Le Livre de Monelle

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Marcel Schwob — De la pâte crue ! dit le mendiant. On m’a donné un pain, merci bien, mademoiselle. — Et que feriez-vous, si vous n’aviez pas de pain ? Moi, si j’étais aussi vieille, je me noierais. Les noyés doivent être très heureux. Ils doivent être beaux. Je vous plains beaucoup, mon pauvre homme. — Dieu soit avec vous, bonne demoiselle, dit le vieil homme. Je suis bien las. — Et vous aurez faim ce soir, lui cria Madge, pendant qu’il descendait la pente du tertre. N’est-ce pas, brave homme, vous aurez faim ? Il faudra manger votre pain. Il faudra le tremper dans l’eau de l’étang, si vos dents sont mauvaises. L’étang est très profond. Madge écouta jusqu’à ne plus entendre le bruit de ses pas. Elle tira doucement le pain de la farine, et le regarda. C’était une miche noire de village, maintenant tachée de blanc. — Pouah ! dit-elle. Si j’étais pauvre, je volerais du pain blond dans les belles boulangeries. Quand le maître meunier rentra, Madge était couchée sur le dos, la tête dans la mouture. Elle serrait la miche sur sa taille, avec les deux mains ; et, les yeux proéminents, les joues gonflées, un bout de langue violette entre les dents serrées, elle tâchait d’imiter l’image qu’elle se faisait d’une personne noyée. Après qu’on eut mangé la soupe : — Maître, dit Madge, n’est-ce pas qu’autrefois, il y a longtemps, longtemps, vivait dans ce moulin un géant énorme, qui faisait son pain avec des os d’hommes morts ? Le meunier dit : — C’est des contes. Mais sous la colline, il y a des chambres de pierre qu’une société a voulu m’acheter, pour fouiller. Plus souvent je démolirais mon moulin. Ils n’ont qu’à ouvrir les vieilles tombes, dans leurs villes. Elles pourrissent assez. — Ça devait craquer, hein, des os de morts, dit Madge. Plus que votre blé, maître ! Et le géant faisait du très bon pain avec, très bon : et il le mangeait — oui, il le mangeait. Le garçon Jean haussa les épaules. L’ahan du moulin s’était tu. Le vent n’enflait plus les ailes. Les deux bêtes circulaires de pierre avaient cessé de lutter. L’une pesait sur l’autre, silencieusement. 


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