Magazine PALAIS #25

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Le Rêve des formes The Dream of Forms


22 itself—made him imagine an interconnected world, in which living creatures exchange their genetic heritage via microtubules. Such speculations lead, along a still-mysterious pathway, to surprising artistic results. Bertrand Dezoteux’s intentionally summary and apparently clumsy animations produce a singularly humorous effect. Here, transhumanism would not gain a + sign, but rather a - sign: bringing Human Being back down below our pretentions and egocentrism, “putting us back in our place” as we might say, which is not the one we presumptuously claim. Jonathan Pêpe, on the other hand, another young artist who has recently graduated from Le Fresnoy, and whose projects will be exhibited, concentrates on animating soft, unidentifiable forms in programmed pneumatic installations, thus making these forms seem as alive as organisms, which motion to us from the depths of an absurd, falsely functional, barely fictional universe, while becoming agitated, inflating and then deflating “for no reason,” that is to say, having no stories to tell, being just distant echoes of the derisory agitation of matter recently visited by life.

Thoughts, sensations, forms

To conclude, I shall return to the perception, or hypothesis, that the main outlet of the scientific and technological productions of Californian universities is Hollywood. If the cinema was initially a fairground illusion which was capable of making the spectators of the Lumière Brothers’ films think that a locomotive was really hurtling towards them, to such an extent that they fled, are not the technologies and scientific advances, on which transhumanism’s hopes, plans and predictions are based, a contemporary evolution of this illusionism, which exploits all the recent scientific and technological innovations, so that the old illusion machine of the cinema, after having dominated 20th-century art and imaginaries, can leave behind its historical theatres, in which the viewers’ bodies were captive, so as to penetrate these very bodies, turning them into a receptacle, a screen, a sensor, a software or memory card, and so that a new illusion, which is more invasive than captivating, will fascinate the next century, which is ours? During one of his recent lectures at the Collège de France, where the point was to compare the brains of humans and big apes, Alain Prochiantz suggested the idea that thoughts are sensations, in other words, what seems to arise from the sphere of the abstract and the immaterial, is a particular form of reaction to a sensitive reality: a form given to something without matter, and to what is not material. This hypothesis, as stated by a genuine scientist, is head-spinning. Let’s now return to basic science-fiction, but in a different context from its usual fantasy territories, by recalling the film Fantastic Voyage (1966), by the Hollywood director Richard Fleischer, with the collaboration of Salvador Dalí for the sets, in which a sort of submarine, which has been miniaturised using a technique to reduce the sizes of atoms, takes a team of scientists to navigate the blood stream inside a human body? This is already transhumanism-cumsurrealism… but, please, let’s stick to surrealism rather than the superhuman! The crew’s objective was to destroy a blood clot which was blocking the brain of a scientist who was in possession of a precious secret. This movie won a Hollywood Oscar for the best special effects… So, when will a transhumanist production win an Oscar too? With video, we have moved from the chemistry of photographic cinematic images to electronic ones. But the biological processes as envisaged by transhumanism seem to want to move in the opposite direction: from the transfer of electronic data to the chemistry

of human biology, from the dry to the wet. But, as always with such transfers, a remainder resists: a human being, which is not transhuman, nor superhuman, nor even posthuman, but quite simply, for better or worse, human. With a particularity, when it comes to what concerns and motivates us here, in a place and circumstance devoted to aesthetic expression—that is to say the contemplation of forms— which is that being human makes us into creators researching our own history, perhaps a little more than a god, who does not know everything that he knows, and is ignorant of everything that he does know: an artist, and a scientist… Translated by Ian Monk


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par Claire Moulène « C’est à l’imagination intime des forces végétantes et matérielles que nous voudrions surtout prêter notre attention 1 », écrit Gaston Bachelard dans L’Eau et les Rêves (1942). Un livre qui témoigne de l’extraordinaire faculté du philosophe à lire et percevoir les formes primitives du vivant et leur étonnante plasticité. Philosophe des sciences et poète, rationaliste et surréaliste, Bachelard est un bon compagnon pour qui souhaite explorer le terrain accidenté des relations entre art et science. Comme lui, les artistes de l’exposition « Le Rêve des formes » s’aventurent là où se rencontrent et se fertilisent ces deux disciplines qui après avoir longtemps frayé le même chemin ont commencé à prendre leurs distances au xviie siècle, jusqu’au divorce déclaré des xixe et xxe siècles qui voient les sciences se développer dans une indifférence à peu près totale à l’égard du mouvement artistique, et réciproquement. Le début du xxie siècle semble, lui, correspondre à une prise de conscience des risques que nous fait encourir cette désunion entre les arts et les sciences. Depuis une petite décennie, le basculement dans l’Anthropocène, nouvelle ère géologique marquée irrémédiablement par l’Homme, conduit penseurs et artistes à prendre garde aux effets collatéraux d’une course en avant technoscientifique, à mettre un terme à la fracture Nature/Culture et à nous considérer, nous humains, comme une espèce parmi les autres au cœur des mondes végétal, animal et même minéral. Il faut entendre, encore, le philosophe et commissaire d’exposition Paul B. Preciado lorsqu’il écrit dans l’un de ses éditos pour Libération : « Nous traversons un moment de crise épistémologique. […] N’importe quelle machine que nous manipulons quotidiennement possède une capacité dix mille fois supérieure à l’intelligence humaine individuelle : elle compile, gère et analyse les données. Nous avons séquencé notre propre ADN. Nous pouvons intervenir dans la structure génétique de l’être vivant. Nous modifions intentionnellement nos cycles hormonaux et sommes capables d’intervenir dans les processus de reproduction. Nous utilisons des technologies nucléaires dont les résidus radioactifs subsisteront dans la terre bien après l’extinction de notre propre espèce. […] Nous avons laissé libre court aux machines, et pendant ce temps, nous voulons que les technologies de production, de subjectivité et de gouvernement demeurent inamovibles. La gravité du moment historique que nous vivons pourrait se comparer, sur le plan évolutif, à la période durant laquelle,

étant encore seulement des animaux, nous inventions le langage comme technologie sociale 2. » C’est sur ces deux pistes déjà largement balisées dans le champ de l’art contemporain, mais rarement mises en parallèle, d’une part, la redécouverte du vivant dans toute sa diversité, à travers l’exploration de formes dynamiques, mimétiques ou naturalistes, d’autre part, l’exploration de formes mutantes ou algorithmiques, inspirées par les mathématiques, l’informatique et l’intelligence artificielle, que l’exposition « Le Rêve des formes » s’est engagée avec une trentaine d’artistes et scientifiques. Ces deux pistes nous ont à leur tour conduits à explorer des formats d’exposition qui empruntent aux codes de la science : le laboratoire et le vivarium. Le travail mené par Pierre Huyghe depuis quelques années, de la documenta de Cassel en 2012 jusqu’à ses expérimentations récentes sur des cellules cancéreuses au Palais de Tokyo en 2016, a largement inspiré le premier chapitre de l’exposition par sa façon de concevoir l’exposition comme un écosystème avec son rythme et sa respiration, rendant le montage artificiel du « temps d’exposition » aussi suspect que son cadre spatial habituel, le musée. « Ce qui m’intéresse, c’est d’intensifier la présence de ce qui est », avait déclaré l’artiste, scénarisant un bout de jardin sauvage au sein de la documenta et offrant, dans ce tableau vivant la possibilité aux œuvres de vivre leur vie, de se contaminer et de se polliniser, de flirter avec les diverses temporalités des mondes animal et végétal. Le souvenir du « Jardin Théâtre Bestiarium 3 », une exposition mythique du critique et galeriste Rüdiger Schöttle, rejouée en 2008 au Fresnoy sous l’égide de Guy Tortosa, nous a également beaucoup inspirés. Elle présentait « un paysage d’images et d’objets dialoguant dans l’obscurité sur une table-scène d’environ cent vingt mètres carrés recouverte de paillettes blanches qui évoquaient la neige et la matière des écrans de cinéma. À ce “plateau” que traversaient deux allées perpendiculaires s’ajoutait une tribune conçue pour que le public (le Bestiaire) soit partie prenante de l’exposition 4 ». De la même façon, « Le Rêve des formes » se conçoit comme un territoire ouvert, dont le premier chapitre vise à mettre en relaPierre Huyghe Untilled (2011–2012) Entités vivantes et choses inanimées, faites et non faites / Alive entities and inanimate things, made and not made Dimensions variables / Dimensions variable Vue d’exposition / Exhibition view, dOCUMENTA 13 (Cassel / Kassel), 09.06 – 16.09 2012 Courtesy de l’artiste / of the artist & Marian Goodman Gallery (New York, Paris), Esther Schipper (Berlin)

La Plasticité du vivant



p. 39–40 Michel Blazy – Bactéries murales (2017) Plâtre, eau, colorants alimentaires / Plaster, water, food coloring ; Dimensions variables / Dimensions variable Courtesy Art : Concept (Paris) Katja Novitskova – Approximation V (2013) Tirage numérique sur aluminium, découpe / Digital print on aluminum, cutout display ; 125 × 140 × 35 cm Courtesy de l’artiste / of the artist & Kraupa-Tuskany Zeidler (Berlin) ; Photo : Nils Klinger

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Mimosa Echard – A/B10 (2016) Algues, lichen, kombucha, champignon phallus indusiatus, ginseng, clitoria, verveine, sarriette, millepertuis, camomille, ronces, bois de rose, pétales de rose, bourrache, cigale, achillées, hélicryse, bruyère, coquilles d’œufs, papillons et abeilles séchées, eucommia, Coca-Cola light, billes de verre, emballages, faux ongles, débris de carrosserie, pilules contraceptives Leeloo Gé, pilules d’echinacea, levure de bière, compléments alimentaires Boots et Schaebens pour la peau, la fertilité, la lactation, la tranquillité, cire dépilatoire, résine epoxy, plexiglass / Seaweed, lichen, kombucha, phallus indusiatus mushroom, ginseng, clitoria, vervain, satureja, St John’s wort, chamomile, bramble, rose wood, rose petals, borage, cicada, milfoil, helichrysum italicum, heather, egg shell, butterfly, bee, eucommia, Coca Cola light, flat glass marble, wrapping, fake nail, car body fragment, Leeloo Gé birth-control pill, echinacea pills, brewer›s yeast, Boots and Schaebens food supplement for skin, fertility, lactation, tranquility, depilatory wax, epoxy resin ; 180 × 200 cm Collection Musée d’art moderne de la ville de Paris Courtesy de l’artiste / of the artist & Galerie Samy Abraham (Paris) ; Photo : Aurélien Mole

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Anicka Yi – Escape From The Shade 1 (2016) Résine époxy, acier inoxydable, ampoules, horloge numérique, câble / Epoxy resin, stainless steel, lightbulbs, digital clock interface, wire ; 177 × 62 × 59 cm Courtesy de l’artiste / of the artist, 47 Canal (New York) & Fridericianum (Cassel / Kassel) ; Photo : Fabian Frinzel p. 56 Anicka Yi – When Species Meet Part 1 (Shine Or Go Crazy) (2016) (détail / detail) Tubes et accessoires en acrylique, fausse fourrure, équipement de laboratoire, câble, mousse, résine epoxy, peinture, galets pour aquarium, fausses perles /  Acrylic pipes and fittings, faux fur, lab hardware, wire, foam, epoxy resin, paint, aquarium pebbles, imitation pearls ; 183 × 183 × 183 cm Courtesy de l’artiste / of the artist, 47 Canal (New York) & Fridericianum (Cassel / Kassel) ; Photo : Fabian Frinzel

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Séance de spiritisme et science

une discussion entre Anicka Yi, Frank Cusimano, Hunter Giese & Ross McBee L’artiste Anicka Yi s’entretient avec trois biologistes avec lesquels elle a récemment collaboré pour une exposition. Il est alors question d’imaginer des moyens pour induire des perceptions, ou des médicaments qui susciteraient la tolérance, ou encore de s’interroger à propos de la beauté de la recherche scientifique.

Anicka Yi Quand nous nous sommes rencontrés dans le cadre de la préparation de mon exposition au Solomon R. Guggenheim Museum (New York), ma proposition était extrêmement abstraite. Je vous demandais de m’aider à fabriquer un produit agissant sur la perception. Comment avez-vous interprété cette demande ? On appelle cela un « projet » dans le monde de l’art ; en science, vous appelez cela un « problème ». Hunter Giese Ça a été en effet très simple pour moi, car tu as effectivement présenté ta demande comme un problème. Tu disais vouloir créer un produit permettant de contrôler l’esprit. Nous avons immédiatement éliminé toute possibilité de véritable contrôle. La question est alors devenue : « Comment induire des perceptions chez un individu ? » On ne peut pas amener une personne à tomber amoureuse ou à revivre son enfance, mais peutêtre peut-on faire en sorte qu’elle voit une couleur de la même manière qu’une autre personne, ou qu’elle puisse sentir une chose de la même manière qu’une autre. Le problème posé est alors devenu le suivant : « Comment enregistrer activement ce qu’une autre personne perçoit ? » Il faudrait trouver un moyen de schématiser la façon dont une personne parvient à percevoir, puis un moyen d’insérer ce schéma dans une autre personne. AY C’est une ombre, une couche performative… HG On ne comprend pas forcément comment les éléments de la chaîne constituant une perception sensorielle sont formés, mais on essaie de comprendre là où ils se connectent. AY J’ai trouvé intéressantes nos premières conversations sur les manières de s’emparer de cet objectif absurde. Ross McBee Ce que nous voulons, c’est parvenir au déclenchement d’un état neuronal particulier : ce qui déclenche l’état neuronal ; la manière dont il est interprété ; les filtres qui agissent sur lui ; ce à quoi cela ressemble réellement. Tout est déduction. La plupart du temps nous sommes amenés à travailler avec un modèle qui ne correspond pas réellement à la façon dont les choses se comportent vraiment. Et il nous arrive d’établir un mapping qui fait sens pour nous sans que cela reflète ce qui se passe réellement. La question « Comment décortiquer un problème complexe ? » est une véritable plaie… On utilise un modèle et on le décortique en composants que l’on segmente pour les traiter de manière systématique. AY Mais j’ai l’impression que cela nous éloigne beaucoup du fonctionnement effectif de la perception, de la façon dont cela fonctionne réellement dans le corps. Pour pouvoir percevoir ce que vous percevez en ce moment, il me faudrait remodeler mon cerveau sur le vôtre. HG Un cerveau n’est pas totalement unique. Il y a des circuits que l’on peut activer et ainsi peut-être induire des perceptions. AY Je trouve que la synesthésie est une chose très intéressante. Si on pouvait comprendre comment cela fonctionne, peut-être y aurait-il moyen de déclencher un mécanisme neurologique permettant, lorsque nous entendons de la musique, de goûter telle couleur ou telle saveur ?







p. 88 Anicka Yi – Fat On Fat On Sugar On Fat (2016) Silicone sur panneau, fleurs artificielles, filament en nylon / Silicon on panel, artificial flowers, nylon filament ; 91 × 61 × 11 cm Courtesy de l’artiste / of the artist & 47 Canal (New York) ; Photo : Joerg Lohse Spiros Hadjidjanos – Adiantum pedatum (2015) Impression 3D en alumide, couche d’aluminium / 3D alumide print, aluminum coating ; 29,8 × 23,8 × 4,8 cm Collection particulière / Private collection  Courtesy de l’artiste / of the artist ; Photo : Matthias Kolb

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Damien Cadio – Arouille, Hastingue, Baigts, Pimbo, Tupelo (2011) Huile sur toile / Oil on canvas ; 200 × 150 cm Courtesy Galerie Eva Hober (Paris) p. 96 Adrien Missika – Cactus Frottage C (2012) Tirage C-Print sur papier métallique contrecollé sur dibond / C-Print on metallic paper mounted on dibond ; 40 × 30 cm Courtesy de l’artiste / of the artist & PROYECTOSMONCLOVA (Mexico) ; Photo : Patrick López Jaimes & Rodrigo Viñas

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Formes de vie une discussion entre Marielle Macé & Claire Moulène Dans son dernier livre, Styles. Critique de nos formes de vie, Marielle Macé se penche sur la diversité des manières dont nous nous engageons dans l’existence. Mais son étude s’étend au-delà des humains et prend en compte tous les vivants – animaux et végétaux – dont les modes d’être témoignent aussi, nous dit-elle, d’une « certaine idée de la vie ».

Claire Moulène Qu’est-ce qui vous a amenée à écrire Styles ? Marielle Macé Le désir de faire émerger un plan de la vie – une dimension, une échelle de la vie : celui de ses formes – rythmes, gestes, habitudes, habitats, façons de faire, manières d’être, styles de vie… C’est un aspect auquel les écrivains sont souvent sensibles. Ce plan est pourtant difficile à saisir, il se situe entre la dispersion des singularités (personnes, objets, événements) que le récit a pour objet, et la généralité des concepts auxquels s’intéresse la philosophie. Mais les écrivains ont souvent un œil d’aigle pour saisir le style à même la vie, surtout ceux qui, comme les poètes et les essayistes, ne « racontent pas d’histoires », ne s’attachent pas à des individualités, mais cherchent à saisir dans la réalité ce qui nous rapproche ou nous sépare les uns des autres. Baudelaire par exemple a tout de suite cherché à dire les formes de la vie moderne : la façon dont on se frôle, la façon dont on s’aime, la manière dont la vie s’expose dans les vitrines, la manière dont la réalité paraît… C’est aussi ma réflexion sur l’expérience esthétique qui m’a poussée vers ces questions. Je crois en effet que la lecture et l’expérience esthétique en général adviennent justement dans cet espace intermédiaire : la lecture, le regard, ou l’écoute, mettent en débat notre mode d’être, nous placent devant ces autres « manières d’être homme » que sont les œuvres. En réfléchissant en ces termes, j’ai d’abord fait un livre sur la lecture, que j’ai décrite comme la rencontre entre un style d’être et un style littéraire. Mais j’ai pensé qu’il faudrait aussi consacrer une réflexion d’ensemble à cette question des formes de vie, à tout ce qui s’y engage, à tout ce qui s’y dispute. Et j’ai vu converger tous mes intérêts autour de ce sentiment que s’ouvre, avec les formes de la vie, la question même de l’espace commun, de ce qui nous attache et nous arrache les uns aux autres, de ce qui nous rend « comme » et « pas comme » les autres. Réfléchir à cela, c’est ne pas s’intéresser à ce que toute vie a d’unique, même si toute vie est unique, mais plutôt à ce qu’elle a de semblable et de dissemblable aux autres, et au fond d’égal. Cette question des formes de vie ne se confond ni avec celle de l’individu ni avec celle de la communauté ou du groupe tout fait, elle désigne ces maillons qui nous relient les uns aux autres ou nous écartent les uns des autres : manières, gestes, rythmes, cadres, régimes d’existences, modes relationnels… ; des singularités, mais des singularités impersonnelles, anonymes, partagées. Et c’est une question importante, car c’est avec la vie démocratique, au xixe siècle, qu’est apparu ce nouveau plan de la vie commune, et que s’est politisé le problème des styles de vie, dans leur pluralité fondamentale, indocile ; Nietzsche, Balzac, Proust ont très bien vu cela, que la vie sociale devenait le terrain d’un affrontement entre des formes de vie divergentes ; et que la personne elle-même devenait un champ de bataille, l’arène d’un affrontement entre plusieurs idées de vie. CM Vous faites le choix du mot « style », qui est extrêmement présent, populaire, galvaudé. Cela peut induire en erreur. MM C’est vrai, « style » est un mot de la publicité, du marketing ; il sature notre espace public, c’est le plus glissant, le moins conceptuel, le plus irritant. Mais j’ai trouvé intéressant de le conserver parce que justement il rend visible des conflits de valeurs, des divergences quant à ce que l’on attend de la vie. D’autres mots, comme « manière » ou simplement « forme », auraient pu suffire, mais je


99 trouve qu’avec « style » s’impose plus fortement le problème des valeurs. C’est le mot qui dit de la façon la plus vive qu’une configuration sensible est toujours un engagement de valeurs, auxquelles d’emblée on adhère ou pas ; et c’était surtout cela que je voulais mettre en avant : la conviction que ce terrain des formes de la vie est celui d’une dispute sur ce qui vaut la peine, sur ce à quoi on tient – car on ne tient évidemment pas du tout, tous, aux mêmes choses. CM Les deux premiers chapitres de votre livre – qui nous intéressent tout particulièrement, car ils sont en rapport direct avec les thèmes abordés dans l’exposition « Le Rêve des formes » – portent sur la question des modalités de vie. Pourriez-vous développer cette proposition ? MM La notion de style est très dispersée, elle ne fait l’objet d’aucun consensus, et avec chaque proposition de la définir vient en vérité une anthropologie – implicite ou explicite – qui dit ce que tel ou tel veut voir dans les formes, ce à quoi il veut faire attention. Je ne voulais pas « nettoyer » cette situation de langage (comme disaient Mallarmé ou Valéry) en statuant : « Voilà ce qu’est un style, c’est ça et rien d’autre », mais observer cette concurrence des significations, notamment dans le domaine des sciences humaines, c’est-à-dire chez ceux qui font profession de décrire les vies. J’ai donc cherché à montrer, à accentuer même, une guerre de définitions autour de la question du style. J’ai identifié trois groupes, trois façons de regarder les formes de la vie (qui ont des enjeux esthétiques, anthropologiques, éthiques…), entre lesquels j’ai accentué la conflictualité. Et, effectivement, il y a un premier groupe de pensées et d’intentions artistiques, que j’ai appelées « modales », qui sont réunies par le désir d’honorer la pluralité des formes de la vie en tant que telle : des pensées qui décrivent la vie comme une puissance d’institution de formes, toutes également dignes d’attention, toutes également vulnérables. Ici, la valeur fondamentale est le pluriel (pas la distinction, pas l’individuation, mais le pluriel lui-même, la foule des formes prises par la vie). J’ai reçu cette idée du philosophe et historien des sciences Georges Canguilhem. Mais on la retrouve chez Marcel Mauss, dans la sociologie pragmatiste, ou encore chez Bruno Latour. Pour eux, l’intention n’est pas du tout de dénombrer des formes du vivant, de les classer, mais de se rendre attentif à la vie comme puissance d’institution formelle, dans une sorte d’appétit ou de joie devant la variété du vivant. Et celui qui a le mieux pensé ça, c’est, du côté des poètes, Francis Ponge.

CM On peut relier cela aux recherches d'Ernst Haeckel au xixe  siècle, qui a répertorié ce qu’il appelait les « formes artistiques de la nature ». Il est, par ailleurs, intéressant de voir comment ces questions ressurgissent aujourd’hui. MM Oui, ces questions ressurgissent, mais entre-temps il y a eu les pensées de la différence, qui ont donné un autre sens au pluriel des formes de vie, un sens plus immédiatement guerroyant, plus immédiatement conflictuel. Ce que j’avais perçu dans la logique modale, c’est une pensée au fond assez pacifiée du pluriel des formes de vie. Elle conduit à ce que l’on pourrait appeler une politique des vulnérabilités, c’est-à-dire à une reconnaissance active de l’égale vulnérabilité des formes de vie. On peut passer ici par une comparaison entre Ponge et Henri Michaux. Ces deux poètes partagent un intérêt profond pour la pluralité des styles d’être ; mais ils ne donnent pas le même sens à cette pluralité : Ponge dresse un tableau presque humaniste, en tout cas pacifié, de la multitude des formes du vivant, alors que Michaux cherche sans cesse à mettre au jour des guerres de formes, au-dedans et au-dehors. Aujourd’hui cependant, l’intention modale se politise elle aussi, dans une dynamique d’extension des sujets politiques ou des sujets juridiques possibles : la conscience de la crise climatique, l’écologie politique permettent d’imaginer que les océans soient représentés autant que les peuples, que les animaux aient des droits, que les forêts pensent et deviennent des sujets juridiques… Et je crois que cette possibilité d’une extension des candidats à la vie politique et à la vie commune – ce que Hannah Arendt appelait « le droit d’avoir des droits » – doit reposer sur la reconnaissance du fait que tout vivant est porteur d’une certaine « idée » de vie ; en sorte que, si une espèce animale se perd, de même que si une culture ou une langue se perdent, sans doute ils s’en créent beaucoup d’autres, mais c’est une certaine idée de la vie, une solution trouvée par le sensible au problème même du vivre, qui aura été perdue. CM Cette re-considération n’est-elle pas liée au fait que l’on se rend compte que, justement, ce paysage du vivant n’est pas inépuisable et que toutes les formes de vie ne se reproduisent pas sans cesse ?

CM La généalogie que vous tracez est intéressante. Vous partez de Canguilhem pour rencontrer Bruno Latour, en passant par Michel de Certeau. Ce sont des filiations qui, une fois tracées, paraissent assez évidentes, mais qui sont finalement assez rares.

MM C’est exactement cela : ce qui se perd pour toujours lorsqu’une forme de vie disparaît, c’est une idée de ce que la vie pouvait être : un mode de l’existence. Pour protéger les formes de vie, il faut reconnaître toute vie comme l’énonciation d’une idée. Le fait que Bruno Latour et Isabelle Stengers relisent Étienne Souriau aujourd’hui est intéressant : ils trouvent appui chez ce spécialiste d’esthétique, qui a été l’un des premiers à penser les « modes d’existence » (et a voulu définir l’œuvre d’art elle-même comme un mode d’existence).

MM Il ne s’agit pas de filiations, plutôt d’affinités. L’un des enjeux pour moi était de montrer qu’on peut trouver, dans des pensées très différentes, des idées convergentes de ce qu’est une forme de vie, autrement dit des engagements solidaires. Des engagements en effet, car ce qui est commun à ces penseurs, c’est l’idée qu’ils se font de « la vie », de la vie qui compte. Or qu’est ce qui compte de la vie dans une pensée modale ? C’est sa puissance d’institution de formes, et donc de normes, toujours recréées, et toujours perdables.

CM Il y a une autre question qui m’intéresse tout particulièrement par rapport à l’exposition « Le Rêve des formes », c’est celle que vous abordez dans la première partie de votre livre, concernant la cohabitation et la coexistence ou coprésence de ces différentes modalités du vivant. Comment finalement elles se déhiérarchisent et comment nous sommes tous, humains et nonhumains, conditionnés par notre vulnérabilité. Dans l’exposition « Le Rêve des formes », nous nous demandons à notre tour ce que


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Masque Mariposa / Mariposa mask, Guerrero, Mexique / Mexico (avant / before 1990) 62 cm × 72,5 cm × 12,5 cm Don de / Donated by Esther Frid Samuel Frid Collection Photo : Kyla Bailey Courtesy UBC Museum of Anthropology (Vancouver)


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Histoires des Camille. Les Enfants du Compost par Donna Haraway L’œuvre de la biologiste, philosophe et historienne des sciences Donna Haraway tisse des liens entre la théorie et la fiction pour interroger la manière dont les technosciences rendent obsolètes les grandes oppositions nature/culture, humain/non humain, organique/technique. Sa dernière nouvelle de science-fiction est une « fabulation spéculative », une fable inter-espèces qui expérimente de nouveaux possibles et les co-devenirs des êtres terrestres.

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lors Camille entra dans nos vies et rendit présentes les générations entremêlées des êtres pas-encore-nés et pas-encoreéclos d’espèces vulnérables et coévoluantes. Proposant un relais vers des futurs incertains, je termine Habiter le trouble 1 par une histoire, une fabulation spéculative, qui naquit lors d’un atelier d’écriture à Cerisy au cours de l’été 2013, pendant le colloque d’Isabelle Stengers sur les gestes spéculatifs. Née dans des pratiques d’écriture SF, Camille est une gardienne 2 des mémoires inscrites dans la chair de mondes qui pourraient devenir à nouveau habitables. Camille est l’une des enfants du compost qui mûrissent dans la terre pour dire non au posthumain de chaque époque. [...] Il nous était demandé de fabuler un nourrisson et de lui faire traverser, d’une manière ou d’une autre, cinq générations humaines. Tout au long de la semaine, le groupe écrivit de nombreuses sortes de futurs possibles, dans un bouillonnant jeu de formes littéraires. Les versions abondèrent. Les autres membres de mon groupe étaient le réalisateur Fabrizio Terranova et la psychologue, philosophe et éthologue Vinciane Despret. La version que je raconte ici est elle-même un geste spéculatif, tout à la fois un souvenir et un appât pour ce « nous » qui naquit en fabulant ensemble une histoire, un été en Normandie. Je ne peux pas raconter une histoire exactement semblable à celle que mes co-écrivaines raconteraient ou dont elles se souviendraient. L’histoire que je vais raconter ici est une fabulation spéculative en cours, et non un compte rendu de conférence pour des archives. Nous avons commencé à écrire ensemble, puis avons écrit individuellement des histoires de Camille, parfois les renvoyant aux autres auteures initiatrices de cette fabulation afin qu’elles les développent, parfois non, et Camille et les Enfants du Compost se sont également retrouvés dans d ’autres collaborations d’écriture 3. Toutes les versions sont nécessaires à Camille. [...] Les Histoires des Camille sont des invitations à participer à une sorte de fiction de genre, qui s’attache à renforcer nos capacités pratiques à proposer des futurs proches, des futurs possibles et des présents invraisemblables mais réels. Chacune des histoires de Camille que j’écris fera de terribles erreurs politiques et écologiques ; toutes demandent aux lectrices de faire preuve d’une méfiance généreuse en se joignant à cette mêlée qui invente et récolte une abondante moisson d’Enfants du Compost 4 . Les Enfants du Compost n’invitent pas tant à la fan-fiction qu’à la sym-fiction, la pratique de la sympoièse et de la symchthonie : les co-devenirs des êtres terrestres. Les Enfants du Compost veulent que les Histoires des Camille soient un projet pilote, un modèle, un objet de travail et de jeu, pour composer des projets collectifs, pas seulement dans l’imagination, mais dans l’écriture effective d’histoires. D’histoires sur et sous le sol. Vinciane, Fabrizio et moi avons senti peser sur nous l’exigence vitale de demander à notre nouveau-né de prendre part à l’apprentissage, sur cinq générations, de la réduction radicale du poids de la population humaine vis-à-vis de la terre, une population actuellement située sur une courbe la menant à plus de 11 milliards à la fin du xxie siècle EC. Il aurait été bien difficile d’évoquer les cinq générations à travers une histoire de reproduction hétéronormative (pour employer une expression laide mais juste des féministes américaines) ! Plus d’un an s’était écoulé quand je réalisai que Camille m’avait appris à dire, « Faites des parents, pas des bébés » (Make Kin Not Babies) 5 .


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Francis Alÿs (En collaboration avec /  In collaboration with Julien Devaux) – Tornado (2000-2010) Projection vidéo à canal unique, couleur, son multicanal 5.1 / Single channel video projection, color, 5.1 surround sound ; 39 min Courtesy David Zwirner (New York, Londres / London)





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Fabien Giraud et Raphaël Siboni, 1997 – The Brute Force (2014) The Unmanned, saison 1 épisode 2 / season 1 episode 2 ; Vidéo HD / HD video, 26 min Courtesy des artistes / of the artists


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Formulaire. Dire les formes, entendre les trajectoires par Arnaud Petit

Surface de Kummer avec 8 points doubles réels / Kummer surface with 8 real double points Institut Henri-Poincaré (Paris) Photo : Fabrice Gousset

Le compositeur Arnaud Petit inscrit son œuvre Formulaire (réalisée en collaboration avec Alain Fleischer, artiste, et Jean-Philippe Uzan, cosmologiste) – une rencontre interdisciplinaire autour de modèles mathématiques conservés à l’Institut Henri-Poincaré (Paris) – au sein d’une réflexion sur la façon dont la musique fait dialoguer parole, écriture et mathématiques.


173 En observant le cours de l’histoire de la musique occidentale – singulièrement celle qui naît grâce à l’écriture (car toute la musique du monde ne s’écrit pas, et très loin de là) – apparaissent à mes yeux deux pôles, puissants, en apparence très éloignés l’un de l’autre. L’un est celui du langage, de la langue parlée et écrite, proférée. L’autre celui des processus, des programmes, en quelque sorte des algorithmes. Ils sont toujours à l’œuvre aujourd’hui, et s’observent incessamment l’un l’autre. La musicologie a montré ce que l’invention de l’écriture de la musique il y a plus d’un millénaire devait à la grammaire, à la langue (ainsi, mais d’une autre manière, que les autres types de notation musicale qui l’ont précédée dans l’Antiquité). Les notes que nous connaissons sous leur forme actuelle stabilisée à la fin du Moyen Âge, étant de lointaines descendantes des accents (grave et aigu) grammaticaux. La nature même de l’écriture musicale s’est élaborée sur la base d’une observation fine des inflexions d’une voix récitant un texte, le proférant selon une prosodie contrôlée par la nécessité de distinguer la nature sacrée de celui-ci. Alors, plus tard, la musique écrite poursuivant son périple jusqu’aujourd’hui, détachée de l’un de ces cordons originels, allait pouvoir aussi sembler nous raconter quelque chose, dans le souvenir de cette ascendance « récitative », étroitement liée au texte premier qui la portait. La frontière s’est avérée parfois ténue entre récitation et musique (on sait aussi combien à un moment médiéval, poésie et musique se retrouvent, gouvernées l’une et l’autre par un seul poète musicien, un seul artiste façonnant et les mots et les sons). La création musicale naît de la tension entre ces deux pôles. Car, de la même manière que l’écriture a évolué d’un graphique représentant un objet ou une idée, à un autre, procédant du précédent, représentant un son/graphème qui allait pouvoir s’associer à d’autres pour créer un mot, la musique occidentale a poursuivi cet extraordinaire effort d’abstraction, sur la base du langage, pour arriver à l’invention de ce que nous appelons « note », des notes qui vont découvrir entre elles des relations d’une grande et subtile complexité au cours du dernier millénaire jusqu’aujourd’hui, relations dont beaucoup d’aspects vont aussi se situer à la croisée de la physique et des mathématiques. Les notes, chacun le sait, portent deux genres de dénomination : l’une alphabétique (A, B, C, D, E, F, G, H), lointaine descendante des notations antiques, l’autre inventée par Guido d’Arezzo au Moyen Âge, que l’on appelle la solmisation (do, ré, mi, fa, sol, etc.), destinée à caractériser les notes nouvelles. La première s’affirme encore dans le monde anglo-saxon, la seconde dans le monde latin. Au-delà de ce qui peut apparaître anecdotique ici, et qui l’est devenu sans doute aujourd’hui, ce que l’apparition du « concept » de note fait naître, c’est aussi une conscience géométrique et spatiale de la représentation musicale. En effet, le fait de positionner les notes sur une échelle verticale, l’axe horizontal gardant son rapport au temps, va naturellement associer grave et aigu à bas et haut, le geste d’une main pouvant accompagner cette spatialisation. L’association d’un objet abstrait, tel qu’une note, à un geste la positionnant dans l’espace (se référant à une échelle harmonique en une représentation immédiatement transmissible) est sans doute aussi l’une des inventions permettant de relier étroitement le corps à un monde organisé géométriquement.

Mais le plus important est sans doute le constat suivant : l’écriture vient des sons. Ce sont eux qui ont permis le degré d’abstraction phénoménal auquel nos civilisations sont arrivées. En maîtrisant les sons, en les classifiant, les ordonnant, leur faisant correspondre des signes précis, devenus abstraits eux-mêmes après avoir été dessins figuratifs ou idéogrammes, le langage écrit est apparu, puis bien plus tard la musique écrite, si différente à bien des égards de celle qui recourt exclusivement à la mémoire pour s’exprimer. Sans la maîtrise des sons, on ne maîtrise pas le monde, on ne l’ordonne pas, on ne se le représente pas. La parole, puis l’écriture, c’est, d’abord, du son. On pourrait même affirmer que le langage procède de la musique, et qu’il ne tient qu’à nous qu’il y retourne. La parole ne serait alors qu’un passage entre deux états musicaux, le premier d’une provenance immémoriale, dont on n’a pas idée aujourd’hui, et le second déjà extraordinairement construit, présent, façonnant nos imaginaires. Alors peut-être pourrions-nous expliquer pourquoi certaines rares œuvres musicales semblent provenir d’un temps universel, évoquant ce que les mots, malgré leur extraordinaire puissance, ne semblent qu’effleurer. Il n’y a pas de pensée sans son. Cependant, les sons produits par l’humanité envahissent l’espace, qu’ils soient musicaux ou non, qu’ils soient sensés ou non. Le silence, substrat essentiel à partir duquel le son peut naître et vivre en étant reconnu, se fait rare aujourd’hui. La pensée encourt alors le risque d’être masquée et de ne plus être reconnue. L’archéologie du futur consistera peut-être en un travail de reconnaissance de sons savamment conçus, peut-être musicaux, mais enfouis depuis des siècles dans un bruit ayant tout recouvert. Longtemps il n’y eut de lecture qu’à voix haute. Des lettres aux nombres il n’y a qu’un pas, franchi de manière plus radicale au siècle dernier, mais présent depuis que s’écrit la musique. Car ce qui positionne une note au regard d’une autre, l’espace qui les sépare, est aussi caractérisé par un nombre. À ce dernier correspondra une tension particulière, exprimée par la plus ou moins grande proximité d’une note avec une autre ; et la complexité qui naît de ces rapports de tension (dans le cas où plusieurs notes différentes se donnent à entendre simultanément dans ce qu’on appelle encore un accord) fonde une harmonie (ou même plus récemment un espace harmonique, en un sens plus générique). Les tensions ou les forces ici à l’œuvre provoquent aussi le mouvement du discours musical. Le compositeur les observe et les guide perpétuellement en les maintenant en un équilibre dont l’instabilité est l’une des principales caractéristiques. Dès le xviie siècle (et aujourd’hui avec le jazz sous une autre forme), ces accords s’expriment très souvent selon un chiffrage – des chiffres placés les uns au-dessus des autres le plus souvent – qui exprime cet aspect numérique de la musique. La musique sérielle et postsérielle, bien plus tard, retrouvera ce rapport explicite aux nombres, mais en une perspective radicalement différente bien sûr du chiffrage, qui était une pratique sophistiquée d’instrumentiste compositeur (admirablement décrite par Carl Philipp Emanuel Bach à la fin du xviiie siècle par exemple). La polyphonie occidentale naît de l’écriture musicale. Le fait d’associer un son « fini » (doté initialement d’une hauteur et d’une




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p. 195 SMITH – Saturnium (2017) Photographie / Photography ; 80 × 60 cm Courtesy de l’artiste / of the artist & Galerie Les filles du calvaire (Paris) Prix Swiss Life à 4 mains 2017



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Jean-Luc Moulène – Bouboulina (2016) Mousse dure enduite et peinte, aimants / Coated and painted hard foam, magnets ; 53 × 60 × 102 cm Courtesy de l’artiste / of the artist & Miguel Abreu Gallery (New York) ; Photo : Nicolas Brasseur p. 207 Juliette Bonneviot – Xenoestrogens (Sweet Star | Rouge Fatal) (2016) Cadmium, aluminium, gomme en silicone / Cadmium, aluminium, silicon rubber Courtesy de l’artiste / of the artist & Future Gallery (Berlin) ; Photo : Matthias Kolb



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