Dorian Gaudin

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Dorian Gaudin « Rites and Aftermath » Palais de Tokyo 03.02 – 08.05 2017



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Théâtre incomparable : la splendide ambiguïté des machines de Dorian Gaudin par Kate Sutton

Pas de discussion sur l’art moderne et la technologie qui n’en passe immanquablement par l’essai de 1936 de Walter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique. Ce texte fondateur avance de nouveaux paradigmes à un moment où l’œuvre d’art se voit concurrencée par sa copie mécanisée, de laquelle Benjamin distingue l’œuvre originale créée par l’homme, comme chargée d’une « authenticité », d’une proximité conceptuelle à sa source d’inspiration ne pouvant survivre à la réplication. Dans son étude approfondie des effets de la technologie sur la production et la diffusion de l’œuvre d’art, Benjamin se penche principalement sur le rôle du cinéma et de la photographie par rapport à des médiums plus traditionnels comme la peinture, le dessin ou la sculpture. Mais qu’en est-il de la technologie envisagée comme mode d’expression artistique « authentique » à part entière ? Un prototype de ce genre de machine artistique devait naître à Paris, un soir de 1912, alors que Guillaume Apollinaire emmenait Marcel Duchamp et Francis Picabia au théâtre Antoine. Ce soir-là, la pièce – une mise-en-scène des Impressions d’Afrique de Raymond Roussel – devait contribuer à poser les bases de l’histoire de l’art moderne, donnant de fait naissance à l’une des figures dominantes de l’avant-garde transatlantique : la « Machine célibataire ». Œuvre devenue véritablement culte, la pièce de Roussel tourne autour d’un groupe d’Européens excentriques, naufragés dans les contrées sauvages fictives de l’Afrique de l’Ouest, alors qu’ils font route vers l’Argentine. Autoproclamés « Incomparables », les naufragés – dont une ballerine, un monstre de foire, des courtiers et un ichtyologiste – sont enlevés pour rançon par l’empereur travesti Talou vii, dans la mystérieuse ville côtière de Ponukele. La pièce se déroule en un mash-up de Shéhérazade et de MacGyver, les voyageurs temporisant en organisant, répétant et mettant en scène un spectacle sophistiqué, centré autour du « Théâtre des Incomparables », vitrine de talents bizarres inspirés par une foule de personnages et de brillantes inventions élaborées par les naufragés. Métier à tisser automatisé (encore source d’émerveillement à l’époque de Roussel), appareil capable de transcrire de minuscules paysages sur la peau d’un raisin… Les gadgets présentés sont audacieux, quoiqu’un brin douteux. À ces innovations viennent répondre en miroir de longues présentations de la technologie des insulaires eux-mêmes, qui vont de plantes merveilleuses capables d’absorber et de projeter des images au lit d’un bourreau fait en paratonnerres. Bien que, pour des raisons techniques évidentes, le théâtre Antoine ne pût réaliser qu’une fraction des engins animés sortis de

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l’imaginaire de Roussel, Duchamp proclamait la pièce « formidable », « absolument la folie de l’insolite 1 » – une désignation qui se voulait particulièrement élogieuse. Quelques mois plus tard, en vacances à Rouen, Duchamp aperçut, en passant devant une boutique de bonbons de la rue des Carmes, un objet singulier installé dans la vitrine : un carrousel à trois tambours rotatifs fixé sur une table. Encore sous l’influence de Roussel, l’artiste reconnut dans cette humble machine une nouvelle muse, qu’il représenta amoureusement dans sa peinture de 1913, La Broyeuse de chocolat. On pourrait croire que l’idée de l’œuvre consistait à revisiter un dessin antérieur d’un moulin à café, mais la machine est représentée ici dans un chaos plus cubiste, « éclatée 2 » (pour reprendre l’expression de l’artiste) plutôt que fonctionnant, projetant le chocolat broyé jusqu’aux confins de l’image. Par ailleurs, Duchamp figurait la broyeuse de chocolat dans un état d’isolement statique, parfaitement immobile et indifférente à son ancienne fonction d’équipement de confiserie – un objet trouvé en peinture. Duchamp reviendra à ce même motif l’année suivante avec La Broyeuse de chocolat (n° 2) (1914), en dupliquant la composition formelle de la peinture initiale, mais en en accentuant la stylisation, en échangeant le lustre lisse de l’huile sur toile pour le graphite et en ajoutant du fil pour mettre la bande de roulement des trois rouleaux clairement en relief. L’année suivante, cet appareil simplifié jouera un rôle central dans La Mariée mise à nue par ses célibataires, même (1915-1923), une œuvre souvent désignée simplement comme Le Grand Verre. L’œuvre de près de trois mètres de haut reproduit la scène fermée de la vitrine, mais déplace la fonction de ce format, de la production clairement commerciale de la demande du consommateur à la frustration subliminale du désir sexuel. La structure en deux parties isole dans le panneau supérieur du cadre de la fenêtre une « mariée » abattue, tandis que sous elle trime une série de substituts en tous genres, partiellement alimentés par la broyeuse de chocolat, que Duchamp considérait comme la métaphore idéale de l’agonie exquise de l’onanisme. « Le célibataire broie son chocolat lui-même », soulignait avec malice l’artiste dans une de ses nombreuses notes sur le projet (publiées en 1934 sous le titre La Boîte verte). Dans ces mêmes notes, Duchamp baptisait cette partie inférieure la « Machine célibataire ». Peut-être à peine plus qu’un jeu de mots délirant à l’époque, ce terme représenterait bientôt la relation de l’avant-garde à l’incursion croissante de la technologie dans la vie moderne. Dans un essai sur le rire publié pour la première fois en 1900, le philosophe français Henri Bergson soulignait, non sans rappeler un raisonnement que Benjamin suivra plus tard, une opposition entre l’homme et la machine et concluait que le comique en l’homme se situait à l’endroit de sa moindre « authenticité » – c’est-àdire dans les moments de répétition et d’imitation. « Imiter quelqu’un, c’est dégager la part d’automatisme qu’il a laissée s’introduire dans sa personne », observait Bergson, affirmant que cette réduction de l’homme à la machine était « l’essence du comique 3 ». Le philosophe concluait : « Le comique est ce côté de la personne par lequel elle ressemble à une chose, cet aspect des événements humains qui imite, par sa raideur d’un genre tout particulier, le mécanisme pur et simple, l’automatisme, enfin le mouvement sans la vie 4 . »

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