Lucien Rebatet - Les memoires d un fasciste - Tome II - Clan9

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LES MÉMOIRES D'UN FASCISTE

leur manœuvre n'avait plus le sens commun. Ils ne se mettaient pas à l'abri. Ils offraient à l'ennemi le spectacle réjouissant d'une scission. Je n'y comprenais plus rien. J'étais persuadé que Robert seul aurait fait réflexion sur l'illogisme de son attitude. Il agissait sous l'ascendant de Poulain, difficilement explicable par la médiocrité de ce personnage qui n'avait d'autre don que sa casuistique, et profitait, pour l'entortiller, du désarroi moral, de la délicatesse intellectuelle de notre ami. J'avais eu le tort de ne pas rompre catégoriquement avec cette cabale. J'étais maintenant tiraillé des deux côtés. Robert, sentant mes réticences, voulait m'arracher une promesse qui ne pouvait plus passer ma bouche. Cousteau m'invitait à dîner, et me disait : « Je n'ai pas à te flatter. Tu sais très bien qu'avec Les Décombres et ta chronique de cinéma tu es devenu le pilier du journal. Je pense que tu es trop raisonnable pour t'en aller, et je compte beaucoup sur toi. Si tu t'en vas, ce sera une catastrophe. Mais je ferai paraître Je Suis Partout. Même si je devais rester seul, je le rédigerais de la première à la dernière ligne. J'y suis absolument décidé. » Le « sanhédrin », dans le grand salon de la rue de Rivoli, fut consternant. Je desserrai à peine les dents. J'étais humilié pour nous tous. J'en voulais beaucoup aux conjurés de nous faire dégringoler, nous les plus purs et les plus durs, à cette parodie d'assemblée démocratique. Il y eut débat ! On émit un vote « nègre blanc » digne d'un congrès de radicaux. Cousteau, Jeantet, moi-même et deux ou trois autres, nous renouvelions notre confiance à Robert, qui avait exposé ses griefs aussi malaisément que possible, mais nous ne parlions pas de le suivre, et nous ne désavouions pas formellement Lesca, à qui nous n'avions du reste rien de positif à reprocher. Robert, Blond et Poulain restaient isolés, visiblement dépités. J'avais les nerfs à fleur de peau. Ils m'entraînèrent jusqu'à une terrasse de café devant la Comédie-Française. Ils savaient déjà que j'étais décidé à publier dans le prochain numéro de Je Suis Partout un éditorial sur l'attentat contre mon ami Paul Guérin, et s'y résignaient de mauvaise grâce : « Mais tu ne leur donnes plus le cinéma, n'est-ce pas ? Ta place est retenue à Révolution Nationale. On attend ton Vinneuil pour la fin de la semaine. » Cela devenait un vrai siège, je ne parvenais plus à placer un mot. Quand ils commencèrent à se fatiguer, je leur dis : « Écoutez, je suis un homme libre. Cette séance de tout à l'heure m'a horripilé. Que Je Suis Partout finisse ainsi, je n'arrive pas à l'admettre. Je rentre chez moi pour réfléchir posément et voir ce que j'ai à faire. » Je le savais déjà, mais je ne pouvais pas me résigner à une rupture, qui me navrait, avec Robert, et je ravalais les sèches cruautés que j'avais sur la langue.


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