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Elsa Coustou

Entretien

Ton œuvre est en effet peuplée de différents personnages. Parmi eux, on retrouve notamment des figures récurrentes à tête de pointe. Qui sont-elles ?

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P.T. Ces figures à tête de pointe sont au centre de mes recherches. Je construis un mythe, une narration autour de ces personnages, presque comme un film. J’ai d’ailleurs pensé l’exposition à la manière d’un décor de film dont ils seraient les personnages principaux. Le premier acte met en lumière des structures relationnelles qui sont tout sauf sereines : j’aspire à exposer des moments tragiques et dramatiques de l’existence, empreints de passion. Cela se manifeste aussi bien dans les drames amoureux que dans la pulsion sexuelle et animale, inhérente à chaque individu. Ma peinture dépeint la violence, mais également la fragilité de l’être. Le second acte de l’exposition se veut être un moment de floraison, d’épanouissement et d’expression de la force vitale des corps. Il s’agit d’invoquer, d’une part, une dimension immatérielle et spirituelle, qui s’approche du divin, et, d’autre part, de convoquer des mondes liés à l’esthétique de l’enfer. Ces deux dimensions se retrouvent dans beaucoup de mes peintures.

E.C. Tes œuvres montrent souvent l’ambiguïté d’une situation, une tension entre la violence des relations et la source de plaisir qu’elles représentent. Plusieurs traitent de la dimension érotique des corps et, en même temps, laissent poindre une menace.

P.T. L’exposition parle de la relation ambigüe à l’autre. Je m’intéresse à la frontière entre ce qui est raconté et ce qui est suggéré. J’ai plusieurs références, dont la peinture classique, qui est faite pour dire beaucoup, éduquer, raconter, au travers de scènes historiques par exemple. Il y a aussi énormément d’abstraction dans mon travail, ce qui demande au public un effort d’interprétation. Il y a également des influences esthétiques sadomasochistes : les visages peints ressemblent à des masques de cuir. Dans mes peintures, on reconnaît certains éléments, mais on reste toujours dans une sorte de flou, d’incompréhension. On décèle une forme de violence, des scènes d’attraction et de répulsion, qui séduisent mais laissent poindre un danger. La fontaine Belly, par exemple, évoque quelque chose de léger par la pureté de ses lignes, mais également quelque chose de menaçant, de dangereux, de lourd dans le choix des matériaux. C’est cet impact et ce contraste visuel que je recherche dans mes œuvres.

E.C. On retrouve cette notion de prédation avec l’évocation du zoo, auquel le titre de l’exposition fait référence, qui est un espace qui met mal à l’aise.

P.T. Dans l’exposition, on se retrouve pratiquement face à des animaux en cage. On est à la fois la bête qui se fera dévorer et celle qui dévorera ses proies. L’exposition est pensée comme une sorte de terrain de chasse, un espace de vie où des animaux et insectes interagissent les uns avec les autres. Plus je regarde Fork Melody, plus je me dis que cette œuvre pourrait représenter la proie d’une araignée prise dans sa toile. Les sculptures d’Ô… Trees me font penser à des lucioles qui brillent ; la fontaine Belly pourrait être l’araignée ; les Soul Trains sont des insectes rampants. Et le rapport d’échelle et d’inversion les rend grotesques.

E.C. C’est la première fois que tu crées des sculptures. Elles peuplent l’ensemble de l’exposition et on pourrait les considérer comme un ensemble de voix, tantôt solistes, tantôt formant un chœur lorsqu’elles sont démultipliées, fidèlement à l’idée d’une exposition-opéra.

Je voulais faire de la sculpture depuis longtemps. Au tout début de ma pratique, j’ai commencé par de la céramique, mais c’était à petite échelle et je manquais de moyens techniques. La sculpture a toujours été présente dans ma tête, mais irréalisable, et se retrouvait dans mes peintures. Pour l’exposition, ça a été une vraie maturation, qui a pris du temps et qui m’a permis d’arriver à ces formes, quelque part entre l’objet et le corps animal ou humain. J’ai une fascination pour l’objet : un objet dans l’espace a une force, il influe sur notre déplacement, notre corps, notre regard. Il dialogue avec nous. Dans mes toutes dernières peintures, il y a aussi ces objets qui influencent ou contraignent les corps. J’ai cherché à donner à entendre visuellement les sculptures. J’ai pensé l’exposition comme un zoo de sculptures. L’idée d’opéra permet de les structurer, et en les regroupant, je leur donne une voix, une personnalité. L’idée est de faire parler un objet. Qu’est-ce que ça dirait, un objet ? Quel est le bruit d’un corps qui souffre ? Fork Melody évoque le bruit des fourchettes qui crissent, mais aussi ce que serait le chant des clous que l’on frappe.

E.C. Beaucoup de tes peintures me font penser au sentiment d’inquiétante étrangeté, décrit par Sigmund Freud comme une angoisse qui surgit d’éléments familiers.

P.T. Oui, je cherche à aller vers l’inquiétant, vers ce que l’on pressent comme une menace. Je peins la nuit, c’est là que je me sens le mieux, et je me retrouve dans un climat très particulier où j’ai l’impression que les choses s’animent. La journée, je gratte les peintures, j’enlève les couches d’erreurs de la veille. C’est épuisant, mais à la fin, il y a des choses qui apparaissent d’elles-mêmes dans les œuvres. Il y a en psychanalyse cette idée qu’en regardant un objet, on entre en dialogue avec lui ; il n’y a pas que moi qui regarde l’objet, l’objet aussi me regarde. Faire exister quelque chose par le regard, entrer en communication avec, je trouve ça fascinant. Et je pense que dans le vaudou, par exemple, cette communication entre les éléments est très importante. Ainsi, ce qui paraît inerte ne l’est pas tout à fait, parce que ça influe sur nous. L’inquiétante étrangeté me parle beaucoup. Le premier acte de l’exposition est celui de l’étrange, du malaise autour de l’intime ; alors que le second acte est plutôt un moment de renaissance.

E.C. L’exposition évoque en effet les instants de transition, des états « enfantins » où les peurs ne sont pas maîtrisées, ou sont incomprises, et d’autres plus « adultes », avec d’autres clefs de lecture et de compréhension du monde. Tu évoques le vaudou, je pense aussi aux nombreuses références à la mythologie, notamment gréco-romaine, aux récits bibliques, aux contes illustrant les grands passages de la vie qui sont évoqués dans l’exposition. Quel rôle les mythes jouent-ils dans ton travail ?

P.T. La mythologie, la religion chrétienne, le vaudou et leurs images m’ont toujours accompagné. J’allais à l’église avec ma grand-mère. Les récits qu’on me racontait enfant, ou ce que je voyais à la télévision, comme le film Jason et les Argonautes de Don Chaffey (1963) que j’ai regardé des dizaines de fois, ou encore La Planète sauvage de René Laloux (1973), ont énormément nourri ma peinture, comme l’histoire de l’art et le cinéma. Le mythe peut aussi être entendu dans un sens contemporain, tout le monde crée des mythes autour de soi aujourd’hui, comme par exemple les Kardashian. Je pense que l’aura peut créer des icônes, même au sens d’icônes religieuses.

E.C. Peux-tu nous parler de ton approche de la peinture et de tes nouveaux tableaux, qui sont davantage tournés vers le paysage et vers l’extérieur que ceux d’OPERA I et OPERA II, tes deux expositions précédentes ?

Je commence à travailler sur une toile noire. Ce que je retrouve dans le noir, avec l’idée de chaos, c’est le champ des possibles. C’est un néant fertile. Je fais d’abord des formes abstraites à l’aérographe. C’est un moment de balbutiements, d’essais, d’erreurs, et j’utilise beaucoup de couleurs différentes. Puis je pulvérise une autre couleur pour laver l’aérographe ; j’ajoute la lumière et les couleurs formant de petites tâches comme une sorte de ciel étoilé. Après, la couleur va venir supprimer, effacer les erreurs. La couleur devient un nouveau champ de création où je vais installer un paysage, un décor. Ensuite, les corps vont prendre forme. Ces champs d’abstraction deviennent un paysage parce que les corps, ces formes figuratives, viennent s’installer dessus. Finalement, ce qui fait le lien entre l’abstraction et la figuration, c’est le corps. C’est lui qui leur donne de la gravité. Dans mes nouvelles peintures, j’ai eu envie de changer les figures et les personnages que je fais d’habitude. Après avoir vu les mêmes personnages qui revenaient et commençaient à former une sorte de panthéon, j’ai souhaité progressivement les effacer. Dans mes tableaux les plus récents, le corps s’est petit à petit effacé, la fenêtre se réduit, le personnage se retrouve en fond. Il y a davantage de rencontres de couleurs qui créent une tension par leur mauvais goût, par le fait qu’elles dénotent. Je n’aurais jamais imaginé aller vers un travail qui se rapprocherait autant de l’abstraction, ou en tout cas pas aussi vite. Je me rends compte que le fait d’avoir beaucoup travaillé sur les mains, les visages, l’expression, le cri, qui sont des images fortes, me donne envie de partir vers quelque chose de différent. C’est pour mon travail un moment de mutation.