toucher très rapidement un port afin de compléter notre équipage et refaire des vivres et de l’eau. Avez-vous pu visiter les cales et les entreponts pendant que je m’employais, avec tant de difficultés, à me faire comprendre de ce satané interprète ? –Mon ami, nous n’avons pu récupérer le trésor du pirate, soit ! Nous avons perdu notre navire et nos espoirs de richesses, certes ! Il s’en est fallu d’un battement de cils que nous ne perdions aussi nos vies, je n’en disconviens pas ! Mais notre Sainte patronne, la grande pute que fut sainte Rita, ne nous à point abandonné. Elle nous a offert sa bienveillance sous forme d’une fortune d’autant plus grande qu’elle est inattendue. Réjouissons-nous, grâce à la vente de cette goélette et de sa cargaison nous serons bientôt riches. Les cales sont pleines d’épices rares, poivres, cannelle, safran, mais aussi soieries et draperies, bois précieux et ivoires ciselés. J’y ajouterai une cassette trouvée dans la cabine du capitaine, pleine de pépites d’or et de pierres précieuses. Je vous propose de relâcher sur la côte de Zanzibar, puis d’aller négocier notre cargaison au Brésil ou aux États-Unis d’Amérique. C’est là-bas que nous y trouverons les meilleures conditions de vente. Et que nous aurons les meilleures chances d’échapper à toutes tentatives pour nous contester la propriété du navire. D’ailleurs la ‘Libertade’ n’existe plus, vive le ‘Foudrion’. Cette


goélette porte un nouveau nom et tous nos espoirs. Souhaitons-lui longue vie et bons vents ! Sur ses encouragements, le ‘Foudrion’ mit le cap sur la côte Est de l’Afrique ou il parvint une semaine plus tard. Soucieux de ne pas trop attirer l’attention, ils firent relâche à Pemba. Le Sultan d’Oman Sayyid Saïd, avait fait construire sa résidence sur l’île de Zanzibar. Il y avait surtout développé une intense activité marchande. A sa mort, qui venait de survenir, ses successeurs n’avaient pas suivi ses traces. C’étaient à présent les résidents, allemands et anglais, qui y détenaient le pouvoir réel. Compléter l’équipage ne s’avéra pas une tâche trop difficile, surtout dans la mesure où ils ne se montrèrent pas trop sélectifs sur les critères de qualités des nouveaux recrutés. Vivres frais et eau ne manquaient pas et, après seulement quatre jours d’escale, ils purent mettre à la voile pour descendre le long du canal de Mozambique. La mi-septembre venait d’être franchie, le début de l’été austral permettait de profiter de bonnes conditions de navigation. Environ vers la fin de ce même mois, ils passeraient en atlantique. Pour Bibert le franchissement du cap de bonne espérance - dans le sens contraire - fut une expérience qui raviva ses souvenirs. Il n’était que novice, le voici second du capitaine, belle promotion, en l’espace de trois années. Ayant renoncé à retrouver Luzette ainsi qu’à devenir un respectable notable réunionnais, il s’interrogeait sur son avenir. Rester marin ne lui disait rien qui vaille, les ports n’offraient somme toute qu’une image très rétrécie des pays rencontrés. Après mûres réflexions, Stan Kanaka avait finalement arrêté son choix de destination sur l’état de Pernambouc au Brésil. Il expliquait cette décision par le fait que le port de Recife compte parmi les plus actifs de la côte sud américaine. Les riches propriétaires fonciers sauront apprécier et payer un bon prix pour les marchandises du ‘Foudrion’. Autre avantage, les pierres précieuses y sont d’un négoce fréquent et peu contrôlé par le fait qu’une bonne partie des émeraudes, rubis et diamants d’Amazonie aboutissent sur ses comptoirs. Il fit aussi connaître sa volonté d’acheter, sur sa part, le Foudrion. Il déclara apprécier la rapidité et la maniabilité de la jolie goélette. Au point de ne plus vouloir s’en séparer. Personne ne s’opposant, ni a son choix de destination, ni a son désir de possession, la ‘double’ fut encore de rigueur. Le temps, comme le moral, restaient au beau fixe. En début de novembre ils passent sous l’archipel et l’île de Fernando de Noronha, au large de Natal. Puis touchent terre à Recife, deux jours plus tard. Le capitaine avait vu juste, les autorités portuaires ne se montrent pas trop tatillonnes et les tractations commerciales peuvent se dérouler sans anicroches. Les formalités expédiées, on s’occupe enfin à bambocher


activement et l’équipage du Foudrion commence à se tailler une excellente réputation chez les hôteliers, gargotiers et bordeliers de la place. Cette bonne renommée, si elle est gratifiante, n’est pas sans danger, l’opulence et les largesses suscitent les convoitises. Les terres fertiles du ‘Nordeste’ ont attiré beaucoup de gros colons. Notamment les « Seigneurs des moulins » qui en ont fait la première région productrice de sucre du Brésil. Mais la récente abolition de l’esclavage vient de donner un grand coup d’arrêt à l’expansion économique de la région. Demeurent les propriétaires des ‘Casa grandes’, immensément riches. Avec pour corollaire l’émergence d’une classe de déshérités, de crève-la-faim, qui deviennent très vite coupeurs de bourses. Les rôdeurs se font plus nombreux dans les parages de la goélette, les solliciteurs aussi. Un soir d’après repas de gala, Bibert, le capitaine et messire Gaspar de Coelho, vidaient bouteilles sur bouteilles dans les salons du ‘El Permanbuco’, un rutilant palace-hôtel placé sur la ‘calle grande’. Gaspar de Coelho était un vieil aristocrate portugais, marchand d’armes de son état et qui était venu dans l’espoir d’acquérir - à bas prix - les canonnières du Foudrion. L’affaire ne c’était pas conclue mais, peu rancunier, le gentilhomme avait acheté sans en discuter la valeur tout un lot de soieries. Destinées à ses maîtresses et amies, comme il l’expliqua avec légèreté. Une sympathie mutuelle s’était installée entre les trois hommes au caractère pourtant fort différent. –Auriez-vous déjà eu l’honneur d’être présentés à la comtesse Eugénie Oreille de Carrière ? Demandait’ il a ses amis de rencontre. Comme ceuxci se contentaient de le regarder avec juste le soupçon d’intérêt nécessaire pour ne pas être taxés d’impolitesse, il reprit son monologue, sans se formaliser. –J’en déduis que non ! Nous allons donc nous employer à réparer cet impardonnable manquement, dans la minute qui suit. Venez avec moi vous y rencontrerez une faune de nobles ruinés et de roturiers avides de reconnaissance sociale qui se côtoient et se méprisent passionnément. –Mais… cette comtesse, ne risque t’elle pas de s’étonner ? Nous ne sommes pas invités et, heu ! Nous ne sommes pas familiers de la haute société. Le gentilhomme parti d’un généreux éclat de rire qu’il ne parvint à maîtriser, avec difficultés, qu’après avoir constaté la mine renfrognée que ses nouveaux amis commençaient à lui présenter. –Rassurez-vous, elle n’est comtesse que par son cul. C’était une tenancière de lupanar, elle-même ancienne pensionnaire de bordel à Paris. Arrivée ici dans les malles d’un gandin qui n’a rien trouvé de mieux a faire que de se suicider après avoir accumulé les pertes de jeux. Il venait de perdre Louise-Eugénie, la future comtesse, sur un dernier coup


de cartes. Le gagnant n’était autre que le comte Charles-Louis de Carrière, il prit son gain et… l’épousa. Comme il était septuagénaire, il devait ménager son cœur et sa réputation. Le premier résista assez bien, mais la seconde ne résista pas aux frasques de sa dame. Il préféra regagner l’Europe et ses pairs, en exil je ne sais trop ou, en Autriche peut-être. Depuis la Comtesse Eugénie, née Ancelle, mène grande vie. Ses salons mêlent affaires, jeux et plaisirs. Nous y rencontrerons des putains mais aussi des banquiers et des artistes. Croyez-moi, les métisse du Sertao sont de magnifiques créatures. C’est une des grandes forces de notre pays, le métissage. Pendant longtemps la devise des aventuriers portugais, mais aussi hollandais, anglais ou normands, fut ; « Le ventre qui donne les enfants, est la partie la plus productrice de la propriété esclave » De fait ils s’unirent volontiers aux indiennes du pays, comme aux esclaves noires par la suite. De ces unions naquit une population métisse, les caboclos. On y peut rencontrer des petits mulâtres roses comme des jésus de Flandre, des indiens roux et des ‘galegos’, négrillons aux boucles dorées. Mais nous sommes arrivés, venez suivez-moi, je vous présenterai à la maîtresse de maison et aux gens qu’il vous faut rencontrer. Bibert s’attendait à faire la connaissance d’une ancienne cocotte, fardée, boudinée, croulant sous les bijoux de mauvais goût. Au lieu de ça, c’est une femme jeune encore dans la maturité de sa quarantaine flamboyante, qui lui tend sa fine main à baiser. Subjugué, il tente de dissimuler son trouble. Peine perdue la comtesse eut tôt fait de s’en apercevoir et de s’en amuser. Les yeux pétillants de malice elle prit le temps de saluer le capitaine Kanaka, avant de se tourner vers Gaspard de Coelho. – Décidément mon ami, vous me surprendrez toujours ! Comment avezvous eu la cruauté de me cacher si longtemps la présence dans notre bourgade, de deux personnages aussi fascinants ? Sans attendre de réponse, elle prit Bibert et le Capitaine par le bras pour les guider jusqu’à un petit salon. Des serviteurs y officiaient, proposant boisons et pâtées aux convives qui en faisaient la demande. Elle leur enjoignit de profiter de la fête, avant de se joindre à un groupe joyeux qui se dirigeait vers un autre salon. A leur profonde déception, ils ne devaient plus que l’entrapercevoir de toute la soirée. D’agréables rencontres surent rapidement capter toutes leurs attentions. Si bien que la délicieuse soirée s’acheva, fort tardivement, par l’accomplissement de coquines activités. Les couples s’ébattirent au hasard des nombreuses chambres, dont les portes semblaient avoir été tenues soigneusement ouvertes pour faciliter cette conclusion.


Le silence régnait dans les lieux lorsque Bibert quitta le lit ou dormait, alanguie et impudiquement offerte aux regards, une ravissante jeunette à la peau très sombre. En quête d’un cabinet de toilette pour y faire ses ablutions matinales, il arpentait les couloirs. Toutes les portes qu’il ouvrait offraient ou à peu près, le même spectacle de corps plus ou moins dénudés, abandonnés au sommeil. Il allait renoncer lorsque dans la dernière chambre il aperçu le plus ravissant minois qu’il n’avait jamais eu l’occasion de contempler. Une jeune fille dormait, sagement recouverte d’un drap tiré jusqu’au menton. La légèreté du tissu épousait en les révélant les formes sculpturales de l’inconnue. Ses cheveux blonds étaient répandus sur l’oreiller faisant un écrin doré au visage d’une pureté angélique. Une œuvre d’art dont Bibert ne parvenait pas a détaché le regard. Combien de temps dura le charme, il n’aurait su le dire. Une main légère qui se posait sur son épaule lui fit reprendre pied dans le présent. La comtesse Eugénie de Carrière se tenait à son coté, parlant tout près de son oreille. –Ma fille vous plait donc tant que cela, monsieur le coureur des mers ! Venez, laissons la reposer. D’ailleurs cela tombe très bien, nous avons à parler. Deux minutes plus tard, installés de part et d’autre d’une table chargée de boissons chaudes, thé, café, chocolats, et de pâtisseries, ils s’observaient. Vaguement gêné, Bibert s’appliquant à masquer son embarras, invita la comtesse à lui faire part de ce qui motivait leur entretient. Rieuse, elle s’exécuta de bonne grâce. –Vous êtes fortuné et cherchez à vous établir… Oui vos amis ont la langue bien pendue et n’y voient point malice quand ils croient chanter vos louanges. Le capitaine Kanaka, notamment semble ne rien pouvoir me refuser. Ho, rassurez-vous je n’en abuserai pas outre mesure. Il se trouve que nous sommes français et que, peut-être nous pouvons mutuellement nous rendre quelques services. Mais ma proposition va bien au-delà de la simple entraide. Je souhaite vous vendre mes terres mexicaines. Ma fille Charlotte, celle que je vous ai surpris à admirée, doit recevoir une éducation ainsi qu’une dot, meilleures que ce que je suis en mesure de lui offrir ici. J’ai décidé que nous allions rentrer à Paris ! Mais pour nous établir dans des conditions disons… correctes, il me faut réaliser la totalité de mes avoirs. J’ai notamment un élevage très prospère au Mexique. Je voudrais vous le céder, si j’en crois la rumeur publique vous seriez à la tête d’un confortable magot, je vous offre l’occasion d’en faire un judicieux usage. –Madame, vous me prenez à l’improviste et je vous avoue n’y avoir encore point songé. Mais est-ce le bon moment pour en débattre ?


–Mon garçon, vous êtes jeune mais pas écervelé, tant mieux ! Soit, retrouvons-nous chez mon notaire a l’adresse que je vais vous remettre, Voulez-vous vers quinze heures ? Dans l’immédiat je ne vous retiens pas d’avantage, la porte des sanitaires est située au fond du corridor. A tantôt, donc, soyez exact s’il vous plait. Piégé, je me suis fait piéger comme un débutant, il ne me reste que d’aller à ce rendez-vous, et trouver une excuse pour refuser toutes propositions. Bibert soliloquait en se rasant, agacé de n’avoir eu la force de répondre par une fin de non recevoir aux offres de la comtesse. Pourtant le surlendemain il était à la veille de signer un document faisant de lui le propriétaire d’un troupeau de plusieurs milliers de têtes de bétail dans le Nord-est du Mexique. Après des adieux émus au capitaine Stan et à l’équipage, le futur éleveur avait regardé le Foudrion larguer ses amarres et s’éloigner du quai au rythme des chants à virer des marins. Inexplicablement il ne pouvait se débarrasser d’une sensation de malaise en regardant disparaître cette partie de sa vie. Ne plus sentir un pont de navire vivre sous ses pieds, ne plus perdre son regard sur cette ligne imprécise ou l’océan se confond avec le ciel. Il avait en souvenance tant de ces moments ou l’âme est en plein accord avec la nature. Avait’ il fait le bon choix ? Il ne connaissait rien a son nouveau métier, ce n’étaient pas les quelques vaches de son enfance a la ferme qui allaient lui servir de références. Cette femme enjôleuse, cette ‘comtesse’ si mystérieuse. N’avait’ elle pas su profiter de son charme - et de celui de sa fille - pour parvenir à ses fins et lui vendre cette hacienda, dont il n’était même pas sur de vouloir vraiment devenir le maître ? Et puis tout de même, devenir éleveur dans un pays totalement inconnu, acheter sans l’avoir jamais vu une immense exploitation, cela ressemblait fortement a de l’inconscience ? __________________________________________________________


- Chapitre cinquième. 1862- 1863. Comment un éleveur dépossédé devint marchand d’armes. _________________________________


Torturé, par ces questions, encore remué par les émotions du départ de la goélette, Bibert se rendait à un repas offert par son ami Gaspar de Coelho, et auquel étaient conviées la comtesse et sa fille. La ravissante Charlotte avait peine à ne pas laisser transparaître son dépit. Habituellement les jeunes gens admis en sa présence faisaient assaut d’éloquence et se serraient roulés à ses pieds pour un seul regard. Mais ce garçon, ce Bibert, mal fagoté s’exprimant comme un cangaceiro, non seulement ne faisait aucun effort pour la séduire, mais semblait lui préférer les discours assommants de sa mère. La comtesse énumérait, les races de bœufs, les arpents de prairies, les haciendas et bouviers attachés aux titres de propriété qu’elle avait pour intention de céder à l’ancien marin. A vrai dire, l’affaire était bien engagée, la somme convenue dûment versée chez le notaire. Il ne s’en fallait plus que de la signature des deux parties sur les documents adéquats pour entériner la tractation. Bibert écoutait mais n’entendait pas vraiment, son esprit était ailleurs. Cette péronnelle de Charlotte, avec ses airs de faire la charité en acceptant de se trouver à la même table que lui, avait le don de l’irriter. Sans vouloir se l’avouer, c’était en grande partie pour asseoir son image d’aventurier indifférent aux affaires d’argent, qu’il persévérait dans les tractations d’achat. Il se secoua et revint à des considérations moins déprimantes. Dans moins d’une semaine il s’embarquerait pour le Mexique. De ce pays des pampas et des sierras, il ne connaissait rien. Tout ce qu’il savait c’est qu’il débarquerait dans un port du nom de Matamoros, et qu’il y serait attendu. Son ami Gaspar l’avait informé d’une possibilité de crise entre le Mexique et la France. La nouvelle était dérangeante, elle expliquait sans doute la décision de la comtesse. Mais après tout ce n’était peut-être qu’une rumeur sans fondements sérieux. Une crise, avec un dénouement favorable à son pays, pourrait même favoriser sa nouvelle activité. –Vous semblez soucieux, depuis un bon moment vous ne m’écoutez plus ! Mes propos vous importunent à ce point ? –Hein ! Oui, je veux dire… Non, enfin, je vous prie de m’excusez, c’est votre voix si agréablement musicale, qui m’enveloppait d’un charme peu propice a la concentration. Charlotte partie d’un rire qui redoublât en voyant la mine déconfite du garçon. La sonorité de son hilarité obligea sa mère à intervenir rapidement.–Hé bien, ma fille ! Vous voici bien égayée par une remarque, empreinte d’une galanterie dont je remercie ce jeune homme, même si je n’en suis pas vraiment persuadée de la totale sincérité. Monsieur Bibert, puisque vous avez l’heur de décrisper ma pimbêche de fille, me ferezvous la grande faveur de l’escorter jusqu’au domicile de sa professeur de piano ? Je vous confesse avoir une foule d’obligations qui ne sauraient


êtres différés. Votre aimable acceptation m’obligerait grandement. De vous mon cher Gaspar, j’attends le service de me faire profiter de votre attelage pour me ramener à mon domicile. La jeune Charlotte ouvrait la bouche pour protester, d’un regard sa mère la fit surseoir à cette intention. Elle se renfrogna et ne pipa plus mot. Tous ensembles ils quittèrent le restaurant, puis se séparèrent pour s’engager dans des directions opposées. Tandis que la calèche de Gaspar tournait la place, Bibert attendait le bon vouloir de la jeune fille qui bataillait pour ouvrir son ombrelle, jurant comme un charretier. Il hésita à lui proposer ses services. –Vous ne pourriez pas venir à mon secours, au lieu de contempler vos chausses ! Me voir dans l’embarras ne vous « enveloppe pas de suffisamment de charmes » pour que vous songiez à me venir en aide ! Cloué par la surprise, le garçon hésita une fraction de seconde avant de se précipiter. La demoiselle était en train de se retourner pour lui faire face et les actions simultanées aboutirent à provoquer un contact au cours duquel leurs lèvres se touchèrent. Ils restèrent aussi surpris l’un que l’autre, comme suspendus par leurs souffles. Instant, hors du temps ou leurs raisons s’effacèrent pour laisser parler leurs cœurs. Hésitation ponctuée d’un baiser qui leur fit complètement perdre le sens du temps et… du lieu. Un petit groupe de badaud s’était arrêté pour les observer et leurs applaudissements finirent par tirer les jeunes gens de leur étreinte. Instantanément dégrisé, Bibert se serait enfuit s’il n’avait eu le devoir d’accompagner Charlotte. Déjà il se maudissait de son geste trop spontané, dont il présumait qu’elle allait lui tenir grief. A son grand étonnement celle-ci, au contraire, lui pris la main et le tira vivement en émettant de petits gloussements joyeux. Décidément, il ne comprendrait jamais rien aux filles. Troublé, il du s’avouer que jamais, auparavant, un baiser ne lui avait fait éprouver un tel vertige. Ni Luzette, ni la pauvre Virginie, ni aucunes des filles qu’il avait pu baiser au cours de sa courte vie ne lui avaient procuré cette sensation de flottement détaché des contingences ordinaires. Ce devait être un sentiment partagé car la demoiselle rechercha en toute occasion, les plus incongrues ou les plus insolites, a renouveler l’expérience. Inévitablement, la mère ne tarda pas à s’apercevoir de l’attirance et de la complicité qui unissait les jeunes gens. Curieusement, ni elle ni personne dans leur entourage n’y fit allusion clairement. Nul ne chercha à connaître les intentions du marin et, pas plus Charlotte que la comtesse, ne lui posèrent de questions relatives au devenir qu’il entendait apporter à cette relation. S’il s’en étonna, Bibert ne chercha pas non plus à provoquer une confrontation qui le contraindrait à entendre une réponse qu’il craignait peu favorable, ainsi qu’a s’interroger sur ses propres intentions et


motivations. Peu soucieux en somme d’officialiser une situation, dont il profitait sans trop se poser de questions. Relation restée platonique d’ailleurs, fautes d’occasions propices plus que d’intention délibérée. Les tourtereaux se contentaient donc, bon gré mal gré, d’attouchements furtifs et de baisers plus ou moins clandestins. Vint le jour prévu pour le départ, plus émus qu’ils n’auraient souhaité le paraître les deux amoureux convinrent de rester en relation épistolaire. Il fut convenu, entre eux seuls, que Bibert reviendrait après avoir assit sa situation. Ils rendraient, à cette occasion, leur couple public et officiel, on se garda d‘aborder la question du mariage. Documents et titres de propriété serrés dans ses malles, Le nouveau ranchero se laissa accompagner jusqu’à la passerelle par ses amis. La comtesse lui fit des adieux empreints d’une calme dignité, suivie par Charlotte qui ne parvenait pas à retenir ses larmes et ses gémissements. Gaspar lui donna l’accolade en lui soufflant à l’oreille de prendre garde et de ne pas hésiter à faire appel a lui s’il avait le moindre besoin d’aide ou de secours. D’ailleurs, il comptait entreprendre prochainement un voyage à destination du Mexique. Le gouvernement de Benito Juarez affrontait la France, l’Angleterre et l’Espagne et avait grandement besoin d’armes, c’était son métier que d’en fournir ! Pour une raison inconnue le steamer, sur lequel le jeune voyageur avait pris place, ne larguait pas ses dernières amarres. Les adieux des partants et de ceux qui les regardaient partir s’éternisaient au point d’en lasser un assez grand nombre. Bibert qui avait clairement laissé entendre son désir d’épargner cette corvée à ses amis, était occupé à son installation dans sa cabine sur le pont des premières classes ou il avait trouvé refuge. Les coups de sirène succédaient aux coups de sirène, la machine à vapeur faisait vibrer tout le bâtiment, mais par son hublot il voyait toujours le même morceau de ciel… Immobile. Au point qu’il sorti pour juger de la situation et, a tout le moins, s’informer sur les causes du retard. Les quais étaient au trois quart vides, seules deux personnes franchissaient la passerelle réservée à l’embarquement du fret. Lune d’entre elles ressortit aussitôt et le navire se dégagea enfin du quai. Poussé par ses machines, crachant un épais nuage de fumée noire, il dressa son étrave vers la haute mer et laissa la terre brésilienne dans son sillage. A la table du commandant les conversations, épuisèrent les considérations oiseuses sur les conditions météorologiques actuelles et celles qui les attendaient probablement au cours de la traversée. Avant de se tourner vers les véritables sujets d’intérêt. Ceux-ci n’avaient pour les hommes qu’un unique pole, la situation politique et économique de leur pays de destination. Bibert, béotien en la matière, c’était bien gardé d’y prendre


part, bien que son avis ait été sollicité à plusieurs reprises. Il s’en était tiré en affectant de ne pas comprendre l’espagnol Ce qui n’était qu’une demi-vérité d’ailleurs. Un peu plus tard, tandis qu’il prenait une boisson dans un des élégants salons du pont supérieur, un homme installé dans un fauteuil, et dont l’allure paraissait trop martiale pour être celle d’un bon civil, engagea la conversation en français. –Je me permets de troubler votre tranquillité, veuillez ne pas m’en tenir rigueur. Voyez-vous, il me semble avoir compris que vous n’étiez guerre au fait des préoccupations qui agitaient vos voisin de table. Permettez-moi de vous apporter la lumière de mes modestes informations sur le sujet. Mais j’ai oublié de me présenter, Capitaine Maudet Clément, de la Légion étrangère Française. Je reviens d’une mission à caractère confidentiel, ce qui explique que je ne sois pas en tenue. Me permettez-vous de continuer à vous importuner par mon bavardage ou souhaitez-vous que nous reportions cette conversation ? –N’en faite surtout rien ! Nous avons la traversée devant nous, c’est un fait, mais il se trouve que vous avez vu juste, je suis ignorant totalement des problèmes qui agitent le vaste monde, je vivais jusqu’à présent d’une façon un peu… marginale. Mon nom est Desarnaux, Bibert Desarnaux, je viens d’acquérir une hacienda, une ferme ou l’on élève des bovins, dans le nord du pays. Je me dois de vous dire que j’ignore tout des bœufs, et des conflits de ma terre d’adoption, merci pour votre aide. –Quoi de plus naturel ? Nous partageons les mêmes origines et nous avons presque le même âge. Levons nos verres pour trinquer à votre réussite, vive les bœufs mexicains, vive la Légion ! Comme le Capitaine avait prononcé ces dernières paroles avec emphase et a haute voix, plusieurs regards se tournèrent dans leur direction, certains simplement étonnés, d’autres franchement hostiles. Passant outre, et plutôt heureux de choquer les vieux barbons qui composaient la quasi-totalité des consommateurs, Bibert se levât pour répéter ; « Vive la Légion ! » Bien qu’il n’ait aucune idée de ce qu’était cette ‘Légion étrange’. Son interlocuteur, tout aussi dédaigneux de l’effet produit par leur éclat, reprenait ses explications. –L’année dernière, le gouvernement de Benito Juarez a décidé la suspension du paiement de sa dette extérieure. La France, qui n’est pourtant pas l’un des principaux créanciers, a aussitôt pris la décision d’intervenir militairement, avec l’appui de l’Espagne et de l’Angleterre. Des forces marines de ces trois pays viennent de débarquer à Veracruz. Selon les dernières rumeurs, le Mexique aurait entamé des négociations diplomatiques pour obtenir le retrait des Anglais et des Espagnols. Dans ce cas la France continuera donc seule cette expédition visant à faire respecter nos droits, bien que


nous soyons enclins à penser qu’il s’agit surtout d’une tentative destinée à contrebalancer l’influence nord-américaine dans cette région. –Mazette, voila donc ce qui agite tellement tous ces messieurs. Je dois reconnaître qu’il y a de quoi. Mais qui est ce Juarez qui fait preuve de tant d’audace, au point de défier les plus fortes nations européennes ? –Il est le premier président autochtone du Mexique. C’est un indien, né dans une minuscule communauté de la ville d’Oaxaca. Employé dans la famille d’un certain Antonio Salanueva. Son intelligence le fit vite remarquer et on l’envoya faire des études a l’Institut des Sciences et des Arts. En 1834, ayant obtenu un diplôme d’avocat Benito siégea au congrès la même année. De 1847 à 1852, il fut gouverneur de l’état d’Oaxaca avant d’être exilé à la Havane par le président mexicain d’alors, le général Santa Anna. Sa participation au plan d’Ayutla, lui valu d’être nommé ministre de la justice pendant le gouvernement de Juan Alvarez. En 1861, il parvint à la responsabilité suprême de président de la République du Mexique. Il dut alors faire face à une grave situation financière, consécutive à la guerre avec les États-Unis. Ne voyant pas d’issue pour sortir son pays de la crise, il prit la décision… qui allait entraîner les conséquences que nous venons d’évoquer. –Fichtre ! Mais dites-moi, vous êtes un érudit… ou un espion ? Peu m’importe, je suis heureux d’avoir un compagnon aussi savant, et je vous souhaite de nombreuses victoires. Vive la Légion ! Deux jours plus tard, le steamer faisait escale dans le port de Tampico. Bibert qui continuait jusqu’à Matamoros but de son périple, prenait congé du légionnaire qui achevait là le sien. Au cours du voyage ils avaient achevé de faire connaissance. Bibert connaissait à présent ce corps nouveau qui s’était illustré en Crimée. La Légion étrangère avait ceci de nouveau, qu’abandonnant les régiments composés d’étrangers réunis par nationalités, Suisses, Autrichiens, Prussiens, etc. Louis Philippe en avait fait des régiments composés d’étrangers, sans distinction de provenance. Le Capitaine avait été émerveillé du récit des pérégrinations de son ami. En revanche il avait sourcillé quand celui-ci en était venu à évoquer son domaine de Sierra-Vista. –Curieux ! Vous dites que vos terres se situeraient au nord est de Ciudad Juarez… Cependant la nouvelle frontière avec les États-Unis d’Amérique depuis l’achat Gadsden, passe tout près de cette dernière ville. Enfin vous verrez bien sur place. Mais ouvrez les yeux tout de même, dommage que nous n’ayons pas une carte, nous serions fixés. Personnellement je repars pour la France, actuellement le Régiment étranger n’a pas été désigné pour cette campagne. Suite à mon rapport, j’espère que mes supérieurs feront porter une pétition au ministre de la guerre afin que nous puissions y participer.


Pour atteindre les quais rudimentaires du port de Matamoros, les voyageurs de première et deuxième classe disposaient d’une passerelle qui leur était réservée. Les autres passagers étaient contraints d’utiliser celle de service, mêlés aux bagagistes qui charrient malles et colis, créant force incidents. Domestiques et portefaix s’activaient à charger ou héler les fiacres, chariots et autres équipages attendaient derrière une barrière. Dans ce tohu-bohu, Bibert cherchait la personne qui devait l’accueillir et faciliter son voyage jusqu’à son terme. Le temps passait, sans que qui que ce soit ne se manifeste. Les quais commençaient à se vider et l’empilement des marchandises sorties de la cale du steamer prenait petit a petit toute la place disponible. Il commençait à envisager de partir seul, quand soudain dans son dos une voix connue le fit sursauter. Se retournant vivement, il ne pu dissimuler sa stupeur. –Charlotte ! Mais que faites-vous là ? Par le diable, ne me dites pas que vous m’avez suivie… –Évidemment que si ! Ne comprenez-vous pas que je vous aime Bibert ! Je ne pouvais supporter de vous perdre, car vous m’auriez vite oubliée dans les bras d’une jolie indienne. J’avais tout prévu et soudoyé le capitaine pour qu’il diffère son départ. Il me fallait juste le temps de fausser compagnie à ma mère, et de récupérer mon sac apporté par un serviteur dévoué, celui qui m’a aidée à embarquer. Quelle épouvantable traversée dissimulée dans la masse des passagers de l’entrepont, regardez mon état ! –Il s’agit bien de cela ! Votre initiative est insensée, en mesurez-vous les conséquences ? Outre que l’on va certainement me soupçonner de vous avoir débauché, votre pauvre mère ! N’avez-vous donc pas songée à son chagrin ? –Oh ! Son chagrin… Elle n’avait qu’une hâte, se débarrasser de moi. Eh bien c’est fait ! Allons, ne faite pas le méchant, embrassez-moi et emportez-moi avec vous. Ensemble nous irons au bout du monde ! D’ailleurs je rêve de connaître la France depuis que je suis toute petite. Quelque peu dépassé par les événements, le jeune homme ne savait plus que faire. Renvoyer Charlotte chez elle, certes mais il fallait d’abord s’organiser. Où était donc passé celui qui devait l’attendre ? Manifestement ils étaient parmi les derniers à s’attarder et de ce fait commençaient à attirer l’attention des mendiants et autres désœuvrés rôdant à la recherche de quelque rapine. En désespoir de cause il finit par entraîner la jeune fille, marchant d’un pas ferme pour s’éloigner au plus vite du port et trouver une auberge susceptible de les accueillir. Quand enfin ils purent poser leurs bagages, qui tenaient à peu de choses, un sac de voyage en cuir pour lui et une petite malle d’osier pour elle, ils procédèrent à une toilette sommaire avant de descendre satisfaire aux


exigences de leur estomac. Ils finissaient leur repas quand Bibert remarqua qu’un individu dont il ne voyait que le dos, se retournait tandis que le patron, les pointais de son doigt boudiné. Croisant le regard de Bibert fixé sur lui, l’homme leva la main en une esquisse de salut nonchalant puis se dirigeât vers leur table. Sans prendre la peine d’enlever son chapeau poussiéreux, il se campa devant la table. - Hi ! C’est moi qui devais vous attendre à votre arrivée. J’ai eu des problèmes, je vous expliquerai. Mon nom est Johnny Reb. Si vous êtes bien Desarnaux Bibert, j’ai de mauvaises nouvelles pour vous ! –Allez-y, je suis bien celui que vous cherchez. Comment m’avez-vous retrouvé puisque vous ne me connaissez pas ? –Par la demoiselle, sa beauté ne passe pas inaperçue et vu la façon dont se sont passées vos… retrouvailles ! Les curieux ont été nombreux à s’intéressés à votre sort, suffisait de mettre la main dessus, et de savoir les inciter à partager leurs découvertes. Sortant de sa veste ce qui avait du être une carte, avant que les pliures et les taches dont elle était constellée, ne lui enlèvent définitivement toutes prétentions à remplir cet office. Johnny attira une chaise qu’il chevaucha à la manière d’un cheval, poussa les assiettes et posa son détritus. - Bon, nous sommes sur la côte, à hauteur de la frontière avec les USA. En deux ou trois jours de cheval nous serons à Nuevo Laredo, prenant vers l’Ouest après quatre ou cinq jours, c’est la ville de Chihuahua. Maintenant, plein nord encore deux jours et nous retrouvons la frontière à Ciudad Juarez. Votre ranch n’en est éloigné que d’une journée, mais au nord ! Ce qui signifie qu’il est Américain et non plus Mexicain. –Hein ! Mais absolument pas, les titres de propriété sont cadastrés au Mexique, je les ai avec moi et vous pourrez constater que… –Je le sais, je le sais bougrement ! C’est moi qui en étais l’administrateur. Jusqu’à ce que ce salopard de Gadsden et cette vermine de Santa-Anna ne se mettent d’accord, l’un pour acheter, l’autre pour vendre une vaste étendue de soixante-dix mille kilomètres carrés. Territoire dans lequel, la ‘Sierra Vista’ se trouve inclus, à présent votre propriété se trouve rattachée au Territoire du Nouveau-Mexique. L’armée américaine vient juste d’y établir le fort Buchanan, sur la Sonoita Creek. C’est avec eux que j’étais en pourparlers, pour obtenir une reconnaissance de vos titres par l’administration américaine. Malheureusement la guerre civile, qui fait rage aux USA depuis le milieu de l’année 1861, s’intensifie et ce conflit interdit tout espoir d’une éventuelle indemnisation de ce côté là. Pour ce qui concerne la partie mexicaine… Ben là non plus, la situation n’est pas des meilleures. L’intervention française menace tout le pays, rien de sérieux ne peut être envisagé actuellement. L’insécurité totale règne sur les routes, c’est d’ailleurs la cause de mon retard.


–Alors que puis-je faire ? Avez-vous une idée des démarches à entreprendre ? –Monsieur, j’ai tout perdu dans cette affaire. Et je n’ai pas de fortune personnelle pour attendre, comme je vous conseil de le faire, une évolution plus favorable de la situation actuelle. Je vais aller m’engager au coté des confédérés pour défendre ma patrie, le sud. Car si ma mère est née mexicaine, elle est devenue américaine par le fait de la guerre de monsieur Polk, ‘La Guerra del 47’, mon père était yankee, donc je suis citoyen américain a part entière. Adios monsieur, si vous êtes croyant, priez ! –Attendez, vous aurez tout le temps voulu pour aller vous faire étriper. Je vous engage, vous m’accompagnerez jusque sur mes terres, même si elles ne sont plus les miennes. Je veux juger de la situation sur place et n’ai nulle envie de pourrir dans cette ville affreuse. –Vous n’y songez pas ! Je viens de vous dire que des deux cotés de la frontière ce n’était que feux et sang. Emmener une femme dans ces conditions relève de l’assassina pur et simple ! Ne comptez pas sur moi pour m’en faire le complice. –Qui vous a dit que... Ma compagne, serait du voyage ? Je vais louer une maison et des domestiques, Soit Charlotte y restera en attendant notre retour, soit elle retournera au Brésil, auprès de sa mère. A ces mots la jeune fille n’opposa pas la protestation que Bibert craignait. Elle ne fondit pas en larmes et ne cédât pas à une de ces crises, dont les femmes font volontiers usage pour exercer une pression sur leur entourage quand elles n’ont pas d’autres moyens d’agir. Son regard se durci imperceptiblement et elle déclara calmement qu’elle préférait attendre sur place. L’Américain avait suivi l’intermède d’un air détaché, il se contenta de dire que, « Au tarif fixé par lui, il acceptait la proposition. » Ils se mettraient en route dans trois jours, le temps minimum selon lui pour organiser l’expédition, puis il regagna le bar. Les deux jeunes gens retournèrent à leur auberge, complètement démoralisés. Enfin Bibert, car Charlotte, elle, n’avait qu’une hâte, qu’un désir avoué, se mettre au lit et faire l’amour. Bibert constata, étonné tout de même, que non seulement la jeune fille n’était plus vierge mais qu’elle manifestait des dispositions et un goût certain pour les ébats en chambre. Le lendemain ils se mirent à la recherche d’une villa avec parc, bien clôturée et située si possible dans un quartier tranquille. Ils trouvèrent assez rapidement, les bruits de canons avaient fait fuir un bon nombre de citoyens. L’emménagement se fit la veille du jour fixé pour le départ de Bibert, qui en profita pour sonder les pensées de la jeune femme. –Tu es sure que tu pourras supporter de vivre seule dans cette ville inconnue ?


–Mais oui ! Ne t’en fait pas, j’ai l’habitude c’était déjà comme cela chez ma mère. Elle n’était jamais là, toujours à courir, pour ses affaires ou pour son cul. Et puis tu as engagé cinq domestiques, deux servantes, un cuisinier, deux gardiens. Pour tout te dire, je suis passablement emballée à l’idée de pouvoir mener, pour la première fois, ma propre vie. Ne plus dépendre des autres, de leurs volontés et de leurs interdits. Je ferai enfin exactement ce que je veux, du matin au soir et du soir au matin, quel bonheur ! –Oui, mais bon, n’en abuse pas tout de même. Après des achats de dernière heure, une ultime nuit d’amour endiablée, Bibert fit ses adieux à Charlotte. Johnny l’attendait avec deux solides chevaux mustang, deux montures de rechange les suivaient, chargées des bagages. Tout de suite après la plaine côtière, ce furent les sierras. Les rares pueblos abritaient une population clairsemée, vivant dans un dénuement poignant. Ces pauvres gens avaient subit les prévarications des soldats des deux bords lords de l’invasion américaine, à présent ils étaient livrés à la merci des bandits, qui trouvaient refuge dans ces régions difficiles d’accès. Le passage de la frontière ne présenta aucune difficulté, ils ne s’en aperçurent même pas, vu qu’elle n’existait encore que sous la forme d’une ligne symbolique sur les cartes d’État-major. Il fallut encore plus de deux semaines aux voyageurs pour parvenir jusqu’au ranch de ‘Sierra-Vista’. Ils y furent reçus par un nommé Billy Yank, c’était lui qui dirigeait le domaine depuis le départ de Johnny Reb. L’homme était effondré, quelques jours avant les troupes confédérées avaient réquisitionné la presque totalité du cheptel. Les six cents bêtes qui restaient étaient la proie quotidienne des voleurs de bétail, une engeance qui pullulait sur les arrières des armées. Johnny Reb, peu prolixe n’avait pas abordé avec son compagnon de route les épisodes de la guerre Américano-mexicaine, de 1846 à 1848. Billy Yank, d’un naturel plus expansif ne se priva pas de combler cette lacune. –Le 22 février 1847, Antonio Lopez de Santa Anna en personne marcha sur le nord, avec vingt mille hommes. Le général Taylor était retranché avec moins de cinq mille soldats, sur le col qui mène à notre hacienda. Le lendemain Santa Anna lance sa cavalerie, sur le flanc des positions américaines, et complète par une division d’infanterie qui attaque de front sur la route d’accès. S’ensuit une furieuse bataille. J’en faisais partie et nous étions proches de la déroute. Heureusement, des salves de l’artillerie commandée le capitaine Braxton, complété par la charge des cavaliers du ‘Mississipi Riflemen’, mon régiment, sauvèrent la situation. Ayant subi de fortes pertes, les mexicains se sont retirés. Blessé, je fus laissé aux cotés de Johnny pour représenter l’armée dans le contrôle du domaine. Un an plus tard, les


services du gouverneur de l’État confirmèrent la réquisition de l’élevage… Ainsi que ma nomination au poste d’intendant. Mais je n’avais rien demandé et Johnny accepta de continuer à diriger, dans l’attente des instructions de sa patronne. Enfin de son ex-patronne. Celui-ci, qui jusque là c’était contenté d’écouter sans intervenir, pris alors la parole. –J’avais, vous vous en doutez, tenu la Comtesse de Carrière dûment informée des événements. Les services du courrier ne devaient pas très bien fonctionner avec le Brésil, car elle a vraiment beaucoup tardée à me répondre. Ce n’est que tout à fait récemment, ces dernières semaines qu’une réponse est enfin parvenue. La comtesse me signifiait qu’elle n’était plus propriétaire… Ce dont j’avais connaissance puisque c’était par mes soins qu’elle en avait été avisée ! Mais, curieusement, elle m’enjoignait d’avoir à me porter à la rencontre du « Nouvel acquéreur » ! Vous pouvez juger de ma stupéfaction, curieux de voir de quoi il retournait, j’ai obéi et pris la route de la côte. La rencontre avec des bandits qui en voulaient à mes bottes, ma contraint à faire un détour. Ce contretemps m’a un peu retardé… vous connaissez la suite. –Mais alors… C’est une escroquerie ! La comtesse a abusé de ma confiance et de ma crédulité. Elle s’avait au moment de la vente que le domaine de ‘Sierra Vista’ ne lui appartenait déjà plus. Ah, la diablesse ! Ce que Bibert ne disait pas, c’est le doute qu’il venait d’éprouver sur le rôle réel de la jolie Charlotte, et sur la part qu’elle avait jouée dans l’arnaque. Après avoir débattu et fait le tour de la question, constatant qu’ils n’avaient rien à tenter et peu à espérer, Bibert et Johnny prirent en commun la décision de retourner à Matamoros. Ils choisirent un itinéraire qui, bien que plus accidenté, leur permit d’éviter les mauvaises rencontres et finalement se révéla plus rapide. Pour des raisons différentes, tous deux avaient hâte de regagner Matamoros. Ils se séparèrent dès les premiers faubourgs de la citée. En pénétrant dans sa maison, Bibert fus surpris du silence et de ne pas trouver son amie à l’accueillir. Il avait pourtant fait assez de bruit, avec son cheval qui refusait de se laisser conduire à l’écurie par le nouveau valet de pied. Des sanglots venus de la cuisine le firent se précipiter, non sans qu’il remarque au passage que le hall semblait curieusement vide. La cuisinière était assise, en larmes devant la cheminée éteinte. Apercevant le jeune homme elle se leva et, entre deux crises de larmes, tenta de s’expliquer. –Madame est partie ! Depuis plus d’une semaine, emportant tout avec elle, mobilier et lingerie. Je suis demeurée avec mon mari qui vous a reçu, pour éviter des dégradations par les mendigots. –Mais elle est partie ou ?


–Je ne sais pas, monsieur, elle ne m’à rien dit. Un matin un homme, un gringo nord américanos sûrement, est venu avec une calèche et un chariot. Des serviteurs ont tout chargé. Que pouvions-nous faire, Madre de Dios ! - Calmez-vous, je ne vous reproche rien. N’a-t-elle pas laissée un message, une lettre ? –Je ne sais pas monsieur, je n’ai rien vu et madame ne m’a même pas regardé en partant. Ils ont pris la route de la frontière, c’est tout ce que je suis en mesure de vous dire. Dans la semaine qui suivit, Bibert chercha vainement un bateau en partance pour le Brésil. Il aurait voulu savoir si Charlotte était retournée auprès de sa mère, mais sans trop y croire. Avant tout il voulait obtenir de cette dernière des explications, voire des excuses pour la façon dont elle l’avait arnaqué. Il ne se faisait cependant aucune illusion sur l’hypothèse d’un dédommagement, fusse partiel. Il avait bel et bien signé un document en bonne et due forme. Un procès lui coûterait trop cher, en termes de temps et fondamentalement Bibert répugnait à user de tels procédés. Par malchance, le général Charles Ferdinand Latrille de Lorencez venait d’essuyer une sanglante défaite devant Puebla. L’intervention française s’intensifiait, et un blocus avait été décrété. Mais ne voulant pas renoncer, sa quête effrénée d’un embarquement avait mené Bibert de ports en ports, jusqu’à Veracruz. Dans ce port, il errait sur les quais, de navires en compagnies d’affrètement maritimes. Sans omettre les tavernes ou les commandants de bord avaient coutume de tenir bureaux. Un matin, alors qu’il pénétrait dans une auberge du port fréquentée par une clientèle d’allure cossue, il aperçu un consommateur dont la silhouette, même vue de dos lui sembla familière. Vérifiant son intuition, il reconnu effectivement son vieil ami Gaspar de Coelho. Heureux de se retrouver, ils s’accordèrent le temps d’une chaleureuse accolade, avant de partir se réfugier au fond de la salle ? Ils avaient beaucoup à se dire. –Commençons par vous, mon cher Bibert. Vous me voyez surpris de vous rencontrer céans, je vous aurais imaginé chevauchant derrière vos vaches, à la façon des vaqueros… ou des cow-boys, selon le coté de la frontière. –Hé ! Bien justement, la frontière, elle passe à présent très au sud de mes terres. N’en avez-vous pas été informé par votre chère amie, la comtesse de Carrière ? –Non ! D’ailleurs peu de temps après votre départ, elle a quitté le Brésil. Probablement pour aller rejoindre sa fille Charlotte, dont nous n’avions plus entendu parler depuis… votre départ justement ! Mais j’en reviens à


vous, comment c’est passé votre arrivée sur vos terres ? N’avez-vous pas eu à pâtir des événements qui motivent ma présence ? Je veux parler des conflits en cours ou en préparation ? Circuler dans un pays aussi… arriéré, pose déjà problème, mais quand de surcroît il est en guerre, ce ne doit pas être une partie de plaisir. –Je suis content que vous me posiez ces questions, cela me rassure sur votre ignorance de la malhonnêteté dont j’ai été victime. Encore que je n’en ai jamais douté, faite moi l’honneur de le croire. Pour répondre à votre attente, toute mon infortune provient à l’origine d’un certain James Gadsden. Permettez-moi de vous expliquer. Bibert entreprit de faire le récit de ses mésaventures, sans omettre les circonstances étranges qui provoquèrent sa liaison avec Charlotte, ainsi que l’épisode, peu flatteur, de la trahison et de la disparition de la jeune femme. –Cependant une chose m’étonne. J’avais signé tous les documents voulus en partant du Brésil, Charlotte n’avait aucune raison de me suivre clandestinement. Du moins pour servir les desseins de sa mère. Je crois qu’elle cherchait simplement un moyen de lui échapper, et je suis tombé à pic. Toutes deux se sont servies de moi, mais pour des motifs différents. Il n’en reste pas moins que je suis et demeure le dindon de cette farce. Gaspard le fixait avec des yeux agrandis par la stupéfaction. Se reprenant, il exprima son sentiment par un long sifflement. Buvant une lampée de bière, il manqua de s’étrangler, secoué par un irrépressible accès de rire. –Pardonnez-moi, je ne me moque pas, mais je ne parviens pas à résister au burlesque de cette diabolique machination. Si je peux me permettre sans vous offenser, vous avez été refait dans les grandes largeurs mon ami, compliments ! Eh ! Bien, cela tombe à pic, j’étais en grande difficulté. Mon associé vient de se faire tuer quelque part sur la route. Or j’ai absolument besoin d’un homme de confiance, pour prendre la responsabilité de mes convois. Vous êtes cet homme tout trouvé. Félicitation mon cher Bibert, vous êtes engagé ! Et n’essayez pas de refuser, ce serait inutile. –Et que sui-je supposé faire, selon vous ? –Je viens de vous le dire ! Je suis marchand d’armes, il se trouve que le navire que vous voyez là-bas, actuellement en cours de déchargement en est bourré. Il me faut ensuite organiser des convois pour effectuer les livraisons chez mes clients. Pour cela j’ai besoin d’un homme sur qui je puisse compter comme sur moi-même. Pour vous mon ami, si vous acceptez, cinq pour cent des profits et la possibilité d’acheter des parts dans ma société. Ca vous convient ?


–Ho, là ! Ho, là ! Doucement, ils sont destinés à quel genre de ‘clients’ vos convois ? Dans cette guerre qui oppose mon pays, la France, a cette nation de malheureux pour des motifs de basse politique, je ne me vois pas partie prenante de l’un plus que de l’autre. –N’ayez point d’inquiétude, il n’est pas coutume pour ceux qui font mon genre de négoce d’aller s’installer sur le territoire des belligérants. Pas si bêtes, la tentation serait bien trop forte pour les ‘clients’ de régler en essayant la marchandise sur leurs fournisseurs. Non, je vous propose d’escorter cette livraison de l’autre coté de la frontière, jusque dans l’État du Missouri. Là-bas, dans cette guerre civile qui oppose le nord et le sud, des hommes tentent de lever des troupes pour venir en aide aux confédérés. C’est le cas de mes deux clients, William Quantrill et William Anderson. Ces deux chefs d’armées m’ont récemment passés une grosse commande, dans le but d’équiper correctement leurs volontaires. Le convoi, composé de quinze mulets et dix hommes d’escorte sera prêt à partir après demain. Acceptez-vous d’en prendre le commandement ? Vous aurez bien sur un guide connaissant parfaitement la région, pour vous accompagner. Bibert accepta, qu’avait’ il a perdre ! Pour cette première expédition son guide était irlandais. Nommé Denis O’Reilly c’était un homme grand, vêtu comme un Yankee. Natif de Dublin, vétéran de l’armée britannique, il avait rejoint le bataillon ‘Saint Patrick’ en 1847 à Matamoros. Les San Patricios, prononciation mexicaine de Saint Patrick, étaient des soldats catholiques venus combattre dans les rangs mexicains. Ils assimilaient en effet ce conflit à une guerre de religion entre catholiques et protestants. D’ailleurs beaucoup d’entre eux étaient des déserteurs de l’armée américaine, car les officiers U.S. presque tous protestants, haïssaient copieusement les catholiques. Ils n’hésitaient pas à encourager ouvertement la profanation et la destruction des églises. De même qu’ils toléraient le viol des femmes, le pillage et la destruction de biens appartenant aux civils catholiques. Les San Patricios infligèrent les plus lourdes pertes et furent responsables des combats les plus acharnés. Capturés par l’armée U.S. ils sont sévèrement punis. Le 20 août 1847, après la bataille de Churubusco, ils furent pratiquement décimés, tués ou faits prisonniers et pendus. Leurs effectifs restant, des plus réduit, sera retiré du service de l’armée mexicaine en 1850. Une poignée d’entre eux ont obtenu des terres offertes par le gouvernement, les autres dont O’Reilly, choisirent de disparaître. Reprenant du service, ce vétéran avait déjà effectué une livraison pour le compte du marchant d’armes. Mais il craignait d’être reconnu par un de ses anciens adversaires encore en activité dans les troupes confédérées ou de l’Union. Homme taciturne et


de nature particulièrement méfiante, il se bornait aux échanges de considérations d’ordre pratique avec Bibert. Il fallu attendre le passage d’un col dans la sierra au cours duquel ils firent le coup de feu contre une petite troupe de brigands qui les avaient pris pour une proie facile, pour qu’un timide début de dialogue s’engage entre eux. –Veux-tu que je te dise pourquoi les mexicains, qui étaient souvent en nombre jusqu’à cinq fois supérieurs aux américains, ont perdu la guerre ? L’infériorité ne résidait pas dans le rapport des effectifs, mais dans la qualité des armements. L’armée mexicaine utilisait des mousquets anglais datant des guerres napoléoniennes, alors que les troupes en face étaient dotées des tous derniers fusils fabriqués aux U.S.A. De plus les mexicains étaient encore entraînés à tirer en tenant leurs mousquets à hauteur de la hanche, tandis que les autres épaulaient leur fusil se servant du canon de l’arme pour viser. L’artillerie souffrait des mêmes retards technologiques et tactiques. Nous avons tenté de bouleverser cela, mais c’était trop tard. Comme si cela ne suffisait pas, cet imbécile de Santa Anna malgré nos talents d’artilleurs qui firent merveille dans nombre d’engagements, nous forma en bataillon d’infanterie. Bon, c’est du passé ! A partir de maintenant nous devons redoubler de prudence car nous sommes sur le passage des convois de l’armée française. Effectivement dès le matin ils devaient relever des traces fraîches du passage d’une troupe lourdement chargée. L’escarpement des montagnes interdisant de passer à l’écart du sentier, ils étaient contraints de tenir une salutaire distance avec ceux qui les précédaient tout en veillant à ne pas être rejoint par ceux qui probablement suivaient. Situation inconfortable et qui avait ses limites, ils devaient le comprendre bien vite. Engagés dans un défilé aux parois abruptes, ils trouvèrent la sortie contrôlée par un peloton de soldats du corps expéditionnaire Français. Des zouaves prêts à ouvrir un feu meurtrier s’ils décelaient la moindre tentative de résistance. Sans perdre son sang froid, O’Reilly prit l’initiative de s’adresser à celui que son uniforme désignait comme étant le gradé de la troupe. –Je suis américain et je rentre en Californie, pouvez-vous nous laisser passer ? –Vouai, ben ces maudit yankee nous tirent aussi dans les pattes. Que transportent vos mules ? M’est avis qu’vous ressemblez plus à des contrebandiers ou pire, qu’à d’honnêtes voyageurs. Qui c’est le type la, qui remonte de la fin de colonne ? Bibert arrivait en effet juste à leur hauteur. –Comme vous, je suis citoyen français ! - Un Français ? Voilà qui est étonnant ! J’ai dans l’idée que vous devez être un de ces satanés trafiquants qui se vendent même à nos adversaires.


- Non, pas du tout, je suis propriétaire d’une ferme située sur le territoire américain. Nous convoyons notre chargement de Veracruz à Puebla ou nous passerons la frontière pour gagner la côte Ouest. Nous avons des armes, mais c’est pour nous défendre contre les indiens et les hors la loi qui infestent la région. –Ah, ah ! Des armes, hein ! Votre sort est réglé, mes gaillards. Toi là, le français, tu seras fusillé comme traître, toi l’amerloque tu seras seulement pendu. Votre chargement est confisqué ! Allez, en route, nous allons regagner notre compagnie, le général Lorencez voudra peut-être vous entendre. __________________________________________________________


-Chapitre sixième. 1863- 1865. Comment un marchand d’arm es devint défenseur des indiens _________________________________


Sous bonne escorte ils durent se résoudre à suivre le pelotons jusqu’aux campements de l’armée française, forte de six mille hommes. Jetés dans une ancienne écurie transformée en prison, ils devront y végéter deux longues journées avant que l’on paraisse se soucier de leur existence. Extraits sans ménagement ils sont séparés et Bibert est conduit devant un sergent.–Peloton d’exécution, le général se soucie de vous comme d’une guigne. Désolé mon gars, mais vous étiez au mauvais endroit, au mauvais moment. Et puis, c’est la guerre ! Empoigné par deux zouaves, Bibert est conduit le long d’un mur situé a l’écart des tentes du bivouac. Quelques soldats attendent, l’arme au pied, sous la direction d’un caporal. Brusquement un escadron de cavaliers passe devant eux, il est conduit par un officier qui fait stopper sa monture pour toiser les soldats et leur prisonnier. Celui-ci, les yeux baissés attend, résigné à son sort. Soudain, une voix qu’il n’espérait plus entendre retenti. –Bibert ! Ca alors, mais que vous arrive t’il ? Je vous croyais dans votre domaine, du coté américain. –Capitaine Maudet ! Par le Diable, si je m’attendais ! Comme vous le constatez, je suis victime d’une… méprise ! Sans plus chercher à en savoir d’avantage, l’officier ordonne au sergent de conduire le prisonnier à sa tente et signifie au caporal la fin de sa mission. Une heure plus tard, deux soldats font entrer l’irlandais sous la tente du mess ou Bibert achève de conter ses aventures à son sauveur. Le capitaine leur fait servir un repas et partage son bidon de vin. –Diantre, diantre, mes amis vous avez eu chaud. Il n’est pas de ma responsabilité de vous restituer vos mules et leurs charges. Vous allez rester avec nous, sous notre protection, jusqu’à que j’ai pu convaincre le colonel commandant mon bataillon. Actuellement nous nous dirigeons vers la localité de Puebla, c’était aussi votre route. Consolez-vous, de toute façon vous n’auriez pas pu passer. Le général Ignacio Zaragoza a décidé d’en défendre l’accès. Il barre la route en tenant le point de passage du village de Las Cumbres. Quatre mille soldats et trois batteries d’artillerie nous y attendent, nos effectifs sont inférieurs à trois mille hommes. Ca ne va pas être une partie de plaisir ! Mais ni vous ni moi n’avons le choix, je ne vous ai préservé du peloton d’exécution que pour vous permettre d’être haché par la mitraille. Encore que vous sembliez bénéficier de la protection de ce que d’aucuns nomment une « Bonne étoile. » et d’autre la « protection Divine ». Allons, prenons quelques repos, à demain messieurs.


Le lendemain, dès le lever du jour la bataille s’engage. Las Cumbres signifie ‘les sommets’ en espagnol. Bloqués sur la route jusqu’au soir, les Français forcent la passe en envoyant des zouaves et des chasseurs a pied par le flanc des montagnes pour prendre d’assaut les batteries mexicaines. Ils font merveille en prenant toutes les positions ennemies. Leur artillerie rendue muette, les hommes du général Zaragoza fléchissent et se débandent. Les Français victorieux n’ont à déplorer que deux tués et trente-deux blessés. La colonne reprend sa route vers Puebla ou elle arrive au matin du jour suivant. Défendue par une garnison forte de douze mille hommes, solidement retranchés mais pauvrement armés, la citée est protégée par deux forts bastions. Celui de Loreto et celui de Guadalupe, un ancien couvent reconverti placé sous le commandement du général Negrete. D’emblée le général Lorencez décide de faire porter l’attaque sur ce fort, sans attendre les renforts du général Marquez qu’il avait fait demander, en vue du siège prévisible. L’engagement est mené par deux bataillons de zouaves soutenus par de l’artillerie et flanqués par des fusiliers-marins sur la droite et des chasseurs à pied sur la gauche. Rattaché à l’infanterie de marine, le bataillon du capitaine Maudet, donc le convoi de nos amis, est tenu en réserve. De onze heures à midi, l’action commence par un bombardement de l’artillerie française sur les forts. Le général Zaragoza fait renforcer Negrete et lance sa cavalerie sur le flanc gauche des assaillants. La supériorité numérique des Mexicains déployés entre les deux forts, sous les ordres du général Porfirio Diaz, stoppe l’assaut. Les Français doivent alors subir la contre attaque de la cavalerie adverse. A Seize heures, un orage empire la situation. Au soir les Français comptent entre cinq cents et mille morts, les tirs préparatoires leur ont coûté plus de la moitié de leurs munitions d’artillerie. Lorencez fait sonner la retraite. Plus question d’assiéger la ville dans ces conditions, la colonne française reprend la route, en promettant de revenir. Le capitaine Maudet a fait appeler Bibert à ses côtés, il lui explique la situation. –Les grandes batailles comme celle a laquelle vous venez d’assister, sont très rares. Le plus souvent dans cette région nous devons lutter contre des escarmouches de harcèlement et faire face à des embuscades. Lorsque les rebelles sont en position de force, ils attaquent, dans le cas contraire ils fuient. Le corps expéditionnaire n’est pas habitué à lutter contre une guérilla. En outre les mexicains ont des chevaux, ce qui n’est pas le cas des Français. Mes hommes et moi faisons partie d’une unité marginale, spécialisée dans la contre-guérilla sous les ordres du colonel Dupin. La majorité des effectifs est composée d’hommes du pays connaissant le terrain et équipés de chevaux. Nous agissons en marge de l’armée régulière. Nous ne nous sommes joints à cette colonne que pour un renfort ponctuel. Nous allons à présent nous diriger vers Palo Verde.


Un convoi parti de Veracruz quelque jour avant vous, chargé de vivres, matériel de siège ainsi que de l’argent destiné à la solde des troupes, soit trois millions en numéraire, est en route. Or mes hommes ont obtenu la certitude que ce convoi va être attaqué en chemin. D’après les renseignements que nous avons recueillis, les Mexicains sous les ordres du colonel Milan, soit mille deux cents fantassins et huit cents cavaliers, vont aller se placer en embuscade. Nous n’avons pas pu en connaître le lieu précis. J’ai immédiatement fais suivre l’information au colonel Jeanningros, commandant le Régiment Étranger. Il vient de décider d’envoyer la troisième compagnie explorer les abords en avant du convoi. Cette compagnie n’ayant pas d’officier disponibles, tous atteints de fièvre jaune, mon camarade le capitaine Jean Danjou, adjudant-major du régiment, vient de se porter volontaire pour la commander. Il se trouve que, mon neveu le sous-lieutenant porte drapeau Clément Maudet, va l’accompagner. A sa propre demande, l’imbécile ! Je ne vous cache pas mon cher Bibert que je suis inquiet. Si les Mexicains connaissent l’importance du transport, comme c’est probable, ils vont mettre le paquet. Avec mes hommes nous allons tenter de venir sur la route en avant de la patrouille. Le reste de la colonne continuera sa route, vous y serez en sécurité et nous nous retrouverons dans deux ou trois jours. N’ayant pas moyen d’aller contre cette décision, Bibert et l’irlandais continuèrent de voyager au milieu de la cohorte militaire. Leurs mulets et les hommes qui s’en occupaient ne se posaient pas de questions. Ce n’est qu’une semaine plus tard que la section du capitaine légionnaire fit sa jonction avec eux. S’ils n’avaient pas eu à déplorer de pertes dans leurs rangs, les soldats affichaient cependant lassitude et tristesse. Le récit qu’ils entendirent avait la puissance et le souffle des épopées antiques. –Partie de Chiquihuite vers une heure du matin, la troisième compagnie du premier Régiment Étranger, formée de soixante-deux légionnaires et trois officiers passa devant le poste de Paso-d’el-Macho (Le Pas du mulet), et poursuivit sa route. Après avoir dépassé le hameau appelé Camaron de Tejeda, vers sept heures du matin, les légionnaires s’arrêtèrent et se préparent à faire le café. Ils venaient de parcourir vingt-quatre kilomètres à marche forcée. C’est en allant pisser que l’un d’eux aperçut les mexicains, qui progressaient de chaque coté de la route en contrebas. Le capitaine Danjou décida de se replier. Ils sont à peine arrivés à hauteur du groupe de maisons, qu’un coup de feu claque blessant un légionnaire. La colonne s’arrête et forme le carré pour faire face à un peloton de cavaliers qui veulent les tailler en pièce. Bien ajustée, la première salve des légionnaires brise la charge, les mexicains se replient. Mais presque tout de suite ils reviennent pour une seconde tentative. A nouveau les


légionnaires parviennent à la stopper. Encerclés, ils n’ont d’autres ressources que de se réfugier dans une hacienda. Leur but alors devient de retarder au maximum la tentative du colonel Milan pour s’emparer du convoi. Par malchance, au moment du repli les deux mules qui transportaient vivres et munitions, se sont échappées. Barricadés du mieux qu’ils le peuvent dans l’enceinte, les légionnaires s’empressent de s’installer. Les mexicains prennent positions dans les autres bâtiments. Il est déjà dix heures du matin et les hommes commencent à souffrir de la soif et de la chaleur. Le soleil tape fort dans cette région quasi désertique, et ils n’ont rien mangé depuis la veille. Un officier mexicain, le capitaine Ramon somme les Français de se rendre. Le capitaine Danjou fait répondre « Nous avons des cartouches et ne nous rendrons pas ! » N’osant pas donner l’assaut de manière frontale, les Mexicains mettent le feu. A la mi-journée le capitaine Danjou est frappé d’une balle en plein cœur. Le commandement revient alors au sous-lieutenant Jean Vilain. Vers quatorze heures il tombe à son tour, frappé au front. C’est mon neveu, Clément Maudet qui le remplace. A dix-sept heures il ne reste plus autour de lui que douze hommes en état de combattre. Le colonel Cambas rassemble ses hommes et leur clame sa honte de voir deux milles mexicains tenus en échec par une poignée de braves. Galvanisés, ils réussissent alors à s’emparer des étages du corps de ferme et tentent depuis les chambres, de pénétrer dans la pièce tenue par les soldats Français. Cela fait maintenant neuf heures que les légionnaires se battent sans boire, accablé par la chaleur, étouffés par la fumée des incendies. Au soir ils ne sont plus que quatre hommes aux cotés du sous-lieutenant. Les munitions commencent à leur manquer, alors, après une dernière salve, ils chargent à la baïonnette. Le légionnaire Catteau meurt criblé de balles en voulant protéger son officier. Le sous-lieutenant est tout de même blessé à deux reprises. Un officier mexicain somme les survivants de se rendre. Le caporal Maine répond « Si nous avons la promesse formelle de voir soignés nos camarades blessés, de nous laisser nos armes, nous nous rendrons alors. Mais vous pourrez dire partout que jusqu’au bout nous avons fait notre devoir. » Le colonel Cambas répondit « On ne refuse rien à des hommes comme vous » Voila mes amis, La vie plutôt que le courage abandonna ces légionnaires. Pendant onze heures les soixante braves du capitaine Danjou ont résistés à deux mille ennemis. Leur sacrifice a permit de sauver le convoi. Les blessés ont été transportés à l’hôpital de Jalapa ou ils purent recevoir des soins. Ils seront échangés par la suite, contre des prisonniers mexicains, nous en avons eu l’assurance. Le colonel Cambas à dit qu’il respecterait les proportions de valeurs…huit légionnaires contre deux cents mexicains. C’est un tricheur, ils étaient un contre trente ! J’espère revoir mon neveu mais je crois que ses blessures


sont assez sérieuses, c’est ce qu’un prisonnier mexicain nous a récemment avoué. Et dire que la légion est au Mexique à titre de punition… Notre pétition avait désobligé le ministre de la guerre ! Un comble car des engagements comme celui dont je viens de vous faire le rapport il y en a eu d’autres. Probablement y en aura-t-il beaucoup d’autres, tant cette unité est vaillante. Tenez, a titre d’exemple, et pour vous montrer qu’il n’y a nulle forfanterie dans mes propos. Voici trois mois, deux compagnies du troisième bataillon sous les ordres du capitaine Frenet. Dans la hacienda de ’Incarnation’, ont résistées victorieusement, durant plus de deux jours à une force de six cents mexicains, ils n’étaient que cent vingt-cinq. Bon, à présent nous allons nous séparer, vous pouvez reprendre votre route. Je pense que vous ne ferez plus de mauvaises rencontres, la frontière n’est qu’à deux jours d’ici. Après Yuma vous serez sur le territoire des U.S.A. Mon cher Bibert, peut-être à un prochain jour. –Merci capitaine. Si je rencontre le général Bazaine Je ne manquerai pas de lui demander de vous faire nommer colonel. La légion y gagnera encore en gloire et en renommée. Adios et « Vive la Légion ! » La piste était difficile, ils perdirent deux mulets lors du franchissement d’un escarpement puis trois encore lorsque des roches détachées du flanc de la montagne vinrent les entraîner dans le précipice. Arrivé dans les plaines, ils eurent à supporter la chaleur et le manque d’eau. Parvenant, enfin sur les riches terres du Missouri, leur progression fut plus facile mais la guerre de sécession avait causé des ravages et ils pouvaient à tout moment subir l’attaque de pillards ou d’indiens révoltés. Au cours des haltes dans les ranchs ils apprirent les exactions dont leurs futurs clients s’étaient rendus coupables. William Anderson particulièrement avait acquis le surnom de ‘Bloody Bill’ -Bill le sanglant- tant ses raids faisaient de victimes innocentes. Ces guérillas sudistes atteignaient un degré tel que les autorités confédérées s’en désolidarisèrent en affirmant ne jamais leur avoir confié le moindre commandement. Au moment ou le convoi parvenait aux limites de l’état du Kansas, Quantrill venait de mettre à sac la ville de Lawrence en massacrant cent cinquante civils. Bibert s’en ouvrit à son compagnon irlandais. –Denis, J’ai scrupules à livrer des armes à de dangereux psychopathes, qui pillent et tuent sans l’excuse de la moindre idéologie. Cherchons un autre débouché pour nos marchandises. Pourvu que Gaspar reçoive son dû, il ne fera pas de différence entre telle ou telles provenances. Qu’en penses-tu ? Toi qui connais bien le pays, aurais tu une solution de rechange ? –Ben, moi tu sais, les armes sont des engins de mort violente, il se trouve toujours quelqu’un pour avoir de d’excellentes raisons de se trouver du


bon coté du canon. Mais si j’étais le patron, je crois que je pousserais jusqu’aux prairies de Caroline. Les indiens Cherokee s’y battent, aux cotés des troupes du général Lee. Nous pourrons bien trouver un acheteur parmi eux. –OK ! Je souscris à ton idée, d’autant que le sort fait à cette pauvre nation indienne par les envahisseurs blanc, a de quoi révolter. –Alors, dans ce cas, j’ai entendu parler d’un certain Standwatie. A la tête de ses troupes, il serait devenu rien moins que général de brigade dans les rangs de l’armée confédérée. Voici quinze ans que ces guerriers Cherokee se battent, tantôt pour un camp tantôt pour un autre. Utilisés par les Français contre les Anglais, puis par ces derniers contre les colons et pour finir, par le Sud contre le Nord. Actuellement les survivants, à peine un millier, se sont regroupés au sein de la Thomas’ Légion. C’est à eux que nous pouvons essayer de vendre en espérant qu’ils auront de quoi payer… Tu viens d’utiliser une expression nouvelle, typiquement U.S. En connais-tu l’origine ? –Non, en tout cas si tu veux parler de ce ‘OKay’ qui s’emploie de plus en plus, y compris par les civils. –C’est bien cela, au début de la guerre civile, chaque soir les armées procédaient à un rapport au cours duquel les pertes de la journée étaient annoncées. S’il n’y en avait pas eu, on écrivait 0. K. soit zéro killed*. Par dérision, pour signifier que tout allait bien, les hommes prirent l’habitude de dire O.K. Voila, c’est tout simple ! –OK ! J’ai compris, merci professeur, souhaitons rester sur ce score de 0 tué, et mettons-nous en route. Surprise, au moment de bâter les mules, les deux amis s’aperçurent que les muletiers mexicains recrutés au départ. Qui pourtant les avaient accompagnés fidèlement dans toutes leurs pérégrinations. Avaient disparus avec leurs équipements, c’était donc une fuite. Il fallait vite trouver des remplaçants pour reprendre la route. Bibert proposa de rester au bivouac à garder bêtes et charges, pendant que Denis partirait à la recherche d’hommes de la région acceptant de les accompagner. D’après les estimations de l’irlandais un petit village devait se trouver non loin. Au soir il revenait avec trois métis d’indiens et deux femmes. Bibert marqua son étonnement par une interrogation muette. Avant de fournir une explication, O’Reilly sauta de cheval et indiqua du geste les animaux qui pâturaient tout autour d’eux. Immédiatement le plus vieux lâcha quelques mots en une langue inconnue, du moins par le français, et le petit groupe d’arrivants se mit en devoir de rassembler puis charger les mules.


–Ce sont les seuls survivants d’un raid de l’armée unioniste sur leur village. Ils se trouvaient dans un bois à ce moment là, c’est à cela qu’ils doivent d’être encore en vie. Craignant un retour des soldats, ils sont heureux de pouvoir s’échapper en notre compagnie. Lorsque, dans deux jours nous aurons rejoint les guerriers Cherokee, il est probable qu’ils resteront avec eux. Le plus vieux déclara s’appeler Xilocha, La femme la plus âgée était sa fille et l’épouse de l’un des garçons. Le plus jeune, quant à lui, était soit le fils du vieux, soit celui de la femme. Bibert ne parvint pas à le comprendre vraiment. La deuxième femme, une jeune fille, se tenait toujours un peu à l’écart et ne semblait ne pas faire partie intégrante du groupe de villageois. Elle s’appelait Soledad, et était d’une beauté vraiment remarquable. Bibert fut particulièrement frappé par l’ovale pur de son visage aux pommettes hautes, ainsi que par ses yeux verts, très clairs, qui contrastaient avec ses cheveux d’un noir profond. Lorsque tout fut prêt, le convoi se mit en route a petite vitesse, les nouveaux convoyeurs n’avaient pas de montures. Peu avant l’aube ils firent halte sous la protection d’un bosquet d’arbustes, Ils allaient devoir y passer toute la journée. Progresser au milieu de la plaine n’aurait pas manqué de les faire passer rapidement du statut de proies potentielles en celui de victimes. Par chance un ruisseau passait au fond d’un canyon, tout près d’eux. Il fallait tout de même faire près d’un kilomètre pour pouvoir y accéder, tant les parois étaient abruptes. Ils mangèrent froid pour ne pas faire de feu, puis s’allongèrent pour chercher le repos. Quand le soleil fut au zénith, malgré l’ombre que les arbres dispensaient parcimonieusement, la chaleur était étouffante. N’y tenant plus Bibert décida de se glisser jusqu’à la rivière en prenant bien garde de ne pas faire de bruit, autant par précaution que pour ne pas déranger ses voisins. Parvenu sur un surplomb d’où il pouvait apercevoir l’eau et les rives faites de gros galets, il s’arrêta surpris. Presque sous ses pieds Soledad se baignait nue, la transparence de l’eau ne dissimulant rien de sa beauté. Figé, il ne pouvait détacher son regard du corps souple et gracieux. Avec effort il parvint à s’en arracher et, pour préserver la pudeur de la jeune femme, essaya de repartir sans se trahir. Il ne dut pas y parvenir tout à fait, car un rire clair lui fit tourner la tête alors qu’il allait disparaître derrière les gros blocs de rocher du sommet. Soledad, lui faisait signe de la main, nullement troublée semblait’ il d’être surprise dans le plus simple appareil. Se sentant rougir il reprit sa fuite. Quand elle rejoignit, avec un parfait naturel leur lieu de repos, Soledad ne lui accorda pas le moindre regard. Il en ressenti comme un vague dépit, mais bientôt d’autres préoccupations plus urgentes lui firent perdre l’envie de s’interroger sur la nature profonde de ses sentiments. Une troupe de cavaliers approchait en soulevant un épais nuage de poussière. Le vieux Xilocha déclara qu’il


n’avait plus ses yeux d’autrefois, mais qu’à son avis ils devaient être une vingtaine, et que c’étaient des indiens. C’étaient bien des indiens, leur trajectoire allait les faire défiler à quelques dizaines de mètres, suffisamment près pour que tous pussent vérifier l’assertion du vieux. Ils retenaient leur souffle, espérant que les arrivants allaient disparaître comme ils étaient venus. L’odeur des mulets, un reflet de métal dans le soleil ? Quelque chose attira l’attention de l’un des cavaliers qui, par un signal convenu, en avisa ses congénères. Après quelques mètres sur leur lancée, ils firent pivoter leurs montures puis s’arrêtèrent face à la direction du maquis. Rangés en ligne, les fusils sortirent des fontes mais ne furent pas épaulés. Immobile et silencieux, couché à terre, chacun dans le groupe avait la curieuse impression d’être regardé droit dans les yeux. Le temps c’était figé et rien ne se passait, seuls les chevaux bronchaient de temps à autre. Soudain, derrière eux un mulet poussa une série de braillements, comme s’il s’impatientait de cette situation trop indécise. Aussitôt un des guerriers sauta de cheval et s’avança à longues et souples enjambées, sous la protection attentive des autres indiens qui restaient en attente. Sans s’être consultés, tous se retrouvèrent debout. Surpris l’indien s’arrêta, manifestement il venait juste de les déceler. A l’intention de ses compagnons il lança deux mots, comme un ordre. Les culasses claquèrent et les gueules des armes se concentrèrent dans la direction des voyageurs. Soledad sorti alors du bosquet et s’adressa au guerrier le plus proche. Les fusils cessèrent de menacer et tous les indiens sautant de selle s’avancèrent tranquillement. Soledad se tourna alors vers Bibert pour lui expliquer la situation. –Ce sont des Choctaw, comme moi ! Mon vrai nom est Menawa. Je suis originaire de leur nation. Vous n’avez rien à craindre, je leur ai dit que vous êtes français, ils en furent les alliés. Leur chef Pushmataha va nous servir d’escorte pour le restant du voyage. Ils sont eux aussi en route pour rencontrer les Cherokee. Comme il faisait encore trop chaud pour se déplacer à l’allure lente du convoi, les Choctaw partagèrent leurs provisions de ‘Pashofa’, une semoule de maïs blanc avec du porc bouilli. Bibert en profita pour s’asseoir en compagnie de Soledad, alias Menawa, afin d’obtenir davantage de précisions sur leurs nouveaux amis devenus protecteurs. Apparemment heureuse de sa nouvelle importance, elle ne se fit pas prier pour éclairer sa lanterne. –Les Choctaw appartiennent aux cinq nations que les blancs déclarent, non sans une forte connotation méprisante, « civilisées » ; Les Cherokee, les Creek, les Chickasaw, les Choctaw et les Séminole. Nous sommes divisés sur le parti à prendre relativement à


cette guerre civile que se livrent les envahisseurs blancs. Nous, les Choctaw et les Chickasaw, combattons au côté des Confédérés. Tandis que les Creek, les Séminole et surtout les Cherokee sont partagés entre le Nord et le Sud. Les Cherokee sont divisés au point d’être en guerre entre eux. Autrefois, les Chickasaw avaient commencé à commercer avec les Anglais, pour obtenir des armes. Ensuite, fort de la supériorité que leur conféraient les fusils, et bien que nous Choctaw soyons leurs proches parents, ils nous attaquèrent. Leur but était de faire des captifs, qu’ils pouvaient vendre comme esclaves aux colons. L’argent leur était nécessaire pour de nouveaux achats d’armes et de munitions. Je suis moimême une de ces prisonnières, vendue aux fermiers chez qui vous nous avez trouvés. Ce n’est que lorsque les Français acceptèrent de nous vendre des armes, que nous avons pu, enfin, opposer une résistance efficace à ces exactions. D’ailleurs notre premier contact avec un blanc remontait à l’arrivée de Pierre Le Moyne d’Iberville, en 1699. Il faisait le commerce des fourrures. Hélas, nous n’aurions jamais du leur faire confiance et refuser tout échanges. Alliés des Britanniques, les Chickasaw avaient combattu les Français jusqu’à ce que vos compatriotes abandonnent leurs visées sur la région. Par la suite les Anglais les trahirent à leur tour. Vous pouvez aussi dire à votre ami Denis que notre tribu, sous l’impulsion de notre chef Pushamataha, est venue en aide à ses compatriotes. En 1847, les Irlandais souffraient d’une grande famine. Juste seize ans auparavant notre peuple avait subit l’exode forcé sur la ‘Piste des larmes’. Au cours de cette déportation, beaucoup d’entre nous périrent de faim. Apprenant la tragédie de ces blancs que nous ne connaissions pas, nous avons rassemblé sept cent dix dollars que nous avons envoyés aux hommes, femmes et enfants irlandais pour les aider à supporter cette terrible épreuve. Pourtant les blancs ne se sont pas montrés tendres avec nous. De nombreux traités ont été signés avec les nations Européennes, tous bafoués. Ensuite, avec les États-Unis de 1786 à 1830, nous n’avons signé rien moins que neuf traités. Jamais respectés bien sur, la colonisation de l’Ouest finissait toujours par entraîner notre déportation. Seul le dernier traité celui de « Dancing Rabbit Creek » ne fut pas rompu. Il marquait la fin de notre souveraineté sur nos terres. Les larmes aux yeux, la jeune femme dut interrompre son récit. Ému, Bibert cédant à un élan de compassion, lui entoura les épaules d’un bras protecteur. La demoiselle, qui n’attendait peut-être que cela, posa derechef sa tête au creux de l’abri généreusement offert. C’est dans cette attitude que Denis les trouva en venant annoncer le départ. En route, ils ne s’arrêtèrent plus avant d’arriver à un vaste rassemblement de tentes indiennes et de huttes de feuillages groupées dans une boucle de rivière.


On leur désigna des abris, pour les mules et pour eux. Puis un guerrier vint chercher les deux européens ainsi que le groupe de métis. Soledad bénéficiait d’un statut privilégié, en qualité d’interprète. Ils furent conduits sur une place ou se tenaient déjà plusieurs hommes. Cinq ou six Indiens, fumant de longues pipes, mais aussi deux blancs, vêtus de tenues semblables à celles des trappeurs ou de ses éclaireurs qui accompagnent les avant-gardes. Pushmataha le chef Choctaw était bien sur présent, il demanda à Soledad de présenter les autres participants. Désignant les hommes tour à tour, elle donna le nom des chefs et la tribu, négligeant les autres participants de moindre rang. –Voici sur la droite, Tshomingo, chef de la tribu Chickasaw. A coté de lui Hopothle Mico, de la nation Creek. Seul, face à vous, c’est Standwatie le chef des Cherokee. Sur sa gauche, Tecumseh un chef Shawnee. Les deux blancs sont américains, l’un d’eux se nomme Jesse James (en aparté et a voix assez basse pour n’être comprise que du seul Bibert, elle ajouta « On ne m’en a pas dit plus ! » L’autre, Winfield Scott, est un militaire qui cherche des appuis pour renforcer son armée encore en rébellion contre les états de L‘Union. Les présentations terminées, Bibert fit part du but de son voyage, ainsi que de leur décision d’en changer les commanditaires pour des questions d’étique morale. Il donna le détail du chargement et sa valeur. Un profond silence succédant à son discours, le jeune homme repris sa place dans le cercle, et attendit. Ils furent remerciés et invités à aller prendre du repos ou se restaurer, on les aviserait des décisions prises en temps utile. Ainsi congédiés Bibert et Denis se regardèrent, le sort en était jeté. Dés qu’ils jugèrent s’être suffisamment éloignés, l’irlandais donna libre court à sa mauvaise humeur. –J’espère que nous n’avons pas fait une erreur en choisissant de venir ici. Les chefs indiens tiendront parole mais la présence de ces deux américains m’inquiète passablement. Le sudiste ne semble pas en position d’influer sur les avis. Il est venu quémander avec des promesses que ni lui ni son gouvernement n’ont l’intention de tenir. Les indiens doivent savoir à quoi s’en tenir mais ils ne peuvent éviter de prendre parti. Une fois la guerre de sécession terminée, les conséquences d’un refus seraient aussi désastreuses que celles de se tromper de camps. Mais qui est l’autre, ce… James je ne sais plus quoi’ ? –Jesse James ! Oui, celui là j’en ai entendu parler. Âgé d’à peine plus de seize ans, il est passé dans la bande de William Quantrill. D’après ce que l’on m’a dit, les nordistes l’auraient sauvagement battu alors qu’il intervenait pour les empêcher de pendre son beau-père. Sa famille, des petits fermiers malmenés par la guerre, était endettée auprès des banques. Il en conçu une telle rancœur, qu’avec son frère Frank, ils décidèrent de les attaquer. Depuis ils sont passés des banques aux


diligences et aux trains. Je crois qu’il se cache parmi les indiens pour ne pas être attrapé par l’agence privée Pinkerton, des chasseurs de prime mandatés par le gouverneur du Missouri. C’est pour nous une chance car c’est probablement grâce à ses larcins que nous pourrons espérer être payés pour notre lot de marchandises. Les indiens n’ont pas d’argent en temps normal. Peu avant la tombée de la nuit, le soi-disant envoyé spécial du gouvernement des États confédérés, vint les rejoindre devant le feu préparé pour cuire leur repas. Il avait une bouteille de bourbon sous chaque bras et un air réjoui sur sa grosse figure. Manifestement il venait prendre part aux agapes. Clamant quelques informations, pour carton d’invitation. –J’ai négocié l’achat de votre chargement. Jesse fera l’avance de la somme et pour le remboursement je m’arrangerai avec lui. Je présume que vous ne vous satisferiez pas d’une simple reconnaissance de dette ? Bon ! Je n’avais aucune illusion sur ce point. Demain matin vous serez payés, enfin dès l’arrivée des fonds. Buvons un coup pour fêter çà ! Nos deux amis ne purent faire moins que d’inviter l’américain. Si Bibert se méfiait de l’alcool et buvait modérément, l’irlandais ne partageait pas sa tempérance, au bout d’un peu plus d’une heure les deux bouteilles gisaient dans l’herbe, tout comme les deux buveurs, assommés par l’alcool. Revenant d’une rapide toilette a la rivière, Bibert passait derrière un tipi* lorsqu’une main sortant à ras de terre, lui saisit la cheville. Le jeune homme trébucha et se retrouva le nez dans le gazon. Il pouvait dans cette position remarquer une ouverture. Celle d’où était sortie la main qui à présent lui faisait un signe non équivoque, pour l’inviter à la rejoindre. Comme il hésitait, le minois rieur de Soledad apparu. Un doigt sur les lèvres, elle lui répétait de son index replié l’injonction à la rejoindre. Il ne chercha plus à s’interroger d’avantage, et se retrouva sur un doux amas de peaux. Dans les bras de la jeune indienne qui, nue, s’activait pour le mettre en position d’égalité. En riant sous cape, ils firent tant et si bien que le jour les surpris enlacé, heureux et endormis. La fumée du foyer central se chargea de les rappeler aux dures réalités de l’existence. Sans souci de leur état de nature, une vieille femme s’affairait pour faire chauffer de l’eau. Deux heures plus tard, devant tout le conseil des chefs réunis, les deux européens reçurent en dollars, le montant exact de la somme demandée, les mulets étaient compris dans le prix. Après avoir perçu leur salaire, les muletiers métis ainsi que Denis s’en retourneraient par leurs propres moyens. Subitement Bibert se senti pris d’une grande vacuité, il n’avait plus de but. Plus exactement il en avait un, regagner vite une ville de la côte, déposer l’argent en banque et


rentrer ! Mais justement… rentrer ou ? Il ne se sentait plus capable de retourner au Mexique pour repartir avec un autre convoi. L’attrait de la nouveauté ne jouait plus et cette partie du globe était vraiment trop déprimante avec son lot quotidien de guerres et autres fléaux en cours ou à venir. De plus il avait réussi à nouer une relation amoureuse avec Soledad, comme s’il avait besoin de se créer des liens au moment où il prétendait trancher les derniers qu’il avait réussi à conserver. Décidément son destin était semblable à un navire privé de gouvernail. Les vents et les courants décidaient de sa direction, il se contentait de flotter et d’espérer. Ces réflexions désabusées, l’avaient ramené au tipi ou il avait passé la nuit, devant l’entrée il appela Soledad. La vieille du matin montra son museau dans l’ouverture et tin la peau de bison qui servait de porte, totalement écartée pour qu’il puisse s’assurer qu’elle était seule. Aux questions du jeune homme elle opposa la farouche impassibilité d’un roc, se cantonnant à indiquer du doigt les confins de la prairie devant eux. Bibert finit par accepter de comprendre que la jeune femme était partie quelque part par là-bas. Qu’allait’ elle y faire et quand reviendrait’ elle, mystère. O’Reilly venu pour lui faire ses adieux, le trouva tournant comme un lion en cage, Ils se donnèrent l’accolade en se souhaitant bonne chance. L’irlandais allait pour s’éloigner quand un souvenir se rappela à sa mémoire, se frappant le front il ajouta. –Ah, oui ! J’allais oublier de te dire que Soledad m’a chargée d’un message à ton intention. Elle a retrouvé des membres de sa famille et, très tôt ce matin, ils sont partis ensemble pour regagner leur territoire. C’est quelque part sur la rivière Tallapoosa, a l’Ouest. Elle a dit aussi que tu y serais le bienvenu. Voila, c’est tout ! Tu vas y aller ? –Hein ? Non, probablement pas. De toute façon je dois d’abord me rendre dans une ville pour faire le virement de l’argent. Gaspar doit commencer à se faire du souci pour son investissement, depuis le temps que nous sommes partis. Va mon ami, ce qui doit arriver arrivera ! Je ne sais pas le dire en Gaélique… Mais ‘Vamos con Dios’ ! Va en paix ! Une semaine plus tard, Bibert faisait son entrée à Baltimore. Après s’être acquitté de sa mission, il prit un embarquement a bord du Woodstock, un brigantin qui regagnait le Québec, avant de faire voiles sur les côtes anglaises. Le navire a pour patron le capitaine Joseph-Elzéar Bertier. Ce marin, fils et petit-fils de capitaines, quitta l’école de son village a l’âge de quatorze ans pour aller naviguer sur le Saint-Joseph, un brick que son père avait fait construire. A dix-sept ans il s’en voit confier le commandement. Dix années plus tard, l’armateur W.H.Ross lui confie un commandement. C’est le début d’une longue carrière de coureur d’océan. Après la firme Ross, il prend sa retraite et rentre au Québec ou il fait


construire son propre navire, le Woodstock. Foin de retraite, il cabote entre Amérique et Canada, puis entre vieux et nouveau monde. Passées les latitudes de New-York, le navire commence à longer les côtes de plus près. Bientôt Bibert est en mesure de distinguer le relief qui devient de plus en plus accidenté au-delà des basses terres. En progressant en direction du Saint-Laurent le paysage devient davantage vallonné, formé de pentes faibles et régulières dont l’altitude va en s’élevant vers les Appalaches. Bientôt à l’austère forêt succède un pays plus humanisé, fait de fermes, de champs, de routes et d’églises. La forêt, notablement moins dominante, cède la place à une agriculture variée et davantage présente. Les distances entre les fermes et les agglomérations décroissent rapidement. Deux jours plus tard, en débarquant dans la vielle citée, le jeune homme sent qu’il arrive dans ‘une communauté’. Les colons semblent avoir quelque chose en commun, quelque chose qu’ils partagent comme les membres d’une très grande famille. Pourtant à Québec il est en transit, en attente de départ pour la vieille Europe. De l’Angleterre il trouvera facilement de quoi gagner la France, puis sa région son pays. S’il n’à pas encore rencontré de Franc-Comtois, un jurassien voisin de table a l’auberge, l’à pris en amitié. Il aide Bibert a ne pas commettre d’impairs, les Québécois sont tellement chatouilleux sur leurs particularismes. Installés tous deux dans une banale auberge, bordée par les rues Campeau et Saint-André, ils tuent le temps en ballades et aller retours jusqu’au port. Jacques Cadron est sabotier, Il attend aussi pour rembarquer car comme il se plait à le dire en riant. - Mettent point d’sabots ici, y préfèrent chausser de maudites raquettes a neige. Vu que l’hiver, c’est quasi toute l’année. J’ai pas trouvé de grand débouché à mon métier. C’est lui qui aura l’idée de proposer d’aller s’enquérir chez les sœurs de l’asile Sainte-Madeleine. Elles accueillent les femmes sortant de prison. Peut-être Bibert pourra t’il y trouver une trace de Luzette. Les religieuses de la communauté des ‘Servantes du Cœur Immaculé de Marie’, que toute la population appellent ‘Sœurs du Bon-Pasteur’ font, depuis peu, œuvre d’éducation en créant les ‘salles d’asiles’. Destinées à aider les ouvrières en s’occupant de leurs enfants de deux à sept ans, pendant qu’elles travaillent dans les ateliers ou les usines. Reçu par Sœur Marie-Josèphe Fitzbach la doyenne, Bibert lui fait part sans réelle conviction de ses vaines recherches. De sa quête longue et infructueuse pour sauver ou, au moins retrouver Luzette. Victime d’une accusation erronée, innocente si lourdement frappée par une parodie de justice. Pour la vieille religieuse, le sort de la malheureuse jeune femme n’est hélas pas un cas isolé. Elle est surtout touchée par la pugnacité du jeune homme qui malgré le temps et


les difficultés ne renonce pas à sa promesse et continue ses recherches, envers et contre tout. –Mon garçon, avec l‘aide de Dieu, nous allons tenter de retrouver les traces de l’arrivée du contingent de ces malheureuses. Vu l’époque ou remontent les faits, cela prendra probablement un peu de temps. Soyez patient, vous avez d’ailleurs déjà tellement attendu, que quelques jours supplémentaires ne devraient pas constituer une trop pénible torture pour vous. Repassez donc nous voir de temps a autre, et ne perdez surtout pas courage ! Vaguement réconforté, mais désabusé, Bibert se refusa à verser dans un optimisme qu’il s’avait être prématuré. Rien ne pouvait laisser présager que cette piste soit davantage porteuse d’espoir. Il ne l’ignorait pas, son infortunée fiancée avait pu aboutir en Nouvelle Calédonie… Ou être restée dans quelque prison -couvent de France. Pour chasser son chagrin il employa tout son temps à faire le siège de la banque, filiale de celles ou il avait déposé ses avoirs successifs. Sans être immensément riche, le garçon pourrait disposer d’un confortable capital, dès qu’il aurait fini ses transferts. Il calculait qu’à son pourcentage sur l’argent de la livraison d’armes, déposé lors de son passage à Baltimore. S’ajoutaient les liquidités obtenues par la cession à son ami Gaspar de sa part sur le butin de la « Libertade » et le dépôt de cette somme dans une banque de Veracruz. Il s’employait à obtenir des lettres de change pour réunir l’ensemble des ses avoirs dans une banque du canton de Bale, en Suisse. Mis en joie par ces perspectives d’une vie future exempte de contingences matérielles, il continua d’arpenter les rues en compagnie de l’ex sabotier qui persistait à vouloir retrouver des gens originaires de sa région. Pour d’obscures raisons, il s’obstinait à croire que de nouvelles relations lui éviteraient de revenir dans son village comme un failli. Le dimanche suivant, les deux amis se dirigeaient vers une rôtisserie de bonne renommée lorsqu’ils croisèrent une ‘Sœur Grise’. Les ayant reconnus, elle vint vers eux avec un grand sourire. –Passez donc voir Sœur Marie-Josèphe, monsieur Bibert. Je crois qu’elle a reçu des nouvelles, pour ce qui vous concerne. Que Dieu vous assiste ! Reportant son repas, Bibert abandonna son ami pour courir jusqu’à la fondation de Sœur Fitzbach. Il en ressortait moins de dix minutes plus tard, avec une adresse et beaucoup de pieux conseils. Un peu d’espoir aussi, mais si faible, tout tenait à une similitude de prénom. La bonne sœur avait été claire et ne lui avait pas caché qu’il risquait d’en sortir encore plus meurtri en cas d’échec. –Il est possible que la personne que nous avons retrouvée ne soit pas votre amie. Seul le nom de famille était indiqué, une homonymie est toujours possible. La femme en question a contacté un mariage peu après avoir été placée chez un agriculteur de la baie des chaleurs. L’homme lui


avait fait un enfant, on peu imaginer dans quelles conditions ! En bon catholique, le sieur Farel a régularisé son union, pour donner un nom à son fils. Malheureusement, la chance n’était dans la corbeille de mariage. Le mari à été tué au cours d’une rixe après boire, c’était un fieffé buveur. Quelques mois plus tard le jeune fils est mort à son tour, de la varicelle. Depuis, la pauvre femme s’épuise à travailler une terre qui ne lui appartient même pas. Actuellement les femmes mariées ou veuves sont assimilées, a quelques nuances près, aux enfants et aux personnes interdites. Elles ne peuvent d’ailleurs jamais être tutrices de leurs propres enfants, se défendre ou intenter une action en justice, recevoir un héritage. Elles n’ont pas droit au salaire que peut leur procurer le travail quelles accomplissent. De toute façon la femme n’a absolument pas le droit d’exercer une profession différente de celle de son mari. Vous comprenez monsieur, que dans ces conditions sa seule chance de s’en sortir serait de retrouver un autre époux, plus tempérant ! Voici l’adresse en Gaspésie, sur la côte sud près du hameau de Sainte-Flavie. Si vous le souhaitez vous pourrez bénéficier d’un transport par l’embarcation de Madame Henriette Feller. Cette dame, veuve d’un riche banquier suisse (signe de croix) voyage pour propager la religion protestante au sein des familles francophones du canada. Elle entreprend le voyage à la ‘baie des chaleurs’, pour ouvrir une école destinée aux familles de canadiens français les plus pauvres. Madame Feller est assistée dans son œuvre d’un jeune pasteur (nouveau signe de croix), le révérend Louis Roussy, suisse lui aussi. Je leur ai parlé de vous, ils ont accepté votre présence, si toutefois vous jugez bon de vous joindre à eux. La Gaspésie n’est accessible que par l’eau et les occasions sont rares, aussi je me permets de vous conseiller d’accepter leur généreuse invitation. A présent je dois vous laisser, allez en paix mon fils et que Dieu vous garde. A bord du ‘Zwingli’ un vapeur de petite taille appartenant à la veuve Feller, l’ambiance n’était pas aux excentricités. La rigueur de la religion réformée, alliée au goût que les Suisses professent pour l’ordre et la discipline, n’engendrait pas une atmosphère de franche gaieté. Bibert ne songeait point à s’en plaindre, tout a ses pensées et interrogations. Il supporta les bondieuseries et les prêches en silence. A peine vingt-quatre heures de voyage et ils débarquaient sur la petite estacade de bois. C’était le soir, les démarches en vue d’une rencontre furent reportées au lendemain. Bibert supposait qu’un guide, peut-être le pasteur en personne, l’accompagnerait jusqu’à la ferme de celle qu’il continuait d’espérer être bien ‘sa’ Luzette. Il était convenu qu’il se présenterait au presbytère dès le mitant de la matinée. Quand il prit place dans la laide petite pièce qui servait d’antichambre au bureau du pasteur, Bibert ne


prêta pas autrement attention aux personnes qui attendaient. Assises sur de mauvaises chaises, comme dans la salle d’attente d’un médecin de quartier pauvre. Le Révérend Roussy avait tenu fermement à organiser lui-même la rencontre entre Bibert et la veuve prénommée Luzette. Ce jeune pasteur de moins de trente ans, était très affairé. En plus de Bibert, deux femmes et un homme attendaient d’être appelés dans le bureau d’où un couple venait juste de sortir. Venant de l’intérieur du local une voix appela ; « Madame Farel et monsieur Desarnaux, s’il vous plait ! » A ses mots la femme qui avait commencé de se lever, regarda le jeune homme et s’écria. –Bibert ! Toi, ici ! Mais oui, c’est bien toi. Comment esttu arrivé jusqu’ici ? C’est incroyable. On ne m’avait pas prévenue, juste une convocation sans autres explications. Il mit un certain temps avant de réaliser que cette ‘madame Farel’ et son amie ne faisaient qu’une et même personne. Il avait quitté une adolescente à peine sortie de l’enfance et se retrouvait face à une femme, flétrie avant l’âge par les épreuves et les durs travaux. L’inattendu de la situation l’avait désarçonné, il ne savait plus que faire. Devait’ il prendre cette inconnue dans ses bras, l’embrasser peut-être ? Il n’eut pas à s’interroger longtemps, elle était tombée évanouie. Hébergés chez le serviable pasteur, Luzette et Bibert mirent à profit les deux journées d’attente avant le retour a Québec du ‘Zwingli’ pour se retrouver et se conter mutuellement les péripéties vécues depuis leur séparation par un beau soir du mois de juin, le jour de la saint Jean de l’an de grâce 1855. La pauvre jeune fille avait d’abord été transféré à la ‘maison de force’ de Lons-le-Saunier. De là, en plusieurs étapes elle avait été conduite jusqu’à Poitiers. Deux mois de détention dans des conditions si effroyables que plusieurs détenues y laissèrent la vie. Lorsqu’elles furent assez nombreuses pour former un convoi, elles partirent pour le port de La Rochelle. On les fit embarquer sur deux vaisseaux, l’un partait pour l’océan indien, l’autre pour la ‘nouvelle France’. A fond de cale, entassées pis que du bétail, la traversée fut éprouvante et causa son lot de victimes. Parvenues au Québec, elles furent d’abord placées en forteresse, avant que les Sœurs de Miséricorde ne se chargent de les répartir dans divers couvent et autres institutions religieuses. Des hommes, mais parfois aussi des couples, venaient régulièrement y chercher une main-d’œuvre bon marché et peu exigeante. Les célibataires lorgnaient sur les plus jolies et les plus jeunes avec les intentions que l’on devine. Luzette avait eu de la chance, après avoir abusé d’elle, celui qui l’avait prise à son service accepta de l’épousée quand elle fut enceinte. Ce n’était pas un mauvais bougre, mais gros buveur et il devenait violent quant il était saoul. Son penchant pour la boisson avait fini par lui coûter la vie. Les conditions misérables de leur existence et l’absence de moyens


pour faire venir un médecin, avaient aussi entraîné la mort de leur enfant, atteint d’une fièvre infantile. La pauvre mère n’avait pas été en mesure de lui apporter les soins que son état nécessitait. Depuis elle vivotait, survivait plutôt, réduite à essayer de ne pas mourir de faim. __________________________________________________________


-Chapitre septième. 1866- 1868. Comment un rescapÊ de naufra ge devint armateur fluvial. _________________________________


Luzette est radieuse, elle a retrouvé un peu de sa beauté naturelle. Ses formes généreuses ont rallumé chez Bibert les feux de la grande passion qu’il éprouva autrefois pour la gracieuse jeune fille qu’elle était alors. Ils attendent de pouvoir prendre place à bord du Swordfish. Le brigantin doit faire une dernière livraison avant que l’hiver n’interdise toutes navigations dans le Saint-Laurent. Peu de navires partent aussi tard dans la saison. On approche de la fin novembre et il est toujours dangereux de prendre la mer à cette époque tardive de l’année. Le capitaine Duquet le sait, ses six membres d’équipage le savent aussi. Le second du bord, Cyprien Morin est ami d’un bûcheron d’origine française qui fête avec ses compagnons leur prochain départ pour une campagne de bûcheronnage, du côté de la baie de James très au nord. Les recherches assidues du sabotier ont fini par porter leur fruit, il à enfin rencontré des jurassiens. Tout heureux il va les accompagner et ne rentrera en France qu’au printemps suivant… S’il rentre ! Au cours du repas d’adieux, Cyprien Morin a entendu les jeunes gens parler de leur crainte de devoir attendre encore six longs mois avant de pouvoir retrouver leurs amis et la famille de Luzette. Il leur a aimablement proposé de profiter du Swordfish, qui doit rallier St. Nazaire. Il y a de la place a bord et s’ils le désirent, ils pourront faire le voyage sur le brigantin. Ravis, les deux Français se sont empressés d’accepter. Restait à obtenir l’accord du capitaine, Duquet n’était pas favorable au projet. Mais la qualité d’ancien marin de son passager emporta sa décision d’accepter. Une semaine plus tard le second vint les avertir, de prendre au plus vite leurs places à bord. A peine la coupée franchie, les présentations se font sous un vent glacial qui balaie le pont. Le premier matelot Antoine Laprise, voyage avec son épouse Olivette embarquée au titre de cuisinière. C’est une forte matrone enjouée. Les trois autres marins s’appellent Patrick Guimond, Lawrence Boyle et André Castagne. Tous originaire de Cap Saint Ignace. Le vingt-neuf novembre, le capitaine Duquet engage le navire dans le détroit qui permet de passer au sud de l’île d’Anticosti. La côte, le long de l’estuaire du Saint-Laurent décrit une immense courbe. Le paysage est majoritairement composé de collines façonnées par les cultures, alternant avec des secteurs boisés, ensuite le relief devient plus abrupt. La sortie des eaux de l’estuaire s’accompagne d’un vent violent, dès que la proximité des terres ne leur procure plus de protection, le vent devient tempête. La mer est très forte et rien n’indique qu’elle doive s’apaiser, sa fureur semble au contraire se renforcer avec le temps. Continuer serait folie, le capitaine donne l’ordre de tenter un virement de bord pour regagner la protection du fleuve. La furie des éléments est aggravée par le froid qui accompagne le vent. Tout de suite la pluie se transforme en glace. Très rapidement la timonerie en est recouverte, le


gouvernail ne répond plus que très difficilement. Dans l’impossibilité de virer bout au vent, le capitaine donne l’ordre de tenter un virement de bord ‘lof pour lof’, vent arrière. La manœuvre expose la muraille par le travers au cours de l’abattée, et le navire engage. Deux des trois voiles sont déchirées et mises en lambeaux par le givre et le vent. Les vagues passent sur les pavois et s’engouffrent dans les cales et les postes. Les pompes sont complètement prises par les glaces et totalement inefficaces. Le second utilise du pétrole pour faire un feu et parvint ainsi à en dégeler une. Mais elle se révèle bien vite insuffisante pour étaler la montée des eaux dans les fonds. Dans la nuit du trente, vers quatre heures du matin, le navire ne répond plus à la barre. Il dérive sous le vent et touche avec violence les récifs à la hauteur du ‘Gros-Masle’. La mer continue de battre les flancs du navire, drossant le Swordfish sur les brisants. Aveuglés par la neige et les crêtes écumantes des déferlantes, personne à bord ne peu tenter quoi que se soit. Les canots de sauvetage ne peuvent êtres mis à l’eau, ils seraient immédiatement fracassés sur les rochers. Le capitaine fait une tentative pour scruter l’obscurité et essayer de juger de leur position exacte. Un paquet de mer frappe le bordé et l’emporte, précipité sur les écueils le pauvre homme ne peut rien faire, il est perdu. Déjà, cédant aux coups de boutoirs des lames, la coque craque et le bâtiment se retourne, incliné à quatre-vingt-dix degrés. Dans le mouvement, Bibert tente de protéger son amie qui perd pied. Il chute violemment heurtant de la tête une membrure et se retrouve assommé, avec une plaie saignante qui lui couvre le front. Quand enfin le navire s’immobilise, Luzette parvient à le caler sur une cloison et s’empresse à ses côtés. Nul ne dit mot, le fracas autour d’eux, interdirait d’ailleurs tout échange verbal. L’équipage et les passagers sont prisonniers de l’épave, si le Swordfish continue de basculer et se retrouve la quille en l’air, ils sont perdus irrémédiablement. Un jeune matelot, André Castagne, fait alors une tentative risquée. Il s’engage sur le grand mat, l’utilisant comme passerelle pour atteindre le rivage. Capelé par les embruns, empêtrés dans les cordages et autres lambeaux de voiles qui fouettent l’air autour de lui, le brave garçon manque à plusieurs reprises d’être arraché de son support. Il continue malgré tout de progresser, lentement, en bénéficiant de la protection relative que lui offre le pont dressé verticalement derrière lui. Il parvient ainsi à progresser jusqu’à une jetée de roches. Dès lors il est en mesure de sauter à l’eau, puis de gagner la plage en pataugeant dans l’eau glaciale. Le second, Cyprien Morin, s’y risque à son tour. Mais la glace s’accumule et rend l’aventure de plus en plus dangereuse. Lorsqu’il parvient sur la terre ferme, il a les pieds et les mains gelés. Lawrence Boyle, robuste homme du nord, a l’idée de tendre un cordage, partant du pont pour aller jusqu’à l’extrémité du mat qui touche les


roches. Aidées de cette main courante les femmes et le blessé pourront plus facilement effectuer le périlleux trajet. Force de la nature, il réussi à mettre son idée en pratique. Hélas, quand vient le tour de Patrick Guimond, le matelot perd pied et ses mains raidies par le gel ne lui permettent pas d’agripper la corde. Il disparaît dans le ressac. A cette vue, madame Laprise, la cuisinière ne peut surmonter sa frayeur, et refuse de suivre son mari. Indécis, le premier matelot fait pourtant ses adieux. –Ma chère femme je ne sais quoi faire. N’y a-t-il aucun moyen pour toi de te sauver ? –Sauve-toi, s’il est possible mon cher mari. Va chercher du secours, c’est mon seul espoir car si je m’avance ma mort est certaine. Lorsqu’il arrive de l’autre côté, Laprise à, lui aussi, les pieds et les mains atteints par les morsures du gel. Rendus là, les trois hommes sont désorganisés. Castagne qui est le moins mal en point, mais mouillé par son passage dans l’eau risque de geler sur pied s’il ne trouve un moyen de se réchauffer, tente de monter sur la falaise qui les surplombe. Parvenu à mi-parcours il manque de force et perd l’équilibre. Incapable de se rétablir, il déboule jusqu’en bas. Plus tard il se rendra compte qu’il était parvenu, sans le savoir, à quelques dizaines de mètres d’un groupe de trois maisons ou il aurait pu trouver assistance et réconfort. Cyprien Morin, le second du navire, suit pour sa part les glaces du rivage en direction de l’Ouest. Quelques heures plus tard, des gens venus de l’AnsePleureuse le trouvent par hasard couché dans la neige, épuisé, à bout. On le saisi, le ramène dans une habitation, la chaleur et les soins parviennent à le ranimer. Dès qu’il parvient à recouvrer quelques forces, il entreprend de raconter le naufrage. Une expédition de secours s’organise sur-lechamp. On frappe aux maisons voisines, on se saisit de cordes, de couvertures. Bientôt quinze hommes, habitués aux misères de l’hiver, et animé de cette solidarité qui est l’apanage des gents confrontés aux conditions de vie rudes. Ils refont à l’envers le chemin pris par Morin. Parvenus à moitié distance environ, ils ont la chance d’apercevoir Boyle et Castagne. Totalement désespérés les deux rescapés ont creusé la neige au pied d’une roche et s’y tiennent blottis, attendant la mort. Un petit groupe les soutiens pour les ramener dans une maison. Les autres continuent et arrivent finalement sur les lieux du drame. L’épave est demeurée prisonnière des récifs. En retrait sur la grève ils trouvent, prostré mais vivant, le premier matelot Laprise qui n’à pu se résoudre à s’éloigner de sa femme. Une équipe parvient à bord et recueille la pauvre cuisinière, prisonnière de sa peur coincée dans les débris du pont supérieur. Gelée, à peine couverte des lambeaux de ses vêtements. Le petit caniche qu’elle possède, blottit sur sa vaste poitrine, hurle en montrant les dents aux sauveteurs. Ils ne s’en effraient pas outre mesure


et parviennent à ramener les deux pauvres hères sur la plage. Olivette retrouve son époux, pour qui un feu a été allumé. Hélas trop tard pour elle. Quelques minutes plus tard un sauveteur constate qu’elle n’à pas résistée aux terribles épreuves, elle meurt la tête sur les genoux de son mari. Pendant ce temps un groupe s’affaire à vider le Swordfish de ses agrès et provisions. Pour ces démunis, vivant à l’écart de toutes agglomérations et souvent bloqués durant de longs mois, tout ce qui peut être récupéré constitue une aubaine dont ils ne sauraient se priver. Une accalmie dans le pandémonium de la tempête, survient tout à coup, et l’un d’eux peut alors entendre un gémissement. C’est Bibert, coincé par un amas de débris, il gît sur Luzette. La jeune femme est parvenue à se glisser sous son ami pour l’isoler de l’eau glacée qui montait. En lui offrant la protection de son corps, en donnant sa chaleur elle à réussi à le sauver. Hélas ce fut au prix de sa propre vie, car elle ne pouvait longtemps résister à la fatigue et au froid de l’eau qui gelait au contact de l’air. Tous, rescapés et sauveteurs, se rassemblent ensuite sous la protection d’un abri sommaire, fait de des voiles du navire. Ils y attendront l’aube en s’abritant autant que possible des affres de la tourmente. Le lendemain trois décembre, un des sauveteurs gagne le Mont-Louis pour y chercher de l’aide et prévenir le missionnaire de la paroisse, l’abbé David Roussel. A l’exception de Castagne qui est trop mal en point et reste, confié aux soins d’une famille de pêcheur, les survivants gagnent la mission du MontLouis. Madame Laprise et Luzette y sont inhumées chrétiennement dans le petit cimetière de la paroisse. Un médecin, le docteur Parke de Québec, appelé par l’abbé Roussel à la faveur du passage d’un navire en provenance des Iles-de-la-Madeleine, arrive à pied de Sainte Anne des Monts. Le naufrage remonte maintenant à plusieurs semaines et il ne peut sauver les doigts et les pieds de Morin. Plus chanceux, Laprise ne se verrat amputer que d’un pied. Pendant ce temps, huit hommes vont chercher Castagne dont la santé se détériore. Ses pieds et ses mains gelés le font terriblement souffrir. Il meurt presque aussitôt après son arrivée au Mont-Louis. Bibert et Boyle qui ont retrouvé la santé, sont bientôt en état de regagner Sainte Anne des Monts avec le docteur Parke. Sur la route on vient prévenir le médecin qu’il doit rejoindre l’épave d’un trois mats qui vient de faire naufrage à Manche-d’Epée. Les trois hommes décident de s’y rendre ensembles, toutes les bonnes volontés étant acceptées pour venir en aide et donner les premiers soins aux rescapés. Parvenus sur les lieux, ils constatent qu’il n’y a que des corps sans vie, le navire n’est même plus visible tant la mer est déchaînée. Par des inscriptions sur des morceaux d’épave, ils apprennent que le navire portait un nom bien connu par Bibert, le ‘Woodstock’.


Ainsi le capitaine Joseph-Elzéar Bertier aura terminé sa carrière en homme de mer, à la barre de son navire. Si Bibert n’avait pas trouvé à s’embarquer sur le Swordfish, qui peut dire s’il ne serait pas avec la pauvre Luzette, unis par la mort dans les flots écumeux qui mêlent leurs embruns d’écume glacée aux larmes qui lui coulent le long des joues. Têtes basses les trois hommes prennent le chemin du retour. Il faudra plus d’une semaine à Bibert pour rejoindre Québec, et six mois d’attente avant la débâcle des glaces et la possibilité d’un retour en Europe. Il aurait bien aimé retrouver le jurassien et partir bûcheronner en sa compagnie, mais Jacques est déjà loin. En posant des questions dans la maison d’hôtes ou son ami avait fait la rencontre des ses ‘pays’, Bibert apprend que trois hommes sont passés pour proposer une embauche au sabotier. Ils avaient déclaré être à la recherche d’un quatrième compagnon, de façon à pouvoir former deux équipes de deux. En effet, le travail en tandem est rendu quasi obligatoire pour les bûcherons. Par mesure de sécurité bien sur, mais surtout parce qu’ils doivent tenir la scie par chacune des poignées d’extrémité qui s’empoignent avec les deux mains. Le franc-comtois a vite fait de les retrouver dans leur auberge d’habitudes. Ce sont des Hongrois qui baragouinent un français de cuisine, mêlé de mots anglais et de quelques expressions qui leur sont propres, « Sans doute leur patois ! » Pense Bibert, qui en a vu d’autres. Les trois compères se déclarent ravis de la proposition, ainsi formés en deux équipes, ils vont pouvoir donner suite au contrat qu’ils avaient en vue. Ils lui remettent une liste de matériels dont il doit s’équiper, avant de lui donner rendez-vous pour le surlendemain. On est le vingt-quatre décembre et les gaillards veulent fêter la nativité au chaud, avant de partir affronter les rigueurs du métier de bûcheron. Le contrat est souscrit auprès de la James Maclaren’s Compagny Ltd. Une société forestière installée dans l’établissement de ‘la Ferme de la Montagne’, sur les rives de la rivière du Lièvre. En fait la Ferme n’est qu’un poste destiné au ravitaillement des bûcherons. Ils vont mener une coupe de sapinettes située à cent kilomètres en aval sur La Lièvre, au lieu dit Notre-Dame-duLaus. Le « Pays d’en haut » est en pleine colonisation. Les oblats missionnaires assurent la présence religieuse catholique dans la région. A leur arrivée les bûcherons sont d’ailleurs accueillis par le curé de la paroisse de ‘NotreDame du très Saint-Sacrement de Ferme-Neuve, ’l’abbé Trinquier. Le travail est difficile, les ouvriers doivent parfois marcher plusieurs heures dans la neige en portant leurs équipements de travail et leur repas. Ensuite ils besognent jusqu’à la nuit faite, pour s’en retourner dans la froidure et l’obscurité. Lorsque le blizzard se lève, ils doivent interrompre toute activité et s’abriter sous des abris de fortune. Ils sont payés ‘à la


tâche’, au stère ou au mètre cube. Chaque coupe qui se termine est payée par la ‘MacLaren’. L’ensemble des gains est partagé équitablement entre les quatre compagnons. Ce qui à pour conséquence pratique qu’ils font tout en même temps. Par exemple ils prennent leurs repas tous au même moment, si l’un éprouve le besoin de s’arrêter pour souffler ou pour aller satisfaire un besoin naturel, tous s’arrêtent de la même durée. Sans en éprouver le besoin, uniquement pour ne pas se trouver à travailler au profit d’un… qui ne produit pas. A ce rythme, le rendement est pénalisé, les salaires ne sont conséquents que par l’absence de dépenses. Ramenés à un taux horaire les bûcherons gagnent une misère, l’équivalent d’un journalier dans une ferme, mais au prix de quelles épreuves, quelles souffrances. Ils sont contraints de travailler durant la saison froide pour profiter du retrait de sève, d’un sol gelé et compact sur lequel les chevaux peuvent tirer traîneaux et chargements de grumes ou bûches. Dès l’arrivée du printemps, la fonte des glaces transforme les chemins en bourbiers, les maringouins ces gros moustiques insatiables dévorent tous ce qui bouge et la sève qui circule dans les résineux complique le travail. Après cinq mois de ce régime, Bibert met à profit la fin d’une coupe de sapinettes et un retour sur ‘Gravel’, pour annoncer à ses camarades qu’il ne compte plus continuer à s’esquinter la santé pour un aussi maigre résultat. Il se garde bien toutefois de préciser que pour lui ce travail ne représente qu’une occupation, comme un sport, et non une nécessité. Deux jours plus tard il prend la route de Québec pour commencer à se préoccuper de trouver un bateau en partance. En ce mai 1868, la débâcle est bien amorcée, les mouvements de navires commencent à se faire plus nombreux. Un grand steamer, de ceux que l’on commence à appeler ‘Paquet-Boat’ ou ‘Paquebot’, appartenant à la ‘Eastern Steam Navigation Company’, le ‘Persia’, va appareiller pour Southampton. Bibert prend une cabine et part à la recherche d’informations sur la ce que va être sa vie a bord. Vu la précocité du départ dans la saison, ils sont moins de deux cents passagers à risquer une traversée transatlantique. Le navire est conçu pour en transporter entre quatre et cinq mille, autant dire que le personnel n’est pas débordé. Bibert met cette tranquillité a profit pour, arguant de sa qualité d’ancien matelot et patron, nouer des relations avec les officiers de la passerelle. Il s’intéresse tout particulièrement aux innovations techniques, comme cette hélice. Une invention récente que l’on attribue à un ingénieur du nom de Frédéric Sauvage, mort en 1857. En 1841, il avait abandonné la mise en œuvre de sa découverte aux propriétaires du chantier naval ‘Normand et Barnès‘, qui construisirent le ‘Napoléon’ navire a hélice arrière, entraînée par une machine a vapeur de


soixante-dix chevaux et qui fonctionna dans les conditions les plus favorables. Le ‘Persia ’est doté d’une propulsion mixte, aubes et hélice. Quatre moteurs pour les roues à aubes, et un pour l’hélice d’un diamètre dépassant sept mètres. La puissance totale est estimée à huit mille chevaux vapeur. Juste suffisant pour les trente-deux mille tonnes d’acier du paquebot. Hélas, le grand navire roule affreusement et supporte mal le gros temps, ce qui rend la traversée très inconfortable pour les passagers qui n’ont pas le pied marin. En débarquant sur les quais de Southampton, bon nombre d’entre eux qui n’ont pas quitté leur cabine de toute la traversée, se promettent de ne plus remettre pieds à bord d’un pareil bâtiment. Bibert file déjà aux bureaux de la compagnie pour réserver à bord d’un ferry-boat à destination de la Belgique ou de la France. Il met pied à terre au port de Calais, par une chaude après midi du premier octobre. Derechef il se rend au bureau général des ‘Diligences, Messageries, Coches et Roulages de France’. Là un employé grincheux l’informe que les départs se font, du dimanche au mercredi et de vingt-trois à vingt-quatre heures. Ensuite d’un ton comminatoire, il s’enquiert du type de véhicule choisi par le client ; Fourgons six sols par lieue de poste, Turgotine vingt sols, Diligence soixante-quinze centimes de franc par lieue de poste, Chaise de poste cent treize francs, pour le trajet et par personne. –Alors, monsieur le débarqué ! Vous voulez quoi ? La diligence et la turgotine mettent deux jours et demi, le fourgon six jours. Décidez-vous, vous n’êtes pas seul a vouloir aller respirer l’air de la capitale ! –Voila, monsieur le préposé ! Laissez-moi respirer déjà celui parfumé aux harengs de votre bonne ville. Je prendrai la turgotine, vu les prix pratiqués. Quelques heures plus tard l’ancien marin pouvait juger des avantages comparés des transports terrestres et maritimes. Il ne se priva pas de faire profiter les trois voyageurs qui partageaient sa voiture, de son constat. –L’administration des postes procède comme celle des sépultures (bureau des cimetières) : Elle concède au voyageur tout juste ce qu’il lui faut d’espace dans son tombeau roulant… Le tangage d’un voilier pris dans les quarantièmes rugissants n’est qu’un doux balancement de hamac comparé aux secousses de cette voiture ! A Paris les voitures déposent les usagers rue de Vendôme ou rue Notre dame des victoires. Cela ne faisait aucune différence pour notre ami qui n’aspirait plus qu’à un repos réparateur dans un hôtel de bonne tenue, avant d’entreprendre la seconde partie de son trajet. Le parcours jusqu’à


Besançon, d’une durée moyenne de quatre jours, menaçait de n’être pas non plus une partie de plaisir. De haute lutte, il était parvenu à obtenir du préposé l’information selon laquelle les départs pour les provinces de l’Est se tenaient aux bureaux de la compagnie, sis à l’Hostellerie du GrandCerf. Il s’y fit donc illico conduire en coche et y retint une chambre. Bibert était heureux à la pensée de e retrouver son terroir franc-comtois. Pourtant avec les aléas du voyage, ce ne fus qu’une semaine plus tard qu’il pu contempler le Doubs couler au long des fortifications de la ville. Depuis son arrivée à Calais il avait les oreilles rebattues de bruits et de rumeurs selon lesquels une guerre avec la Prusse serait inéluctable voire quasi imminente. Ceux, rares, qui étaient bien documentés arguaient de la vacance du trône d’Espagne depuis la révolution de septembre et la probabilité si le prince allemand Léopold de Hohenzollern voulait prétende à sa légitimité, que la France s’y oppose. Les autres, nombreux, ne faisaient que répéter ce qu’ils avaient pu entendre et comprendre des premiers. Bibert n’en a cure et se préoccupe surtout d’acheter un cabriolet léger et deux chevaux. Un robuste percheron pour atteler et un vif mi-sang à la robe isabelle, pour la monte. Ainsi pourvu, il va gagner Montbéliard d’où il ira saluer sa mère dans la ferme de son enfance à Fesche-le-Chatel. Ensuite, par la Suisse il gagnera Genève. Son intention est d’y réaliser une partie de ses avoirs afin de s’établir entre Porrentruy et, Delémont. De ses voyages, il doit d’avoir acquit une meilleure appréhension de sa place dans l’existence. Les querelles de clocher qui animent encore trop de ses concitoyens, constituent à son avis le meilleur ferment des guerres et calamités qui s’abattent à intervalles réguliers sur l’humanité. Pour lui la patrie est avant tout un terroir, une façon de vivre en harmonie avec le pays qui a façonné les générations précédentes, peut lui chaut le drapeau qui flotte dessus. C’est la terre, les bois, les rivières, le rythme des saisons qui le feront se sentir ‘chez lui’, pas une idée, une loi ou même un passeport. D’ailleurs chez ses parents, entre Comté de Montbéliard et trouée de Belfort. On parlait encore le même ‘patois’ que les montagnards des vallées suisses, le Romanche. Une langue véritable, dérivée du latin comme le français mais ayant incorporée une part des anciens parlés gaulois Francs et germains. Depuis le début du siècle, dans les villes la bourgeoisie affectait de traiter avec mépris cette langue, considérée comme rétrograde. Dans les campagnes, en revanche les populations en usaient largement. Les contrebandiers aimaient bien être compris des deux cotés de la frontière, surtout quand ce n’était pas le cas des gabelous, venus souvent des lointaines provinces de l’Empire français. Il ne retrouva pas traces de sa mère, la maison familiale avait été vendue. La Banque avait consenti un maigre prêt assorti d’hypothèque, en sachant


pertinemment qu’une veuve avec enfants à charge ne pourrait rembourser. A brève échéance, les agios, une sous évaluation du bien, les visites de l’huissier, aboutirent à la vente contrainte et forcée. A n’importe quel prix, pour fuir et échapper aux commérages du village et à la honte. Les nouveaux propriétaires ignoraient ou affectaient d’ignorer, l’adresse actuelle de la pauvre femme. Sur la place, sous les marronniers qui bordaient la fontaine, un vieux assis sur un banc de pierre le regarda reprendre tristement les rennes de son cheval. D’une voix chevrotante, en un patois épais, il interpella Bibert pour lui dire qu’il aurait probablement une chance de la retrouver du côté de Fèche-L’Eglise, a une lieue de là où à Allenjoie, un bourg plus éloigné. Remerciant, Bibert se dirigea vers le village voisin. Il y fit choux-blanc et reparti pour Allenjoie. Il n’y pu trouver grâce au curé, que la tombe de sa mère dans le petit cimetière a flanc de coteau sous l’ombre de la vieille église. Accablé, il ne versa pas de larmes. Il y avait trop de temps qu’il avait quitté les jupes de cette femme, dure à la tache et peu portée aux épanchements maternels. Son chagrin lui fit remonter en mémoire le souvenir de l’infortunée Luzette, qui aurait du se trouver à ses cotés. Brusquement il éprouva l’envie de revoir la famille du père Aristide Vignol, de savoir ce qu’il était advenu de ses anciens compagnons. De la petite Nicaise aussi, qui par la conséquence d’un geste de gamine, que la dureté des temps avait transformé en tragédie, avait causé tant de malheur. Le soleil du levant le trouva déjà en route pour les bords de Saône, entre Verdun-sur-le-Doubs et Lyon. Les bateliers lui déconseillèrent de descendre la Saône. Il n’obtint pas de détails, mais on lui laissa entendre que la famille Vignol avait subit des « Coups du sort », qu’elle ne descendait plus sur l’aval, sur ‘la grande Saône’. –Ils font du transport de maraîchages, sur la ‘petite Saône’, entre Portsur-Saône et Gray. N’ont plus qu’une barge, vous verrez bien ! En dépit de ces maigres indications, Bibert n’éprouva que peu de peine à retrouver son ancienne famille d’accueil. Il fut presque étonné de la forte émotion ressentie en retrouvant l’Émile et le Jean, deux des vieux trimards qui autrefois l’initièrent au métier. Ils prirent le temps de se rouler une cigarette de tabac brun avant de daigner répondre à ses interrogations. –Le patron a fait une mauvaise chute, peut de temps après ton départ m’in gars. Y peut seulement plus bouger, l’est dans un fauteuil chez sa fille, la dernière. C’est elle la patronne à présent, elle dirige tout et s’occupe aussi de l’Aristide avec une veille qu’elle a fait venir tout exprès. Y sont installés dans une maison d’éclusier, à trente kilomètres


d’ici au confluent avec la ‘Lanterne’. Pour sur que ça va leur faire drôle de t’vouair ! Bibert leur offrit quelques pièces, pour trinquer à leur rencontre. Les laissant au fil paresseux de la rivière, il pressa son cheval pour arriver au lieu dit avant la nuit. La rivière est si lente par endroits qu’il est difficile d’en deviner le sens. A certains méandres, lorsque la route rejoignait les rives, il était contraint de descendre du cheval pour distinguer l’aval de l’amont. Tant et si bien qu’il n’arriva qu’à la nuit faite. Tellement de pensées se bousculaient dans sa tête en attachant son cheval et brossant la poussière de ses vêtements, qu’il ne prit pas garde à une forme qui l’observait, se tenant hors du cône de lumière d’une lanterne fixée au chambranle de la porte. Il s’avançait pour frapper, quand une voix l’arrêta dans son geste. –Que voulez-vous ? Qui êtes-vous ? –Mon nom est Bibert, je voudrais parler à Aristide Vignol ou à sa fille. Se tenant dans la zone éclairée, il ne pouvait distinguer clairement la femme qui venait de l’interpeller d’un ton sec et autoritaire. Probablement la ménagère qui soigne le vieil Aristide pensa t’il. Mais en même temps il perçut un bruit de chute et ressenti l’impression confuse mais instinctive, que quelque chose n’allait pas. En deux enjambées il franchit la courte distance qui le séparait de l’endroit d’où provenait la voix… rien ! Il n’y avait rien devant lui. Un gémissement lui fit baisser les yeux et apercevoir alors la forme allongée sur le sol. Elle avait du avoir un malaise, il fallait la faire rentrer à l’intérieur et l’examiner. La femme était légère, il n’eut aucun mal à la prendre dans ses bras pour s’avancer vers la porte. Une voix rauque s’informa de l’intérieur. –Que se passe-t-il ? Quelqu’un est là ? Sans répondre, Bibert franchi le seuil et chercha des yeux un endroit ou déposer son fardeau. Un Homme corpulent lui faisait face, assit derrière une grande table. Aucun doute possible s’était bien le patron Vignol. Le vieux l’examinait soupçonneux, on pouvait voir dans ses yeux se succéder les émotions. L’inquiétude faire place à un étonnement lui-même très vite remplacé par une expression d’incrédulité, tellement énorme qu’il eut à peine la force de balbutier. –Bibert, nom de Dieu ! C’est t’y bien toi ? Ah ! Mes yeux me jouent des tours à présent. V’là que j’ai des hallucinations. A ce moment une grosse matrone apparut sur le seuil, l‘air effarée. Avisant la femme encore dans les bras du garçon elle lui enjoignit de la déposer sur un canapé dans un angle de la pièce. Il s’exécuta derechef et pu ensuite faire face à l’invalide. –Oui père, c’est bien moi ! Je suis passé vous saluer. Hélas, vous pouvez constater que votre aînée, contrairement à la promesse que je vous en avais faite, ne m’accompagne pas. C’est que Dieu ne l’à point voulu et qu’elle repose en terre chrétienne, dans le


nouveau monde. Mais dites-moi, si cette maîtresse femme est votre servante, qui est la personne tombée en pâmoison a mon arrivée ? –Tu ne l’as point reconnue… Bien sur elle à du beaucoup changer, c’est ma cadette, Nicaise. Après ton départ elle ma tout révélé, elle s’est confite en remords et contrition. Mon accident n’à rien arrangé, tu t’en doute. Elle a refusé tous les prétendants, et pourtant il y en a eu, c’est qu’elle était devenue jolie, encore plus que sa sœur. Non seulement elle se reprochait le sort de Luzette, mais le tiens aussi ! Ton départ et les craintes qu’elle en conçu ont avivés son chagrin au point que j’ai eu peur pour sa santé. Heureusement elle a du me succéder dans la conduite des ‘Sisselandes’ comme on appel par ici les barges. Cela lui a fait oublier un peu sa peine. D’autant que ce maudit chemin de fer nous a porté un coup mortel. Elle a luttée la gamine, mais la route et le rail se sont ligués. A présent si nous ne pouvons investir rapidement dans du nouveau matériel nous n’aurons plus qu’à disparaître comme tous nos concurrents d’autrefois ou presque. Les grandes compagnies se coalisent pour prendre le monopole des chargements et raflent tous les marchés. Une péniche automotrice au bordage de fer nous permettrait de limiter nos coûts d’exploitation et de nous faire une place sur le nouveau marché, hélas elles sont chères. Nicaise revenue à elle depuis un moment, écoutait et dévorait des yeux l’homme fait que Bibert était devenu. Prenant brusquement conscience de l’attention dont il était l’objet, celui-ci, rougissant, se tourna vers la jeune femme et voulu lui parler. Mettant un doigt devant ses lèvres elle lui intima de n’en rien faire et prit la parole. –Bibert, j’ai entendu pour ma sœur. J’étais résignée à une pareille issue. Et pour tout vous dire, je ne suis pas sure que j’aurais eu la force d’affronter son regard sur moi. Pour vous deux, j’ai prié, croyez-moi j’ai prié ! Je suis allée en pèlerinage à la source de Sauc-Onna, près de Chalon. Cette vieille source sacrée a donné du temps des Romains, son nom à notre Saône. J’espérais qu’elle saurait vous protéger. En tout cas, vous Bibert, elle vous a guidé jusqu’ici. Pourrez-vous un jour me pardonner de vous avoir privé de votre bonheur ? –Soyez sans crainte, vous étiez pardonnée d’emblée, la fillette que vous étiez n’était en rien responsable de la méchanceté des hommes. Luzette n’a pas eu à vous pardonner, elle ne vous a jamais condamné ni même tenue rigueur de ses avatars. Je tiens de ses lèvres son amour pour vous, qui êtes restée sa petite sœur chérie, jusqu’au bout. Rassérénée par cette affirmation, Nicaise reprit vite les choses en main et entreprit d’ajouter un couvert à la table déjà dressée. Tous quatre mangèrent pensivement sans prêter très attention au contenu de leur assiette, les deux femmes et l’infirme étaient suspendus aux paroles de


Bibert. Celui-ci tentait, entre deux bouchées, de satisfaire à leurs pressantes autant que nombreuses questions. Au repas succédât une veillée qui permit de venir à bout des curiosités d’un auditoire qui paraissait insatiable. Tous vibraient au rythme des péripéties du récit. Les femmes ne purent retenir leurs sanglots lorsque le funeste naufrage fut évoqué. Mais bientôt, l’heure tardive s’ajoutant aux émotions de la journée, eurent raison de leur résistance. Le vieillard s’endormi sur sa chaise et chacun compris qu’il était temps de se retirer. Marthe, la servante, guida le visiteur jusqu’à la chambre qui lui avait été octroyée. Après de rapides ablutions il céda au sommeil. Nicaise s’occupa de son père, et bientôt la nuit et le silence peuplèrent seuls la maisonnée enfin endormie. Au matin le père qui se faisait descendre dans la salle dès l’aurore, n’attendit même pas que son ancien apprenti ait terminé son repas matinal. –Bibert, tu as été élevé comme mon fils. Tu étais promis à ma fille et tu t’es sacrifié pour tenter de nous la ramener. Tout ceci pour te dire que si tu le désire, ta place est parmi nous. Nicaise fait de son mieux mais c’est une femme et certains hommes ont du mal à admettre d’avoir à traiter avec elle. C’est comme ça, les mentalités évoluent peu dans nos campagnes. Si tu reste, tu pourras mieux qu’elle redresser notre situation, trouver de nouveaux marchés et faire front aux grosses compagnies qui veulent nous manger la laine sur le dos. Prend ton temps, réfléchit à ma proposition. Sans doute as-tu d’autres projets, d’autres ambitions aussi je ne voudrais pas que tu te sentes tenu d’accepter. Il me reste peu à vivre je le sais, Nicaise trouvera alors le temps de se chercher un bon mari qui lui donnera des enfants et lui feront oublier toutes ces années de cauchemar. Toi tu as les capacités pour devenir riche et puissant. J’ai scrupules vraiment de te proposer de t’aliéner avec nous. Regarde au fond de toi, si tu t’en sens l’envie et le courage. Quel que soit ton choix final, merci, merci, mon petit ! Tu nous as rendu notre passé, nous pouvons à présent laisser le temps faire son travail d’oublis. Fini ton repas, si tu pars tout à l’heure, quel que soit ton choix futur, ne vient pas me dire adieux. Tu reste avec moi, au fond de mon cœur ! De toute façon il devait se rendre à Genève pour y rencontrer son banquier, Bibert s’en réjouissait. Ce voyage lui donnerait le temps mais surtout le recul nécessaire pour examiner sereinement la proposition, en réalité la supplique, du vieillard. Il s’en ouvrit à Nicaise avec laquelle il entretenait une connivence mêlée d’autre chose, plus… indéfinissable. Son idée première était de faire don à son ancien patron d’une somme suffisante pour lui permettre d’acquérir une péniche selon ses rêves. Avec un bon marinier et la sage gestion de Nicaise, ils pouvaient redresser la pente et se faire une place entre les gros armements. De ce fait, lui aurait les coudées franches pour faire… Faire quoi, d’ailleurs ? Il aurait été bien


en peine de le dire, n’ayant jamais encore réfléchi sérieusement à la question. Il préférait s’en remettre à la providence, cette bonne étoile qui lui avait permit de toujours faire, jusqu’à présent, les bons choix. La jeune femme l’encourageât et s’employa à le convaincre de ne pas tenir compte des propos égoïstes de son père. –Va, surtout ne crois pas nous devoir quoi que ce soit. C’est nous qui te devons une reconnaissance que nos vies ne suffiront pas à épuiser. Mon père a hélas raison quand il parle de son espérance de vie limitée. Le médecin est déjà venu à plusieurs reprises, son cœur va mal. La prochaine crise risque de lui être fatale, il en a déjà supporté deux. Ne t’inquiète pas pour moi, tout va bien à présent que tu es revenu… Pour m’apporter la sérénité qui me manquait, je voulais dire. Confuse d’avoir faillis un peu trop laisser percer la réalité de ses sentiments, elle prétexta une corvée ménagère urgente pour couper court à l’entretien. Bibert, lui n’avait apparemment rien remarqué. Le lendemain il prenait la route pour Poligny première étape sur la route des cols jusqu’à Genève. Il y restera moins d’une semaine, l’efficacité suisse avait fait merveille et il pouvait disposer d’une confortable sécurité financière. En réalité, au bout de trois jours il dut s’avouer que la perspective de s’établir dans ce pays lui paraissait moins évidente. Trop balisé, charmant indéniablement ! Beau de tous côtés, mais de tous cotés aussi le regard se heurtais aux montagnes. Sentinelles protectrices pour les uns, gardiennes réductrices pour les autres. Il se rangeait dans cette seconde catégorie, son tempérament forgé aux grands espaces se sentait comme gêné aux entournures dans cet univers figé. Alors, que faire ? Retourner chez les Vignol, n’étais-ce pas une autre forme de résignation ? Décidément, ne parvenant pas à se décider, il préféra temporiser. Il allait financer l’achat d’une péniche et subvenir aux besoins en trésorerie. Au moins jusqu’à ce que l’entreprise familiale soit autosuffisante et bien implantée sur un parcours. Il veillerait aux cotés de Nicaise, et ne partirait que lorsqu’il aurait la certitude que tout allait bien. Son banquier lui avait parlé de mirifiques opportunités dans les lointaines contrées de l’Asie. Selon ses dires, Formose ou Macao n’étaient que des portes, il fallait les pousser pour avoir accès aux faramineuses perspectives commerciales qui se cachaient derrière. C’était cela son avenir, goûter aux charmes de la découverte exotique, tout en s’enrichissant. Fort de sa nouvelle détermination, il prit la route pour gagner Lyon. Au confluent de la Saône et du Rhône, au port de la Mulatière il serait assuré de trouver des chantiers de construction ainsi que des ateliers de mécanique. Ses connaissances dans ces domaines se réduisaient à peu de chose, il en avait bien conscience. Il tacherait donc d’embaucher par la même occasion un patron marinier pour y suppléer. L’idée lui était bien sur


venue de s’adjoindre les avis et la compétence de Nicaise, après tout elle était la première concernée. Mais comment faire ? Il était inenvisageable qu’un homme et une femme, non mariés, voyagent ensemble. Même en prenant des chambres séparées. Pourtant l’idée lui trottait dans la tête et il s’étonnait d’éprouver du dépit de devoir y renoncer. Bon, c’était décidé, il passerait d’abord par la maison de l’Aristide et leur ferait part de ses intentions, a trois ils sauraient bien qu’elle conduite adopter. Sa hâte était si grande qu’il parcouru la distance en moins de deux étapes, exténué mais ravis il s’empressa de vouloir partager son enthousiasme. Il fut malgré tout contraint de passer par le baquet et une tenue fraîche avant d’y parvenir. Un long silence suivit sa fougueuse déclaration, outre une compréhensible surprise, des émotions diverses, mais assez différentes, agitaient ses interlocuteurs. Le maître de maison pris la parole le premier. –Mon fils ton intention est louable, je suppose que je devrais accepter de grand cœur et qu’un refus te ferait de la peine. Pourtant j’ai scrupule à te dire oui, la charge ne sera pas pour moi mais pour ma dernière fille, je te l’ai déjà laissé entendre une femme n’obtient pas les mêmes facilités qu’un homme. Cela concerne aussi bien les nombreux aspects de notre profession, que… le reste. Certes tu va l’assister, au début ! Certes elle mettra un patron marinier à bord de la péniche, mais malgré tout, il n’empêche qu’elle restera confrontée à rude épreuve. C’est donc a elle seule qu’il appartient de faire ce choix. C’est la décision qu’elle prendra que je validerai de toute mon âme. Pour moi, il est déjà trop tard… Dieu te bénisse Bibert, je suis sur de n’avoir pas mérité ta générosité, mais puisque c’est ta volonté. Alors parle, ma fille ! Acceptes-tu le redoutable cadeau que veut te faire ce garçon ? Nicaise gardait les yeux baissés, elle était partagée par un flot de sentiments dont elle ne parvenait pas à saisir l’ordre des priorités. Sa décision était déjà prise, il ne s’agissait pas de cela. Une sorte de blocage mental l’empêchait d’envisager l’avenir au delà d’un horizon qui n’excédait pas quelques semaines. Derrière cette limite rassurante, ses pensées fuyaient comme des vapeurs à la surface d’un étang. Inconsciemment elle se refusait à en analyser les raisons. Le silence qui régnait la rappela au présent, les deux hommes attendaient sa réponse, prenant son long silence pour une légitime hésitation. Elle se ressaisit et laissa parler son cœur, à défaut de sa raison. –Merci père, merci aussi a toi, Bibert ! Pour vous parler franchement, je ne me sens pas de goût pour un mari hypothétique et, à vrai dire peu souhaité. Toutefois, sachez que j’entends mettre une condition impérative à notre contrat, si toutefois nous devons un passer un. Je n’accepterai l’aide offerte qu’à la condition incontournable que Bibert donne son accord à mon engagement de


rembourser, intérêts et capital, par mon travail et la prospérité de notre entreprise. Si ce point est acquis, alors nous irons procéder aux démarches juridiques ainsi qu’à l’achat de la péniche. Pour pouvoir le faire en commun, une solution consisterait à se rendre à Lyon, mais séparément. Par des moyens différents, chacun de notre côté. Ainsi nous ne nous retrouverons que dans les endroits publics, sur le chantier ou les bureaux du courtier. De cette façon, l’aspect strictement commercial de notre démarche ne pourra être mis en doute, les apparences seront sauves. Qu’en pensez-vous ? Yeux ronds, bouches ouvertes, l’attitude des deux hommes en disait long sur leur admiration stupéfaite. Rires et applaudissements succédèrent immédiatement. __________________________________________________________


–Chapitre huitième. 1869- 1871. Comment un patron d’entreprise devin t soldat d’une armée vaincue. _________________________________________________________


Lyon est un grand centre de la batellerie. Situé entre Rhin et méditerranée, c’est un lieu de transit bien sur, mais surtout lieu d’affaires, construction-réparation de bateaux et négoce. Après trois jours entre chantiers et bureaux de courtiers, Bibert commence à se faire une idée plus claire de ce milieu très codifié. Il ne commet plus l’impardonnable bévue, pour les initiés, d’appeler péniche n’importe quel bateau de rivière. Incidemment on lui a avait fait remarquer que ce mot provenait de ‘pinasse’, car les bateaux étaient au moyen âge fabriqués en pin. La construction en était sommaire, ils devaient participer de la cargaison et être revendus à l’arrivée comme bois de chauffe ou d’œuvre. Ce terme, en transitant par les pays voisins, serait devenu ‘pinace’, dont la prononciation avait fini par donner ‘péniche’. Déterminé par les dimensions de la péniche dite ‘spits’ ou ‘flamande’, le gabarit est fonction des écluses sur les canaux. Depuis 1822, il n’en reste pratiquement que deux, le ‘Becquey’ qui tend à être supplanté depuis peu par le ‘Freycinet’. En bois, de trente-huit à trente-neuf mètres de long, sur cinq mètres cinquante de large. Seul mérite le nom de ‘péniche’ ce type de bateau, avec ses dimensions-là. D’ailleurs les mariniers emploient eux-mêmes rarement cette appellation. Ils préfèrent parler de ‘bateaux automoteurs’, et ‘bateaux tractionnés’ ou ‘traction’. Aux autres gabarits de prendre l’appellation qui leur convient le mieux. Coches d’eau, Chalands, tjalk, selon la provenance ou l’usage. Après l’achat d’une splendide ‘flamande‘, à la coque bardée de solides renforts en fer et à la ‘marquise’* de bois vernis. Joliment décorée de nombreuses fleurs en pots, et peinte de couleurs éclatantes. Les deux nouveaux associés procédèrent ensemble à la sélection puis à l’embauche d’un pilote et d’un aide. Ainsi pourvu, ils purent se rendre au bureau de fret pour consulter les listes des chargements disponibles avec leurs lieux de destination. Ils eurent la chance de trouver rapidement une cargaison de sable destiné à la construction d’une station hydrologique à Ray sur Saône, tout près de chez Nicaise. Durant la remontée, s’ils passèrent de longues journées ensemble à établir des comptes d’exploitation et échafauder des prévisions très en avant dans le temps. D’un tacite et commun accord ils n’évoquèrent jamais leur destinée, en termes de personnes physiques. Ils partageaient, bien qu’ils n’en abordent jamais le sujet entre eux, le souvenir du baiser qu’ils avaient échangé. Elle presque encore une gamine et lui un jeune coq écervelé, pensait le garçon. S’ils aimaient et appréciaient visiblement se retrouver, aucun des deux ne se serait risqué à aller au-delà. Bibert lui, agissait surtout par impulsions, sans chercher à comprendre les mobiles de ses actes. Nicaise par pudeur, probablement, crainte d’être repoussée ou mal comprise, certainement.


Six mois plus tard, un équilibre c’était crée. Le garçon partait, parfois de longues semaines, pour chercher des contrats de transports. Il négociait à des tarifs et sur des parcours qui leur garantissaient une marge bénéficiaire suffisante. Nicaise s’occupait, fort bien, de la comptabilité et de l’administration courante de la petite société. A ce rythme, dans quelques mois ils pourraient déjà envisager une extension de leur potentiel. L’achat d’une deuxième péniche et de barges était au programme. A la fin de l’année 1869 le père Aristide Vignol décéda d’un arrêt cardiaque. Depuis plusieurs mois il faisait de fréquents malaises et avait du être hospitalisé à déjà deux reprises. Marthe, la servante resta attachée à la demeure pour continuer d’en assurer la tenue, cuisine et ménage. Les affaires marchaient bien et l’entreprise pouvait s’enorgueillir d’une réussite qui commençait à faire quelques envieux. Bibert ne parlait plus de repartir pour des contrées lointaines, devenues nébuleuses dans son firmament d’entrepreneur. Vint le mois de juin, Bibert appréhendait de se trouver en compagnie de Nicaise pour évoquer les tristes événements survenus lors d’une certaine fête de la Saint-Jean. Il prit prétexte d’une entrevue avec un vague soussecrétaire d’État aux transports, pour s’éloigner. La jeune femme ne fit aucun commentaire, elle aussi redoutait le fantôme de Luzette. La rencontre à Paris était bien une réalité, mais c’est lui qui l’avait provoqué. Son intention était d’obtenir du ministère un document lui permettant de porter ses activités au-delà des frontières. Dans cette intention il avait entrepris de nouer des contacts directs avec les patrons d’entreprises installées en Belgique, aux pays bas et en Allemagne. Dès qu’il aurait son autorisation, il partirait pour Amsterdam, Ostende puis Fribourg. Avec ces nouveaux et importants contrats la société serait assurée de tourner à plein rendement. Il ne serait plus contraint de passer sous les fourches caudines des affrètements, arrachés à coups de ristournes dévoreuses de marges bénéficiaires. Il croyait avoir rendez-vous avec un petit fonctionnaire et c’était l’Histoire, avec un grand ‘H’, qui l’attendait. C’est en effet le 21 juin que le prince allemand, Léopold de Hohenzollern-Sigmaringen présente sa candidature au trône d’Espagne, vacant depuis 1868. Comme prévu la France s’oppose à cette candidature. Le prince se désiste alors, ce qui est annoncé par son père, le prince Antoine. Mais étrangement notre diplomatie semble ne pas vouloir s’en contenter, le Duc de Gramont, ministre des Affaires-étrangères, envoi un délégué, monsieur Benedetti, obtenir la garantie du roi Guillaume de Prusse, alors en séjour dans la ville d’eau d’Ems. Agacé, celui-ci fait confirmer et ajoute « Qu’il n’à plus rien


d’autre à dire à l’ambassadeur. »Bismarck, Premier ministre, réécrit la dépêche de façon à laisser croire à un congédiement humiliant de l’envoyé français. Il cherche ainsi à embarrasser la diplomatie française, ce qui lui apparaît comme un moyen plus efficace qu’une nouvelle guerre pour atteindre son but. Les agissements d’une France arrogante constituent en effet des obstacles à l’unification des États allemands. Bien vu ! La presse parisienne dénonce à grands titres ce qu’elle considère comme un « Impardonnable affront ! » Une provocation, qui doit être relevée, il en va de notre fierté ! L’opinion publique commence à s’agiter, au moment ou Bibert ayant obtenu, de haute lutte, son parchemin se dispose à quitter Paris pour la Belgique. Invité chez le chevalier CrouyChâtel, qu’il avait retrouvé par hasard peu de temps auparavant, il peut entendre tout à loisir le point de vue de son ancien bienfaiteur. Épris de politique sur ses vieux jours, celui-ci s’impliquait dans les milieux proches d’Adolphe Thiers et ne décolérait pas. –Bibert, nous sommes gouvernés par des incapables, pire des fous dangereux ! La mobilisation a été signée le 14, Bazaine est placé à la tête de l’armée du Rhin, Chabaud-Latour est chargé des travaux de défense de la capitale. Napoléon III, malade laisse faire, or notre armée est vieillissante, démoralisée par le désastre du Mexique. Soldats mal équipés, mauvais positionnement des dispositifs, aucun chef de valeur, voilà la réalité ! Émile Ollivier va jusqu’à déclarer devant le Corps législatif, « Accepter la guerre d’un cœur léger. » et ceuxci votent les crédits de guerre ! Pour faire bonne mesure, cet incapable notoire de général Lebœuf (qui porte bien son nom) ajoute ; « Nous sommes prêts et archi-prêts. Il ne manque pas un bouton de guêtre à notre armée ! » Voulez-vous connaître la vérité sur ces fanfaronnades, mon cher Bibert ? … Aucune importance, vous m’écouterez que cela vous plaise ou non, j’enrage par trop ! Nous sommes équipés du bon fusil ‘Chassepot’ modèle 1866, Une arme précise et fiable utilisant une munition de onze millimètres ce qui lui procure une portée d’un kilomètre, nettement supérieure au ‘Dreyse’ allemand qui utilise une cartouche de quinze millimètres. Malheureusement nos imbéciles de dirigeants ont eu la mauvaise idée d’acheter les munitions à la manufacture belge d’Herstal, en omettant le simple fait que le Kronprinz en est l’actionnaire principal, à ne pas croire ! On peut s’interroger sur la rapidité de cette commande à être honorée… Les canons à présent, le Krupp allemand en acier se charge par la culasse tandis que son homologue français ‘De La Hitte’ est en bronze et se charge encore par la gueule. Qui plus est, ils utilisent des obus fusants à shrapnel, dangereux dans un rayon de cent mètres. Nous utilisons des obus percutants qui dans la terre meuble s’enfoncent et font ‘long-feu’*, sans grande efficacité. Mais d’après le général Suzanne actuel directeur de l’artillerie, notre infériorité viendrait plutôt de l’emploi qu’en


font les artilleurs. Ils persistent à ne pas vouloir constituer de grandes batteries. Privilégiant le duel, avec pour seul résultat tangible d’attirer sur eux une concentration des énormes batteries adverses. Bref, le tableau est sombre, je crois mon ami que nous nous préparons à vivre des jours pénibles pour la France. Je peu bien sur me tromper, je le souhaite. Chargé du poids de cette magistrale mais combien inquiétante leçon, Bibert se rend à Amsterdam d’où il apprend, que le 19 juillet la France avait officiellement déclaré la guerre. Les États allemands ont pris alors parti pour la Prusse, qui faisait figure de nation agressée. Bien entendu, toute la presse en Belgique et en Hollande commente abondamment ce qui est devenu ‘le’ conflit Franco-allemand. Mal préparé, très inférieurs en nombre et surtout mal commandé, les Français sont sévèrement battus dans plusieurs batailles. Non qu’ils ne fassent quelque fois preuve de panache, voir d’héroïsme, comme lors de la bataille de Reichshoffen, notamment. Mais le 2 septembre à la bataille de Sedan, l’empereur français est fait prisonnier avec cent mille soldats. Cette défaite retentissante entraîne, deux jours plus tard, la création d’un gouvernement de défense nationale. Il devient des lors impossible pour Bibert de se rendre en Allemagne pour ses affaires. Il décide de gagner la Suisse à Zurich car ses partenaires teutons y possèdent un bureau. Il n’est bien entendu pas question de nouer des relations, fussent de simple négoce, mais de préparer ‘l’après guerre’. Tous les observateurs s’accordent en effet à prédire que le conflit va bientôt prendre fin. Bazaine ne vient t’il pas, à son tour, de capituler devant Metz avec cent quatrevingt mille soldats ! Bibert se rend alors dans ‘les franches montagnes’, vers Porrentruy d’où il lui sera aisé de passer en France. Il vient de prendre la décision de se battre pour son pays, ne pouvant supporter de le voir vaincu sans avoir rien tenté pour le défendre. Son intention à présent est de se joindre à l’armée de l’Est commandée par le général Bourbaki et qui marche pour libérer Belfort. L’entrée des Prussiens sur le sol français avait provoqué un puissant mouvement populaire. Comme en 1789, de très nombreux volontaires veulent s’engager pour combattre l’ennemi. Mais l’union de toutes ces volontés individuelles ne constitue cependant pas une véritable armée. Pour comble, les états-majors sont déchirés entre officiers royalistes et républicains. Dans ce contexte, des généraux formés aux campagnes de Crimée, du Mexique, d’Italie, se démarquent et refusent d’accepter l’inéluctable. Charles-Denis Bourbaki, est de ceux là, commandant en chef de la Garde Impériale il prend la tête d’une de ces troupes hétéroclites, forte de cent trente mille hommes. Sa mission est simple, se porter au secours de la garnison de Belfort qui résiste encore et ainsi forcer l’armée


prussienne à lever le siège de Paris. Mais dans un pays en pleine désorganisation, les troupes de Bourbaki ne progressent que très lentement. Si lentement que le général Von Werder, vainqueur à Strasbourg, a largement le temps d’organiser sa défense et de se porter à l’Ouest de Belfort. L’enthousiasme et la détermination des nouvelles recrues fait merveille. L’armée du général Bourbaki remporte une éclatante victoire à Villersexel. Mais échoue devant Héricourt et… recule jusqu’à Besançon pourchassée par Werder. Ils vont se ressaisir et reprendre l’offensive lorsqu’ils apprennent qu’une autre armée allemande, menée par Von Manteuffel (étymologiquement l’Homme du Diable.) à atteint Dole et se dirige vers Besançon. Bourbaki est pris en tenaille. Nous sommes au cœur d’un rude hiver, la température est de moins vingt degrés et les soldats portent encore un simple pantalon de toile. Désespéré il décide alors de se replier sur la Suisse. Mais ils ont perdu du temps et Manteuffel fait rapidement mouvement pour bloquer la route au sud de Pontarlier. La confrontation tournera inévitablement au massacre. Bibert, depuis quelques jours avait rejoint un bataillon qui était logé à Montperreux. En fin d’après-midi survient un petit détachement mené par le commandant Clinchant. Ils étaient envoyés par le général Bourbaki afin de rencontrer le général Herzog, délégué par le Conseil Fédéral et chef de l’armée suisse, pour essayer d’obtenir la signature d’une convention avec l’armée de la Confédération Helvétique. En présence de Bibert, Clinchant expose au commandant l’urgence de la situation devenue désespérée. Herzog accepte de signer la convention. Clinchant et son détachement reprennent la route du retour. Le soir les hommes du bataillon sont réunis sur la place du village pour écouter une communication importante de leur officier. Celui-ci était encore très jeune et essayait de se vieillir en arborant une petite moustache d’un effet plutôt comique. –Voilà, les Prussiens sont à Pontarlier. L’armée va y passer toute entière s’ils passent la Cluse. Nous on a encore nos fusils et quelques munitions… Vous entendez ! Si les prussiens passent la Cluse avant deux jours, c’est une boucherie, il faut tenir deux jours ! Mais chacun est libre, ceux qui veulent s’en aller peuvent partir, je n’oblige personne. Rassemblement pour ceux qui me suivent. Une dizaine d’hommes seulement quittèrent le cercle, tête basse. Les autres ne dirent rien. Ils partirent prendre leurs fusils et se formèrent pour descendre dans la direction de la Cluse et Mijoux. Bibert se joint aux volontaires qui défendront coûte que coûte le défilé afin de permettre à l’armée en déroute de franchir la frontière. Ils furent décimés mais leur résistance vraiment héroïque évita à toute l’armée de Bourbaki un massacre encore plus épouvantable. Près de quatre-vingt mille soldats


arrivèrent, en effet, à traverser la frontière. Ce gigantesque ‘défilé’ dura deux jours et deux nuits sous la neige, par une température quasisibérienne. En territoire Helvétique, l’armée fut désarmée à Verrières. Une petite bourgade qui doit son nom à l’industrie qui s’y développa autrefois. C’est surtout la première ville au delà du col de la Cluse sur la route reliant Pontarlier à Neuchâtel. Après la frontière, Chaque soldat devait déposer ses armes. Entassées, celles-ci finirent par constituer de véritables murs de fusils, de cartouchières, d’armes blanches, de tambours. Les quelques centaines de villageois suisses durent faire face, avec leurs propres et faibles réserves, à l’état d’épuisement, de famine et de désordre d’une colonne d’hommes exténués, blessés souvent. Sur le front français, Paris tomba quelques jours plus tard, le 28 janvier 1871. L’Armistice signé à Versailles mit fin à une guerre qui avait durée à peine six mois et qui consacrait la perte de l’Alsace et de la Lorraine. Sur place, si ce triste dénouement marqua la fin des velléités guerrières de Bibert, ce ne fut pas la fin de ses soucis. La Convention signée avec le général Herzog stipulait que l’armée de l’Est accueillie en suisse serait désarmée puis internée dans les divers cantons de la confédération. Déléguant ses fonctions à Clinchant, promu général pour l’occasion. Bourbaki lui-même, plutôt que de se soumettre à l’humiliation de la reddition se tira une balle dans la tête au cours de la nuit. Mais il s’y prit de si mauvaise façon, que la balle déviée ne fit que glisser sur son crane sans pénétrer. Transporté en suisse, il s’en tira avec un pansement et, certainement, une forte migraine. Puis, ayant récupéré assez de forces, il reparti pour Lyon ou il fut nommé gouverneur militaire. Détenu avec sept mille autres rescapés, Bibert réussi grâce à sa connaissance de la langue Romanche à se faire transférer à Delémont, un gros bourg dont le principal avantage était d’être située tout près de la frontière. Il y apprend que la Garde nationale et les ouvriers de Paris ont refusé d’accepter la défaite. Critiquant vertement le gouvernement conservateur pour n’avoir pas su organiser la défense de la patrie. Le dixhuit mars ils ont pris le contrôle de la capitale et ont mis en place un gouvernement insurrectionnel, la Commune de Paris. Évidemment, s’il à tenu à se faire interner dans une bourgade frontalière c’est pour optimiser les chances de réussite de l’évasion qu’il prépare… Mais qu’il n’à pas le temps de mettre à exécution, leur libération ayant été annoncé le jour avant sa mise en pratique. Quand il repasse la frontière, la France est devenue une république lors des journées du vingt et un au vingt-huit mai. Que l’on appellerait par la suite la « Semaine sanglante » Avec l’accort tacite des prussiens, la commune à été combattue puis écrasée


par les troupes du gouvernement d’Adolphe Thiers réfugié à Versailles. Pour des milliers de gens dans l’Est de la France, une toute petite consolation est montée en épingle face à l’humiliation d’avoir été contraint d’abandonner ‘L’Alsace-Lorraine’. Étant donné la bravoure des troupes du colonel Pierre Philippe Denfert-Rochereau lors du siège de Belfort, ce territoire reste à la France. C’est par Belfort que Bibert s’engage sur la route qui mène chez Nicaise. Au soir de la deuxième journée il fait étape à Gray. Une bourgade de Haute-Saône qui lui est familière. A plusieurs reprises déjà il s’y est arrêté, lors de ses déplacements d’affaire. Comme chaque fois, il se rend à l’auberge des ‘Trois Faisans’. Au souper la salle est bondée et il ne doit qu’à la gentillesse de la patronne, qui l’à reconnu, de pouvoir trouver place près de l’âtre. Elle fait libérer, pour son usage, une petite table dévolue normalement au service. Dans le brouhaha de la vaste salle, il ne remarque pas une jeune femme à la mise élégante. Pourtant celle-ci ne le quitte plus des yeux, depuis qu’il est entré pour prendre son repas. Délaissant son vis-à-vis, un personnage falot vêtu d’une tenue passablement démodée, La femme multiplie les tentatives pour essayer de capter le regard du dîneur solitaire. Placée près d’une fenêtre, elle est gênée dans son entreprise par le contre-jour et surtout par l’inattention de Bibert. En désespoir de cause, elle semble prendre une autre résolution et se penche vers son voisin pour lui murmurer quelques mots au creux de l’oreille. Maussade, le personnage lève un regard désabusé dans la direction qu’elle continue de lui indiquer. Sans y mettre d’empressement, il quitte son siège pour se diriger droit vers Bibert. Son arrivée ne provoque aucune réaction, alors il cache sa confusion derrière une petite toux sèche. Le garçon lève un regard surpris sur le solliciteur, puis courtoisement l’invite à s’expliquer. –Monsieur, heu, je suis confus de venir troubler votre repas, veuillez ne pas m’en tenir rigueur. Je suis Louis-Auguste Oreille de Carrière, petit-fils du Roi de France Charles X et frère d’Henri d’Artois, Duc de Bordeaux. Ma cousine souhaiterait s’entretenir avec vous d’affaires vous concernant. Vous nous obligeriez grandement en acceptant de finir ce repas en notre compagnie ? Le ton était courtois mais dénué de chaleur, Levant les yeux sur la table que le gandin désignait du bras, Bibert resta bouche bée en reconnaissant la femme qui lui souriait d’un air ravi. En proie au doute il accepta tacitement l’invitation en allant prendre place sur la chaise libre en face de la mystérieuse personne. De près ses dernières hésitations s’évanouirent. –Charlotte ! Vous ici, mais que diable ? …


–Je vais vous expliquer, j’espère que vous ne me tenez plus rigueur de la façon un peu… cavalière dont j’ai ou plutôt, dont je n’ai pu prendre congé de vous ? –Laissons cela, voulez-vous. Nous nous en expliquerons en privé. Si tant est que j’aie besoin ou envie d’entendre une explication. –Bien sur, je comprends votre ressentiment. Prêtez-moi attention quelques instants et vous serez alors en mesure de juger du crédit à m’accorder. Ainsi que de la suite que vous voudrez donner à notre rencontre. Louis-Auguste est mon cousin, nos deux pères étaient fils illégitimes du Duc de Berry et d’Eugénie Oreille. Quand ma mère née Louise-Eugénie Ancelle, que vous avez eu le plaisir de connaître, l’à épousé, mon père Charles-Louis de Carrière intriguait pour faire reconnaître la prétention au trône de France de son frère cadet. Le deux août 1830, Charles X avait en effet abdiqué en faveur de son petit-fils, le proclamant Roi sous le nom d’Henri V. N’en tenant pas compte, le parlement appel à régner un cousin éloigné, Louis-Philippe d’Orléans, qui devient Louis-Philippe Ier le sept août 1830. Obligé de s’exiler, le Duc de Bordeaux devenu fictivement le « roi Henri V. » tente par tous les moyens de faire valoir ses droits. En 1832, un an avant sa majorité, sa mère provoque même un soulèvement dans l’Ouest de la France. La tentative échoue et sous la Monarchie de juillet, la Deuxième République et le Second Empire, ils resteront dans l’opposition. Pour agir efficacement il faut avoir des alliances mais surtout de l’argent, beaucoup d’argent. Afin de s’en procurer, des malversations vont êtres commises. Pardonnez-moi de ne pas m’étendre sur celle-ci, mais sachez qu’elles vont contraindre mes parents à un départ précipité… pour le Brésil. Mon père, regagnera l’Europe quelques mois plus tard, il y décédera en 1858. Ma volage mère, peu soucieuse d’intrigues, dilapide l’argent qui aurait du être employé à des fins politiques. Cela n’est pas du goût de tous, vous pouvez vous en douter. Des ‘amis’ de Monseigneur de la Fare sont sur nos traces, Enfin, sur la mienne principalement. Et ils finissent par me retrouver. J’ai été contactée chez-vous, au Mexique. Je dois avouer qu’ils n’éprouveront pas de très grandes difficultés pour me convaincre de rejoindre les rangs des opposants. Autant par crainte de représailles, toujours envisageables, que par désir de participer à une grande œuvre. Hélas, pour de supposés ou réelles raisons de sécurité, on ne me laisse pas le temps de vous faire prévenir. Encore moins celui d’attendre votre hypothétique retour. Je dois les suivre toutes affaires cessantes, d’abord en Amérique du nord, avant de rejoindre avec eux l’Allemagne puis la France. L’effondrement de l’Empire après la défaite de 1871, à conduit Otto Von Bismarck à organiser des élections pour les négociations du traité de Francfort. L’assemblée, majoritairement royaliste était divisée entre légitimistes et


orléanistes. Cependant un accord est intervenu sur la prééminence du Duc de Bordeaux. Devenu entre temps comte de Chambord, du nom du château qui a été offert par une souscription nationale. Voila, mon très cher Bibert, les événements qui nous ont séparés. Croyez que ce ne fut pas sans déchirement que je vous ai quitté… Mais, et vous-même, que faites-vous, si pale si maigre et sur cette route perdue ? Savez-vous que j’ai failli ne pas vous reconnaître ! Il s’en est fallu d’un cheveu… rouquin, comme les vôtres. Pardonnez-moi, je n’ai pu résistée au désir d’avoir un entretien avec vous, quel que fussent mes craintes d’être rebutée, ou pire. Surtout que ce n’est pas ce godelureau de Louis-Auguste qui m’aurait sauvée de vos représailles si vous aviez eu l’intention d’en exercer à mon encontre. Le dandy mis en cause semble habitué aux brusqueries de la dame et ne réagit pas d’un cil, gardant le nez dans son assiette. Bibert le fait à sa place. –Peu importe, que je sois amaigri ou carrément devenu translucide. Je n’imagine pas que vous soyez en ce lieu pour m’y rencontrer. Puisque le hasard nous met ainsi en présence. Sachez ma chère et tendre amie, que votre départ précipité, s’il m’à affecté, n’est pas cause de mon état actuel. Je sors d’une éprouvante captivité et regagne mes attaches. Je dois tenter d’y remettre mes activités… à flot, c’est le terme qui s’y applique le mieux. Mais serais-ce indiscret de vous demander ce que vous-même et votre cousin faites dans ce petit village franc-comtois ? –C’est très indiscret, en effet. Je présume que mon cousin me ferra reproche de vous avoir instruit de ce fait. Cependant je vous connais pour un homme droit et ne redoute nul mal de votre intention. Nous sommes en route pour nouer des contacts avec le maréchal de Mac-Mahon, actuel président de la République. Nous l’allons convaincre de mener le comte de Chambord à l’assemblée, pour l’y faire reconnaître roi par acclamation. Mais j’y songe, accompagnez-nous ! Vous venez de vous battre pour la France, vous êtes riche et capitaine d’une entreprise dont la vocation internationale ne cessera de s’affirmer. Venez, vous pouvez nous aider à faire triompher nos idées. Y réussissant, vous serez en droit de prétendre aux plus hautes destinées. Argent et pouvoir ne sont telles pas les deux forces qui meuvent les hommes d’envergure ? Et puis, n’avez-vous plus le moindre sentiment envers ma personne ? Ne ressentez-vous pas comme moi, le poignant regret de ce que nous avons été l’un pour l’autre ? –Je n’aurai certes pas l’outrecuidance de vous faire remarquer, qu’il ne tenait qu’à vous de n’avoir continué d’être… l’un avec l’autre. Mais outre cela, j’ai des obligations. Je n’ai que trop délaissé mes affaires, mon… associé à du faire face, seul et trop longtemps. Pour faire bonne mesure, vous avouerais-je que votre Duc de Bordeaux ou comte de Chambord, comme il vous plaira, ne m’inspire pas la plus vive envie de m’y rallier. On


le dit plutôt pape que roi ! Par égards pour vous, je vous promets d’y réfléchir… plus tard. Car pour l’heure il se fait tard, permettez-moi de me retirer. Pour faire sa toilette, dans cette auberge il fallait sortir dans la cour, un local était aménagé à mi-chemin entre le bâtiment et le lieu d’aisance. Bibert ci rendit pour se laver de la poussière des routes. De retour dans sa chambre, c’est à peine s’il fut surprit d’y trouver, seule et dans le plus simple appareil, son ancienne compagne, toujours aussi affolante. Impossible dans ces conditions de l’éconduire comme il l’aurait probablement fait si la demoiselle eut été vêtue. La rusée n’avait pas manqué de prévoir la fin de non recevoir et avait contré de manière imparable. Estimant à juste titre que toute discutions ne pourrait servir qu’à retarder l’issue de la confrontation, il préféra se rendre sans poser de conditions. Au matin, il était fait ! La belle avait bien su réveiller ses appétits. Quoi de plus facile d’ailleurs, après tant d’abstinence et de privation. Du fait de la guerre et, avant cela, de sa situation ambiguë auprès de Nicaise. En revanche il ne cédât pas sur son désir de passer prévenir les habitants de la ‘Lanterne’ de ses nouveaux desseins, et de prendre les quelques jours nécessaires pour mettre de l’ordre dans ses opérations commerciales. Flairant un jupon dans la chaumière, Charlotte insistait pour l’accompagner. Heureusement son cousin ne l’entendait pas ainsi, déjà fort agacé de se voir imposer ce roturier de Bibert, il n’allait pas en plus négliger sa mission pour satisfaire les envies sexuelles de sa belle cousine. Il fut donc convenu qu’ils se retrouveraient en l’hôtel particulier de monsieur Louis-Auguste Oreille de Carrière, à Paris. Bibert disposait d’une petite semaine pour aller s’expliquer et tenter de mettre de l’ordre. Autant dans ses affaires que dans ses idées. Nicaise ne chercha pas à cacher sa joie de le revoir, l’aurait‘ elle voulu qu’elle n’y serait pas parvenue tant son visage exprimait de soulagement et de bonheur. La bonne Marthe, laissant libre court à ses émotions, exprima tout ce que sa patronne aurait tenu caché par timidité. –Ben, vrai monsieur, nous avons eu peur de vous savoir mort ou estropiât avec cette guerre. C’est qu’on en a vu passer des manchots et des culs de jatte, les routes en étaient pleines. Pour les tués, les cloches n’en finissaient jamais de sonner pour annoncer de nouvelles disparitions. Que du malheur, que des misères, je vous dis ! Mademoiselle pleurait chaque jour. Oh ! Elle va vous dire que je radote, mais moi je l’entendais bien et je voyais ses yeux rouges comme ceux d’un lapin russe. Enfin vous voilà, et entier… pour ce qui m’en semble. Alors, la p’tiote va retrouver le


sourire et le sommeil et moi je vais pouvoir arrêter de me ronger les sangs pour sa santé qu’était devenue pas bien florissante. Évidemment ce discourt et tout ce que laissaient entendre ces angoisses de femme, donnaient à l’absent toute autre place que celle d’un associé ou d’un simple ami. Annoncer son nouveau départ lui donnait mauvaise conscience. Le sentiment de commettre une trahison. Et par le fait, c’était bien cela. Il avait laissé s’installer une situation toute d’équivoque, sans avoir le courage de s’engager nettement dans un sens ou un autre. A présent qu’il n’était plus soumis à l’influence directe de sa maîtresse, il en subissait moins l’attirance. La part importante due à la seule sexualité dans cette relation ne lui échappait pas. Il en était presque à s’interroger sur le bien fondé de son acceptation. Qu’avait’ il à espérer, dans une aventure ou il n’avait pas sa place. Pouvait’ il croire vraiment qu’elle ne se servirait pas de lui, comme au Mexique, pour le laisser choir si elle se découvrait d’autres ambitions ou d’autres appétits ? Quelle suite donnerait’ il à sa liaison, si par extraordinaire il s’avérait que ce ne soit pas le cas ? Toutes ces questions tournaient dans sa tête et il ne trouva le sommeil que fort tard. Au matin, à sa grande surprise il s’éveilla avec les idées nettes et la tête claire. Durant son sommeil, comme cela se produit chez certaines personnes, toutes les choses avaient retrouvé leurs places. Il prit une rapide collation et s’attaqua aux livres de comptes. Un peu plus avant dans la matinée, il demanda à Nicaise de venir l’entretenir de la marche de leurs affaires durant son absence. La jeune femme avait perçu le malaise de son ami, mais elle en attribuait la cause aux épreuves que celui-ci avait endurées. Avec habileté elle su résister à son envie de le questionner, pourtant quelque chose n’allait pas, elle en avait le pressentiment. Aussi, quand la journée étant bien avancée, il la retint alors qu’elle allait retrouver Marthe a l’office, son cœur s’emballa. Elle redoutait, mais en même temps aspirait, de toute sa volonté, à ce moment. Elle reprit place sur sa chaise, les yeux baissés, attendant calmement, en apparence. Bibert hésitait, il semblait chercher ses mots, mais c’est d’une voix posée et claire qu’il commença. –Ma chère amie, je dois vous informer de la nécessité devant laquelle je me trouve d’effectuer un nouveau voyage sur la capitale. Je dois d’une part me faire démobiliser, mais surtout rencontrer d’importantes personnalités, dans le but de trouver de nouveaux débouchés pour nos activités. Le rail bien sur, mais bientôt les transports routiers, vont se développer. Très vite ils parviendront à nous priver d’une grosse part du marché pour ne nous laisser que la portion congrue. Croyez-moi, les travaux d’un certain Nikolaus August Otto, ingénieur allemand que j’ai rencontré en Suisse, ne


me permettent pas de douter. L’évolution en ce sens est inéluctable, Otto à d’ors et déjà mis au point un moteur révolutionnaire a combustion interne. Il a même créé une société installée à Deutz, avec ses associés Gottlieb Daimler et Wilhelm Marbach. Depuis 1867 ils travaillent à mettre au point un moteur appelé ‘cycle à quatre temps’, dont le principe a été décrit en 1862 par un inventeur français, Alphonse Beau de Rochas, qui en à déposé le brevet. Mon intention est de nous placer sur ce segment. Notre compagnie y gagnera en sécurité et en force… ou perdra son paris et continuera de vivoter. Tout ce long préambule, dont je vous demande de bien vouloir m’excuser, pour en arriver à vous poser la question qui me fait grand souci, je ne puis vous le dissimuler. Souscrivez-vous à ma démarche ou préférez-vous que nous séparions les deux volets ? Vous conserveriez l’entière responsabilité des activités héritées de votre père, et je fais cavalier seul pour me lancer dans les risques inhérents à toutes spéculations. Prenez votre temps pour réfléchir, je ne partirai que demain après le lever du soleil. Avez-vous besoins de quelques précisions ou d’explications complémentaires, je suis à votre disposition. –Bibert, mon très cher ami, vous ne me devez rien, c’est moi qui vous dois tout. ! Gratitude, reconnaissance, et… affection. Partez et agissez comme vous pensez devoir le faire. J’ai pleinement confiance en vous et en vos capacités d’homme d’affaire. A présent, concernant à ma place à vos côtés, vous en ferez selon votre bon vouloir. La aussi je m’inclinerai selon vos décisions et volontés. Maintenant, ce que je vais vous dire est très difficile, je crains d’être maladroite ou indiscrète. Vous l’avoueraisje ? Une sorte de pressentiment, d’instinct féminin, peu importe d’ailleurs le terme pour le désigner. Disons qu’une intuition me porte à croire à la présence de quelque demoiselle derrière la façade professionnelle de vos agissements. Si tel est le cas, ce qui serait bien naturel car vous commencez à atteindre l’âge ou l’on va vous classer dans la catégorie des ‘vieux garçons’, mon ami. Si t’el est le cas disais-je, ne craignez point que j’en prenne ombrage ou prétexte pour vous chercher querelle. Vous êtes libre et je voulais vous dire que je respecterai vos choix, quoi qu’il puisse m’en coûter. Voila j’espère que vous comprendrez et pardonnerez ma franchise. Les doutes et les équivoques sont de pires poisons que l’acceptation de la simple vérité, aussi dure soit-elle. –Nicaise, depuis mon retour, il ne se passe pas de jours sans que je m’interroge sur le sens à donner à ma vie, sur la nature de ce que j’éprouve à votre endroit. Je ne parviens pas à analyser mes sentiments, amitié tendresse sont des mots trop faibles. Amour ?… Peut-être, mais sans cette passion ce débordement des sens qui accompagne d’ordinaire ce type d’inclination. Alors j’ai tout récemment pris une résolution, j’allais


m’en ouvrir à vous mais vous m’avez devancé. Regardez ma main, vous pouvez voir à mon doigt une bague. La reconnaissez-vous ? –Le rubis de ma marraine ! Vous l’avez conservé, mais depuis quand le portez-vous ? Hier encore il n’était pas à votre main, j’en suis sure. –C’est à votre intention que je le porte aujourd’hui. Je n’ignore pas que cela va raviver votre chagrin, mais je dois à nouveau vous faire part des cruelles circonstances qui se rattachent à ma possession de ce bijou. Lorsque j’ai retrouvé Luzette, je le lui ai remis avec votre message, elle en a été bouleversée et heureuse, à un point que vous ne sauriez croire. Cette bague représentait un immense espoir pour votre sœur. Celui de vos retrouvailles et de sa nouvelle vie. Elle projetait de vous la rendre en arrivant ici. , c’était un rêve magnifique. Quand j’ai repris connaissance sur le corps de la malheureuse, qui baignait dans l’eau glacée pour me tenir au sec, je portais un lien autour du cou retenant ce dernier cadeau. Avant de céder à l’engourdissement du froid mortel, elle avait voulu me le confier. J’ai longtemps pris ce geste pour un ultime adieu, pour le baiser qu’elle aurait voulu me donner avant de lâcher prise. Ce n’est que lors de la veille de ma captivité, quand nous avons attendu avec la certitude d’être écrasé par le nombre des assaillants et d’y succomber, que la vérité m’est apparue évidente. Cette bague était votre bague, Nicaise. C’est à vous qu’elle était destinée, mais à travers moi ! … Comprenez-vous cela ? Le message nous unissait ! La voici, je vous la remets et si un jour vous me sentez capable de vous donner le bonheur que vous méritez, si vous éprouvez pour moi davantage qu’un lien fraternel, alors vous me la passerez au doigt. Nous nous retrouverons pour vivre ensemble avec la bénédiction de celle que nous chérirons tous deux jusqu’à notre mort. A présent ne dites rien, laissez moi partir, et à mon retour vous ferez ce que vous dictera votre cœur et ce que ma conduite aura su mériter. A bientôt, mon amie. –Non ! Attendez, Inutile d’attendre un retour qui ne se produira peut-être jamais. Donnez-moi votre doigt, je vous rends ce bijou que je vous avais déjà donné, en même temps que mon cœur. L’émotion est trop forte, les sanglots brouillent sa voix et les larmes lui coulent des yeux. Baissant la tête pour ne pas offrir à celui qu’elle aime la vision de son déchirement, elle lui fait signe de la main de quitter la pièce et de la laisser seule avec son chagrin. Bibert se lève, complètement désorienté, il se dirige vers la porte en regardant son amie. Brusquement, il n’y tient plus et se précipite pour prendre la jeune femme dans ses bras. Elle se tourne légèrement et leurs lèvres se joignent. Le contact de leurs corps achève l’embrasement. Ensemble ils gagnent la chambre la plus proche en s’arrachant les vêtements, emportés par une frénésie qui les laisse au matin étonné de leur bonheur et de l’éclat de cet amour qu’ils


couvaient en eux. Comme une promesse, comme un bourgeon de rose qui naît à l’aube en une fleur épanouie. Heureux, Bibert ne songe même plus à son départ, n’en aborde plus le sujet. C’est elle qui l’arrache à son adoration en commençant de préparer ses bagages. Contrarié mais conscient de ses engagements, il quittera la maison très tôt, de façon à rejoindre la capitale en une seule étape. Il avait été convenu que Bibert retrouverait Charlotte à l’hôtel particulier de monsieur Louis-Auguste Oreille de Carrière. Arrivant à Paris fort tard dans la soirée il préféra descendre dans un hôtel et ne se présenter que le lendemain en matinée devant les royalistes. Il ne se fit pas annoncer mais un majordome pris sa canne et son chapeau avant de le prier d’attendre dans un petit salon. Des éclats de voix lui parvenaient à travers les portes d’une pièce attenante. La discussion devait être houleuse. D’une ouverture située au bout d’un long corridor, Charlotte apparue parlant encore à un interlocuteur invisible dans la pièce qu’elle venait de quitter. Se dirigeant vivement vers le salon ou se tenait la réunion, elle faillit dépasser Bibert sans le remarquer. A La surprise qu’elle ne parvint pas à dissimuler complètement, il sut qu’elle avait déjà oublié leur rendez-vous. –Mais vous faite antichambre ! Depuis combien de temps ? Je suis désolée mon ami, venez nous sommes en pleine agitation, imaginez-vous que le Comte de Chambord veut réitérer dans une lettre datée de ce jour 23 octobre, le « Manifeste du drapeau blanc. » En bref il avait fait le 5 juillet 1871 une proclamation affirmant son refus d’abandonné le drapeau de la royauté, blanc, pour le drapeau tricolore, héritage de la Révolution. S’il donne suite s’en est fait de nos espoirs d’une restauration monarchique. Les Orléanistes qui sont partisans des descendants de Philippe –Égalité, celui qui vota la mort de Louis XVI. Avec l’appui de certains légitimiste déçus, ils veulent présenter un candidat plus ‘diplomate’. Fixant évidemment leur choix sur le Comte de Paris, Philippe d’Orléans. Vous rendez-vous compte mon ami, cette hérésie ! Dans ce but ils viennent d’obtenir du président de la République, que soit adoptée une disposition de la Constitution, fixant à sept ans la durée du mandat présidentiel. Ils pensent ainsi pouvoir disposer du temps nécessaire pour éliminer les Bourbons et en terminer enfin avec cette République, qui n’est là qu’à titre transitoire, nous en sommes tous persuadés. Tout en bavardant, sans se soucier de laisser à Bibert le temps de seulement placer une parole, elle l’entraînait vers la véranda. Une sorte de repas léger, une ‘collation’, selon l’expression qu’elle utilisera en invitant le jeune homme à y faire honneur, y était dressée. Déjà elle partait en s’excusant précipitamment de devoir le laisser seul. –Le temps de retourner pour prendre part aux débats, et je suis tout à vous, très cher.


Profondément vexé de n’avoir à jouer qu’un rôle de second plan, au point de n’être pas jugé suffisamment acceptable, pour prendre place parmi les participants, Bibert la retînt par le poignet pour lui signifier sa façon de penser. –Mademoiselle, je constate n’être pas de votre milieu et ne pouvoir prétendre à m’y imposer. Soyez assurée que cela ne me causera pas de peine ni de regrets. Auriez-vous nourrie quelques dessein de vous servir de moi, qu’il vous faudrait y renoncer. J’ai clairement la vision que vos menées monarchistes occupent, non seulement vos pensées, mais aussi votre cœur. Si toutefois on peut supposer que vous en ayez un, pour conduire vos sentiments j’entends. Retournez donc a vos activités de salon et acceptez mes sincères remerciements pour les instants de plaisir que vous avez su me faire partager. Madame j’ai bien l’honneur. Stupéfaite, Charlotte restait figée ne sachant que répondre à la diatribe de celui qu’elle était persuadée être pieds et poings liés à ses caprices. Sans demander son reste, Bibert en profita pour s’éclipser. Parvenu sur le perron il s’arrêta pris de remords et fâché de son emportement. Il patienta dans l’espoir que sa maîtresse allait lui courir aux basques et le supplier de revenir. Au lieu de cela, c’est le majordome qui parut avec les effets dont il c’était défait en arrivant. Récupérant sa canne et son chapeau il ne lui restait qu’à quitter les lieux. Ce qu’il fit en maudissant son emportement et en se demandant ou il allait passer la nuit. Le nom de son vieil ami le chevalier Crouy-Châtel, lui revint en mémoire. Mais oui ! Pourquoi ne pas rendre visite à cet homme, qui avait toujours été de bons conseils. Il en souriait d’aise en donnant l’adresse au cocher du fiacre. S’il commençait à accuser le poids des ans, le chevalier gardait encore l’esprit vif. A voir le comportement de son protégé il comprit immédiatement que quelque chose lui avait porté ombrage. L’invitant à prendre un verre de porto, il entreprit de lui tenir la conversation sur un mode badin, laissant Bibert lui faire part de ses préoccupations en temps et en heure. –Alors, vous vous rappelez mes mises en gardes avant le déclenchement du conflit ! Et bien, vous avez été à même d’en vérifier le bien fondé ! La stratégie de Bismarck c’est avéré payante, victoire sans appel ! Encore que ce soit vite dit, notre armée vigoureuse et aguerrie constituait un instrument redoutable. Entre les mains de chefs capables et résolus elle aurait pu renverser le sort des armes. Lors de pratiquement tous les combats, c’est elle qui est restée maître du champ de bataille. Presque chaque fois elle du se retirer, non parce qu’elle avait l’épée dans le dos, mais sur ordre du haut commandement. La différence des pertes, surtout lors de ce que les Prussiens appelèrent « Les journées critiques. » des


seize et dix-huit août 1870, est énorme. Le seize, pertes globales chez nous 9279, chez eux 15 790. Le dix-huit c’est encore pire, Français tués 8331, Prussiens 20 100. Rappelez-vous de ce que disait le général Suzanne. Une seule grande batterie fut constituée par le colonel de Montluisant à Saint Privat. Elle infligea des pertes énormes à la garde prussienne. Et ces fameux canons à balles, ces ‘mitrailleuses’ qui pouvaient tire jusqu’à cent vingt-cinq coups par minute. Des résultats probants ont été obtenus au point que la majorité des pertes adverse leur soit imputable. Chaque fois que les officiers commandant ces batteries comprirent qu’il ne fallait pas engager de duels entre artilleries, mais les utiliser contre les fantassins. Mon cher amis, c’est notre haut commandement qui à offert la victoire à nos ennemis ! Mais je vous assomme avec mes racontars de vieillard. Où avez-vous terminé la guerre ? Je crois avoir appris, je ne sais plus par qui, votre engagement puis votre captivité, en Suisse, il me semble ? –C’est exact, je venais de rejoindre un corps, constitué de volontaires et de vagues lambeaux de différentes unités débandées, sous les ordres du général Bourbaki. Nous devions porter main forte au colonel DenfertRochereau qui défendait la place de Belfort. Vous connaissez la suite, le repli en Suisse, suivi de notre terrible reddition. Je n’aurais jamais cru possible une telle désorganisation, soldats équipés d’un type de fusil dont les munitions étaient d’un autre calibre. Uniformes récupérés sur les morts, y compris ennemis. Une vraie pantalonnade, si elle n’avait coûté la vie à tant de pauvre gars de nos campagnes. Ce Bourbaki était un brave, formé aux combats des campagnes d’Afrique, de Crimée, d’Italie. Ce fils d’une famille d’origine grecque, fut commandant en chef de la Garde Impériale, saviez-vous ? En revanche je mésestime grandement ces minables sortis de l’École polytechnique et qui semblent autant faits pour commander que des lapins pour dire la messe ! Ce sont des individus de cette trempe qui passèrent commande de nos munitions aux fabriques à la botte du Kaiser. Les commandes n’arrivèrent bien sur pas à temps, faute de munitions Napoléon III du se rendre pour éviter un carnage. La Manufacture d’HERSTAL, expliqua par courrier que la faute en incombait totalement à la désorganisation de nos routes. Récemment elle n’éprouva pas le moindre scrupule à présenter sa facture. La troisième République se chargera sans doute de la régler… Nos généraux, pardonnez-moi d’insister, surestimèrent l’adversaire au point de souvent préférer rompre le combat que de tenter d’arracher une victoire. Pas d’audace, des calculs ! Ils se croyaient inférieurs en nombre, la belle affaire ! Leurs chiffres dataient de la mobilisation. S’ils faisaient état effectivement d’une disproportion énorme en notre défaveur, deux cent soixante-cinq mille soldats réunis dans l’Armée du Rhin, contre cinq cent mille prussiens


renforcés des quatre états allemands du sud, soit un effectif théorique de huit cent mille hommes. On ne doit, cela va de soit, prendre en compte que les forces réellement disponibles sur le champ de bataille. Nous constatons alors que dans la majorité des cas ce sont les Prussiens qui étaient inférieurs en effectifs ; trente mille Français contre quatorze mille Prussiens à Spicheren, cent vingt mille contre soixante-dix mille le 16 août. Nous n’avons pas fini de payer pour la bêtise de nos étatsmajors de ‘Va t’en guerre’, les ‘revanchards’ ne baisseront pas les bras de sitôt, croyez-moi ! Mais assez parlé de ces horreurs, comment se portent vos affaires jeune homme ? –Hé, bien, pour être franc, je viens juste de reprendre mes activités. Je suis convaincu qu’il nous faudra chercher un développement parallèle pour être prêt a affronter les nouvelles donnes crées par les progrès technologiques et industriels. Les transports routiers peut-être, ou le partenariat avec des entreprises concomitantes, en amont comme en aval. Je vous avoue que je suis en pleine confusion. –Hum ! Vous avez raison, l’évolution des techniques ne cesse de me stupéfier. Tout le monde se met à inventer tout et son contraire. Une découverte permet d’en faire une autre et ainsi de suite. Je pense pour ma part que cela est du a la levée du manteau de plomb que la religion faisait peser sur l’humanité et ses progrès. L’inquisition n’est pas loin derrière nous mais, oserais-je dire Dieu merci ! Elle appartient au passé. Je crains de ne pouvoir vous êtes d’un grand secours dans le domaine du commerce et des sciences appliquées, voyez mon âge. Cependant ! … Le baron Haussmann, qui compte parmi mes relations ! Se plaignait voici quelque temps de ce que la glace manque à Paris surtout quand les étés sont chauds ou anormalement longs. Pour conserver les denrées périssables la capitale ne dispose que d’un grand puits, appelé ‘glacière’ dans lequel on déverse, tant que cela est possible, deux cents tombereaux de neige et de glace venus des montagnes de la Savoie. Ce procédé, hérité des Romains, est désuet et aléatoire vous le comprenez bien. Si vos nouvelles péniches se révèlent assez rapides peut-être pourrez-vous suppléer à cette carence ? Allez donc voir Le baron, je lui ferai porter un pli pour l’informer de votre prochaine visite. Cela vous convient’ il ? –Absolument ! Décidément vous êtes toujours là pour me redonner espoir quand tout semble sombrer autour de moi. Seriez-vous une sorte d’être surnaturel, à l’instar de ce Michel de Notre-Dame, ou de Gilles de Ray ? –Que non point mon ami, la chance seule guide vos pas sur les brisées d’un homme qui, toute sa vie durant voulu croire en l’humanité. Mais qui hélas ne rencontra que fort peu d’individus méritant cette reconnaissance. Pour ceux-là j’ai toujours œuvré afin de leur venir en aide, ce qui n’était


qu’une façon d’exercer ma propre humanité. Allez vite vous informer des modalités d’acheminement des glaces conservatrices. Et n’oubliez pas de venir de temps à autre m’en tenir informé ! En dépit de la recommandation du chevalier, Bibert ne fut pas reçu par le baron Haussmann, probablement trop occupe, par sa charge. C’est un ingénieur barbichu, du nom de Jean Charles Alphand qui accepta de répondre à ses questions. Très vite il eut la sensation d’avoir gagné au change, l’homme était ouvert et plein de bonne volonté. En quelques mots Bibert lui exposa le motif de sa visite et son désir d’en apprendre davantage au sujet de la ‘glacière’. –Monsieur, même si vos péniches étaient équipées des tout récents moteurs à explosion, qui commencent à sortir de certains ateliers. Elles ne sauraient parvenir jusqu’aux Alpes. Alors rupture de charge, voitures, barges, nous gagnerions quoi ? Un jour, deux peut-être ? Non, il faut attaquer le problème sous un autre angle, la fabrication de glace artificielle ! Eh, oui, monsieur ! Cela va devenir… que dis-je, cela est déjà possible ! Allez donc rendre visite à l’un de mes camarades de promotion, Louis Abel Tellier. Il à mis au point une machine à compression mécanique de gaz liquéfié. Elle est en fonctionnement dans l’atelier du maître-chocolatier Meunier. Je crois que mon ex condisciple réside à Condé-sur-Noireau, chez son père petit industriel Normand. En étudiant conjointement la possibilité d’installer sa machine sur une voiture à moteur ou un bateau, vous pourriez parvenir à une utilisation pratique de son invention. Nous sommes toujours à la recherche de nouveaux moyens pour améliorer la vie de nos concitoyens. A bientôt, j’espère ! Il ne fallut pas longtemps à Bibert pour boucler des valises qu’il avait à peine entrouvertes, et le surlendemain il se présentait devant la filature du père. C’était pour y apprendre que Louis-Abel avait créé une usine frigorifique à Auteuil. Sans se décourager il reprend la route et parvient enfin à rencontrer l’ingénieur. Très ouvert, celui-ci loin de se contenter de répondre aux questions, entreprend de brosser un tableau sur l’état de ses travaux. –Je me suis installé ici depuis l’année 1869. Vous vous trouvez monsieur dans la première usine au monde pour la conservation des viandes et des denrées alimentaires, par un froid, produit artificiellement. La machine qui se trouve sous vos yeux est une de mes premières réalisations, qui utilise encore la circulation de gaz d’ammoniac liquéfié. Je suis à présent en mesure d’obtenir des températures de moins soixante-dix neuf degrés. Mais j’ai en projet des procédés qui, mis au point, permettront de faire beaucoup mieux. Ce sont les travaux de Louis Pasteur sur la fermentation et la conservation des produits alimentaires


qui ont déterminé mon idée d’utiliser mon invention à d’autres fins que la simple production de glace. Par la congélation et la dessiccation je suis sur de parvenir à stopper le développement des germes et la décomposition des matières organiques. Voyez-vous, à l’heure ou s’ouvrent vraiment les grands voyages transocéaniques, mon ambition est à présent d’assurer à toute l’Europe un approvisionnement régulier et fiable en denrées provenant du monde entier. –Heu ! Justement, si vous permettez, c’est là le but de ma visite. Il se trouve que je suis actionnaire d’une petite entreprise de transport fluvial. Nous cherchons avec mon associée, de nouveaux débouchés. Votre invention serait probablement une solution permettant notre ouverture sur le marché du transport de produits congelés. Il suffirait peut-être pour cela d’équiper nos péniches avec vos machines. Nous les transformerions ainsi en bateaux frigorifiques. Qu’en pensez-vous, cela serait’ il envisageable à votre avis ? –Absolument, d’ailleurs j’avais eu une idée analogue. Au printemps 1968 une ‘Armoire à conservation’ avait été installée sur un navire anglais partant vers l’Argentine, le ‘City of Rio de Janeiro’. Navire britannique, car aucun des armateurs français sollicités n’avait accepté de tenter l’expérience. Après vingt-trois jours de traversée, la viande sudaméricaine est parvenue en Europe, dans un état qui permettait sa consommation. L’événement était de taille, mais hélas, la guerre avec les Prussiens est venue interrompre le développement de mes projets. –Et à présents quel sont t’ils, si je ne suis pas indiscret. La réussite de votre tentative à prouvé la fiabilité de votre réalisation. Les investisseurs ne doivent plus manquer ! –Oh, là, oh, là ! Doucement mon jeune ami, doucement ! Les investisseurs ne sont pas gens à se précipiter sur une invention aussi géniale soit-elle. Il faut l’aval des instances publiques et la reconnaissance des institutions pour espérer se voir accorder quelque considération et commencer à en faire la réclame. A cet effet, j’ai fait venir récemment une commission de l’Académie des Sciences, chargée d’examiner les résultats de mes travaux. Cette commission à mis huit mois pour conclure favorablement. Malgré ce résultat, je n’ai encore reçu aucune proposition. Vous êtes le premier, monsieur Bibert. Bravo ! Mais justement, parlez-moi un peu de vous. Quelle est votre domaine d’activité et comment envisagez-vous une éventuelle… collaboration ? Bibert était un peu pris de court, il chercha à gagner du temps en brossant, brièvement et à grands traits, les événements qui jalonnèrent sa vie aventureuse. En insistant sur son actuelle activité de batelier. L’ingénieur paraissait intéressé, quelques questions pour faire préciser un détail ainsi que les exclamations enthousiastes dont il ponctua le récit


prouvèrent son attention. Lorsque Bibert se tu, Louis Abel Tellier était conquit. –Magnifique ! Vous étiez marin et vous voici homme d’affaire. Moi je suis un scientifique, un simple chercheur. Nous devons nous entendre en nous complétant. Voici ce que vous propose. La batelerie ne constitue pas un terrain convenant aux transports frigorifiques. Si je ne me trompe, vos péniches sont des embarcations conçues avant tout pour les vrac, sables, céréales, métaux, etc. Matières denses dont le transport s’accommode fort bien de la lenteur inhérente à ce type d’acheminement. Or mes recherches actuelles m’imposent de faciliter au maximum la circulation de l’air. Cette disposition technique permettra je l’espère de réaliser une réfrigération améliorée. Pour ce faire, nous devrons isoler chaque carcasse de viande dans une chambre particulière. Cette option pénalisera très fortement les délais de chargement et déchargement, ce qui aura pour conséquence de générer des coûts prohibitifs. Je crois qu’il faut voir plus grand, en termes de capacité nominale, et prendre une orientation axée sur des transports intercontinentaux, par de gros navires transatlantiques. N’êtes-vous pas de mon avis ? –Eh ! Bien, pour un savant vous faite un fameux spéculateur. Visionnaire et gestionnaire ! Mes félicitations. Et bien à présent étudions ensemble les modalités de notre future association. Quelques mois plus tard ils avaient fait l’acquisition, à leurs frais, d’un petit vapeur baptisé ‘Le Frigorifique’, dont les cales avaient été aménagées en chambres froides. Il quitta le port de Rouen le trente septembre 1876, avec à son bord toute une cargaison de viandes. Cependant, à la suite d’une avarie de gouvernail, le navire est contraint de faire escale au Portugal dans le port de Lisbonne. Les réparations sont longues et ce n’est qu’après cent cinq jours depuis son départ qu’il parvient à Buenos Aires, le vingt-trois décembre. La cargaison est parfaitement intacte ! On utilisera de la viande ayant voyagée sur ‘Le Frigorifique’ pour organiser un banquet qui se tiendra à bord, et auquel les autorités locales ainsi que la presse seront conviées. Charles Tellier qui est bien sur présent, triomphe. Bibert était resté en France retenu au chevet de Nicaise, qui succombera dans la nuit du trente et un décembre 1876, une heure après avoir donné naissance à leur enfant, une petite fille qu’ils avaient choisi de prénommée Camille. Resté seul, accablé, Bibert se désintéressera peu à peu de ses velléités d’expansion industrielle. La grande dépression qui frappe le pays fait peser sur l’agriculture une terrible menace. Un ministre, Jules Méline, n’hésite pas à attribuer la responsabilité de la crise à ; « L’entrée en ligne sur les marchés d’Europe de peuples jeune ‘grâce’


au développement des moyens de communication. » Frappé par la baisse des revenus de l’agriculture, les puissants lobbies agraires combattent dés lors les initiatives génératrices de progrès. Charles Tellier est directement pris à parti, il doit de plus faire à quelques imperfections de son système. ‘Le Frigorifique’ dont la rentabilité s’avère douteuse, est bientôt vendu aux enchères publiques. Une page se tourne, le monde entre de plein pied dans une ère d’expansion démographique génératrice de ‘progrès’, mais plus encore de destructions. Appauvri, désabusés, Bibert cède l’entreprise héritée d’Aristide Vignol. Il se retirera dans une campagne du pays d’Ajoie, non loin de l’endroit ou était enterré sa mère. Camille grandira, elle s’occupera de son père jusqu’à sa mort en 1908. Peu après, âgée de trente-deux ans, elle épousera un maréchal-ferrant du nom de Jacquin, mon Grand-oncle maternel. Ils habitaient une petite ferme, celle qui fut vendue par leur unique descendant ! Moi, j’ai hérité des carnets… ___________________________________________________________

FIN


Glossaire. Ris : Réduction de voilure. Vergues : Pièces de bois horizontales sur lesquelles les voiles sont fixées. Espar : Toutes pièces de bois pouvant être employées à soutenir le gréement ou la voilure. Marpaulté : Agacé, mécontent. Queurver : Mourir, crever. Gavasheux : Lâche, couard. Halbrener : Épuiser, fatiguer. Bosco : Nom attribué au Maître-d’équipage. Pesneux : Honteux Verbasce : Bouillon blanc en soupe Cuillère à pot : La garde des sabres d’abordage, en forme de coquille, était appelée ainsi. Killed : Tué. (Mot anglais) Tipi : Tente indienne (Mot sioux.) Marquise : Poste de pilotage, souvent amovible pour réduire le ‘tirantd’air’. Long-feu : Se dit quand l’amorce (ou la mèche) destinée à faire exploser une cartouche (un pétard, un baril de poudre) s’éteint ou se consume trop lentement.


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