Rimbaud souriant : un dessin retrouvé.

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Jacques Desse

RIMBAUD SOURIANT : UN DESSIN RETROUVÉ

Enquêtant sur les arcanes de l’iconographie d’Arthur Rimbaud, nous avons retrouvé un petit document intéressant, qui n’était jusqu’ici connu que par une médiocre reproduction figurant dans un catalogue de vente aux enchères. Ce dessin appartenait à la collection d’autographes d’Alexandrine de Rothschild, dispersée en 1968, et sa localisation était depuis inconnue, tout comme l’est son origine 1.

© Pierpont Morgan Library

1

Cf. J.-J. Lefrère, Face à Rimbaud, Phoebus, 2006 ; p. 40 ; Cl. Jeancolas, Passion Rimbaud, Textuel, 1998, p. 83 ; P. Petitfils, Album Verlaine, La Pléiade, 1981, p. 73 ; Yvon Boureau (éd), Iconographie complémentaire de Paul Verlaine, 1975, p. 7. Le dessin est crédité par Petitfils à la collection Stéphane Taute, mais c’est probablement un cliché qui a été fourni par le bibliothécaire du Musée Arthur-Rimbaud, plutôt que l’original, invisible depuis 1968…


Cette oeuvre se trouve aujourd’hui, tout bonnement, dans une prestigieuse institution, la Pierpont Morgan Library, à New-York. Elle avait été acquise à Drouot par une amatrice américaine, Bettie Heineman 2, dont la collection a été offerte par son fils à la Morgan autour de 1980 3. Mme Heineman avait constitué une riche et un peu hétéroclite bibliothèque littéraire, qui ne comprenait d’ailleurs pas d’ouvrages ou manuscrits de Rimbaud 4.

© Pierpont Morgan Library

Le dessin est un petit croquis à l’encre de Chine (14,1 x 21,3 cm) du célèbre Coin de table de Fantin-Latour, portant les noms des huit personnages représentés, dont « A. Raimbaud ». Il est exact, et, quoique sommaire, a manifestement été produit par quelqu’un qui savait dessiner. Il a été réalisé d’après le tableau et ne ressemble en rien aux travaux préparatoires de Fantin. Ce n’est donc pas une esquisse, et personne, à part quelques rimbaldiens emportés par leur enthousiasme, n’a osé l’attribuer avec certitude à FantinLatour 5. 2

Le dessin semble avoir été payé 3000 francs, somme assez élevée, puisque lors de la même de la même vente les lots qui le précédaient, d’importantes lettres de Rimbaud envoyées à sa mère et à sa sœur depuis l’hôpital de Marseille, avaient atteint entre 3000 et 4000 francs (ces dernières se sont avérées être un meilleur placement !). 3

Ryskamp, Nineteenth Report to the Fellows of the Pierpont Morgan Library, 1978-1980, 1981, p. 189. 4

Le catalogue de la Morgan répertorie 2201 lots provenant de la bibliothèque des Heineman : http://corsair.themorgan.org/cgi-bin/Pwebrecon.cgi?DB=local&PAGE=kbSearch 5

A notre connaissance, ce dessin n’a jamais été exposé, ni commenté par les spécialistes de Fantin. Il n’en n’est même pas question dans le dossier du musée d’Orsay consacré à Coin de table, qui présentait pourtant pas moins de 23 études ou esquisses préparatoires au tableau.


En revanche, l’écriture serait de la main de Fantin 6 (on remarque en particulier le « r » majuscule, et le « J » formé comme le « 7 », tout en relevant que l’écriture n’est pas penchée dans le même sens).

« J » et « 7 ». Ecriture de Fantin et légende du croquis.

Rimbaud apparaît ici souriant gentiment à Verlaine ; il est un peu mièvre et efféminé, et au final assez inconsistant. Même en tenant compte du fait qu’il ne s’agit que d’un croquis, on est très loin du fascinant personnage de FantinLatour (dans l’étude du 22 décembre 1871, le personnage qui allait devenir Rimbaud est déjà sombre, mystérieux, à l’opposé de l’affèterie du Rimbaud du croquis).

Détail du croquis / Détail de Coin de table (photo prise lors d’une exposition)

Fantin, détail de l’étude du 22 décembre 1871 pour Coin de table 6

Selon le catalogue de la vente et Lefrère, Face à Rimbaud, p. 40.


Ce Rimbaud regardant amoureusement Verlaine est même un contresens par rapport au projet de Fantin, qui avait très délibérément placé Rimbaud à part, dos aux autres participants, faisant en quelque sorte le portrait de l’éclatement de la jeune génération poétique issue du Parnasse 7 .

Fantin-Latour, Coin de table, achevé début mars 1872 (Musée d’Orsay)

Détail du croquis de la Morgan Library 7

« La divergence (c’est le moins qu’on puisse dire) des regards et des positions, la façon ostensible dont Rimbaud tourne le dos aux autres, ne sont pas dus à je ne sais quelle maladresse de Fantin. » Douglas Druick et Michel Hoog, Fantin-Latour, RMN, 1982, p. 232.


Ce Rimbaud fade rappelle un autre portrait de Rimbaud d’après Coin de table : la fausse « esquisse » à la gouache idolâtrée par Georges Duhamel et « réhabilitée » dernièrement 8. Il se trouve que cette gouache est également conservée par la Morgan Library. C’est une pure coïncidence, mais pas tout à fait un hasard : les richissimes Américains qui ont constitué des collections d’art européen aux XIXe et XXe siècles ont acquis des pièces extraordinaires mais aussi, régulièrement, des « canards boiteux » que les amateurs ou institutions européens regardaient avec une certaine suspicion : « faux amis », œuvres sans pedigree, non expertisées par des spécialistes reconnus, etc. Et ces collections, bon grain et ivraie mêlés, ont souvent intégré par donation des musées et bibliothèques américains.

Fantin, esquisse du 11 décembre 1871 pour Coin de table. © Musée du Louvre, Département des arts graphiques.

Il reste à savoir d’où sort ce dessin. On sait que Coin de table, exposé au Salon de 1872, avait été acquis par un collectionneur anglais et demeura invisible jusqu’à son glorieux retour en France, fin 1897. La première reproduction de ce tableau fut donnée en janvier 1897 par Charles Houin et Jean Bourguignon dans leur série d’études consacrée à Rimbaud dans la Revue d’Ardenne et d’Argonne 9 .

8

Nous avons mené une longue enquête (aux rebondissements amusants) à propos de cette œuvre, que nous publierons prochainement. 9

Cette première biographie de Rimbaud est – de très loin – la meilleure étude ancienne sur la vie du poète. Publiée dans une revue régionale difficilement accessible, elle a été occultée pendant un siècle, pour le plus grand bonheur des hagiographes, et n’a été éditée en volume qu’en 1991 puis 2004, chez Payot (sans les illustrations).


Première publication connue de Coin de table de Fantin-Latour, 1897 (Revue d’Ardenne et d’Argonne, ici reproduite d’après Gallica)

Ce Rimbaud ne ressemble guère à celui de Fantin, même s’il apparaît ici plus « coquin », plus frondeur et têtu, que dans le dessin de la Morgan. Isabelle Rimbaud, qui n’avait aucune idée de l’aspect de l’original, jugea cette interprétation « remarquable » - c’est-à-dire convenable, à ses yeux, conforme à l’idée qu’elle se faisait ou voulait donner de son frère.

Détail de la reproduction de 1897 / Détail du dessin de la Morgan Library


Le problème est que Houin et Bourguignon ne disposaient pas de reproduction du tableau, qui ne sera publié d’après photographie qu’en 1899 10. On remarque que cette reproduction est signée par le graveur, un certain Lerat. Or il s’avère que Paul Edmé Lerat (ou Le Rat, 1849-1892) avait réalisé une eau-forte d’après le tableau dès 1872, à l’occasion de la présentation du tableau à la galerie Durand Ruel, après le salon. Cette gravure fut éditée en 1873 dans un Recueil d’estampes de Lerat publié par la galerie. La diffusion de ce recueil semble avoir été assez confidentielle (même si Van Gogh s’y réfère dans ses lettres à Theo). A notre connaissance, cette gravure n’a jamais été mentionnée dans les études sur l’iconographie rimbaldienne 11. C’est pourtant, de fait, le premier « portrait de Rimbaud » jamais publié 12. Vanier en possédait un exemplaire, qui est celui reproduit dans la Revue d’Ardenne et d’Argonne. Après le retour du tableau en France, les noms des figurants étaient connus. Le dessin de la Morgan date donc d’un moment où quelqu’un a eu besoin de ces noms, probablement pour une publication, et s’est adressé à Fantin pour les connaître. Deux hypothèses sont plausibles : fin 1896, ou 1872. Dans le premier cas, le dessin serait réalisé à partir de la gravure de Lerat, et pourrait être l’œuvre de Houin et Bourguignon, voire… de Berrichon lui-même, celui-ci étant en contact avec Fantin 13. Dans la seconde hypothèse, le dessin serait l’œuvre de Lerat, qui a demandé au maître d’indiquer les noms afin de les reproduire. La faute au nom de Rimbaud (« A. Raimbaud ») semble conforter cette hypothèse. Cette erreur serait plus surprenante si Fantin a annoté le dessin en 1896, époque à laquelle le nom de Rimbaud était devenu fameux.

La liste des noms figurant sur le croquis présente une autre particularité : Pierre Elzéar y est désigné sous son vrai nom : « E. Bonnier ». Or, à notre connaissance, tous les textes anciens relatifs à Coin de table le nomment « Elzéar ». Sauf un : la légende de la reproduction de la Revue d’Ardenne (« Elzéar Bonnier »)… 14 10

Début 1898, Berrichon et Delahaye avaient échoué dans leurs efforts pour obtenir une photographie du tableau d’assez bonne qualité pour être reproduite. 11

Jean Adhémar la signale dans l’Inventaire du fonds français de la Bibliothèque nationale, mais nous ne l’avons pas retrouvée dans les collections du Cabinet des estampes. Le recueil semble être absent des bibliothèques publiques françaises (CCFR). Nous n’avons donc pas pu la consulter, et ignorons si les noms des participants y figurent. Si un lecteur connaît la localisation d’un exemplaire du recueil ou de la gravure, nous le remercions par avance de bien vouloir nous en informer (j.desse@orange.fr). 12

Exception faite des caricatures de Coin de table parues la presse satyrique en 1872.

13

Félix Régamey donne les noms des participants au Coin de table dans Verlaine dessinateur, publié par Floury en mars 1896 (Blémont l’avait également fait l’année précédente, dans une publication plus obscure). 14

Si cette particularité se retrouve dans la gravure de 1872 cela conforterait l’hypothèse que le croquis est celui qui a servi à Lerat.


Il existe une autre piste : la même faute au nom de Rimbaud se retrouve dans le plus important article consacré au tableau de Fantin au moment du Salon. Philippe Burty écrivait, dans La République française du 21 mai 1872 : Pour répondre à son intention [de Fantin] de préciser les habitués de ce Coin de table, notons à notre tour les noms, que le public sait déjà ou entendra quelque jour, de MM. C. Pelletan, Aicard, d’Hervilly, Blémont, Valade, Elzéar, Raimbaud [sic] et P. Verlaine. 15 On pourrait donc imaginer que ce soit Burty qui ait demandé la liste des noms à Fantin. Burty connaissait Fantin, mais il était aussi proche de Verlaine (il fut l’un de ceux à qui Verlaine fit découvrir les vers de Rimbaud avant même l’arrivée du jeune poète à Paris), et était un fidèle du dîner des Vilains bonhommes. Il n’avait donc guère besoin d’aide, a priori, pour savoir qui était qui dans le tableau de Fantin 16. Pour l’anecdote, rappelons que trois jours après la publication de cet article, les Burty furent invités avec les Verlaine à un dîner chez les Hugo. Verlaine, que Rimbaud avait blessé à coups de couteau quelque temps auparavant, arriva boitillant… Quelques semaines plus tard, le 13 juin, ce sont les Burty qui recueillirent Mathilde Verlaine en proie à l’agressivité alcoolisée de son mari, devenu incontrôlable depuis le retour de son mauvais génie 17. L’hypothèse Burty nous paraît donc devoir être écartée. Il est très vraisemblable que ce dessin découle, directement ou indirectement, de la main de l’obscur Lerat. C’était le premier Rimbaud souriant, mais non le dernier : l’expression du Rimbaud de la gouache, un peu mou et au léger sourire en coin, rappelle le Rimbaud de Lerat plutôt que celui de Fantin… Un dernier Rimbaud souriant, encore plus faux historiquement, fut fabriqué quelques années plus tard, mais c’est là une autre histoire… 18

15

Théodore de Banville, qui avait lui aussi rencontré Rimbaud, écrivait pour sa part dans Le National du 16 mai 1872 : « À côté d’eux, voici M. Arthur Raimbaut [sic], un tout jeune homme ». Ce sont, à notre connaissance, les seuls écrits contemporains du salon donnant les noms des personnages de Coin de table. 16

L’écriture ne paraît d’ailleurs pas être celle de Burty (voir par exemple un manuscrit de Burty numérisé par l’INHA : http://bibliotheque-numerique.inha.fr/collection/3532-notes-manuscrites-dephilippe-burty-sur). 17

Cf. Lefrère, Rimbaud, p. 478. Clin d’œil de l’histoire, on lit dans l’inventaire des biens laissés par Verlaine au domicile conjugal : « Un grand dessin japonais collé sur une toile, en façon de bannière (donné à moi par M. Ph. Burty) / Un manuscrit, sous pli cacheté, intitulé la Chasse spirituelle, par Arthur Rimbaud… » 18

Je remercie vivement pour son aide et son accueil Mme Justine Pokoik (Department of Drawings and Prints, The Morgan Library and Museum), ainsi que Mme Sylvie Brame (Galerie BrameLorenceau), expert de l’œuvre de Fantin-Latour.


Le visage de Rimbaud dans le croquis, la gravure de Lerat et le dessin attribué à Fantin-Latour (photo Morgan Library)

Détail de Coin de table


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