PLUMES SAN JORDI 2023

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Le pigeon

Un blanc-bec

Un vieux hibou

Fier comme un paon

Gai comme un pinson

Bavard comme une pie

Saoul comme une grive

Le miroir aux alouettes

Faire le pied de grue

Le chant du cygne

Un oiseau rare

Faire l’autruche

Bayer aux corneilles

Manger comme un oiseau

Ravitaillé par les corbeaux

Pousser des cris d’orfraie

Un perdreau de l’année

Le dindon de la farce

Un oiseau de mauvais augure

Petit à petit l’oiseau fait son nid

Une hirondelle ne fait pas le printemps

Innocent comme la blanche colombe

Avoir une cervelle de moineau

Voler dans les plumes

Laisser des plumes

Se brûler les ailes

Donner des ailes

Couper les ailes

Battre de l’aile

Clouer le bec

Avoir un coup dans l’aile

Avoir du plomb dans l’aile

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G07541 ISBN

L’OISEAU-LYRE

Plumes et planches dessinées par Michaël Cailloux

C’est au printemps, au mois d’avril lors du retour des hirondelles, que nous vous donnons rendez-vous depuis vingt-cinq ans pour célébrer la Fête de la librairie indépendante. En cette ardente saison, nous unissons presque cinq cents libraires sans les lisser, mais en faisant jaillir leurs épatantes particularités. Une librairie, c’est un orchestre de voix d’écrivains dont les livres ensorcellent nos maisons de mots. Pourtant, nos vies parfois noyées sous « l’infobésité » se détournent du chant des poètes qui ont toujours été les médiums des oiseaux, même si nous n’entendons plus leur symphonie céleste.

Ce livre-oiseau que vous avez entre les mains fait palpiter vingt-cinq plumes d’écrivains et vingt-cinq volatiles dessinés par le flamboyant artiste Michaël Cailloux . Il vous invite à retrouver notre complicité, nos conversations, nos tête-à-bec rompus avec ces météorologues. Depuis la grotte Chauvet, les hommes les ont toujours observés et représentés, enchantés par leur allégresse, leur légèreté, leur chant ineffable, leur âme visionnaire… D’ailleurs, les poètes, les savants se sont toujours inspirés des oiseaux pour décoder notre humanité, notamment à travers des proverbes et des expressions : « bavard comme une pie », « bayer aux corneilles », « gai comme un pinson », « être le dindon de la farce », « p etit à petit, l’oiseau fait son nid »

Au fil du temps, une riche symbolique s’y est incarnée : la colombe pour la paix, la chouette pour la sagesse chez les Grecs, l’aigle royal pour la puissance guerrière, les cigognes pour la fertilité, le coq pour la France, le paon pour l’orgueil, etc. L’éthologie nous apprend que les oiseaux peuvent être des messagers, des informateurs, des nourrisseurs, des sauveurs mais aussi de merveilleux exemples inspirant les hommes. Depuis quelque temps, nous avons remarqué que les oiseaux et les poètes se cachent dans les livres qui sont leur dernier refuge. Je citerai deux exemples marquants : l’éditeur Xavier Bar ral, qui a créé une collection dédiée aux oiseaux, en faisant appel à ses plus grands photographes, ou encore Fabienne Raphoz, qui a conçu aux éditions José Corti la merveilleuse collection « Biophilia », hommage à toutes les formes de vie, et particulièrement les oiseaux. Plumes s’est imposé à nous telle une urgence face à la disparition d’un tiers des oiseaux, mais aussi face à « l’insonorisation » de trop nombreux poètes.

Grâce à son ouvrage visionnaire, Une pluie d’oiseaux, Marielle Macé a été comme une vigie en nous parlant de ce silence du ciel dans un monde abîmé. En nous entraînant à vivre oiseau, elle nous a redonné foi en la littérature. Ainsi, comme la huppe du Cantique des oiseaux, ce fameux texte persan d’Attar (xii e siècle), nous avons voulu rassembler tous ces horlogers du ciel, tous ces auteurs pour nous extirper de la cacophonie du monde.

Ce livre vous offre des ailes pour franchir des territoires inconnus, valser et réentendre les rythmes de l’univers !

TITRE À VENIR…

C’est au printemps, au mois d’avril lors du retour des hirondelles, que nous vous donnons rendez-vous depuis vingt-cinq ans pour célébrer la Fête de la librairie indépendante. En cette ardente saison, nous unissons presque cinq cents libraires sans les lisser, mais en faisant jaillir leurs épatantes particularités. Une librairie, c’est un orchestre de voix d’écrivains dont les livres ensorcellent nos maisons de mots. Pourtant, nos vies parfois noyées sous « l’infobésité » se détournent du chant des poètes qui ont toujours été les médiums des oiseaux, même si nous n’entendons plus leur symphonie céleste.

Ce livre-oiseau que vous avez entre les mains fait palpiter vingt-cinq plumes d’écrivains et vingt-cinq volatiles dessinés par le flamboyant artiste Michaël Cailloux . Il vous invite à retrouver notre complicité, nos conversations, nos tête-à-bec rompus avec ces météorologues. Depuis la grotte Chauvet, les hommes les ont toujours observés et représentés, enchantés par leur allégresse, leur légèreté, leur chant ineffable, leur âme visionnaire… D’ailleurs, les poètes, les savants se sont toujours inspirés des oiseaux pour décoder notre humanité, notamment à travers des proverbes et des expressions : « bavard comme une pie », « bayer aux corneilles », « gai comme un pinson », « être le dindon de la farce », « p etit à petit, l’oiseau fait son nid »

Au fil du temps, une riche symbolique s’y est incarnée : la colombe pour la paix, la chouette pour la sagesse chez les Grecs, l’aigle royal pour la puissance guerrière, les cigognes pour la fertilité, le coq pour la France, le paon pour l’orgueil, etc. L’éthologie nous apprend que les oiseaux peuvent être des messagers, des informateurs, des nourrisseurs, des sauveurs mais aussi de merveilleux exemples inspirant les hommes.

Depuis quelque temps, nous avons remarqué que les oiseaux et les poètes se cachent dans les livres qui sont leur dernier refuge. Je citerai deux exemples marquants : l’éditeur Xavier Bar ral, qui a créé une collection dédiée aux oiseaux, en faisant appel à ses plus grands photographes, ou encore Fabienne Raphoz, qui a conçu aux éditions José Corti la merveilleuse collection « Biophilia », hommage à toutes les formes de vie, et particulièrement les oiseaux. Plumes s’est imposé à nous telle une urgence face à la disparition d’un tiers des oiseaux, mais aussi face à « l’insonorisation » de trop nombreux poètes.

Grâce à son ouvrage visionnaire, Une pluie d’oiseaux, Marielle Macé a été comme une vigie en nous parlant de ce silence du ciel dans un monde abîmé. En nous entraînant à vivre oiseau, elle nous a redonné foi en la littérature. Ainsi, comme la huppe du Cantique des oiseaux, ce fameux texte persan d’Attâr (xii e siècle), nous avons voulu rassembler tous ces horlogers du ciel, tous ces auteurs pour nous extirper de la cacophonie du monde.

Ce livre vous offre des ailes pour franchir des territoires inconnus, valser et réentendre les rythmes de l’univers !

C’est au printemps, au mois d’avril lors du retour des hirondelles, que nous vous donnons rendez-vous depuis vingt-cinq ans pour célébrer la Fête de la librairie indépendante. En cette ardente saison, nous unissons presque cinq cents libraires sans les lisser, mais en faisant jaillir leurs épatantes particularités. Une librairie, c’est un orchestre de voix d’écrivains dont les livres ensorcellent nos maisons de mots. Pourtant, nos vies parfois noyées sous « l’infobésité » se détournent du chant des poètes qui ont toujours été les médiums des oiseaux, même si nous n’entendons plus leur symphonie céleste. Ce livre-oiseau que vous avez entre les mains fait palpiter vingt-cinq plumes d’écrivains et vingt-cinq volatiles dessinés par le flamboyant artiste Michaël Cailloux . Il vous invite à retrouver notre complicité, nos conversations, nos tête-à-bec rompus avec ces météorologues. Depuis la grotte Chauvet, les hommes les ont toujours observés et représentés, enchantés par leur allégresse, leur légèreté, leur chant ineffable, leur âme visionnaire… D’ailleurs, les poètes, les savants se sont toujours inspirés des oiseaux pour décoder notre humanité, notamment à travers des proverbes et des expressions : « bavard comme une pie », « bayer aux corneilles », « gai comme un pinson », « être le dindon de la farce », « p etit à petit, l’oiseau fait son nid »

Au fil du temps, une riche symbolique s’y est incarnée : la colombe pour la paix, la chouette pour la sagesse chez les Grecs, l’aigle royal pour la puissance guerrière, les cigognes pour la fertilité, le coq pour la France, le paon pour l’orgueil, etc. L’éthologie nous apprend que les oiseaux peuvent être des messagers, des informateurs, des nourrisseurs, des sauveurs mais aussi de merveilleux exemples inspirant les hommes. Depuis quelque temps, nous avons remarqué que les oiseaux et les poètes se cachent dans les livres qui sont leur dernier refuge. Je citerai deux exemples marquants : l’éditeur Xavier Bar ral, qui a créé une collection dédiée aux oiseaux, en faisant appel à ses plus grands photographes, ou encore Fabienne Raphoz, qui a conçu aux éditions José Corti la merveilleuse collection « Biophilia », hommage à toutes les formes de vie, et particulièrement les oiseaux. Plumes s’est imposé à nous telle une urgence face à la disparition d’un tiers des oiseaux, mais aussi face à « l’insonorisation » de trop nombreux poètes.

Grâce à son ouvrage visionnaire, Une pluie d’oiseaux, Marielle Macé a été comme une vigie en nous parlant de ce silence du ciel dans un monde abîmé. En nous entraînant à vivre oiseau, elle nous a redonné foi en la littérature. Ainsi, comme la huppe du Cantique des oiseaux, ce fameux texte persan d’Attâr (xii e  siècle), nous avons voulu rassembler tous ces horlogers du ciel, tous ces auteurs pour nous extirper de la cacophonie du monde.

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Stéphane Audeguy L’oiseau de paradis

On dit que les Occidentaux crurent,à partir du xve siècle, à l’existence d’oiseaux sans pattes parce que ceux qui les leur vendaient avaient accoutumé de leur couper les membres inférieurs au moment de les naturaliser. Des oiseaux de paradis : ces volatiles demeuraient assurément en un véritable paradis, c’est-àdire sur terre, quelque part en Nouvelle-Guinée.

C’est du moins ce que j’appris, enfant. L’exactitude historique m’importe peu ici. Il me suffit que l’oiseau sans pattes figure quelque chose de notre rapport au reste du monde, jadis, quand nous nous croyions savants – et nous l’étions, bien sûr, et nous le sommes encore, mais non pas sans cultiver de confondantes naïvetés, au premier rang desquelles : nous étions persuadés d’être plus malins que tout le monde.

Ensuite en avons-nous tué, de ces oiseaux-là, pour vendre leurs plus belles plumes à orner les chapeaux de nos dames. Quant à moi, d’ailleurs, je tiens pour vraies aussi bien l’histoire des pattes coupées que celle des oiseaux qui volent sempiternellement, faute de pouvoir se poser.

Oiseau de paradis est aussi le nom courant de plantes dont les fleurs imitent le profil de notre oiseau, et sa parure multicolore : une fleur dans le ciel, un oiseau sur la terre – le vivant comme œuvre d’art.

Je dis, moi, que l’oiseau de paradis vole encore, qu’il ne touche jamais le sol, qu’il se nourrit d’air et de rosée, qu’il y a mille histoires encore à conter à propos de ses vols sans fin, de son plumage si lumineux qu’il se confond avec le ciel, si sombre que seule la nuit la plus noire peut le protéger des regards des marchands et des tueurs ; et je crois qu’il faut défendre et illustrer les oiseaux imaginaires parce qu’ils sont réels : roc des Mille et Une Nuits, phénix, peng chinois, quetzalcóatl toltèque, shahbaz iranien. Car s’ils n’existent pas sans ceux que l’on dit réels, ceux qui sont réels meurent du peu d’égards que l’on accorde aux oiseaux imaginaires.

L’art est un oiseau de paradis. Il s’envole à l’aube, ou bien au crépuscule. Trop de lumière le tue, trop de nuit l’engloutit. Au moment où le crocodile primordial a agité sa queue pour créer le monde, toutes les bêtes et tous les hommes se sont réfugiés sur le monticule créé par ce mouvement, que nous appelons Terre, tous, à l’exception d’un oiseau solitaire. Plus tard Shakespeare en a parlé, et nous en parlerons encore jusqu’à la fin du monde :

« Que l’oiseau du plus fort ramage

Sur l’arbre unique de l’Arabie, Soit héraut triste

Ou bien trompette. »

paradisaeidae

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L’oiseau de paradis

Posez la question autour de vous, il apparaîtra que si beaucoup identifient les inséparables comme étant de petits oiseaux vivant en couple, peu en savent davantage. Il en serait de même pour Tristan et Yseult, Roméo et Juliette, Héloïse et Abélard des couples célèbres, oui, leurs noms résonnent plus ou moins, mais ont-ils réellement existé ? Ne sont-ils pas fictionnels ? Les inséparables sont donc des psittacidés (perroquets) peu connus du grand public, qui n’en retient que leur caractéristique éponyme. Ces couples solides exemplifient la désuète expression « vivre à la colle ». Leurs couleurs de granitos sont remarquables quoique superficielles au regard de cette caractéristique si romanesque pour les humains : mâle et femelle se choisissent pour l’existence ! Parce que c’était lui, parce que c’était moi. Si l’homme ou la mort les sépare, le survivant crève. Imaginons ici un vélo tandem aux couleurs criardes dont l’un des pneus, sous l’effet d’un clou, cause à bref délai la crevaison de l’autre pneu par dépressurisation, fatale dépression. Il s’agit donc d’acquérir un couple déjà formé et de se méfier des promotions trompeuses, car une réduction aguicheuse cache bien souvent un dol plus ou moins légal.

– Ah ben non Les cinquante pour cent c’est sur le mâle, pas sur la femelle ! À vous de voir si vous voulez les séparer !

Ces couples sont inséparables, mais non insécables. Ainsi une ristourne de cinquante pour cent sur une paire d’inséparables, outre le glauque de la chose, s’agissant d’oiseaux vivants et non de poulets vidés, plumés, peut-elle cacher un ignoble chantage ; mais celui-ci peut se retourner contre le vendeur si un individu non vendu est moins volage qu’il l’avait présumé (certains inséparables survivent à leur séparation et se refont une inséparabilité) et refuse catégoriquement de remplacer sa seconde moitié, bradée.

plus encore qu’ailleurs, la fibre émotionnelle est ici pincée à fond par certains marchands sans vergogne. Une fois acquis, il s’agit de les nommer. Doit-on nommer le couple ou chacune de ses composantes ?

L’idéal me semble être l’unité dans la différence. Ainsi suggérerais-je : Couci et Couça pour deux individus d’humeur égale, Cata et Marrant s’ils contredisent le dicton « Qui se ressemble s’assemble ».

Les inséparables

psittacidae

JOËL BAQUÉ LES

INSÉPARABLES

De même, l’annonce « deux pour le prix d’un ! ».

De quoi parle-t-on ? De deux couples, soit quatre oiseaux pour le prix d’un couple ? Ou bien d’un couple pour le prix d’un seul oiseau ? Comme souvent, mais

Pour savoir si vos inséparables sont en bonne santé, il importe de les regarder droit dans les yeux. Car ceux-ci doivent être, je reprends les termes d’un spécialiste, propres et pétillants. Si l’absence de purulence, croûtes, résilles par trop sanguines se repère aisément, la pétillance pose question. S’agit-il d’une qualité par défaut, à savoir l’absence des symptômes précédemment cités, ou bien de l’extériorisation d’une pétillance tout intérieure, d’un foyer alimenté par l’immédiate proximité d’un identique foyer, chacun appelé à s’éteindre si l’autre ne brûle plus à ses côtés ? Notons ici que la littérature traitant des regards humains enamourés présente les yeux concernés comme embués, les regards comme troubles, chavirés voire fondants. Nous ne sommes pas des perroquets, et le contraire est vrai aussi, d’où cette question : cette fusion de type « à la vie à la mort » est-elle vraiment enviable et transposable à nous autres humains ? Quant à l’amour humain, pardon pour le pléonasme, est-il une dépendance partagée ou une autonomie dédoublée ? Les inséparables, eux, sont des pragmatiques ; ils vivent ensemble sans jamais cesser de se le faire savoir bec et ongles, sans jamais cesser de se bécoter, sans jamais renoncer à être l’un à l’autre réellement présents. À méditer.

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L’engoulevent

omme c’est beau. C’est beau comme c’est doux et propre. Mat. Mais il y en a de brillants. Il y en a de brillants, et d’autres sont bleus. D’autres encore sont bruns et mats. Tachetés, mouchetés, dégradés. Celui-là est gris et brun et marbré. Nougat. Il n’y en a qu’un, mais y en aurait-il eu deux ou plus, ce n’aurait pas été un plus grand prodige. Il tient dans la main, mais il vaut mieux ne pas le toucher. Enfin, mettons que je le prenne en main malgré tout. On me verra m’immobiliser, le regard fixe. Je l’aurais pris dans les deux mains jointes. Comme pour recueillir de l’eau et la porter à la bouche. Comme un bol ou un nid, pourquoi pas. Allez, un nid, après tout. Il faut laisser un peu d’air autour. Pour la respiration, pour ne pas presser, oppresser. Et aussi pour continuer à le voir. Par sécurité. Voir le prodige brun et marbré. Le voir bien à l’abri, en sécurité. Entre les mains jointes. Pas trop longtemps. Il lui faut de la tranquillité. Il faut qu’il reste à sa place, qui n’est pas entre les mains des gens. Mais de toute façon, il vaut mieux ne pas le toucher. L’observer, oui. On se met à bonne distance, pour ne pas effrayer, pour ne pas s’effrayer soimême. On observe, on écarquille, on se tient bien sur ses deux jambes… on s’interroge… on s’émerveille. C’est rare de voir ça. Mais de quelle espèce s’agit-il ? Impossible à dire. Il faudrait être un expert. Il faudrait qu’à la maison il y ait des livres, beaucoup. De la documentation sur le sujet. Des gravures, peut-être même. Un livre lourd, qu’allègent dès qu’on l’ouvre pléthore d’images légendées où est figé, en quadrichromie, depuis le pélican jusqu’à la caille, tout ce qui porte un bec. Je ne dis pas : tout ce qui vole, car voler n’est pas dans l’habitude de tous les oiseaux. Plus que le vol (certains oiseaux sont aptères, ne disposent pas d’ailes. Aptères… à

terre), c’est bien le bec qui fait l’oiseau. Il faudrait que je sois calé en faune volante et chantante, croassante, pour nommer au premier coup d’œil ce devant quoi je me trouve. Mais c’est bien comme deux ronds de flan que je m’immobilise devant le prodige débusqué dans une légère dépression du sol, à l’ombre d’un prunellier. Les mains dans les poches de la veste. Content de prendre un bol d’air.

Et, quittant le sentier pour aller pisser, contournant un prunellier, j’ai manqué de marcher sur un œuf. Brun, gris et marbré. Pas un oiseau donc, mais un œuf.

Une sorte de coquillage à la floraison radicale. Grâce accomplie de calcium, carbonate, magnésium et phosphore. Nomenclature par laquelle se rompt le silence qu’inspire d’abord le monde clos de l’œuf. Château fort aux douves montables en neige, vastes cieux d’albâtre présents et surgissant à la fois à l’équateur et aux pôles. « Le œuf. » Si j’ai envie de dire comme ça. Celui, gris, brun et marbré, qu’un engoulevent d’Europe a pondu. Celui qui claque maintenant ses ailes au-dessus de moi, pour me chasser de son coin. De sa part de lande. L’engoulevent qui reviendra couver inquiet quand je serai déjà sur mon vélo, me sentant coupable d’intrusion dans son domaine : le monde de l’oiseau. Univers voisin que déploie la perception du monde où ses sens le plongent. Même quand je l’aurai oublié, sirotant un monaco sur le port, ne prêtant aucune attention aux goélands, j’ai peur qu’il soit encore tout retourné. Je ne voudrais pas que son petit cœur craque sous le ramage cendre où il palpite. Pourvu qu’il soit, la nuit prochaine, encore à engloutir le vent, sa gueule de serpent grande ouverte. Qu’il soit encore, comme dans la légende, à téter les chèvres alentour. Et puis aussi, comme avéré, à faire fuser dans la lande son chant parallèle et perlé. Ah, vous dire surtout qu’il niche au sol. Souche parmi les souches. Qu’il a forgé son immobilité patiemment dans les générations. Il a saisi le privilège de l’inertie dans le cercle des proies. Éprouvé qu’il pouvait tirer profit des jeux de contrastes. Sa compréhension est une action. Survivre est son domaine et son intelligence. La nuit il chante son intelligence.

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C L’engoulevent caprimulgidae
Bertrand Belin

a mésange est un ange mésestimé.

Une plume pour le jaune, une plume pour le bleu, une plume pour le blanc, une plume pour le noir : la mésange est sans mélange. Elle zinzinule, je n’y arrive pas. Elle zinzinule de quarante façons différentes, car zinzinuler demeure pertinent en chaque circonstance de la vie. Comment dès lors ne pas penser que tous mes malheurs viennent de là, de mon incapacité à zinzinuler intelligiblement ? Ainsi, moi, obligé d’écrire. La mésange charbonnière doit son nom à sa cravate noire, seule note un peu sévère de son habit pimpant. Mais elle a cette coquetterie qu’on ne lui ôtera pas. Jamais vous ne la surprendrez sans sa cravate. Elle dort avec. Et avec, ah oui, sa petite calotte assortie. Il n’en reste pas moins que ce qualificatif de charbonnière me semble très abusif et malencontreux. Demanderiez-vous à Arlequin de ramoner votre cheminée ?

La mésange n’a rien à cacher, ni même à ses prédateurs naturels, le chat, la belette ou l’épervier. Puis elle est un aigle à son tour pour la coccinelle, l’araignée et la limace. Elle n’hésite pas à déloger la chauve-souris de son creux de muraille pour y bâtir son nid. Dans l’ardeur du combat, on ne la reconnaît plus. Son bec est alors un poinçon redoutable. Il lui arrive de fendre le crâne du vampire et de lui dévorer le cerveau. La mésange est carnivore, occasionnellement. Occasionnellement, mais quand elle me fixe trop longtemps de son œil rond, je tremble. Je ne sors jamais dans le jardin sans mon heaume. La mésange a beaucoup d’amies qui sont toutes des mésanges aussi. J’ai souvent essayé d’intégrer la bande. Mais je dois manquer de sérieux. Car la mésange est très affairée, raison pour laquelle sans doute elle porte cette cravate. Elle volette de branche en branche et ne tient pas en place.

Quelque chose la tracasse, une négociation en cours, un problème à résoudre. Ou peut-être est-elle convaincue que l’immobilité la tuerait ?

Elle est plus agile dans les arbres qu’un singe pourvu de quatre mains et d’une queue préhensile. Elle se suspend volontiers à la renverse. Peutêtre espère-t-elle que l’afflux de sang va lui mettre un peu de rouge aux joues. C’est la couleur qui lui manque.

Les mésanges pèsent entre douze et vingt-cinq grammes, pourquoi ne sont-elles pas de plus grandes filles ?

Je m’avise cependant que mes quatrevingts kilos expliquent sans doute en partie l’échec de mes tentatives pour être admis dans la bande. En somme, la gravité me fait moins défaut que la légèreté.

Quand il a trouvé, dans un mur, dans un tronc, l’anfractuosité qui leur fera un parfait nichoir, le mâle offre quelques cadeaux à la femelle – qui résisterait à l’appât d’un œuf d’araignée ou d’un coléoptère mordoré ? –, puis il l’invite à entrer. Première déconvenue pour celle-ci tout reste à faire.

Il lui faudra dix ou douze jours pour glaner alentour les brindilles, plumes, mousses, morceaux de laine, d’étoffe ou de coton nécessaires à la confection du nid, tricoteuse, rempailleuse

rythme d’un par jour, des œufs de la taille d’une olive, quoique blancs, constellés de taches rosâtres le tube n’annonce pas la couleur. Après une quinzaine de jours de couvaison, ils éclosent. Les oisillons ont de gros yeux aveugles et un bec large comme une gueule de crocodile. C’est à peu près là tout leur corps. N’importe quel nourrisson humain présentant une telle apparence serait tendrement glissé par ses parents dans l’incinérateur, mais le couple de mésanges accepte avec reconnaissance ce don de Dieu.

Le père se met en quête de chenilles bien grasses et de sauterelles cueillies au bond. La mère garde le nid propre, elle en retire les fragments de coquille et extrait elle-même de l’anus inexpérimenté de ses petits leurs longues crottes cylindriques.

Au bout de quinze jours, avec un instinct très sûr, ces derniers nouent leur cravate et sortent un à un du nid. Ils pourraient vivre quinze ans, mais les périls sont nombreux dans mon petit jardin. Les chats rôdent, les hivers sont rudes. S’ils sauvent leur plumage et leur ramage trois ou quatre années durant, ce sera déjà beau.

ÉRIC CHEVILLARD LA MÉSANGE CHARBONNIÈRE

et matelassière de premier ordre – on voudrait lui passer commande d’un lit king size. L’accouplement n’aura pas toujours lieu sur cette couche moelleuse, mais, parfois, à la va-vite dans une encoignure, ça peut être bon aussi, nous n’avons pas à juger.

Le nid est conçu pour accueillir les œufs, entre deux et huit, pondus au

On peut vivre beaucoup de choses en trois ou quatre ans quand on est une mésange, voilà ce qu’il faut se dire, et même sans quitter mon petit jardin, duquel en effet elles ne s’éloignent guère, ayant comme moi des mœurs plutôt sédentaires – preuve, ne vous semble-t-il pas, que je fais bien finalement partie de la bande ?

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La
L
mésange charbonnière parus major

i des oiseaux viennent à nous, que nous pouvons observer aux étapes de leur migration, ainsi les cigognes dans la Meuse du printemps à l’automne, si d’autres encore, profitant du réchauffement, déplacent leurs aires, ainsi les ibis sacrés du Nil survolent-ils depuis le début du siècle l’estuaire de la Loire, d’autres nous obligent à voler vers eux à notre tour, le bel arrenga siffleur bleu nuit dans la neige au pied de l’Himalaya, l’aigle harpie ou le hoatzin huppé, perchés dans les arbres sur les rives étouffantes des fleuves amazoniens.

PATRICK DEVILLE LE HOATZIN HUPPÉ

On peut naviguer longtemps, s’épuiser à la marche, sans, de sa vie, ainsi que nombre de traqueurs aguerris, apercevoir ne serait-ce que l’ombre d’une plume du grand aigle harpie ou « harpie féroce » (Harpia harpyja). C’est après toute une traversée bredouille du sous-continent latino-américain qu’il m’avait été donné de voir enfin, dans une réserve près de Guayaquil en Équateur, fondre au sol, à la tombée du jour, deux ailes éployées de plus de deux mètres d’envergure, les serres ouvertes s’emparer d’une boule de couleur brune, effarée, singe ou rongeur, offerte à la délectation du monstre à plumes par un gardien qui peut-être n’en menait pas large lui non plus.

Le hoatzin huppé ( Opisthocomus hoazin) est plus commun et moins vorace, végétarien même,

et pourtant davantage encore fascinant. Le volatile est sédentaire, mauvais voilier n’irait pas loin. Et s’il fond, mais le terme est excessif, s’il descend, c’est depuis sa branche vers les végétaux dont il se nourrit, immobiles sur la berge marécageuse, au pied de son arbre favori. Après s’en être approché sans bruit, à la pagaie en pirogue, dans le labyrinthe ombreux des forêts inondées qui bordent le Tapajóz ou l’Amazone au Brésil, le Marañón ou l’Ucayali au Pérou, ce qu’on observe est une énigme autant qu’un oiseau. Le hoatzin huppé est un beau bestiau : soixante-dix centimètres du bec à la queue, au bout d’un long cou une petite tête sans plumes, face bleu clair, granuleuse, au milieu l’œil rouge, fixe, au-dessus la huppe dressée. Il est une famille à lui seul et seul de son ordre, créé pour lui par les ornithologues après sa description au xixe siècle. Solitaire dans son taxon et grégaire dans la vie : il n’est pas rare d’en surprendre deux ou trois à quelques arbres de distance.

Depuis la pirogue, faisant le point aux jumelles sur cette tête décoiffée, ébouriffée, furieuse, grossissant l’œil rond, rouge cerné de bleu, fixe, terrible, un réflexe vous fait reculer comme si d’un coup de bec, après qu’il vous a repéré, courroucé par votre arrivée, il allait percer l’oculaire et vous crever la rétine.

S’il est avéré que vous n’êtes pas un aigle harpie déguisé en pagayeur, la plupart du temps il ne s’envole pas, ouvre de larges ailes de feu pourpre, châtain clair et roux, aux longues rémiges flamboyantes. Seul de son clade à descendre en ligne directe de l’archéoptéryx, ultime maillon avec ses ancêtres dinosaures théropodes, oublié par l’évolution, délaissé dans sa splendeur archaïque et flamboyante, il pousse des cris rauques, et des

grognements qui peuvent évoquer la toux expectorante d’un fumeur excédé.

Davantage que ce raffut sa protection est olfactive. Il est l’oiseau puant, rotant comme une vache. Sa carapace invisible est une bulle nauséabonde. Seul oiseau ruminant, muni d’un jabot à fermentation bactérienne où se décomposent les plantes aquatiques et les fruits, il digère sur un nid assez mal bâti, sans garniture, plateforme en bouts de bois peu assujettis, quelques mètres au-dessus de l’eau, où il nourrit par régurgitation deux ou trois poussins blanchâtres et laids.

Ceux-ci sont quadrupèdes. Au sortir de l’œuf, leur est venue au coude de chaque aile une main à deux doigts griffus. Devant l’arrivée de quelque serpent ou puma, ils se laissent tomber à l’eau comme des pierres et nagent sur la rivière. Le danger passé, ils escaladent les branchages à l’aide de ces membres préhensiles éphémères, remontent se délecter du vomi des parents. À l’âge adulte les mains auront disparu, ils auront oublié la nage. Pendant la dizaine d’années de leur existence, ils ne se connaîtront plus de prédateurs à l’exception d’un seul.

Les Indiens d’Amazonie, s’ils chassent l’aigle harpie dont ils utilisent les plumes pour empenner leurs flèches, négligent le hoatzin à l’odeur repoussante. Il est malaisé de bander l’arc en se pinçant le nez.

L’oiseau est aussi puant mort que vif. Seul le grand aigle harpie, dont la longévité est autre, qui vit près de quarante ans, les jours où il n’a vraiment rien d’autre à se mettre sous le bec, les jours où le singe trop agile a fui dans la forêt, le pécari s’est enfoui au fond de son terrier, consent, retenant peut-être sa respiration, à goûter la chair du hoatzin huppé.

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Le hoatzin huppé opisthocomus hoazin

e vole sous la flotte en attendant que quelque chose se passe. Mes ailes parapluie.

C’est août, c’est septembre, la lourdeur d’une humidité quand elle se mêle au chaud qui s’évapore du béton. Et où sommes-nous ? Qui sait où nous sommes ? Qui sait ça ? Ça dépend, ça dépend. Je vole sous le soleil et la flotte, survole ma Cadillac rose. Moteur général, central, moteur généreux. Le métal m’attire le bec et j’aime la photo que ça me permet de me projeter. Dans moi, sous les plumes qui couvrent ma petite tête. Dans mon petit cerveau.

Méfie-toi, en revanche, je suis loin d’être con.

Cette photo : une route toute droite et longue, comme j’en ai vu aux États-Unis (je peux voler très loin et partout), la Cadillac qui fend le paysage, rose parmi l’ocre du sable et des roches qui émergent comme des crochets flippants, et moi qui vole dans son sillon, la chaleur du bitume me magnétise. Me permet de savoir où je vais, et surtout quand y aller. Et moi qui vole par-dessus la voiture, si proche du soleil. Si proche que l’astre projette mon fantôme dessous lui et bientôt, la voiture engloutie par ma silhouette noire, mobile, mes ailes qui bastonnent l’air, noir sombre sur le sol, et bleu magique, suspicieux, et vert vital et du violet secret, de l’ombre mystique et quelque chose comme des variations de brun et de gris dans une nuit sans lune. Ce sont les couleurs sur les plumes de mon cou, de mon corps, de mon visage. Mes yeux clignent. Méfie-toi, tu ne pourras pas me regarder droit dans les deux, choisis-en un, choisis-le bien.

Je vole dans la nuit, sous la pluie, j’attends que quelque chose se passe. Pas envie de dormir là où tu ne te présentes plus depuis belle lurette. Dans la poussière de mes combles, Paris-Banlieue, sous un pont, près d’une flaque d’eau potable. Je préfère voler, suis bonne qu’à ça. Je sais voler loin. Je sais m’orienter par les dessus mousseux des mers, des océans,

leurs flots presque noirs, je sais suivre le dessin des routes, je sais remonter un cours d’eau, je sais te prendre en filature, ça t’étonne ? Je t’ai dit de te méfier.

T’ai-je dit ? Que j’avais plus d’un tour dans mon sac.

Que je ne suis pas ton pigeon mon humain.

Que je ne suis pas la crasse que tu n’assumes pas, ta maladie soufflée dans l’atmosphère, je ne suis pas les plumes sales que tu me prêtes ; nique-toi avec tes idées de merde ; je ne suis pas sale. Je suis souvent blessée. Voilà tout. Je mange mal, c’est tout. Je prends ce qu’il y a, ce que tu me donnes, et tu me donnes mal. C’est tout.

Te l’ai-je dit déjà ?

C’est pour ça, j’ai pris la poudre. Te voir dormir molle, quand le monde entier s’étalait, riche, à la portée de tes paumes. Quand tu pouvais voler le monde, toi tu dormais. Si tu n’étais pas si lourde je t’aurais prise entre mes pattes. Sous mon aile. T’es la moins méchante, j’aurais fait ça pour toi. Toi.

Je suis celle qui ramène le courant d’une rive à l’autre, d’un battement d’ailes. C’est ainsi que j’ai rapporté le groove en Europe. Tu savais pas ça, toi, normal tu me sous-estimes.

Et maintenant que je survole ta Cadillac d’humaine qui ne crève plus d’ennui, ta voiture, ma voiture, ton pied, ma plume. Maintenant que j’engloutis la route, et toi sur la route, de mon fantôme brun, les dessins de mes ailes, ma tête, mon cul, qui se déploient imprimés sur l’asphalte, parfois nets, souvent troublés par les vaguelettes de chaleur qui donnent l’impression que je gigote alors que mes gestes sont précis. Je n’attends plus de savoir où aller, pour une fois c’est toi qui drive. Moi je me suis mise sur le dos. L’air que tu fends, qui glisse sur chaque côté de la bagnole, la

Cadillac rose, ses deux ailes, cet air même, je me laisse flotter dessus.

Et, comme la Lune avec la Terre, je tombe en permanence de toi sur toi, sans te toucher ni te croiser, je me promène tout autour.

Et pourrais vouloir m’échapper.

Et je te dis alors, je te hurle du ciel vers tes fenêtres ouvertes et par-dessus la musique que tu as mise à fond, comment volent les avions, propulsés comme des pommes dans l’air. Comment planent les pigeons.

Je suis la résistance même, tu sais ? Te l’ai-je déjà dit ?

Je résiste à tout, aux insultes, aux crachats, à la mauvaise bouffe.

J’aime les belles choses, les Cadillac roses qui filent dans le vent, traversent les paysages que je survole, leurs roues qui collent à la route. Je suis pas con, tu sais, tu le sais maintenant qu’on a pris la poudre toi et moi. Qu’on ne crève plus d’ennui, bébé univers, que c’est toi qui drive sous le soleil et les lunes.

Trempée sous l’averse, je sèche, je ne sais plus bien si c’est le jour, si c’est toi qui voles, si c’est moi qui roule, mais.

Quelque chose se passe.

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J
Diaty
À quel point dors-tu mon
?
Le pigeon columba
Diallo
pigeon

n avril 2020, pendant le confinement, deux corneilles se sont installées dans mon jardin. Je ne saurais dire si l’une était un mâle et l’autre une femelle, mais j’ai voulu le penser : ainsi un couple peuplait-il mon jardin, comme si, malgré la suspension catastrophique qui nous était imposée, malgré les morts qui, dehors, s’amoncelaient sans sépultures, l’Histoire continuait, et avec elle le récit des amours.

Je suis incapable de m’occuper d’un jardin. Il y a quelques années, j’en ai eu soudain assez de vivre avec B. et notre fille dans un clapier de soixante mètres carrés, ainsi avons-nous quitté Paris pour une maison en banlieue. Chacun de nous a pu s’étaler, du garage au grenier, et donner libre cours à sa passion de l’amoncellement (dans mon cas, des empilements de livres).

Quant au jardin, nous en avons hérité, sans trop savoir qu’en faire, avec sa glycine et ses rosiers, ses magnolias, ses pivoines. On a laissé faire ; des oiseaux venaient, des chats aussi on a arrosé, tondu vaguement ; les saisons se sont occupées de tout.

Mais en avril 2020, puisqu’on avait le temps, on a commencé à s’étaler aussi dans le jardin. On s’est mis à lire toute la journée sur des chaises longues, et à soigner un peu la roseraie.

Quand le couple de corneilles est arrivé, j’ai vu tout de suite qu’il ne se comportait pas comme les autres volatiles de passage. Ces deux-là emménageaient, c’était sûr. Pas de nid pourtant, juste un air décidé, une attitude de propriétaire.

Je suis plutôt arrangeant. Je les ai laissées tranquilles, là-bas, sous la glycine, à cet endroit où je ne tonds jamais (un type d’une association écologiste locale m’avait conseillé de garder un coin hirsute pour la biodiversité). J’aimais bien observer la

démarche nerveuse de ces deux corneilles, leur silhouette aigue, leur grâce pincée, leurs plumes lisses et leurs yeux noirs qui font peur. Elles avaient un air dépeigné qui me plaisait, et des lueurs bleues, nacrées qui miroitaient sur leurs ailes. Je les sentais assez peu commodes si je m’étais permis d’avancer vers elles, à coup sûr elles m’auraient chassé.

Quatre jours passèrent à force de déambuler (leurs pattes effilées cadastrant obstinément la pelouse), les deux corneilles avaient pris possession du jardin. Ma fille et moi les observions longuement, et le cliquetis de leurs pattes sur l’escalier qui mène à la boîte à lettres nous comblait.

Quant à elles, elles nous dédaignaient, et parfois, lorsque nous nous approchions, criaient désagréablement – mais comment leur donner tort : les humains n’ont-ils pas tué les animaux dès l’origine ?

J’ai toujours redouté ce moment, et je sais qu’il arrive, où il n’y aura plus d’oiseaux, où plus aucune silhouette furtive ne fera trembler les feuillages, où les humains seront seuls, désespérément féroces, où le monde sera devenu muet.

Un soir, assez tard, après avoir écrit longuement dans mon bureau, et tandis que B. et notre fille dormaient, je suis sorti pieds nus dans le jardin, avec un verre de vin. Les deux corneilles étaient pendues par les pattes à une branche de rosier, la tête en bas, comme des chauves-souris. Est-ce qu’elles dormaient ?

Les oiseaux dorment-ils ? Ce n’est sans doute pas une énigme, mais pour moi si. « Interroge les animaux », a dit Job. J’ai demandé à mes deux corneilles pourquoi elles ne m’aimaient pas.

L’une des deux s’est détachée du rosier, elle allait m’assaillir, j’ai même eu un mouvement de recul. Mais non : elle s’était élancée vers la boîte à lettres, au-dessus de laquelle elle s’est posée avec une majesté d’aigle (j’ai reconnu à travers sa posture un tableau où cet oiseau trône à Patmos aux côtés de saint Jean).

YANNICK HAENEL LE SECRET DES CORNEILLES

Comme le facteur ne passait plus, je n’avais pas ouvert ma boîte à lettres depuis plus d’une semaine.

La corneille m’invitait à m’en préoccuper, c’était l’évidence. Je suis allé chercher la clé, et voilà, il y avait une enveloppe contenant un livre, une amie m’envoyait des poèmes de Borges. J’ai ouvert le livre et mes yeux sont tombés sur ce vers : « J’entends le dernier oiseau. »

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E La corneille corvus corone

ette nuit, pendant que tu dormais, j’ai lu que Gluck faisait transporter son clavecin au milieu d’une prairie, et que là, l’espace, la lumière, le vent, la houle dans les herbes, et quelques verres de champagne, lui soufflaient ses airs les plus divins. – Comme celui d’Orphée, J’ai perdu mon Eurydice – Il paraîtrait que Rimbaud, en classe de rhétorique, cherchant des références pour son devoir, tu sais, la lettre de Charles d’Orléans à Louis XI, serait tombé sur ce texte. D’où, plus tard : « La main d’un maître anime le clavecin des prés ». Maintenant, à ton tour, racontemoi quelque chose qui me fera trembler. – Alors, écoute, ce matin, pendant que tu dormais, pour la première fois de ma vie, j’ai vu un oiseau minuscule, grand migrateur transsaharien que son statut juridique a placé sur une ligne rouge, en voie de disparition : le tarier des prés. J’avais rendez-vous avec mon frère, dans la vallée d’à côté. Il m’avait dit qu’il avait là-bas une parcelle où nichait un couple. Il était 7 h 30 quand on s’est rejoints au pied de sa prairie de fauche. C’était la seule encore debout, un 8 juillet. Tout autour, le vallon déjà vide. Ras. Plus rien. Mais nous, devant une mer d’herbes d’un mètre de hauteur. Une merveille, et quand je dis une merveille, je veux dire la réalité. Son épaisseur, sa précision. En lisière, des alchémilles en fleur, vertes, mêlées à des renoncules à feuilles de platane, en fleur, blanches, très hautes, elles m’arrivaient à la bouche. Derrière, des vagues de trèfles violet foncé et de vesces violet vif, et des vagues de renouées bistorte rose pâle, et des îles de géraniums pourpres, tout ça mélangé à des ombelles immenses, plus hautes que moi, carottes sauvages et berces, transformées en aérodromes pour insectes. Imagine aussi un ruisseau. On l’entend.

« Ce couple de tariers, a dit mon frère qui fouillait le pré aux jumelles, franchit chaque année les déserts et les mers pour revenir en mai. Dans mon pré. Je ne le fauche jamais avant le 1er juillet, ce qui lui laisse le temps de fleurir et de monter en graines et d’abriter des milliers d’insectes. Et donc des oiseaux. Il reste trois couples de tariers dans cette vallée à la pointe des pratiques agricoles où l’herbe est fauchée dès le 1er mai, et puis emballée de plastique. Moi, j’attends que mon pré fleurisse. Qu’il graine. Que les tariers reviennent. Chaque année, je me demande est-ce qu’ils sont revenus. » Soudain mon frère a dit, un ton plus bas : « Ça y est, je l’ai vu. Il est là. C’est le mâle. »

J’ai alors ajusté mes jumelles et je l’ai cherché dans l’océan des fleurs. Je ne l’ai pas trouvé. Impossible. Cent mille détails. Puis je l’ai vu. Mais c’était difficile, il est si petit, de la taille d’un rouge-gorge. Heureusement il s’est posté sur une ombelle. Je m’entends encore murmurer : Blanc, le sourcil.

Noir, le trait du bec à la joue. Aurore, la gorge.

Brun, le dos moucheté.

Cet oiseau, je ne l’ai lu qu’à travers le prisme de mes jumelles, dans leur lumière extralucide. Cinq secondes, j’ai pu le scruter, scrutant la marée qui se balançait sous lui. Déjà, il a replongé. A disparu dans la réalité. A rejailli un peu plus loin. Et alors je l’ai vu survoler la houle colorée à l’horizontale. On aurait dit l’esprit de la prairie. Il ne pèse pas plus qu’une poignée de fleurs, douze grammes, parfois quatorze ou seize.

– Et le chant ?

CLAUDIE HUNZINGER LE TARIER DES PRÉS

– Quelques notes claires, puis du magma, cette sorte de matière extasiée qu’on nomme gazouillis, par strophes répétitives, étranglées de joie. « Mais je ne vois que le mâle, a dit mon frère. Et ça m’inquiète. Où est la femelle ? Il y a eu un gros orage. Sans doute, elle couve encore. Une ponte de remplacement. » Je lui ai demandé de quelle couleur ils sont, les œufs ? « Bleu turquoise foncé, a dit mon frère. Ah ! le revoilà. À droite. Tu le vois ? Il a replongé. Il doit nourrir la femelle. J’attends encore huit jours avant de faucher. Je laisserai un îlot autour du nid. Si je fauche tout, ils sont morts. »

– De ton histoire, c’est l’aurore de la gorge que j’aime le plus. Aurore, je me demande combien de temps encore il sera épargné, ce mot.

À Dominique Schmitt, été 2022.

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Le
tarier des prés
saxicola rubetra
C

oie est le volatile qui fut le plus abusé par l’homme. Un oiseau domestiqué, sacrifié loin de la chasse qui encore au siècle dernier passait pour noble et dont seules ses consœurs restées sauvages subirent – subissent encore – les aristocratiques volées de plomb. Un oiseau réduit en esclavage, un oiseau mutilé auquel non content de donner la mort on inflige la torture.

Au lieu de lui rendre hommage pour tous les services qu’elle a rendus à l’humanité, on est allé jusqu’à faire de son nom une insulte.

Sexiste qui plus est, alors que de toute éternité ce sont les mâles qui ont marché au pas de l’oie comme des pauvres mecs. En outre, on la gave, l’éventre, lui arrache son foie qu’on sale, poivre, cuisine et donne à déguster à cette secte de sadiques qu’on appelle les gourmets. Ces derniers ne sont pas tous imbéciles, certes, et la Physiologie du goût de Brillat-Savarin en témoigne. Qu’il me soit permis du reste d’en prescrire au passage la lecture, car dans cet ouvrage la langue française est à son apogée.

– Le reste de la bête ? On la rôtit. On la farcit, on en fait des rillettes, on l’étend de tout son long sur la grille d’un barbecue comme ces premiers chrétiens que les Romains faisaient griller jusqu’à ce que mort s’ensuive pour amuser le public des cirques.

– Vous parlez des Romains ?

Les oies du Capitole qui firent tant de tort à nos ancêtres nous ramènent au ive siècle avant notre ère quand, alors qu’un commando gaulois parti nuitamment à l’assaut de la forteresse réussissait l’exploit d’être assez silencieux pour ne pas réveiller les chiens de garde, les oies sacrées vouées au culte de Junon donnèrent l’alerte et furent responsables du massacre de nos aïeux. Depuis – en fait de chiens de garde – la France garde à l’oie un chien de sa chienne.

Ces ancêtres du stylographe étaient arrachés à la bête vivante. Seules cinq plumes sur chaque aile ont la taille adéquate pour se muer en instruments d’écriture. L’arrachage est un calvaire pour l’oiseau qui ensuite se trouve dans l’impossibilité de voler et n’a plus dès lors qu’à attendre l’instant où le fermier lui tranchera le cou.

Pendant des siècles les scripteurs de tout acabit ont fait une hallucinante consommation de plumes d’oie. Dans le plat d’étain posé à la droite de son écritoire Flaubert en avait en réserve près d’une centaine dont il faisait une consommation immodérée à force d’écrire, de surcharger, de biffer, de réécrire – sans compter sa prolixe correspondance dont la postérité fait ses choux gras. Et Balzac, Rousseau, Voltaire, Rabelais et tous les auteurs emplumés qui ont vécu entre l’an 700 et la fin du xixe siècle – voilà bien un immense troupeau de malotrus dont l’œuvre fut bâtie aux dépens des oies.

Pour ajouter à l’horreur, je me demande si Flaubert vivant à Croisset dans une propriété en bord de Seine flanquée d’une basse-cour n’écrivait pas avec les plumes de ses propres bestioles. On l’imagine en frémissant, armé de grands ciseaux, courant après les oiseaux pour leur dérober les plumes qu’une heure plus tard il cassera en deux rageusement l’une après l’autre pour se venger d’un participe passé récalcitrant. Un de ces jours apparaîtra peut-être en vente publique une lettre inédite à Louise Colet dans laquelle il se vantera de ses tristes exploits, en homme d’avant-hier étanche à la souffrance de la volaille.

Les plumes des écrivains de jadis étaient des plumes d’oies martyrisées.

Trêve de légèreté, d’imaginaire. Il me faut pour clore ce texte aborder la période la plus tragique de l’Histoire. Les nazis entretenaient de grands troupeaux d’oies aux abords du camp d’extermination de Sobibór, et quand un nouveau convoi arrivait des kapos étaient chargés de les effrayer pour que leurs cris couvrent ceux des prisonniers qu’on suppliciait. Les bourreaux voulaient à tout prix éviter que les nouveaux arrivants prennent conscience de ce qui les attendait et soient tentés de se révolter dans un mouvement de désespoir à l’ouverture des wagons. Ce sinistre stratagème fut employé aussi à Treblinka. Je suis désolé de vous laisser sur une note aussi terrifiante. Ce n’est cependant pas la fonction de l’écrivain de dorloter ceux qui le lisent.

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L’oie anser L’
Régis Jauffret L’oie sacrifiée

Le corbeau, animal sorcier s’il en est un, et en cela ami du chat, n’a pourtant pas la même aura de douceur que le plus petit des félins prédateurs. C’est qu’en dépit d’une large histoire ailleurs sur la terre, où il est associé au Soleil, à la création du monde ou à l’amour filial et romantique, il ne reste chez nous que peu de traces positives des traditions païennes qui autrefois le célébraient.

Entre-temps, un puissant système ecclésiastique, détourant parfois ses valeurs au couteau dans l’Ancien Monde, a poussé, laissant le corbeau à son image funeste, annonciatrice de malheurs, ami des incantatrices partisanes du démon. S’il n’est pas le seul des animaux associés aux dieux anciens à se voir petit à petit devenir une bête sauvage et maléfique, il est certainement celui dont la charge symbolique a le plus souffert. Ça n’est donc que récemment qu’il est devenu cette silhouette funeste, aux cris lugubres résonnant sur les champs de bataille, pour se nourrir de la tragédie des hommes et de leur désespoir. Cette acception du corbeau, très occidentalocentrée, nous empêche de voir que dans le noir de ses plumes se cachent d’autres histoires.

Il est, au Japon par exemple, associé à tout autre chose :

« Pourquoi le corbeau chante-t-il ?

Parce que dans la montagne Il a un enfant chéri de sept ans.

Le corbeau chante

Mon chéri ! Mon chéri !

Il chante

Mon chéri ! Mon chéri ! »

tions prophétiques, indiquant aux hommes par ses vols où construire temples et villes.

Chez les natifs de la côte du Nord-Ouest Pacifique, il est le héros et démiurge qui fait le monde, créant et libérant le Soleil, répandant et organisant la culture et la civilisation.

Il est, chez certains habitants du Congo, celui qui prévient les hommes des dangers qui menacent. Ainsi, dans la plupart des croyances, il se voit être un héros resplendissant, créateur et divin, ou guide et prophète.

Le corbeau ne se détourne pas des ténèbres, et perce leur secret, y accompagne les âmes dans leur dernier voyage. C’est sans doute ce qui lui a posé problème. Car dans une société malade d’elle-même, les ténèbres inhérentes au monde, et sans lesquelles la perception de la lumière n’existerait pas, sont pourtant honnies de toute part. Comme si,

SIMON

JOHANNIN LE CORBEAU

C’est ce que récitent les petits écoliers japonais dans une célèbre comptine, le croassement du corbeau se disant au Japon : kâ kâ et chéri : kawaii. D’oiseau de malheur, le corbeau devient ici un repère de douceur parentale, le symbole d’un amour filial que l’on couve. Il est ailleurs en Asie l’oiseau de bon augure, annonciateur du triomphe.

Son intelligence est louée jusque dans la Bible, puisque c’est lui qui, après le Déluge, est envoyé pour vérifier si la terre réapparaît au-dessus des eaux : « Au bout de quarante jours, Noé ouvrit la fenêtre qu’il avait faite à l’arche et il lâcha le corbeau, qui alla et vint jusqu’à ce que les eaux aient séché sur la terre. »

Les Grecs le consacraient à Apollon, dieu lumineux s’il en est un, et à bien des endroits il est doté de fonc-

en miroir, le corbeau était dans le fond détesté car nous renvoyant à notre propre part d’ombre à traverser avant d’accéder pleinement aux lumières célestes. Le symbole d’une difficile confrontation à ce que l’on nous fait refuser de nous-mêmes, comme si l’humain dans toute sa complexité naissait pur, sans apprentissage par la mort, la boue ou le feu.

Ne pas refuser sa propre noirceur est peut-être ce que pourrait nous rappeler aujourd’hui le corbeau, si présent dans les villes comme dans les campagnes.

Ne plus extérioriser sa violence dans un monde où elle est omniprésente, mais la porter, l’aimer et la prendre en charge, afin d’en déterminer les contours pour en limiter le fracas. Voir, comme le corbeau, à travers sa propre opacité pour la visiter et la comprendre, ne plus rejeter, mais au contraire l’accepter comme partie intégrante de soi pour mieux en avoir la maîtrise. Et ainsi, grâce aux ailes du corbeau, s’élever un peu plus vers une pleine expérience de la vie.

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Le corbeau corvus corax

olatile inapte au vol, le coq est d’abord un fiasco : il ne sait pas décoller. (Est-ce pour cela qu’il est le totem de l’Hexagone ?) Le coq est aussi un palindrome imparfait. (À l’image d’Allah ?) Du coq au couac, il n’y a qu’un pas. La perfection, c’est le radar, le rotor. La mécanique, quoi. (Loin de la chair, toujours : la perfection.) Bon, OK : stats, sexes et Xanax : les palindromes parfaits sont légion. Le coq, lui, est un gag.

*

Bec entouré d’un chewing-gum que l’on n’aimerait pas mâcher, coiffé d’un bob phrygien écarlate, torse bombé à la Aldo Maccione, œil de poulpe, corps en demilune (marron, or, noir), faucille en guise de queue, pattes en Coton-Tige, le tout

maquereau, sauvage & bling-bling, caïd ou cocaïnomane, oiseau de nuit. De la basse-cour aux bas-fonds. Fou de baston. On connaît la chanson. Mais non. Il se lève à l’aube. Ses mœurs sont ordinaires. Que fait-il du reste de ses journées ? Le coq pite ? Copule ? Non, il picore, le gus. On le dit mâle alpha, soupe au lait, tétrapode, antiqueer, sportif, potelé. On le fait au vin. On l’a intronisé symbole de la Gaule, de la religion, de la nation. C’est trop pour notre zig. En plus d’être inachevé, il est inadapté : au ciel (ne parlons pas d’éden). Un albatros inversé. Cloué au sol, il est l’égal de l’autruche, de l’émeu, du manchot, du dodo ou du moa. (Mais le moa est mort.)

*

ALEXANDRE LABRUFFE

SECONDÉ PAR SON CONSULTANT POÉTIQUE FABIEN BORDELÈS

PLASTIQUE DU

COQ

posé sur un ergot surdimensionné, l’animal semble tout droit sortir d’un western spaghetti. Il n’y a pas plus cocasse.

Napoléon s’est érigé contre ce coqboy. Qui « n’a point de force, ne peut être l’image d’un empire tel que la France ». Je suis d’accord : le coq ne fait pas le poids. Comme l’hirondelle ne fait pas le printemps. Surtout face à un revolver (lui aussi un palindrome fumeux). En plus, il est né d’une onomatopée : il n’a pas d’étymologie, pas de racine. Coquille vide, son nom vient de son cri.

Déraciné, écorché, le coq aurait pu mal finir à la casserole, à la rue, gothique,

Revenons à nos moutons : c’est-à-dire en arrière. Le coq ne sait pas voler. Ou il refuse. Le coq est terre à terre. Il chie sur Icare, comme Flaubert sur ses souvenirs

–  Correspondance, 1855. D’une hermétique fierté, ce tas de plumes refuse la civilisation, s’nichant dans le fumier. Au diable les conventions, adieu l’hygiène. Le coq serait gauchiste. En même temps conservateur : il abhorre la nuit, ne vit que pour le jour et l’aurore. C’est un diurne… à cuir ! Il est mon antithèse par excellence.

Au passage, même si le poulet est un sous-coq, il mérite notre respect. Ne serait-ce qu’en tant que nutriment ou martyr. Chaque année en France, on compte un milliard de poulets ingurgités. Un véritable génocide : 3 835 000 par jour, 45 par seconde, 1 140 ailes et cuisses par minute. Soit la viande la plus consommée de la nation qui affiche crânement son emblème. CQFD, FCK. Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tuer.

* Si l’autruche a une politique, le coq, lui, ne se raccroche qu’aux branches de l’expression DU COQ À L’ÂNE. Étendard de l’incohérence, le coq ici me ressemble (enfin, selon mes ex). C’est pour ça sans doute que je dresse son portrait.

Non, je n’ouvrirai pas ici de parenthèse sur l’âne.

Peut-être une légère, comme un léger nuage de lait : un âne de race coûte cinq cent cinquante-cinq euros. L’achat d’un ânon, quant à lui, demande de sérieuses capacités d’éducation. C’est donc hors de ma portée.

* Depuis l’an mille, son effigie surplombe les églises. Maître des horloges et du réveil, grenouille de bénitier, il annoncerait, dixit le pape, « l’Aurore du Salut par son chant qui protège le fidèle des ténèbres du péché ». Âneries. Sans foi ni loi, le bipède s’est rattaché à des causes antinomiques : christianisme, monarchie, Lumières, république, bisexualité, guerre. Le volatile est versatile. Cette girouette sait retourner sa veste.

* Que ferait subir Ponge au coq ? Sans doute une psychanalyse. Giono, lui, clamerait : « À chaque oiseau, son chat. »

Pour être honnête, il faudrait revenir sur sa tête. Ce qu’il y a de plus fabuleux dans le coq, in fine, c’est sa crête : elle ne sert à rien. Pas même un périscope, encore moins un rétroviseur ou une antenne, elle n’est pas non plus halo, aura ou couronne. Peut-être sert-elle à son équilibre (mental). Elle fait visiblement office de pare-chocs, lors des combats avec ses semblables.

Sur la crête, réside l’ambiguïté du coq : inutile et utile à la fois.

* By the way qui s’intéresse au coq ? Personne. Pas même les autres animaux. Le coq est l’angle mort du règne animal, la bête noire du sexologue.

De l’union de la poule et du coq naît pourtant la perfection : l’œuf. C’est-à-dire l’origine du monde. « Une forme d’une pureté impeccable, chef-d’œuvre insurpassable de design », dixit Tournier. De l’ovale à l’ovule. En s’intéressant au coq, on en revient à la genèse, à la Création, à l’omelette.

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*
*
Le coq
gallus gallus domesticus
V

e pic épeiche [ Dendrocopos major] est le plus commun et le plus répandu des pics dits bigarrés », assène d’emblée le site Oiseaux.net. On comprend que l’oiseau major est une créature robuste, vingt-quatre centimètres pour un poids de soixante-dix à quatre-vingt-dix-huit grammes, et trentequatre à trente-neuf centimètres d’envergure. On apprend qu’il est fort répandu, voire commun, et je ne l’ai jamais vu ; peut-être l’ai-je entendu, mais je ne le sais pas. Je fais partie de ces humains approximatifs et sentimentaux qui guettent le chant du coucou aux confins d’avril et de mai ou se réjouissent de l’imminence de l’été quand les martinets de Paris et d’ailleurs jettent leurs cris déchirés dans l’ivresse des longs soirs de juin, mais ne sont pas tout à fait certains que ce sont bien des hiboux, et non des chouettes, qui hululent délicieusement aux interstices de leurs nuits inquiètes. Je n’ai donc jamais vu le pic épeiche en vrai, je ne l’ai jamais happé dans le cercle avide et lumineux de mes jumelles, et je ne crois pas avoir même jamais entendu son beau nom sonore et facétieux, oiseau pêcheur, oiseau friand de pêches veloutées, avant le mardi 19 juillet 2022. Matin d’été parfaitement vert et bleu, sept heures trente, lumière impérieuse et températures encore praticables ; j’ai rendez-vous avec mon amie Dominique à l’ombre dansante des bois de hêtres entre Marchastel et Bagilet, nous traverserons le maigre ruisseau de Grolle et la vaillante Rhue exsangue sur son lit de cailloux gris, nous suivrons des chemins frais et tenaces que Dominique sait par cœur et par corps. Dominique sait aussi quel oiseau chante, niche ici et couve là, et de quoi il se nourrit ; tanaisies, séneçons de Fuchs, digitales, épilobes et campanules fleurissent dans les prairies de son impeccable mémoire ; elle se penche, elle examine, elle doute parfois, et dit qu’elle cherchera, et cherche avant d’envoyer un message toujours précis sans être pesant.

Le mardi 19 juillet, vers dix heures, en fin de promenade, elle s’est penchée, elle a cueilli et examiné une plume marquetée de points noirs et blancs, une parfaite plume à pois que

je n’eusse pas vue sans elle ; elle a dit, dans un sourire élégant et malicieux, prends-la, c’est un cadeau, c’est une plume de pic épeiche, et elle l’a glissée délicatement dans la poche à crayon, étroite et longue, du bleu de travail fatigué que je porte pour galoper dans les bois.

Le lendemain matin j’avais gardé le pic en mémoire, mais perdu la variante ; le banal pic vert faisant obstruction, épeiche m’échappait. Dominique me l’a rappelée dans un message, ajoutant qu’il s’agissait d’une plume d’aile, dite rémige, et me suggérant d’aller regarder sur le site Oiseaux.net. Ce que je fis et vous conseille de faire, vous ne le regretterez pas, c’est un voyage où l’on découvre que la vaste famille des picidés compte deux cent trenteneuf espèces, dont notre pic épeiche ; lequel se distingue par le rouge cramoisi et insolent des plumes de son bas-ventre, de la zone souscaudale, autrement dit le dessous de la queue, et de la zone occipitale, à savoir l’arrière de la tête. Seul le jeune mâle arbore cette pimpante calotte rouge, la femelle est plus discrète, mais munie, elle aussi, « d’une langue étroite et démesurée, enroulée au repos dans une gaine qui contourne le cerveau. Cette langue très tactile est collante et munie de petits crochets à son extrémité ».

Cette langue tactile gainant le cerveau m’enchante, et je ne me lasse pas de la litanie pharamineuse des deux cent trente-neuf espèces de pics, pic cardinal, casqué, flamboyant, gorgeret ou grenadin, fuligineux, trapu, oriflamme ou poignardé.

Ma plume de pic épeiche ne rentrera pas avec moi à Paris à la fin de l’été. Avec l’assentiment de Dominique, je l’ai déposée au cimetière de Saint-Amandin, en offrande douce et légère sur la tombe d’une amie qui aimait les oiseaux, les fleurs et l’ombre dansante des bois de hêtres qu’elle ne connaîtra plus.

MARIE-HÉLÈNE LAFON Rémige

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Le pic épeiche
dendrocopos major
«L

Quand on m’a demandé pourquoi j’allais là-bas, j’ai répondu la plage et la jungle. « Pas les animaux ? » on m’a demandé, et j’ai dit si, tous ceux qui traîneront à la plage et dans la jungle. Le guide au format papier dont on m’avait recommandé la lecture proposait une liste exhaustive des espèces présentes dans ce pays, j’y ai vu beaucoup d’oiseaux, mais des oiseaux j’en avais déjà plein chez moi, pas les mêmes oui c’est sûr, mais bon. À peine arrivé à l’auberge où je posais mes valises, le chauffeur qui m’avait amené là et parlait un peu ma langue s’est adressé à moi en disant : « Paresseux, paresseux », et plutôt que lever la tête pour constater l’animal qui se déplaçait à son rythme sur le tronc d’un arbre dont j’ignorais encore le nom, j’ai froncé les sourcils en me demandant comment ce type pouvait déjà si bien me connaître.

À San Miguel de Sarapiqui, Germàn souriait fort. Quand il m’a fait goûter un fruit dont j’ignorais l’existence, quand il m’a

À force de blâmer le hasard de ne pas occasionner cette rencontre avec l’animal, j’ai fini par enquêter. Tous ceux à qui j’ai parlé l’avaient déjà vu. J’ai appris qu’il traînait en bande dans des forêts humides, or je n’arpentais que ça, des forêts humides. J’ai demandé comment il chantait, on m’a confirmé qu’il criait. Comme un mauvais bruitage de jeu vidéo. On m’a vanté ses qualités de grimpeur, et je me suis demandé comment ça pourrait m’aider à le trouver. Certains ont parlé de reflets gris sur le dos, de pointes violacées sur la nuque, contredits par ceux qui les voyaient noires, ou encore ceux qui mentionnaient cette couronne jaune, autour du cou, propre à certains spécimens, pas tous. D’autres évoquaient cette tache, près de l’œil, semblable au foyer d’un feu de camp. Sociable, ils ont dit aussi, alors vraiment ça devenait préoccupant cette histoire. J’ai levé la tête à m’en donner un torticolis, à l’affût de la moindre branche, ça revenait à ne plus rien faire d’autre que d’avoir le cou cassé et la bouche entrouverte.

DAVID LOPEZ RENCONTRE

parlé d’un arbre que je ne savais classer dans aucune famille, quand il m’a traité d’idiot pour ne pas m’intéresser aux oiseaux. Il avait son préféré, l’amazone poudrée a dit le traducteur, moi je savais bien que l’on était loin du lieu que ça désigne, et lui m’a répondu que ça expliquait sa rareté. J’ai pensé que c’était naturel de se faire rare là où l’on n’habitait pas. Il m’a décrit un plumage de la couleur des feuilles d’arbre, comme s’il voulait se cacher, alors même qu’on l’entend avant de le voir, puisque son chant s’apparente plutôt à un cri, il a dit. Son œil serait pareil à ceux que l’on coud sur des peluches. Paraît-il qu’il bouge la tête comme on écoute du son. La joie de Germàn quand il en parlait, ça donnait envie de le voir. Grâce à lui je me trouvais paré d’une quête annexe comme dans un jeu de rôle, ça l’a fait sourire, même si je savais déjà que je préférais tomber dessus de manière fortuite que réellement me mettre à sa recherche.

Jorge et Raùl m’ont assuré que l’on en verrait plusieurs. On marchait sur un sentier dont le parcours nous promettait de croiser des cascades. Je posais beaucoup de questions et souvent ils riaient de concert après leurs réponses. Ils m’ont dit que l’amazone poudrée existait dans toutes les couleurs imaginables, pareille au caméléon. Jorge a parlé d’ailes extensibles aux plumes multicolores. Raùl a évoqué un bec rétractable et des pattes amovibles. Étonnant, j’ai dit, et ils faisaient oui de la tête, toujours hilares. Ils ont passé la journée à répondre à mes questions rythmées par leurs fous rires. Sympathiques, ces garçons. Et puis, certainement peinés par mes échecs successifs, ils ont tenté de me convaincre que ce perroquet, vert, que l’on a croisé près de la troisième cascade, était l’oiseau tant convoité. Ils ont insisté, mais dans mon voyage j’en avais déjà vu un paquet, des comme ça. Des rouges, des verts. Qui traînaient en bande, criaient fort eux aussi. J’ai été touché qu’ils veuillent tant me faire plaisir, mais aussi un peu déçu qu’ils me croient aussi idiot. Je suis rentré chez moi sans jamais avoir vu l’animal.

28 | 29 L’amazone
poudrée amazona farinosa

e crois que c’est il y a à peu près vingt ans, à Rome, que j’ai commencé à apercevoir des perroquets vert acide en ville. On aurait dit des enfants déguisés, déboulant, tapageurs, jouant à cache-cache dans les arbres du Janicule. La couleur venait de si loin, c’était une véritable fête : ça vous envolait d’un coup et faisait de la rue un morceau d’Équateur… J’étais émerveillée ; mais je suis allée voir ce que cela racontait. Les perruches moines (comme la conure veuve, ou la perruche à collier) sont venues des zones tropicales d’Asie, d’Afrique, d’Amérique du Sud, et se sont multipliées dans les grandes villes et sur les terres agricoles d’Europe depuis les années 1970, après l’ouverture accidentelle d’un conteneur en transit à Orly, une libération au zoo de Bruxelles ou les « relâchés irresponsables » de quelques propriétaires d’oiseaux. Depuis, ces « espèces exotiques envahissantes » perturbent la faune locale. Avec leur gros bec rouge, elles ruinent vite un fruitier, effraient les plus petits par leurs couleurs, leur taille, leur façon de voler en masse et la stridence de leurs cris, entrent en compétition avec d’autres oiseaux (et des écureuils) pour installer leurs nids, que l’on dit « coloniaux », dans les trous d’arbres ; elles mangent même les œufs d’autres espèces – et c’est la guerre, uccellacci contre uccellini. Sédentaires, elles se sont installées pour ne plus bouger, d’autant que les gens les nourrissent et que les prédateurs sont rares en ville. On en compterait cinq mille en Île-de-France, cinquante mille à Londres, douze mille à Bruxelles. Les villes déplorent une pollution sonore, des pluies de fientes, une invasion, et certaines abattent en masse les « arbres dortoirs ».

C’était la première fois que je faisais cette drôle d’expérience, désormais si familière : devoir contester au-dedans de soi des plaisirs ou des émerveillements. Comme quand il nous faut, sous une colline reverdie, reconnaître la montagne de déchets et l’oubli du crassier. Ou que l’on doit se cabrer contre des tiédeurs en plein mois de février (sentir et se cabrer, et pourtant sentir, et pourtant se cabrer…). On est pris dans de véritables tenailles sensibles, contraints à protester contre ce que pourtant l’on trouve vivant, doux, beau.

C’est l’ordinaire de nos expériences à l’ère du désastre climatique, où il n’est pas une joie perceptuelle qui ne soit polluée, ou menaçante.

Dans le cas des perruches, on dirait une petite vengeance de l’histoire naturelle. Les oiseaux volés à leurs territoires pour être mis en cage ici ont pris la fuite et se sont réinventé un habitat. Voilà les colons colonisés, les encageurs encagés, les chercheurs d’exotisme pris au piège hypercoloré de leurs propres émois… Reste que toutes les espèces ont été un jour envahissantes, que la perruche ne domine pas plus les passereaux que la pie (« bavarde ») ou la tourterelle (« turque »), et que c’est peut-être surtout dans leurs territoires d’origine, notamment en Inde, que les conures ravagent les cultures.

L’année dernière, la vie m’a offert un jardin à Rome, par miracle et à louage (pour y vivre, quelques mois, dans l’enceinte de la Villa Médicis). J’y ai

MARIELLE MACÉ LE PSEUDOPERROQUET VERT

retrouvé chaque jour les perruches. Toute l’année j’ai partagé avec elles un verger. Ou

plutôt, j’ai cédé à un rapport de force : presque pas pu approcher les abricots, et renoncé en deux jours à goûter les cerises. J’ai retrouvé les tropiques aussi, mais tristement et pas par les oiseaux ; car le climat change si brutalement qu’il a déjà transformé Rome l’automne en ville à mousson, et l’été en fournaise, cernée par les feux.

Qu’est-ce que ça dit, tout ça ? Ça parle tout ensemble de nos émerveillements, de notre capacité à (encore) lever la tête devant l’évidence d’un oiseau et de sa beauté libre ; ça parle de volières coloniales, de clôtures qui fuient, de clandestins que l’on accuse, d’aéroports saturés, de circulation de marchandises et d’ignorance ; et ça parle encore de notre monde féral, où la sauvagerie sait parfois, un temps, s’acclimater, et où la vie toujours invente.

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Le perroquet
J
myiopsitta monachus

ur le miroir de sable du rivage, des bécasseaux se hâtaient à petits pas, picoraient ici et là, s’envolant en nuée pour courir quelques mètres plus loin. C’était l’hiver. Comme un chat rapporte une souris, l’océan, en se retirant, avait déposé sur la plage un amas d’algues et de débris. Touffes de laminaires brunes emberlificotées, jolis coquillages, tapis de moules, cou-

bec ouvert, ailes déployées, pris dans un filet bleu mêlé de cordages verts. Le vent caressait à rebrousse-plume sa carcasse ternie par le sable. Bientôt, l’océan recouvrirait à nouveau l’estran et reprendrait sans distinction varech et stylos à bille. L’oiseau, alors, irait rejoindre les eaux grises et la mémoire confuse des hommes. Marins morts en mer, guerriers vikings et pêcheurs de morue, plaisanciers infortunés, pirates, coraux, monstres marins aux dents tranchantes, sirènes, Atlantide, trésors et épaves. Jusqu’à la marée prochaine.

*

teaux, pinces et sédiments. En avançant, on découvrait aussi l’inventaire navrant des déchets plastique parvenus au bout de leur voyage, fleurs aux

Clémentine Mélois Trois souvenirs de fous de Bassan

couleurs vives sur cette litière de goémon. Ici une brique de lait espagnole, là une brosse à dents venue d’on ne sait où, ailleurs une palme orpheline et un tube de crème solaire (indice 30), souvenirs d’un lointain été. Et puis, soudain, à portée de bottes, un grand oiseau de mer. Figé dans une position grotesque,

Le musée, fermé depuis, sentait la pénombre et l’encaustique. Il était beau comme la rencontre fortuite entre une longue-vue en laiton et une assiette à sardines sur une étagère vernie. Dans la première salle, deux adolescents moroses, tractés par leurs parents, passaient avec l’œil vide devant la collection de cartes marines. Heureusement pour eux, la météo annonçait du beau temps pour le lendemain. Les malheureux vivraient enfin leur meilleure vie. Ils iraient à la plage, ils s’achèteraient des glaces, et peut-être même – qui sait – seraient-ils autorisés à sortir le soir au café du port, avec les copains. En attendant, le crachin s’obstinait. Dans la deuxième salle, il faisait encore plus sombre et le parquet grinçait. Sur la gauche, immobile, un oiseau empaillé regardait la pluie tomber à travers les carreaux. Il était étonnamment grand. Plus grand même qu’une oie. Ses pattes noires en aile de chauve-sou -

ris, luisantes comme du cuir, étaient rivées à un socle de bois, sur lequel une étiquette manuscrite portait la mention : « Fou de Bassan / Sula bassana / Mâle adulte internuptial ». Ses yeux de verre faisaient penser à ceux, cernés de khôl, d’Elizabeth Taylor dans le rôle de Cléopâtre. Le temps avait patiné son plumage d’une teinte indéfinissable, d’un jaune tirant sur le gris. Une gourmandise pour mites, un régal pour coléoptères, qui avaient fait festin de l’oiseau, lui donnant par endroits l’aspect d’un vieux pull à bouloches. Plus tard, à l’heure de la fermeture, les derniers visiteurs retourneraient au grand air. Les lumières allaient s’éteindre, on fermerait les portes. Seul, à son poste, le fou de Bassan regarderait le soir tomber, vigie d’un équipage de boussoles, de dents de morse et de maquettes assoupies.

*

Il faisait beau à n’y pas croire. Le voilier filait plein vent arrière, traçant devant lui une vague d’étrave bouillonnante. Avec l’océan et le ciel d’été, où que se pose le regard, c’était comme si tout l’univers était d’un bleu éclatant, sauf pour l’acajou du pont et les voiles rouge cachou, cambrées par le vent, réglées à la perfection. Soudain, là-haut, un grand oiseau de mer, ailes bordées de noir, tête jaune, yeux bleus, arrivé sans qu’on y prenne garde. Très vite, il passa, tournoya autour du mât, plongea dans une grande gerbe d’eau, reprit son vol et disparut. Il ne faisait que passer, le temps d’un instant qui fait battre le cœur plus fort.

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Le fou de Bassan sula bassana
S

Pourquoi dites-vous que vous m’avez aimée ? Un matin, j’ai cessé d’être fatiguée et je suis partie vers le soleil. Malgré la lumière écrasante. Je suis une chouette. Mais oui. Pendant longtemps, j’ai perdu courage. Je pensais ne jamais pouvoir voler dans le jour. Je ne savais que faire de mes ailes. Je suis une chouette, oui, c’est exactement ça. Maintenant, je ne crains pas de disparaître. Le jour non plus ne me fait pas peur, ni rêver. Je peux voler sous le regard du monde, dans le ciel de midi, et fendre la nuit du temps dans le silence des villes. Je suis une chouette, vous savez, une chouette qui chasse à la nuit, car c’est dans l’ombre que se tient ma chance pour rendre visible l’invisible. C’est ce qui a lieu lorsque j’écris avec mes plumes, c’est le destin des chouettes. Nous faisons voir la parole. Nous la faisons surgir de la nuit. Nous la matérialisons en hiéroglyphes et en inscriptions que nous poursuivons jusqu’au cœur de l’ombre. Il y en a de toutes sortes des ombres et des chouettes.

Je me souviens de cette vieille-là qui affirmait que « la parole est sale », contre « l’écrit qui est propre ».

La vieille chouette Deleuze qui s’est défenestrée, et ses ailes ne l’ont pas sauvée.

« L’écriture c’est propre, disait-elle, parce que parler c’est faire du charme », mais il y a parfois des chouettes qui cherchent aussi à faire du charme, et alors elles se transforment en paons. C’est peut-être dommage, car l’éventail de leur queue masque finalement leur condition de chouette. Il y en a toujours eu. Hélas, elles perdent ainsi leur capacité à scruter l’immense nuit.

Mais il faut dire aussi que toutes les chouettes ne sont pas de même nature. Certaines voient mieux et plus loin. C’est affaire d’espèces.

Il y a la chouette des pagodes qui écrit essentiellement en buvant du thé vert, sous des avancées de toit richement décorées, en racontant des histoires de sanctuaires et de royaumes perdus. Ou la chouette de l’Himalaya, dont le nom indique qu’elle s’aperçoit essentiellement sur les sommets, et chasse, dans les montagnes, des rêves d’ascension, d’altitude et de solitude converties.

Longtemps, j’ai eu pour camarade une chouette de Butler, c’est-à-dire une chouette majordome selon la traduction anglaise, qui, par sa position de témoin dans le monde, a eu beaucoup à dire sur les façons de celui-ci.

La chouette Proust, tel était son nom.

La chouette strigidae

chemin. La chouette Michaux a été un temps de cette espèce-là.

La chouette à lunettes est tout à fait ordinaire et fréquente chez les chouettes, surtout l’âge venant. La chouette à lignes noires se couche sur elle-même et attend, adossée à sa plume, afin que quelques lettres s’alignent entre ses duvets.

Comme le léopard, la chouette tachetée meurt avec ses taches. La chouette Debord à cet égard le savait bien, qui ne s’est jamais proposée ni crue capable de s’améliorer. Le zèbre aussi meurt avec ses rayures, à l’image de la chouette rayée qui chasse les chouettes tachetées. La chouette effraie écrit des romans noirs, et la chouette de l’Oural des histoires de steppe. La chouette hulotte se fait remarquer par ses capacités politiques, de là qu’elle soit aussi appelée chat-huant pour sa façon de vilipender les gouvernements.

LAURENCE NOBÉCOURT DITE LORETTE LA CHOUETTE

La chouette du Mexique, elle, vit dans ce pays et prend volontiers des substances pour écrire ou trouver son

Certaines chouettes finissent sur des timbres ou sur des billets de banque, comme les chouettes Pascal et Voltaire autrefois. Je suis une chouette. Oui. On la dit sage. Je me sais vigilante.

Les histoires de chouettes sont toujours d’ailes et d’yeux, non de bouche et d’oreilles, des histoires de caresse et de lumière. Le silence peut se passer d’elles, mais elles cherchent toujours le silence.

Le verbe est leur seul vol qui fend l’obscurité des nuits et porte, au-delà des heures blanches, l’âpre tendresse du monde. Leur cri est une poésie de la nuit.

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Tu places son corps dodu dans ta main gauche, ventre à l’air, et d’un souffle, l’ébouriffes. Comme à leur habitude, les petites pattes de Volatile enlacent gaiement ton index. En apparence, il va bien. Tu n’es pourtant pas fou : Volatile ne chante plus la même chanson.

Chaque matin des dix dernières années, son bec s’est ouvert délicatement pour te susurrer Les Moulins de mon cœur. Plutôt la version de Frida Boccara que l’originale. Tu ne sais pas pourquoi cette chanson, tu n’as pas souvenir de l’avoir jamais écoutée, tu es plutôt hard rock, et pourtant, c’est sa mélodie que Volatile recompose jour après jour. Ta vie se règle sur ce chant. Sur lui, Volatile, ton canari gris à crête, que tu as sauvé du nid et fait grandir sur ton épaule. Sa voix suffit à épuiser tes angoisses.

Quand tu as commencé à travailler, il t’a bien fallu le mettre en cage, mais son chant est resté le même.

LUCIE RICO LE CANARI

Quand Marie est partie, le même. Quand tu as perdu pied, le même. Quand tu es devenu chef de service, le même.

Quand ta voiture t’a lâché, le même. Que tu sois en colère, seul, accompagné, serein, heureux ou meurtri, le même.

Un mardi de juin, tu as remarqué qu’il manquait une note au chant. C’était la note initiale.

Depuis, chaque jour des notes se détachent de la mélodie, se dissocient, tombent en lambeaux, comme aspirées par le silence. Rondes, blanches, noires, croches, doubles croches, triples croches se font avaler dans un trou invisible.

Il ne s’est pourtant rien passé dans ta vie, si ce n’est cet assistant vocal Google dont tu as fait l’acquisition.

Tu crains que ce ne soit l’un des effets délétères de la vieillesse. Les plumes sur son crâne se font plus rares, comme tes cheveux. Pour endiguer le mouvement, tu poses des plumes d’autres oiseaux sur lui, et quelquesuns de tes poils. Tu penses que cela l’apaisera.

Mais au matin suivant, il manque une nouvelle note.

Si le mal n’est pas physique, il doit être mental. Volatile pourrait être devenu oiseau de mauvais augure,

t’envoyer un présage, vouloir t’avertir. Tu cherches le message caché dans les élisions. Tu te concentres sur ce qui subsiste de la chanson : « Jette un ballon, laisse des ronds, absence, sans cesse, seule résonne. »

C’est plutôt inquiétant. Tu décides de te concentrer sur le positif, et retiens le mot ballon. Au soir suivant, tu te branches sur un match de foot, inclines la télévision vers la cage. Mais Volatile, impassible, détourne le regard.

Tes tentatives d’analyse ne donnent rien. Un matin, tu sèches le travail. Tu t’enfermes dans le placard près de lui, et écoutes.

Au début, il n’y a que le silence. Mais à neuf heures, un bip sauvage retentit : l’assistant Google vient d’enclencher la radio. Une voix suave commence un long monologue : « La Terre a bel et bien, affirme la communauté scientifique unanime, atteint un point de saturation. Les sols ne semblent plus se régénérer, mettant en péril la possibilité de récoltes pérennes. Reportage dans notre édition spéciale à treize heures. »

Volatile s’approche des barreaux de la cage et piaille faiblement, un piaillement comme une protestation.

La radio, indifférente, poursuit : « Quatre-vingts nouveaux morts dans une explosion. » Volatile balance sa première strophe, comme pour la faire taire. Oui, Volatile se lance dans un duel, chante contre la radio. Tu comprends : tu as fait entrer un prédateur à la maison, un prédateur qui mange à petit feu la vie de Volatile.

« Plus de mille espèces ont disparu cette année. Un triste score. Panthère, boa, autruche, panda géant, wombat, paresseux, rhinocéros, mais aussi le grand requin blanc ne pourront plus profiter de l’air de la Terre. »

Le monde déverse sa boue dans la cage de Volatile, et Volatile chante contre lui, ou pour lui, s’épuise à faire taire les mots. La voix garde son énergie impassible. Volatile, hors de lui, paniqué, lance un dernier trille avant de perdre complètement sa voix.

La lutte cesse. Volatile love sa tête sous son aile jaune, et tente de s’endormir.

Bientôt le chanteur ne pourra plus lutter.

Sa gorge enrouée et son moral rompu ne le lui permettront plus.

Tu sais que quand le chant cessera tout à fait, la mort viendra.

Et ton cœur sera un canari aphone.

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Le canari serinus canaria

Le 22 septembre 2020, lors de la dispersion à Drouot des « prestigieuses collections de taxidermie des princes d’Arenberg, comte Greffulhe et comte Charles de Gramont », j’ai fait pour une somme modique (personne d’autre n’en voulait) l’acquisition du lot numéro 43 : un spécimen de poule d’eau, Gallinula chloropus, « présenté sur socle en bois avec étiquette et calligraphie ancienne », et garanti « naturalisé par les Établissements Verreaux avant 1880 ». Il s’agissait donc d’une très vieille poule, si vieille que son plumage, uniformément gris-brun, avait perdu cette belle nuance bleu ardoise qu’il présente habituellement sur tout le devant du corps. Quant au rouge de la plaque frontale et du bec, c’est en vain que je m’efforçai de le raviver, à l’aide d’un crayon de couleur dont la mine se brisa dans l’une des narines. D’ailleurs si j’avais fait l’acquisition de ce spécimen naturalisé par les Établissements Verreaux, ce n’était certes pas en raison de sa beauté ou de sa fraîcheur, ni de sa ressemblance avec une poule d’eau en activité, mais bien parce que la date de sa naturalisation – avant 1880 – et la collection d’où il provenait, dont il me plaisait de penser que c’était celle du comte Greffulhe, rendaient possible, sinon probable, que Marcel Proust l’eût aperçu, à défaut de l’avoir vraiment regardé, lors d’une de ses visites au modèle principal de la duchesse de Guermantes. Dans ce cas, s’il s’agissait effectivement de la seule poule d’eau – ou du moins de la seule poule d’eau naturalisée – dont la trajectoire eût un jour croisé celle de Proust, on pouvait sans crainte de se tromper affirmer qu’en étant le seul à lever la main, à Drouot, dans l’après-midi du 22 septembre 2020, lorsque le lot numéro 43 avait été mis aux enchères, j’avais fait preuve de plus de discernement que tout le reste des acquéreurs potentiels, parmi lesquels, au demeurant, on devait compter bon nombre de professionnels.

Quant à ma propre prédilection pour cette espèce, elle remonte au 19 mai 2016, lorsque peu après quinze heures, à Gennevilliers, dans le parc des Chanteraines, une poule d’eau a traversé à grandes enjambées le chemin sablé où je me promenais avec une amie. Laquelle fit de

cet incident une photographie, à l’aide de son téléphone portable, sans quoi j’aurais vraisemblablement oublié la date et l’heure, sinon l’incident lui-même et le lieu de sa survenue.

Au cours des années suivantes, et jusqu’à ce jour, j’ai eu maintes occasions de revoir et de réentendre des poules d’eau, par exemple lorsque, au printemps 2019, à de nombreuses reprises, je revins étudier les progrès de la reproduction d’un couple qui avait fait son nid, à Meulan, sur un radeau composé de brindilles, de vieux journaux détrempés ou de pots de yaourt, et retenu par un réseau de branches flottantes entre deux piles du pont aux Perches.

Jean Rolin La poule d’eau

Ou lorsque, un an plus tard, pendant le premier confinement – celui lors duquel on ne donnait pas cher de l’avenir des vieux –, je mettais à profit le temps et la distance qui m’étaient accordés, l’un et l’autre ridiculement courts, pour aller observer, à travers les grilles du square du Temple, les deux couples de poules d’eau établis sur le minuscule étang à demi recouvert par une végétation luxuriante.

Depuis, je me suis livré régulièrement à des observations prolongées, attestées par des photographies, de cette colonie (si c’est le mot qui convient pour désigner un si petit nombre d’oiseaux), sans jamais parvenir à résoudre cette triple énigme : est-ce toujours le même couple – ou les deux mêmes couples – qui se reproduit ? Que deviennent – où essaiment – les oiseaux issus de cette reproduction ? Et surtout, sachant combien les poules d’eau répugnent à voler autrement qu’en rase-mottes, comment le couple originel, venant quant à lui de Dieu sait où, a-t-il réussi à atteindre la verticale du square du Temple, à repérer celui-ci, perdu au milieu du désordre de la ville, puis à s’aviser de ce qu’il renfermait une petite mare apparemment compatible avec les exigences de sa reproduction ?

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La poule d’eau
gallinula chloropus

Les canards lecteurs d’Aristote* descendent punter sur la Cam** en disputant mais avec calme car ils pratiquent la litote***

Fellows de leur college ils sont**** ce qui leur ouvre les pelouses***** ils y mènent parfois leurs épouses prendre le thé avec des scones******

Lord Kelvin******* Isaac Newton******** dignes savants que rien n’étonne étaient des canards, je le sais sûrs de leurs faits, imperturbables, devant leurs critiques défaits lissant leurs plumes imperméables*********.

* Grand philosophe grec.

** La Cam est la rivière qui coule dans la ville de Cambridge : les canards descendent la Cam dans des barques en s’aidant d’une grande perche qu’ils appuient sur le fond de l’eau et qui s’appelle punt

*** Les canards contrairement aux poules ne prononcent jamais de paroles inutiles.

**** Comme ils sont très savants, l’université leur a donné le titre très envié de fellow.

***** Les colleges de Cambridge ont de belles pelouses au bord de la Cam seuls les fellows et donc les canards, puisqu’ils sont des fellows ont le droit de s’y promener.

****** Les scones sont de succulents gâteaux écossais qu’on mange avec de la gelée de myrtille et de la crème épaisse de Cornouailles.

******* Célèbre physicien.

JACQUES ROUBAUD LES CANARDS DE CAMBRIDGE (POÈME

******** Célèbre physicien qui aimait beaucoup les pommes ; il se mettait sous un pommier et quand une pomme lui tombait sur le nez il faisait une grande découverte.

********* Les plumes des canards sont imperméables à l’eau – ce qui leur permet de nager – et aussi à la critique.

FRANCO-BRITANNIQUE)

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Le canard anatinae

Le rouge-gorge est un oiseau modeste, une sorte d’oiseau pour enfant. Il est facilement reconnaissable et tout le monde le connaît. Ce n’est pas un oiseau de connaisseur ni un oiseau élégant.

C’est un oiseau rouge, un oiseau rond, un oiseau familier. Un oiseau commun que dans beaucoup de langues on appelle robin Qu’il soit rond et rassurant explique peut-être que lorsque je prends l’avion, il m’accompagne d’une certaine façon. J’ai fait un rituel de ce petit totem. Au décollage, le moment que je crains le plus, j’écoute Rougegorge, la chanson de Gérard Manset. L’avion commence à rouler. Je ferme les yeux.

« Rouge-gorge, Ouvre ta gorge rouge Gorge »

Et puis lorsque l’avion quitte le sol et s’incline, la chanson continue, j’ai toujours les yeux fermés, la mélodie est ascendante et se stabilise dans la répétition finale…

« Ouvre tout grand les ailes Et vole ainsi au-dessus des moulins De la vie, de la vie, de la vie, de la vie, De la vie, de la vie, de la vie… »

S’il y a des turbulences et que l’avion met longtemps à monter et à suivre sa route à l’horizontale dans une région de l’air où il n’y a plus d’oiseaux, je mets la chanson en boucle, elle a plusieurs couplets, je deviens le rouge-gorge qui est aussi l’avion, je suis l’oiseau et le chant, la vie et l’envol, j’ai moins peur. Pourtant l’oiseau me rappelle qu’assise dans un avion en plein ciel, je ne

vole pas. Pas plus que je ne nage quand je suis en bateau. Comme l’avion, on se prend à douter en le regardant que le rouge-gorge puisse voler. Il paraît tout pataud et lourd. Et pourtant il vole, il va loin, il migre parfois en hiver. La chanson lui fait confiance pour embrasser le ciel et regarder le monde audessous de lui. Elle fait aussi de son signe distinctif la trace d’une blessure, le souvenir d’une douleur. Sa gorge est rouge à jamais. Un mythe se rapportant au rouge-gorge attribue la couleur de sa poitrine à une brûlure que l’oiseau se serait faite en s’approchant du soleil pour sauver un troglodyte qui était monté sur un aigle et volait bien trop haut. Il y a de l’Icare dans cet oiseau. Il nous rappelle ce que les oiseaux endurent : le dur désir de voler. Ce n’est pas parce qu’ils savent, qu’ils ont perdu le désir d’aller plus haut et plus loin.

compagnie des autres rougesgorges. Il est l’ami du merle et de cette amitié, Umberto Saba a fait un poème. Nous sommes en 1947. Après les années d’exil et de confinement, Saba se sent une fois de plus mourir aux choses. Il retrouve à Trieste, dans la librairie qui porte son nom, un lot de livres sur la chasse et les oiseaux : se plonger dans leur vie, leurs mœurs et leurs

TIPHAINE SAMOYAULT LE ROUGEGORGE

coutumes lui rend la respiration et une joie provisoire. Ses derniers poèmes sont peuplés d’oiseaux. Uccelli paraît en 1950 et commence par un salut au rouge-gorge (pettirosso en italien).

Il est tout le contraire de l’idée que l’on se fait d’un oiseau de feu et pourtant sa couleur le mêle aux légendes du feu. Comme oiseau coutumier, il porte la chaleur, dote de sympathie celles et ceux qui en manquent. On apprend à l’enfant solitaire à apprivoiser le rougegorge : lorsque celui-ci vient manger dans la main de l’enfant, sa solidarité s’éveille. Comme le corbeau des anciens Celtes, le roitelet des Indiens, le rouge-gorge est petit, mais il est ignifère.

Le rouge-gorge est presque toujours seul. Il ne recherche pas la

« Te retenir, le voudrais-je que je ne le pourrais. Vois l’ami du merle, le rouge-gorge. Quand il déteste son semblable, de cette proximité il semble réjoui. »

Le rapprochement ne dure qu’un instant. Le rouge-gorge retourne se poser sur un rameau lointain. Sa solitude explique qu’il chante même en hiver. Le poète envie ces quinze grammes de vie libre et sonore, qu’il échangerait volontiers contre son corps.

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Le rouge-gorge erithacus rubecula

es observateurs du dimanche venus m’étudier de loin se demandent parfois s’ils ont affaire à un parapluie. J’ai longtemps considéré cette comparaison flatteuse, flatteuse pour le parapluie, mais avec le temps, compté en jours de crachin, j’en suis venu à la conclusion inverse : elle était plutôt désobligeante pour moi – seulement, je garde espoir, on finira bien un jour par reconnaître la beauté du parapluie, ouvert, fermé, couleur de deuil, plissé sur les bords, détrempé et de biais, le bec planté sur le carrelage : ce jour-là, on voudra célébrer aussi mon élégance.

PIERRE SENGES Le cormoran (autoportrait)

Le cormoran, c’est moi : cette chose noire posée au sommet d’un pieu, face à la mer, le bec au vent, les ailes déployées : on me croit sur le point de m’élancer, et en effet

j’ai tout l’air de prendre mon envol, ou plutôt de m’apprêter à le faire : enthousiaste, téméraire, vainqueur d’avance, vainqueur de tout, sauvage et aérien, vraie vedette de documentaire diffusé en pleine nuit pour le salut des insomniaques. On me regarde, et je m’apprête, le suspense est insoutenable ; j’ai les ailes frémissantes comme si je maîtrisais mon trac : d’un instant à l’autre on me verra voler, la grâce du héron et de l’ibis dans un même geste.

Et pourtant, non, je reste, ou pour mieux dire, je demeure : toujours en haut d’un pieu, toujours face à la mer, et les ailes écartées ; à force de faire durer le suspense, le suspense s’étiole, les observateurs se lassent, les ornithologues vont voir ailleurs un goéland bien plus actif, dans la splendeur de ses plumes blanches (un peu idiot, peut-être, mais si spectaculaire, d’un abord si facile). On se demande alors si je ne me tiendrais pas de cette façon, les ailes ouvertes, dans un geste d’excuse navrée, comme si je clamais mon innocence, mon impuissance, et

une sorte de résignation nigaude, pour attirer la compassion.

Un autre à ma place, dans la même posture, aurait l’air de saluer le public après un de ses exploits : le triomphe, le salut à la foule, le salut au soleil, et la belle envergure pour embrasser l’univers ou entraîner les spectateurs dans une danse de la satisfaction partagée. Eh bien non, la vérité est plus triviale (la vérité du cormoran est toujours plus triviale, c’est ce qui différencie le cormoran du condor) : si je garde les ailes ouvertes, c’est pour me sécher les plumes. L’évolution, selon ses lois intangibles, a accordé une corne au rhinocéros, un long cou à la girafe, quatre estomacs à la génisse, des caroncules au dindon, et à un oiseau aquatique des plumes perméables – je ne m’en plains pas, il ne s’agit pas de se plaindre, seulement d’achever tant bien que mal un autoportrait objectif, et si le ridicule et la malfaçon ont leur place dans l’autoportrait, alors va pour le ridicule.

Les ailes déployées, je sèche – je ne triomphe pas, je ne m’apprête pas, je sèche : je me tiens pendant de longues minutes à la merci du vent et du faible soleil pour m’égoutter, sur mon perchoir, sans broncher, sans paraître me rendre compte qu’à chaque minute je perds un peu de ma dignité. Oh, si vous me voyiez sous l’eau, en apnée, alors vous ne reconnaîtriez plus le cormoran aux pieds palmés sur son bout de pieu : sous l’eau, je vous assure, j’ai de quoi ébahir, je suis souple et vivace, un peu cruel aussi pour m’élever d’un cran dans l’ordre de la beauté – seulement, personne ne me voit, je suis beau sans témoins, et quand je réapparais, c’est dans ma tenue d’oiseau ébouriffé, inadapté, au cou en forme de S comme le siphon de vos éviers.

D’après les spécialistes, je suis un palmipède d’aspect reptilien ; j’ai le bec crochu, la tête allongée, la nuque anguleuse et le cou sinueux ; j’ai la voix grave et gutturale, le battement vif et court ; au nid, je grogne, et je niche en dortoir ; tout cela ne me console pas de mes plumes perméables, mais me distingue au moins du parapluie. (Vous pouvez m’appeler Phalacrocorax, un nom grec et sonore dont il m’arrive d’être fier – cette fierté aussi est de courte durée, phalacrocorax signifiant « corbeau chauve ».)

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Le cormoran phalacrocorax
L

Il est apparu casqué. Un peu comme Dante avec son bonnet rouge, de profil et le bec busqué, les bras ou les ailes pressés le long du corps, grand, gris, l’air pas commode. Drôle d’oiseau, ai-je pensé. D’autant qu’il était au moins de ma taille, sinon un peu plus grand. Tout à fait comme un homme. Il faut dire qu’une fois de plus je me trouvais dans une situation absurde et assez misérable : seule, au milieu d’une sorte de désert formant cuvette, dans un no man’s land poussiéreux sans la moindre espérance d’une lune et encore moins d’un soleil à venir à l’horizon. Comment m’étais-je retrouvée là ? Je n’en avais plus le souvenir, mais je me disais qu’une fois encore j’avais dû vouloir fuir quelque chose. Je me voyais très bien, par exemple, ouvrir soudain et brusquement la portière d’une voiture conduite par quelqu’un qui m’emmenait quelque part, désireuse de ne pas poursuivre ma route avec ce quelqu’un, et me retrouver seule au milieu d’un désert. Cela m’était déjà arrivé cent fois : rompre avec une situation qui ne me convenait pas ou plus. Avant l’arrivée du drôle d’oiseau casqué, j’ai jeté un œil autour de moi pour voir s’il n’y avait pas comme dans les pièces de Beckett au moins un arbrisseau, mais non, il n’y avait pas l’ombre d’un végétal, pas un chardon, vraiment rien. J’ai pensé que cette cuvette ressemblait à l’emplacement d’un lac vidé, voire d’une mer disparue. Dans ce genre d’endroit – pour autant qu’il y ait un genre pour les endroits –, on trouve généralement des coquillages, des poissons morts, une sorte de corail défraîchi ou tout au moins des alluvions. Ici, rien de rien. Seul, à l’horizon, descendant tranquillement le bord incliné de la cuvette et venant manifestement vers moi, cet oiseau d’un drôle de style, peutêtre masqué comme un acteur antique, peut-être d’un autre monde – on ne sait toujours strictement rien des autres mondes possibles –, pas exactement menaçant dirais-je, mais suffisamment bizarre pour que je me demande si nous aurions la possibilité de communiquer, si nous aurions un langage ou un succédané de langage commun nous permettant d’échanger des propos. Sûrement pas, ai-je pensé, ce personnage-oiseau ne parle certainement pas ta langue, et tu ne parles pas la sienne. Il se peut même que ses gestes, comme les tiens, ne disent pas ce que disent les gestes en général.

Dans une situation plus tranquille, j’aurais profité du délai entre l’avancée de l’oiseau et son arrivée devant moi pour inventer un langage qui pourrait nous servir. J’avais toujours un tas d’idées pour inventer une langue commune – et c’était un des jeux solitaires auxquels je préférais m’adonner –, mais la condition de cette invention était d’avoir tout mon temps et d’être dans une situation confortable. Par ailleurs j’avais un peu peur. Pas énormément – je me disais que la situation ressemblait trop à un rêve –, mais un peu. Comme il avançait, je distinguai bientôt son heaume percé de deux ouvertures pour les yeux. Il était en fait beaucoup plus grand que moi (deux mètres environ ?) et d’une grande allure. Néanmoins, je regrettais un peu d’avoir tant aimé les romans gothiques et les romans décadents du xix e siècle, dont il pouvait très bien sortir. Je me suis demandé un instant s’il serait de bon ton d’exécuter une petite révérence à son approche. Mais, me suis-je dit, si c’est un tueur par exemple, ce serait absurde. Le mieux était de rester dans ma posture habituelle : tranquille, le regard légèrement interrogateur et légèrement accueillant. Ce qui était drôle, c’était que son avancée fût si lente alors que ses pas, me semblait-il, étaient d’une largeur habituelle. Je me dis très vite que je lui réciterais un poème, et comme, par extraordinaire, un des rares poèmes que je connaissais par cœur était Les Pas de Paul Valéry, la coïncidence me fit rire. Je me demandai aussi s’il n’était pas un peu enfantin de réciter un poème à un drôle d’oiseau casqué qui vient à votre rencontre sur une terre désolée et qui est beaucoup plus grand que vous.

ANNE SERRE UN DRÔLE D’OISEAU

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L’oiseau imaginaire imaginarium avem

ui connaît Merlin et ses prophéties le sait : tous les merles n’ont pas la même destinée à accomplir sur cette terre. J’ai entendu l’histoire qui va suivre d’un merle de ma connaissance, dans une ancienne cour de ferme d’une campagne devenue, au xxie siècle, zone périurbaine. Les merles se moquent de ces dénominations : ils aiment avant tout les hautes herbes et les haies. Dans cette cour, une épaisse glycine avait vu les parents de celui-ci construire un nid, où ils déposèrent trois œufs. Leur chant résonnait tout le jour, jusqu’au crépuscule ; pendant ce temps, leurs futures vies sourdaient dans les œufs. C’est ainsi qu’un soir de mai naquit mon merle. Les parents passaient tout le jour à rapporter des vers et des mouches pour nourrir la portée. Les petits grossissaient, ouvraient les yeux en plus du bec ; et mon merle, particulièrement, était curieux de tout, quoiqu’il fût encore trop jeune pour prendre son envol.

disait qu’il partait pour l’Afrique, qu’il n’avait guère le temps de s’arrêter ; certains de ces oiseaux connaissaient l’Afrique ; tous le trouvaient un peu zinzin.

Il passa des cheminées nucléaires et des châteaux renaissants, des villes accrochées aux coteaux et des zones d’activité énormes.

Il fit étape dans le bocage de Notre-Dame-desLandes et sur le chantier naval de Saint-Nazaire.

Il rencontra des goélands dédaigneux, des cormorans ricanants.

Enfin, un jour, il arriva sur la grève. Le vent du large le saisit. Mon Dieu, se dit-il, jamais je ne pourrai traverser ! La certitude était foudroyante : il n’avait aucune idée d’où était l’Afrique ; les vagues mugissantes le terrifiaient ; il était tout seul. Septembre finissait. Il rebroussa chemin.

Porté par le vent, il remonta le fleuve. Il se consolait d’avoir dû interrompre son voyage par l’idée de toutes les merveilles qu’il pourrait raconter aux siens. Il vola, vola, retrouva le chemin de la zone périurbaine, puis de la cour de la ferme, sur laquelle il piqua joyeusement au crépuscule. Mais la glycine avait perdu ses feuilles ; le nid était vide et dépenaillé.

FANNY TAILLANDIER LE MERLE

Ce fut à cette période qu’on vit arriver les hiron-

delles dans la grange. Le soir venu, elles tournoyaient dans le ciel clair en sifflant des histoires incroyables ; et mon merle tendait le cou pour écouter. Au lieu de becquer goulûment, il demandait :

– D’où viennent ces folles chansons que sifflent les hirondelles ?

– D’Afrique, répondait sa mère ; mange maintenant.

– Mais c’est où, l’Afrique ?

– Loin. Allez, finis ton insecte.

Moi aussi, pensait à part soi mon merle en picorant une larve, j’irai en Afrique, et je reviendrai chargé d’histoires nouvelles.

Il garda son projet secret jusqu’au jour où, aptes à chercher pitance eux-mêmes, les merles de la portée eurent le droit de s’envoler. Alors mon merle s’éleva à tire-d’aile, sifflant à ses parents un trille rapide : « Je pars pour l’Afrique, je reviendrai ! » Et sa mère le regarda disparaître, sachant bien qu’il était inutile de le retenir. Elle le connaissait, son petit.

Mon merle avait entendu que les hirondelles parlaient de descendre le fleuve, et ainsi fit-il. Il rejoignit la Loire, rencontra des gravelots et des grues, à qui il

Nulle part il ne voyait ni son père, ni sa mère, ni ses frères. Les hirondelles n’étaient plus là. Seule une chouette le regarda avec ses yeux ronds.

Tout l’hiver, mon merle pleura des notes en torrent. Chaque jour, picorant sans appétit, il chantait son voyage qui l’avait privé des siens. Pourquoi suis-je parti si loin ? Les paquebots, les châteaux, les centrales et les rives, qu’est-ce auprès de l’amour des miens ? La beauté de ce qu’il avait vu se mêlait au regret de sa solitude.

Le gel n’eut pas raison de sa peine, mais le força à se ressaisir pour se mettre à l’abri. Puis, un matin de la mi-février, alors qu’il chantait sa ballade, il entendit une voix lui répondre. Une merlette inconnue l’écoutait et ponctuait ses trilles de contrepoints admiratifs. Elle était mouchetée de blanc ; de tous ses voyages, il n’avait jamais vu un tel plumage. Elle voulait savoir qui chantait si bien. Il lui raconta son périple, et pour la première fois n’eut pas envie d’en chanter la partie la plus élégiaque. Il chanta les goélands, les grues, l’estuaire et le bocage, l’océan et le vent du large. C’est ainsi qu’ils s’aimèrent. Ils construisirent un nid non loin de celui où mon merle avait vu le jour et désiré le vaste monde ; et tout ce printemps-là, leur chant à deux voix enchanta la zone périurbaine des poésies du lointain rêvé.

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Le merle turdus merula
Q

O

oiseau plus petit proche pigeon plus petit rapide fin des personnes ne savent pas se donner saccadé colombidés elles restent à la surface elles-mêmes et les autres de nombreuses espèces la tourterelle des bois et la tourterelle turque tourterelle à collier sexuelles espiègles sales super belle toi dans l’obscurité respirant respirant je voyais pensant l’individu car chaque bête son individu et je dis un prénom ton prénom dérange simplement en prononçant cette parole humaine le gris de l’oiseau regardons ailleurs comme je t’aime calmement ma main rencontre les atomes ton visage mon doigt dérangera ces atomes au hasard je réfléchis je devins sûre

rien comprendre et dans le monde une personne se mesura elle découvrit sa surface sur terre cette personne enterra des choses au hasard afin qu’elles disparaissent qu’elles disparaissent si tant de choses peuvent disparaître c’est qu’elles ne sont qu’une image la nourrice dit à Antigone qu’est-ce que tu veux que je fasse pour toi ma tourterelle Antigone répondit rien, nounou seulement ta main comme cela sur ma joue n’est-ce pas quand le ciel lance une pierre la terre est contentée la fin du monde est bonne pour le monde la fin du monde ne l’est pas sont deux pensées égales une pierre tombant du ciel sur une tête mes cils se brisent mes cils se brisent quand je ris les saints n’ont pas de dieu des tourterelles sauvages les nuées gémissantes murmures plaintes ramages les soupirs si l’un des deux disparaît celui qui reste ne

s’accouple plus jamais jamais on a retrouvé un corps gelé dans la neige on l’a coupé comme un morceau de bois le sang était dur il ne coulait pas on a coupé une personne comme une pierre comme une voiture on a coupé le sang comme un caillou on a retiré l’œil de la personne était dur on l’a jeté au sol brisé ces images sont mortes près de là nous entendons deux tourterelles surprises dans le nid si plaint cent oiseaux à l’âge adulte son poids n’excède pas 150 g et sa longueur 32 cm maximum il n’existe pas de dimorphisme sexuel entre le mâle et la femelle la tourterelle ne chante pas mais caracoule et elle n’émet que trois tonalités proches les unes des autres sommes-nous proches la tourterelle fait son nid dans les haies hautes les arbres arbustes

même parfois les pylônes composant de racines brindilles tiges de petites plateformes et la femelle pond généralement deux œufs je t’aime ils sont de couleur blanche couvés par le mâle et la femelle et un amour luminescent qui se relaient pendant quinze à seize jours après l’éclosion les parents nourrissent leurs petits dix-neuf jours avec du lait du lait tant mes pensées sont agrippées à nos images ce n’est autre que la régurgitation d’une substance produite dans le jabot qui se compose de cellules riches en protéines en lipides donne tes mains après cette période les tourtereaux s’envolent

LAURA VAZQUEZ Simple Gen

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La tourterelle streptopelia
« Chaque partie de la surface d’un corps est partiellement affectée par la couleur de la chose située en face d’elle. » Léonard de Vinci.

n 1980, quand je suis parti au service national à l’école vétérinaire de Maisons-Alfort, une seule idée me préoccupait gagner de quoi nourrir ma famille. Ma solde d’appelé ne me permettant pas d’y parvenir, il me fallait absolument un revenu complémentaire. Par chance, un aîné proche de sa libération cherchait un successeur pour ses gardes, bien payées, dans une clinique des beaux quartiers. Je nous revois face au docteur Faustroll, propriétaire de ce cabinet de Neuilly, qui tenait à m’expliquer lui-même la mission qu’il souhaitait me confier du vendredi soir au lundi matin – tandis qu’il jouait au golf.

Créé par son grand-père, son établissement jouissait depuis plusieurs décennies d’une réputation d’excellence dans le soin des oiseaux exotiques, en particulier des perroquets. On le consultait depuis toute l’Île-de-France, et même de plus loin, ce qui donnait à son institution une fonction de pompe à finances au débit régulier. Il importait donc de ne pas tuer la poule aux œufs d’or.

battue, le tout chichement éclairé par des ampoules nues. Interdiction d’y laisser pénétrer la clientèle, au motif que l’asepsie la plus rigoureuse devait régner dans ce secteur à haut risque nosocomial. Ça prêtait à rire, mais je n’étais pas d’humeur il me restait peu de temps pour apprendre à guérir les perroquets de leur infection la plus grave.

D’après Faustroll, quand on me consulterait pour un perroquet fiévreux, fatigué et l’œil éteint, je devrais tenir un propos raisonnablement optimiste, ne pas garantir le succès thérapeutique, mais le laisser entrevoir grâce à une hospitalisation de quelques jours. Puis, aussitôt le propriétaire parti, je devrais photographier l’oiseau avec un Polaroid, l’euthanasier et l’incinérer, car il risquait non seulement de mourir de sa maladie, mais aussi d’infecter le très sensible « secteur hospitalisation ».

EMMANUEL VENET QUAI DES PLUMES

Pendant qu’il me faisait visiter les lieux, j’essayais de réunir mes souvenirs d’ornithologie et révisais les stratégies antibiotiques à mettre en œuvre dans la psittacose, la principale maladie de ces volatiles. D’après les traités, le pronostic en est aléatoire et la mort fréquente. Je ne me sentais pas à la hauteur.

Le rez-de-chaussée de la clinique ouvrait d’un côté sur une avenue chic, de l’autre sur un jardin habilement paysagé pour donner une impression d’espace. Mobilier design, bloc opératoire aux chromes étincelants, hôtesse d’accueil tirée à quatre épingles : ça en jetait. Le secteur hospitalisation, en revanche, occupait trois caves de l’immeuble et se résumait à un empilement de cages dépareillées, posées à même le sol en terre

Le relevé des couleurs d’un oiseau demande beaucoup d’attention, c’est connu. On se souvient de la description, pourtant précise, que donne Flaubert de Loulou, le perroquet symbolisant l’Esprit saint dans Un cœur simple : « Son corps était vert, le bout de ses ailes rose, son front bleu, et sa gorge dorée. » On se souvient aussi de la surprise de Julian Barnes qui, après avoir découvert au musée de Croisset l’authentique modèle dont s’inspira Flaubert, en découvre un autre non moins authentique au musée de Rouen. Comme il s’en étonne, on lui montre une réserve où plusieurs dizaines attendent leur heure de gloire…

Donc, le dimanche matin, photo de l’oiseau malade en poche, il me faudrait aller quai de la Mégisserie et acheter son congénère le plus ressemblant. Si je le trouvais – et la réputation de la clinique en dépendait –, je devais l’acquérir et l’hospitaliser, afin que le docteur Faustroll puisse le rendre à son propriétaire le lundi après-midi.

Un point m’intriguait : le propriétaire ne s’apercevrait-il donc pas de la supercherie ? Au plumage, d’après Faustroll, jamais. À la voix, toujours. Alors il prenait soin de préciser que la bête était sauvée, mais ne parlerait plus comme avant : c’était un effet secondaire du traitement.

Voilà comment les aras, amazones et autres inséparables des beaux quartiers réussissent à vivre jusqu’à cent cinquante ans.

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perroquet
E
Le
psittacidae

L’incipit de leur dernière parution en librairie

Stéphane Audeguy, Dejima, seuil coll. « fiction & cie » :

« Dans la lumière incertaine du crépuscule Mabel croit reconnaître la petite fille qui passe devant son hôtel, suivie d’un jeune chien roux à la queue retroussée. »

Joël Baqué Trois chaos p o l :

« Des filles dorées, des garçons agités longent le rivage. »

Bertrand Belin, Vrac, p o l :

« Notre situation est à prendre au sérieux pendant quelques années. »

Éric Chevillard, La Chambre à brouillard, minuit :

« Or il advint que, débutant dans le métier, voici plus de trente ans, le jeune Oleg pris en chasse par deux policiers se défaussa de son butin en le fourrant dans les bras d’un quidam croisé sur le trottoir. »

Patrick Deville, Fenua, seuil coll. « fiction & cie » :

« C’est une photographie du 15 août 1860. »

Diaty Diallo, Deux secondes d’air qui brûle, seuil, coll « fiction & cie »

« Derrière un grillage sans fin s’étend un terrain vague, zone d’habitat en devenir peuplée de jeunes pousses, de buissons et d’arbustes à qui les jours sont comptés. »

Yannick Haenel, Le Trésorier-payeur, gallimard coll. « l infini » :

« En avril 2015, Léa Bismuth m’invita à participer à une exposition consacrée à l’influence de Georges Bataille sur l’art contemporain. »

Claudie Hunzinger, Un chien à ma table, grasset

« C’était la veille de mon départ, la nuit n’était pas encore là, je l’attendais, assise au seuil de la maison face à la montagne de plus en plus violette… »

Régis Jauffret, Le Dictionnaire amoureux de Gustave Flaubert, plon coll « dictionnaire amoureux »

« Un siècle après sa mort plus aucun vivant ne peut désormais se vanter de s’être trouvé en présence de Flaubert même à l’état de nouveau-né dont le maître aurait frôlé le landau lors d’un de ses fréquents passages à la bibliothèque de Rouen. »

Simon Johannin, La Dernière Saison du monde, éditions allia

« Une robe courte Armani »

Alexandre Labruffe, Wonder Landes, verticales

« Mon frère a disparu depuis trois jours. »

Marie-Hélène Lafon, Les Sources, buchet-chastel :

« Il dort sur le banc. »

David Lopez, Vivance, seuil, coll « cadre rouge »

« J’ai maigri. »

Marielle Macé Une pluie d’oiseaux, josé corti, coll « biophilia »

« C’est un temps bizarre où les oiseaux, qui pourtant disparaissent, reviennent : reviennent dans notre champ de vision, notre attention, notre parole. »

Clémentine Mélois, Dehors, la tempête, points

« D’abord, j’ouvre le livre en grand et je colle mon nez au milieu des pages pour les respirer. »

Laurence Nobécourt, Opéra des oiseaux, grasset « Il faut beaucoup d’années pour mettre sa vie en ordre, mais c’est absolument nécessaire si nous voulons jouer correctement le jeu. »

Lucie Rico, GPS, p o l :

« C’est comme si Sandrine t’avait tendu un piège. »

Jean Rolin La Traversée de Bondoufle p o l :

« Lorsque Dieu a créé le lapin, s’attendait-il à ce qu’on le retrouve si nombreux, de nos jours, à Aulnay-sousBois ? »

Jacques Roubaud, 107 plantes l’usage

Tiphaine Samoyault, Joyce, langue maternelle, seuil coll. « fiction & cie » (à paraître) : « Il y a vingt ans, la langue-Ulysse est devenue l’une de mes langues, un pays presque natal, une sorte de dictionnaire où mes émotions, mes expériences passées, futures, ou que je n’aurais jamais se définissaient. »

Pierre Senges, Un long silence interrompu par le cri d’un griffon, verticales

« Achille à la poursuite de la tortue, l’histoire sempiternelle, connue par cœur et bientôt assommante, si souvent répétée par la tortue, moins souvent par Achille (ou même jamais, de honte), et s’il la racontait ce serait pour la dire autrement – il dirait : parcourir la moitié du chemin, puis la moitié de la moitié, et ainsi de suite jusqu’à se tenir immobile à deux doigts de son but, convaincu de ne jamais l’atteindre, voilà ce que j’appelle le bonheur. »

Anne Serre, Notre si chère vieille dame auteur, mercure de france, coll « bleue »

« Le narrateur est assis sur une chaise, les pieds posés sur la barre supérieure, les coudes sur les genoux, la tête entre les mains, un peu voûté donc, dans l’angle de ce qui apparaît être un grenier un peu sombre mais éclairé tout de même par une drôle de fente qui n’est pas une lucarne mais une sorte d’ouverture étroite, pareille à un cartouche ou à une meurtrière horizontale plutôt que verticale, par laquelle, Dieu soit loué, il peut considérer le paysage s’il en a envie. »

Fanny Taillandier, Foudres, sun / sun coll « fléchette »

« Un nuage se forme, monte en puissance et en altitude ; les gouttes d’eau qu’il contient s’agitent, mues par les vents célestes ; l’électricité s’accumule et d’un coup s’échappe, c’est l’éclair. »

Laura Vazquez, Le Livre du large et du long, éditions du sous-sol : « Je vous raconterai ce que j’ai vu et deviné du monde et des signaux qui nous entourent. »

Emmanuel Venet, La Lumière, l’encre et l’usure du mobilier, gallimard coll « blanche »

« Le 16 juillet 1882, Sigmund Freud s’installe dans un café sur la place centrale de Teschen pour écrire à Martha Bernays, sa fiancée, qu’il va rejoindre à Hambourg. »

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Remerciements

Ni le livre ni cette Fête de la librairie par les libraires indépendants n’auraient vu le jour sans la chaîne chaleureuse de toutes ces personnes, sans leur engagement, leur passion, leur collaboration enthousiaste…

L’association Verbes et l’ensemble des libraires remercient :

Le CNL qui soutient cette manifestation depuis vingt-cinq ans par la médiation de Régine Hatchondo (présidente), Pascal Perrault (directeur général) et Thierry Auger.

Le conseil régional d’Île-de-France : à travers la présidente, Valérie Pécresse, Xavier Person, Laurence Vintejoux et Isabelle Reverdy, il propose un soutien indéfectible et éclairé en faveur du développement des initiatives culturelles provenant des librairies indépendantes.

La Sofia, qui, par sa présence, a contribué à amplifier notre mouvement et la création de notre livre.

Nos vingt-cinq plumes d’écrivains – Stéphane Audeguy, Joël Baqué, Bertrand Belin, Éric Chevillard, Patrick Deville, Diaty Diallo, Yannick Haenel, Claudie Hunzinger, Régis Jauffret, Simon Johannin, Alexandre Labruffe, Marie-Hélène Lafon, David Lopez, Marielle Macé, Clémentine Mélois, Laurence Nobécourt, Lucie Rico, Jean Rolin, Jacques Roubaud, Tiphaine Samoyault, Pierre Senges, Anne Serre, Fanny Taillandier, Laura Vazquez, Emmanuel Venet –, qui n’ont jamais interrompu la conversation avec la langue des oiseaux. Ils ont fait de ce livre une miraculeuse volière étourdissante et flamboyante. Nous les remercions sincèrement pour avoir enchanté de leur mélodie chaque page de ce livre dont nous rêvions.

Un hommage tout particulier aux pinceaux merveilleux de notre artiste Michaël Cailloux, fin explorateur des univers de la nature : faune, flore, coquillages, oiseaux… et à qui nous devons les dessins d’exception de notre ouvrage. Cet observateur peint dans une palette arc-en-ciel la moindre barbule des plumes de nos volatiles. En espérant toujours émerveiller nos lecteurs.

Antoine Gallimard, président des éditions Gallimard et du groupe Madrigall. Fervent défenseur, depuis plus de trente ans, des métiers de la chaîne du livre, il est intimement conscient des valeurs portées par les libraires et de leur savoir-faire crucial afin de pérenniser et faire vivre les grands catalogues. Sa présence à nos côtés est vraiment dynamique et amicale… Merci à lui et à son équipe, Bruno Caillet, Franck Fertille, Clotilde Chevalier, Violaine Gérard, Anne Lagarrigue, Sandrine Lebreton, Marie-Agnès Naturel et Clémentine Bougrat, d’offrir ce grand souffle et ce professionnalisme à cette mobilisation.

À travers eux, nous remercions également la Sodis, qui fait parvenir ce livre à chaque libraire.

Françoise Nyssen et Jean-Paul Capitani, des éditions Actes Sud, qui ont toujours défendu de façon visionnaire la cause des librairies. À nos côtés depuis le début, ils sont non seulement de géniaux et infatigables entrepreneurs, mais aussi des personnes de parole et d’engagement.

Thierry Magnier, notre ange gardien des premiers jours. Un éditeur aussi talentueux que combatif, qui, depuis le début, entre autres, finance la création de notre affiche. Toujours alerte à nos côtés, il continue à soutenir la journée. Il construit un immense catalogue sans concession pour les nouvelles générations. Merci pour sa jeunesse éternelle et aventureuse ainsi que sa conviction sincère.

Caroline de Salaberry, acolyte enthousiaste, qui nous prodigue d’immenses services.

Florence Robert (éditrice, secrétaire de l’association Verbes), notre meilleure amie pour toujours.

Guy Cosson, coordinateur des libraires au sein de l’association Verbes, passionné.

Olivia Goudard et Philippe Ginesy, les libraires des Abbesses : mes complices de tous les jours, ardents, profonds, constants et dans tous les secrets de cette aventure. Ils donnent sans compter.

Michel Lanneau, Fabrice Piault, Alexia Annequin et Anne-Sophie Havard (Livres Hebdo).

Anne Martelle, présidente du Syndicat de la librairie française (SLF), et Guillaume Husson, pilier du SLF, très fidèles et engagés à nos côtés depuis le début.

Le Syndicat des libraires francophones de Belgique, ainsi que les libraires suisses et luxembourgeois, qui donnent de l’ampleur à notre combat et dont la présence active et créative nous touche et nous honore.

Cet ouvrage est offert par votre libraire à l’occasion de la 25 e édition de la Sant Jordi, la fête de la librairie indépendante.

Cet ouvrage est composé de 56 pages non reliées sur papier Amber Graphic 150 g / m 2 pour l’intérieur et 300 g / m 2 pour la couverture, et d’un livret de 24 pages sur papier 120 g / m 2 Photogravure réalisée par Les Caméléons, Paris.

Achevé d’imprimer en février 2023 sur les presses de Printer Trento pour Maestro (Italie).

Dépôt légal : mars 2023 | Numéro d’édition : 560 112 | EAN : 3260100006082 | Édition hors commerce © Association Verbes / Gallimard, Paris, 2023

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