La crise n'est pas celle que l'on croit

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La crise n'est pas celle que l'on croit Gabriel Colletis Professeur de Sciences économiques à l'Université de Toulouse A l’heure où les prises de position se multiplient sur la « sortie de crise » - l’hirondelle des profits des banques semblant annoncer la reprise de la croissance -, nous croyons utile de proposer un retour sur la nature d’une crise. D’après sa représentation dominante, la crise aura été de nature financière, avant de devenir économique et sociale. Le point de vue que nous défendons est différent. Selon nous, la crise ouverte pendant l’été 2007 n’aura été ni strictement ni centralement une crise financière. Remontant d'un "cran" dans l'analyse d'une crise qui est avant tout économique et sociale, certains économistes considèrent aujourd’hui que les principaux risques sont liés au fort accroissement des dettes publiques, certes récent mais se produisant dans un contexte de comptes publics dégradés depuis longtemps. D’autres mettent l’accent sur les déséquilibres encore plus anciens de la croissance et du commerce international. C'est cependant le creusement des inégalités entre et, de plus en plus, au sein des économies qui constitue, selon nous, l'obstacle déterminant vers un nouveau régime de croissance. Une véritable mutation du capitalisme supposerait ainsi que l'on reconnaisse enfin les compétences des salariés comme le fondement de la compétitivité des entreprises comme des Nations. Cette proposition a comme corollaire la nécessité d’ un « cantonnement » de la finance mais ce cantonnement, seul, ne suffit pas.

La composante financière de la crise Les bonus : une vraie question… toutefois secondaire La question de la rémunération des traders a fait récemment l'objet de très nombreuses prises de position. La dénonciation des rémunérations très élevées (26 milliards de dollars de bonus prévus pour Wall Street en 2009, 10 milliards de dollars pour la City) et fortement croissantes (+40% pour la première par rapport à 2008, +50% pour la seconde) de cette petite poignée de spécialistes du fonctionnement des marchés financiers rappelle celle des stock options. Ces dénonciations sont justifiées car rien ne peut légitimer le fait qu'un trader ou un manager s'étant vu attribuer des bonus ou des stock options puisse percevoir sans prise de risque pour lui-même des revenus nettement supérieurs en quelques semaines ou quelques mois à ce que peut espérer gagner un salarié percevant une rémunération moyenne durant une vie. Nous pensons cependant que la question des bonus des traders comme celle des stock options des managers, pour importantes qu'elles soient, seraient assez faciles à régler si l'on acceptait le principe d'une taxation spécifique. Une telle taxation ne peut être écartée d'un revers de la main en arguant de la nécessité de ne pas effaroucher ces artistes talentueux de la finance faute de quoi leur précieux art serait mis, certes toujours au service des maîtres de l'argent, mais sous d'autres cieux. Les banques à la charnière entre la sphère financière et l'économie Le fond du problème est cependant ailleurs ou doit être reformulé. On a pu s'interroger sur la raison d'être ou la mission des entreprises (et de ceux qui les dirigent) : créer de la valeur pour les actionnaires (et alors distribuer des stock options pour aligner les intérêts des managers sur ceux des actionnaires) ou se comporter comme des institutions à part entière (et alors rémunérer toutes les parties prenantes tout en tenant compte de la production d'externalités concernant la société dans son ensemble). De la même manière, on peut se demander

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MEDIAPART.fr aujourd'hui quelle est la mission ou la raison d'être des banques et des marchés financiers. Les banques françaises se sont vues attribuer à la fois des aides directes en capital et des garanties en volume très important. A quelles fins ? Le "sauvetage" de nombreux acteurs du système bancaire a été opéré en France comme ailleurs afin d'éviter la réalisation d'un risque systémique («too big to fail» ou, en français, le risque d'effondrement en domino du système financier) et d'assurer le financement de l'économie. Néanmoins, comme d'aucuns l'ont souligné, les banques ont bien vite repris leurs « mauvaises habitudes ». En clair, plutôt que de réamorcer la pompe du crédit, peu sollicitée par les ménages, en faisant un effort tout particulier envers les PME confrontées à des problèmes souvent très graves de trésorerie, elles prêtent à nouveau mais en priorité aux grandes entreprises et utilisent en priorité les liquidités à leur disposition en les plaçant sur les marchés financiers. Afin de lutter contre cette dernière « dérive », les responsables politiques français et allemands ont proposé que toutes les banques, y compris les banques américaines, appliquent les règles prudentielles dites de Bâle II qui prévoient que les banques aient des fonds propres proportionnels aux risques pris. Outre que l'on peut se demander pourquoi une telle obligation n'a déjà pas été mise en œuvre par toutes les banques partout, le problème est qu'il semble manifestement difficile de s'accorder de part et d'autre de l'Atlantique sur ce qui constitue la matière « vraie » des fonds propres des banques. Les banques européennes ont ainsi réussi, ces dernières années, à faire accepter comme capital une partie de leurs dettes… Le problème posé est ici celui de l'harmonisation des normes comptables, problème qui est tout sauf d'abord « technique » puisqu'il s'agit de savoir quelle est l'étalon de mesure de la valeur des actifs. Cantonner la finance La question lancinante du « cantonnement » d'une finance hypertrophiée se pose aujourd'hui comme elle s’est posée dans le passé à l'époque de l'adoption du « Glass-Steagall Act » séparant les activités de banque de dépôt de celles de banque de financement et d'investissement1. Le responsable de l'Autorité des services financiers britanniques (FSA), Lord Adair Turner, dans une déclaration fortement médiatisée, a récemment déclaré que certaines activités de la place de Londres étaient "socialement inutiles" et a proposé de réduire la taille d'un « secteur financier hypertrophié » en citant, entre autres activités dont la taille s'était accrue au delà du niveau socialement optimal, les activités de trading, le marché des produits dérivés et les fonds spéculatifs. Et ce haut responsable de proposer d'instaurer des garanties en capital plus élevées pour couvrir les opérations risquées (on pense ici à la titrisation) ainsi que des taxes sur les transactions financières (la fameuse taxe Tobin), désormais approuvées par différents États (l'Allemagne notamment) et même le très libéral président de la Commission européenne, José Barroso. Plutôt qu'une transparence illusoire2, un cloisonnement des activités financières par « métier » distinguant le financement des entreprises, celui des marchés, celui de l'immobilier, celui de la consommation des ménages aurait pour effet, comme le suggère André Orléan 3, de localiser 1

Le Glass-Steagall Act a été adopté aux Etats-Unis en 1933. C'est seulement en 1987, soit plus de 40 ans plus tard, que cette séparation a été remise en cause par la Fed qui a d'abord accepté que les grandes banques commerciales garantissent des placements de titres au service de leurs clients entreprises. Ce n'est cependant qu'en 1999 que la loi Gramm Leach-Bliley abroge les dispositions de 1933. Il convient peut-être de rappeler qu’en France c’est en 1966-1969, soit 20 ans avant les Etats-Unis, que les réformes Debré-Haberer modifient le cadre de la législation bancaire en admettant le principe de déspécialisation des ressources et des emplois des banques, effectuant ainsi un pas décisif vers la banque à tout faire. 2

Les banques, comme le relève Martin Wolf dans sa chronique dans le journal Le Monde (8 septembre 2009), restent plombées par un montant inconnu d'actifs douteux 3 André Orléan, De l'euphorie à la panique : penser la crise financière, Editions de la rue d'Ulm, Cepremap, 2009

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MEDIAPART.fr ou cantonner les difficultés et mettrait un terme à l'abstraction contraignante que constitue le rendement financier. Au final, qu'il s'agisse de taxes sur les transactions financières, de provisionnement plus strict des risques sur les opérations de trading ou de cloisonnement des activités financières, un enjeu important est bien celui d'une régulation du système financier dans le sens d’une sécurisation de ce qui est un bien public vital -la sûreté des dépôts des particuliers 4-, ce, dans un délai prévisible, c'est-à-dire avant une probable rechute. Si la question des leviers pertinents d'une nouvelle régulation financière est assurément importante, celle des délais de leur éventuelle mise en œuvre est ainsi loin d'être marginale. Le lent et difficile passage des discours aux actes Comme certains observateurs l'ont fait remarquer, les annonces effectuées lors du dernier G20 relèvent plutôt d'un « état d'esprit » que d'une politique effective. Outre que le G20 ne s'est doté quasiment d'aucun moyen de faire appliquer ses « décisions », la question du calendrier semble devoir miner toute forme d'engagement contraignant. Ainsi, les banques se voient accorder un délai de trois ans pour procéder au renforcement de leur capital pour les activités de trading. S'il y a bien eu des limites coercitives lors de l'effondrement des cours en mars 2009, comme l'interdiction des ventes à découvert, ces limites auront été temporaires. Le bilan effectif de la « refondation » du capitalisme financier à ce jour reste maigre et le retour du « business (almost) as usual » est une hypothèse probable. Le CAC 40 peut donc retrouver sa route vers les 4000 points…sauf à ce que la déconnection à nouveau puissamment en cours entre la sphère financière et celle de l'économie réelle ne se heurte à ce qu'il est convenu d'appeler les « incertitudes » qui pèsent sur la croissance mondiale. Ce sont ces « incertitudes », qu’il convient de mieux comprendre, qui sont analysées dans la seconde partie de ce texte. Cette seconde partie relève cependant comme facteur explicatif de la crise actuelle et comme composante centrale de sa résolution la question de l’évolution des inégalités.

Les incertitudes qui pèsent sur la croissance et la question centrale des inégalités De certaines incertitudes économiques pesant sur la croissance Les crises financières ne peuvent être si autonomes qu'on ne le pense parfois, ce qui ne signifie pas qu'il n'existerait pas des facteurs de déséquilibre propres à la finance, en particulier le caractère susceptible d'être erroné du signal prix. L'augmentation anticipée du prix des actifs financiers plutôt que de ralentir la demande de ces actifs, au contraire, stimule leur hausse, créant ainsi un phénomène de hausse auto-entretenue. Si une dimension proprement financière des crises et de la crise actuelle existe donc sans conteste, l'hypothèse peut être avancée d'une crise économique et sociale qui ne serait pas la conséquence de la crise dite « financière » mais la précéderait, voire l'expliquerait. La question devient alors celle du contenu de cette crise économique et sociale. Certains analystes suggèrent que les véritables risques à l'heure actuelle résident dans l'accroissement de la dette des États, d’autres s’inquiètent des gigantesques déséquilibres de la croissance et du commerce mondial. Pour ce qui est de la dette en Europe, il est frappant d'observer à quel point les limites fixées pour une dette « supportable » (les fameux 60% du Pib d'après les critères de Maastricht) auront été pulvérisées en peu de temps. L'accroissement de la dette, si elle résulte d'une 4

Voir Frédéric Lordon, Jusqu’à quand ? Pour en finir avec les crises financière, Editions Raisons d’agir, 2008

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MEDIAPART.fr certaine augmentation des dépenses liées aux plans de relance, est la conséquence avant tout de l'effondrement des recettes lié au recul de l'activité économique. Bien sûr, le même phénomène est observable s'agissant du budget de la protection sociale, lui aussi en rapide dégradation. En matière budgétaire, la doxa dominante depuis maintenant près d’un quart de siècle se résume dans la formulation d’un « policy mix » orienté par une attention soutenue aux risques de dérive budgétaire. Cette attention, afin de ne pas pénaliser la croissance, aura été atténuée par une attitude plus conciliante en matière monétaire. Force est de constater cependant que les comptes publics se sont dégradés dans de nombreux pays et d’abord dans ceux dont la croissance économique était la plus faible (la France illustre cette relation). En matière monétaire, la politique suivie par la première Banque centrale du monde, la Réserve fédérale américaine, a consisté, comme on le sait, à maintenir les taux d’intérêt le plus bas possible. Ceci a, certes, soutenu la consommation des ménages américains dans un contexte que nous analysons plus loin mais a aussi, via la titrisation, contribué à la formation d’une gigantesque bulle dont il n’est pas sûr qu’elle ne se soit pas déjà en grande partie reformée. En dépit d’une certaine dispersion des configurations nationales, certains pays (Espagne, Irlande) augmentant la pression fiscale lorsque d’autres envisagent de la réduire (Suède, Allemagne), le retour de la rigueur budgétaire en matière de dépenses publiques est aujourd’hui annoncé partout, parfois en termes drastiques (Pays-Bas). En France même, si le gouvernement semble ne pas vouloir hâter le moment de retour vers l’équilibre budgétaire, force est de constater que le rythme de suppression des emplois dans le secteur public d’Etat ne se dément pas. Combinant volonté de diminution de la dépense publique et annonce du maintien de taux d’intérêts durablement bas par la Réserve fédérale et, dans une moindre mesure, la BCE, le retour de la doxa dominante en matière de policy mix semble donc bien engagé. Ce retour pourrait néanmoins être compromis en cas de retournement de la croissance espérée lequel tempérerait alors l’ardeur à retrouver le plus tôt possible une pente nettement descendante de la dépense publique, condition sine qua non de l’ouverture au marché puis à la finance de nombreuses activités entrant aujourd’hui dans le périmètre du secteur public (éducation, santé, transport, logement social, etc.). Les déséquilibres de la croissance et du commerce international, qui semblent inquiéter tout particulièrement les responsables du Fonds monétaire international (FMI), ont comme point de départ, beaucoup plus ancien, les années 60 et 70. En résumé, les américains ont vu, à partir de cette époque, fondre leur base productive et leurs exportations. Ils auront néanmoins consommé davantage au détriment de leur capacité d'épargne. Le frère siamois des EtatsUnis, la Chine, aura épousé de façon corollaire la posture inverse. A l'évidence, ce dernier pays aura ainsi accumulé d'immenses réserves de change alors que sa monnaie demeure nettement sous-évaluée. Si, depuis peu, les ménages américains semblent retrouver les vertus d’une épargne de précaution et si la baisse du dollar favorise les exportations américaines, il n’est pas sûr que ce pays pourra éliminer ses déficits dans un avenir prévisible. La capacité de la Chine quant à elle à tirer la croissance mondiale doit être mise en rapport avec la faiblesse de la part de la consommation dans le PIB chinois : 35% de celui-ci contre 60 à 70% pour les grands pays développés. Cette faiblesse, loin de s’atténuer, s’accentue depuis le milieu des années 90. La population chinoise, faute d’assurance-chômage, de couverture santé et de plan de retraite convenable, continue de consacrer une part importante de ses revenus à l’épargne. Pour ne pas être négligeables, les « incertitudes » que nous venons d’évoquer nous semblent être des expressions d’une pathologie plus inquiétante, souvent considérée à tort comme

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MEDIAPART.fr secondaire ou relevant du domaine social et non du domaine économique : le creusement des inégalités. Le creusement des inégalités à l’origine de la crise économique, sociale et financière Le dénominateur commun qui rassemble les deux économies, américaine et chinoise, comme celle des autres pays quelle que soit la catégorie dans laquelle ils sont classés (développés, émergents, pays d’accueil des délocalisations, etc.), est la volonté de contenir la masse salariale et la rémunération du travail. Si les ménages américains se sont endettés pour maintenir leur consommation, c'est que le partage de la valeur ajoutée aux Etats-Unis a suivi grosso modo la même tendance que dans les autres pays. La part des salaires dans la valeur ajoutée aura baissé aux Etats-Unis et celle des dividendes aura augmenté. En Chine, les salaires auront été fortement contenus comme fondement d'une compétitivité et d'une attractivité basées sur la maîtrise des coûts. L’Europe et la France connaissent les mêmes évolutions. En France, si la part des salaires dans la valeur ajoutée a fortement baissé dans les années 80 pour se stabiliser par la suite, celle des dividendes est passée de 3.2% en 1982 à 8.5% en 2007. Le déficit de demande globale au niveau mondial a ainsi comme base une mise en concurrence généralisée des travailleurs et le souci de faire croître les revenus des actionnaires. Nous pouvons donc soutenir que l’expression financière de la crise actuelle -la volatilité du prix des actifs financiers- non seulement ne résume pas la crise actuelle mais trouve son origine dans les déséquilibres économiques et sociaux que nous avons évoqués dont le sens profond est le creusement des inégalités entre les pays et, de plus en plus, au sein de ceux-ci. Le seul espoir de sortie de crise ou, plus exactement, de mutation vers un nouveau régime de croissance, plus équilibré, réside dans la prise de conscience de la nécessité de réinventer un nouveau compromis salarial fondé cette fois non sur le partage des gains de productivité mais sur la reconnaissance du rôle incontournable des compétences des salariés dans la performance des entreprises et celle des Nations. L'illustration malheureuse de la situation de France Télécom montre que compétitivité et rentabilité sont encore confondues dans une même logique centrée sur la contraction des coûts et la maximisation de la productivité. Si les 16 mille suppressions d'emplois dans l’Éducation Nationale en 2010 montrent que nous sommes encore loin d'une mutation vers un capitalisme « cognitif », nous pensons cependant, contrairement à ce qui est parfois suggéré qu'une croissance sans emploi et sans hausse de salaires n'est pas non plus envisageable. L’idée d’après laquelle l’insuffisance de la consommation pourrait menacer la compétitivité commence ici et là à faire son chemin 5. Dit autrement, il n’est pas possible de retrouver un régime de croissance équilibré sans chercher à combiner dans le temps accumulation et répartition6. La question-clé est ici celle de l’espace de réalisation de cette combinaison. Si les politiques keynésiennes étaient des politiques dont l’espace de cohérence était national, les politiques dont nous parlons ne peuvent être envisagées qu’à un niveau plus vaste, continental ou, mieux, mondial. Certes, ce qui semble manquer ici est l’existence d’instances de définition ou de coordination de ces politiques. Nous pensons toutefois que le préalable à la mise en place d’instances institutionnelles nouvelles du capitalisme est la prise de conscience de la nécessité de reconnaître la place des compétences des salariés dans la compétitivité des entreprises comme des Nations. Cette prise de conscience a comme corollaire celle du lien entre cette reconnaissance et la rémunération du travail non comme une « force » mais comme un potentiel d’intelligence et de créativité. 5

La politique de compétitivité de la France est menacée par une insuffisance de la consommation, Le Monde, 23 octobre 2010 6 Voir Laurent Cordonnier et Franck Van De Velde, Clerse-IFRESI-Université de Lille I, Le capitalisme est-il intrinsèquement instable ? Formes de capitalisme et dynamique économique.

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