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Prospect-Refuge Theory appliquée à la Fin des Terres

En 1975 dans son ouvrage Experience of Landscape, le géographe Jay Appleton développe the Prospect-Refuge Theory, littéralement la théorie de la perspective et du refuge. Pour lui « What is what we like about landscape and why we like it ? »103 n’est pas une question culturelle mais bien le résultat de besoins naturels.

Pour comprendre le lien que l’humain entretient avec l’environnement qu’il habite, la Prospect-Refuge Theory s’appuie sur ses réactions instinctives et sensorielles plutôt que sa représentation symbolique culturelle. Comme on a vu dans les parties précédentes, l’étymologie du terme refuge, « fuir en rebroussant chemin», exprime l’oscillation instinctive de l’humain entre le besoin de se cacher et de se protéger (refuge) et la nécessité d'observer et de découvrir son environnement (la perspective).

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Le citadin moderne trop longtemps « enfermé » dans son quotidien en ville, son refuge, ne voit pas passer le temps naturel et l’évolution des saisons, il souffre d’ennui et plus gravement de mélancolie, de dépression ou de spleen. Il doit s’évader car il est en manque de perspective. Inversement, le citadin moderne souhaitant s’affranchi de tout confort pour retrouver une perspective de vie est vulnérable et se met en danger de mort. Il doit revenir à la civilisation, en sécurité car il a besoin d’un refuge. En témoigne la vie de l'américain Christopher McCandless racontée dans le film Into the Wild réalisé par Sean Penn.

Ainsi ce que nous aimons dans un environnement, selon Jay Appleton c’est : « […] the potential to achieve a balance of prospect and refuge in a landscape where the component of a landscape ‘are conducive to the observer seeing and hiding»104 .

Le rivage, à la lisière entre la terre et la mer, possède l’opportunité naturelle selon l’expression de l’éthologue Konrad Lorenz de « voir sans être vu »105. Le Territoire de la Fin des Terres sur la pointe de la Péninsule du Médoc en est un exemple emblématique : à l’entrée de l’estuaire, en hauteur dans les dunes, caché dans la pinède, son habitant possède un large « champ de vision » dégagé sur l’estuaire et l’océan. C’est pourquoi ce territoire précaire et difficile à vivre a toujours été occupé par un petite population car sa situation géographique en fait un lieu stratégique militaire et économique. L’équilibre entre le risque d'y vivre et la possibilité d’opportunités vaut le

103 « Qu’est ce que nous aimons dans le paysage et pourquoi nous l’aimons ? ». dans APPLETON J. (1975) Expérience of Landscape, p.255, cité dans l’article ROBERTS J. « Prospect-Refuge Theory and Alvar Aalto’s experimental house at Muuratsalo », archives conférence Progress/Sahanz n°3, School of Architecture and Built Environment The University of Newcastle, p.264. 104 « C’est le potentiel de parvenir à un équilibre entre la perspective et le refuge dans un paysage où les éléments d’un paysage sont propices à la vision et à la dissimulation de l’observateur » id., p.264 105 citation attribuée à Konrad Z. Lorenz dans APPLETON J. (1975) Expérience of Landscape, p. 63, cité dans l’article ROBERTS J., id, p.265.

coup. Le Territoire de la Fin des Terres a egalement toujours été un territoire d’étape, donc de refuge temporaire durant un voyage (commerçant, royauté, pèlerin, vacancier).

Or selon l’anthropologue Maurice Godelier : « la nature n’est jamais totalement perçue telle qu’elle est, elle est aussi interprétée telle qu’on se la représente ».106 Ainsi en Occident, la cosmogonie judéo-chrétienne manichéenne puis la pensée scientifique cartésienne moderne se sont approprié les pulsions instinctives de protection et d’émancipation de l’humain en leur donnant une explication culturelle simplifiée et binaire : culture-nature, bien-mal, dedans-dehors, raison-sentiment, déterminé-indéterminé, ville-campagne, futur-passé, terre-mer.

On observe une évolution de l’appréciation du rivage, territoire entre terre et mer, tout au long de l’Histoire Occidentale. Dans la première partie nous avons observé que l’Océan, menaçant, est considéré jusqu’au XVIIe siècle comme le réceptacle du Déluge. Inversement, la terre est représentée dans la religion chrétienne comme un asile, le paradis terrestre.

Dans cette seconde partie, nous avons constaté comment la théologie naturelle, héritière du symbolisme chrétien et influencée par la pensée scientifique moderne a opéré un changement d’appréciation de l’Océan et de ses rivages à partir du XVIIe siècle : la Nature absolue est toujours « une entité extérieure et étrangère à l’homme »107, mais elle est désormais un cadeau divin, le décor offert par le Créateur, servant l’évolution de l’Humanité.

C’est ainsi qu’au XIXe siècle le Romantisme, en opposition à la pensée moderne, idéalise le paysage de bord de mer. Les figures de l’île et du rivage, synthèse entre terre et mer, entre « terreur et fascination »108 deviennent des fantasmes esthétiques de la culture occidentale qui n’a eu de cesse de diviser le monde entre Culture et Nature. Sur le territoire de la Fin des Terres, la figure architecturale de la villa soulacaise ou encore de la promenade endiguée au bord de la plage permettent aux humains de contempler la vue sur la mer, d’ « en jouir, éprouver la terreur qu’elle inspire tout en désarmant ses périls : telle sera la stratégie de la villégiature maritime.»109 Le sentiment esthétique provient de la représentation binaire de la crainte inspirée par le sentiment d’enclavement et la soumission aux aléas climatiques et océaniques (imprévisible, mobile, venteux, froid et humide) et de la sécurité apportée par la terre (aliénable, cultivable, stable et sèche), associant finalement le rivage à un seuil symbolique en équilibre précaire entre le désir d’Ailleurs et le besoin de refuge de l’humain.

106 GODELIER M. (1984) "L’idéel et le matériel; Pensée, économies, sociétés", p.53-57 cité dans VINCENT J. (2013), op cit., p.2 107 VINCENT J. (2013), op cit., p.2 108 sous titre de l’exposition virtuelle, La Mer, terreur et fascination, de la Bibliothèque Nationale de France, http://expositions.bnf.fr/lamer/ 109 CORBIN A. (2010), op cit., p.69

Ainsi la relation que les habitants temporaires ou permanents de la Fin des Terres ont tissé avec l’environnement de la presqu’île est tout d’abord dûe à une perception naturelle instinctive et sensorielle. Ensuite elle est le fruit de la perception symbolique binaire conférée par la culture occidentale.

« Sur ce seuil se développe un véritable jeu à côté. En marge de l’espace terrien, des assurances de tous ordres et des institutions, la possibilité d’une vie intense s’ouvre au plus grand nombre. Au centre de cet art de vivre se loge la coexistence du sentiment de sécurité et d’insécurité, qui apparaît autant au cours de l’action que du repos. Ce rapport ludique à l’espace représente une forme de loisir qui se généralise au cours du siècle »110

Hors des institutions mais amarrées à la société 111 sur la Pointe de la presqu’île du Médoc, on retrouve une quantité de figures architecturales de refuge, toutes en lien, à leur manière, avec leur environnement : le phare du Cordouan, la tonne de chasse, la Basilique de la Fin-desTerres, le carrelet, le blockhaus, le vigie incendie, la Villa Soulacaise ou encore la tente de camping. Toutes cherchant leur équilibre entre perspective et refuge sur un territoire mouvant, imprévisible et précaire, la Fin des Terres.

le carrelet la tonne de chasse le moulin la tente de camping le vigie incendie

110 GRIFFET J. (2001), op cit., p.651-652 111 notion développée dans GRIFFET J. (2001), op cit., p. 651

L’homme et la mer

Homme libre, toujours tu chériras la mer ! La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme Dans le déroulement infini de sa lame, Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer.

Tu te plais à plonger au sein de ton image ; Tu l’embrasses des yeux et des bras, et ton coeur Se distrait quelquefois de sa propre rumeur Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage.

Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets : Homme, nul n’a sondé le fond de tes abîmes ; Ô mer, nul ne connaît tes richesses intimes, Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets !

Et cependant voilà des siècles innombrables Que vous vous combattez sans pitié ni remord, Tellement vous aimez le carnage et la mort, Ô lutteurs éternels, ô frères implacables !

Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal (1857)

le blockhaus le phare du Cordouan

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