Naissances de la bande dessinée

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NAISSANCES

DE

LA

BANDE

DESSINÉE

Breakfast at Stoke, illustrations pour Le Tour, 1732. Ces trois croquis [cette page et page suivante] exécutés au cours d’une petite virée amicale sur les bords de la Tamise témoignent du mode d’expression diagrammatique qui s’imposait alors par défaut à l’artiste formé dans la culture de l’estampe. Ce dessin de “reportage” est autant une vue de l’esprit (Hogarth s’y représente “dessinant ce dessin”) qu’un croquis d’observation. L’utilisation de lettrines et de légendes (qui permettent d’identifier les protagonistes et leurs activités), comme la sélection des attitudes et des gestes, saisis au moment où ils sont les plus lisibles du point de vue de l’idée visée, sont tout aussi typiques de ce mode d’écriture schématique.

Affichés dans les clubs et les coffee houses, les cinq romans en estampes d’Hogarth ont soulevé des conversations et des débats passionnés. C’était le but visé par l’auteur, qui voyait naître ces discussions dans son atelier, où il aimait soumettre ses travaux en cours à ses visiteurs. On imagine mal, aujourd’hui, quels moyens un dessinateur pourrait mettre en œuvre pour générer un tel intérêt en livrant sans explication au lecteur quelques grandes images muettes, saturées d’incidents, d’allusions, et d’intrigues secondaires. C’est ce qui nous empêche de voir ces suites d’images [voir pages suivantes] comme un exemple “légitime” de bande dessinée, même si les éléments tenus pour essentiels en la matière sont réunis : les images forment bien une séquence temporelle et causale qui nous raconte, par étapes clairement articulées, le destin d’un personnage fictif individualisé. Si l’on s’en tient aux définitions les plus génériques, il ne fait pas de doute que les séries d’Hogarth relèvent bien du 9e art. Mais quelque chose ne “sonne” pas juste dans l’effort qui nous est demandé pour relier les images entre elles. Au lieu d’une lecture fluide, presque automatique, de la “bande image”, on a au contraire une lecture lente, qui invite l’œil à se perdre dans les détails et à revenir en arrière pour opérer des comparaisons, des déductions et des paraphrases sans fin. Les séries d’Hogarth exigent du lecteur un véritable travail d’interprète, sinon de détective. Si elles sont bien destinées à être lues, 14

elles reposent sur une conception de la lisibilité qui n’a pas grand chose à voir avec celle de notre bande dessinée. Cette conception participe d’une culture visuelle que nous ne connaissons plus que de très loin, une tradition qui n’attachait pratiquement aucune valeur intrinsèque à ce qui constitue pour nous le mode “naturel” de représentation narrative : la restitution objective, documentaire, de la réalité visible. Nous touchons là à un point crucial, qui éclaire les sources profondes, pré-photographiques, du dessin de bande dessinée : dans une culture où les images sont fréquemment dégradées par la copie sur plaques de cuivre ou sur du bois, c’est la forme du diagramme, du schéma stylisé, qui représente le compromis graphique idéal. Elle permet de rendre rapidement compte d’un événement, d’un objet, d’un mécanisme, d’un phénomène ou même d’un concept dont l’illustrateur aura su sélectionner les aspects significatifs et éliminer les détails parasites. La mission du diagramme consiste moins à véhiculer de l’information visuelle (au sens perceptif ou photographique du terme), qu’à stabiliser de la signification visuelle (le plus souvent en relation avec un texte d’accompagnement). Dans les limites imposées par la technique de l’époque, le diagramme offre le meilleur support à la pensée visée par l’image – c’està-dire à la pensée que cette image cherche à susciter chez son lecteur.


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