Magazine PALAIS #29

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Prince¡sse¡s des villes City Prince/sses


Le Tout-Monde ou rien —

The Whole-World or Nothing — par / by Fabien Danesi & Hugo Vitrani

Ouais ouais ouais ouais ouais ouais ouais ouais ouais, Moi ça m’convient — Yeah yeah yeah yeah yeah yeah yeah yeah yeah, that just suits me PNL Le Monde ou rien (2015)

Villes, gros bourgs de rien ! Vrais lieux du Tout ! — Cities, great towns of nothing! Real places for the whole! Édouard Glissant Traité du Tout-Monde (1997)

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Endless jetlag 05:23 Mexico / Mexico City 11:23 Lagos 12:23 Paris 14:53 Téhéran / Tehran 16:23 Dacca / Dhaka 18:23 Manille / Manila

chose, mais immense : le sentiment que nous avons du Divers 2. » Il ajoutait que « l’intensité du Divers » et ses « dysharmonies » se nichent « dans la Différence ». « C’est dans la Différence que gît tout intérêt. Plus la différence est fine, indiscernable, plus s’éveille et s’aiguise le sens du Divers 3. » Un précieux programme pour ne pas se muter en Tintin-curateur, ce fameux « proxénète de la Sensation du Divers 4 ». 1 Victor Segalen, Essai sur l’exotisme [1955] (Le Livre de poche, Paris, 1999), p. 75. 2 Ibid., p. 74-75. 3 Ibid., p. 80. 4 Ibid., p. 54.

Prince·sse·s des villes City Prince/sses Qu’on les adore, qu’on les jalouse, les prince·sse·s des villes s’emparent du Palais de Tokyo pour le métamorphoser en sulfureux royaume de création. Autant d’artistes, ambitieux·ses, parfois vicieux·ses, qui – selon les paroles des chansons de Michel Berger et du groupe 113 dont nous remixons les titres en écriture inclusive – veulent briller comme une étoile filante, vivre plus vite que les autres, doué·e·s d’un étrange pouvoir qui s’est glissé dans leurs regards, avoir un pied dans le futur et obéir à leur nature (puisque rien ne dure vraiment, et que les rêves sont faciles et l’avenir fragile). — They can arouse admiration, or jealousy. City Prince/sses are taking over the Palais de Tokyo, thus turning it into an infernal kingdom of creation. They are all ambitious, occasionally vice-ridden artists who—in the words of the songs by Michel Berger and the band 113, whose titles are being remixed here into a gender-inclusive form— want to shine like a shooting star, live faster than others, gifted with a strange power which has drifted into their stares, with one foot set in the future, while obeying their nature (because nothing really lasts, it’s easy to dream and the future is fragile).

Exotisme Exoticism Avec sa prospection à travers cinq mégapoles non-européennes menée par le Palais de Tokyo, l’exposition « Prince·sse·s des villes » sera discutée et critiquée. Disons-le clairement, cette exposition « n’est pas une certitude mais une recherche 1 », pour citer Victor Segalen, ce poète explorateur qui écrivait dans son Essai sur l’exotisme : « Je ne le cacherai point : ce livre décevra le plus grand nombre. Malgré son titre exotique, il ne peut y être question de tropiques et de cocotiers, ni de colonies ou d’âmes nègres, ni de chameaux, ni de vaisseaux, ni de grandes houles, ni d’odeurs, ni d’épices, ni d’Îles enchantées, ni d’incompréhensions, ni de soulèvements indigènes, ni de néant et de mort, ni de larmes de couleur, ni de pensée jaune, ni d’étrangetés, ni d’aucune des “saugrenuités” que le mot “Exotisme” enferme dans son acception quotidienne. […] Exotisme ; qu’il soit bien entendu que je n’entends par là qu’une

Coming from the research that the Palais de Tokyo has conducted in five non-European megacities, the exhibition “City Prince/sses” will be talked about and criticised. Let’s put things clearly: this exhibition “is not an assertion so much as a search,” 1 to quote Victor Segalen, that explorer-cum-poet who, in his Essay on Exoticism noted: “I will not conceal it: this book will disappoint most readers. Despite its exotic title, it cannot be about such things as the tropics or coconut trees, the colonies or Negro souls, nor about camels, ships, great waves, scents, spices, or enchanted islands. It cannot be about misunderstandings and native uprisings, nothingness and death, colored tears, oriental thought, and various oddities, nor about any of the preposterous things that the world “Exoticism” commonly calls to mind. […] Exoticism. It should be understood that I mean only one thing, but something immense by this term: the feeling which Diversity stirs in us.” 2 He added that “the intensity of the Various” and its “disharmonies” lie “in Difference.” “All the interest resides in Difference. The finer the Difference, the more difficult it is to discern, the greater the awakening and stimulation of the feeling for Diversity.” 3 This entails a precious programme, so as not to turn into a Tintin-Curator, and so a redoubtable “Panderers of the Sensation of Diversity.” 4 1 Victor Segalen, Essay on Exoticism, Yaël Rachel Schlick (tr.) (Durham, NC: Duke University Press, 2002), 47. 2 Ibid., 46-47. 3 Ibid., 51. 4 Ibid., 29.

Prospection (mode opératoire) Exploration (way of working) Éviter les galeristes, les commissaires d’exposition et même les artistes reconnu·e·s pour préférer se perdre, transpirer, errer dans la ville, parler aux anonymes, tester la nourriture de rue, le riz, le poulet épicé, la bière, s’essayer à la danse shaku shaku rythmée par l’afropop, s’endormir en même temps que le bruit de la ville et ses générateurs essoufflés : c’était le conseil de l’artiste Emeka Ogboh pour explorer Lagos. Un an plus tard, après dix voyages et près de trois cents rencontres à Dacca, Lagos, Manille, Mexico et Téhéran, un constat : s’il a fallu parfois rencontrer quelques officiels du monde de l’art, notre prospection a tou-

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KADARA ENYEASI


LUCIANO CALDERON

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ZOMBRA


STEPHEN TAYO

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Reza Shafahi Sans titre / Untitled (2018) Acrylique et marqueur sur papier / Acrylic and marker on paper 50 × 70 cm Courtesy de l’artiste / of the artist & Delgosha Gallery

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Ci-contre / Opposite page : Reza Shafahi Sans titre / Untitled (2017) Acrylique, huile et marqueur sur papier / Acrylic, oil and marker on paper 70 × 53 cm Courtesy de l’artiste / of the artist & Delgosha Gallery


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Bomba Komiks Considérés par beaucoup comme obscènes, immoraux ou de mauvais goût, les bomba komiks frappent par la complémentarité subtile et complexe de leurs scénarios et dessins. Souvent crues et pleines d’un humour très imaginatif, ces planches dessinées racontent des histoires qui en disent parfois long sur la psyché humaine. Dans un pays majoritairement catholique, les Philippines, et à une époque où la censure était toute puissante, les bomba komiks, produits clandestinement, se vendaient sous le manteau et à la sauvette. Un marchand d’antiquités évoque un temps où l’on vendait des bomba komiks qui se réduisaient à une couverture, les pages intérieures étant remplacées par de simples coupures de papier journal à la dimension de la publication. Pour arrondir leurs fins de mois, certains illustrateurs et scénaristes de komiks grand public travaillaient en parallèle pour ces bomba komiks diffusés par des éditeurs peu scrupuleux. La plupart d’entre eux utilisaient des pseudonymes, tandis que d’autres ne signaient pas du tout leurs textes ou leurs dessins. « Les années 1967-1972 correspondent à l’apogée de la popularité des bomba komiks. Ils se vendaient comme des petits pains auprès des hommes d’âge mur et peut-être aussi des femmes. Même s’ils n’étaient pas ouvertement disponibles dans les kiosques à journaux, on pouvait néanmoins les trouver cachés derrière les komiks classiques et le vendeur pouvait en proposer discrètement aux clients qui faisaient des demandes suggestives 1. » Ces komiks faisaient ainsi leur chemin depuis les petites ruelles jusqu’aux mains des lecteurs. Séduisant par les récits et les illustrations qu’ils contenaient, les Bomba komiks jouaient le rôle de compagnons. À l’époque de leur publication, ces komiks servaient incontestablement une fonction de divertissement. Mais à d’autres égards, ils dressaient également des tableaux de certaines réalités ignorées de notre pays, notamment de celles des travailleurs et travailleuses du sexe, des femmes au foyer esseulées ou des maris infidèles, en passant par les problèmes de vie sentimentale, de couple ou d’autres questions sociologiques. Ces komiks sont à prendre comme des histoires écrites par des Philippins pour le Philippin moyen. Dans un pays friand de telenovelas et de comédies dramatiques, les histoires de ces bomba komiks relatent des situations réalistes, la plupart du temps avec légèreté et sous l’angle de la comédie. La publication du premier komik philippin remonte à 1947. Il s’agissait de simples histoires de séduction et de récits romancés de la vie rurale. Nous ne savons pas comment ce secteur est passé d’un titre à plusieurs, d’histoires d’amour, d’héroïsme, de fantaisie et d’horreur à des histoires de sexe, ou de titres ciblant les mères de famille à des titres ciblant les pères de famille de la classe ouvrière. Mais il est certain que ces bandes dessinées ont contribué à façonner les habitudes de lecture des Philippins. On peut se demander l’intérêt que peuvent avoir des komiks philippins qui racontent des histoires de sexe, de vengeance, d’adultère, d’érotisme lubrique, en d’autres termes des histoires obscènes ? Dénicher quelques-unes de ces publications et les rééditer est une manière de convoquer un genre éteint de styles picturaux et narratifs, un panorama de scènes de chair lascive parfaitement condensé

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en 2 à 4 pages. Il s’agit là d’une tentative de documenter et d’archiver l’érotisme philippin vintage sous une forme unique. Notre intention n’était pas de seulement présenter une sélection d’images pornographiques, bien que ces publications pourraient, d’une certaine manière, s’en contenter. Traduit par Cyril Le Roy

Considered obscene, immoral and in bad taste by many, the storytelling and the art seen in several bomba komiks complement each other in subtle and sophisticated ways, sometimes crude and humorously imaginative, with some being worthy of looking into so as to understand the human psyche. In a time when censorship was triumphant in the Philippines, and with the Philippines being predominantly a Catholic country, bomba komiks were sold under the counter, on the black market and bootlegged. A vintage and antiques dealer mentions a time when some bomba komiks were sold with their covers but without the actual inside pages—just used newsprint cut to the size of the publication. Some artists and writers who worked for mainstream komiks also wrote and illustrated bomba komiks for these fly-by-night publishers as a secondary job and for extra income. Most of them used pseudonyms, while others did not put any name at all. “The years 1967-1972 were the peak years of the bomba komiks. They sold like hotcakes to middle-aged men and maybe women as well. Though they were not sold openly in news-stands, they were however hidden beneath clean-type komiks and only a suggestive ask could make a salesman offer one discreetly.” 1 These komiks made their way from alleys to the hands of the reader. Joyful thanks to their narratives and illustrations, bomba komiks acted as a companion. Undeniably, when these komiks were published they were immediately entertaining. But in other ways, these komiks also portrayed a small part of a neglected, harsh reality in our country—from being a sex worker, a lonely housewife, or a cheating husband, to struggles with romance, marital problems, and other sociological points. Consider them to be stories for the average Filipino by Filipinos. In a country where telenovelas or drama anthologies are abundant, the stories in these bomba komiks are based on realistic situations, but most of the time lightened by comedy. The first Filipino komik was published in 1947. It consisted of simple stories of courtship and a dramatization of rural life. We don’t know how the industry grew from one title to many, from stories of love, heroism, fantasy and horror, to stories about sex, or titles targeting mothers to working-class fathers. But it is sure that those komiks did contribute to the reading habits of Filipinos. One might ask, what is the importance of komiks from the Philippines telling a story of sex, revenge, adultery, and lurid eroticism or which in other terms is smutty? Unearthing just a few of these publications and republishing them is a way to summon up a dead genre that consists of pictorial and narrative styles, a fleshy lascivious panorama perfectly contained in 2 to 4 pages. This is our attempt to document and archive vintage Pinoy erotica in one single form. We have not just intended to present a selection of pornographic imagery. But, in a sense, that would satisfy this genre. — SATURNINO BASILLA

1 Tiré du blog PilipinoKomiks de Dennis Villegas : http://pilipinokomiks.blogspot.com/2007/08/bomba-komiks.html From the blog PilipinoKomiks by Dennis Villegas: http://pilipinokomiks.blogspot.com/2007/08/bomba-komiks.html


Traître ? / Traitor? Scénario et dessins de Boy Beatriz / Story and drawings by Boy Beatriz — Vite, mon ami ! Ton pote pourrait arriver à tout moment ! / Hurry, my friend! Your pal might arrive any second! — T’inquiète pas poupée, je suis sûr qu’il restera un bon moment à la maison ! / Don’t worry doll, I’m sure he’ll be a while at the house!

— Mince alors, je ne savais pas que tu étais si douce ! / Gosh, I didn’t know you were so soft! — C’est ce qui rend Gorio dingue de moi ! / That’s why I drive your pal crazy! — Doucement mon amour, tu risques de… / Slowly my friend, you might… — Détends-toi, je m’occupe de tout ! / Relax, I’ll take care of everything!

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Fernando Palma Rodríguez Huehuecoyotl xoxoctic imahuan, Impresindible, 1 de 4 derechos de tierras comunales (2012) Structure en aluminium, carton, cheveux synthétiques, plumes de dinde, contrôle électronique, logiciel et capteur infrarouge / Aluminum structure, cardboard, synthetic hair, turkey feathers, electronic control, software and infrared sensor 230 × 180 × 120 cm Courtesy de l’artiste / of the artist & Gaga

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Créateur de sculptures animées à l’aide de systèmes robotiques et nourries d’imaginaire surréaliste et de cosmogonie préhispanique, l’artiste Fernando Palma Rodríguez est aussi un homme engagé dans la préservation et le développement du patrimoine culturel et naturel de son peuple, les Nahuas.

Fernando Palma Rodríguez dans la milpa, montrant les restes de murs de séparation préhispaniques toujours présents dans le champ / Fernando Palma Rodríguez in the milpa, showing the remains of pre-Hispanic separation walls still present in the field Photo : Dorothée Dupuis

Avec mes œuvres, je dis qui je suis — Fernando Palma Rodríguez interviewé par Dorothée Dupuis

Dorothée Dupuis Comme toujours, c’est un plaisir de venir te rendre visite dans ton village de Milpa Alta. J’ai l’impression que tu ne vas pas beaucoup y être ces prochains mois ! Raconte-moi un peu ton programme. Fernando Palma Rodríguez Oui, en effet, c’est un peu la folie en ce moment ! Là, je pars au Texas pour une exposition collective à Ballroom Marfa qui commence début avril. Je serai ensuite en France : en juin, pour l’exposition « Prince·sse·s des villes » au Palais de Tokyo, puis durant l’été, à Lyon, pour la production d’une nouvelle œuvre – un défi technique ! – pour la biennale de Lyon. En septembre, je participerai à la biennale de Toronto. À la demande de Candice Hopkins qui m’a invité, j’y présenterai une adaptation de Papalutzin (Butterflies) (2011). À cette occasion, j’organiserai un workshop avec de jeunes ingénieurs pour la fabrication de la centaine de papillons que je veux réaliser. DD Les médias aussi s’intéressent à toi. La chaîne de télévision Canal 22 est venue te voir. Dans leur reportage, tu dis cette chose qui m’a fascinée : « Quand je marche, je trace un chemin, et d’autres vont l’emprunter aussi. Dès lors, j’ai la responsabilité de la manière dont je marche et de l’endroit où je vais. Cette conscience de la responsabilité n’existe pas dans la culture occidentale. » FPR Eh bien !… C’est un chemin. Par exemple, la première fois que j’ai travaillé avec Candice Hopkins pour la biennale de Santa Fe, SITE, en 2014, je lui ai proposé de présenter un corpus d’œuvres qui représentent des coyotes 1. Elle m’a répondu qu’elle ne voulait pas mystifier mon identité. Elle-même s’identifie comme indigène du fait de ses origines Tlingit. Je lui ai dit : « On ne peut pas dire qu’on se considère comme indigène et ensuite ne pas l’assumer. Avec cette œuvre, je dis qui je suis. »

DD J’ai l’impression qu’au Canada ils comprennent mieux ces choses-là – en tout cas ils essayent de mettre en œuvre une relation différente à l’indigénéité. FPR Le Canada est néanmoins une société hypocrite par d’autres côtés, notamment de par le rôle des compagnies minières canadiennes dans le monde – en particulier au Mexique. Par ailleurs, on a souvent l’impression que la pire déforestation a lieu en Afrique ou en Amazonie, alors que le Canada aussi est très affecté par ce phénomène. Ça m’intéresse d’avoir l’opportunité, à travers l’art, d’aller explorer ces situations. Je ne peux pas parler d’art en me référant simplement à des concepts artistiques occidentaux isolés comme la forme ou l’esthétique, car je cherche autre chose ! L’artiste est un être spécial, il doit se rapprocher d’une situation collective qui justement n’est pas cette conception individualiste de l’art. Par exemple, j’ai été invité par Diane Campbell Betancourt à participer au prochain Dhaka Art Summit en 2020. C’est dingue parce que j’avais justement été en résidence à Dacca en 2003. C’est une zone du monde extrêmement intéressante, en rapport avec les effets désastreux du changement climatique. Une partie du pays est menacée de disparition à cause des inondations et de la montée des eaux. DD As-tu vu que le collectif d’artistes indonésien ruangrupa a été choisi comme curateur de la prochaine documenta ? Ils sont assez éloignés du marché de l’art et disent qu’ils veulent travailler sur ces réseaux artistiques basés sur l’action collective et la solidarité. FPR Tu sais, les curateurs qui, aujourd’hui, m’invitent à exposer ont tous vingt ans de moins que moi. J’y vois un changement dans la prise de conscience de l’état du monde. Ces jeunes curateurs sont nés dans ce monde où ils voient que tout est détruit, où les gens se conduisent comme des cochons et salissent tout. Quand, à 24 ans, je suis parti de chez moi (San Pedro Atocpan dans les

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POW MARTINEZ


ḢA.MÜ

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Ndidi Dike Trace: Transactional Aesthetics (2015) Impression couleur sur papier photographique et collage, matériaux divers, objets sélectionnés sur les deux marchés de Lagos / C-print on photographic paper and collage, mixed media, culled objects from both markets in Lagos 155 × 574 cm Courtesy de l’artiste / of the artist Photos : Ndidi Dike

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Ndidi Dike et Wura-Natasha Ogunji sont deux femmes artistes vivant et travaillant à Lagos. La première puise dans le quotidien des objets et des images qui témoignent de questions de politique postcoloniale dans un contexte de mondialisation. La seconde, dans ses dessins cousus, inscrit les corps dans l’espace et, par ses performances, s’empare de l’espace public et remet en cause la place des femmes dans la société nigériane.

Lagos !!!

— Conversation entre Ndidi Dike & Wura-Natasha Ogunji Ndidi Dike La théorie du chaos me vient rapidement à l’esprit quand je pense à Lagos et à l’entropie créatrice qui caractérise cette ville. Selon moi, la théorie du chaos peut nous aider à appréhender la nature à la fois novatrice et chaotique des mégapoles mondiales. Wura-Natasha Ogunji La théorie du chaos a pour objet les schémas et les répétitions qui émergent des systèmes dynamiques, et aussi l’imprévisible. ND L’ordre et l’équilibre qui ressortent du chaos alimentent la tension entre les couleurs, les harmonies, les rythmes, les supports et les techniques que j’utilise dans certains de mes travaux et dans ma pratique. Cela accentue la profondeur contextuelle de mes productions, notamment parce que les matériaux utilisés dans mon travail ne sont pas quelque chose que je me contente de simplement « trouver » et d’introduire dans le processus créatif. Ils ne sont pas non plus choisis simplement pour leurs qualités esthétiques dans le processus de production. Dans mon travail, la matière doit participer à l’élan conceptuel de l’œuvre. Elle doit répondre aux besoins métaphoriques de chaque pièce en tant que telle. Par sa matérialité, elle constitue un langage puissant pour aborder une multitude de questions politiques, sociopolitiques ou relatives au genre, ou pour répondre aux préjugés liés au système patriarcal, entre autres.

physique des marchés de Lagos et l’agencement architectonique des marchandises qu’on y trouve peuvent paraître chaotiques au premier abord, mais un second regard révèle, selon moi, une nature agressivement ordonnée, qui est un terrain fertile pour la mise en scène esthétique des tableaux incroyables que constituent les étals dans la rue. Les marchés jouent un rôle important dans mon travail. Le quartier Lapido, avec son marché aux pièces détachées, offre un spectacle fascinant. Le nombre de personnes qui se retrouvent sur les marchés et l’intensité et l’échelle même des échanges de marchandises qui y ont cours sont impressionnants. Mon œuvre Trace: Transactional Aesthetics (2015), présentée dans le cadre de l’exposition au Palais de Tokyo et dans laquelle on voit le célèbre marché de Balogun, est un bon exemple. WNO Fais-tu référence à la façon dont les choses sont organisées ? ND Oui, c’est ce qu’on appelle le désordre chaotique, l’ordre dans le désordre. Une réalité qui fait sens. WNO Il y a toujours un système. ND Effectivement. Il faut savoir s’y acclimater. Cela prend un certain temps avant d’être en mesure de voir réellement l’organisation soigneuse et réfléchie des étals et des espaces sur un marché. WNO Oui. Une chose que j’adore sur le marché de Balogun et le marché aux tissus, c’est que tu peux demander à n’importe qui de te dire où se trouve exactement le moindre objet, du plus petit ou du plus insignifiant au plus important. On saura exactement te dire où se trouve le vendeur de miroirs – même si ce dernier se situe dans une mer de vendeurs de chaises en plastique. S’il n’est pas à sa place, tout le monde saura où le trouver. Le marché est un lieu de camaraderie et d’affinités, et je pense que cela a quelque chose de poétique. ND Absolument. C’est la beauté de cette mégapole qu’à la fois nous adorons et nous détestons : elle a son propre langage subtil. WNO Et son propre rythme. ND Et une atmosphère bien particulière. Elle a sa propre logique qui ne peut être appréhendée qu’après un certain temps. Ceux d’entre nous qui y vivent depuis longtemps ont développé une intuition et une sensibilité qui font que cela nous parle lorsque nous nous retrouvons plongés dans ce genre de circonstances chaotiques. Cela me parle en tant qu’artiste : une conversation intérieure indicible s’engage entre mon esprit et l’objet que je regarde. C’est fantastique, chaque fois que je visite le marché, j’apprends quelque chose de nouveau.

WNO En quoi le fait de vivre à Lagos influence-t-il ta façon de travailler ? Y a-t-il une relation entre ton travail et cette ville ?

WNO C’est incroyable.

ND Mon travail est basé sur une recherche et une conceptualisation inspirées par une conscience intuitive de mon environnement social et d’autres influences et sensibilités plus générales. Si je regarde en arrière ou si je pense à certains de mes travaux antérieurs, l’influence de Lagos en tant que ville est clairement visible. En particulier, je me suis beaucoup intéressée aux marchés, que j’ai visités dans tous les quartiers de la ville. La structure

ND Je vois à chaque fois une nouvelle forme ou une structure que je peux ensuite réinterpréter dans mon atelier. La ville nourrit l’esthétique de certaines de nos œuvres. Et je pense que cela a une incidence sur nos carrières en tant qu’artistes, avec une énergie, une détermination et une résilience qui proviennent d’un environnement stimulant avec ses multiples paradoxes, paradigmes et ironies.

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Beat Down and Pow! à / at U.P. College of Fine Arts en / in 1996

Stilow peignant un personnage / painting a character en / in 1996

Blow Up Da Spot, flyer, design: Nonplus, 1998

Subflex, flyer, 1999

Maia alias / aka Nonplus en / in 1996 Downearf, paroles / lyrics, 1998 Caliph8 à / at Mayric’s en / in 1999 Œuvre de / piece by Caliph8, avec / with photo de / of Downearf, 1998

Photos : Maia Reyes ; Caliph8

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The Verve Room (Malate, Manille / Manila) en / in 1999

Sub-streams of Molten Alkitran. Sifting Through the Music Subcultures of Manila during the Mid-1990s — by Caliph8

Consortium, flyer, 1996

Groove Nation. Photo : Eddie Boy Escudero

Derrick May à / at Consortium

In the 1990s, the Philippines had just recovered from the clutches of the Marcos regime. The country was optimistic about rebuilding itself amidst the chaos and confusion, yet the majority of Filipinos still barely made ends meet. Manila, in particular, was an urban jungle filled with contradictions, where rich people had an abundance of wealth, while the poor were desperately struggling to survive another day. The second Metro Rail transit system was constructed at that time. It runs from Monumento in Caloocan to Pasay in Manila, covering a span of 16.9 kilometers. This structure to a degree signaled progress and development. It temporarily distracted people from the shameless thievery happening inside the government. There was peace and some order, yet some established politicians intended to follow the late dictator’s habits. Most of them had private armies, were engaged in political feuds, and corruption was in full flow. The rich started to regain their connections to the government. Some people in government and in the private sectors were hungry for power. Nepotism and political dynasties were in gear once again. Rich families who owned broadcasting stations that had been sequestered by the Marcos regime regained their property, and business was great! The entertainment industry broadcasted their programming of novelty shows that gave people cash prizes in exchange for hand claps and higher ratings. Radio stations were propagating novelty culture left and right, giving their audience a diverse selection of senseless content while relying on antics that promoted mental stagnation. Herd mentality was in full swing!

Follow the Leader

The 1990s presented itself to Manila’s youth as Rock and Pop culture took over. Individuals embraced the sounds of Top 40 Alternative Rock bands like R.E.M., Pearl Jam, Nirvana, Metallica, 4 Non-Blondes, Guns N’ Roses and the like.

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HODA KASHIHA


CHELSEA CULPRIT

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JOHN JAYVEE DEL ROSARIO


MAINE MAGNO

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Manuel Solano Shit Painting, de la série / from the series Blind Transgender with AIDS (2014) Peinture acrylique sur papier / Acrylic paint on paper 94 × 68 cm (chacun / each) Courtesy Peres Projetcs Photo : Matthias Kolb Ci-contre / Opposite page : Manuel Solano Aves de Paraiso (2019) Peinture acrylique sur toile / Acrylic paint on canvas 154 × 250 cm Courtesy Peres Projetcs Photo : Matthias Kolb


Dans son péremptoire Le Style « Camp », Susan Sontag note : « Le goût “Camp” marque une dilection particulière pour certains genres artistiques, et en exclut d’autres. Les vêtements, le mobilier, tous les éléments du décor visuel, par exemple, prennent dans sa perspective une grande importance 2. » Parmi les formes les plus camp, on trouve l’art déco, dont Pompon est emblématique. Sontag note également que « le “Camp” voit tout entre guillemets. Ceci, une lampe – non, une “lampe” ; là une femme – non, une “femme”. Voir le côté “Camp” dans les êtres et les choses, c’est se les représenter jouant un rôle ; c’est agir sur la sensibilité, en lui présentant, dans son extension maxima, l’image de la vie comme représentation théâtrale 3 . » Bien qu’écrit en 1964, selon des cadres de compréhension tout à fait différents – le « camp » n’est plus imprégné de la radicalité qu’elle mentionne et pourrait même s’être métamorphosé en un style lui-même à singer –, le texte de Sontag jette les bases d’un certain type d’être théâtralisé, devenu la norme pour s’exposer dans une culture médiatique très visuelle, même si Solano se situe désormais en marge de cette même dépendance prédominante à l’image. Comme l’écrit Patrick Trevor-Roper dans son livre The World Through Blunted Sight [Le Monde à travers une vue émoussée] : « Derrière nos identités visuelles, derrière même le vieil Adam, se trouve ce moi mammifère et pré-mammifère, qui sent, goûte et appréhende intuitivement ou instinctivement. Quand la vue, qui domine tout, s’émousse, ces “anciens” sens redeviennent maîtres, si bien que naît un nouveau personnage 4 . » Si l’art qui inspire à Trevor-Roper ces remarques est canonique et moins sciemment ironique que les modes de production de Solano, l’émotion apportée pour se connecter à un nouveau person-

nage fait largement partie de cette pratique. De fait, un·e artiste aveugle – et plus encore un·e peintre aveugle – apparaît comme un oxymore. Cependant, le besoin urgent de faire face à une cécité résultant du mauvais traitement d’une maladie liée au VIH il y a environ cinq ans a peut-être aiguisé la pratique de Solano. À cela s’ajoutent les impératifs sociaux tout aussi éprouvants, dans lesquels l’ont placé·e sa nature queer, son identité de genre et, il faut bien l’avouer, son inébranlable obstination à ne pas se plier aux règles, sa tendance antiautoritaire et son souci du détail. S’appuyant sur des images tirées de sa mémoire et de son imagination, Solano dispose d’archives d’images limitées pour produire ses œuvres. Curieusement peut-être, les peintures mêmes ont un style particulièrement contemporain, une forme de peinture libre et naïve qui s’est répandue depuis quelques années, notamment au sein des pratiques figuratives. Le style contraste avec la précision dans la représentation de ses sujets dont iel faisait preuve avant sa cécité, une technique photoréaliste qu’iel était fièr·e de maîtriser. Pourtant, les rendus de Solano sont virtuoses en un autre sens. Là où le charme dépasse l’habileté, ces œuvres de mémoire ont un plus grand impact et leur imprécision vient ouvrir des épaisseurs de conscience entre le sujet et l’objet. Ses œuvres de cette veine s’attachaient auparavant au portrait – des icônes de la culture populaire et des personnages réels ou imaginaires (la frontière est parfois floue ici), de genre souvent bien distinct, quoique ne relevant pas de la simple binarité de genres masculin/féminin. Nicki Minaj n’est qu’un exemple dessiné de mémoire, et, à ce titre, déformée. Son hyper-sexualité entièrement projetée vers l’objectif est présente comme symbole des possibilités fantastiques mises en tension avec des constructions pour

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Depuis 2008, l’artiste nigérian Emeka Ogboh explore Lagos dans son essence de mégapole africaine dynamique au moyen de captations sonores. Ces enregistrements composent un ensemble d’œuvres, Lagos Soundscapes. Ce projet se base sur une activité de collecte des variétés infinies des sons vivants de la ville, qui font la particularité de son caractère et de son dynamisme. Ainsi faisant, il dessine le contour des relations entre la population de Lagos et les paysages sonores qu’elle produit. L’urbanisation, le développement des transports et même les habitudes de vie influencent les environnements sonores de la ville, qui changent sans arrêt, et mettent constamment à jour un catalogue de ses atmosphères transitoires.

Danfo

— par Emeka Ogboh

Toutes les images / All images : Emeka Obgoh Danfo Bus Series (2018) Courtesy de l’artiste / of the artist

Il est impossible d’imaginer Lagos, au Nigeria, sans l’un de ses principaux avatars, le « danfo » : un minibus, van, ou vieux combi Volkswagen à seize ou dix-huit sièges, de taille compacte, converti et peint en jaune cadmium avec deux bandes noires. Les danfos relient les points sur la carte d’une mégapole qui semble se déplacer en masse. Apparus sur la scène de Lagos dans les années 1970, ils sont l’archétype du moyen de transport collectif qui permet d’acheminer d’un point à l’autre l’essaim microcosmique de la ville. La popularité constante des danfos à Lagos est due à leur bas prix et à l’agilité avec laquelle ils pénètrent tous les recoins de la ville, doublant virtuellement toutes les lignes de bus de Lagos. En yoruba, la langue prédominante à Lagos, danfo est un mot d’argot qui signifie « faire bande à part 1 ». Les danfos sont connus pour être constamment pressés, chercher des routes alternatives et tenter toutes les ruses possibles pour arriver au plus vite à destination, décharger leurs passagers, en embarquer d’autres et revenir au point de départ. À Lagos, on se démène. Le temps, c’est de l’argent ; plus de voyages sont effectués, plus d’argent est gagné par le chauffeur, le contrôleur et le propriétaire du danfo. Le danfo transporte l’esprit et l’âme de Lagos, la mégapole ; son effervescence, son élasticité et son esprit indomptable, sa culture multilingue et ses ethnicités, son côté « jamais dire jamais ». Le bus danfo incarne et exprime tout ce qui « fait » Lagos, en entraînant la population de la ville dans son dédale de routes. Une fois dans le danfo, il sera inévitable de faire l’expérience des perspectives multiples de Lagos, avec tout ce que l’on associe à ce mode de transport. Extrait de son contexte, un danfo ne sera qu’un bus jaune avec deux bandes noires, jusqu’au moment où l’on goûtera à sa composition inégalable de sons : des Klaxons qui retentissent, des contrôleurs qui annoncent leurs itinéraires en criant, des mix proposés en roulant par des chauffeurs-DJs, des vendeurs et vendeuses vantant leurs produits miracle à tue-tête, des passagers qui échangent

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Ashfika Rahman The Last Audience

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Quelque part, dans le quartier de Old Dhaka, le Centurion Cinema Hall est sur le point de disparaître. Les fines particules de poussière virevoltent encore dans le cône de lumière blanche émis par le projecteur. Mais l’âge d’or de cette salle n’est plus. Un bruissement illégal est venu remplacer l’effervescence du divertissement populaire. Prostituées et dealers glissent dans l’obscurité, entre les fauteuils décatis, pour offrir une seconde existence à ce vestige d’un temps glorieux où le cinéma magnétisait un regard collectif. Eux ont décidé de ne pas attendre : ils ne se projettent pas dans le futur, celui d’un centre commercial qui va se substituer au cinéma, telle une histoire maintes fois écrite par la modernité marchande. Ashfika Rahman documente ce lieu et ses fantômes bien vivants qui lui rappellent son enfance. Alors, elle y venait avec sa mère pendant les vacances pour goûter aux joies des spectacles qui dansaient à l’écran. Il y avait l’attente, puis l’excitation. Et, aujourd’hui, les souvenirs se mêlent aux fictions. Pendant trois mois, l’artiste est venue chaque jour, parfois du matin jusqu’à minuit, pour photographier avec un petit appareil en plastique les moindres recoins du vieux cinéma et les gestes de ses occupants. Elle a fait le choix d’utiliser des pellicules périmées comme pour être charnellement en osmose avec ce théâtre d’ombres colorées où s’inventent des alternatives à la simple extinction. Ainsi, ses images – révélées par le flash, mais au bord de l’évanescence – semblent arrachées à l’oubli. Et cette soudaine exposition dévoile dans toute sa fragilité dansante une dernière séance.

Somewhere, in the Old Dhaka neighbourhood, the Centurion Cinema Hall is on the verge of disappearing. Fine grains of dust still flutter in the cone of white light beamed out by the projector. But this theatre’s golden age is over. An illegal rumble has replaced the fizzing of popular entertainment. Prostitutes and drug dealers slip into the darkness, between the worn seats, so as to offer a second life to this vestige from a glorious era when the cinema attracted common attention. Such people have decided not to wait: they are not projecting themselves into the future, in other words a shopping mall which will replace the cinema, as in a tale written so many times already by mercantile modernity. Ashfika Rahman has documented this place and its still-living ghosts that recall her childhood. When little, she went there with her mother during the holidays to savour the delights of showings that waltzed across the screen. There was a time for waiting, and then for excitation. But, today, memories mingle with fictions. For three months, the artist went there every day, sometimes from morning to midnight, to photograph—using a small plastic camera—the slightest nook and cranny of this old cinema and the gestures of its occupants. She decided to use out-of-date films so as to be in a flesh-and-bone osmosis with this theatre of coloured shadows in which the alternatives to a brutal extinction were being invented. Thus, her images—exposed thanks to a flash but on the edge of evanescence—seem to have been snatched back from oblivion. And, in all of its waltzing fragility, this abrupt exhibition opens the curtain on a final showing. Translated by Ian Monk

— FABIEN DANESI

— FABIEN DANESI



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ARASH NASSIRI


BETZABÉ GARCÍA

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Le collectif d’artistes Tercerunquinto interroge les dynamiques urbaines dans leurs dimensions esthétique et sociale. Arqueología del muro politico est conçue comme une archive des messages de propagande qui fleurissent sur les murs du Mexique lors des campagnes électorales. Documentés puis reproduits par couches superposées, ces signes de rues révèlent un paysage abstrait, économique et politique.

The artists collective Tercerunquinto examines urban dynamics in their aesthetic and social dimensions. Arqueología del muro politico has been conceived as an archive of the propaganda messages that spread across the walls in Mexico during electoral campaigns. Documented, then reproduced in successive layers, these street signs reveal an abstract, economic, and political landscape.

Tercerunquinto Arqueología del muro político / The Archaeology of Political Wall Space (2000-2010) Photos : Tercerunquinto

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Une archéologie de signes — Tercerunquinto interviewé par Daniel Garza Usabiaga

Daniel Garza Usabiaga Arqueología del muro politico. Palimpsesto de estudios preliminares. Obra en sitito [Archéologie du mur politique. Palimpseste d’études préliminaires. Œuvre in situ] (2017) est une œuvre qui a un lien direct avec votre projet plus ample, Restauración de una pintura mural [Restauration d’une peinture murale] (2010). Nous pourrions peut-être commencer par discuter de ce projet de 2010, pour situer le travail en question dans son contexte. Tercerunquinto Restauración de una pintura mural est un premier projet qui nous a permis de produire différentes pièces par la suite, et nous a donné la matière nécessaire à ces productions : un film documentaire, un livre, une exposition, des œuvres d’atelier et d’autres comme Arqueología del muro politico. Le projet a commencé il y a plus de dix ans, lorsque nous habitions encore à Monterrey ; nous avions accumulé une archive photographique documentant les peintures de propagande politique réalisées par des peintres en lettres, ou rotulistas, que l’on trouvait sur les murs et qui avaient été, à un moment donné, utilisées par des partis pendant des campagnes électorales. Certaines étaient récentes, d’autres plus anciennes. Celles qui nous intéressaient le plus étaient celles qui survivaient parce que personne ne les avait recouvertes ou effacées. Au début, nous avions juste pensé les repeindre à neuf par-dessus leurs motifs décolorés. Pendant cette première étape, nous n’avions pas encore pensé à travailler avec des restaurateurs professionnels. En 2009, suivant une invitation à exposer à la Sala de Arte Público Siqueiros (SAPS) à Mexico, nous avons commencé à réfléchir à l’implication de professionnels de cette discipline. Nous avions envie de donner une sorte de cadre institutionnel ou professionnel à notre pratique ; nous voulions nous engager dans une perspective universitaire, officielle et scientifique pour la restauration de ces peintures murales de propagande politique. Au début, nous avons contacté des restaurateurs de l’Institut national des beaux-arts, mais ils n’ont pas compris le projet. Nous avons ensuite engagé un dialogue avec un restaurateur d’art contemporain, et il a saisi nos intentions et accepté la collaboration. DGU Vous avez choisi de travailler sur un mural écaillé peint sur la façade d’une maison modeste, proche de l’autoroute, dans une zone rurale de l’État de Puebla. Il s’agissait de propagande pour le candidat du PRI 1 à la présidentielle de l’an 2000, une élection qui marqua la première défaite du parti depuis plus de soixante-dix ans, et la fin de son règne dictatorial. Comment avez-vous choisi ce mural et cette maison ? T Nous avions plusieurs options, dont quelques-unes relatives à cette élection de l’an 2000 et à Francisco Labastida, le candidat

qui a perdu. Néanmoins, cette maison en particulier ainsi que son environnement rassemblaient de nombreux aspects qui nous intéressaient beaucoup. L’un était la manière dont une maison, proche de l’autoroute, pouvait se transformer en une sorte de panneau de propagande politique. Cela nous a appris que n’importe quelle surface peut être employée comme instrument politique. La population était très pauvre, ce qui rendait évidentes les contradictions du programme d’amélioration sociale « révolutionnaire » du PRI et tout ce qu’il n’avait pas réussi à atteindre après plus de soixantedix ans au pouvoir. La maison et ses environs étaient les témoins de tout un paysage social. Nous avons rendu visite à la propriétaire de la maison, María Luisa, qui nous a dit que la peinture avait été réalisée des années auparavant sans sa permission, et même si elle ne comprenait pas notre projet, elle allait le soutenir. Elle détestait le mural, n’avait jamais eu l’argent nécessaire pour l’effacer, et pourtant elle a rejoint notre projet. Avec Restauración de una pintura mural, nous voulions établir un parallèle avec le muralisme – l’avant-garde mexicaine qui avait vu le jour suite à la révolution de 1910. Quand nous avons parlé de muralisme à María Luisa, elle nous a encore moins compris. Elle avait une idée claire de ce à quoi devait ressembler le muralisme – les œuvres de Diego Rivera ou de David Alfaro Siqueiros. En discutant avec elle, nous nous sommes rendu compte à quel point l’image du muralisme institutionnel était banalisée, et quelles étaient les attentes du public à son encontre. DGU Pouvez-vous nous en dire plus sur le muralisme mexicain et la manière dont votre projet se situe par rapport à ce mouvement ? T Nous avons vu une relation entre le muralisme et ce type de propagande peinte par des peintres en lettres. Un point commun entre ces deux genres de muraux est sans doute l’utilisation de la surface du mur comme plate-forme politique, qu’il s’agisse d’un art engagé ou de pure propagande. De plus, les deux font référence à des idéaux nationaux qui n’ont jamais vu le jour. Ils représentent ou promettent une idéalisation de l’état actuel des choses. Les deux héritent de la révolution mexicaine et de son projet de modernité bien particulier. Ces peintures effacées sont une sorte de ruine, renvoyant à ce projet qui a fini par faire faillite. Les muraux historiques peuvent aussi être perçus comme les vestiges de ces idéaux d’une modernité « révolutionnaire » qui ne seront jamais réalisés. En restaurant les peintures, nous avons voulu montrer cet échec, le rendre visible par contraste. C’est pour cette raison que nous avons choisi la maison de María Luisa et son emplacement. DGU À propos d’archéologie, il est intéressant que vous ayez décidé de restaurer cette peinture en 2010, deux ans avant les élections générales de 2012, lorsque le PRI est revenu sur la scène politique avec une stratégie médiatique basée sur l’idée d’un parti « nouveau », moins corrompu et différent de celui du xxe siècle. Ainsi, vous avez pu articuler un choc temporel entre deux visions du PRI : une ancienne, qui est un souvenir de l’an 2000, quand ils ont perdu à cause de leur impopularité, des scandales de corruption et d’autres facteurs négatifs, était mise en relation avec une vision contemporaine, à l’approche de 2012, quand le PRI regagnait en popularité grâce à une nouvelle campagne médiatique plutôt réussie. Il me semble que, de cette manière, vous avez ravivé une image du passé pour équilibrer et contrebalancer celle qui semblait être une image « nouvelle » et assez suspecte du parti à ce moment-là.

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