La Revue du Cube

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Art, Science & Technologie

Avril Septembre 2019

LA REVUE DU CUBE

N°15

L’URGENCE DE L’ART Que peut l’art face à l’effondrement ? IA & renouveau des imaginaires Penser « l’être en réseau »



L’URGENCE DE L’ART


À PROPOS La Revue du Cube : une tribune ouverte aux artistes, experts et penseurs du futur La Revue du Cube est une publication en ligne, lancée en octobre 2011 par Le Cube. Elle propose un décryptage des enjeux artistiques contemporains à travers des réflexions universitaires, des entretiens, des points de vue et des fictions au croisement de l’art, des sciences et des technologies. Chaque numéro s’articule autour d’une thématique qui traduit les grandes tendances émergentes. La Revue perdure grâce à une communauté de 150 contributeurs qui ne cesse de grandir à chaque édition. Premier centre dédié à la création numérique en France, Le Cube soutient depuis 18 ans les nouvelles formes de création issues du numérique. Depuis sa création en 2001, Le Cube a accueilli plus de 4000 artistes, organisé plus de 2000 événements artistiques et plus de 150 rencontres et tables rondes.

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STAFF Comité éditorial :  Nils Aziosmanoff, Président du Cube Margaux Berrettoni, Cheffe éditoriale Graphisme : Rosalie Wissler Avec la contribution de : Elsa Wardé, Directrice générale du Cube Emmanuelle Campo, Responsable communication La Revue est éditée par Le Cube, centre de création numérique Le Cube, centre de création numérique 20 cours Saint Vincent, 92130 Issy-Les-Moulineaux

LES CONTRIBUTEURS Olivier Auber, Nils Aziosmanoff, Jean-Pierre Balpe, Jean-Jacques Birgé, Pierre Bongiovanni, Alain Galet, Christian Globensky, Karen Guillorel, Etienne Krieger, Ariel Kyrou, Jacques Lombard, Marie-Anne Mariot, Yann Minh, Djeff Regottaz, Linda Rolland, Camille Sauer, Lorenzo Soccavo, Clément Thibault 5


ÉDITO Comment trouver sa place dans un monde en mutation ? Comment faire société lorsque l’emballement des progrès scientifiques et technologiques fait jaillir le nouveau et efface tous les repères1 ? Un nouveau monde émerge, foisonnant de perspectives, et ceux qui le veulent meilleur que le précédent doivent redoubler d’efforts pour en comprendre la diversité. Car l’Histoire nous apprend que ce n’est pas en criant tous ensemble, fusse d’une même voix, que l’on crée un nouveau récit commun, mais en s’écoutant les uns les autres. Le terme empathie a été créé à l’origine pour désigner le mode de relation qu’on peut entretenir avec une œuvre d’art, ce n’est que plus tard qu’il sera transposé au monde de la psychologie2. Car l’art tient sa force au fait qu’il touche directement l’âme, au-delà des conventions sociales, et permet d’entrer en résonnance avec son époque. Par le jeu des sens et des émotions, sa puissance d’évocation joue un rôle central dans la transmission de nouvelles perceptions et représentations. Depuis plus de trente ans, les arts qui explorent les potentialités du numérique sondent nos futurs possibles. À la croisée des arts, des sciences et des technologies, ils investissent le paradigme de formes inédites qui révèlent de nouvelles dimensions du monde. Celles d’un réel connecté à la sphère virtuelle qui, grâce aux capteurs et à l’intelligence artificielle, peut voir, entendre, interagir et solliciter votre attention. Ces technologies empathiques ont ouvert un fabuleux terrain d’expression pour la jeune création, mais tout comme les impressionnistes en leur temps, elle doit aujourd’hui « prendre sa place » pour s’adresser au plus grand nombre. Et c’est bien à cette urgence d’art qu’il nous faut répondre, car pas plus qu’une grande partie des métiers n’a résisté aux effets de la révolution numérique, ceux de la création n’échapperont à leur propre mutation. À l’ère de la connectivité, de nouvelles formes portées par les digital natives surgiront bientôt de la planète entière, et faute de porter en son sein cette renaissance culturelle, notre société risque de la voir éclore inéluctablement ailleurs. Car si l’innovation développe notre capacité d’action, l’art vient la transcender autour d’un sens partagé, et ce puissant levier d’élévation et d’inclusion sociale est le socle indispensable à toute avancée humaine. C’est pourquoi, les profonds bouleversements en cours nous invitent plus que jamais à déployer les moyens de la création, pour que le désir d’oser ensemble l’emporte sur les immobilismes et les replis. Car toujours l’art questionne, émerveille et éclaire, et ce faisant rappelle que trouver sa place, c’est aller au devant de soi. 1. La 6e édition du Forum Changer d’ère s’est tenu sur le thème « Trouver sa place » à la Cité des Sciences et de l’Industrie. Placé sous le haut patronage du Président de la République, il a décerné cette année son grand prix au Cube (www.forumchangerdere.fr/programme-fce2018). 2. Le terme empathie a été créé par le philosophe allemand Robert Vischer en 1873 pour désigner le mode de relation d’un individu avec une œuvre d’art.

Nils Aziosmanoff, Président du Cube


SOMMAIRE PERSPECTIVES

L’art aux urgences.......................................................................................................................P.8 Le leurre et l‘argent du leurre..................................................................................................... P.11 L’urgence de la littérature. Vers un manifeste pour l’émancipation des lectrices et des lecteurs.....P.15 Artistes et scientifiques peuvent-ils se comprendre?......................................................................P.17

ENTRETIENS

Avec Ariel Kyrou.......................................................................................................................... P.19 Avec Djeff Regottaz..................................................................................................................... P.38 Avec Olivier Auber....................................................................................................................... P56

PERFORMANCES

L’urgence de l’art, celle de repenser son éco-système?.................................................................P.26 Acte manifeste du pariétisme...................................................................................................... P.30 Immunosphère(2).......................................................................................................................P.33 Urgences.....................................................................................................................................P.35 Urgence de l’art.......................................................................................................................... P.37

FICTIONS

Faire de sa vie son oeuvre...........................................................................................................P.42 Hack yourself 3 : Deniz............................................................................................................... P.45 Le bigdatagasm ou: faites l’amour dématérialisé, pas la guerre.................................................. P.48 Une cabane de fortune................................................................................................................P.51 Virtualité fuyante........................................................................................................................P.54


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L’ART AUX URGENCES Par Marie-Anne Mariot

L’art a toujours trouvé ses détracteurs. Rousseau était par exemple convaincu que le progrès culturel ne s’accompagnait pas d’un progrès moral mais dénaturait l’homme : « nos âmes sont corrompues à mesure que nos sciences et nos arts se sont avancés à la perfection ». Objet d’enorgueillissement artificiel pour les uns, l’art peut aussi être dévoyé pour les autres. Ainsi Hannah Arendt dénonçait la culture de masse coupable de transformer les objets culturels en produits de consommation où les œuvres ne sont plus contemplées, et où le monde de la culture perd sa pérennité : « le temps du loisir ne sert plus à se perfectionner, (…) mais à consommer de plus en plus. La société moderne a donc perdu le lien entre art et éducation de l’esprit ». De fait, pour de nombreux observateurs, la jouissance artistique et la contemplation des œuvres sont remplacées par la consommation photographique, le narcissisme et son syndrome des selfies hantant les musées1. La mort de l’art planerait-elle ? Pour sûr, elle guette de ses serres toutes formes d’art depuis Pline l’Ancien qui déjà déplorait : « la peinture romaine est un art qui expire ! ». La Renaissance annonça elle aussi la mort de l’art à chaque nouveau chef d’œuvre perçu comme indépassable. Puis le XIXe siècle enterra la peinture qui due cette fois son extinction à

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la photographie. Les crises régénérantes sont souvent prises pour des morts. Pourtant ces mutations élaguent, redirigent et attisent la créativité. Gérard Garouste précise qu’« à chaque étape, la peinture se débarrasse d’une mission qu’elle n’a plus à avoir »2. Exit le portrait de commande au profit d’une démarche qui mène au cœur de la peinture où « c’est ce que je trouve qui me dit ce que je cherche »3. Exit l’œuvre-objet sacralisée au profit de l’exposition d’art contemporain devenu processus, effraction ténue dans le « réel », introduction de contingence, d’ironie, de résistance révélant le côté borné du quotidien et des systèmes sociaux. Exit donc le spectateur classique au profit d’un acteur éprouvant une expérience, un exercice éphémère d’interrogation, mais véritable chemin philosophique et exercice de soi4. Vertu disjonctive de l’art et provocations jalonnent la modernité : «L’art selfie, c’est vous et en plus… c’est de l’art![…] Tout à coup, vous n’êtes plus une simple fourmi» se réjouit avec insolence Douglas Coupland5. Mais cette malice contemporaine de l’art qui s’affranchit de ses vieux oripeaux ne saurait évincer son intemporalité, ce qui persiste siècles après siècles, sa consubstantialité avec l’humanité. D’abord, cette fonction de nous rendre notre regard par celui d’un autre : « l’art ne reproduit pas le visible, il rend visible », autre Évangile de « ils

1. http://www.slate.fr/story/105795/les-musees-envahis-par-les-aveugles-photographes 2. https://www.franceculture.fr/emissions/par-les-temps-qui-courent/olivier-masmonteil 3. Pierre Soulages 4. http://www.christianruby.net/wp-content/uploads/RUBY-ISELP-publié.pdf 5. http://www.slate.fr/story/105795/les-musees-envahis-par-les-aveugles-photographes 6. Évangile selon Saint-Matthieu 7. Georges Braque 8. Fernando Pessoa


Est-ce à dire que l’Art a vocation intemporelle à être aux urgences de l’humanité, pour nous guérir du monde, pour réparer le monde et pour panser les plaies individuelles et collectives ? Cette hypothèse trouve de féroces détracteurs comme Jules Renard qui assénait : « Beauté de la littérature. Je perds une vache. J’écris sa mort et ça me rapporte de quoi acheter une autre vache ! ». Pourtant, la biologie confirme, en la personne d’Henri Laborit, qu’un humain qui ne peut ni combattre ni fuir un agent agressif, qu’il soit physique, chimique ou psychosocial, est voué à l’inhibition de l’action, au figement et à une soumission qui conduisent à l’entropie, à la dépression, à la somatisation, au suicide, à la fuite dans l’imaginaire de la folie ou

des drogues, ou encore : à la créativité et l’art ! Au terme de ses recherches, il conclut que l’art, comme toute créativité, est une fuite, dont il fait l’éloge, face à la mort et la réalité. Fuite imaginaire, fuite symbolique mais fuite efficace. « Heureusement pour l’Homme, il reste encore l’imaginaire. (…) L’imaginaire s’apparente à une contrée d’exil où l’on trouve refuge lorsqu’il est impossible de trouver le bonheur parce que l’action gratifiante en réponse aux pulsions ne peut-être satisfaite dans le conformisme socioculturel. C’est lui qui crée le désir d’un monde qui n’est pas de ce monde. Y pénétrer, c’est choisir la meilleure part, celle qui ne sera point enlevée ». Hélas, pondère-t-il, dès l’enfance, l’accès de l’Homme à cet imaginaire est châtré « pour que sa voix émasculée se mêle sans discordance aux chœurs qui chantent les louanges de la société expansionniste ». Ainsi, que ce soit dans un travail sans autre signification que celle d’assurer sa survie dans le cadre d’un processus de production, en famille où se répète la dominance sociale, ou dans les loisirs dictés par et maintenant la dominance socioculturelle, il est « généralement interdit à l’Homme de faire fonctionner son imagination s’il veut bénéficier de la sécurisation apportée par l’appartenance au groupe ». Aussi, l’ennui, la suppression de l’imaginaire s’il n’est pas au profit de l’innovation technique, et les engrenages hiérarchiques (compensant et pansant mal les plaies narcissiques pour la plupart) conduiront à la dépression ou la violence. Pour accéder à la créativité, il faudrait que le désir s’accomplisse « en traversant l’écharpe irisée de l’imaginaire » grâce à « l’information sur ce que nous sommes, les mécanismes qui nous permettent de penser, désirer, se souvenir, être joyeux ou triste, calme ou angoissé, furieux ou débonnaire, sur les mécanismes qui permettent de vivre avec les autres ». « Quand

9. Alexandre Gefen. (2017). Réparer le monde. La littérature française face au XXIe siècle, Paris, José Corti, p 265 10. Alexandre Gefen. (2017). Réparer le monde. La littérature française face au XXIe siècle, Paris, José Corti, p 241 11. Henri Laborit. (1976). L’éloge de la fuite, Folio Essais n°7, p24, p88, p98, p102, p120-125

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ont des yeux, mais ne voient pas »6 décliné par Paul Klee. Réveillant notre sensorialité engourdie, l’art entre en résonance avec le corps et le monde de l’âme. Couleurs, textures, formes, vibrations, sons, rimes, mouvements, senteurs entrent en danse pour décliner tous les transports et toutes les géographies. Parmi ces géographies, celles de la mort et de la souffrance bien sûr. De l’art funéraire préhistorique aux chants du crépuscule, « l’art est une blessure qui devient lumière »7 , en même tant qu’il est « l’aveu que la vie ne suffit pas »8. Alexandre Gefen, qui a travaillé sur des différentes modalités de « réparation du monde » par l’écriture au XXIe, démontre que « loin d’être inutile ou autotélique, l’écriture de la négativité est un dispositif psychique autothérapeutique qui participe d’une remédiation du deuil (…) ; la distance ou l’intransitivité de l’art sont aussi des réponses à des traumas »9. Réponses qui à partir du XIXe vont même prendre « la place ou le relais du religieux » par l’accompagnement et la forme d’assomption qu’elles proposent10 .

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une société donnera autant d’informations sur l’Homme, qu’elle s’efforce depuis toujours d’en donner sur la façon la plus efficace de produire des marchandises, la vie risquera d’être transformée. Chaque homme pourra alors apporter sa créativité au monde, non pour forger des outils de travail mais pour découvrir des outils de connaissance »11 . Sans cette connaissance et tant que deux hommes seront ensembles sur le même territoire gratifiant, ignorant leur fonctionnement, il y aura toujours un exploitant et un exploité, un dominant et un dominé, un maitre et un esclave, un heureux et un malheureux, ainsi qu’une grosse perdition artistique, au prix d’une énorme angoisse et d’un étouffant malaise civilisationnel. Reste, pour ceux d’entres nous dont l’imaginaire a été le moins châtré, Nietzsche et son « L’art et rien que l’art, nous avons l’art pour ne point mourir de la vérité ! ». Mais précisait Albert Camus : « L’œuvre d’art n’est pas un refuge à l’absurde, elle est elle-même un phénomène absurde(…). Elle n’offre pas d’issue au mal de l’esprit. Elle est au contraire un des signes de ce mal qui le répercute dans toute la pensée d’un homme. Mais pour la première fois, elle fait sortir l’esprit de lui-même et le place en face d’autrui, non pour qu’il s’y perde, mais pour lui montrer d’un doigt précis la voie

sans issue où tous sont engagés »12. Il conclue que « de toutes les écoles de la patience, et de la lucidité, la création est la plus efficace. Elle est aussi le plus bouleversant témoignage de la seule dignité de l’homme : la révolte tenace contre sa condition, la persévérance dans un effort tenu pour stérile (...). Mais peut-être la grande œuvre d’art a moins d’importance en elle-même que dans l’épreuve qu’elle exige d’un homme et l’occasion qu’elle lui fournit de surmonter ses fantômes et d’approcher d’un peu plus près sa réalité nue ». Il rappelle à la fin de « l’homme révolté » un extrait du Journal de Sibérie d’Ernst Dwinger qui a profondément marqué ma mémoire et qui montre que l’art fait du cœur des vivants le tombeau de ces héros, simples humains13. Il raconte l’histoire d’un lieutenant allemand, prisonnier depuis des années dans un camp où régnaient le froid et la faim. Il s’était construit, avec des touches de bois, un piano silencieux. Là, dans l’entassement de la misère, au milieu d’une cohue en haillons, il composait une musique qu’il était le seul à entendre. Camus plaidait pour cet art, cette beauté enfuie, qui au milieu du crime et de la folie apporterait toujours l’écho de cette insurrection harmonieuse qui témoignerait au long des siècles pour la grandeur humaine ...

12. Albert Camus. (1942). Le mythe de Sisyphe, essai sur l’absurde, folio essais n°11, p132 13. André Malraux, Rouen – Ville d’Art et d’Histoire pdf

Psychologue Clinicienne diplômée de l’Université Paris X (spécialisée en psychopathologie de la grossesse, du nourrisson et du jeune enfant), Marie-Anne Mariot est également psychothérapeuthe depuis 12 ans. Formée à la métanalyse par Marielle Garel et à la psychanalyse jungienne, elle s’est également inspirée et initiée aux travaux de l’École de Palo Alto (thérapie brève et stratégique).

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Par Pierre Bongiovanni

Je suis invité, sans doute au titre d’activités anciennes, à commenter la question qui suit. Je m’y soumets sans malice comme je le ferais si un mendiant, un juge ou un puissant me demandait de l’aider à faire démarrer un feu à l’aide de brindilles encore un peu humides : avec application tout en ronchonnant un petit peu. La question « L’intelligence artificielle et l’intelligence collective vont édifier les nouveaux contours du monde connecté, où les réalités mixtes, virtuelles et augmentées vont renouveler les imaginaires. Quels sont les enjeux des arts et de la culture dans cette transformation ? » La question posée, peut-être par fausse naïveté, se présente comme un champ de mines. Comment faire alors pour que ma contribution ne débouche pas que sur un champ de ruines ? Je consens à cet exercice car il me semble que la question de savoir ce qui fait « réalité » désormais est peut-être un des rares terrains d'investigation qui vaille encore que l'on s'y intéresse, pour l'investir et, soyons taquins, pour le transformer. Je propose pour commencer de dissocier les termes « intelligence artificielle » et « intelligence collective ». Les associer, comme c’est le cas dans la question semble impliquer qu'ils auraient, au-delà de la quincaillerie technologique qu’ils mobi-

lisent, une affinité quelconque. Mais rien n’est moins évident. Les « intelligences artificielles », quel que soit leur degré de sophistication (aujourd'hui comme demain), sont des dispositifs machiniques (les algorithmes en font partie) présents à chaque instant dans tous les états de l'activité humaine mais sans que le citoyen en ait conscience et sans qu’il en ait décidé ainsi. Leurs applications se déploient sur un mode épidémique et totalement en dehors du débat républicain (à supposer bien sûr que l’expression « débat républicain » conserve encore un semblant de pertinence). Les « intelligences collectives », elles, requièrent des dispositifs humains consciemment mis en œuvre par des citoyens conscients. A l’heure des « fake-news », de la « post-vérité » et des massives manipulations des réseaux sociaux on voit bien l’ampleur du challenge. Le triple préalable de la nécessité d’un processus collectif, conscient, consenti est donc extrêmement ambitieux. Ambitieux parce qu’il implique une appétence partagée pour engager des processus de décision collective à partir de points de vue opposés, ce qui n’est pas toujours présent dans la culture des partis politiques ni dans celle des « corps intermédiaires », encore moins dans celle des administrations, et pas du tout dans celle des activistes (de tous bords). Pour sortir la notion « d’intelligence collective » des laboratoires et espérer la mettre en

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LE LEURRE ET L’ARGENT DU LEURRE

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œuvre au quotidien il faudrait une révolution culturelle, politique et économique. Cet horizon se brouille chaque jour davantage. Il n'y a pas si longtemps, Pierre Lévy et Michel Autier se cassèrent les dents avec leurs « arbres de connaissances » en ne parvenant jamais à surmonter l'ignorance crasse et la myopie des pouvoirs publics qu'ils tentèrent en vain de convertir. Dès qu'il s'agit de s'écarter un tant soit peu des routines du moment les myopies sont d'ailleurs, aujourd’hui comme hier, toujours aussi dévastatrices. Ensuite, la question posée postule que « les réalités mixtes, virtuelles et augmentées vont renouveler les imaginaires ». Cette prophétie un tantinet lyrique jongle avec les mots du jour comme un funambule hystérique qui tenterait de jongler au-dessus du gouffre avec des bulles de savon. La question sous-entend que grâce aux « intelligences connectées » l’art et la culture auraient un quelconque pouvoir ou a minima une possibilité de transformation/modification des imaginaires. Est-ce si évident ? Cela reste à argumenter et à démontrer. De quelles réalités parle-t-on ici ? Je ne sais pas. Les seules réalités qui s’imposent sont celles qui sont ancrées dans l’espace social et politique, réellement vécu, et ce que je sais se limite à ce que recouvre les réalités du jour, non du point de vue de l’expertise (toujours provisoire, illusoire et partisane) mais du point de vue de la citoyenneté (toujours d’actualité, mais pour combien de temps encore ?).

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Le citoyen que je suis tente de rester debout tout en pensant aux millions de futurs réfugiés climatiques, à la goinfrerie financière mondialisée, aux convulsions identitaires et religieuses, à l’obsolescence de l’art, à la prochaine et terrifiante crise monétaire mondiale et à la

fin des humanités pour après-demain. Ces réalités ne sont ni mixtes, ni virtuelles, ni augmentées. Elles sont dominantes, concrètes et plutôt de nature à rétrécir le monde au lieu de l'augmenter. Les techno-évangélistes comme les adeptes du trans-humanisme numérique nous annoncent des lendemains excitants et prometteurs (on se demande d’ailleurs sur quelles valeurs se fondent leurs certitudes) sans se rendre compte qu’ils servent d’abord les intérêts des tenants d'un contrôle global des individus, individus qui ne sont reconnus comme tels que dans la stricte mesure où ils se conforment en tous points aux discours et doxas dominants (la Chine ouvre la voie, les autres suivront). Ces militants infatigables du monde de demain hyper-connecté ne semblent pas s’émouvoir non plus quand il s’agit de pourvoir à la fluidité sans fin de la circulation de marchandises (dont nous n'avons pas « besoin », si besoin renvoie bien sûr à un impératif éthique, biologique, social) ; ce faisant ils concourent à la promotion et à la généralisation d'un modèle de société dans lequel l'humain et son réel ne seront rien d'autre que les variables d'ajustements de la machine monde pédalant dans le vide au-dessus du précipice, tel le coyote aveuglé par son désir de dévorer Bip Bip, le grand Géocoucou bleu de la famille des Looney Tunes. Par contre je ne vois pas bien pourquoi leurs fadaises devraient me faire croire à la possibilité que, par-là, quoi que ce soit « contribue à renouveler les imaginaires ». Au fait qu’en est-il des imaginaires actuels ? Qui rêve et à quoi ? Et moi, quel sera mon combat et pour promouvoir quel imaginaire ? J’entrevois par fragments ce que peut être l’imaginaire d’un migrant africain embarqué sur un rafiot en quête d’un port accueillant. J’imagine l’imaginaire (j’imaginaire donc)


Mais quel type d’imaginaire mobilise l’énergie d’un « artiste » ou d’un représentant de la culture invoquant « les nouveaux contours du monde connecté, les réalités mixtes, virtuelles et augmentées ? ». Et pour quelles transformations ? Quand Orson Welles, dans les années 1930, illustre le pouvoir de manipulation des médias de masse naissants (la radio en l’occurrence) pour annoncer l’arrivée des extra-terrestres, il fait le job en révélant la puissance hypnotique du média. Lorsque, interdit de faire des films par le régime stalinien, Eisenstein théorise « la Maison de verre » et dénonce l’impasse d’une industrie cinématographique vouée au seul profit en piétinant au passage les potentialités extraordinaires mais jamais encore advenues de l’expérimentation cinématographique, il fait également le job. De ces deux-là, peut-être, peut-on dire qu’ils incarnent ce que l’on attend des artistes quand ils se confrontent aux machines à communiquer de leur temps avec des visions et dans une perspective radicalement critique. Ces artistes hors-norme pourtant ont-ils réellement changé la donne ? Rien n’est moins sûr. Mais leurs intuitions continuent de nous éclairer sur la nécessité de dynamiter le moule qui nous est proposé. En France, Jean-Michel Bruyère fait exception : de Marseille à Aubervilliers en passant par Dakar, Berlin, Le Havre, Chicago, Sevran et Sydney. Il passe son temps à brouiller

les pistes entre les technologies, les cultures, les genres, les arts, les modes, les sciences humaines (il faudrait une revue entière pour présenter en quoi et comment quelque chose de vivant est à l’œuvre ici et nulle part ailleurs). Trop souvent les « artistes du numérique » on le sait, on le voit tous les jours et l’on ne s’en étonne plus, sont devenus les courtiers complaisants de « l’innovation » technologique : ils en espèrent quelques miettes en droits d’auteur et quelques secondes de notoriété. Pour eux les questions sociales n’ont jamais fait urgence et 3 tours de ronds-points ne changeront rien à leur incapacité de se hisser à un niveau de pensée et d’action littéralement « hors du commun » (de la politique, du spectacle, du divertissement). Les écoles d’art ne sont pas mieux loties : elles sont les derniers des lieux infréquentables pour penser, ne serait-ce qu’à la marge, les mutations en cours. La question du social, là comme ailleurs a toujours paru suspecte tant il était nécessaire de s’en désengager pour s’élever au-dessus des contingences médiocres des gens du commun. Les intellectuels quant à eux, accourus à la table du Prince y vont moins pour renverser la table que pour assister impuissants et passifs à la célébration de leur propre soumission. Je ne suis ni amer, ni déçu, ni désespéré. Juste un peu agacé et désireux de recommencer par le commencement. Quand la question se pose de la place des arts et de la culture dans cette transformation je répondrai d’abord qu’il s’agit de s’entendre sur la transformation espérée. S’il s’agit d’une transformation vers le pire (davantage de consommation, encore moins de justice, plus de leurre et d’argent du leurre) alors il suffit de continuer à faire ce que tous célèbrent déjà. S’il s’agit d’autre chose, nous pouvons en discuter. Mais il faudrait alors qu’une « masse

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d’un naturaliste constatant les hécatombes du vivant végétal et animal. Je comprends l’appétit d’un gamin de banlieue qui prétend en remontrer aux énarques javellisés et grands décapeurs du lien social. Je crois comprendre les enjeux, et je pense avoir l’ardeur de les affronter.

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critique » d'artistes, ou une « communauté artistique », ou un « mouvement artistique » d'une cohérence et d'une ampleur sans précédent s’empare de la question. Sur quelles bases ? Et bien avec d’autres intentions, pourtant évidentes et toujours aussi radicales, qui consistent à : - Replacer la question sociale au centre de tous les intérêts en l’articulant à la relation humain/ nature, - Promouvoir une école républicaine apte à préparer les citoyens de demain aux échéances et aux défis qui les attendent, - Travailler à une justice sociale universelle pleine et entière, - Résister au délire consumériste, - Architecturer des réseaux sociaux vraiment sociaux libérés des épiciers, des pilleurs d’âmes

et des bonimenteurs. En déplaçant la question de départ, je prétends donc que tout commence par l'idée que l'on se fait de la société dans laquelle nous voulons vivre et que nous souhaitons transmettre à nos enfants. Ensuite seulement nous pourrons imaginer des arts et des activités culturelles servant cette finalité et des technologies de communication qui en soient les instruments. Mais s’il s’agit d’autre chose que de cela, alors autant jeter de l’huile sur le feu pour qu’il soit puissant, tonique et libérateur.

Pierre Bongiovanni est ingénieur en sciences économiques. Il crée en 1990 le CICV Pierre Schaeffer (Centre International de Création Vidéo) et le dirige jusqu’à sa fermeture en 2004. Il en fait l’un des plus importants centres de création et de recherche dans les domaines de l’image, du son et des nouvelles technologies, apportant son soutien à des projets très divers, du spectacle vivant au documentaire vidéo, de la chorégraphie au Web-art. Il conduit le chantier de préfiguration de la Gaité Lyrique à Paris de 2002 à 2004. Il mène depuis une activité d’artiste performeur. Il est l’auteur de critiques et d’analyses sur l’art numérique, notamment à travers sa revue en ligne Slunk.

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VERS UN MANIFESTE POUR L’ÉMANCIPATION DES LECTRICES ET DES LECTEURS...

Par Lorenzo Soccavo Le récit s’est approché comme un flot. Comme une montée de lait. Ce qu’à la croisée de la paléontologie et de la linguistique des spécialistes appellent l’acquisition du signal découplé, le fait pour les hominidés de pouvoir évoquer ce qui n’était pas ou plus à portée de leurs regards, ce qu’ils ne pouvaient désigner du doigt ou d’un mouvement de tête, a été l’instant déclencheur. Alors ce furent les affabulations autour d’un feu, les peintures rupestres, les grands mythes sur les origines, l’invention du théâtre, la représentation des mystères sur les parvis des cathédrales, le cinéma, les jeux vidéo à mondes ouverts. Ce n’est là qu’un survol succinct. Mais il y a surtout, qui sous-tend l’ensemble de ces stratagèmes de l’illusion : la littérature – cet art de (se) raconter des histoires –, d’abord orale, puis écrite, puis la lecture, d’abord à haute voix, puis silencieuse. Très tôt l’être humain est ainsi devenu une machine à inventer des simulations de mondes, des réalités de substitutions pouvant servir de laboratoires du réel ou d’échappatoires. Et ce n’est pas parce qu’il n’y a pas véritablement de déplacements physiques dans ces mondes imaginaires qu’ils ne sont pas. Le langage inaugure l’exil, mais ces mondes sont les destinations à partir desquelles le retour s’initie.

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L’URGENCE DE LA LITTÉRATURE

En acquérant le double contrôle de leur verticalité et de leur souffle, nos ancêtres ont acquis la capacité à se raconter, puis plus tard à s’inscrire dans un principe phonographique de conversion de la parole en écriture, et vice-versa. Le monde, tel que nous le percevons et l’exprimons, est toujours un fait linguistique. Cette intuition, qui s’est d’abord lentement affinée en moi par ma propre expérience de lecteur de fictions littéraires, entre en résonance avec la théorie kabbalistique du langage. Mais à sa folie du récit, notre espèce animale doit conjuguer un art de la lecture. À mon sens il ne peut s’exercer que si nous parvenons à « ralentir l’arrivée de l’image » (j’emprunte l’expression à Sophie Calle). Freiner l’approche des images qui foncent sur nous : ces écrans toujours plus proches, écran de cinéma, de télévision, d’ordinateur, de tablette, de smartphone, de casque de réalité virtuelle. Ce spectaculaire sature le regard et empêche la pensée. Face aux stimulations et simulations des technologies numériques nous devons prendre conscience de l’urgence à sauvegarder la singularité de l'expérience intime de la lecture de textes écrits, comme autant de réserves naturelles d'espaces et d’espèces imaginaires. Si de nouveaux dispositifs peuvent avoir leur place, en complément ou en remplacement un

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jour des livres imprimés, c’est à la condition qu’ils opèrent, non pas en détournant notre attention du voyage et en développant en nous de nouvelles addictions, mais en nous assistant dans la prise de conscience de ce que nous projetons de nous dans les mondes imaginaires des fictions littéraires.

Lorenzo Soccavo est chercheur associé au programme de recherche « Éthiques et Mythes de la Création » à l’Institut Charles Cros et conseil indépendant en prospective et en futurologie du livre de la lecture et de l’édition à Paris. Auteur de plusieurs ouvrages dont : Les Mutations du Livre et de la Lecture (2014), De la bibliothèque à la bibliosphère (2011) et Gutenberg 2.0, le futur du livre (2007), il intervient régulièrement comme conférencier, enseignant ou formateur, notamment au service des professionnels du livre et de la lecture. Son projet Bibliosphère est membre du Collectif l’i3Dim, l’incubateur 3D immersive, et plusieurs de ses prototypes de médiation numérique du livre sont développés sur la plate-forme web 3D immersive EVER [Environnement Virtuel pour l’Enseignement et la Recherche] de l’Université de Strasbourg.

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Par Etienne Krieger

Face à la déliquescence des institutions les plus respectables et à l’irrépressible « logique du fric » qui caractérise nos sociétés occidentales, l’art constitue un pied de nez salutaire à nos confortables certitudes.

parvient grâce à des calculs, des observations ou des expériences rigoureuses. Une telle démarche laisserait donc peu de place à la rêverie et à la créativité qui, dans l’imaginaire collectif, caractérisent le travail de l’artiste.

Plus certaines créations contemporaines heurtent les idées reçues, plus elles remplissent leur fonction, fût-ce au moyen de représentations parfois méphitiques. Peu importe finalement que l’on aime ou que l’on n’aime pas telle ou telle création : des artistes comme Maurizio Cattelan, Milo Moiré ou Deborah de Robertis nous interpellent et remplissent dès lors une fonction cathartique. Quelques artistes vivent au demeurant très confortablement de de rôle de fous du roi, de provocateurs officiels qui fournissent un exutoire à des systèmes par trop schizophréniques.

En réalité, les frontières entre la création scientifique et la création artistique sont éminemment poreuses. Scientifiques et artistes peuvent même apprendre l’un de l’autre et travailler de concert à des œuvres hybrides, fruits de recherches rigoureuses dont les résultats sont exprimés de façon débridée, à l’instar de l’art contestataire.

On oppose parfois artistes et scientifiques, comme si la création artistique et la création de connaissances obéissaient à des ressorts et des mécanismes de pensée et d’action très différents. L’artiste est vu comme un individu ayant le don de créer des œuvres aptes à susciter la réflexion ou l’émotion. A contrario, le scientifique contribuerait au progrès des connaissances à l’aide de méthodologies de recherche rigoureuses et ouvertes à la critique de ses pairs. Une découverte n’est jamais acquise : c’est un énoncé en instance de réfutation, auquel on

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ARTISTES ET SCIENTIFIQUES PEUVENT-ILS SE COMPRENDRE ?

Le Plateau de Saclay constitue un de ces lieux où l’hybridation art-science bat son plein, notamment sous l’impulsion de la Diagonale Paris-Saclay, qui ambitionne de créer des passerelles entre scientifiques et acteurs de la société, notamment les artistes. Des appels à projets permettent d’encourager la coopération entre artistes et scientifiques. Une initiative conjointe du Théâtre du Grain et du CEARC (Laboratoire Cultures, Environnements, Arctique, Représentations, Climat) a ainsi donné lieu à l’exposition « Ils remontent le temps », à la croisée de l’art et de la paléoclimatologie. L’idée était de montrer la réalité de la recherche et l’état des océans à travers une série de textes, de photographies, d’enregistrements sonores et de vidéos.

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Le Cube constitue un autre espace essentiel de dialogue entre les créatifs du numérique et les scientifiques du digital. J’ai eu l’occasion de suivre les premiers pas de l’association Art3000, la structure d’animation du Cube créée en 1988 dans les caves du Château de l’Eglantine, à Jouy-en-Josas. Près de 30 ans plus tard et grâce au soutien de la ville d’Issy-les-Moulineaux et de plusieurs partenaires institutionnels, le Cube est devenu une référence internationale en matière de création numérique et de dialogue entre artistes et scientifiques.

L’image d’Epinal qui opposerait les « savants » et les « créatifs », les scientifiques et les artistes est très différente de la réalité où ces deux personnages s’enrichissent de leurs différences pour créer et transmettre un message singulier et plus percutant. Les travaux de Vasarely sont une parfaite illustration de cette possible connivence entre art et science.

Étienne Krieger, diplômé d’HEC et docteur ès sciences de gestion à l’Université Paris-Dauphine, est entrepreneur et enseignant à HEC Paris. Il dirige à HEC plusieurs programmes d’entrepreneuriat et d’innovation, et a accompagné plus de 800 créateurs et dirigeants d’entreprises innovantes. Il est président du Club CHALLENGE +, association regroupant une centaine de dirigeants d’entreprises innovantes. Il est par ailleurs cofondateur, administrateur et/ou conseiller de plusieurs entreprises technologiques. Il est également cofondateur et administrateur de l’Académie de l’Entrepreneuriat et de l’Innovation. Coauteur de l'ouvrage « De l'entreprise traditionnelle à la start-up : les nouveaux modèles de développement », il a publié de nombreux articles sur le thème de l’innovation, de la confiance et du financement des jeunes entreprises..

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Dans cet entretien écrit et documenté, Ariel Kyrou éclaire la façon dont le numérique devient peu à peu une clef incontournable de l’art le plus contemporain. Mais gare aux erreurs de perspective : le numérique en tant que tel n’a rien de subversif. Mieux : selon cet essayiste, qui travaille notamment sur les imaginaires du futur, il y a urgence pour l’art à plonger le numérique dans un bain d’acide écologique et politique, afin d’en mener l’indispensable critique, radicale mais sans dogmatisme. Membre du collectif de rédaction de la revue Multitudes, Ariel Kyrou est le directeur éditorial de solidarum.org, base de connaissances pour l’invention sociale et solidaire actualisée chaque semaine, et de sa revue annuelle Visions solidaires pour demain. Le Cube : Comment percevez-vous l’évolution du monde de l’art avec les moyens numériques ? Ariel Kyrou : Comme Marcel Duchamp l’avait fort justement anticipé, il n’est guère aisé de « faire de l’art » avec les techniques les plus à la pointe de son époque. Il y manque nécessairement le temps de la digestion. Ce délai, ce recul, cette lente maturation de la tête mais aussi du ventre (si, c’est notre deuxième cerveau)

permettent d’éviter l’éblouissement par la technologie, fille de cette techno-béatitude qui rend bien des startups si stupides. En revanche, force est de constater que le numérique est de plus en plus fréquemment le moyen, l’objet ou le sujet d’artistes contemporains, au-delà de ce qu’on appelle l’art numérique. Cette évolution logique s’impose d’elle-même au fur et à mesure que passent les jours et les années d’usage de nouvelles technologies.

entretiens

ENTRETIEN AVEC ARIEL KYROU

Je n’en donnerai qu’un exemple : l’exposition du grand artiste en lettres minuscules mounir fatmi, The White Matter, à la galerie Ceysson et Bénétière à Paris du 16 mai au 22 juin 2019. « Une multitude de câbles blancs, en référence aux longs prolongements fibreux des neurones qui conduisent l’influx nerveux, » envahissent l’espace de la visite. Impossible d’échapper à ces symboles de la télécommunication, pas loin d’être d’ores et déjà obsolescents, ou du moins ringardisés en notre ère de l’intelligence artificielle, des objets connectés, et in fine de l’assistance sans fil omniprésente et tous azimuts. « L’œil se perd dans le labyrinthe et cherche désespérément un début, un milieu ou une fin. Le relief mural, blanc sur blanc, suggère un effacement, une “toile blanche” ou un écran sur lequel le spectateur peut projeter ses propres désirs, ses peurs ou ses espoirs. » Plus

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qu’un moyen, le numérique est un objet fort de cette œuvre, et ce malgré son invisibilité. Mais n’en est-il pas également l’un des sujets majeurs, par la suggestion même du vrai faux évanouissement de ses matériaux ? Ce sujet numérique n’y partage-t-il pas le devant de la scène avec les neurones de notre cher ciboulot, dont on ne sait s’il sort augmenté ou irrémédiablement diminué par ce nettoyage paradoxal ? Car « The White Matter fait référence à la substance blanche présente dans notre cerveau, responsable de la propagation des informations dans le système nerveux. »

nomène délétère.

La créativité, en particulier, ne naît pas de l’application de modes d’emploi de quelque logiciel, d’API ou d’objets connectés proposés à notre ferveur de consommation, mais au contraire de leur détournement et de leur réappropriation critique. J’apprécie les mashups de Mozinor, de Julien Lahmi ou de leurs pairs qui samplent films et autres vidéos, surtout lorsqu’ils ont une dimension politique. J’aime aussi les plus déjantés ou engagés des machinimas, clips créés à partir de moteurs de jeu vidéo. Comme l’a démontré l’histoDe fait, s’il cherche à interroger notre rien des images André Gunthert, certains société, s’il ne veut resmèmes visuels, à l’instar ter dans l’anecdote ou La créativité, ne naît de l’indémodable Liberse contenter de caresses pas de l’application té guidant le peuple de hypocrites à l’économie de modes d’emploi de Delacroix mise à la sauce dominante, l’art contemde nos actualités, jaunes quelque logiciel, mais porain ne peut éviter de ou autrement colorées, au contraire de leur se confronter à ce nususcitent de véritables mérique devenu la clé de détournement et de conversations par les rénotre environnement ur- leur réappropriation seaux et créent parfois bain, qu’on le veuille ou un drôle d’espace public critique. non. Comme il ne peut médiatique. Mais les acplus faire l’autruche face teurs de ces détourneaux dérèglements climatiques et aux pers- ments restent minoritaires, et les causes de pectives d’effondrement de nos sociétés. leur créativité doivent plus à leur contexte de vie et événementiel, à l’influence de Le Cube : La démocratisation de l’accès proches et surtout à l’éducation qu’à aux outils numériques favorise-t-elle quelque outil numérique en tant que tel. selon vous la créativité et l’inclusion sociale ? Le constat, selon moi, est du même ordre voire encore pire sur le terrain de l’incluAK : Non, la créativité et l’inclusion so- sion sociale. Car comme l’écrivait déjà en ciale ne doivent rien aux outils numé- 2014 Valérie Peugeot, chercheuse, membre riques en tant que tels. La fascination de de la CNIL et présidente de l’association la technologie pour elle-même est un phé- Vecam dans La Tribune Fonda : « Il y a


Gare aux erreurs de perspective : seules l’éducation ainsi qu’une société ouverte sur l’autre différent de moi, gouvernée par la culture et non l’économie, privilégiant l’émancipation de tous, et intégrant à ce titre le numérique comme d’autres outils au cœur de dispositifs on ne plus humains, peuvent contribuer à la créativité et à l’inclusion sociale.

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ne serait-ce que dix ans, ne pas avoir d’accès à Internet était un handicap tout à fait surmontable ; aujourd’hui, c’est devenu un facteur de marginalisation accélérée : chercher un emploi, accéder à ses droits, mener des démarches administratives ne peuvent, pour l’essentiel, plus se mener sans numérique ». Or les plus fragiles socialement en ont encore plus besoin que les autres. « La privation de numérique devient alors la source d’une double voire triple peine, car ce sont le plus souvent les plus démunis – économiquement, mais aussi en capital culturel, social – qui se retrouvent dans cette situation. » J’ajoute à ce constat les mots de Denis Pansu, responsable de « l’open innovation » au sein de la FING (Fondation Internet Nouvelle Génération) et coordinateur de la fondation Afnic pour la solidarité numérique : « L’idée d’une séparation tranchée entre inclus et exclus du numérique ne correspond plus à la réalité. Il y a des jeunes, en Afrique ou en Amérique du Sud, qui vivent dans les pires conditions, sans aucun accès direct à Internet, et qui pourtant arrivent à gagner 25 dollars par mois grâce à leur blog et à la maîtrise du système publicitaire de Google. À l’inverse, j’ai rencontré à Paris, lors d’une formation d’un conseil de quartier, une femme trentenaire, avec un smartphone dernier cri et une connexion haut débit, qui ne savait pas ouvrir plusieurs fenêtres à la fois sur ses écrans, et qui ne comprenait pas ce concept de multifenêtrage. D’un point de vue statistique, elle faisait partie des “inclus”, alors même que la vérité de ses usages l’excluait d’un grand nombre de pratiques majeures du numérique. »

Le Cube : Le numérique favorise l’émergence d’un nouveau paradigme de communication autour des réseaux et des virtualités, est-il porteur de nouveaux imaginaires ? AK : Ce paradigme est évidemment porteur d’imaginaires… Mais sont-ils si nouveaux que ça, les imaginaires des réseaux ? A-t-on fait mieux, sur le versant à la fois lumineux, utopique et parfois critique de ce territoire, qu’au milieu des années 1980 l’art des réseaux de Roy Ascott, l’esthétique de la communication de Fred Forest ou encore le Générateur poïétique d’Olivier Auber ? Je ne crois pas, tant ces trois artistes majeurs ont anticipé les enjeux de l’âge de la connexion généralisée, non sans comique et acidité réaliste avec Fred Forest, grâce à de prémonitoires mises en scène de notre intelligence collective – qui s’avère si difficile à atteindre – du côté de Roy Ascott et d’Olivier Auber. Oublions d’abord la face marketing et techno-béate de ce paradigme des réseaux et de la virtualité, que l’on pourrait résumer à l’indémodable « Demain ou rase gratis », dans le sens de tout raser de ce qui fait humour et civilisation au nom

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d’une liberté cucul la praline et toute conforme dans nos cocons technoïdes et nos bulles de filtre. Que nous reste-t-il de l’ordre d’une techno-critique sans dogmatisme ? L’imaginaire cyberpunk. Qui est notamment celui du film Blade Runner (1982) de Ridley Scott, d’après le roman de Philip K. Dick Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, ainsi que celui du Neuromancien, roman de William Gibson publié en 1984 qui, le premier, inventât le terme cyberespace, avec qui plus est une bien méchante IA en conclusion. Sauf que cet imaginaire-là, maltraité dans pas mal de séries TV comme Altered Carbon, est daté (encore les années 1980 !) et fatigué. Ses implants et ses multinationales toutes puissantes ne suffisent pas à transformer nos cauchemars en rêves surfant sur nos outils numériques. Alors même que l’intensité énergétique de l’industrie numérique augmente de 4% chaque année dans le monde (The Shift Project, octobre 2018) et que la cryptomonnaie Bitcoin pourrait augmenter à elle seule le réchauffement climatique d’une température de 2°c en seize ans (selon la revue Nature Climate Change, novembre 2018), quel imaginaire peut-il naître de ce soi-disant « nouveau paradigme de communication » ? Un imaginaire de cauchemar peut-être. Non, c’est à partir d’un nouveau paradigme de société bien plus large et politique, englobant les imaginaires de l’IA comme surtout de l’effondrement et de la Commune de Paris, que pourrait naître un nouvel imaginaire bien au-delà du cyberpunk.

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Le Cube : Face à l’urgence écologique, aux crises sociales et économiques, les arts numériques participent-ils selon vous à un élargissement des consciences ? AK : En tant que tels non, ni plus ni moins que l’ensemble du monde de l’art contemporain. Cela dépend des œuvres et des artistes, qui sont heureusement de plus en plus nombreux à se saisir de ces enjeux. Je pense à Albertine Meunier pour son humour irrésistible sur nos béquilles technologiques, à Yann Toma, à Scenocosme ou au duo Christa Sommerer & Laurent Mignonneau, toujours intéressants même si j’aimerais qu’ils mettent plus de fièvre sociale dans leur moteur. Ou sur un registre plus ouvertement critique RYBN, James Bridle, One Life Remains, ou Jean-Benoît Lallemant, présentés début avril à Bron dans le cadre de sa Biennale des arts numériques. Je pourrais également citer certains des artistes du Prix Cube, « Jeune création internationale en art numérique », qui n’a malheureusement pas eu de nouvelle édition depuis celle de 2016, avec par exemple cette pièce qui, dans la riche saison 2014, invitait chacun à participer à la destruction d’un serveur informatique : User Generator Server Destruction de l’autrichien Stefan Tiefengraber. Pour le reste, sur ce registre écologiste et techno-critique, le combo le plus intéressant est sans doute Hehe : il réussit à transformer les fumées sortant des cheminées les plus polluantes ou même d’une centrale nucléaire en formes ou champignons d’un magnifique vert fluo en mode numérique, jouant ainsi de notre irresponsabilité tout autant que


Le Cube : Y a-t-il une œuvre numérique en particulier que vous considéreriez comme « éclairante », et que vous souhaiteriez faire connaître au plus grand nombre ? AK : Au-delà des artistes que je viens de citer, et en m’excusant auprès de tous ceux que j’ai oubliés, je voudrais insister sur la démarche et les œuvres de Grégory Chatonsky. Depuis ses premières pièces en 1994, en particulier de net art avec son « groupe » Incident, cet artiste démontre que l’art peut naviguer au cœur de son temps et nous éclairer d’une remarquable techno-critique sans pour autant se la jouer prophétique. Ses pièces ont quelque chose d’ouvert et de romantique, elles piquent la propagande des techno-béats et exploiteurs de l’économie dominante sans pour autant imposer une vérité unique, laissant libre champ à l’interprétation de chacun. Il en est ainsi de son œuvre Extinct Memories, sous-titrée The Web without us, avec, sur son site Web, ce texte d’éclairage : « Google a colonisé le monde pour en faire sa Terre. Il a absorbé nos sentiments, capturé nos relations. Il a entendu nos désirs les plus enfouis, dressé des cartes, achetés le langage et nos comportements. Il a convaincu les États de disparaître silencieusement. Ray Kurzweil a expliqué que nous allions disparaître pour survivre, définitivement. Nous avons disparu pour de

tout autres raisons. Il ne reste plus qu’un disque dur sur lequel la mémoire d’un obscur ingénieur est encore lisible, Urs Hölzle. Il s’occupait de l’infrastructure, des centres de données, des ordinateurs. Il fallait les refroidir et empêcher les êtres humains d’interrompre leur fonctionnement. Le monde a à présent disparu. Il ne reste plus que la Terre et toutes ces mémoires accumulées qui attendent de vivre une seconde fois. » Et c’est ainsi que l’artiste imagine, dans ce dispositif, un ou des extraterrestres qui ne découvriraient de notre humanité que ce « souvenir ». Qui en devient pour nous autres, devant l’œuvre, un étrange « souvenir du futur ». Je viens d’accompagner Grégory Chatonsky pour son intervention pour la partie Icônes, dédiée aux multiples formes de l’art contemporain, du numéro 75 (été 2019) de la revue Multitudes. Le résultat est un corpus qui semble une œuvre à part entière, même si elle utilise une pluralité de fragments d’autres créations : Apprentissage – Extinction – Résurrection. S’y croisent et décroisent le Web et nos mémoires, la démesure de l’Anthropocène et des figures de l’extinction, des ruines bizarres et des abstractions topographiques, des rêves d’inspiration surréaliste et une intelligence artificielle qu’il a utilisé pour la pièce elle-même – comme dans Je ressemblerai à ce que vous avez été, dispositif aux entrées multiples qui a été présenté dans la Grande Halle des Tanneries d’Amilly du 16 février au 31 mars 2019 comme au cœur d’un data center mutant - et qui se poursuivra au Palais de Tokyo à partir du 21 juin 2019 dans le cadre de

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de notre fascination pour une industrie ou surtout des technologies dont ne nous pouvons néanmoins ignorer à quel point elles sont destructrices du climat et plus largement de notre environnement.

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l’exposition « Alternative Réalité ». Grégory Chatonsky n’est pas un artiste facile, car il multiplie les pistes pour inviter son public à fouiller en lui de quoi construire sa propre vision à partir des siennes. Mais il me semble aujourd’hui le plus contemporain des artistes numériques, techno-critique sans dogmatisme : ses œuvres se situent selon moi dans un maelstrom à la dimension étrangement politique, où s’opposent et d’un même élan fusionnent le fantasme de l’absence de limites qui forge l’horizon numérique et l’obsession des limites qui constitue les songes de l’écologie. Mais avec une perspective que l’artiste décrit d’une façon paradoxale, à la fois plus humble et plus ambitieuse : « Loin de me tenir entre la limite terrestre et l’illimitation technologique, limite toute cartésienne, j’aimerais laisser la place à la matière absolument anonyme et indéterminée qui fut avant et qui sera après nous, matière qui continue son lent bouleversement à travers nous. » Le Cube : Y a-t-il un livre ou un film en particulier que vous considéreriez comme « éclairant », et que vous souhaiteriez faire connaître au plus grand nombre ?

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AK : Je répondrai à cette dernière question par un double hommage : d’une part à un éditeur de science-fiction, La Volte, qui a sorti en avril 2019 le dernier livre du très mordant et très esthète Alain Damasio, Les Furtifs ; d’autre part à un autre auteur de La Volte, le grand bonhomme de la science-fiction française Philippe Curval. Pourquoi Curval ? Parce que de-

puis son premier roman sorti en 1960, Les fleurs de Vénus, cet écrivain imprégné de Surréalisme imagine une multitude de formes et entités artistiques fantasques, vivantes, extraterrestres dans tous les sens du terme – ce que l’on retrouve d’une autre façon dans Les Furtifs d’Alain Damasio, livre vital et excessivement musical. Je ne mentionnerai ici que trois exemples parmi les plus récents des illuminations artistiques de Philippe Curval : les « Envirtuels », environnements virtuels hallucinants du futur européen et robotique de Lothar Blues (2008, Ailleurs et Demain, Robert Laffont) ; l’étrange pays d’utopie baroque et dadaïste de l’un de ses derniers récits, Un souvenir de Loti (2018, Collection Utopia, La Volte) ; et puis ces incroyables œuvres d’art, créatures vivantes et autres apparitions de l’ordre d’un autre espace-temps dénommé « l’aréel » dans l’atmosphère vénitienne de Black Bottom (2018, La Volte). Où Philippe Curval écrit, « en guise de prologue » : « J’imagine qu’il est possible de créer des images qu’on ne regarde pas, mais qui s’imposent à notre vue. Des œuvres d’une conception nouvelle qui existeraient dans l’espace collectif ou privé sans qu’elles interfèrent avec notre vécu. Tels des instantanés qui s’effaceraient aussitôt qu’apparus, celles-ci ne pourraient se confondre avec ce que l’on nomme images subliminales. Sans provoquer ni émotion ni sentiment, elles ne laisseraient aucune trace dans la mémoire, n’influerait que sur le regard, l’espace d’un instant. Bien sûr, ces traces visuelles ne pourraient être mises en lumière que par des artistes clandestins qui n’auraient jamais eu l’idée de les concevoir, qui les auraient produites sans même s’en


il de plus écologiquement radical que ce joli pied-de-nez à l’art « extractiviste » le plus spectaculaire et le plus creux ? Un art aussi piquant et techno-critique que discret, à même de se fondre dans notre environnement bien au-delà du numérique.

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apercevoir ou les oublieraient immédiatement. Elles seraient installées par des intermédiaires inconnus, ignorant qu’ils les avaient eues entre leurs mains. Puis, placées dans certains lieux d’exposition, invisibles au milieu des œuvres déjà accrochées, sans qu’elles figurent sur aucun catalogue. » Soit une description qui rappelle très précisément les œuvres d’un autre grand personnage de l’art non pas numérique mais libre, et notamment inspiré des potentiels du digital : Antoine Moreau. Car qu’y a-t-

Essayiste et journaliste mutant, c’est ainsi qu’Ariel Kyrou se définit. Spécialiste du numérique, de l’innovation sociale et de nos imaginaires contemporains, il utilise la science-fiction et toutes les formes d’arts et d’avant-garde pour tenter de penser notre époque. Auteur prolifique il a récemment publié en 2017 Réinventer le travail sans l’emploi. Diplômé de l’Institut d’Études Politiques de Paris en octobre 1985, puis rédacteur en chef adjoint du mensuel Actuel de 1989 à 1993, il enseigne « l’histoire critique des cultures actuelles » à l’Université de Versailles / Saint-Quentin en Yvelines. Membre du collectif de rédaction de la revue Multitudes et chercheur associé au Laboratoire Costech de l’Université de Technologie de Compiègne, Ariel Kyrou est aujourd’hui directeur associé de Moderne Multimédias. Il est aussi le directeur éditorial du Laboratoire des solidarités de la Fondation Cognacq-Jay, et à ce titre rédacteur en chef de solidarum. org, base de connaissances pour l’invention sociale et solidaire, ainsi que de la revue annuelle Visions solidaires pour demain.

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L’URGENCE DE L’ART, CELLE DE REPENSER SON ÉCO-SYSTÈME ? Par Camille Sauer et Clément Thibault

Cet article, écrit à quatre mains, s’adjoint de la documentation d’une performance de Camille Sauer, acte originel lançant le « parietisme », mouvement consistant à imposer un système d’écriture artistique au sein d’un spot urbain. Le monde de l’art entretient des relations paradoxales avec le néolibéralisme. Très enclin à en stigmatiser l’idéologie et les valeurs, à travers des critiques néo-marxistes, post-féministes, des discours teintés d’environnementalisme et d’anti-post-colonialisme, il n’en répète pas moins les rouages, ne serait-ce que symboliquement déjà, par un segment de son marché, celui qui se taille la part du lion dans la presse, globalisé et en collusion avec les réseaux financiers, où tout est fondé sur la vitesse, les records et la perpétuelle nouveauté — amusant de constater qu’Harold Rosenberg fustigeait déjà « la tradition de la nouveauté » en 1960. C’est encore plus perceptible en ce qui a trait aux conditions de travail du secteur. Ce n’est pas exagéré que d’affirmer que la précarité, des salaires et des contrats, l’auto-exploitation et l’aliénation au travail sont courantes dans le monde de l’art, que les modèles organisationnels des institutions et des galeries sont, pour la plupart, traditionalistes et verticaux, et que le marché est régi par un système large-

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ment structuré autour de la demande — à en constater la place grandissante, à la fois intellectuelle et historiographique des collectionneurs, depuis Passions Privées1. Même dans ses antiennes, les phrases que l’on répète à l’envi, comme ce mythique « regardeur qui fait le tableau », on perçoit ce fond d’individualisme forcené, ce « vide de la condition post-moderne » où les grands récits fondés sur un haut niveau d’universalité sont tombés en désuétude, et où s’est supplanté l’individu comme mesure de tout bien. Un système fondé sur la compétitive et la performance Les artistes sont, bien évidemment affectés par ce phénomène, en particulier parce que le système culturel, dans son fonctionnement, pousse à l’isolement et à l’individualisme. En étant fondé sur une hiérarchie de valeurs déterminée en grande partie par les prix, les concours, les appels à projets, les résidences — et leur corollaire sur le marché, la « visibilité » —, il contraint les artistes à une concurrence forte qui commence dès l’école d’art. Le marché du travail des artistes présente cette particularité séculaire d’être profondément asymétrique, dans sa distribution des gains et son partage de la visibilité. Il y a les « stars » et

1. Passions privées: collections particulières d’art moderne et contemporain en France, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, décembre 1995 - mars 1996 2. Gouyon, M., & Patureau, F. (2014). Vingt ans d’évolution de l’emploi dans les professions culturelles (1991-2011). Culture chiffres, 1-24


Vices de l’économie de projet La deuxième conséquence est que les artistes s’érigent en champions bien malheureux de la flexibilité et du travail intermittent, quand il n’est pas gratuit. Ce système en « économie de projet » est éreintant et d’une certaine manière, contre-productif. Quand l’enjeu n’est pas la vente, mais l’obtention d’un financement (ou d’un prix), chaque constitution de dossier représente un véritable investissement de temps, mais dont la rémunération et l’issue

sont encore plus incertaines que sur le marché. Le temps qu’un artiste consacre à la production capitalise sur un objet ou une situation qui sera documentée, celui qu’il passe à répondre à un appel à projets sur rien. Et le voilà, comme Sisyphe, à devoir reconstituer à chaque fois ses dossiers pour répondre aux infinies spécificités de ses différents commanditaires. Ce système valorise par ailleurs des qualités particulières, et pas nécessairement artistiques, l’aptitude à susciter l’attention des commanditaires ou encore la capacité à créer des conditions favorables d’auto-emploi5. Tout cela est bien évidemment aggravé par les baisses de budget de l’État et des collectivités, mais encore plus par le fait que les artistes restent confrontés à cette vision trop répandue du « travail-passion ».

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les autres, et le fossé entre les deux s’est encore accru par les effets de la mondialisation. L’immense majorité de la population artistique est contrainte, elle représente un excès d’offre systématique. Ce système, qui a fonctionné un temps, touche aujourd’hui ses limites, notamment parce qu’il est débordé. La population des artistes français a connu une croissance de 21 % entre 1991 et 2011 (24.700 à 29.900), celle des photographes de 20 % (16.600 à 19.900)2. Parallèlement, les écoles d’art voient leurs effectifs et leurs demandes d’admission augmenter drastiquement. Cette population est disproportionnée par rapport aux débouchés offerts. Trop peu d’élus. Personne ne doute de la précarité qui touche les artistes — le montant moyen du salaire des professionnels des arts visuels était de 19.000 € entre 2005 et 20123, ou d’après l’échantillon d’une seconde étude, de 14.845€ par an4. Cette situation difficile, est en plus marquée par un manque flagrant d’alternative ; elle contraint les artistes à multiplier les emplois (enseignement technique, régie…) mais aussi à rechercher ces prix — parfois adjoints de bourses qui, quand bien même remportées, ne proposent aucune solution pérenne, parce que ponctuelles.

Pour ces raisons, et trop souvent, ils acceptent des projets aux conditions indécentes, des résidences payantes, aucun défraiement sur les frais engagés, ni remboursement de production, tout cela parce qu’une résidence, un prix ou une exposition leur conférerait un « gain de visibilité »… Une étude a montré qu’en Midi-Pyrénées, 29,4 % des structures seulement versent des droits de représentation aux artistes, que les remboursements de production sont quasi inexistants, et que seulement 37,5 % des productions liées à une résidence ont été contractualisées6. Cette étude, menée au niveau local, ne laisse que peu de doute sur sa généralisation à l’ensemble du territoire. La compétitivité artistique est saine, moins, si elle crée des frustrations en ne laissant pas à tous l’opportunité de s’exprimer, moins si les artistes ne sont pas rétribués justement pour leur travail, moins si elle se fonde en grande

3. Gouyon, M. (2015). Revenus d’activité et niveaux de vie des professionnels de la culture. Culture chiffres, 1-28 4. Ducreux E. et Joulain S. (2015), « Impact économique des centres d’art contemporains sur les artistes », Air de Midi-Midi-Pyrénées, Rapport d’enquête 5. Sagot-Duvauroux, D. (2011). « Mondes de l’art, modèles économiques et profils d’artistes. » 50 ans d’action publique en faveur de la Culture au Québec 6. Ducreux E. et Joulain S. (2015), « Impact économique des centres d’art contemporains sur les artistes », Air de Midi-Midi-Pyrénées, Rapport d’enquête

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partie sur des aptitudes professionnelles décorrélées des aptitudes artistiques, et encore moins si elle repose sur des critères de rentabilité. Car toutes ces mesures sont aussi celles du marché, qui permettent l’établissement de CV dont on compte les lignes, moins souvent ce qu’elles contiennent. Les dérives énoncées sont connues, et elles ont tôt fait d’être soulignées, dès le début des années 20007. Mais ces derniers temps, plusieurs initiatives témoignent d’une aspiration à la réforme. Les projets Paying Artists (Royaume-Uni), Wage For Work et The Brooklyn Commune (EtatsUnis), Haben und Brauchen (Allemagne), et en France l’association Économie solidaire de l’art, qui a publié une « Charte à l’attention de tous les acteurs des arts visuels en France », qui vise à faire adhérer un maximum d’acteurs au respect de quelques bonnes pratiques, et la presse se faisant le relais de ces initiatives8910, tout cela donne l’impression d’un esprit du temps qui change. Chaque ordre à un coût, soit, mais le système actuel présente trop de lacunes pour ne pas engager de saines réflexions sur les transformations exogènes (normes, action publique) et endogènes (évolution des comportements) qu’on pourrait lui apporter. Tout cela pour les artistes. Le marché favorisera toujours les formes rétiniennes et décoratives — celles qu’on accroche aux murs. S’il doit rester, et restera, une source de rémunération, il ne devrait cependant pas être la seule. Les artistes devraient ne pas être tributaires d’une seule source de revenus pour bénéficier des fruits de leur travail. Cette prééminence a des conséquences lourdes sur la créativité et sur les formes créées. Profondément inertique, elle réduit les artistes à n’être que des agents producteurs d’objets esthétiques, à la fois décoratifs et identifiables. Considérer les artistes comme des citoyens, des intellec-

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tuels, avant de voir en eux ces producteurs, n’est qu’une première étape pour élargir le champ des potentialités artistiques dans la société. Pour cela, il convient de se rappeler que l’investissement de fonds publics pour soutenir la création artistique n’est pas une perte d’argent, mais une défense de l’État-providence contre l’hégémonie des lois du marché. Dans cet article, nous proposons avec Camille Sauer quelques pistes de réflexion pour penser un écosystème artistique moins contraignant pour les artistes, plus libérateur. 1. Évolution des pratiques et des normes - La première, et aussi la plus fondamentale, veut que l’artiste soit rémunéré pour la monstration de ses œuvres. Bref, le droit de présentation publique (qui découle de l’article L 1222 du code de la propriété intellectuelle) doit être appliqué. En pratique, il peine à être mis en œuvre tant l’exposition demeure considérée, à tort, comme une « faveur ». Intelligemment, l’association Économie solidaire de l’art propose que le montant de la rémunération soit déterminé en proportion du budget et de l’ambition de chaque structure hôte, suivant certains critères comme sa notoriété, la fréquentation, la dotation générale et la visibilité du lieu… - Comme c’est le cas, bien souvent, en architecture tout appel à projets nécessitant une production intellectuelle et graphique (autre que la présentation d’un devis et d’un dossier de références) doit impérativement donner lieu à une rémunération de tous les participants, quelle que soit l’issue du projet — réalisé ou non. - Économie solidaire de l’art défend aussi l’idée d’une mutualisation, à travers la création d’un

7. Menger, P. M. (2002). « Portrait de l’artiste en travailleur ». Métamorphoses du capitalisme 8. « Rémunération : les artistes sʼorganisent », Le Quotidien de l’Art, Marion Rousset, 16 février 2018 9. « Malaise dans le milieu de lʼart : comment la parole se libère », Le Quotidien de l’Art, Magali Lesauvage, 1 mars 2019 10. « Artistes : la maladie de la gratuité », Le Quotidien de l’Art, Agnès Tricoire, 1 mars 2019


- Pourquoi ne pas imaginer un système de l’intermittence artistique, construit à l’image de celui du spectacle vivant, protégeant les artistes d’un travail fluctuant et les mettant à l’abri du besoins pour leurs activités créatives et promotionnelles. - Les écoles d’art pourraient reconsidérer la question du statut et de la place de l’artiste dans la société, et peut-être mieux les préparer à l’eco-système, légal et économique auquel ils vont se confronter. Si elles n’ont aucune élégance romantique, l’acquisition de notions en gestion de projet, en droit, en management et en marketing pourraient considérablement simplifier la tâche des artistes, voire mener certains sur la voie de l’émancipation. 2. Fédérer les artistes, agir en collectivité - L’avenir peut trouver ses germes les plus prometteurs dans la fédération, l’union. La mutualisation des biens, des moyens, comme c’est le cas dans les Artists Run Spaces peuvent être approfondis. Certains artistes, de plus en plus nombreux, créent des structures, développent de nouvelles formes d’économies, redeviennent des acteurs culturels à part entière. - D’ailleurs, les artistes gagneraient à prendre conscience de la valeur des techniques qu’ils maîtrisent. Que ce soient les recherches technologiques de pointe menées par les uns, l’excellence technique artisanale d’autres, des regards portés sur le monde… Ces compétences

sont valorisables— sans céder aux sirènes du marketing. - Dans le secteur des arts visuels, l’absence de convention collective porte clairement préjudice aux artistes. Ce débat, important, pourrait être relancé. - Refuser collectivement les concours, les résidences ou les appels à projets — privés comme publics —, qui demandent des prestations gratuites sous couvert de favoriser la visibilité.

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fonds de soutien par lequel un pourcentage obligatoire, réduit mais constant, de toutes les opérations et productions artistiques en France serait consacré au développement de l’art contemporain — productions, ateliers d’artistes, soutien des artistes et professionnels les plus précaires, renforcement des retraites.

Ces quelques réflexions ne se placent en aucun cas contre le marché, elles proposent simplement d’imaginer des alternatives, pour que son hégémonie et les formes qu’il impose soit contrebalancées par autre chose — une recherche désintéressée, des soutiens aux formes innovantes, nouvelles, et celles qui ne sont pas nécessairement rentables, au sens marchand. Elles proposent simplement de penser une voie pour que les artistes puissent vivre dignement de leur travail, pour qu’ils bénéficient d’une alternative au marché viable, pour qu’ils ne cèdent pas à l’urgence de la rentabilité, mais à une urgence métaphysique, plus féconde. Dans son étude sur les avant-gardes, Béatrice Joyeux-Prunel constate que le déclin de l’Académie et la reconfiguration du paysage artistique français sont une conséquence de l’augmentation importante de sa population artistique, qui ne trouvait plus de débouchés suffisant pour montrer son travail et se confrontait à une précarité accrue, tout en s’opposant à un système sclérosé et idéologique11. Difficile de ne pas entrevoir, entre deux époques, quelques correspondances. Non pas pour prophétiser un hypothétique grand chamboulement, mais pour y voir deux systèmes qui aspirent à se réformer de l’intérieur.

11. Joyeux-Prunel, B. Les avant-gardes artistiques 1848-1918. Une histoire transnationale, Paris, Gallimard, coll. « Folio Histoire », 2016

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ACTE MANIFESTE DU PARIÉTISME Par Camille Sauer et Clément Thibault Le « pariétisme » est un mouvement et une méthode d’expression et de pensée mise à la disposition des artistes. Il consiste à imposer son propre système d’écriture au sein d’un spot urbain. Par ce système de représentation propre, par ce langage inutile parce que sa grammaire n’est maniée par aucun, l’artiste répond et prend possession du territoire des images qui l’entourent, normées et utiles ; il crée un maillage symbolique surprenant, hors des codes habituels et des normes, afin de mettre en signes notre monde. Pour cet acte manifeste du pariétisme, j’ai crée un alphabet inspiré de la théorie de Kandinsky

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sur les formes simples. Elles incarnent à elles seules la réalité du monde dans lequel on évolue, et construisent une grammaire complexe à partir de peu (point/ligne/plan - cercle/carré/ triangle). Tous les caractères de mon alphabet naissent de combinaisons de ces formes. Chaque phrase, chaque combinaison donne à voir une architecture de la pensée et du raisonnement. On additionne les formes simples pour dire. On construit pour dénoncer. On répond au flot incessant d’images par les formes de son esprit.


Pariétisme, Camille Sauer © Corentin Schimel / Adagp, Paris, 2019

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« Camille Sauer est une artiste qui fait violence à la pensée. Récemment diplômée de l’École des Beaux-Arts de Paris, elle cherche, fouille et remet en question ; remplit de schémas, formules et jeux de mots de nombreux carnets de travail ; écrit, compose et met en forme. Nous sommes face à une boulimie de la pensée, mais une boulimie qui n’est pas égocentrée, au contraire faite pour être partagée, expérimentée, assimilée et propagée. » Grégoire Prangé Clément Thibault est curateur et critique d’art indépendant. De l’art classique africain au numérique, son approche inclusive de la critique et du commissariat s’articule autour de réflexions sur l’image et repose sur quelques thèmes de prédilection, l'ésotérisme, la science et la magie ; le chamanisme et le soin ; la relation au temps.

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Par Christian Globensky

Lien video : https://www.youtube.com/watch?v=8dm8Pj55Cnw&feature=youtu.be Christian Globensky sur l’œuvre : Je parle dans cette vidéo de géographies mentales, celles d’une humanité augmentée, où les points cardinaux sont en orbite géostationnaire. Par le biais d’une manipulation numérique menée tambours battant sur des textes de Peter Sloterdijk, je tente de redéfinir le vocabulaire d’une pensée écologique, de l’urgence de modifier nos consciences afin de faire de notre biosphère une immunopshère. Dans un premier temps, il s’agit de rescénographier les extensions de notre corps, ces récentes transmutations orbitales qui s’apparentent aux révolutions apportées par les artistes et géographes de la Renaissance qui créèrent les premiers globes terrestres. Puis, à partir des conséquences que nous tirons de ces observations, il faut tenter de formuler des principes esthétiques inédits, tels de nouveaux attributs de notre humanité aux commandes de notre vaisseau terre. Enfin, et si la première cartographie des ceintures de radiation encerclant notre globe terrestre fut étudiée pour la première fois en 1959, cet environnement exo-atmosphérique qu’est la magnétosphère nous a propulsés au-devant de nous-mêmes, dans une ronde céleste (star rounds) pour une éternelle répétition des schémas immunologiques propre au monde du vivant.

Vidéo couleur, 3’13, KTA Productions, 2009 Musique Rear Howl de Star Rounds : Christian Globensky (guitare) Alex Mittelmann (basse, batterie électronique). Star Rounds, formation musicale rock où les créations musicales chantées ne comportant que des textes tirés du célèbre « Ainsi parlait Zarathoustra ». Serait-ce la première fois qu’une formation rock entreprend de mettre en musique le chef-d’œuvre de Nietzsche ? La formation initiale, Alex Mittelmann (basse, batterie électronique, vocaux) et Christian Globensky (guitares, vocaux), a enregistré à Paris un premier album intitulé BROTHERS IN COLORS, en 1998. Puis s’est joint au groupe Brendon (batterie électronique et claviers) pour le second album LIVE IN JAPAN, en 2000.

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IMMUNOSPHÈRE (2)

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L’artiste Christian Globensky œuvre depuis plusieurs années sous la bannière de la Keep Talking Agency aussi appelé KTA Studio, ou KTA Éditions, selon les différentes activités qu’il réalise, produit, édite et distribue. Plasticien multimédia travaillant à partir des pratiques de l’installation et des interactions multimédias (vidéo, son image et texte), il a présenté son travail dans de nombreux Centres d’Art Contemporain en France et à l’étranger. Il a aussi participé à de nombreux festivals vidéos et a reçu plusieurs soutiens à la création. Il a accompli une résidence à New Delhi (Inde), dans l’un des ateliers de Culture France. Docteur en Arts et Sciences de l’Art (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) et des Beaux-Arts de Paris, Christian Globensky enseigne la pratique et la théorie des arts multimédias à l’École Supérieure d’Arts de Lorraine (l’ÉSAL Metz). Il est représenté à Paris par la Galerie Stéphane Mortier.

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Par Jean-Jacques Birge L’art n’est pas un choix, mais une nécessité pour celles et ceux qui s’y plongent. Le désir qui l’engendre est de l’ordre des urgences, question de vie ou de mort. Il faut pourtant prendre son temps. Penser longtemps, agir vite. Histoire de tourner autour du pot car la précision du geste vient de son approximation. L’œuvre achevée, elle n’appartient plus à son auteur, mais à celles et ceux à qui elle s’adresse et qui s’en emparent. La qualité d’une œuvre d’art est intimement liée au nombre d’interprétations qu’elle suscite. Pas question pour autant de faire du chiffre. Juste offrir la possibilité à chacune et chacun de penser par soimême, de se faire son cinéma, et, pourquoi pas, vibrer en sympathie. Certaines formes artistiques comme la musique ou le cinéma sont des sports d’équipe. C’est plus rare avec la littérature ou les arts plastiques. Complémentarité des savoirs. Nous sommes les pièces d’un drôle de puzzle. Dans cette cuisine chaque ingrédient y a sa place, chacune ou chacun y est indispensable, à la fois remplaçable et irremplaçable. Le goût varie selon les accords. Lorsque j’improvise je choisis mes partenaires. Comme dans la vie. L’improvisation consiste à réduire le temps entre composition et interprétation. Jouir sans délégation. Laisser ses mains, voire son corps tout entier, anticiper les mouvements du cerveau. Parmi les arts la musique est un espéranto qui se parle sans apprentissage. On peut être suffisamment ouvert pour converser quellque soit

l’origine de ses partenaires et de son public. L’art consiste à écouter tandis que l’on émet soi-même foule d’idées et de concepts, de désirs et de rejets. Tout le monde s’exprime en même temps, un orchestre ! Le silence est malgré cela une note, un signe comme les autres.

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URGENCES

Depuis l’avènement de l’enregistrement on peut produire sans écrire. La musique avait jusque là besoin du papier pour voyager. On a commencé par se déplacer en calèche ou en bateau. La voiture et l’avion ont raccourci les distances. Mais on ne peut jamais aller plus vite que la musique. Les mises en ligne ont remplacé les supports physiques. Sur drame. org il m’arrive d’enregistrer un vendredi et de mettre en ligne le lendemain, avec la pochette, les titres et les crédits. Je vends les disques, de moins en moins évidemment, mais je donne ce qui se joue sur la Toile. Parfois nous nous complétons à distance. Pour un vinyle produit par les Allumés du Jazz à l’occasion du Disquaire Day, je demande à Amandine Casadamont de m’envoyer un peu de son. Elle poste par WeTransfer quelques prises de field recording qu’elle a enregistrées en Transylvanie. Leur délicatesse m’oblige à leur emboîter le pas alors que j’avais imaginé un truc qui dépote. Il faut savoir s’adapter à toutes les situations. Des allumettes. Un bûcher. La forêt. Des bûcherons. Un enfant joue avec une arme à feu. Ça marche. J’ajoute des sons électroniques que j’attaque au clavier. Comme Sacha Gattino passe à Paris je lui suggère de siffler par dessus comme il l’a si bien fait sur le Tombeau qu’il m’a consacré dans l’album de mon Centenaire. Tout est là, mais j’ai besoin d’ajouter du

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relief, car c’est la dialectique qui m’anime dans tout ce que je fabrique. À la fin de la séance qui donne naissance à l’album Chifoumi je laisse au saxophoniste ténor Sylvain Rifflet et au percussionniste Sylvain Lemêtre la liberté de jouer ce qu’ils veulent en leur indiquant les endroits qui me semblent propices. Lemêtre ajoute des graves avec parcimonie, difficilement perceptibles sur les petits haut-parleurs d’un ordinateur portable, tandis que Rifflet provoque une surprise inattendue autour de laquelle le reste s’organise alors qu’il intervient le dernier. De toute manière on ne fait que passer. J’avais trouvé GRRR, le nom de mon label fondé en 1975, dans l’urgence qu’il exprimait, avec la rage de la jeunesse. Il est toujours d’actualité.

Lien musique : https://www.youtube.com/watch?v=SYzJ8adlD0Y BIRGÉ CASADAMONT GATTINO LEMÊTRE RIFFLET Les travailleurs du disque dans le miroir des allumettes Jean-Jacques BIRGÉ – clavier Amandine CASADAMONT– field recording Sacha GATTINO – sifflement Sylvain LEMÊTRE – percussion Sylvain RIFFLET – sax ténor Conçu, enregistré, monté et mixé par JJB au Studio GRRR, Bagnolet avec l’aide de ses camarades qui ont tous participé à la composition 4’07

Compositeur de musique, réalisateur de films, auteur multimédia, designer sonore, écrivain, Jean-Jacques Birgé envisage la musique essentiellement dans la relation audiovisuelle, ou du moins dans sa confrontation aux autres formes d’expression artistique. Fondateur des Disques GRRR, il fut l'un des premiers synthésistes en France dès 1973, et avec Un Drame Musical Instantané le précurseur du retour au ciné-concert en 1976. Si sa première œuvre électronique date de 1965, il compose aussi bien pour des orchestres symphoniques qu’il improvise librement avec des musiciens venus d’horizons les plus divers. À partir de 1995, il devient l'un des designers sonores les plus en vogue du multimédia et le spécialiste de la composition musicale interactive, cherchant à approfondir les effets de sens et à développer un éventail d’émotions toujours plus large.


Vue par Jean-Pierre Balpe

Lien video : https://www.youtube.com/ watch?v=HNmYMXmyXhM&feature=youtu.be

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URGENCE DE L’ART

Né en 1942, Jean-Pierre Balpe est écrivain et chercheur dans le domaine de la relation entre littérature et informatique. Il a été directeur du département Hypermédia, du laboratoire Paragraphe et du CITU, Université Paris VIII de 1990 à 2005. De 2006 à 2011, il a dirigé la Biennale Internationale des Poètes en Val-de-Marne (BIPVAL). Il a publié de nombreux ouvrages de littérature ou scientifiques et a occupé de plusieurs fonctions d’enseignement, de recherche ou de conseil. De 1974 à 2010, il a été Secrétaire Général de la revue Action poétique et en 1999 il a reçu le Grand Prix Multimédia de la SGDL pour le roman La Toile (éd. CYLIBRIS). Il est officier des Arts et Lettres et une partie de ses archives a été constituée en fond à la Bibliothèque Nationale de France.

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entretiens

ENTRETIEN AVEC DJEFF REGOTTAZ Le Cube : Comment percevez-vous l’évolution du monde de l’art avec les moyens numériques ?

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Djeff Regottaz : Les moyens numériques trouvent leur place dans la poursuite des recherches humaines dans le monde de l’art. Les artistes depuis le début de la création artistique ont toujours été à la recherche de moyens d’expression. Par exemple les hommes des cavernes utilisaient le feu pour projeter leurs ombres sur des murs et dessinaient autour avec des pigments naturels tels que le charbon. Avec l’expansion humaine il y a eu une raréfaction des domaines non investis par l’homme dans lesquels on pouvait intervenir artistiquement. Par exemple en peinture on a exploré beaucoup de champs lorsqu’est arrivée la rupture du ready made. Artistiquement on allait vers le réemploi et on affirmait son choix sur un objet pour dire « ceci est de l’art ». On arrive rapidement à avoir fait le tour de beaucoup de potentialités dans le monde de l’art et du coup avec les outils numériques s’est ouvert un champ de la synthèse. Aujourd’hui en reproduisant de manière synthétique tout un environnement qui soit naturel ou non on pourrait explorer un nouveau domaine de champ artistique. Les moyens numériques ont permis au monde de l’art de continuer d’explorer, mais de manière synthétique, les domaines d’intervention artistique. Je vais prendre un exemple très symbolique pour moi dans le domaine de l’art contemporain. Celui du vantablack, cette couleur noire

qui absorbe 99% de la lumière, achetée par l’artiste Anish Kapoor. Pourquoi était-ce un tel enjeu artistique et pourquoi un artiste a fait main basse sur cette couleur ? Et bien c’est pour se garantir qu’un domaine d’une couleur synthétique, (produit d’une recherche scientifique et qui est une synthèse de laboratoire) offre un champ artistique tellement nouveau et improbable à concevoir que d’un coup il devient le graal à obtenir au niveau artistique. C’est cette nouvelle création synthétique qui est pour moi un champ artistique d’exploration fort et dans ce sens le numérique a amené un domaine de synthétique de l’exploration artistique. Le Cube : La démocratisation de l’accès aux outils numériques favorise t-elle selon vous la créativité et l’inclusion sociale ? DR : C’est une bonne question. Je ne serai pas aussi tranché que ça. Pour moi le numérique, dans ma conception, n’est qu’une évolution des techniques, comme l’apparition de l’imprimerie a favorisé le livre ou la radio la parole. Aujourd’hui le numérique n’a ni tué l’imprimerie ni tué la radio mais a fait évoluer ces pratiques. Le cinéma n’a pas été balayé comme beaucoup de personnes le pensaient avec l’arrivée d’internet, (avec la mise à disposition des films en VOD, le peer to peer, l’apparition des séries). Des formes ont été pensées et elles résistent à une évolution technique. Mais la révolution technique amène de nouveaux formats, une plus grande diffusion et donc une plus grande


défenseur des propos de Marshall Mcluhan. C’est très frappant aujourd’hui que ces moyens de communication font la possible intervention artistique. Le Cube : Par volatile, vous entendez une matière très évolutive, jamais fixée ?

DR : C’est plus dans l’imaginaire. Cette matière virtuelle est loin d’être volatile. Elle a un impact sur la terre qui est juste ahurissant. Le Cube : Le numérique favorise l’émer- La seule chose, c’est que sa représentation et gence d’un nouveau paradigme de com- l’imaginaire sociétale qu’il y a autour font munication autour des réseaux et des d’elle une matière intangible. On ne peut pas virtualités, est-il porteur de nouveaux manipuler physiquement, à la main, les donimaginaires ? nées binaires qui circulent autour de nous. Par contre elles ont une vraie représentation DR : Cet espace numérique physique par les quantités «Nous sommes entouqui a été créé a fait émerincroyable d’énergie qu’elles ger de nouvelles pratiques, rés de données quoti- dévorent sur les data center, notamment autour des rédiennement mais on sur la maintenance du maseaux. Même si, au départ, tériel, qui servent à diffuser ne les perçoit pas. Et l’espace numérique n’était toutes ces données. Il y a la pas forcément connecté, il cette matière virtuelle partie très fine de l’iceberg et a fallu attendre l’armée et énorme partie submerest un véritable champ une l’émergence du web pour gée qui a une résonnance très démontrer toute la puis- d’exploration pour les forte. Ce qui est intéressant sance du réseau et de la artistes d’aujourd’hui» c’est que des artistes puissent connectivité. De ce mails’accaparer de la forme volalage en réseau est né le transfert de données. tile et impalpable, invisible à l’œil nu mais qui Ensuite le transfert de données physiques s’est a un réel impact physique sur l’ensemble de la faite à travers des câbles. Enfin le transfert de planète. données volatiles à travers le wifi et les ondes (qui existaient déjà mais que le numérique a Le Cube : Face à l’urgence écologique, démultiplié). Une matière, impalpable menta- aux crises sociales et économiques, les arts lement, s’est mise à foisonner. Nous sommes numériques participent-ils selon vous à un entourés de données quotidiennement mais élargissement des consciences ? on ne les perçoit pas. Et cette matière virtuelle est un véritable champ d’exploration pour les DR : On est en plein dans l’ère des fake news, artistes d’aujourd’hui, pour la jeune généra- on est enseveli d’informations voulues non tion. Ça devient une matière d’interconnexion voulues, choisies, non choisis. Il faut autrès forte à haut potentiel qui nécessite de s’en jourd’hui arriver à faire une distinction dans emparer, de la détourner et la manipuler avec tout ça et faire son propre cheminement, ce toute sa volatilité inhérente. Sur ces nouveaux qui est assez complexe. Il y a aussi cette petite paradigmes effectivement, je suis un fervent hypocrisie sur l’urgence écologique, car le nu-

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facilité à proposer des choses. On a pu le voir avec les différentes plateformes comme Youtube qui ont permis tout à chacun de partager les choses qu’il a envie de dire. Ça peut juste être la prise de parole comme ça l’a été avec les blogs. Cela permet de rendre visible plus de créateurs et d’artistes. Je ne pense pas que le nombre d’artistes ait drastiquement augmenté avec l’arrivée numérique, mais plutôt que la visibilité des artistes ait augmenté, ça oui.

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mérique n’est pas entièrement neutre et n’a pas totalement les mains propres face à l’impact écologique. Amazon, Google ont par exemple un impact très important avec leur consommation gigantesque d’énergie (climatisation des serveurs, propension des satellites). C’est un peu comme l’image du véhicule électrique on a l’impression qu’il a un impact minimisé car il est silencieux or il a aussi un impact écologique. Ce n’est donc pas si tranché que ça. Oui on peut avoir la sensation qu’on est plus informé mais pas mieux informé. C’est à chacun de construire sa barrière d’interprétation pour s’en faire une vraie idée. Le Cube : Y a-t-il une œuvre numérique en particulier que vous considéreriez comme « éclairante», et que vous souhaiteriez faire connaître au plus grand nombre ? DJ : J’ai eu la chance de me rendre au Brésil dans un parc botanique et d’art contemporain qui s’appelle Inhotim. C’est l’œuvre d’un ancien millionnaire qui a fait fortune dans les mines de fer au Brésil et qui a décidé de convertir une ancienne mine en parc botanique et d’art contemporain. Il a fait construire des pavillons pour inviter les artistes qui l’intéressaient. Cet endroit est juste incroyable, comme sorti de nulle part. À l’intérieur de ce parc il y a une de mes œuvres préférées : le Sonic Pavillon de Doug Aitken. C’est un pavillon circulaire entièrement vitré qui se niche dans les hauteurs de ce parc et qui permet d’avoir une grande vision panoramique sur le paysage. Quand on rentre à l’intérieur de ce pavillon, les vitres sont polarisées. Face à nous, il y a une

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unique petite fente où tout est visible et tout le reste autour de nous est flou. Si on tourne la tête on a l’impression de débloquer la vision face à nous. Tout le reste est opacifié pour qu’on ne voit pas ces éléments là. Plus on s’approche du centre, plus cette zone de netteté grandit jusqu’à arriver au centre de la pièce où toute la polarité disparait et où la totalité de la vision est visible. Au centre de la pièce il y a un trou avec un socle en verre. Dans ce trou un câble est glissé qui sert à émettre le son de la pièce qui n’est ni plus ni moins le son de la terre à une certaine profondeur (200 m). Il y a glissé un microphone qui amplifie le bruit que fait la terre. Le son que l’on a dans cette salle et plus particulièrement quand on est au centre de cette pièce avec cette vision complète représente une allégorie de l’écrivain Jorge Luis Borgès qui dit que quand on est au centre du monde on voit tout le monde. Cette pièce m’a profondément marqué car on a tendance, nous les êtres humains à regarder seulement ce qui est clair en face de nous et rarement à prendre un temps de recul pour avoir une image plus globale et pour réfléchir à un impact plus respectueux des espèces avec lesquelles on cohabite sur la terre. Ce qui m’intéresse davantage c’est que nous n’avons pas beaucoup de documentation sur cette œuvre d’art car il faut la vivre. Elle est à vivre pour comprendre le poids de l’art. L’art c’est quelque chose qui s’expérimente. Il n’est pas seulement à regarder à travers un prisme médiatique.


entretiens Après des études en sciences de l’information et de la communication, Djeff Regottaz se spécialise en hypermédia (Université Paris 8) et en arts numériques (post diplôme à l’Atelier de Recherches Interactives de l’ENSAD). Il a été lauréat de la bourse « Créateur Numérique » de la Fondation Hachette en 2000 pour le roman policier interactif et génératif Trajectoires. Il fonde le studio d’Entertainment digital « Dekalko ». En 2009, il devient Directeur artistique à Sciences Po Paris puis Directeur de la création en 2012. Depuis 2017, il partage son temps entre son activité de plasticien et ses missions de program designer et facilitateur auprès de la Hive, résidence créative du tiers-lieu Thecamp, à Aix-en-Provence.

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fictions

“FAIRE DE SA VIE SON ŒUVRE” Par Linda Rolland

« Le 19e siècle était un siècle d'empires, le 20e siècle, un siècle d'État-nations. Le 21e siècle sera un siècle de villes. » Wellington Webb, maire de Denver (Colorado). Dans un monde ou “l’empreinte écologique” influence nos comportements, consommer, se déplacer, voyager devient un acte de collaboration à l’effondrement. L’empowerment créatif, et toutes les technologies à notre portée, nous offre le pouvoir de nous recentrer sur ce qui est important : collaborer, devenir des acteurs de nos vies. La création est l’action des dieux. “L’art, le plus haut traitement de l’information » * est notre pouvoir. Penser qu’on est le centre du monde, Que la terre tourne autour de vous, Qu’on est aimé de tous, S’aimer d’une manière infinie, Que son nombril depuis qu’il a été coupé, Juste au-dessous du plexus solaire, Nous a donné cette liberté, Nous séparant de notre génitrice à jamais. Ce plexus que personne ne peut atteindre, Le centre d’énergies et d’émotions, Et si le monde se rétrécit autour de nous ? Que nous sommes uniques ! Penser que notre corps nous appartient

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notre dernier espace de liberté et de création... Quotidiennement, à 12 heures, Sylla, Y-am, E-roes, Ardam et Rêve et Rose se connectaient sur le net en live, ou dans les metaverses retrouver leur avatar. Tout était devenu compliqué dans ce monde, se déplacer, difficile voire parfois impossible, voyager ? Pas la peine d’y penser ! La culpabilité de l’empreinte carbone suffisait à vous en dissuader. Manger sainement ? Difficile ! À cette époque, nous avons tous fait un travail sur nous-mêmes et mené une réflexion ensemble ! Notre think tank avait plein de projets ! Nous avions comme projet de lutter contre les actes choquants de certains individus aveuglés par des croyances anciennes limitantes de l’histoire, comme les dessins racistes ou provocateurs ! Inspiré d’un collectif allemand des années 2000 “Paintback” redessinait des dessins racistes ou haineux en message d’amour et d’humour. Nous avions comme ambition de faire de cette ville un melting -pot de bienveillance ! LoveBack ! Nous l’avons baptisé ! Y-am avait réussi à hacker le site général des caméras de surveillance de la ville. Pour repérer les lieux où nous devions intervenir, chacun surveillait les caméras, jour et nuit.


Et moi, depuis ce jour Rose est devenue Cyberose !

Et pour aller affronter ce chaos, il fallait un équipement ultraléger et protecteur. Guêtres, combinaison en graphène carbone (un atome d’épaisseur) casque carbone, et mes rollers ! Fabriqués spécialement pour moi. À cause d’un accident justement. J’étais sortie ce jour-là ! La ville semblait calme, plus calme que d’habitude. Je passais la porte blindée de mon immeuble et je ne sais plus ce qui s’est passé ! Un engin énorme noir volant me faucha et disparu dans les airs ! Je perdis connaissance. Je me suis réveillée au centre “cyborg et cie” !

“Instant présent”! C’était le leitmotiv ! Il n’y avait plus de demain. Nous étions dans l’urgence de transfigurer ce monde :

Je dois dire que la prothèse de ma demi-jambe droite était vraiment magnifique “esthétiquement s’entend” ... le reste posait un peu un problème d’adaptation !

fictions

Nous habitions chacun à des endroits différents de la ville et, se donner RV sur “Francofutur”, entre autres, évitait de se déplacer ! Il y avait des heures où il était impossible de sortir, seulement si on était suicidaire ou cascadeur ou yamakasi ! Trottinettes électriques, vélos électriques, monoroues, drones. C’était l’enfer de se balader toute la journée. C’était dingue, il fallait non seulement être en excellente condition sportive, mais également en bonne santé morale. Quand ça n’était pas un drone qui vous rasait la tête, en même temps qu’à votre droite un vélo électrique bifurquait au dernier moment et qu’un monoroue vous passait entre les jambes en se baissant ! Le 17h aux Champs-Elysées c’était un spectacle à voir ! ...si tu possédais un appartement dans le coin !

La première fois que j’ai essayé de me mettre sur mes deux jambes ... C’était une catastrophe ! plus j’essayais de retrouver ma démarche de déesse, plus je faisais rire mes amis. Finalement j’ai réussi, tant bien que mal, à me mettre debout ! Et je me suis entraînée à marcher avec mes vieilles louboutins sorties des malles !

“Bienveillance  ,  Tolérance,  Conscience” avaient remplacé “Liberté, Egalité, Fraternité”. *L’art est le plus haut niveau de traitement de l’information Conférence Yann Minh

À cause de ce jour-là ! Nous avons décidé d’intervenir la nuit seulement. Mes amies et amis étaient là! Tous autour de moi :  Y-am : hacker vaillant, Sylla : pur esprit, E-roes : héros rêveur Ardam : architecte naïf Rêve : coloriste inspirée

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fictions Le mur du gamer brut

Passionnée par l’architecture d’intérieur, Linda Rolland fréquente l’école Boulle, puis travaille pour une agence de tendance, où elle est en charge du cahier « Couleur ». Elle se spécialise dans le design d’espace. À Lorient, elle monte dans les années 80 le premier bar vidéo musical. Elle est l’une des premières DJ en France. Dans la foulée, elle deviendra chanteuse dans le groupe « Les Williams Pratt ». Linda Rolland écrit depuis son plus jeune âge, quand, se réfugiant à la campagne et croyant que les arbres avaient une âme, elle composait des récits pour ses trois frères. Elle ne s’arrêtera jamais d’écrire depuis. La nouvelle Harmonia ou l’impossibilité du re est la première nouvelle d’une aventurière cyberpunk, artiste multimédia et bretonne. Depuis une vingtaine d’années, Linda Rolland collabore également à la rédaction du journal de France 2 en tant qu’assistante de rédaction.

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Par Karen Guillorel

Alors que la programmeuse Milla se fait hacker son pacemaker par son ex, Mathis un jeune écrivain féru de poésie, est engagé par un géant vidéoludique pour devenir un conteur bionique... Mathis Skarsgard était une légende parmi tous les joueurs du monde entier. Aussi, lorsque la mort l’emportait de manière si abrupte voilà un mois, la nouvelle avait fait l'effet d'une bombe sur les forums de gamers. Le jeune prodige décédé à 24 ans laissait en héritage aux joueurs une planète inédite, qu'il avait codée en testament. Il savait qu'il allait mourir. Cependant, rien de plus n'avait filtré au sujet d'une maladie ou autre indice d'une mort prévisible. Deniz avait porté un sweat à capuche noire ce jour-là. Elle n'avait pas été la seule à faire le deuil dans sa classe. Puis Redrum n'avait rien communiqué d'autre que la date de patch de la planète, annonçant en grande fanfare que les 100 premiers qui la trouveraient deviendraient alpha testeurs officiels du jeu. Deniz avait bloqué la porte de sa chambre. Pas question d'être dérangée pendant l'immersion. Il était 23 heures. Avec un peu de chance, son père Yann était devant Netflix. Il tenterait de raconter l'épisode à sa femme Şirin lorsqu'elle serait revenue tard des ménages qu'elle enchaînait pour que la famille puisse manger à sa faim. Le premier réflexe de Şirin ne serait pas

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HACK YOURSELF 3 : DENIZ d'écouter son mari, mais de demander où était Maël. Lorsqu'il n'était pas en fugue, le frère ainé de Deniz échafaudait des plans de fuite à partir de livres d'héroïc fantasy qui s'empilaient dans la chambre qu'il partageait avec sa soeur. Celle-ci avait déjà placé une pancarte sur la porte à l'intention de sa mère : « Maël n'est pas ici ». Deniz avait 12 ans et des rondeurs. Des bouclettes noires encadraient son visage brun. Et elle était officiellement affectée de TDAH : ses profs écrivaient sur son carnet qu'elle était une pipelette et s'arrachaient les cheveux de la voir se lever en classe aux moments les moins opportuns... La mousse du casque virtuel en contact avec le front de Deniz était un peu gluante. Cela faisait des heures qu'elle jouait. Redrum avait patché Planets of legends durant la nuit. Mathis Skarsgard avait été le premier conteur bionique de sa génération. Le premier à avoir été épaulé par des intelligences artificielles pour créer les visions cosmiques qui constituaient les nuées de galaxies imaginaires du jeu. Le but de Planets of legends était simple : il fallait trouver et explorer des planètes sur lesquelles se trouvaient des êtres étranges : les infants. Il n'y en avait qu'un par planète. Deniz aimait profondément le jeu. Quand Maël fuguait, elle trouvait refuge sur les planètes et y passait secrètement ses nuits. À l'école, pendant ces périodes-là, elle cessait d'être l'enfant bavarde et rieuse pour devenir une fillette épuisée qui dormait sur ses bras. Yann et Şirin avaient été

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convoqués. Les insomnies de la fillette furent mises sur le compte de l'absence de son frère. Ce jour-là n'était pas comme les autres. Aussitôt qu'elle avait su pour la planète inédite, la fillette avait contacté Jayce, Dot, Marco et Colum, de leurs noms d'avatars. Les cinq amis se préparaient, depuis, afin d’être prêts pour le grand jour. À présent, ils filaient dans l'espace, chacun dans son vaisseau. Celui de Deniz était aussi effilé que la fillette était ronde. Les boucliers faisaient sa fierté : titane liquide polyforme. Elle l'avait reçu d'un infant rare. La planète apparut enfin. Le disque blanc devant leurs yeux laissait deviner des glaces immémoriales. - C'est de l'eau recouverte de poussière gelée, avertit Dot avec sa voie aigrelette. - Ok, répondit Deniz en accélérant.

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Elle laissa sa fusée atterrir, faisant une large trace à la surface du sol. Deniz sortit de l'habitacle. Sous ses pieds nus, la surface empoussiérée craquelait. Son avatar était un petit garçon asiatique en tunique mordorée. Une tignasse noire recouvrait ses grands yeux expressifs. Le vaisseau le plus proche, celui de Colum, s'ouvrit lui aussi. Un grand garçon maigre en combinaison orange en sortit. Deniz plissa les yeux en regardant le ciel. Mais les autres vaisseaux n'apparaissaient pas. Elle sourit en se retournant vers Colum. - Tu as envie d'attendre les autres, toi ? Le garçon la regarda d'un air crâne, avant de la rejoindre d'une petite foulée. Autour d'eux, la poussière glacée avait une étrange teinte verte. Transparente, elle laissait apparaître des fonds de mer. En-dessous des pieds des deux enfants ondoyaient des poissons rutilants et des requins multicolores. - Je me demande où va se trouver l'infant cette fois-ci. Les autres vaisseaux scintillèrent dans le ciel,

avant d'atterrir en trombe à côté des deux enfants. Dot arborait un visage maussade en descendant de l'habitacle. - Vous êtes trop bêtes. Vous avez failli nous faire éjecter du serveur. - Bah, Dot, allez.. De toutes manières on serait pas partis sans notre Bouclier. Jayce n'écoutait pas, elle furetait déjà partout. - Alors Colum, qu'est-ce que tu nous pistes ? Tu as trouvé un indice ? demanda-t-elle. Le garçon en combinaison orange se tourna vers ses compagnons avec gravité. - Vous allez rire, mais ce n'est pas nous qui allons trouver l'Infant ! À peine eut-il dit ces mots, que la glace se mit à trembler par violents soubresauts sous les pieds des cinq enfants, avant de se rompre brutalement, laissant émerger une silhouette gigantesque. Les enfants eurent à peine le temps de s'écarter. La silhouette replongea dans les eaux glacées. - C'est quoi ça ? - Je confirme, cria Dot, c'est l'Infant ! - Il revient ! Au même moment, des coups sourds se firent entendre. Mais les camarades de Deniz n'y prirent pas garde. - Vous avez entendu ça ? Demanda Deniz. - Qu'est-ce que tu racontes ? Hurla Jayce. Cours ! Deniz prit ses jambes à son cou comme les autres. Autour d'eux, la créature bondissait et replongeait aussitôt, dans des gerbes de débris glacés et dans des fulgurances aqueuses. Les bruits sourds reprirent. Deniz regarda autour d'elle à nouveau, puis réalisa que cela ne venait pas du jeu. - Je dois déco ! - Fais pas ça, Deniz, sinon on va... Mais l'enfant confirma la sortie du jeu, laissant là ses compagnons, en pleine poursuite. Deniz ôta à toute allure son casque, dont elle fit sauter les câbles habilement, avant de fourrager le tout sous sa couette. La poignée de la


Les yeux furibonds devinrent de glace. Le père de Deniz se pencha sur l'ordinateur, débrancha tous les câbles d'un geste sec. Puis il se baissa et prit la tour à bout de bras. - Confisqué... Et ton abonnement de Planets of Legends, je le résilie demain. - Papa ! La porte de la chambre claqua. Deniz entendit les pas de son père s'éloigner. Elle resta longtemps à se retourner dans son lit. Le lendemain matin, en se levant, elle vit son père quitter la maison avec l'ordinateur sous le bras. En apprenant qu'il l'avait vendu sur Ebay, Deniz conçut son premier plan pour quitter sa famille...

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porte continuait de sauter. - Deniz ! Tu ouvres tout de suite ! La fillette éteignit l'écran tout aussi hâtivement. Et au même moment, la chaise bascula, et la porte s'ouvrit violemment. Le père de Deniz était un homme maigre et courtaud. Il était torse nu, et son bas de pyjama trop grand pour lui. La fillette fit mine de se réveiller en sursaut. L'homme s'approcha de son lit avec des éclairs dans les yeux. - Toi ! Chuchota-t-il d'une voix impérieuse. Et il s'avança vers la tour d'ordinateur et posa sa paume dessus. Il se retourna vers Deniz, la força à se lever et à poser sa main aussi. - Alors ? - Allez papa, c'est bon, je suis au lit... - La tour est brûlante ! Tu dors en classe, Deniz ! - Mais la nouvelle planète a été patchée à minuit !

À suivre

Née en 1978, Karen Guillorel arpente passionnément la Terre de 2002 à 2012, si possible à pied ou à vélo. Pendant dix ans, elle travaille dans le jeu vidéo, l’audiovisuel et la presse, apprenant les différents métiers qui la conduisent vers l’écriture et la réalisation de films. Si l’aventure sociale a longtemps fait respirer Karen, tout autant que les voyages géographiques, elle se consacre à présent à la dimension intérieure du voyage et est à plein temps sur l’écriture de scénarios télévision, BD & transmédia pour la jeunesse et les adultes, tout en continuant de travailler sur des fictions littéraires.

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LE BIGDATAGASM OU :  FAITES L’AMOUR DÉMATÉRIALISÉ, PAS LA GUERRE Par Yann Minh

« Le Big DataGasm », qui a changé le cour de l’humanité a été provoqué par une performance artistique numérique clandestine au début du vingt et unième siècle. C’était un grand bunker atypique du mur de l’atlantique de type Regelbau H650 métissé de 665 tobrouk, sur une plage longeant un camp militaire désaffecté. Au fil des années l’énorme étoile à quatre branches du blaukhaus avait lentement dérivé sur le sable et il gisait maintenant légèrement penché, à moitié immergé dans le ressac. À son sommet, l’ouverture circulaire bordée d’une large crémaillère rouillée était inclinée vers le sud. Chaque jour vers 13 heures le soleil dessinait à l’intérieur de la salle de l’affut un grand œil lumineux crénelé à la jonction du mur nord et du tapis horizontal de sable fin humide. La verticalité contrariée du bunker était restituée par de longues chaînes fixées au plafond, et soudées par la rouille. Sur les murs, des rangs d’échelons désagrégés menaient vers un entrelacs à la fois rectiligne et chaotique de poutrelles métalliques.

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Malgré sa désaffectation militaire, la plage était toujours interdite au public et c’est là que le groupe de NøøHacktivistes Cyberesthésia avait décidé de lancer son offensive d’art numérique cybersexuelle un jour ensoleillé d’oc-

tobre. Le groupe avait apporté plusieurs containers étanches abritant tous une nøøartillerie d’équipements informatiques, audiovisuels et BDSM, alimentés en basse tension et connectés sur les réseaux sociaux numériques par satellite. La mise en place du dispositif cyberoffensif a commencé vers 11 heures du matin, et a été opérationnelle vers 17 heures. Le soleil à l’horizon plongeait le bunker dans l’obscurité, et la marée montante commençait à pénétrer par la grande ouverture horizontale de l’affut. En contraste avec l’atmosphère crépusculaire paisible de la plage, l’intérieur de la casemate était apocalyptique. La houle s’écrasait sur la façade en pulsations sourdes. À chaque ressac, le niveau de la mer s’élevait rapidement des pieds jusqu’à mi-cuisse, et des gerbes d’écumes éclaboussaient les caissons étanches abritant les équipements informatiques. Devant les caméras 3D connectées, éclairées par les panneaux de leds bleues et orangées immergés, le corps dénudé de l’hacktiviste LIA oscillait suspendu par les pieds aux grandes chaines rouillées. Son corps androgyne asexe était équipé de harnais électrifiés, de télédildos, et de capteurs contrôlés par une électro-


Les reflets aquatiques des leds oranges et bleues sur les murs donnaient au bunker l’allure d’une illustration de science-fiction post apo cyberpunk. En plus de l’ensemble des capteurs et stimulateurs répartis le long de son harnais, LIA était coiffée d’une interface neurale directe dont les électrodes lumineuses au bout de ses membres robotisés lui donnaient l’apparence d’un petit robot hexapode dévorant le crâne de l’androgyne. LIA portait un masque de plongée transparent qui lui permettrait de respirer lorsque la marée allait la submerger. Elle n’avait pas de casque de réalité virtuelle, car ce qui importait était surtout de capter et transmettre ses sensations et émotions dans ce dispositif où la réalité physique et biologique allaient la submerger au propre comme au figuré. À 20 h 30 la mer commença à noyer l’interface neurale directe qui enserrait son crâne, et les stimulateurs haptiques ouvrirent leurs canaux. Son corps et son esprit furent saturés de sensations et d’émotions captées et retransmises en directe sur la planète entière, aux millions de Nøøesthètes connectés à la chaîne haptique expérimentale de cyberesthésie. - Alors, IAn, dites-nous ce qu’il s’est passé à ce moment-là. Nous connaissons tous l’histoire maintenant mais j’aimerais que vous nous la racontiez pour nos avatars connectés ce soir. - La performance a bien commencé, mais au

bout d’environ une demi-heure elle a basculé dans l’improbable, notre offensive NøøSensuelle a fonctionné mieux que nous le pensions. Nous avions donc connecté plusieurs dispositifs d’interfaces neurales directes à une I.A. de machine learning, configurée pour interpréter les émotions et sensations de LIA. Une sorte de prototype de ce que j’appelle une esthésiosonde. Elle devait moduler les stimuli sexuels envoyés par les utilisateurs connectés, en optimisant à chaque itération le ratio entre l’intensité des stimuli et l’état émotionnel de LIA. Ainsi, en plus des sensations et émotions extrêmes générées par le contexte du bunker noyé par l’océan, LIA allait recevoir des stimuli haptiques, électriques, électromécaniques sexuels et sensuels émanant des cybernautes connectés en réalité virtuelle, et l’I.A. de machine learning de la DDC allait en temps réel, interpréter et optimiser les flux d’impulsions en fonction de l’état émotionnel de LIA afin d’augmenter ses sensations physiques et cognitives.

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nique Arduino mise au point dans un atelier de hacking artistique clandestin. L’ensemble du système était connecté au cloud via satellite à une des plus performantes I.A. de machine learning planétaire. Cyberesthesia utilisait pour cette performance l’abonnement satellite et l’accès directe à la dorsale européenne de la fameuse Demeure du Chaos qui était en fait le siège social du plus gros groupe sino-européen de cotation des œuvres d’art en ligne.

- Mais vous n’auriez pas pu tester cela auparavant, juste avec des bots ? - Oui, mais les interactions artistiques, sexuelles et sensuelles avec des bots ou des I.A. sont très différentes, moins efficaces au niveau cognitif. Les expériences cyberesthésiques que nous avions déjà faites entre nous au début du groupe nous avaient montrées que s’il y a plutôt des humains dans la boucle de commande, le subconscient et le corps sont beaucoup plus investis dans la relation dématérialisée, et les stimulations sensuelles sont décuplées. En d’autres mots, si on sait que ce sont d’autres humains qui nous téléopèrent plutôt que des bots ou des pnj, nous jouissons beaucoup plus. Il était donc tentant de faire un essai mettant plusieurs millions de partenaires humains virtuels dans la boucle de commande cyberesthésique, plutôt que les quelques membres du groupe. - Et donc... que s’est-il passé ?

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- Ce qui s’est passé, et que nous n’avions pas prévu, c’est l’efficacité de l’I.A. de machine learning de la DDC dans l’analyse et le contrôle des flux de big data émanant des capteurs cérébraux et physiques connectés sur LIA et sur ses partenaires planétaires, ainsi que son efficacité pour optimiser le processus de rétroaction via une analyse des big data en temps réel. Avant la performance, on avait juste testé le dispositif dans un boucle de rétroaction interne, sans le connecter sur le net, et ça marchait déjà très bien. Nous n’avions pas prévu que l’intervention massive d’autres humains dans la boucle de commande amplifiée par l’I.A. de machine learning allait décupler l’effet de stimulation sensuelle et cognitive par une gestion de la complexité exponentielle. - Heureusement, on avait un défibrillateur dans la panoplie des outils à vocation BDSM, ce qui nous a permis de ranimer LIA lorsqu’elle a fait sa crise cardiaque à l’acmé de son fameux “BigDataGasm” planétaire que toute la terre a maintenant expérimenté. L’histoire est connue maintenant. Comme les enregistrements des capteurs cérébraux et sen-

suels étaient diffusés en même temps que les flux 3D, la performance s’est propagée sur la planète en quelques jours, et des millions d’utilisateurs ont découvert l’efficacité des I.A. de machine learning pour augmenter nos jouissances sexuelles. Comme nous étions en plein empowerment créatif planétaire, des milliers de hackers et de forum DIY ont propagé l’expérimentation et l’ont améliorée, en la rendant à la fois plus performante et aussi moins dangereuse. Et c’est comme ça que l’humanité a globalement arrêtée de se faire la guerre pour faire l’amour en réseau, grâce à une performance artistique de cybersexe. Un léger bourdonnement se fit entendre au niveau de ma ceinture haptique. - Ah excusez-moi, je dois vous quitter maintenant, car ma chérie me demande pour que je la rejoigne dans un mmobdsm dans un monde persistant de l’hypergrid

Yann Minh est un artiste vidéo, multimédia, numérique et nouveaux média depuis 1979, écrivain de science-fiction cyberpunk, fondateur des NooNautes, mouvance néo-cyberpunk, réalisateur en art vidéo en documentaire et en habillage de télévision, infographiste 3D, réalisateur 3D, illustrateur, documentariste, écrivain et photographe, conférencier, et artiste enseignant spécialisé dans la cyberculture et les mondes persistants.

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Par Jacques Lombard

Jean-Paul frigorifié par ces longues heures passées à filtrer les automobilistes au rond-point d'Arçonnay s'était réfugié dans leur cabane de fortune édifiée à l'aide d'un arrangement de palettes en bois consolidé par des pneus usés. Ils étaient cinq à avoir passé la nuit à cet endroit où s'ouvre l'embranchement routier pour Orléans ou Chartres quand on entre dans la ville d'Alençon. Malgré le petit déjeuner copieux offert par un restaurateur voisin, ils avaient tous du mal à se réchauffer sans doute en raison de cette nuit blanche dont ils avaient perdu l'habitude car le plus jeune d'entre eux ou plutôt la plus jeune avait dépassé quarante-cinq ans. Un feu de planches détachées des palettes brûlait devant l'abri et l'onde de chaleur restait emprisonnée dans cette poche improvisée lui procurant un vrai bien-être. Il glissait doucement dans une sorte d'engourdissement propice à toutes les rêveries, état intermédiaire dans lequel il essayait de se maintenir sans s'endormir pour ne pas perdre la face devant ses camarades dont il entendait la conversation bruyante et joyeuse toute proche. Jean-Paul tentait de trouver une position un peu confortable assis au centre d'un gros pneu provenant sans doute d'un camion et en profita pour saisir une pile de journaux entassés sur une chaise en plastique blanc où les uns et les autres venaient se reposer à tour de rôle pendant la nuit. Son regard fut attiré par une photographie dans un article du "Parisien libéré" où surgissait un personnage au visage noir fi-

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UNE CABANE DE FORTUNE gurant un crâne avec des dents très apparentes, les bras levés exhibant des petits poings rouges fermés. Son corps en forme de rectangle dessinait une radiographie très colorée de ses différents organes, isolés et comme suspendus. Une couronne jaune était posée au-dessus de sa tête et le personnage se détachait sur un fond neutre tissé de graffitis incompréhensibles... Il parcourut l'article qui rappelait que l'exposition de la Fondation Louis Vuitton consacrée à Jean-Michel Basquiat et à Egon Schiele allait encore se prolonger une semaine en ce début janvier après avoir connu une fréquentation record. Il connaissait Basquiat qu'il détestait et encore mieux Schiele qu'il appréciait beaucoup et un flot de souvenirs mêlé d'impressions indistinctes le submergea à cet instant lui rappelant ses études d'histoire de l'art à Paris quand il avait commencé à vivre avec Jocelyne. Ils eurent trois enfants ensemble. Devant trouver des ressources régulières, il se résigna à abandonner ses études en suivant Jocelyne à Alençon, sa ville de naissance, où elle avait fait le choix de s'installer comme infirmière libérale fuyant le rythme infernal de l'hôpital Saint-Louis à Paris et battant maintenant la campagne ornaise pour effectuer des prélèvements et prodiguer les soins les plus divers. Il avait pu trouver grâce à cette simple licence un emploi d'agent administratif juridique à la CPAM de l'Orne. Son salaire dépassait le smic de deux cents cinquante euros environ et on lui avait confié le suivi des dossiers difficiles de suicides, anormalement élevés chez les éleveurs et les agriculteurs.

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À Paris, il s'était spécialisé, à l'époque, dans des recherches sur le "street art" après s'être longtemps intéressé à la vidéo artistique avec la découverte du puissant travail de Bill Viola. L'art urbain lui était apparu comme une précipitation, une incandescence de l'espace collectif imaginaire qui meuble la ville à chaque instant, un moment de lecture absolu. Basquiat, alias SAMO dans les rues de New York, l'intriguait et le dérangeait fortement. Son travail volontairement naïf, exaltant le simplisme coloré des dessins d'enfants était une provocation ininterrompue dans son refus d'une recherche stylistique qui valait plus par cet effet recherché que par son contenu même. D'ailleurs, il n'était pas loin de penser que l'artiste se noyait en quelque sorte dans l'effet provocateur de son œuvre. Fortement appuyé par Andy Warhol et quelques critiques d'art, Basquiat était devenu une sorte d'idole noire, d'âme damnée de la création plastique nourrie de toute la mauvaise conscience des Wasps face à la misère, à l'humiliation, à la discrimination dont étaient victimes les populations noires américaines. On s'arrachait ses œuvres à des prix de plus en plus élevés. Elles devenaient ainsi un produit typique de l'art contemporain, sorte de monnaie privée réservée aux nantis de l'économie libérale qui, en plus, trouvaient là une manière de supplément d'âme, une rédemption les dédouanant de leur affairisme irréductible. En plus, Jean-Paul soupçonnait la plupart d'entre eux de détester malgré tout le travail de Basquiat.

révolte. Une tentative pour tresser, ajuster, coordonner tout ce qui se passait là dans un seul geste, un même mouvement, une sorte de définition par le sensible, les textos échangés, les débats enfiévrés, la dureté du travail au quotidien, les salaires dérisoires, la fiscalité, le coût de plus en plus élevé de la médecine, la transformation des relations de genre que beaucoup avaient du mal à bien comprendre, la solitude, la misère sexuelle rarement avouée qui pointait quelquefois son nez dans une confidence rapide, les emballements pour une balade printanière dans la campagne...

Et là, dans ce petit matin triste et grisâtre, portant son regard derrière la toile bleutée de son abri qui battait au vent avec un claquement régulier et agaçant, il se demandait si leur action de sensibilisation à leur glissade presque irrésistible vers la pauvreté ne devait pas aussi passer par une forme nouvelle de street art maintenant issue des ronds-points qui ferait surgir au plus fort l'angoisse, la colère, la

Il se disait ainsi qu'il fallait aller au-delà des démonstrations carrées, dire la vie des gens avec leurs mots, leurs images, leurs scrupules, leurs malaises en s'appuyant seulement sur l'âpre vérité des choses telle qu'elle sautait aux yeux ! Trouver une manière simple d'être ainsi plus fort et moins seul avec sa honte, l'humiliation d'une vie médiocre tellement contraire à tous les rêves ! Faire vibrer mille petites choses entre

Un soir il avait longuement parlé avec Yvette, serveuse dans un restaurant, mère de deux jumelles qu'elle élevait seule et qui multipliait les activités pour s'en sortir, travaillant en plus çà et là, faisant des ménages et préparant des repas pour des personnes seules qui refusaient d'aller dans un EHPAD. Il lui avait raconté la désolante histoire de sa séparation avec Jocelyne, la pension alimentaire pour leurs trois enfants, sa situation matérielle de plus en plus difficile, ces week-ends sans sérénité où il pensait constamment au moment de la séparation obligatoire à 18 heures précise après un même tour de manège dans le parc d'attraction... Sans réfléchir, il lui avait pris la main puis caressé doucement la joue et ils avaient fait l'amour dans ce même recoin craignant d'être surpris, maladroitement, à la va vite, découvrant leurs odeurs avec une grande timidité. Le froid leur sembla tellement intense après...


Un étendard en quelque sorte, un même récit où chacun pourrait néanmoins se retrouver, pas de slogans, de promesses pour l'avenir mais quelque chose qui nous montre comment on passe du plus petit de la vie de chacun aux

grands évènements, comment l'un nourrit l'autre et vice versa. À l'inverse de l'art contemporain fait pour cultiver les différences, pour rehausser encore plus les personnes dans leur proximité avec l'art donné là comme un sens ultime de la vie mais toujours en forme de trompe l’œil !

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elles dans l'univers des rêvasseries, des errances, des utopies, des évasions entre des panneaux muraux, des photos sur les portables, des vidéos sur ce lieu de nulle part, des écrans de télévision, des histoires personnelles, des photos de famille, des souvenirs de vacances dans la petite maison de retraite des parents, des recettes de cuisine.

Un grand bonheur envahit alors Jean-Paul, il avait très envie de bidouiller quelque chose sur son ordinateur, avec power point pour commencer...

Jacques Lombard est un anthropologue (IRD, ex Orstom) et cinéaste français spécialisé dans l’étude de Madagascar, et du pays lobi au Burkina Faso. Ses travaux les plus récents portent sur la place de l’image dans la recherche en sciences sociales (construction des faits et écriture de l’anthropologie) notamment à travers l’étude comparative des phénomènes religieux et sur l’approche des notions d’imaginaire partagé et de "sujet social". Ces dernières années, il collabore régulièrement à des publications à caractère littéraire qui lui permettent de transmettre l'expérience humaine incomparable acquise grâce à son travail d'anthropologue dans d'autres sociétés.

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VIRTUALITÉ FUYANTE Par Alain Galet

La lumière de l’écran de l’ordinateur, un halo vaguement coloré, vibre avec diverses intensités et dessine sur les murs de cet appartement un tantinet vieillot des ombres et des silhouettes, se mêlant aux dessins affadis du papier peint, des bouquets de fleurs sur un fond beige pâle. Derrière l’écran, les yeux rivés dessus et plantés dedans, Brice s’hypnotise par le monde qu’il crée en images de synthèse. Il s’est acheté, sur un site de modèles en 3D, une superbe créature répondant au nom soyeux de Barbara ; il s’ingénie, se fatigue à lui créer un monde. Il rêve de la faire évoluer dans un palais à colonnades, un palais qu’il faut construire. Brice passait ses soirées ainsi, à élever à coups de souris un univers 3D destiné à alimenter son casque de réalité virtuelle. Parfois, en frappant doucement mais de façon insistante, son grand-père demandait l’accès à sa chambre, brisant tout à coup la virtualité de sa vie avec Barbara. André, un vieil homme qui vivait seul avec son chat Gaston avait accueilli son petit-fils qui venait faire des études d’informatique à Lyon. Pour lui, la présence de Brice était un soleil tardif mais un soleil quand même. Seul l’inquiétait les longues heures que le post-adolescent passait devant son ordinateur. C’est ainsi qu’il frappait de temps en temps à la porte de la chambre pour vérifier si tout allait bien. Il lui proposait alors de venir lui servir un verre de jus de fruit agrémenté de petits gâteaux secs. Brice acceptait distraitement l’attention que lui prodiguait son grandpère mais restait très loin du monde réel.

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Après de nombreux efforts, il put en fin achever le palais qu’il désirait pour sa compagne virtuelle et il prit un grand plaisir à l’y installer, jouissant d’un univers luxueux et contrôlable que son casque de réalité virtuelle rendait si proche. Un soir, après s’être endormi deux ou trois heures, il désira se replonger dans l’univers de Barbara. En enfilant son casque et en branchant son ordinateur, il fut stupéfait de voir que Barbara vivait maintenant sa vie et avait même invité un homme dans son palais. Il s’appelait Sven, était un homme parfait, beau, musclé, au sourire de star d’Hollywood et qui portait des vêtements moulés sur lui. Brice en conçut tout de suite une énorme jalousie et une sourde colère commençait à bouillonner au plus profond de lui-même. « Barbara, moi qui t’a fait vivre, qui t’ai construit un palais en y consacrant mes nuits et mes rêves, tu me trompes !!! ». Il débrancha brusquement le casque, resta dans le noir et pleura. Cette vie virtuelle dont il rêvait lui échappait, comme dans le monde réel et il se sentit tout à coup complétement seul, désespérément seul. À ce moment-là, il entendit au lointain, les petits coups frappés par son grand-père. Brice arracha son casque comme un enfant qui renaît au monde, se précipita pour aller ouvrir et se jeta dans les bras de son grand-père qui faillit renverser le petit plateau portant un verre de jus d’orange et les petits gâteaux secs. Il n’était pas habitué à des démonstrations d’affection aussi enthousiastes de la part de Brice. Même Gaston vint se frotter aux chevilles de Brice. Une fois le verre de jus de fruits bu et un petit gâteau sec avalé, Brice rasséréné, revint vers


va lentement son casque, le débrancha, éteignit l’ordinateur et tourna l’écran de celui-ci vers le mur. Puis il retira la multiprise qui alimentait tout son matériel informatique. Il se leva, les yeux rouges et gonflés, sortit de sa chambre. On entendit alors dans le couloir « Papy, tu veux faire un scrabble ? ».

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son ordinateur, le ralluma et coiffa le casque de réalité virtuelle. Il était prêt pour la vengeance. Il acheta un guerrier avec toute sa panoplie d’arme, l’importa dans le palais et l’anima afin qu’il tue les deux amants. Une course poursuite s’engagea dans le palais qui se finit dans un bain de sang électronique. Brice, vidé, enle-

Une peinture électronique réalisée sur iPad "explication" Alain Galet est diplômé de l’ENSBA. Il est invité à l’Université d’Uppsala (Suède), à New York, Minneapolis en tant qu’artiste et est maître-assistant en section Beauxarts & Théâtre de l’Université du Minnesota. Lors de son séjour de 5 ans à Minneapolis il dessine des décors, costumes, éclairages pour le théâtre et s’exerce à la photographie, la peinture et la sculpture. Il découverte par ailleurs les possibilités créatives de l’ordinateur et poursuit des stages de D.A.O et d’élaboration d’images de synthèse. Il obtient une médaille d’argent, concours de STEC à Tokyo (Japon), pour le court métrage “Nostalgie”. Il devient professeur aux ateliers Beaux-arts de la Mairie de Paris et expose régulièrement à la Galerie Beckel-Odille-Boicos jusqu’à sa fermeture. Il est coordinateur du Centre Sévigné des ateliers Beaux-arts de la Mairie de Paris où il enseigne la peinture et le dessin, avec des techniques traditionnelles ou plus contemporaines sur tablettes tactiles.

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ENTRETIEN AVEC OLIVIER AUBER Dans son ouvrage Anoptikon, une exploration de l’internet invisible1, Olivier Auber dévoile les dynamiques inégalitaires présentes dès l’origine du web, qui expliquent les concentrations de pouvoir que l’on oberve aujourd’hui. Loin de s’arrêter à un constat, il propose des pistes pour redonner une certaine symétrie au monde numérique qui façonne tous les aspects de notre quotidien.

l’art (ou un scientifique qui découvrirait telle ou telle chose), et de l’autre des personnes qui réceptionneraient ces créations et qui en seraient les consommatrices. Même dans le cas des œuvres interactives, il y a toujours une asymétrie entre un supposé artiste et un supposé consommateur d’art. Au contraire, l’art et la science que j’appelle « anoptiques » seraient réellement symétriques. L’art anoptique serait l’art de rendre l’art symétrique, c’est-à-dire de créer des conditions d’une symétrie de l’art. Le Cube : Notre époque est marquée par Dans cet art et cette science anoptiques, nous de nombreuses inégalités, y compris dans deviendrions tous producteurs d’art et nous le monde de l’art. Dans votre livre Anop- serions tous capables de créer des conditions tikon, vous déde symétrie, c’est-à-dire des condiveloppez l’idée tions dans lesquelles chacun serait d’un art « symé- « Il y a toujours une acteur et producteur d’art. Ce que trique ». Pou- asymétrie entre un je propose marquerait une rupture vez-vous nous en avec ce qui existe actuellement. À mes supposé artiste et dire plus ? yeux, c’est précisément là que se situe un supposé consom« l’urgence de l’art ». Olivier Aubert :  mateur d’art. Au Dans Anoptikon, Le Cube : Même dans les installacontraire, l’art et la je développe le tions co-créatives quand le spectaprojet générique science que j’appelle teur est capable de créer, et de faire d’un art « anop- anoptiques seraient évoluer l’œuvre d’art, il n’y a pas de tique », que j’apsymétrie selon vous ? pelle aussi un art réellement syméet une science triques. » OA :Les moyens techniques actuels de « l’être en rénous placent dans une situation où seau ». C’est très différent de ce qu’on connaît chacun est capable de requérir l’action des de l’art numérique et des sciences telles qu’elles autres. On est dans une course à la « viens sont pratiquées pour le moment. En général, jouer avec mon œuvre d’art ». Ce n’est pas seuil y a toujours l’idée qu’il y aurait d’un côté lement vrai dans l’art, mais aussi dans le monde un artiste qui s’exprimerait et qui créerait de des médias et de la politique : « Venez partici-

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1. Olivier Auber : Anoptikon, une exploration de l’internet invisible, Fyp éditions, avril 2019 https://boutique.fypeditions.com/products/anoptikon-une-exploration-de-linternet-invisible


Le Cube : La démocratisation de l’accès aux outils numériques favorise-t-elle selon vous la créativité et l’inclusion sociale ? OA : Les outils sont théoriquement entre les mains de tous, et donc tout le monde est théoriquement en capacité de recueillir l’action et l’expression de chacun. Il suffit d’un site pour organiser un débat sur n’importe quel sujet. En pratique cependant, dans l’état actuel de l’internet, les débats se passent sur les plus gros sites. La raison est que l’internet lui-même est asymétrique, c’est-à-dire que son protocole est asymétrique. Mécaniquement ce sont les plus gros nœuds qui l’emportent, Facebook, Twitter, etc. Les plateformes gouvernementales peuvent prétendre s’imposer aussi comme des gros nœuds de discussion, mais ce n’est pas gagné par rapport à celles des GAFA. Dans Anoptikon, je montre qu’il existe d’autres protocoles de réseaux, encore inconnus du public bien qu’inventés en même temps que le web dans les années 1990. Ces protocoles sont eux, symétriques (j’ai conçu à l’époque l’une des premières applications de ces protocoles). Dans cet internet symétrique qui verra peut-être le jour, il ne serait plus question de plateformes ou de nœuds. Il ne serait question que de liens. Il serait ainsi possible de créer des assemblées collectives plus ou moins en temps réel sans aucun intermédiaire central. Dans cet internet symétrique, dire « venez vous exprimer chez moi » n’a aucun sens. L’appel à la participation n’existerait plus, il y aurait participation, c’est tout. Cela fait partie de l’art et de la science anoptique que d’expérimenter ce type de relations symétriques.

munication autour des réseaux et des virtualités. Est-il porteur de nouveaux imaginaires ? OA : L’Anoptikon2 est pour moi « le cosmos invisible de nos relations ». Ce cosmos est habité par ce que j’ai appelé « l’être en réseau ». À mon avis, cet être est porteur d’un nouvel imaginaire extrêmement puissant. Dans Anoptikon, j’analyse longuement sa nature. A priori, il n’a rien de mystérieux puisque nous l’avons tous rencontré. Par exemple, dans une conversation entre ami, quand « le courant passe », nous donnons naissance à une forme d’être qui n’est ni moi, ni vous, ni elle, ni lui. C’est quelque chose qui est entre tout le monde. Nul ne peut décréter que cet être en réseau va exister dans la conversation, et il peut disparaître aussi vite qu’il est arrivé. Le problème est qu’aujourd’hui, la conversation tend à être industrialisée, contrôlée, voire surveillée. Dans ces conditions asymétriques, l’être en réseau a du mal à exister. Au contraire dans des réseaux symétriques, l’être en réseau pourrait se manifester plus facilement.

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per à mon grand débat, venez vous exprimer chez moi », etc. Cela frise le ridicule.

Le Cube : Le numérique favorise l’émergence d’un nouveau paradigme de com2.« Anoptique » vient du grec optiké qui signifie « vision » et « an » qui veut dire « non ».

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Le Cube : Symétrie et asymétrie pourraient être rattachées aux inégalités des rapports sociaux ? OA : Dans Anoptikon, j’analyse longuement la nature de nos asymétries cognitives. J’en distingue trois catégories : logique, attentionnelle et temporelle. Notre cognition naturelle est asymétrique, mais cette asymétrie prend aujourd’hui des proportions jamais vues. Par exemple, tout le monde parle des 1% qui gagnent autant que le reste de la planète. Cette explosion de l’asymétrie est liée à la mondialisation, à l’émergence de la technologie et en dernier ressort à l’asymétrie des réseaux tels que nous les pratiquons pour le moment. Nous vivons dans un monde de fou où les conversations de plus de 2 milliards d’êtres humains sont centralisées entre les mains d’un seul d’entre eux (Mark Zuckerberg). Ce niveau d’asymétrie ne va pas rester tenable encore très longtemps. L’« urgence de l’art » correspond à celle de resymétriser notre cognition, nos technologies et nos réseaux. Le Cube : Face à l’urgence écologique, aux crises sociales et économiques, les arts numériques participent-ils selon vous à un élargissement des consciences ? OA : Pour le moment je ne suis pas certain que l’art numérique participe beaucoup à l’élargissement des consciences. Il reste contraint par les règles du marché telles qu’on les connaît qui nous prient de croire qu’il y a un artiste d’un côté et des consommateurs de l’autre. Je pense que l’on va être obligé d’aller

vers une toute autre forme d’art numérique, plus symétrique. Le Cube : L’art symétrique reste donc un champ exploratoire ? OA :  Le fil conducteur de Anoptikon est d’une expérience que j’ai lancée il y a plus de 30 ans (1986-1987) appelée « le Générateur poïétique ». À la base, il s’agit d’une expérience de pensée consistant à savoir ce qu’il se passerait si l’on était à la fois dans la foule et au-dessus d‘elle ; c’est-à-dire à la fois acteur et spectateur de sa propre action. Dans la réalité physique courante, ce n’est pas possible car on ne peut pas en même temps « planer au-dessus », et « marcher sur » une place publique. Cependant, grâce à divers moyens technologiques, il est devenu possible d’en fournir l’illusion. Ainsi cette expérience de pensée s’est matérialisée sous forme de diverses expériences concrètes. Le Générateur poïétique est aujourd’hui un jeu praticable sur mobile3 où l’on peut manipuler quelques pixels d’une grande image constituée par la juxtaposition des pixels manipulés par chacun. L’image émerge ainsi en temps de l’interaction collective. Rien ne préexiste. C’est le Générateur poïétique qui m’a amené à la théorie de l’être en réseau que j’expose dans Anoptikon. Une expérience de ce type accessible à tous sur mobile aura lieu le 14 mai pour marquer la sortie du livre4. L’image du Générateur poïétique sera projetée sur la façade de l’EP7 à partir de 18h.

3. http://poietic.net 4. EP7, la guinguette numérique, face à la Bibliothèque Nationale de France, 133 Avenue de France, 75013 Paris.

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Olivier Auber est un artiste et un scientifique français connu pour l’invention d’un jeu en réseau appelé le Générateur poïétique (GP) — un modèle de l’interaction sociale —, et pour le concept de perspectives anoptiques. Il vit en Belgique où il est associé au centre de recherche interdisciplinaire Leo Apostel de la VrijeUniversiteit Brussel (VUB).

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