L inqualifiable numero zero

Page 1

N I ‘ L

qualifiable


L’INQUALIFIABLE, REVUE L’INqualifiable rassemble des textes, des images, des réflexions sur le monde qui se tisse, les corps qui se modifient, les plaisirs qui s’explorent et les désirs qui coulent, les identités qui se construisent, les espoirs qui unissent et les craintes qui divisent, les sociétés qui se diversifient, s’ouvrent et se ferment... L’INqualifiable est une revue pluridisciplinaire qui invite des scientifiques issus des sciences de l’homme et de la société, qui accepte des articles hors-champ, des articles qui adoptent la rigueur universitaire sans succomber aux formes sclérosées des publications scientifiques.

N I ‘ L

qualifiable

L’INqualifiable est une revue à la forme évolutive, aux formes variables, à la périodicité aléatoire mais judicieuse, pour en accentuer la souplesse comme la réactivité, pour faire de la forme une alliée du fond et non un format. L’INqualifiable croise les écritures, accueillant des chercheuses et des chercheurs, des artistes, des journalistes, des témoignages, des fictions, des essais… des images, des expérimentations. L’INqualifiable est une revue qui refuse les qualifications, les cloisonnements ou plutôt qui ne s’y restreint pas, qui interroge les cloisons comme ce qu’elles cloisonnent, les catégories comme ce qu’elles désignent. L’INqualifiable est un point de départ.

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


L‘IN

qualifiable

NUMÉRO ZÉRO 18 JUIN 2016 AVEC Vincent Delpeux Kirkis Rrose Lucileee Eric Perera et Gaël Villoing Cyril Bernon Philippe Liotard Océane Debotte Veg Silencio Violette Villard Lol Photographe Otomo D. Manuel Philippe Liotard À VENIR... NUMÉRO UN «BODMODS» 19 OCTOBRE 2016

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM

Après sa version moins que zéro, qui posait quelques jalons, L’INqualifiable poursuit sa mise en place avec ce numéro zéro. Ces numéros nonnumérotés sont les étapes, les brouillons rendus publics d’une revue qui se lance. moins que zéro, ça n’était pas moins que rien zéro, ça n’est pas rien L’INqualifiable avance. Moins de textes, plus d’images... et un site http://linqualifiable.com désormais accessible. Dans ce numéro zéro, des thèmes se posent là comme autant de stations d’un métro imaginaire: l’esthétique du corps modifié, le bijou, le fauteuil tout terrain, les enfants du camp de régugiés d’Idomeni, le corps de Ron Athey et celui d’une mouche, la perception du spectateur face à des performances où le corps est altéré, les sourires venus de suspensions corporelles, une pièce de Pina Bausch, le corps de la photographe, le pouvoir des Geeks ou l’oeil de Charles Gatewood... Partout où le corps s’expose, s’éprouve, s’équipe, s’exprime, se tient L’INqualifiable.


L‘IN

qualifiable

Enlarge your monster Vincent Delpeux 2015

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


N I ‘ L NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016

qualifiable APPEL À FUTURES CONTRIBUTIONS

De nombreuses publications sont déjà parvenues à L’INqualifiable. Elles ont alimenté le numéro moins que zéro du 1er avril et ce numéro zéro du 18 juin 2016. DEUX NUMÉROS THÉMATIQUES SONT À VENIR OUVERTS À VOS PROPOSITIONS :

le 1er sur les modifications corporelles contemporaines rassemblées sous l’appellation de «bodmods» (propositions à envoyer jusqu’au 15 septembre 2016)

le 2nd sur le sexe comme pratique ludique (propositions à envoyer jusqu’au 15 janvier 2017)

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


GALATÉE : LA BEAUTÉ STÉRÉOTYPÉE KIRKIS RROSE

L‘IN

qualifiable

« Le corps : un volume à géométrie variable. » France Borel1 Modifier son corps, le tatouer, le percer, l’implanter, le scarifier, l’opérer, peut se présenter comme une forme de travail plastique, artistique, du corps, ce dernier se faisant subjectile et supportant les différents ajouts ou soustractions, qui lui façonnent de nouveaux apparats. Plastique, le corps modifié rentre ainsi dans le monde des arts, un monde qui le mettra sur le devant de la scène dans les années 60, à l’apogée du body art et des performances. Si le vif engouement est passé, les corps, eux, continuent de se modifier, un phénomène de masse qui prend de l’ampleur depuis une dizaine d’année, notamment au travers du tatouage. Un rapprochement évident peut se faire entre le travail du corps et la sculpture : lorsque nous pensons à la sculpture, c’est d’emblée des images de statues classiques qui nous traversent l’esprit, que ce soit la Vénus de Milo ou le plus récent Penseur d’Auguste Rodin : des images humaines burinées comme le scalpel découperait les chairs. Apparenté à la sculpture, le corps modifié peut donc s’ancrer dans le mythe de Pygmalion et Galatée : Pygmalion, célibataire, a sculpté dans de l’ivoire une femme à la beauté éblouissante dont il tomba amoureux. Si bien que le jour célébrant Vénus, il la pria de lui donner une femme semblable à son chefd’oeuvre à la blancheur immaculée. Entendant sa requête, la déesse donna vie à la statue, et l’ivoire devint chair, la statue prenant vie et épousant Pygmalion, à qui elle donnera une fille, Paphos. La réalisation des trois œuvres photographiques regroupées sous le nom de «série des Galatées» (Sans titre, Galatée percée, Galatée tatouée) est très fortement influencée par le mythe grec dont elle reprend le nom. De l’ivoire du mythe, reste la même couleur de teint, pour créer un lien frontal avec lui. Le corps devient alors sculpture, la chair se métamorphosant en ivoire, il devient Galatée.

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM

C’est en réalité une Galatée prise au contre-pied puisque si originairement de statue elle devint femme, ici c’est en partant de la chair qu’elle se mue en statue minérale. Notons également un glissement du genre féminin au genre masculin, ce qui ne conduira pas à changer le nom de l’œuvre car les mythes sont inaltérables. Mais pouvons-nous réellement considérer le corps comme une sculpture ? Pas exactement, ou du moins pas dans son état naturel. Avec Sans titre, le corps naturel, vierge de toute marque corporelle, paraît tel un matériau brut, n’ayant même pas le mérite de pouvoir être nommé. Considéré ainsi, le corps semble comme inabouti, dénué de tout intérêt esthétique ; il en perdrait presque son essence religieuse de création divine, ou plus rationnellement, de création de la nature. Il semble appeler la modification pour parfaire sa forme, pour s’extraire de la nature qui confond l’homme avec la bête, et le sculpter apparaît alors comme un ultime recours à l’acceptation esthétique de ce corps, comme un raffinement de la chair. 1 France Borel, Le Vêtement incarné : Les métamorphoses du corps. Paris, Éditions Calmann-Lévy, 1992, p. 53


Qu’est-ce alors que sculpter le corps ? Deux possibilités de création, d’aboutissement du corps, sont proposées avec Galatée percée et Galatée tatouée, manifestées par la pratique du piercing et du tatouage, présentées ici par leur radicalité de forme qui se borne au visage, siège de l’identité. Si dans Galatée percée, le piercing se présente en nombre, en métal et coloré en noir, c’est le tatouage, figuré par de la peinture noire, qui est mis en avant dans Galatée tatouée, s’inspirant des mokos traditionnels des maoris, hachurant littéralement la face blanche.

L‘IN

qualifiable

Paradoxalement, ces gestes qui consistent à modifier le corps et qui d’habitude sont perçus comme une atteinte à l’intégrité du corps, apparaissent dans cette série comme une étape indispensable à l’acceptation du corps comme acceptable et abouti : modifier le corps semble devenir la condition sine qua non pour pouvoir exister, pour pouvoir s’ancrer dans l’histoire, ici, celle d’un mythe.

Sans titre, 2015. Corps, peinture acrylique blanche. Photographie numérique couleurs. 45 x 60 cm.

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


« Explicites ou implicites, les normes de la beauté existent. Elles permettent aux cultures de forger une identité dans un modèle1 » : le tatouage et le piercing rentrent alors parfaitement dans cette quête d’un modèle de beauté, mêlant encres et métaux à son corps, l’homme ne se suffisant plus à lui-même pour atteindre ses idéaux. En voulant créer un transfert du corps vers la mythologie sculpturale, les Galatées se tournent vers les procédés de Pierre et Gilles où le corps est sublimé tant par sa mise en scène que par les retouches plastiques apportées directement sur le support photographique. Le corps des modèles devient archétype d’une magnificence divine, esthétique stéréotypée où les visages sont harmonieux et les corps finement détaillés. Le mythe permet d’ancrer anthropologiquement des concepts, les abandonnant aux légendes ancestrales qui défient les lois du temps et de l’espace. Les Galatées s’éloignent d’autant des aspirations d’ORLAN qui n’a eu de cesse de vouloir s’opposer à ces images de beautés calibrées, que ce soit en reprenant La Naissance de Vénus de Botticelli dans Naissance d’ORLAN sans coquille (1974), ou par ses chirurgies esthétiques et notamment sa pose d’implants sur le front afin de détourner les diktats de beauté féminine. Cette série officie à affirmer comme canon ce qui habituellement est perçu comme une déviance, une défiance des normes esthétiques stéréotypées. 1 France Borel, Le Vêtement incarné : Les métamorphoses du corps. Paris, Éditions Calmann-Lévy, 1992, p. 31

Galatée percée, 2015. Corps, peinture acrylique blanche, métal. Photographie numérique couleurs. 45 x 60 cm L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


Modifier le corps c’est donc en quelque sorte faire dévier la norme esthétique vers une norme fixée par le corps lui-même, ne plus devenir beau dans le sens admis par la société, mais bien devenir beau pour soi. Paradoxalement, si les modifications corporelles peuvent faire écho à une certaine liberté rebelle de libre disposition du corps, elles sont néanmoins soumises à certains canons de beauté, des effets de mode imposés par une « communauté bodmod » et de laquelle on s’inspire. Et quand il s’agit d’aller à contre-courant de ces nouvelles « normes », n’est-ce pas finalement qu’agir en contradiction avec un étalon, et donc ne pas réellement réussir à s’en émanciper ? Qu’on les suive ou qu’on s’en détourne, il semble inévitable que les modifications du corps suivent la ligne des diktats imposés par une pression sociale, celle de nouvelles normes proposée par une « communauté » et qui déplacent les premières, ou bien dans une ligne divergente qui dévient des deux premières. La figure mythologique prend alors tout son sens, puisqu’elle ancre anthropologiquement un phénomène éminemment humain, elle le fige dans une figure d’ivoire stéréotypée.

Galatée tatouée, 2015. Corps, peinture acrylique blanche et noire. Photographie numérique couleurs. 45 x 60 cm

L‘IN

qualifiable

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


LA BAGUE, APPARENCE ET AMPLIFICATION LUCILEEE* docteur en histoire de l’art & archéologie (Paris-Sorbonne)

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM

L‘IN

qualifiable


DE LA MAIN PARÉE…

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


… AU CORPS ARMÉ

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


Objet de convoitise, statufiant nos appartenances ou manifestant notre amour, la bague est un objet qui gravite depuis toujours autour de nos doigts en un concentré d’inventivité à la mesure de son époque et de la fascination qu’elle exerce. … En comptant aujourd’hui d’autant plus avec le corps qu’elle accapare littéralement, en le parant et l’amplifiant.

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


1 MATÉRIAU ET TEXTURE

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


2 LE CORPS PRIS EN MAIN

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


3 INTERACTIVITÉ MANUELLE

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


4 MAINS ET TABOUS

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


Depuis les années 1960, chacun choisit de porter une bague en fonction de son histoire, de son style, de son idée de l’exhibition de sa personne, et moins pour la fabrication quelconque d’une investiture, comme jadis cela a pu être plus systématiquement le cas. Quant au bijoutier contemporain, dégagé pour une large part de cette problématique du social, il se peut se complaire dans une expérimentation technique et conceptuelle décomplexée de son histoire ou de son désir : en “artiste”.

L‘IN

qualifiable

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


LES PIONNIERS DU FAUTEUIL TOUT TERRAIN : «FRÉQUENTER LA MONTAGNE, MAIS AUTREMENT» EN FRANCE DE 1980 À NOS JOURS

L‘IN

qualifiable

ERIC PERERA Santesih EA4614, Université de Montpellier, Montpellier, France GAËL VILLOING Actes EA 3596, Université Antilles Guyane, Pointe à Pitre, France

1. LE FTT, UN «EXTRAORDINAIRE ENGIN» POUR CONTINUER «SA PRATIQUE D’AVANT»

La pratique du fauteuil tout-terrain (FTT) en France, est un outil d’intégration sociale, qui s’est développé grâce à une collaboration entre des «passionnés», des «bricoleurs», des «copains», mais également des acteurs fédéraux et politiques locaux, ainsi que des industriels. L’institutionnalisation de cette pratique, remarquable entre les années 1980 et 2015, se situe dans la logique historique de l’évolution du mouvement handisport. L’explosion des sports «fun», véritable révolution culturelle (Loret 1995) dans les années 1980, puis la remise en question du modèle institutionnel de la Fédération Française Handisport (FFH) à partir des années 1990, en raison de «la dispersion des cultures et des usages sportifs» au sein de ce mouvement sportif spécifique (Ruffié et Ferez 2013, 201), semble participer au développement des pratiques sportives adaptées au sein des espaces naturels (montagneux, maritimes, aériens). La plupart du temps initiées par des «accidentés», passionnés de ces sports, s’appuyant sur les progrès technologiques, l’innovation et la créativité, ces activités s’affirment progressivement chez les adhérents actuels et potentiels de la FFH, permettant certainement de répondre à l’aspiration de plus en plus en grande (des personnes handicapées) à la pratique d’activités physiques hors du système fédéral et en milieu naturel (Marcellini et Villoing 2014, 23). A travers l’histoire des pionniers du FTT, nous présenterons comment les progrès technologiques ont fait du FTT un outil d’intégration sociale permettant l’accès à une pratique de pleine nature. Ces innovations s’observent aujourd’hui à travers l’évolution de la pratique vers le FTT électrique offrant aux utilisateurs une plus grande «autonomie» et augmentent ainsi l’univers des possibles.

Jean-François Porret (ingénieur informatique à Hewlett Packard et travaillant aux Etats-Unis), passionné de sport de montagne, fut victime d’un grave accident de parapente en 1989. C’est au cours de son séjour en centre de soins qu’il rencontre Castellano venu faire la démonstration de son nouveau fauteuil : le Cobra. A son retour en France, à l’été 1990 , il devient le premier pratiquant de FTT en France grâce au Cobra que lui ont offert ses «copains». Cet «extraordinaire engin» lui permet ainsi de continuer «sa pratique d’avant», la randonnée en montagne, mais également l’alpinisme et surtout «l’himalayisme». Porret réalise de nombreuses sorties en France, activité dont il est, pendant quelques années, le seul alien à pratiquer dans un espace réputé inaccessible aux personnes handicapées. Il pratique en compagnie de proches, randonneurs et/ou vététistes, qui peuvent le tracter dans les montées pour qu’il puisse ensuite réaliser des descentes en autonomie. Il s’attache à cartographier l’ensemble des parcours accessibles au FTT qu’il diffusera sur son site internet à partir des années 2000. Il cherche ainsi à promouvoir le FTT comme une «activité plus ludique [...] tournée vers la randonnée sportive et la recherche de l’autonomie en pleine nature» (Handisport Magazine, n°99, 1999). La pratique du FTT va connaître, au milieu des années 1990, un nouvel essor à la fois économique et technologique lorsque Porret rencontre Gilles Bouchet. Ce dernier est un «montagnard», atteint d’une paraplégie en 1992, issu du milieu sportif et politique de par son statut d’inspecteur du Ministère de la Jeunesse et des Sports. Il réalise, en voyant Jean-François Porret et son Cobra, qu’il va pouvoir continuer à «fréquenter la montagne, mais autrement».

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


Bouchet travaille, dans un premier temps, sur la question de la fabrication du matériel FTT inspiré du Cobra de Porret. Cette question est d’autant plus importante que la production du Cobra de Castellano s’arrête en 1995. L’idée est de fabriquer un FTT «plus facile à faire avec du matériel de vélo standardisé […] des pièces plus faciles à changer, des soudures plus robustes» (Gilles Bouchet -GB). Il crée ainsi le Dahu à la fois plus robuste et plus grand que le Cobra . Il le nomme le Dahu en lien avec «“le bancal” […] à la fois avec la pente, et à la fois avec le Handi. Et puis c’est un animal mythique, aux longueurs de pattes inégales, et que l’on voit jamais ». Ainsi Bouchet répond à la fois à l’absence criante de matériel mais aussi aux problèmes de coût de production du FTT en proposant du matériel adapté. En parallèle, avec les présidents des syndicats des professionnels de la montagne, il souhaite former des «encadrants» compétents (formations continues gratuites) et considérer ainsi la personne handicapée comme «un client avec des spécificités». Ainsi, la pratique du FTT se développe hors des fédérations au travers de «montagnards» qui souhaitent poursuivre leur passion. A l’image de ce qui a été observé pour le ski «assis» (Le Roux, Haye et Perera 2014), la pratique du FTT est d’abord restreinte à quelques personnes qui cherchent à retrouver un espace qui leur semble a priori difficile d’accès. Un début d’industrialisation se profile ensuite et on compte à la fin des années 1990, huit types de FTT recensés par Porret. Deux sont fabriqués en France, le Dahu et le Lozère (fabriqué par l’école des Mines de Saint-Etienne) et six sont d’origine nord-américaine.

Cobra de Jean-François Porret

Dahu de Gilles Bouchet

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


2. LES EXPÉDITIONS, UN MOYEN DE «CHANGER L’IMAGE DU HANDICAP» Porret souhaite rapidement revenir à une autre forme de pratique qui représente véritablement sa vie «d’avant» : les expéditions. Il souhaite parcourir des environnements reculés qui lui paraissent «FTTisable», symbolisant l’ultime étape vers une normalité retrouvée. Ces expéditions devront être organisées dans un esprit de partage et de convivialité (impliquant sa femme, des amis, le suivi de médecins ou d’infirmières). L’Himalaya est un voyage qu’il avait déjà organisé avant son accident, notamment en obtenant les autorisations administratives nécessaires auprès des autorités chinoises. Il prépare l’Himalaya en réalisant, dans un premier temps, des expéditions plus modestes : - en 1991, il réalise une expédition dans le nord de l’Espagne, dans le parc naturel de la Sierra de Guara. Il teste ainsi sa capacité physique et mentale à résister aux conditions de vie en extérieur et en autonomie, ainsi que celles de son Cobra. – en 1992, une deuxième expédition est organisée au Maroc, dans le sud du massif du Toubkal, qui implique davantage sa condition physique et le matériel, car il faut, entre autre, dormir chez l’habitant sur des tapis au sol avec les risques d’escarres que cela comporte, et réaliser de longues traversées sur des terrains accidentés. Au cours de ces expéditions, le Dahu est tracté par des animaux (mules, chameaux). En 1994, quatre ans seulement après son accident, Porret demande et obtient à nouveau l’autorisation des autorités chinoises pour partir en expédition au Tibet. Malgré les freins du milieu médical, invoquant des risques majeurs pour sa santé, Porret réussit à atteindre 5600 mètres d’altitude en autonomie. Après avoir été tiré jusque là-haut par un «petit cheval tibétain», il a «pu faire cette magnifique descente tout seul, en FTT […] beaucoup plus vite que les autres à pied […]. C’était extraordinaire». Il reste bivouaquer aussi pendant une dizaine de jours dans un camp de base situé à 4400 mètres grâce à du matériel de camping bricolé et adapté (testé lors des précédentes expéditions). Après cette première «vraie expédition», Porret repartira deux ans plus tard en Chine. Gilles Bouchet va également s’intéresser aux expéditions et mettre en place six raids au Maroc entre 1995 et 2001, soutenu par l’ASSPA (Association Sport

Solidaire de Plein Air). Jean-François Porret suivra Bouchet sur les trois derniers raids, fort de sa propre expérience après avoir éprouvé le terrain marocain en avril 1992 au Sud du M’Goun et en septembre 1994 lors de la traversée du Nord au Sud du Haut Atlas. Le Maroc présente à la fois un environnement montagneux, escarpé et difficile d’accès, favorisé par l’Atlas ainsi que des moyens sur place à moindre coût. En effet, bivouaquer en toute autonomie nécessite la location (à des prix dérisoires) de mules et de muletiers afin de tracter les FTT. Cette entreprise qui demande une logistique minutieuse, témoigne également d’un processus d’innovation technologique. Au cours de ces raids, les FTTs sont testés, modifiés et améliorés. L’évolution du matériel tend vers deux directions : la sécurisation et l’autonomisation des pratiquants. Progressivement «l’auto-organisation» des expéditions prend une autre dimension qui consiste à «changer l’image du handicap» (GB). En août 2000, les deux pionniers partent pour une expédition de 25 jours en Equateur «avec 19 personnes dont 7 personnes portant des handicaps moteurs variés et 1 médecin» (Handisport Magazine, n°105, 2001). Cette expédition est organisée par l’association sportive de Villefontaine (ASVF), dont le président est Gérard Genthon, et en collaboration avec la FFH (par l’intermédiaire de Gérard Dejonghe), ils obtiennent des subventions suffisantes pour «fêter le handisport à notre manière» (GB). Au delà de la performance, le but est de «démontrer que le handicap n’est pas un obstacle à l’aventure !» (GB).

Porret et Bouchet, Equateur 2000. L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


La pratique du FTT s’est donc initialement développée hors du système fédéral, grâce à des passionnés, des montagnards qui souhaitaient prendre leur distance avec «la logique APF [Association des Paralysés de France], la logique handisport compétitif, structurée» et revendiquaient «la pratique plus libre, familiale, avec les copains» qui permet de «fusionner avec la nature» . Ici, des pratiques pouvant être intégrées dans des stratégies de «résilience» ou de «retournement» se réalisaient dans le cadre d’activités symbolisant la contre-culture sportive par excellence. Puis, l’innovation technologique associée aux interventions fédérales et politiques vont participer à la quête de démocratisation du FTT en France. À partir des années 2000, le FTT se «sportivise». Le terme «éftétiste» apparaît pour la première fois dans la revue handisport, marquant ainsi le début d’un processus d’institutionnalisation. Le «éftétiste», grâce à son engin «équipé de roues de VTT et de puissants freins à disque», accède à des «chemins de montagne habituellement inaccessibles» grâce à une assistance (humaine ou mécanique) pour «s’offrir le grand bonheur d’une descente en toute autonomie» (Handisport Magazine, n°105, 2001). Dans le même temps, un guide pratique est édité afin de prévenir des risques et des précautions à prendre. La pratique seule est proscrite et la présence de deux accompagnateurs ou de professionnels qualifiés et reconnus, au sein de «structures agréées» (labellisées) est vivement recommandée pour garantir une pratique en toute sécurité.

L‘IN

qualifiable

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM

Depuis peu, le FTT «électrique» vient compléter la gamme de FTT «manuels» apportant ainsi une nouvelle conception de l’autonomie. L’idée du FTT électrique semble avoir germé à la suite d’une expédition dans la cordière des Andes au Chili, en 2005. Gilbert Marmey (président de l’association Free Mousse), impliqué dans l’organisation en tant que valide et ingénieur à l’IUT de Grenoble (formation électromécanicien), imagine un moyen de pallier à l’ascension éprouvante des personnes en fauteuil jusqu’au sommet de l’Altiplano. Dès 2006, Marmey cherche à placer des moteurs électriques sur les FTT qu’il développe avec des amis en fauteuil qui ont participé à l’expédition au Chili. Avec le FTT électrique, «on change de paradigme» selon Vincent Bourry : «À travers la motorisation et l’assistance, c’est l’autonomie complète». Il permet de disposer encore plus d’autonomie, à tel point que les pionniers du FTT comme Porret et Bouchet, en font l’acquisition. Cependant, selon ces derniers, le FTT électrique ne peut pas poursuivre les mêmes finalités que le FTT «classique». La logique sportive du FTT n’est pas la «performance»» mais la «balade avec la famille et les copains» (Vincent Bourry). Selon Gilles Bouchet, le FTT électrique n’est pas, non plus, adapté aux expéditions. D’abord pour des raisons techniques : «Il est plus lourd, moins fiable […] l’avantage du Cobra est qu’il y a la mule, on peut se débrouiller des soucis de matériel […] On peut bricoler le Cobra alors que l’électrique, quand on est en panne, on reste bloqué.» Avec cette évolution, la logique familiale est davantage mise en avant que celle développée par le FTT classique. Ainsi, l’autonomie complète qu’offre le FTT électrique transforme la pratique du FTT et ouvre de nouvelles manières de continuer à pratiquer la montagne.


IDOMENI, EUROPE, 2016 : UNE ENFANCE DANS LES CAMPS. CYRIL BERNON « death quickly with bombs is better to die slow in idomeni » Voilà ce qui est écrit sur le carton du petit garçon de la première photo. Ils étaient environ 5 000 ! 5 000 enfants parmi 13 000 réfugiés à survivre dans la boue et le froid, dans le camp de la honte, le camp d’Idomeni au nord de la Grèce! J’ai passé 3 semaines avec eux – la Macédoine venait juste de fermer sa frontière. Ils arrivaient chaque jour plus nombreux, en famille, épuisés après un long et dangereux voyage. Mais ils étaient heureux parce que persuadés qu’ils allaient pouvoir continuer leur route vers la terre promise, le nord de l’Europe. Mais depuis peu, Idoméni, n’était plus qu’un cul de sac synonyme de désespoir et de misère où végètaient des milliers de familles. Je les ai vu jour après jour se transformer, perdre la raison, être avalés par ce camp inhumain. Mais comment pourrait-il en être autrement quand on a tout perdu, parfois même sa famille et que l’on a plus d’espoir, plus de but à atteindre ? Ils manquaient de tout, ils vivaient au milieu des ordures et des excréments. Ils manquaient de toilettes, de points d’eau, ils faisaient des heures de queue pour avoir un bol de soupe ou voir un médecin... Ils devenaient parfois agressifs pour un peu de nourriture, un sac de vêtements ou quelques morceaux de bois. Leurs journées se résumaient à satisfaire les besoins primaires (boire, manger et se chauffer) et à attendre. Mais attendre quoi ?! On peut supporter l’insupportable, on peut traverser des mers et franchir des montagnes, tant qu’il y a de l’espoir. Mais le 08 mars 2016, en officialisant la fermeture de la route des Balkans, l’Europe a mis fin à tout espoir.

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM

L‘IN

qualifiable

Ce qu’on leur propose, les laisser dépérir ici au nord de la Grèce ou les renvoyer en Turquie! L’Europe avait rendez vous avec l’histoire ! Elle a raté ce rendez-vous. Lorsqu’une civilisation se referme sur elle même, qu’elle construit des murs plutôt que des ponts, elle s’appauvrit, et finit par s’éteindre. A travers mes photos, j’ai souhaité rendre compte de leur quotidien, de leur histoire, de leurs espoirs, et surtout de leur désespoir. Je n’étais pas dans une zone de guerre, je n’étais pas dans un pays accablé par la famine. J’étais bel et bien en Europe, ce qui rendait tout cela d’autant plus insoutenable. Mon reportage s’est naturellement orienté vers les enfants et la famille. Peut être parce que j’ai moi même deux petites filles et que je ne pouvais m’empêcher de penser à elles en voyant tous ces enfants. Probablement me rappelaient ils aussi à moi père de famille, à quel point ces hommes et ces femmes étaient courageux.


L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


« Qu’arrivera-t-il aux enfants qui ne font pas leur prière Qu’arrivera-t-il aux enfants qui dorment dans la rue [...] Qu’arrivera-t-il aux enfants qui dorment sous la lune claire Qu’arrivera-t-il aux enfants qui ne vont pas à l’école » Daniel Darc, «Les enfants», Chapelle Sixteen, 2013

L‘IN

qualifiable

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


LE SACRÉ CORPS PHILIPPE LIOTARD

Il est couché. Il est tard. Il entend une mouche voler, tenue éveillée par l’ampoule nue. Il lit, avance dans les mots vers le sommeil. La mouche vole, s’approche, s’éloigne. Son attention passe des mots à la mouche. Progressivement, la mouche l’attire loin des mots. Il se met à anticiper son vrombissement d’où naît une subtile et mordante inquiétude. Se posera-t-elle lorsqu’il éteindra ? L’entendra-t-il longtemps dans le noir ? L’empêchera-t-elle de s’endormir ? Se posera-t-elle sur lui une fois la lumière éteinte ? Une phrase lui vient, de Duras : « on peut aussi ne pas écrire, oublier une mouche. Seulement la regarder ». Oui, on peut « oublier une mouche ». Ne plus se souvenir de son vrombissement lancinant. Ne plus se rappeler combien de fois on l’a suivi des yeux jusque sur le mur, la poutre, le plafond, la table, la marche de l’escalier, la porte, l’encadrement du tableau. « On peut aussi ne pas écrire », dormir. Sauf que dans cette nuit là, impossible d’oublier la mouche, imopssible de dormir. Elle l’a extrait de son livre et des mots d’avant le sommeil.

L‘IN

qualifiable

Les yeux fermés, il lui semble qu’elle emplit la pièce. Des images traversent son crâne comme si la danse de la mouche générait des visions. Un porc mort, une vieille femme ivre hurlant, Mickey Rourke au comptoir d’un bar, une femme nue peinte en blanc sur un cheval blanc, un homme nu, lui aussi, couvert de tatouages portant une longue perruque blonde… Les images s’enchaînent. Aucune ne s’arrête. L’agitation anarchique des pensées retarde le sommeil. Il ne peut pas oublier le bourdonnement lancinant de la grosse mouche noire sur laquelle il écrira peut-être. Plus tard… Son vol évoque le souvenir d’un corps lié à une autre mouche, celle que Duras aurait pu se contenter de regarder, au lieu d’en écrire les derniers instants, puis la mort, à 3heures 20.

« On peut aussi ne pas écrire », ne pas pouvoir écrire. Ni sur la mouche, ni sur la merde sur laquelle se posent les mouches, ni sur rien. « Seulement la regarder » et regarder la merde sans pouvoir rien en écrire.

Le vol de sa mouche à lui, bien vivante, qui vient menacer son endormissement et sur laquelle personne n’a écrit évoque la mouche mourante puis morte puis le corps d’un homme nu, tatoué à la longue chevelure blonde, le corps de Ron.

La mouche le tient éveillé. Il pose son livre sur le sol. La main qui tenait le livre pend en dehors du lit. Il regarde le plafond, suit le ballet de la mouche autour de l’ampoule. Puis il ferme les yeux, écoute la mouche, guette les pauses, rouvre les yeux, regarde l’ampoule.

Il l’avait vu pour la première fois quelques jours auparavant à l’Université. Une conférence était donnée par l’artiste qui présentait les dix dernières années de son œuvre. Il avait eu l’information puis l’avait oubliée.

Il ferme les yeux. Des étoiles blanches d’éblouissement scintillent dessous ses paupières. Il ne regarde plus rien. Il aimerait oublier la mouche.

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


Le soir de la conférence, il allait partir mais il a été intrigué par la faune qui se trouvait dans le hall. Il a retardé son départ, par curiosité. Les personnes qui étaient là n’avaient pas des allures d’étudiants ou d’étudiantes, encore moins d’enseignants. Tatouages, piercings, lunettes noires, crânes rasés… Il est entré dans la salle de conférence, « pour voir ». Pas plus de cinq minutes, juste « pour voir ».

Il se souvient du samedi, de son arrivée tardive sur les lieux éclairés par des braséros. La Demeure du Chaos, c’était donc ça. Dans la cour, près d’un hélicoptère fiché dans le sol, des lits d’hôpital, des containeurs, des carcasses de voiture, une plate-forme pétrolière. Il eut l’impression qu’au-delà des grilles le monde s’était figé dans un moment d’après l’apocalypse.

Arrivé à l’entrée, il lui avait fallu donner un code reçu par email. Il avait dû passer Il est resté tout le temps, deux heures de conférence, et plusieurs dizaines de une échographie de la gorge réalisée par le propriétaire des lieux. L’image minutes ensuite à écouter les questions et les débats. Il n’avait pas saisi toutes de l’échographie montrait des étoiles flottant dans son larynx. Puis il avait dû avaler une pilule.De quoi? Il n’en savait rien. Il avait beau se trouver dans un les subtilités du propos en anglais. lieu inquiétant, il s’était senti en confiance. La pilule bleue était le prix d’entrée La traduction était approximative. à l’antre de la Demeure du chaos. Il ne s’était pas inquiété de savoir ce qu’elle Mais il était resté. Il avait écouté. Il avait regardé. contenait. Il était lui-même un élément du spectacle. C’était un mardi d’octobre. L’artiste invité, Ron, venait de Los Angeles. Pour la première fois, il avait vu un homme présenter un travail artistique sur un matériau auquel il n’aurait jamais pensé : son propre corps. Il est sorti très touché par la conférence, par Ron, par son discours, par ce que son œuvre disait de sa vie d’ancien punk héroïnomane, de séropositif, d’homosexuel. Il a été troublé par son travail si humain, lui pour qui les artistes étaient une sorte d’élite intellectuelle hautaine, comme les profs. La mouche s’est posée. Il ouvre les yeux. La mouche repart. Il ferme les yeux.

Les lits d’hôpital avaient servi une mise en scène et les containeurs accueilliaient plusieurs pièces que le public découvrait aléatoirement. Ce soir là, il a découvert un aspect de l’art qui lui était totalement inconnu. Les arts de la performance, les arts vivants, le body-art. La soirée était composée de plusieurs spectacles. Le chant, la danse, le théâtre se mêlaient, mais il regardait distraitement, occupé par sa découverte des lieux, du public et impatient d’autre chose. Il était venu pour voir Ron. La mouche s’est posée. Dans le silence de la chambre, il rouvre les yeux.

Il retrouve l’ambiance de ce samedi d’octobre, ressent l’impression d’irréalité Ron devait se produire le samedi suivant dans une espace dont il avait entendu qu’il a eue quand un cheval blanc avait traversé la cour, monté par une femme parler dans la presse, la Demeure du chaos, un lieu où il aurait alors bien imaginé nue, entièrement peinte en blanc. Il avait d’abord cru à une vision. Mais la femme des mouches, des rats, des crânes, des cadavres, des chauves-souris, du sang, et le cheval étaient bien réels dont la chaleur dégageait un halo de vapeur comme une auréole. des messes noires... Il est resté longtemps suspendu à cette apparition. La mouche continue son vol. Il l’avait suivie des yeux comme à l’instant il suivait la mouche des yeux. Les yeux fermés, elle lui paraît lourde, loin d’être morte, plutôt infatigable, immortelle... Le son de son vol le ramène à Ron.

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


Il ne connaissait personne. Il était venu seul, la poitrine serrée d’appréhension. Mais dès qu’il avait franchi la porte où se passait l’échographie l’appréhension avait laissé la place à l’excitation. Il reconnaissait quelques personnes qui étaient à la conférence du mardi. C’est à l’une d’elle qu’il a demandé si Ron s’était déjà produit. Elle lui a répondu qu’il allait clôturer la soirée, que ça se passerait dans le bunker. Elle lui a proposé de la suivre. Il a contourné le bunker jusqu’à une file d’attente dans la nuit. Il sentait une impatience partagée, non pas l’impatience liée à l’agacement de l’attente mais plutôt celle des enfants faisant la queue pour jouer. Les visages étaient souriants et graves.

Il éteint la lumière. Il ne veut plus entendre la mouche voler. Il veut retrouver la pesanteur rassurante et l’intense émotion de cette soirée d’octobre. La tête de Ron s’est redressée, puis son buste. Il s’est retrouvé à genou, les longs cheveux blonds masquent encore son visage. Il a brosse cette perruque, longuement, calmement. Il ne connaissait rien à l’art contemporain, à cet engagement du corps. Il n’a pas vu la référence à Marina Abramovic. Il a tout reçu en novice, avec une émotion bouleversante.

A l’entrée, il a reconnu le chef d’un gang de vampires new-yorkais aux dents taillées, qui était là le mardi. Il faisait office de passeur, invitant en silence les Au fur et à mesure, le brossage est plus énergique. Au lieu de coiffer la perruque, gens à entrer, un à un dans le bunker. Ron l’ébouriffe. Il est entré. Il a été pris par l’atmosphère du lieu, une ambiance contenante, Il est très près de l’artiste, il entend son souffle s’accélérer. Puis il voit quelques enveloppante, sécurisante. Le public a pris place, silencieusement, religieusement gouttes de sang projetées par ce souffle qui s’écrasent sur une plaque de verre presque. Au centre du bunker était placée une table, sur la table, à quatre pattes, posée verticalement face à l’artiste, puis coulent. Il les voit de suite ces gouttes, l’artiste. Il ne l’a pas reconnu. Il a cru d’abord à une statue peinte. Le corps était d’un rouge éclatant. Le brossage devient anarchique, le corps commence à être recouvert de tatouages, le visage masqué par une longue perruque blonde dont secoué de spasmes. La perruque est arrachée. Du sang coule abondamment sur le visage de l’artiste depuis son front où était fixée la perruque. A chaque les cheveux touchaient le sol. L’artiste était immobile. expiration, il en projette sur la plaque de verre. Il avait trouvé le temps long pour l’artiste. Il était entré dans le bunker parmi les premiers et avait pris place assez près, à un Il est surpris de ce qu’il éprouve et de l’intensité de ce qu’il ressent à la vision de mètre de la table, à hauteur de l’épaule de la statue blonde au corps d’homme. ce corps saignant devant lui, si près. Il est surpris de trouver beau ce qu’il voit et Il n’avait pas trouvé le temps long pour lui. Il avait été capté par ce tableau vivant dont il n’avait jamais imaginé la possibilité avant le mardi précédant. Il regarde offert. Il avait trouvé le temps long pour l’artiste qui restait immobile le temps que le sang couler, subjugué par la puissance de ce rouge qu’il n’a vue dans aucun tout le public soit entré et se soit installé. Il aurait voulu bousculer les gens, leur tableau. dire de se presser, que, quand même, l’artiste était là, immobile, à quatre pattes, Le spectacle monte en intensité. Ron est maintenant couché sur le dos, nu et qu’il faisait froid et que la position n’était pas confortable… ensanglanté. Il passe sur son corps une plaque de verre. Il est couvert de sang, Puis le spectacle a commencé. Il n’y avait pas eu de signal. Il a commencé de la tête aux pieds. Son corps s’agite, paraît résister à la mort. Il geint. Son souffle est saccadé. comme s’il devait commencer à cet instant. Et il en est resté le souffle coupé.

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


En voyant Ron, il revoit en chair et en os tous les Saints et tous les Martyrs que l’art officiel chrétien a représentés. Il revoit Saint-Barthélemy écorché vif, SaintSébastien percé de flèches, Sainte-Agathe aux seins arrachés et le Christ, bien sûr, portant sa couronne d’épine… Face à lui, dans ce bunker, la chair sanguinolente de Ron est devenue sacrée.

Il n’était jamais allé au théâtre, n’avait jamais vu un spectacle de danse. Il a été saisi par la présence de l’artiste. Il a senti se diffuser depuis le corps mis en souffrance jusqu’à son propre corps quelque chose du domaine de l’eucharistie. Il a senti ce partage se communiquer au corps des spectateurs physiquement présents et leur transmettre une émotion sur laquelle ils avaient peu de prise, une émotion proprement incarnée qui les a unis dans l’intimité du Bunker.

Lui, l’athée, a été happé par les symboles mobilisés par l’artiste durant ce petit quart d’heure de spectacle. Ça avait été très court et ça avait été très long. Ça avait été très intense. Il avait été transporté en dehors du temps, comme Duras, seule dans sa maison à observer la mort de la mouche qui « s’était débattue jusqu’au dernier soubresaut ».

Il rallume, se demandant si la lumière blanche de l’ampoule nue peut s’approcher de celle de la poursuite qui illuminait le corps de Ron, seul éclairage dans le bunker. La mouche se remet à vrombir presque instantanément.

A l’issue de sa performance, Ron est assis, essoufflé, vivant. L’épaisseur de la chair de Ron, le souffle de son corps habité, sa présence au Il esquisse un sourire de pure douceur. monde, voilà d’où il tenait l’évocation. Dans le spectacle, Ron s’était débattu mais Son regard se pose sur les gens autour ; il a donné, il s’est donné, le public a il n’avait pas cédé. Il était toujours vivant, sa chair imputrescible. Et pourtant, il reçu. a joué l’agonie. Son sang contaminé s’est écoulé de son corps qu’il colorait par dessus ses tatouages, de l’araignée noire qu’il arbore sur le front au soleil noir Les spectateurs ne parviennent pas à le quitter. Un léger mouvement est perçu, qui ceint son anus, référence au texte de Bataille. comme si le public voulait désormais l’envelopper, comme si quitter l’espace au Le bourdonnement de la mouche s’est arrêté. Elle a suspendu son vol centre duquel trône Ron était un déchirement. avec l’arrivée du noir dans la chambre. Il a maintenant les yeux grands Il éteint la lumière. ouverts et sent pleinement son corps peser sur le matelas. Il sait d’où Ron est venu ce soir. Il n’a fait aucune association entre la mouche « Maintenant c’est écrit. » et la mort, la mouche et le sang des cadavres. Ce qu’il a gardé du spectacle est trop vivant pour cela. La mouche, réelle, a convoqué une autre mouche, mourante et fictive, dans une histoire racontée par Duras. Cette mouche dont l’agonie était décrite l’a conduit a l’agonie mise en scène dans ce spectacle, un soir d’octobre, en bord de Saône.

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


Ron Athey, Photo Lukas Zpira

L‘IN

qualifiable

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


PERCEPTION DU CORPS ALTÉRÉ DE L’ARTISTE OCÉANE DEBOTE Etudiante, Master Arts de la Scène, Université de Strasbourg

L‘IN

qualifiable

« C’est le spectateur qui fait le tableau ». Marcel Duchamp lors de la Conférence autour de son œuvre « Fontaine », 1965. Dans les formes performatives contemporaines, il n’y a plus nécessairement de texte : l’œuvre devient signifiante par l’action qui a lieu sur scène et par la réception du spectateur dont la présence est constitutive du spectacle. Il n’y a plus de support textuel qui subsiste à l’action, la mémoire de l’œuvre ne reste que dans le souvenir du spectateur. Ces formes d’Art Corporel produisent du sens par le corps agissant au présent, et c’est au spectateur de recréer la matière narrative. Sa perception module l’image de la performance dont il a été témoin. Au-delà de la volonté de l’artiste, cette perception fait l’œuvre. Pour autant, le spectateur n’a accès qu’à l’instant spectaculaire, il assiste à la toute dernière bouture du travail de réflexion de l’artiste, la sentence. La perception se définit par le degré de nécessité que le spectateur accorde au geste de l’artiste. Qu’en est-il pour les Performances qui altèrent la compréhension du spectateur par l’exploration du corps, son altération, perturbant la réception poétique par une réaction beaucoup plus instinctive ? L’exploration de la chair par l’artiste active émotionnellement le spectateur dont la perception ne répond plus seulement de sa compréhension de l’instant, de son intellect. Face à l’altération du corps, elle fait face à plusieurs paradoxes. Selon H-T. Lehmann l’artiste performer est celui qui organise, effectue, compose des actions qui affectent et prennent même possession de son corps personnel1 . L’action concrète et réelle d’altération du corps du performer crée un instant qui est vu et emporté par le spectateur, mais aussi, et surtout reçu, ressenti dans son propre corps. L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM

Louis Fleischauer, juste après une performance d’AMF photo Yoran Nesh


Les Performances qui touchent à la chair, celles qui utilisent la suspension, la blessure, le percement, l’atteinte caractérisée aux corps, modifient les conditions de perception, faisant appel à la mémoire du corps, la mémoire charnelle. H. T. Lehmann parle de l’acte douloureux comme lieu de l’activation de la mémoire de la souffrance chez le spectateur. Empruntant les mots de Nietzsche, la souffrance comme auxiliaire le plus puissant de la mnémotechnique, H-T. Lehmann parle de la nouveauté des arts du spectacle usant du corps, qui réside dans le fait que s’est opérée une transition de la souffrance représentée à une souffrance vécue dans la représentation2. La présence de fluides corporelles ne va pas avoir le même effet, qu’ils soient apportés ou collectés sur scène. C’est l’acte d’altération du corps qui, dans l’inconscient, est synonyme de détresse plutôt que de liberté. Sa mise en scène désoriente la perception. Lorsque Luka Zpira crée Danse Neurale, il s’imprègne de l’attrait de l’homme machine, du lien entre la chair et la technologie, il ne le dit pas, ne le signifie pas. Son corps qui peut sembler mis en difficulté, soulevé par la peau du dos, produit les ailes mécaniques auxquelles il pense, ces ailes qui sont projetées derrière lui, produits de sa pensée qui font de l’acte de suspension une Performance artistique. Par ce qu’ils en voient, par ce qu’ils en perçoivent, les spectateurs construisent l’histoire de la Performance qui se déroule devant eux. Certains seront captés par la suspension, d’autres fascinés par le jeu de la technologie, d’autres encore, simplement emportés dans un autre univers suggéré par Zpira.

Lukas Zpira Danse Neurale

Une performance de Louis Fleischauer, Primordial Kaos Invocation. Les crochets sous la peau de la performeuse sont connectés à des cordes raccordées à des micros. es sensations sont tarduites en son et partagées avec l’audience

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


Un paradoxe peut donc apparaître dans l’interprétation première du geste si elle se centre sur l’espace de douleur et de souffrance. Les artistes explorent en effet la douleur mais par le caractère volontaire de leur action ils se dégagent de la souffrance. Les performances usant du corps, parcourant la chair, explorent la douleur. A la vue de l’incision, de l’écorchure, le spectateur peut facilement supposer sa propre réaction physique, la mimétique de la douleur3 étant plus contagieuse que la comparaison de mœurs. La douleur physique est une notion universelle. Peu importe le seuil de tolérance à la douleur de chacun, lorsque le sang coule, l’inconscient collectif sait que c’est potentiellement douloureux. Mais les artistes ne subissent pas la douleur et la souffrance, ils l’entraînent, ils l’éprouvent4. Le corps meurtri est douloureux, mettant en relief les souffrances exprimées, mais les circonstances des meurtrissures influencent l’impact de la douleur et de la souffrance, les distinguant. Ron Athey, performer américain, travaille sur les meurtrissures extrêmes du corps. Il explore des thématiques qui traversent l’existence sociale, les relations entre le désir, la sexualité, le corps dans son existence traumatique, le corps contaminé par le VIH. Son travail, qui peut sembler d’une extrême violence, interroge la masculinité et l’iconographie religieuse. H-T. Lehmann envisage les caractères des artistes performers comme « des possibilités d’existence en général refoulées et exclues [qui] s’expriment en des formes particulièrement physiques dans le théâtre postdramatique et démentent tout perception installée dans le monde, au prix de savoir combien est étroite la sphère dans laquelle la vie peut se dérouler dans une certaine “normalité” 5». La purgation par le sang qui coule peut provoquer malaise et angoisse pour le spectateur par le lien qu’il peut faire entre ce qui se passe sur scène et lui-même. L’art des modifications corporelles s’éloigne de la structure mentale intelligible en faveur d’une corporalité intensive. Le travail de Ron Athey souligne ce corps qui s’absolutise6. Ce qui importe ce n’est pas ce que l’action semble signifier, ce n’est plus la douleur de l’incision, mais la tentative d’existence des artistes par l’action terrible qu’ils effectuent.

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM

La recherche est celle d’un état altéré de conscience provoqué par la douleur délibérée, c’est-à-dire un chaos de sensations pénibles, sans que la souffrance intervienne réellement. L’individu, comme dans le sport extrême, est dans une relation de maîtrise avec ce qu’il inflige et ce qu’il ressent, il sait pouvoir en sortir à tout instant et ce sentiment désamorce la virulence attachée à la souffrance. La douleur n’existe plus, paradoxalement, qu’à titre de sensation7.

Ronnie Lee, Scarifications extrait de Joyce, Ron Athey Hambourg, 2002


C’est en s’appliquant à prendre en compte cette distinction qu’en tant que spectateur, sa perception évolue. Un spectateur novice va voir la Performance en la comparant, naturellement, à ses propres références à la douleur et va – instinctivement – percevoir la performance comme violente. Le spectateur peut, dans un second temps, admettre que l’action de l’artiste est volontaire, et que de ce fait, il ne s’infligerait rien qu’il ne puisse supporter. Les Performances d’atteintes corporelles, peuvent cependant être perçues comme tortures, dans la mesure où le spectateur ne fait pas cette distinction entre douleur et souffrance. Le spectateur interroge également la notion de réalité de l’action. Sur scène, il s’agit du corps réel de l’artiste, est-ce que l’intention de l’artiste subsiste à la violence apparente de l’acte ? Jacques Rancière parle d’une image qui montre quelque chose de trop réel, d’intolérablement réel, qui activerait un déplacement de l’intolérable dans l’image à l’intolérable de l’image. N’est-ce pas le même risque pour la performance d’altération corporelle ? Ce n’est pas la violence que le performer s’inflige qui est intolérable, mais plutôt la violence supposée par le spectateur. Et c’est la perception du spectateur, projetant ces actions sur ses propres capacités de tolérance, qui fait de l’image de l’automutilation quelque chose d’intolérablement douloureux. C’est là qu’est l’enjeu de la rencontre dans la performance d’altération corporelle, dans l’exploration du corps par les artistes. Qu’est ce qui, pour le spectateur, dépasse la sphère de l’intime, du tolérable ? Qu’est-ce que l’artiste peut-il proposer ? De quoi doit-il s’abstenir ?

Les altérations proposées sont un partage de l’ordre de l’intime. Les axes de recherche des artistes de l’altération corporelle interrogent cette notion de réalité, parfois difficile, devenant pour certains intolérable en raison de l’exploration de l’intime qu’ils exposent. Les problématiques des performers se constituent de réflexion vraie, d’une vie de chair. La réalité exacerbée de l’acte combinée à la poétique de l’artiste bouscule la perception. Le spectateur qui ne conçoit pas cette capacité de partage de l’intime ne peut pas percevoir la liberté de l’artiste. J. Rancière développe la question de l’intolérable vérité dans le cadre d’images, mais le parallèle avec les représentations scéniques des artistes de la Performance est aisé. Le spectateur est en droit de choisir s’il souhaite ou non voir l’image, assister ou non au spectacle, garder les yeux ouverts ou les fermer, quitter la salle… ou s’évanouir. Les artistes de l’art de l’altération corporelle font osciller les spectateurs présents entre une extase communicative et un sentiment de culpabilité de par leur présence. « Il faut des images d’action, des images de la vraie réalité, ou des images immédiatement inversables en leur réalité vraie, pour nous montrer que le simple fait d’être un spectateur, le simple fait de regarder des images est une mauvaise chose8 ».

Ron Athey Self-obliteration Demeure du Chaos 2007

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


En effet, la passivité apparente du spectateur face à l’image ou à la représentation semble constituer un ressort de culpabilité. Pour Rancière, l’action est présentée comme la seule réponse au mal de l’image et à la culpabilité du spectateur. Pour l’artiste, agir est une manière de s’approprier son corps et du point de vue de J. Rancière, de se déculpabiliser en agissant, en proposant une action, un axe de réflexion. Il semble exister différentes réceptions de l’acte violent. Les mœurs, elles, varient d’une société à l’autre, l’intolérable pour l’un, peut être une tradition pour l’autre. Le contact entre deux êtres est plus fort lorsque l’on fait appel aux émotions instinctives qu’à l’intellect. La participation à l’événement n’est pas nécessairement une caution de la pratique, mais elle engage la responsabilité du spectateur. Il effectue un travail parallèle à celui de l’artiste. C’est un travail conjoint à celui de l’artiste. Il est parallèle, mais l’un fait écho à l’autre, nécessairement. La proposition de l’artiste participe à l’activation du spectateur, dans un processus d’accompagnement ou de rejet. Ce dernier peut être dû à la méconnaissance de la pratique ou à une opposition à la pratique d’exploration corporelle. Tout comme pour l’image qui déformerait une réalité trop lourde, la mise en scène de l’altération du corps peut sembler intolérablement réelle. Etre présent peut s’envisager également comme un acte de voyeurisme comme au temps des monstres de foires, ou bien au contraire comme un accompagnement poétique à l’expiation des maux de l’artiste. L’un accuse, l’autre est complice. Enfin, la perception du spectateur est modulée par la conscience de la préparation, de la réflexion de l’artiste. L’accompagnement poétique du spectateur lui permet de concevoir la Performance non pas comme un tour de force mais comme l’inscription corporelle d’une réflexion, d’une spiritualité. Et c’est cette ignorance de la préparation des artistes par le spectateur qui fait percevoir l’action de l’atteinte corporelle comme violente ou ressort de souffrance. La relation entre l’artiste et le spectateur semble donc être de différentes natures. La présence du spectateur est strictement nécessaire à l’accomplissement de la Performance. La mise en spectacle de la démarche d’exploration corporelle de l’artiste crée un espace artistique, où évoluent différents acteurs. Le spectateur peut accompagner l’artiste, se confronter à ses propres limites, conceptuelles, morales, empathiques. L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM

Louis Fleischauer Feed me your Fears


L’instant de la performance est le lieu de la rencontre émotionnelle. Chacun apporte sa présence physique, sa substance, la mettent au service d’une rencontre plus métaphysique. La proposition de l’artiste impose au spectateur d’activer sa conscience, sa capacité de positionnement. Olivier Sirost souligne les deux composantes fondamentales du travail du performer : l’art de la Performance pourrait se considérer selon deux axes ; une manière de rester vivant, en explorant l’extrême, la douleur, exister par ce que l’on ressent ; mais aussi exister dans le regard de l’autre, que l’on capte par l’expérimentation9. La Performance d’altération corporelle n’est pas un spectacle devant lequel le spectateur peut rester passif. L’usage du corps dans son extrémité active le spectateur, attise ses sens et sa perception, jouant avec les mœurs, la morale, la bienséance. Le spectateur doit se positionner au-delà des paradoxes de sa perception, au-delà de ce que lui pourrait endurer, de ce qu’il ressent en premier lieu. La perception instinctive du spectateur se confronte à une recherche poétique de plus grande envergure.

Hans-Thies Lehmann, Le Théâtre Postdramatique, Paris, L’Arche, 2002, p. 221. Ibidem, p. 270. 3 Ressentir quelque chose par imitation n’est pas sans rappeler le fonctionnement des neurones miroirs. Découverts dans les années 1990 par Giacomo Rizzolatti, neurologue à Parme, les neurones miroirs permettent d’observer que le cerveau réagit aux actions de l’individu mais également à son semblable. Actifs à l’exécution d’un geste et à l’observation de l’autre individu de la même espèce, ils nous permettent d’appréhender les actions des autres et d’en concevoir la signification. Ce système de neurones nous donne la compréhension du réel. On les nomme parfois « neurones de l’empathie ». Ce sentiment de mimétisme à la douleur semble donc dû à notre capacité à comprendre les gestes d’autrui et de les comparer à notre propre répertoire gestuel. 4 Terme repris notamment par George Vigarello lors du Colloque International : Corps meurtris, beaux et subversifs : Réflexions transdisciplinaires sur les modifications corporelles. », Université de Strasbourg, 2016. Voir de Philippe Liotard, « Bob Flanagan : ça fait du bien là où ça fait mal », Quasimodo, n°5 (« Art à contre-corps »), 1998, p. 131-157. 5 Hans-Thies Lehmann, op. cit., p. 151. 6 Ibidem, p. 152. 7 David Le Breton, Signes d’identité, Tatouages piercings et autres marques corporelles, Éditions Métailié, Paris, 2002, p. 94. 1 2

Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé, Paris, La Fabrique Éd, 2008, 145 p., p. 97‑98. Olivier Sirost, Le corps extrême dans les sociétés occidentales, Paris, France, Harmattan, 2005, 333 p., (« Mouvement des savoirs »). 8 9

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


L‘IN

Louis Fleischauer le cri de Gaia Los Angeles River 2014 avec Samantha Ceora

qualifiable

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


# SUSPENSIONSMILES VEG SILENCIO Tout ou presque est parti d’une image. Celle de l’un de ces moments de doux flottement, capturé par une amie, perchée dans un filet me surplombant, lors d’une suspension en petit comité, un soir d’été. Un instant de béatitude saisi dans ce balancier, marqué par un sourire intense, enfantin, du visage tout entier, un sourire de ceux que l’on ne peut forcer. La première à s’en émouvoir fut une connaissance, suspendue elle aussi, sur un autre continent, lors de la « suscon » de Dallas aux États Unis. Captivé à mon tour par le sourire d’une indéniable authenticité perceptible dans son cliché, nous étiquetions quasi simultanément nos photos respectives avec le «hashtag» #suspensionsmiles, marquant par là cette complicité particulière émergeant entre ceux et celles qui ont eu le loisir de goûter à ces moments d’une qualité si douce, si rare, qui implicitement, par-delà les kilomètres, nous relient, nous font sentir communauté. Mon regard de suspendu comme de praticien s’est alors mis à déceler, dans toutes les traces des suspensions que j’avais vécues ou facilitées, ce trait d’union si singulier. S’est alors imposée à moi cette évidence : par-delà les crochets et la peau étirée, les saignements et la gestion des risques de contamination croisée, les technicités d’amarrages et de cordage, la charge émotionnelle de l’accompagnement personnalisé de chacun·e dans ces ascensions… toutes les suspensions avaient ceci de commun qu’elles produisaient, à un moment ou à un autre, du sourire partagé. Sourire gêné tout d’abord, bien souvent, lorsqu’il s’agit de se lancer, de se mettre à nu et de révéler à tou·te·s la peur du vide, de la douleur, de l’inconnu… qui surgit lors des premiers instants, telle une voix intérieure malicieuse nous mettant au défi de continuer.

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM

L‘IN

qualifiable


Sourire crispé ou même grimace, parfois, lors des premiers instants hors sol, quand le cocktail d’endorphines et d’adrénaline libéré par le corps commence à émerger, sans nous avoir encore empli de sa volupté, quand la frontière entre terre ferme et ciel se brouille, nous désoriente, jusqu’à nous faire encore hésiter. Sourire de soulagement, quand les muscles se détendent, quand l’abandon à la situation ouvre enfin les vannes de cette caresse intégrale, de cette libération, de cette extase que les mots peinent souvent à décrire sans donner le sentiment de sombrer dans le cliché, aucun ne parvenant à retranscrire véritablement la chimie de ces moments.

haine de soi, et caetera –, au mieux une fascination distante et craintive – il faudrait être surhumain, ou fort dérangé, pour tenter cela…; vraiment ? Frappé par la beauté de ces instants et par la diversité des bienfaits constatés sur le plan physique et psychique par les intéressé·e·s, je me suis donné pour mission d’en faciliter l’accès, par la création du groupe « Endorphins Rising » notamment. Outre la foule de considérations techniques nécessaires à la mise en œuvre optimale de la pratique et l’organisation matérielle et collective que cela implique, l’accompagnement psychologique qui tient tant de l’intuition, de l’écoute que du coaching… reste cet obstacle majeur qu’est la difficile représentation de ce que nous entreprenons.

Sourire jubilatoire, ensuite, quand l’intéressé·e saisit la magie de la situation, prend conscience de sa réalisation, et mesure combien corps et esprit ainsi Longtemps cantonnée au monde de la “performance” dans sa version mobilisés peuvent triompher de l’appréhension, jusqu’à donner le sentiment contemporaine, la suspension a un lourd héritage à porter : en misant souvent sur le “shock factor” et en faisant du simulacre de la souffrance ou des univers intime d’une renaissance à soi, à ses sens, à sa puissance, à son unité. Sourire complice, également, quand surgit l’évidence d’un rare moment de gore/trash/apocalyptique leur moteur, bien des performers ont contribué à communion, entre la personne suspendue et l’équipe facilitant cette échappée, façonner une subjectivité collective pour le moins éloignée de la substance que mais aussi avec toutes les personnes présentes à ce moment, comme si elles je me suis efforcé de décrire précédemment. Dans un tout autre registre, la nous portaient à bouts de bras, nous encourageant de leur regard, de leur souffle, discipline mystique, chamanique ayant inspiré nos pratiques « modernes » ne donne guère plus le sentiment d’une activité rejoignable, bénéfique sur le plan de leurs mots parfois, accompagnant dans tous les cas. personnel et collectif ou tout simplement curieuse et amusante, comme l’un des Sourire partagé, encore, quand l’assistance, envoutée par ce qu’elle perçoit, nombreux possibles dans la large palette d’outils d’exploration de soi. embarquée dans la valse aérienne qu’elle observe et traversée par l’énergie incroyable de ce qui se joue et irradie tout alentour, ne peut retenir l’expression Dès lors, s’impose un travail d’éducation, de re-contextualisation, et de reroutage des imaginaires. Comment inciter le regard à se porter au-delà de l’outil de sa joie à recevoir pareille invitation à l’émotion. « crochet », du lien cordé, de la matière chair, entre autres éléments pouvant Sourire hébété, enfin, quand le corps revient au sol, que s’affairent les membres évoquer le supplice, voire la pendaison ? De plein de manières, assurément ! de l’équipe pour dénouer, retirer, nettoyer, épauler, pendant que le ou la suspendu·e revient peu à peu à la réalité, fort·e du sentiment d’avoir été bercé·e La formule #suspensionsmiles répond à cette intention, en appelant à déceler jusque dans des confins lui étant souvent inconnus. Pleurs, rires, accolades ce que les éléments précités pourraient occulter : le sourire, comme langage et câlins surgissent alternativement, parfois tour à tour, dans cet espace où la universel du corps toutes cultures confondues, n’est-il pas le témoignage vibrant retenue n’est plus de mise, et où s’est joué, parfois entre parfaits inconnus, une que tout·e un·e chacun·e a quelque chose à gagner à élargir son champ de forme précieuse d’intimité. vision, jusqu’à, pourquoi pas, tenter de partager avec nous cet horizon ? Sourires pluriels, sourires sincères. À mille lieues de l’image d’Épinal entachant C’est, en tout cas, le pari que nous faisons ! une pratique aussi marginale qu’incomprise, convoquant le plus souvent une diversité d’imaginaires sordides lors de son évocation – boucherie, automutilation, L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


Coline

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM

Anne Photo par Stef Bloch


Eugenia

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


Léo Photo par Stef Bloch

L‘IN

qualifiable

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


FEMMES CHEYANTES VIOLETTE VILLARD Café Muller aujourd’hui Appelez ça des blessées Ce n’est ni caricatural ni subtil, c’est l’état où elles se trouvent Pourquoi les dévier de cet état Puisque c’est là qu’elles vont le faire Elles sont désarticulées par un poids qu’elles portent devant Elles vacillent bras tendus paumes ouvertes Et l’homme, vous me demandez l’homme ? L’homme retire l’espace au fur et à mesure Qu’elles passent Ça donne le mouvement L’homme retire les chaises au fur et àme mesure Qu’elles s’accidentent Ça donne la traîne Et les femmes basculent C’est l’équerre de la situation Elles tombent de gauche à droite Tombent Se recroquevillent S’adossent au mur Non je le dis mal Elles se heurtent au mur, Choient contre le mur Choient. Et l’homme ? Vous me demandez l’homme ? Je ne sais pas pour l’instant

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM

L‘IN

qualifiable

Regardez les plutôt Se massent les bras, Essayent de se sentir la nuque, Se massent le torse Avancent paumes ouvertes Corps emmailloté de fibres végétales Pansement au creux des reins oui Aussi bizarre que cela puisse sembler Pansement sous les cheveux Oui Plaie vraisemblablement récente Mais érotisme de la plaie quand elle est entrebâillée Que font les hommes, me demandez-vous ? Attendez Elles passent, désarticulées Rien. Se retirent Enlèvent les chaises. Regardent par-dessus l’épaule, je crois qu’ils veulent intervenir Intervenir ? Oui, intercepter la blessure Au passage de la plaie En retirant l’espace de l’épanchement Ce sont des scènes d’interpellation Autant que des scènes d’effraction Patibulaires de toute façon C’est avec des faces grotesques et des membres déformés Que la vérification a lieu On voit cela dans les salles de commissariat On voit cela aussi dans les salles des organes


Déchirer le pansement. Non. Déchirer la plaie. Retire les chaises Regarde par-dessus l’épaule Interviens si la peur passe sur le corps Quand est-ce qu’on sait qu’elle passe sur leur corps ? - Qui ça ? - La peur ? Regardent Main tombante. L’un veille sur l’autre Amène poids de chevelure sur côté Mets bouche contre autre homme Donne corps à porter Homme laisse tomber corps Femme revient s’accrocher L’autre homme défait la scène Il y a un veilleur de l’étreinte Il revient, remet corps tête cheveux, Bras en place et femme dans les bras De l’homme-bras-ballant et toujours rien Femme choit devient femme cheyante Femme cheyante en lien et place de femme seyante C’est le canif de la situation Il y a l’automate de l’amour et le veilleur de l’étreinte Et le corps qui choit Le mouvement tourne tout seul à vide. Aride Ingrat le mouvement est indifférent à la douleur des femmes

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM

Plus besoin du porteur de corps ivre Le futur est gai Et l’étreinte se fait C’est vrai ? C’est vrai Et la femme-fantôme se décroche et retourne se cogner dans les tables Puis s’assois, ôte chemise de nuit, s’allonge sur chaise à demi nue. Alors les hommes se lèvent et font trépieds. Le dos de la femme toujours, buste offert à la danse des hommes. Les hommes dansent pour ce dos. Puis les hommes aussi s’effondrent. L’un au genou de l’autre Alors se relèvent La musique reprend. Elégiaque. Miserere. Femme-fantômale danse au fond derrière vitre. Homme à terre se tord. Femme-fantômale arrive bras ouverts, paumes tendues Nage en l’air. Arrive en repoussant les poids. Nage en l’air L’homme à terre danse à l’aide. Femme sur chaise se déploie, remet sa nuit sur son corps Demande du lait Femme s’effondre entre les chaises Une autre se relève et s’abat contre le mur Femme derrière vitre se perd dans le verre.


Homme à terre danse à l’aide à pieds ouverts. Scène de procession maintenant Les mêmes que les interpellations. Femme-chaise redéploie son dos, Femme dans le verre tournoie ses os Homme à terre s’est levé comme par le dos fasciné Le geste pourrait toucher le sein mais ne le fait pas Femme retourne au bras-le-corps Comme on sent une nuque, elle sent l’épaule de l’homme Mais il la laisse choir à nouveau Les hommes ne sont pas très diserts sur les peaux des femmes-chaises Ils ne faut pas croire qu’ils ne s’y cognent pas Eux aussi ont la trace lasse. Ils sont à table Et la femme à terre Ils ne font rien que de décider Du sort de la femme pâle L’homme à terre danse à l’aide Danse le dos de la femme-chaise La femme-fantôme de nouveau s’abat contre le mur. Les hommes se mettent à courir Et la femme-chaise redevient dos. L’homme à terre re-danse à l’aide le dos fasciné de la femme Il danse à l’aide à l’aine À la haine de la femme-chaise Jamais nous ne l’avons vu si excité Excité ne fait pas partie du vocabulaire de ces hommes et de ces femmes Ce sont des fossiles d’une vie jadis fébrile

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM

La femme au manteau bleu n’a rien à voir dans l’histoire Et pourtant on Dira qu’elle l’articule Une certaine mollesse atteint les cuisses de la femme-chaise Je vous décris ce que je vois La femme en bleu est celle qui danse le mieux Mais incongrûment Elle ne fait pas partie du canif de la situation. Elle le sait, sans doute est-ce pour cela qu’elle remet son manteau bleu Ni électrique ni bleu pâle Elle est atteinte par l’incongru des femmes blanches Elle vient de la couleur des îles grenades Et c’est cette dissipation de l’explosion qu’elle regarde Par-dessus les femmes-blanches Je vous décris ce qui m’atteint Les femmes-fantômes reprennent leur danse d’abîme L’homme vient caresser le bout du pied Mais n’allez pas y voir un geste de tendresse C’est de l’orthopédie Juste un parti pris rectiligne sur les choses Les hommes sont des porteurs de femmes-blanches Ils portent le dépit des femmes en train de disparaître Elles dansent pour s’évanouir Le dépit est ce qu’elles portent dans l’avant de leurs mains Et c’est tellement trop lourd qu’elles en basculent Vous l’aviez deviné, c’étaient les causes que vous vouliez ? Les voilà Ce sont des femmes basculées N’est-ce pas ainsi que je vous les ai présentées Pardonnez ma hâtivité On va trop vite pour ne pas décrire la hardiesse du malheur On recouvre de lenteur, de verre, de manteau blanc


Les femmes-blanches ne portent pas le deuil c’est un trait valide de leur blessure On ne peut pas être blessé et porter le deuil Ce serait incohérent Les blessés sont très vivants, ils se tordent de fêlure sur les chaises De fêlure et de clarté Ce qui rend leur peau transparente comme du verre Cassable comme de l’os Et dans les vitres ils se brisent les artères Mais n’y voyez aucun inconvénient C’est le mode logique de leurs membres, Ils avancent fêlés et transparents, Le verre qui fêle atteint les os Ce sont des femmes aux os blanchis par la tristesse Que la femme des îles grenades au manteau bleu Regarde L’homme et la femme au manteau bleu Figurez vous se sont trouvés Dans l’encoignure de la situation Et voilà qu’ils s’embrassent Les voyez-vous ? Oui vous les voyez ? On ne se demande pas d’où vient ce baiser mais de quel temps il date Du temps certainement où les femmes cheyantes étaient encore seyantes Vous les avez connues ? Quand les hommes se mettaient à courir danser courir danser Au devant Il y a la mère debout de dos avec ses lourds cheveux rouges Les femmes-blanches vont aller la coiffer La mère debout de dos Et c’est dans le coiffage Que le dépit va danser

L‘IN

qualifiable

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM

Les gestes n’ont rien d’autre à faire Que de faire danser le désespoir et le dépit De nouveau les femmes-fantômes se tiennent contre le mur Elles se font mal Et l’étreinte se répète Et la femme bleue, que fait-elle maintenant ? Des gestes dont on ne sait pas trop Et de nouveau la femme-blanche s’avance bras tendus paumes blessées Le dépit est venu creuser le centre de la main Et les autres mains en l’air se prennent contre les murs La seule justification au corps qu’il soit dépité La seule justification au corps qu’il soit faible La seule justification au corps qui tombe Que ce soit la danse Et là elle le fait Tente de s’arracher les bras du corps Tente de s’arracher le corps du corps Et la vitre derrière fait corps Et le couple de l’étreinte est dans le verre Ils s’évanouissent dans le verre Peut-être qu’ils y font l’amour Et la lumière s’obscurcit Et Et Dans le verre, l’homme qui danse porte la femme-chaise Il y aura toujours des guetteurs Des veilleurs d’étreinte Des porteurs de corps cognés Des femmes cheyantes La seule justification au tombé C’est le mouvement La seule justification au lâcher (prise) C’est la prise


LOL PHOTOGRAPHE

Danser, tordre, plier, assouplir, toucher, masser, tatouer, caresser, percer, courir, gainer, muscler… Mon corps est en base brute que j’ai façonnée au cours d’une trentaine d’années pour l’amener à ce que je veux, à ce que je peux. Il en découle des choix, des contraintes voulues, posées, imposées ; une volonté d’exprimer son individualité, sa liberté. Une orientation de vie globale pour se rapprocher de celle que JE suis Le travail photographique vient en aval, bien après, il trace l’expression d’une corporéité à un instant précis. Donner à montrer et réfléchir un corps comme matière première. Un corps qui s’ouvre aux autres À ce moment-là il ne m’appartient plus…

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM

L‘IN

qualifiable


L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


L‘IN

qualifiable

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


LE GEEK OU LE TRIOMPHE DU CORPS OBSESSIONNEL OTOMO D. MANUEL À une époque où la normalisation généralisée est de mise, le monde range sa chambre et semble vouloir remettre tout un chacun à sa place. Dans cet ordonnancement compulsif, des choses qui, il y a peu, étaient encore exclues, sont ressorties de la poubelle pour assouvir la soif mercantile. Pourtant, alors qu’on les présente toujours en vie elles ne sont plus que le corps surexposé et putréfiant de ce qu’elles sont en réalité. Et le grand public, prenant ces vessies médiatiques pour des lanternes, fini par passer totalement à côté du sujet. Comme le jazz par exemple qui fut cette incroyable musique pleine de vitalité révolutionnaire et qui a accompagné l’émancipation de la négritude soumise. Le jazz que l’on perçoit aujourd’hui comme juste bon à ambiancer les ascenseurs et les salons d’hôtels dans l’attente des cacahuètes et du Perrier rondelle. Ainsi en va t’il aussi du Punk. Car, comment peut-on être un rebus (signification originelle du mot Punk) quand on a été récupéré et parfaitement intégré en tête de gondole de la supérette de quartier ? Il en va autant du tatouage qui, lui aussi, a fini par perdre sa puissance subversive ou encore des pratiques sexuelles hors normes qui se surexposent sans pudeur. Alors que le monde a depuis longtemps troqué la métaphysique érotique pour l’obscénité grasse de la pensée en chaussettes et sandales dans une confusion des genres. On pourrait dire la même chose du Rap, du Graffiti, du Théâtre de Rue ou encore des musiques électroniques. Finalement de toutes les choses récupérées sans vergogne et sans finalité autre que la trivialité commerciale. Au cœur de cette tendance qui vise à assimiler tout et n’importe quoi à outrance, en confondant la pelure d’orange avec le fruit, la notion de Geek n’échappe pas à la règle. Et pourtant, quelque chose semble la sauver inextremis de la noyade : la victoire incontestable du Geek sur le monde.

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM

L‘IN

qualifiable

Sans qu’on n’y prenne vraiment garde, les Geeks ont pris le pouvoir et continuent de le prendre chaque jour un peu plus. Délaissant à la plèbe les os à rogner de la contestation sociale. Tournant le dos à la pensée grégaire de la rue. Consensuelle et rétrograde. Populiste plus que populaire. Préférant faire ce qu’ils ont toujours fait, cultiver leurs obsessions au point de les engendrer et donner corps à des Golems surgis des profondeurs de leur dédale mental. Jouant sur le présupposé que le Geek ne serait qu’un boutonneux reclus et inoffensif, perdu dans un monde dont personne n’a cure. Profitant du fait que personne ne s’était vraiment rendu compte qu’il était aussi dangereux que les autres. Convoquer les possibles et changer le monde. Le rêve secret du Geek. Puisque le monde en l’état le Geek ne peut s’y conformer. Il ne peut y prendre une réelle place, même si on lui offre la meilleure. Car avant tout, lui aussi est également un inadapté social. Raison pour laquelle on l’appelle un Geek. Un fou.


Raison pour laquelle, aussi, il se blottit dans des fantasmes. Car la seule chose qui définisse la folie dans le monde des hommes c’est l’arrogance singulière qui empêche de se conformer à la norme, au-delà du raisonnable. Or, précisément, la seule chose qui intéresse le Geek c’est la nouvelle chose que le monde va engendrer et qui va contribuer à l’extraire du quotidien morne de la norme. Une attitude qui le rapproche d’ailleurs de la folie punk, puisque comme le disait Jonnhy Rotten dans son interview au journal Le Monde du 16 octobre 2013 : « Il ne s’agissait pas d’un manifeste, ni d’une mode vestimentaire. Le punk est un état d’esprit ouvert sur de nouvelles idées, avec la volonté de continuellement évoluer, de chercher la prochaine étape, pas seulement en musique mais dans le monde autour de nous. Quand j’ai écrit les chansons des Sex Pistols, il ne s’agissait pas de parler du chaos pour l’amour du chaos, mais de dire que le gouvernement et les institutions nous induisaient en erreur ». Ce que Steve Jobs avait lui-même résumé par un simple « Think Different ». Mais la chose qui sépare le Geek du Punk et qui a permis son ascension sur le trône là où le Punk n’a fait que gagner une bataille, c’est que le Geek n’affiche généralement pas sa différence. Il progresse immergé de façon virale, pendant longtemps suspect et invisible. « Punks means thinking for yourself Your ain’t hardcore cos you spike your hair » « le Punk signifie penser par soi-même Vous n’êtes pas hardcore parce que vous portez une crête » Dead Kennedys « Nazi Punks Fuck Off » Fort de cette comparaison, il est intéressant de voir s’il existe entre le Geek autoproclamé d’aujourd’hui et celui des origines la même différence qui sépare le « Punk à chien » qui porte les oripeaux de la panoplie punk de ceux qui l’ont créée.

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM

Car, de la même façon qu’on imagine qu’il suffirait d’être consommateur de Blockbuster mainstream pour être adoubé Geek, une autre idée préconçue serait que le Geek serait facilement reconnaissable. Que globalement il correspondrait au morphotype d’un garçon brillant, boutonneux, introverti, engoncé dans des vêtements mal assortis, passablement empoté et chétif, les cheveux gras, portant des lunettes à verre très épais et totalement asexuel donc notoirement pervers et psychopathe. Un morphotype d’autant plus admis qu’il correspond plus où moins à la typologie des 4 personnages principaux de la série The Big Bang Theory. Pourtant, ce qui caractérise le Geek n’est pas tant de l’ordre du visible quant à son apparence physique, mais bien plus la nature singulière de ses connexions neuronales et de sa plasticité cérébrale. Ainsi, ce qui pouvait rendre le phénomène encore plus suspect dès son apparition dans les années 70/80 (alors que les Geeks s’ignoraient encore eux-mêmes en tant que tels), c’est que les groupes constitués rassemblaient des individus qui, au contraire de se ressembler, n’auraient dû que rester perpétuellement étrangers les uns aux autres. Et c’est bien parce qu’il n’est pas ouvertement identifiable qu’il a pu s’insinuer sans trop d’encombres dans toutes les strates de la société.


On retrouvait bien un certain profil de premier de la classe, correspondant peu ou prou aux personnages de Big Bang Theory. À savoir, non pas le premier de la classe studieux, toujours placé au premier rang et qui dump ses points en offrant de temps en temps des pommes à la maîtresse. Mais un premier de la classe hors norme qui collectionne les bonnes notes sans donner l’impression de travailler. Le surdoué qui remet en cause le docte savoir que l’on accorde à l’orateur qui prend en otage la classe, affublé de son noble statut de professeur. Un bon élève mis à l’écart parce que différent. Replié sur lui-même, qui irrite tout le monde par son génie indolent, parfois impertinent et qui flirte souvent avec l’ennui, la mélancolie et le j’menfoutisme. Mais la chose fascinante et encore plus irritable, c’est que cet inadapté se retrouvait paradoxalement tout à fait à son aise avec un autre inadapté du monde carcéral imposé par l’éducation nationale. Celui que l’école encombre et qui le lui rend bien : le cancre. Ce cancre qui lui aussi s’ennuie en regardant tomber la pluie. Qui lui non plus ne travaille pas mais qui en revanche ne semble pas trop se soucier des notes qu’il ramasse. Or, là où ces deux profils se retrouvent c’est qu’ils sont en équilibre sur le même mur qui sépare le monde de l’Outre-Monde. D’ailleurs, plus souvent là-bas qu’ici. Cet ici, quotidien, où les deux s’emmerdent profondément. Cet Outre-monde si cher à Pierre Pevel dont il nous dit en introduction du premier tome du Paris des Merveilles : « À l’époque déjà, les esprits sages niaient l’existence de l’OutreMonde et de ses prodiges. Et les mêmes aujourd’hui, continuent doctement à vouloir peindre nos rêves en gris… »1. Quoi qu’il en soit, reconnaître le Geek entre le génie et le cancre, ne passe ni par le look, ni par le présupposé des lunettes à double foyer, ni par un stéréotype comportemental mais bel et bien par un certain état d’esprit. Une approche obsessionnelle dans son rapport au réel. À la limite du pathologique. Qui le fait se concentrer jusqu’au fétichisme sur des choses qui le maintiennent « à part le monde ». Dans un état d’émerveillement intérieur constant. En quête d’extraordinaire et de réenchantement pour rompre avec la grisaille et le caractère totalement vain et fondamentalement déprimant du quotidien.

On pourra trouver stigmatisant l’emploi du terme «pathologique» pour désigner l’imaginaire du Geek. Pourtant, c’est oublier que le terme Geek – même s’il est aujourd’hui brandi comme un étendard – est précisément né de la volonté de stigmatiser un certain profil d’individus. Au même titre que les mots Punk ou Queer par exemple ou encore Pédé ou Nègre. Il est reconnu, bien que difficile à établir avec certitude, que le mot Geek serait un dérivé de l’allemand Geck qui signifie fou. Aussi est-il convenu que le Geek servait à l’origine pour désigné le benêt, le retardé, l’idiot du village. Comme le mot Punk signifie le rebus et le mot Queer le bizarre, l’étrange, le malsain. Mais se peut-il réellement qu’il y ait autant de fous, de rebus et de gens bizarres de par le monde ? D’où viendrait que de nos jours la moindre personne qui se précipiterait voir le dernier Batman vs Superman ou serait impatient de la sortie du dernier Star Wars pourrait être considéré comme Fou ? L’excitation procurée par l’arrivée de la dernière franchise d’Ubisoft ou de Rockstar Games suffirait-elle à faire de nous des dingues ? Le Geek ne serait que ce consommateur vorace qui n’aurait d’impatience que pour la sortie du dernier produit de consommation de masse ? Nous en doutons. Tout cela nous semble au contraire une attitude tristement banale au contraire. Celle du consommateur lambda qui répond normalement au produit qu’on veut bien lui faire manger au moment où on veut lui faire consommer. Aussi, même si le pathologique accompagne la nature névrotique de l’homme depuis Freud, force est de constater que la plupart des individus se conforment assez docilement aux doxa ambiantes et s’intègrent sans trop de difficultés aux normes sociales. Confirmant ainsi leur dressage. On voit bien que chez l’Homme on compte plus de conformistes que d’excentriques qui laissent libre court à leur imaginaire. Ainsi, on manifeste quand il faut manifester, on conteste quand il faut contester, on part en vacances quand il faut partir en vacances, on dort quand il faut dormir, on mange aux horaires établis, on projette sa vie comme il faut la projeter, on vieillit comme on se doit de vieillir. Alors non, il semble peu probable que le fait de voir Marvel Civil War au cinéma suffise à faire de nous des initiés du nombre 42. En revanche ce qu’il y a de certain, c’est que dans toutes les sociétés, le fou est celui dont l’esprit résiste. Souvent au delà de sa propre volonté. Et de ce fait a du mal à se conformer à ce qu’on attend de lui et à la norme sociale. Dans

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


cette résistance on peut distinguer deux catégories. Celui qui résiste mais ne comprend pas les codes du monde qui l’entoure au point de se faire piéger et de finir aliéné. Et l’autre, celui qui ne les comprend que trop bien et joue avec sans se soucier des autres. Le « bizarre », « l’étrange ». Mais pas suffisamment abruti par son univers intérieur pour qu’il puisse continuer à négocier avec le réel. Celui qui reste à l’écart mais qui malgré tout fascine même s’il inquiète ou dérange un peu. Quoi qu’il en soit, on ne négocie pas avec un fou, car le fou se fiche des convenances. La vérité du fou est cet Outre-Monde. Pas celui admis par la masse beuglante. Et pour se faire, il ne descend pas dans la rue. Il ne se joint pas au cortège. Il reste dans sa chambre avec ses semblables ou dans les asiles d’aliénés « ces réceptacles de Magie Noire, conscients et prémédités »2 pour reprendre la formule consacrée d’Antonin Artaud. Et s’il n’est pas certain que le Geek flirte avec la folie, ce qu’il y a de sûr c’est qu’il puise bien son énergie dans l’Outre-Monde et ce pour changer subtilement mais radicalement le nôtre. Opérant la plus grosse révolution silencieuse jamais effectuée. Sans CRS, sans matraquage, slogans ni caillassage. Car c’est le propre du fou de réinterroger la nature de la réalité et de vouloir la modeler à sa guise.

vus affublés de ce terme dans les années 80 – alors qu’ils n’avaient rien demandé – ne le savent que trop bien. Raison pour laquelle ils ne se définissaient et ne se reconnaissaient pas encore eux-mêmes comme Geek. Pendant de nombreuses années, les Geeks de la première heure sont restés discrets sur le fait qu’ils passaient plus de temps à jouer aux jeux de rôles pendant leur adolescence, qu’à suivre les cours assis sur les bancs des écoles. Discrets sur le fait qu’ils passaient leurs nuits à se nourrir exclusivement de films d’horreurs, à lire des centaines de pages de règles en anglais ou à écrire des scénarios remplis de trolls, d’orcs et de gobelins. Discrets sur le fait qu’ils passaient des heures à essayer de faire bouger des carrés sans aucun autre objectif que de faire bouger un carré, en écrivant laborieusement quelques lignes de codes en langage Basic. Discrets sur les heures qu’ils ont passé à jouer aux premiers jeux vidéos, à lire des BD, de la Fantasy et de la SF ou les histoires cauchemardesque d’H.P Lovecraft (sans se soucier d’ailleurs le moins du monde des convictions douteuses de l’auteur). Discrets sur leur tentation à expérimenter la magie, la tarologie, les drogues et à regarder des dessins animés au delà de la limite d’âge socialement admise alors. Autant de choses que le stigmatisé Geek évitait scrupuleusement de revendiquer alors et ce pour quatre raisons fondamentales.

Mais alors, si le Geek ne se reconnaît pas à son apparence, si le terme est né d’une insulte, où sont les Geeks ? Qui sont-il réellement ? Car il doit bien y en avoir quelque part, puisqu’on dit qu’ils sont partout. Ou bien se peut-il que le Geek n’ait jamais existé et ne soit au fond qu’une chimère ? Pour le savoir, peut-être conviendrait-il de remonter à la source et retrouver des Original Geeks comme on chercherait des Original Punks ou des Original Queers. Car il y a cette similitude entre le Geek et le Queer des origines dans leur apparente banalité et leur capacité à se fondre au monde extérieur. En effet, Burroughs ou Ginsberg n’avaient pas besoin de manifester ouvertement leur orientations sexuelles pour être Queer, le décalage entre leurs mœurs et leur apparence de «Monsieur tout le monde» les rendant certainement plus «bizarres», «étranges» voir «malsains» (selon l’appréciation du mot Queer) que la scène qui se revendique, avec panache, comme telle aujourd’hui. Car si le Geek aujourd’hui ose se revendiquer, se proclamer, s’exposer et qu’il est fier de sa condition de présupposé «dingo» social, il n’en a pas toujours été ainsi. Loin s’en faut, bien au contraire. Ceux qui se sont

La première de ces raisons est qu’à l’origine peu de gens étaient en mesure de comprendre ses obsessions. De comprendre son monde et sa langue totalement ésotérique pour un non initié. Que ce problème de communication pouvait l’exclure de facto du groupe et nuisait à sa socialisation. Du moins si le Geek n’avait pas la présence d’esprit de masquer ses centres d’intérêt pour s’intégrer, comme il pouvait, au monde dit « normal ». C’est d’ailleurs cette attitude qui sépare le Geek du Nerd qui au final – malgré le fait qu’il est admis que le second est plus porté sur les maths et l’informatique – sont les deux faces d’un même Janus bifrons. Cette attitude qui fait que le Nerd, à la différence du Geek, reste encore aujourd’hui dans l’imagination populaire le NoLife absolu. L’Otaku définitivement et ouvertement inadapté et déconnecté du monde profane.

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


La deuxième raison réside dans le fait que les médias – loin d’être conciliants avec le Geek – n’avaient de cesse de pointer sa psychopathologie potentielle. Stigmatiser son profil asocial et autistique. De souligner, à gros traits, la dangerosité des jeux immersifs et de simulation que l’on présuppose à tort déconnectés de la réalité, alors qu’au contraire ils permettent de négocier avec le réel. De pointer l’approche sataniste et païenne du Geek qui – par curiosité malsaine – bafouait les grandes religions monothéistes en allant expurger de vieilles croyances polythéistes ou totalement issues du fruit de l’imaginaire (cf. le Mythe de Chtulhu popularisé par l’œuvre d’H.P Lovecraft ou encore le Mythe de Melniboné dérivé du Cycle D’Elric de Michael Moorcock). Tout cet ensemble, entre autre, favorisant le fait que le Geek est perçu comme un dangereux sociopathe et psychopathe en puissance. Enfin, beaucoup trop décalées et incomprises, les monomanies des Geeks – plus apparentées à des bouffées délirantes et à des rêves éveillés persistants – s’avéraient totalement improductives à séduire les filles. Une des raisons possibles qui faisait que la gente féminine était alors extrêmement rare dans le milieu. Exceptées quelques jeunes sorcières inconscientes et téméraires jugées potentiellement nymphomanes pour s’aventurer seules dans cet univers d’adolescents envahis pas des fantasmes en tous genres. Ces monomanies qui faisaient du Geek un être à part, tout juste bon à se rêver lors de parties de jeu de rôle. Et à se masturber ensuite dans son oreiller en stimulant son excitation sur les fesses rebondies d’elfes peintes par Larry Elmore ou les plantureuses odalisques, callipyges et sauvages, de Frank Frazetta. Qui plus est, toute la sexologie qui peuple l’imaginaire du Geek est faite d’héroïnes vêtues de Cat suite en Latex et de combinaisons moulantes. Ou encore de femmes topless attachées à des colonnes de pierres et sauvées virilement par des barbares suintants – mesurant au moins deux mètres pour 165 kg de muscles – ce qui annonçait déjà un ensemble de déviances sexuelles potentielles ou à venir. Des déviances propices – et à juste cause - à refroidir les jeunes adolescentes d’alors qui cherchaient à progresser normalement dans la découverte de leurs zones érogènes. Mis à part les quelques Bene Gesserit nymphomanes mentionnées plus avant. Ces magiciennes antiques qui, elles, semblaient au contraire ravies d’être les déesses partageant les nuits fantasques et platoniques de toute une cour d’adolescents maladivement en rut et délaissés par la société. L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM

Plaisanterie mis à part et plus vraisemblablement, si les filles ne s’intéressaient que très rarement aux imaginaires geeks, c’est que l’éducation encore très à cheval sur les questions de genres faisait que les filles ne jouaient pas aux jeux de garçons et les garçons ne jouaient pas aux jeux des filles. Ce, même si de nombreuses filles regardaient avec grand intérêt Goldorak et que les garçons suivaient Candy sans en faire la promotion. Tout le monde se retrouvant devant Albator puisque la substance androgyne, véhiculée par cet anime remarquable, mettait tout le monde d’accord.


Enfin, le dernier point qui forçait la discrétion – et que toute personne qui ne correspond pas à la norme établie par le dictat patriarcal de nos sociétés dites modernes a expérimenté un jour – c’est qu’il se trouvera toujours un donneur d’ordre pour balancer des tartes dans la gueule à qui ne fonctionne pas comme la société l’impose. Ainsi, au même titre que les Queers, les Gays, les Trans, les Punks, les Nègres ou les Pédés, les Geeks n’échappaient pas à la règle. Une réalité qui elle aussi est d’ailleurs régulièrement exprimée dans Big Bang Theory. Ainsi donc, il est très récent que les Geeks des origines osent se revendiquer comme tel, alors qu’ils avoisinent aujourd’hui la cinquantaine. Et en cela ils ont été aidés, et il faut les remercier, par les nouvelles générations de Geeks beaucoup plus décomplexées sur la question et qui leur ont permis de comprendre qu’il n’y avait aucune honte à assumer ce qu’ils étaient. Voir qu’ils pouvaient en être fiers. En résumé, cette approche obsessionnelle des choses a fait du Geek un être étrange. Mais ce qui le rend plus étrange encore c’est que le Geek est un fétichiste plus qu’un simple collectionneur, même s’il peut être les deux à la fois. Aussi, ce qui renforce la psychologie excentrique du Geek c’est avec quelle maniaquerie il lui sera plus important de posséder le n°1 de la revue Casus Belli, le n°4 de la revue Jeux et stratégie (où se trouvait le Board Game Le Château des Sortilèges). Ou encore de posséder les 30 premiers numéros des revues Strange ou Nova, voir uniquement le premier numéro de la revue Strange. Ou encore, qu’il lui sera plus important d’aligner les 4 versions de Blade Runner, ou de savoir qu’il a possédé un ZX81 ou un Apple 2IIc, plutôt que d’acquérir, de façon quasi compulsive, l’ensemble des produits dérivés de l’univers Star Wars, ce qui le réduirait au statut de simple fan. Car le Geek confère une dimension magique aux choses. Des choses qui agissent sur lui comme des artefacts de puissance et qui définissent la place où il se situe dans l’histoire de l’humanité et confirment son existence entre le monde d’ici et celui d’ailleurs. Au-delà de nulle part. De ces artefacts, le Geek puise sa capacité de se confronter au monde. Voilà pourquoi il ne suffit pas d’être un bon fan de Star Wars ou de Dragon Ball Z pour être simplement considéré comme un Geek. Il y a des fans et des collectionneurs partout et dans tous les domaines. Aussi, si dans tout Geek sommeille un fan et un collectionneur potentiel l’inverse n’en est pas vrai pour autant. L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM

On notera, lorsque l’on parle de Geeks originels, que l’erreur serait de réduire l’idée à un conflit générationnel. Absolument pas, bien au contraire. Quelles que soient les générations, les Geeks semblent toujours se reconnaître. Faire fi de leur écart d’âge pour s’immerger ensemble dans leurs imaginaires communs. Ainsi, la question de l’Original Geek ne renvoie pas à une question de génération mais bien plus à la pureté des intentions initiales. Des intentions initiales qui, comme pour toute chose, sont beaucoup plus difficiles à définir lorsqu’elles se normalisent et s’institutionnalisent. Comme tous ces quinquas qui se découvrent geeks sur le tard alors qu’ils n’ont jamais eu jusqu’alors l’esprit d’aventure et qu’ils étaient, en leur temps, les premiers à railler et à distribuer les baffes dont nous parlions précédemment. Une réalité d’autant plus vraie aujourd’hui que la sphère des Original Geeks s’est même plus largement et savamment étendue. Ce, grâce à la démocratisation de sa culture, il faut bien sûr le reconnaître, mais aussi et surtout grâce à l’arrivée massive de la Japan Mania et des Mangas sur le marché de l’imaginaire. Une arrivée qui a donné à un univers jusqu’alors profondément anglo-saxon, un second souffle et un pendant asiatique ayant permis d’éclater encore plus la sphère des possibles. Et cela pour le plus grand plaisir des Geeks. Les anciens comme les modernes.


Le Japon qui a réussi en trois décennies à rivaliser avec les Etats-Unis et pourrait bien être aujourd’hui le plus gros pourvoyeur de Geeks de la planète. Les Japonais, eux aussi et peut-être même plus que les autres, attachés à la futilité et à l’infantilisation profonde et quasi métaphysique. Les Japonais, comme les Anglo-saxons, n’ayant plus peur de rester d’éternels enfants et de préserver leur imaginaire en résistant à la corruption de la nécessité imposée par un système sociétal abscons. Un lien fort qui relie Est et Ouest et que Hayao Miyazaki et son fils Goro ont définitivement scellé en adaptant les Contes de Terremer de Ursula Le Guin. Car le Geek est un «nomade psychique» pour reprendre la formule chère à Hakim Bey3. En cela il se moque des frontières géopolitiques, son esprit voyageant à travers les mondes, régis par d’autres lois, d’autres règles, d’autres codes. Ainsi, un des moyens de reconnaître la présence d’un Geek originel, c’est lorsque le conflit qui sépare Mac de PC, Nikon de Canon, Marvel de DC, Superman de Batman devient plus fondamental à son existence que le conflit qui sépare la droite de la gauche. De la même façon que les Punks seraient plus attachés au conflit qui sépare The Clash des Sex Pistols ou pour le rocker plus attaché à séparer les Beatles des Stones ou pour d’autres encore Prince de Michael Jackson. Car l’esprit original geek, comme pour le punk, n’est pas celui d’un Hippie ou d’un Bisounours. Il n’est pas un relativiste qui se contenterait du fait que tout vaudrait tout et que la vie serait parfaite en l’état. Comme tout obsessionnel et fétichiste, il est un élitiste exigeant qui hiérarchise. Il est un puriste qui pinaille. En d’autres langues et d’autres tons on dirait un casse-couille. Pour qui fuir la réalité ne se discute pas mais est une nécessité impérieuse dont il fera le centre de son existence. Pour qui fuir la réalité revient à saisir la réalité. Pour qui, de facto, un chat doit être un chat même si selon certaines lois de la physique quantique et de la manipulation génétique il serait affublé d’une tête de licorne. Car le Geek a fait de l’imaginaire plus qu’un passe temps pour détendre ses fins de semaines. Il en a fait une religion. Et cette religion il la pratiquera en s’immergeant plus que de raison en parallèle de sa morne vie lambda. Soit en faisant de l’immersion et de la découverte compulsive de nouveautés sa vie même. Quoi qu’il en soit cette immersion sera son idiosyncrasie. Sa névrose et son totalitarisme à la limite du ridicule. En cela, Big Bang Theory vise encore juste en dépeignant les interactions sociales complexes de ces Geeks handicapés dans leur rapport au monde. Plus L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM

juste encore lorsque la série parvient à imposer Sheldon Cooper comme la figure définitive et quasi christique du Geek et du Nerd réunis. Une figure qui n’est pas sans rappeler celle de Johnny Rotten. Car tout Geek a un Sheldon Cooper blotti dans son for intérieur. Ce pulsionnel, obsessionnel et compulsif, qui ne plaisante que très difficilement avec l’ordre et la nature des choses. **** Donc, le drame de cette pathologie obsessionnelle et immersive fait que le Geek ne peut se contenter de fuir le réel. Le Geek est un handicapé du réel et c’est précisément comme cela qu’il a pris pouvoir sur le monde. Car cette idée de se contenter seulement de rêver le monde ne lui suffit pas. À un moment où à un autre, il n’a d’autre choix que de viser à le transformer. Il va chercher à ce que son monde contamine et imprègne la réalité en prenant corps. Mettre son corps en conformité pro-active et pas uniquement son imaginaire. Vivre son monde en « Grandeur Nature ». Seule façon pour lui de confirmer qu’il n’est pas totalement fou mais que ce sont bel et bien les autres qui le sont. Soit par l’art, soit par la science, soit par la création d’entreprise, soit par la croyance, soit par la collection et l’archivage, soit par le fait de passer le plus de temps possible à gambader dans les bois, déguisé en guerrier ou en Elfe, peu importent les moyens. Car le Geek est un addictif. Un toxicomane de l’imaginaire comme les Punks se shootaient au speed où à l’héroïne. Sans doute le Geek est doté d’un profil psychique particulier qui fait de lui un être souvent borderline. Il serait peut-être faux de le nier, même quand celui-ci est parfaitement intégré socialement. Hypomaniaque, syndrome d’Asperger, zèbre, obsessionnel compulsif, bipolaire, mélancolique, tels sont quelques-uns des profils courants qu’un psychiatre serait sans doute à même de définir hâtivement dans le royaume des Geeks. Mais c’est aussi pour cette raison que ces derniers sont parvenus, en une petite cinquantaine d’années, à prendre totalement le pouvoir. Qu’ils sont parvenus à passer de parias de la sous-culture, raillés par la culture officielle et bourgeoise engluée dans la certitude de son patrimoine classique, jusqu’au sommet de la pyramide de ceux qui créent les tendances et façonnent nos imaginaires vers le monde de demain.


Ceux qui aujourd’hui ramassent les millions en créant des start-up et des applications improbables (Marc Zuckerberg via Facebook ; Elon Musk via Paypal, Space X, Tesla Motors, ou l’Hyperloop ; Sergueï Brin et Larry Page via Google). Des ordinateurs individuels surpuissants (Steve Jobs, Bill Gates, Paul Allen, Steve Wozniak). Des systèmes qui ont révolutionné nos vies (Cf. Richard Stallman, inventeur d’internet). Des franchises de jeux vidéos qui rivalisent et détrônent les plus gros blockbusters du cinéma (Wii Sports : plus de 82 millions de ventes ; Minecraft : 70 millions de ventes ; GTA 5 : 60 millions de ventes). Ils sont aussi ceux qui imposent au travers des séries télé une nouvelle approche de la narration fragilisant le format cinématographique (Game Of Thrones, Walking Dead, Daredevil…). Ceux qui développent des imprimantes 3D et la production autonome (FabLab). Ceux qui rêvent d’immortalité et qui modélisent des corps bio-technologiques, la colonisation de Mars et le terra-formage de planètes. Les Geeks qui favorisent l’arrivée des robots humanoïdes (Iroshi Ishiguro de l’université d’Osaka, Mark Pauline de Survival Research), des machines intelligentes, des modifications corporelles hors normes. Les Geeks, à l’aise avec le flux informationnel, le cyber activisme et les pirateries internet en tout genre (cf. Gottfrid Svartholm, Frednik Neij, Peter Sunde cofondateur de Pirates Bay ; Kevin Mitnik dit Le Condor ). Ceux qui ont contribué à créer le Dark Net ou encore le cybermilitantisme d’Anonymous (né au cœur du réseau « imageboards » 4 Chan) et ont pratiqué les plus gros casses sans même quitter le fauteuil de leur bureau (Kim Schmitz, Megaupload, Kelvin Poulsen, Julian Assange). Les Geeks qui rêvent de Singularité, de Post-humanité ou de Trans-humanité (cf. le futurologue Ray Kurzweil). Les Geeks qui ont migré vers le Queer. Qui font exploser les codes du genre et propagent les nouvelles normes au travers des séries télé (Cf. les sœurs Wachowski avec Matrix et Sense 8 ou encore la série Orphan Black…) Et bien évidemment tous ces anciens rôlistes qui conditionnent nos imaginaires en faisant des films (George Lucas, Steven Spielberg, Tarantino, Sam Raimi, Peter Jackson, Robin Williams, Matt Groening…), de la musique (Metallica, Gwar, Tom Morello, Dream Warriors…), des scénarios, des livres… Mais nous arrêterons là car la liste est si longue.

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM

Nous prendrons ici un instant pour souligner que les prospectives, visées par ces Geeks investisseurs et novateurs, n’ont pas pour fonction de transformer le monde par de simples avancées sociales. L’idée étant, plutôt, d’opérer des changements radicaux de paradigmes et des modifications profondes en terme énergétique, de vitesse, de mobilité, d’hyper-connexion. Ainsi, si nous revenons sur le cas d’Elon Musk, il est important de garder à l’esprit que s’il a flirté avec la faillite pour sortir sa fameuse Tesla, ce n’est pas uniquement dans la perspective d’opérer une révolution énergétique à visée spéculative et commerciale. En réalité, l’objet est bien une révolution énergétique mondiale à des fins de déstabilisation purement géopolitique. En finir avec à la pétro-finance et du même coup faire s’effondrer les pays du Golfe et ainsi éradiquer le terrorisme Wahhabite ou Sallafiste dont ils sont les grands responsables4. De la même façon, son objectif de débuter la colonisation de Mars en 2025 intègre l’idée de reposer sur de nouveaux concepts politiques, notamment sur les questions de droit et de démocratie directe, quelque peu différents de ceux appliqués aujourd’hui par les terriens5. Encore, il est facile de concevoir que la réalisation du rêve d’enfant de Larry Page, de faire voler des voitures dans les prochaines années, va considérablement modifier notre rapport au déplacement6. Les Geeks ont donc bel et bien pris le pouvoir, faisant de l’Outre-Monde - et de ce qui n’était alors qu’un rêve pour adolescents attardés - notre futur monde possible et les fantaisies qui égaillent notre quotidien. Un monde, où le Geek est forcément le roi secret puisque c’est SON monde qu’il modélise et nous donne chaque jour à vivre un peu plus. Celui qu’il habite depuis sa plus tendre enfance. Un monde qu’il rend réel et dont il commence déjà à contrôler les finances et le devenir. Car, tout comme les premiers Punks, les premiers Queers de la Beat Generation ou du sérail d’Andy Warhol, «si tu veux que le monde corresponde à tes idées, change le. Moque toi des règles et des convenances et : Do It Yourself». «Fais le toi même», dans ta cave, dans ton salon, dans ton grenier «fais le toimême». Écris tes scénarios, invente tes jeux, crée ton ordinateur personnel, tes costumes, dessine tes personnages, invente tes propres avatars, élabore tes propres théories, crée ta propre religion et ta propre mythologie.


Maîtrise toute la chaine de production, du produit jusqu’à la vente directe auprès des fans, en évitant le plus possible de passer par un tiers institutionnalisé qui risque de corrompre ton imaginaire et de t’étouffer. Commercialise et vampirise en arrosant la planète entière. Seul moyen de le transformer en préservant un tant soi peu l’intention initiale. Un triomphe incontournable et incontestable du corps obsessionnel qui a littéralement envahi nos foyers et notre quotidien, d’Internet, à Facebook, de l’ordinateur individuel, au smartphone, des jeux vidéo aux séries télés. Une réalité conçue pour durer si le Geek reste vigilant à ne pas se faire déposséder. À ne pas trop vendre de Marvel à d’autres Disney. À ne pas corrompre sa liberté par le pouvoir enjôleur de l’argent. À ne pas finir lui aussi par se normaliser ou trop se singer lui-même par compromission, en prostituant l’Outre-Monde. La maladie de l’époque qui guette tout rêveur. En somme, s’il continue à préserver sa part d’action discrète et à cultiver sa folie anonyme d’inventeur et de producteur d’imaginaire. Tel le membre initié d’une confrérie de démiurges Atréides. Kwisatz Haderach infiltré de façon virale au cœur même du système du monde normalisé.

1. Pierre Pevel, Le Paris des Merveilles, Tome 1 «Les enchantements d’Ambremer», Paris, Bragelone, 2015 2. Antonin Artaud « Aliénation et Magie Noire », in Artaud Le Momo », Paris, Bordas, 1947. 3. Akim Bey, TAZ – Zone d’Autonomie Temporaire, Paris, L’Éclat, 1997 [1991] 4.http://www.ulyces.co/joshua-davis/comment-elon-musk-a-sauve-tesla-de-la-faillite-pour-enfaire-le-constructeur-automobile-du-futur-1/ 5.http://www.numerama.com/sciences/174262-ia-despotique-democratie-directe-sur-marscyborgs-les-craintes-et-espoirs-delon-musk.html 6.http://www.sciencesetavenir.fr/high-tech/transports/20160610.OBS2271/google-larry-pageinvestit-secretement-dans-les-voitures-volantes-avec-zee-aero.html

L‘IN

qualifiable

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


HOMMAGE À CHARLES GATEWOOD, L’ŒIL DE L’UNDERGROUND PHILIPPE LIOTARD « He was a sweet bad ass. Also fun to photograph. He made some of the best photos of me ever. Most too explicit for Facebook. » (Annie Sprinkle, Facebook, 29 avril 2016) Charles Gatewood s’est éteint le 28 avril 2016. Le 12 juin 2016, cinquante personnes s’amusant en boîte de nuit ont été abattues parce qu’elles étaient homosexuelles. Quel est le lien entre ces deux informations ? Gatewood a documenté l’Amérique libertaire, des années 1970-80-90, l’Amérique du sexe joyeux, celle du corps célébré dans le plaisir malgré la pesanteur puritaine, l’Amérique de la liberté de vivre, d’aimer, de jouir, celle du corps ludique, exploré, modifié… Il a laissé des milliers de photos de corps non orthodoxes, iconoclastes, novateurs, pornographiques, difformes, facétieux… Il était là où s’est joué une bascule dans le rapport au corps des sociétés occidentales, dans le souterrain où se croisaient les pédés, les putes, les trans, les fétichistes, les punks de San Francisco ou Los Angeles, dans cet underground où sont nées les pratiques de piercing, où des artistes performers radicaux mettaient leur corps en scène, où des explorateurs expérimentaient les suspensions corporelles et à peu près tout ce qu’on peut imaginer faire sur un corps en vue de s’envoyer en l’air. A Orlando, c’est une partie de ces corps qui ont été éliminés, des corps joyeux qui affichaient leurs préférences sexuelles, des corps qui dansaient, s’aimaient, des corps festifs. Tous les corps photographiés par Gatewood auraient pu être victimes de ce genre de massacre : cibles désignées uniquement pour la liberté, la vie et la joie qui les guidaient. La mort de Charles Gatewood a rassemblé sur sa page Facebook des hommages de celles et ceux qui ont compté dans l’histoire contemporaine du corps modifié (Fakir Musafar, Jim Ward, Paul King…), de la performance corporelle (Anie Sprinkle, Ron Athey…) et bien d’autres. Les photos qu’il a laissées sont parmi celles qui ont marqué cette histoire. En 1989, « Modern primitives » publié par RE/search diffuse à un public d’initiés des pratiques encore confidentielles qui vont – en moins de dix ans – se diffuser à l’ensemble du monde industriel. L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM

L‘IN

qualifiable


Dans cette encyclopédie des pratiques de modifications contemporaines du corps (le piercing, notamment génital, les nouvelles orientations données au tatouage), Charles Gatewood signe quelques unes des photos les plus fortes et des personnalités les plus marquantes (Sailor Sid, Jim Ward…). Parmi elles, celle de Fakir Musafar réalisant une suspension en plein air dans le Wyoming est sans doute la plus connue. Elle s’affiche, pleine page dès la première page de «Modern Primitives» et met une claque à tous les lecteurs. En travaillant pour Quasimodo au début des années 2000 (n°5,n°7) j’ai compilé ce que je trouvais sur Ron Athey ou Annie Sprinkle. Là encore, les photos de Gatewood n’étaient jamais loin. Joyeuses malgré des pratiques qui touchent au corps, au sexe, à la maladie… Il y a deux ans, je recevais l’ouvrage de Jim Ward, retraçant sa propre histoire et celle de Gauntlet, la toute première boutique (sa boutique) de piercing ouverte au monde, à Los Angeles, en 1975. Là encore, Gatewood était présent avec des photos de la session de suspension et de pulling du Wyoming où Jim Ward assiste Fakir Musafar. Et puis aussi celle d’Annie Sprinkle et de Fakir Musafar dont le visage et les sourires contrastent avec la violence que peut dégager les piercings portés par Fakir sur les seins et qu’Annie taquine, cette même image postée sur Facebook par Charles Gatewood lui-même en 2012 et que Fakir Musafar a relayée (toujours sur Facebook), le 18 juin 2016, jour même du bouclage de ce numéro zéro de L’INqualifiable, photo souvenir qu’un algorithme malicieux a fait surgir au moment où s’écrivait cet hommage. Voici donc quelques photos en hommage à Charles Gatewood qui a traversé l’underground de l’Amérique secrète mais a aussi shooté les plus grands rockers (ici David Bowie, Bob Dylan, Johnny Winter, Jimmy Page…) comme les plus anonymes homos.

Intense remerciements à Annie Sprinkle, Fakir Musafar, Jim Ward, Ron Athey, Paul King et Eva Marie. Particuliers remerciements à Efrain Gonzales pour les photos de Charles Gatewood qu’il a spécialement adressées à L’INqualifiable pour cet article

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


Photos d’Efrain Gonzales

Dernière photo de Charles Gatewood postée par Annie Sprinkle sur Facebook, le 29 avril 2016

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


Charles Gatewood, photographe photographié Photos Efrain Gonzales

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


Charles Gatewood, photographe photographié Photos Efrain Gonzales

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


Charles Gatewood, photographe photographié Photos Efrain Gonzales

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


Sailor Sid Diller

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM

Tattoo Mike


Ron Athey, 1992

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


David Bowie, sous David Bowie et William S. Burroughs

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM

Robert Allen Zimmerman, dit Bob Dylan


Spider Webb et Johnny Winter, New York, 1979

Jimmy Page (Led Zeppelin) et William S. Burroughs, juin 1975

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


The Flash, fanzine photo

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


Annie Sprinkle et Fakir Musafar, 1981

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


Jim Ward et Fakir Musafar, 1981

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


Annie Sprinkle, 1980

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


Paul King, 2011

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM

Skin & Ink, 2014


Charles Gatewood a continué à documenter les modifications corporelles contemporaines, comme en atteste cette photo de Marc BE Lu qu’il a postée le 1er mai 2015 sur son mur Facebook avec le commentaire suivant: «Marc BE Lu, the German body artist, visited my studio recently and posed for this portrait. Some think Marc’s tattoos-especially his black eyeballs--are revolutionary and gorgeous. Others say he’s gone too far. What do you think?»

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


Collage numérique, Eva Marie, 2016

L‘IN

qualifiable

L’INQUALIFIABLE, REVUE- NUMÉRO ZÉRO - 18 JUIN 2016 - WWW.LINQUALIFIABLE.COM


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.