Le Dépossédé - Territoires de Jacques Abeille

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« faire en sorte que la pensée soit le bien de tous » Discours de Jacques Abeille prononcé à Strasbourg le 16 avril 2015, à l’occasion de la remise du prix Jean Arp pour l’ensemble de son œuvre.



Mesdames, Messieurs, C’est donc par l’organe de mon éditeur, Monsieur Frédéric Martin, que vous parviendront ensemble le témoignage de ma gratitude et l’expression de mes excuses*. Les hommes dont je porte le nom ont accoutumé de s’éteindre vers l’âge de soixante-quinze ans, si l’occasion ne leur est pas offerte de périr plus tôt dans quelque démonstration d’héroïsme. Je ne puis me retenir d’y penser dès lors que je m’efforce de répondre à des voix qui me parviennent d’Alsace et me rappellent à ma petite enfance, c’est-à-dire au temps où ma grand-mère, veuve de guerre, de la Grande Guerre, m’occupait en feuilletant et commentant les albums de l’oncle Hansi. Pour obsolètes que puissent être les idées de cet éminent dessinateur, elles demeurent celles qui conduisirent mon grand-père au chemin des Dames et laissèrent dans ma vie l’étrange question de l’héroïsme ; cette vertu n’a-t-elle sa place que dans les livres ou faut-il chaque jour en trouver le zeste dans la vie courante et les mille revers qu’elle nous inflige ? De ces derniers la sénescence n’est pas le moindre qui ralentit chaque geste, requiert pour le moindre pas mis devant l’autre un effort de volonté et donne à la plus anodine démarche une pesanteur abyssale. Je n’ai donc pas trouvé la force de franchir la distance hérissée d’embûches qui me sépare de Strasbourg. Faut-il préciser qu’une espérance de vie de deux ans ne laisse guère d’espérance au cœur de cette vie chaque jour amoindrie ? Recevoir dans l’obscure crépuscule où je subsiste une insigne marque d’estime de la part d’éminentes autorités rend impérieux le devoir d’exprimer avec force la gratitude éprouvée. Mes remercîments vont à Monsieur Beretz, président de l’Université de Strasbourg, à Monsieur Schneider, vice-président Sciences en Société de * L’auteur avait dû renoncer à se rendre à la remise du prix pour des raisons de santé (NdE).

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l’Université de Strasbourg, à Monsieur Gérard Pfister, président de l’association Eurobabel et éditeur, à la librairie Kleber site de la cérémonie, à la ville de Strasbourg en la personne de ses édiles, aux étudiants enfin qui, sous l’égide de leurs maîtres et en particulier de Monsieur Pascal Maillard, se sont penchés avec vigilance sur quelques-uns des écrits que j’ai commis. Or, à l’évidence, ce serait trop peu dire que de seulement énoncer la liste, d’ailleurs à mon grand regret, très fâcheusement incomplète, de ceux qui me font aujourd’hui tant d’honneur, si je ne sondais, dans toute sa profondeur, l’émotion suscitée par un tel événement. Consacrer à la mémoire d’Arp un prix littéraire c’est résolument, dans le spectre des idées, se situer à l’extrême opposé de l’oncle Hansi. On sait que le poète exemplaire que sut être Jean Arp s’est exprimé aussi bien en français qu’en allemand, tandis que dans certains échanges familiers il parlait l’alsacien qui se distingue sensiblement du Hochdeutsch. De cette impossibilité de choisir il fait un refus à l’heure où on le somme de prendre les armes ; il est réformé pour troubles mentaux sur la base d’un singulier symptôme ; il réitère en colonne l’inscription de sa date de naissance et présente comme telle la somme aberrante des nombres qui la composent. Faut-il croire qu’il se conduit en simulateur, sans plus, ou qu’il offre aux autorités qui examinent son cas un poème dadaïste ? Dans le second cas, c’est encore le dadaïsme qui y gagnerait en substance poétique. Et j’incline à penser que ce que j’appelle ici substance poétique est constitué, pour la majeure partie, de bienveillance. La même bienveillance qui devait pousser Arp à réaliser ces lutins, ces nymphes à la sensualité assez languide pour ne pas représenter des figures trop identifiables mais pour manifester leur pleine présence de nuages de marbre venus frôler le sol pour nous alléger de notre trop humaine pesanteur. En 1952 – on se souviendra qu’il est né en 1887 – Arp écrit : Nos paroles sont des déchets. Elles disparaissent dans le méchant gris qui ne laisse point de traces. Gris sur gris notre vie se perd. Elle s’écoule comme une source grise aux langues éteintes.

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On ne saurait mieux évoquer l’érosion du temps que par le paradoxe d’une parole énonçant son propre effacement dans la dissolution des contrastes colorés. Et à la fin de la même page – Entre les lignes du temps – l’accent réflexif de cet admirable poème en prose s’accentue : Les étoiles écrivent avec une lenteur infinie et ne relisent jamais ce qu’elles ont écrit. C’est dans le rêve que j’ai appris à écrire et c’est bien plus tard que péniblement j’ai appris à lire. Comme si cette science leur était innée les oiseaux de nuit lisent dans le noir opaque l’écriture ridée des hommes périssables. Les fleurs vagabondes me réservaient une surprise charmante lorsqu’elles avaient contrefait à s’y méprendre ma signature en groupes vivants sur les rochers. Or c’est trop dire que de parler de réflexion ici car bien en vain chercheraiton une distinction des niveaux de conscience que marquerait celle des niveaux de langue. La métaphore est immédiate et spontanée. Elle développe une pensée plasticienne dans laquelle l’écriture engendre la parole parce que toute origine est dans le rêve. En d’autres termes, avec une lumineuse candeur Arp récuse l’hypothèse de l’arbitraire du signe. Il n’y a nulle solution de continuité entre l’élan de l’homme et le long mouvement de la terre. Afin de répondre à l’honneur qui m’est fait en ce jour je me suis replongé, avec délectation, dans Jours Effeuillés, le recueil des écrits de Jean Arp, procuré aux éditions Gallimard par Marcel Jean, beau livre que je fréquente depuis un demi‑siècle et que je n’ai jamais ouvert sans le sentiment intense, poignant même, d’une familiarité intime. Pas une page qui ne vienne me confirmer dans la quête qui m’a animé tout au long de ma vie. Tout se passe comme si en ce jour était reconnu le plus obscur et, sans que la volonté y intervienne le moins du monde, le plus fidèle disciple de Jean Arp. Or, à saluer la pertinence de votre acte je me vois confronté à une fort embarrassante difficulté. Marquer ma profonde reconnaissance, presque inéluctablement, revient à développer mon propre éloge, à quoi je ne saurais consentir. Affirmer de tout cœur mon attachement à l’œuvre et à la démarche de Jean Arp ne peut suffire à fonder la valeur de mes écrits. Il s’en faut. Je

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pourrais passer sous silence ce point délicat si je m’étais engagé à prononcer seulement un discours de pure forme. Tel n’est pas le cas dès lors que je peux être entendu par des étudiantes et des étudiants qui se trouvent associés à la cérémonie actuelle. Qu’il me soit donc permis, pour commencer, de saluer l’originalité de cette solennité ; on croirait voir ressuscitée ici la tradition des anciennes académies de province, telle que celle qui provoqua les premiers éclats de la notoriété de Jean-Jacques Rousseau. L’événement mérite d’être considéré avec quelques scrupules. Ce qui est en question c’est la littérature française, c’est-àdire un certain nombre de formes – poèmes, drames, romans, essais… – dans lesquelles notre langue d’âge en âge s’est manifestée à un degré d’excellence telle qu’elle exerça pendant plusieurs siècles en Europe et bien au-delà une brillante et féconde hégémonie. J’en parle au passé car, nous le savons tous, nous vivons en un temps dans lequel ce précieux privilège se défait. Une figure de la beauté sous nos yeux se dissipe. Elle n’avait rien d’indistinct et nous pouvons situer son origine et nommer ceux qui l’ont définie. Je dirais volontiers, encore qu’assez grossièrement, que cette élaboration se situe entre Malherbe et Boileau. Soit sur le plan politique, entre la montée au pouvoir d’Henri iv et l’absolutisme de Louis xiv. Passons. De l’art poétique de Boileau, certains bons auteurs affirment qu’il fut le testament de la tragédie classique. Cela implique un héritage ; en quoi consistait-il ? Quelle valeur constante trouve-t-on au cœur de ce qui nous fut transmis ? Une valeur, permanente et impérieuse : la vraisemblance. Cette exigence ne s’exerce chez aucun de nos voisins. Ensuite elle est à distinguer de la simple véracité ; elle n’exige qu’un semblant de vrai et pour cela un travail et, avouons-le, une censure, dans la mesure où la décence est une de ses variantes. Sur ces points précis, comme nous le savons tous, je pourrais citer Boileau et il serait fort plaisant de retrouver, à peu près inchangés, ses principes structurant l’organe qui à dirigé la littérature française pendant tout le xx e siècle : la NRF. Sur le travail de l’écrivain, Boileau est très précis : il s’agit d’un métier, d’une profession comparable à celle du tisserand tramant un texte. Or, ceci à peine posé, Boileau en appelle à une autre image, celle du sculpteur qui

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achève son ouvrage en le polissant. L’art du poète se répartit en deux qualités la fécondité des idées qui font la trame de l’œuvre – l’ouvrage – et le polissage, l’élimination de tout ce qui pourrait accidenter la surface, le paraître de l’œuvre. On peut donc dire qu’il existe un bien-écrire de la langue française et que ce bien-écrire consiste au moins autant sinon plus, à soustraire qu’à ajouter. Ces principes étant clairement identifiés, il est évident que dans tous mes écrits je contreviens gravement à de telles obligations. Mon roman le plus connu, puisqu’il est paru en livre de poche, décrit une contrée dans laquelle les statues poussent comme des champignons. L’ouvrage se situe donc hors de toute vraisemblance. Le temps de l’action y est indéterminé. Il n’est même pas sûr qu’il y ait une unité d’action. Quand au détail du style, je me contenterai de relever l’absence flagrante d’une figure privilégiée : la litote, tandis que surabonde la redondance. Est-ce assez dire que mes écrits se situent très en dehors du bien-écrire dans la langue française ? De grâce, qu’on n’entende pas dans ces observations le plus léger accent d’ironie. Bien au contraire, je prends avec le plus grand sérieux l’événement auquel je suis confronté et je n’ai lâché à aucun moment le fil de mon propos qui demeure l’expression de la plus sincère gratitude, mais en toute véracité. Or je ne me suis pas avancé jusqu’à l’âge que j’évoquais en commençant sans constater la longue persistance de mon insuccès. Jamais ne m’est venue l’idée de me cabrer contre mes détracteurs pour prendre la pose de l’écrivain injustement méconnu. Bien au contraire, je me suis efforcé de comprendre le jugement, parfois fort sévère, de mes détracteurs et, dans la plupart des cas, j’ai donné raison à leurs critiques. De toute façon je n’écris pas pour avoir raison. Toutefois puis-je assumer cette authentique et saine modestie sans du même mouvement désavouer ceux qui me décernent un prix prestigieux ? À tout le moins convient-il de saluer leur non-conformisme. Ce n’est pas là une mince qualité chez des enseignants. Puis, si je scrute mes écrits en quête d’un caractère qui a pu toucher la sensibilité d’un collège de savants, j’en reviens, non sans émotion, à une découverte que je fis assez tardivement.

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Je m’entendais reprocher un manque de simplicité qui témoignait, à en croire mes interlocuteurs, d’un excès de travail et du choix de tournures par trop recherchées. Si force m’est d’admettre que la simplicité n’est pas la qualité dominante d’une écriture que je sais intempérante, je proteste contre la déduction ; je ne travaille pas, je rêve et l’épanchement du rêve ne procède pas d’une mise en œuvre délibérée. Et puis, surtout, la simplicité, la limpide accessibilité se conquièrent. Je n’invoquerai pas les exercices d’un Raymond Queneau, dont on sait tout le très méritoire artifice, mais Albert Camus, qu’on se plaît à donner en exemple, par son opiniâtre travail d’écrivain force l’admiration des lecteurs les moins avertis. Et de Crébillon fils, dans ses œuvres les moins fréquentées, à Villiers de l’Isle Adam, quand sa plume s’exaspère jusqu’à l’auto-parodie, les preuves a contrario ne manqueraient pas. S’il en est bien ainsi, d’où vient que mon négligent abandon au flux verbal laisse l’impression d’être un travail ? À mon extrême stupéfaction, je me suis aperçu que, dans les romans que j’avais déjà publiés, ce qui avait travaillé à mon insu, c’était la langue latine ; je me retrouvais soudain dans ma quatorzième année, en classe de quatrième au lycée de Carcassonne, au milieu de mes camarades, décortiquant phrase après phrase, proposition après proposition le De Bello Gallico de César et semaine après semaine apprenant jusqu’à en être imprégné les subtilités du style indirect, celles de la concordance des temps ou celles encore de l’emploi des possessifs, dont d’ailleurs le français a appris à se passer. Car les langues aussi vieillissent et se simplifient en s’appauvrissant. Ainsi j’incline à penser que ce qui est honoré aujourd’hui ce n’est pas tant un écrivain dans la singularité de ses qualités que la fécondité d’un système culturel, autant dire une manière de faire en sorte que la pensée soit le bien de tous.

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Sans titre, collection personnelle de Jacques Abeille, 1983


introduction



La perte et la présence

Absence et présence Les Jardins statuaires : œuvre perdue ne fut-elle jamais si présente de nos jours ? Dans cette question inaugurale, et fort rhétorique, je reprends les termes de Judith Schlanger qui dans un essai récent1 s’interroge sur les conditions d’effacement des œuvres littéraires et de leur possible résurgence mais aussi sur leur insensible influence depuis les limbes où les ont reléguées les hommes ou les circonstances de l’histoire. Quelle est la présence de ce qui se perd ? Cette question semble se poser tout à la fois à la vie de l’œuvre de Jacques Abeille et à ce qui la constitue dans sa chair. Pendant près de trente cinq ans, en effet, quelle ironie mauvaise s’est acharnée sur les textes du Cycle des Contrées qui mettent en scène leur propre disparition ? Ou bien quel acte manqué a présidé à ce destin sans succès ? Je ne reprendrai pas l’histoire dans le détail, on la retrouvera notamment à la fin des Mers perdues (Attila, 2010) : éditeurs en faillite, livres noyés, promesses toujours remises à plus tard, délais de fabrication qui privent l’auteur d’une reconnaissance médiatique, décès brutaux… Le monde entier semble avoir concouru à la perte de cette œuvre qui se révéla un échec inévitable pour chacun de ses éditeurs jusqu’en 2010. Contre toute attente, heureusement, la malédiction a fleuri en une légende noire, fascinante et féconde, après la rencontre avec un autre artiste de la ruine, de la trace, de l’absence : le dessinateur François Schuiten. Il fallut ses 1  Judith Schlanger, Présence des œuvres perdues, Paris, Hermann, 2010.

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images pour faire percevoir et illustrer, comme eût dit du Bellay, l’absence qui hante les pages des Contrées. Cette rencontre littéraire et plastique ne peut être un hasard pour un homme comme Jacques Abeille dont le maître-mot est « écrire, c’est toujours dessiner », ce que prouve éloquemment sa bibliographie2 où l’on trouve bien souvent associés le texte et l’image, de l’autre ou de soi. Il fallait sans doute représenter graphiquement ce qui se défait – je pense aux dessins des couvertures des éditions Attila qui montrent des statues poussées dans l’anarchie et rongées par la lèpre pour certaines d’entre elles – pour faire sentir combien, chez Abeille, l’absence, ce vide matriciel, produit un texte fascinant, abyssal et d’une extraordinaire présence : la trame des Jardins statuaires, celle du Veilleur du Jour ou encore celle des Barbares et de La Barbarie en sont une preuve évidente, elles qui nous captivent par la mise en scène d’hommes sans nom ou bien à l’identité illusoire rédigeant des mémoires sur ce qui disparaît, alors que la disparition de ces hommes et de leurs écrits est elle-même inéluctable… Le premier suspense qui habite le livre repose sur l’angoisse de le voir s’annihiler dans nos mains et disparaître « presque à l’instant où on l’a situé » (Le Veilleur du Jour, p. 122). L’absence n’est pas qu’un puissant moteur narratif ; plus profondément, elle est aussi le premier motif de la révolte du poète contre un certain ordre du langage qui repose sur l’arbitraire d’un signe complètement coupé du monde, privé de son poids de chair, dépourvu de toute présence : il faut alors s’acharner à restituer cette présence en usant de la métaphore qui rend le monde sensible dans les mots que l’on emploie. Enfin, l’absence est aussi, paradoxale et centrale, celle de l’auteur, en tant qu’individualité socialement constituée : Jacques Abeille refuse de se penser comme une figure individuée, reconnue de tous, qui serait capable de produire des textes sur lesquels il exercerait une autorité, notamment par une maîtrise dont il saurait faire preuve, sur le modèle d’un Flaubert par exemple. Bien au contraire, il doit s’effacer pour laisser advenir le texte, comme le rapporte dans ce même volume Daniel Launay d’après une lettre inédite : sans doute est-ce pour cela que nombre de narrateurs des Contrées demeurent anonymes. Quel mot, donc, pourrait mieux dépeindre un tel individu que 2  On trouvera un essai de bibliographie en fin de ce volume.

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celui de dépossédé dont use Abeille lui-même à son égard dans le passage de cette lettre ? Qu’est-ce qu’un dépossédé sinon une personne dont la présence est tissée d’absence ?

Une rencontre Redonner de la présence à ce qui fut perdu, illustrer le roman de la perte, questionner ce dépossédé, tel est le triple objectif de ce livre, premier de cette nature, consacré aux textes de Jacques Abeille : il regroupe les échanges d’une journée d’étude qui se tint le 8 décembre 2014, à la Maison de la Poésie, à Paris, dans un décor qui n’était pas sans rappeler celui des cours du brillant érudit de Terrèbre, Évariste Destrefonds, dans le Veilleur du Jour. Cette journée se termina par une lecture d’extraits des Mers perdues par Jacques Abeille, accompagnée graphiquement par François Schuiten et musicalement par Bruno Letort. Jacques Abeille assista tout du long à cette journée et confia la joie qu’il avait eue à voir se dégager une pensée collective qui parcourût l’assemblée entière : il ne s’agissait pas tant pour lui de penser une œuvre, réalité qu’il ne saurait reconnaître pour les raisons énumérées plus haut, que de penser ensemble.

Tout reste à écrire Cette pensée commune se construit peu à peu. À ce jour, la bibliographie critique universitaire à l’œuvre de Jacques Abeille est encore peu fournie : on trouve deux articles de Valérie Deshoulières traitant pour l’un des statues brisées et pour l’autre des ressemblances entre botanique et statuaire chez Goethe et Jacques Abeille3 ; on peut lire également deux articles d’Ivanne 3  Valérie Deshoulières, « Le visage de personne. Statues brisées et mosaïques aveugles : les impossibles retours à l’origine de la littérature ’archéomane’ contemporaine », dans Valérie Deshoulières et Pascal Vacher (dir.), La Mémoire en ruines. Le modèle archéologique dans l’imaginaire moderne et contemporain, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal,

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Rialland consacrés à l’art et à la mémoire dans les Jardins statuaires, Les Barbares et La Barbarie4 ; pour ma part, j’en ai écrit trois autres qui portent, par ordre chronologique, sur le sens symbolique et poétique de l’architecture dans Le Veilleur du Jour, sur la représentation de la frontière dans le même roman et enfin sur l’imaginaire sériel à l’œuvre dans les textes de Jacques Abeille5. Elsa Caboche a inséré le Cycle des contrées dans son corpus de thèse, consacrée à de vastes univers fictionnels et au plaisir de les faire vivre qui domine parfois sur celui de raconter une histoire en leur sein6. Éric Vauthier, enfin, a dédié quelques-uns de ses développements aux nouvelles de Jacques Abeille dans sa thèse intitulée Nouvelle et cruauté dans les lettres de langue française de la fin du xxe siècle 7. Voilà pour ce qui est visible à ce jour, mais nul doute que d’autres études, restées inconnues de moi, ont eu lieu ou sont en cours et se feront bientôt connaître. Ce rapide panorama permet de comprendre quel écueil de taille s’imposa quand il s’agit d’organiser la journée : qui voudrait bien venir parler de ce dont il ou elle n’est pas spécialiste ? A posteriori peut-être encore plus que sur le moment, j’éprouve un vif sentiment de gratitude envers toutes celles 2000, p. 203-220 ; « L’énigme des jardins statuaires. Pour une cinétique des formes entre botanique et statuaire. De Goethe à Jacques Abeille », communication au colloque À la croisée des formes et du vivant, organisé à l’Université de Besançon par Laurence Dahan-Gaida les 5 et 6 décembre 2013. 4  Ivanne Rialland, « Les Jardins statuaires : le surréalisme mémoriel de Jacques Abeille », Revue critique de fixxion française contemporaine, (2012) en ligne : http://www.revue-critiquede-fixxion-francaise-contemporaine.org/rcffc/article/view/fx08.04/832, consulté pour la dernière fois le 18 juin 2014 ; « Les arts de mémoire de Jacques Abeille », Roman 20-50, n°58, décembre 2014, p. 107-116. 5  Arnaud Laimé, « Architecture et signification dans Le Veilleur du Jour de Jacques Abeille », à paraître en 2016 dans Renaud Robert et Gaëlle Viard (dir.) Les Architectures fictives. Écriture et architecture de l’Antiquité à nos jours, colloque tenu à l’Université Bordeaux-Montaigne, 23-25 octobre 2014 ; « Frontières, seuils et confins dans Le Veilleur du Jour de Jacques Abeille », à paraître en 2016 à l’Harmattan dans Michel Costantini et Arnaud Laimé (dir.), Seuils, bornes et frontières. Sémiotique des passages, colloque international, Université Paris 8, 20-22 mai 2015 ; « Les puissances de l’imaginaire sériel : série, confidence et résistance dans l’œuvre de Jacques Abeille/Léo Barthe », à paraître en 2016 dans Jonathan Fruoco et Andréa Rando-Martin (dir.), L’Imaginaire sériel, colloque tenu à l’université Stendhal-Grenoble 3, les 28 et 29 mai 2015. 6  Thèse dirigée par Denis Mellier à l’université de Poitiers. 7  Thèse de doctorat, soutenue à l’Université Toulouse II-Le Mirail en 2005, sous la direction de Pierre Glaudes ; se reporter spécialement aux pages 162, 164-165, 167.

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et tous ceux qui ont répondu positivement à l’appel, et avec enthousiasme : cela n’allait pas sans un effort important de leur part, car aucun des contributeurs ne pouvait enfiler facilement le costume de chères études taillées au plus juste au fil de longues années. Il fallait inventer, en amateur, en chercheur, en artiste. Cette difficulté initiale a fini par se révéler un atout : la diversité des intervenants est la garantie d’une polyphonie de bon aloi qui, je l’espère, saura satisfaire tout lecteur, qu’il soit néophyte, amateur ou bien encore universitaire. Un délicat parfum de prosélytisme hante ces pages, c’est vrai, qui émane sans doute d’une fascination partagée devant cette prose si singulière : preuve en sont les larges extraits cités au fil des articles. C’était d’ailleurs, comme je m’en suis rendu compte le jour même, l’un des objectifs premiers de cette journée : donner à lire des pages de Jacques Abeille et donner l’envie d’en lire davantage. Ce volume reprend à son compte cette ambition et l’illustre par une éloquente bichromie qui fait ressortir sur la page le texte original, en faisant également correspondre avec bonheur proses et images de l’auteur. Bien sûr, cette fascination, on pourrait en questionner la relativité subjective, mais on se rendra vite compte qu’elle provient pour l’essentiel d’une curiosité intellectuelle piquée au plus vif par une œuvre qui pense et se pense en la chair de ses images.

Le recueil Comme je l’ai dit en ouverture, les deux pôles de cet ouvrage sont la présence et l’absence et ce n’est donc pas un hasard si le premier texte et le dernier créent un arc électrique dont la tension innerve chaque page. Ainsi, avant tout autre propos, le livre s’ouvre sur un texte de Jacques Abeille fort important, rédigé pour la remise du prix Jean Arp de littérature francophone et qui mêle confidences intimes et réflexions générales sur la création littéraire de langue française. On y voit l’écrivain saluer l’œuvre d’un artiste qui compta beaucoup pour lui, Jean Arp, notamment pour avoir su récuser l’arbitraire du signe et restituer à ce dernier, grâce à la métaphore, une pleine présence. Jacques Abeille situe ensuite son écriture dans la tradition littéraire française

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en définissant un art poétique tout en opposition à cette dernière : il ne s’agit pas tant, à ses yeux, de soustraire – comme l’impose un certain sens de la belle écriture à la française, exaltant la litote et l’aphorisme – que de laisser s’épancher, ce qui l’amène à récuser la notion de travail personnel tout en reconnaissant celui d’une langue et d’une culture qui œuvrent à travers lui, puisant leurs racines – confidence inattendue – dans la syntaxe latine.

Le volume se décompose ensuite en trois parties : les sources de l’écriture, des analyses du Cycle des Contrées, et les rapports qu’entretiennent l’art et l’écriture. La première partie nous ramène aux origines de l’œuvre de Jacques Abeille, tant dans son histoire que dans ses principes. Celle-ci s’ouvre par le texte d’un amateur passionné, Daniel Launay, qui compile interviews, textes parus sous diverses formes et extraits d’une correspondance inédite échangée avec l’auteur pour donner les éléments principaux du fonctionnement de son écriture en répondant à une série de questions simples : pourquoi Jacques Abeille écrit-il ? pour qui ? Où trouve-t-il son inspiration ? Quel est l’élément déclencheur de l’écriture ? Que se passe-t-il quand il écrit ? Ce panorama initial permet aussi bien de se remettre en mémoire des éléments importants disséminés dans la presse que de donner de nouveaux et précieux éléments d’information. Pierre Vilar ensuite situe Jacques Abeille dans la lignée du surréalisme, qu’il soit « historique » – déterminé par Breton et quelques autres – ou « éternel » – regroupant depuis toujours les principes essentiels inhérents à toute création. Dans son enquête qui l’amène à citer de larges extraits des tout premiers textes, parus notamment dans le Bulletin de Liaison surréaliste et difficiles d’accès de nos jours, Pierre Vilar isole les questions fondamentales qui irriguent toute l’œuvre depuis ses débuts : la communauté humaine, l’amour et la sexualité, la création sous toutes ses formes notamment plastiques et enfin la langue et plus spécifiquement le style. Ainsi, Pierre Vilar se livre à la fois à une quête des origines et à une mise en perspective de celles-ci.

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Je tâche ensuite de construire un réseau signifiant à l’intérieur de l’œuvre de Jacques Abeille en me concentrant sur une figure méconnue que l’on retrouve disséminée à travers la poésie, l’écriture narrative et l’image depuis presque quarante années : il s’agit d’Ombre, ce personnage féminin principiel qui condense en lui les traits essentiels du féminin dans son rapport à la création et nous livre ainsi une clé sur la manière d’écrire de l’écrivain qui procède par révisions, ajouts et combinaisons successives tout au long de son existence. La deuxième partie, principalement consacrée à la grande œuvre de Jacques Abeille, le Cycle des Contrées, commence par un résumé très clair de la publication des différentes parties du Cycle, sous la forme d’un schéma réalisé par Erwann Perchoc, critique littéraire qui avait commencé à composer l’arbre généalogique des Jardins Statuaires dès 2012 sur le blog des éditions du Bifrost8. À sa suite, l’universitaire Anne Besson livre un exposé précis sur l’aventure éditoriale du Cycle depuis ses débuts, sa constitution progressive, ses incertitudes, ses métamorphoses. Elle interroge la réception de ce Cycle, qui dépend en bonne part de cette aventure éditoriale, mais aussi sonde le principe qui préside à l’écriture : selon elle, le Cycle rayonne en étoile depuis un centre, selon un refus de toute linéarité, ce qui engendre une écriture de la répétition, du retour, des retrouvailles. Répondant à l’injonction première des Jardins statuaires – « Est-on jamais assez attentif ? » –, Michel Costantini se propose ensuite, en s’appuyant sur un certain nombre de citations et fort de sa démarche de sémioticien, d’illustrer comment le roman guide le lecteur dans l’explication du monde enchevêtré des signes – que l’on songe aux « halliers de l’écriture » comme Jacques Abeille aime à nommer ce qu’il écrit – et l’amène à construire un sens en donnant la première place à la notion d’enquête et à la transmission de ses fruits. La troisième et dernière partie se consacre à l’étude des liens entre l’art et l’écriture en faisant du manque et de l’absence la matrice de l’ensemble de l’œuvre. Ainsi, Ivanne Rialland croise ses réflexions sur la représentation 8  Consultable en ligne : http://blog.belial.fr/post/2012/09/01/Voyage-dans-les-Contrees

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de la femme, l’érotisme et la conception de l’art mise en fiction pour définir la marginalité d’où Jacques Abeille initie son geste créateur, marginalité symbolisée par un corps féminin qui se dérobe sans cesse mais insuffle à la création une force nouvelle, loin de l’essoufflement du savoir-faire des jardins statuaires. Louis Boulet, à travers l’étude de deux nouvelles, nous fait découvrir le goût que porte Jacques Abeille à la photographie. Son propos est d’illustrer comment le medium photographique, par ses puissances d’actualisation et de nostalgie, permet à Jacques Abeille d’illustrer la dialectique subtile entre absence et présence, aux autres et à soi, qui est à l’œuvre dans ses textes. Elsa Caboche, enfin, explore les affinités qui ont rapproché les œuvres de l’écrivain de celles du dessinateur François Schuiten : parmi celles-ci, elle distingue tout particulièrement la fascination de la ruine chez ces deux artistes ; elle en isole un principe poétique selon lequel on produit de la fiction à partir de ce qui a disparu, qu’il s’agisse de textes ou de bâtiments. Elle illustre le rôle central de l’archive, trace à ordonner dont il faut faire jaillir un sens, à moins que celle-ci ne précède ce dont elle témoigne, dans un retournement paradoxal où l’absence engendre la présence, de/dans la fiction. Une brève conclusion met en perspective ce volume au moment de sa parution avec l’actualité éditoriale de Jacques Abeille et présente les prochaines étapes de l’exploration programmée de l’ensemble de l’œuvre. Il était impossible de ne pas joindre une bibliographie, mais le temps était trop court pour parfaire une tâche aussi ardue tant est d’une richesse insoupçonnée la production de l’auteur : je la joins donc dans l’état, en promettant d’en donner une version plus aboutie dans un prochain essai.

Arnaud Laimé

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au lecteur

Afin de faciliter les renvois aux romans du Cycle des Contrées, il a été défini par convention de s’y référer ainsi : Les Jardins statuaires : JS (édition de référence Attila, 2010) Le Veilleur du Jour : VJ (édition de référence Gingko/Deleatur, 2007) Les Voyages du fils : VF (édition de référence Gingko/Deleatur, 2008) Chroniques scandaleuses : CS (édition de référence Gingko/Deleatur, 2008) Les Barbares : LB (édition de référence Attila, 2011) La Barbarie : LBa (édition de référence Attila, 2011) Les Mers perdues : MP (édition de référence Attila, 2010) Les éditions de référence sont celles qui étaient disponibles au moment de l’organisation de la journée d’étude, à l’automne 2014. L’ensemble de ces titres a depuis été rassemblé aux éditions Le Tripode.


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