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Le DJ

Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication et chercheur, Jean-Christophe Sevin a consacré une thèse à l’étude sociologique des raves et de la musique techno. Passionné par la culture sound system, il raconte l’évolution de la figure du bien nommé disc jockey à travers les décennies.

L’histoire du DJ est celle d’un intermédiaire entre le public et les musiciens, qui devient un point de passage obligé puis un artiste et une star de la musique. Le DJ est d’abord un homme de radio, tant son histoire est intimement liée aux technologies de transmission et de production sonore. Dans les années 1930, certains ont l’idée d’enchaîner les disques en imitant le déroulement d’un concert ou d’un bal à l’aide d’intermèdes en forme de conversations imaginaires avec les musiciens. Le succès du programme « make-believe ballroom » de Martin Block sur une station new-yorkaise, montre que passer des disques à la radio plutôt que d’inviter des musiciens à jouer en direct, comme c’est l’usage, est une formule prometteuse. Dans l’après-guerre, le DJ est celui qui donne sens à la musique pour les baby-boomers, ainsi qu’il apparaît dans American Graffiti de Georges Lucas. Son crédit est important auprès de cette génération qui entre bientôt en contradiction avec les normes d’une société en décalage avec sa jeunesse.

Alan Freed est alors un nouveau type de DJ qui ne se contente pas de diffuser du rock’n’roll mais propage l’enthousiasme et s’engage pour cette musique, en ne dissimulant pas ses racines noires. À la fin des années 1950, la radio est devenue le point de passage obligé dans la fabrique du succès, ce qui engendre des dessous-de-table pour favoriser la promotion de tel ou tel disque. Cette forme de corruption désignée par le terme « payola » (pay to play) contribue à jeter le discrédit sur la figure du DJ, même si la majorité d’entre eux n’est pas impliquée dans ce type de pratique. Avec le scandale de la « payola », on trouve en Alan Freed une victime expiatoire d’une société prise de panique morale face au rock’n’roll. Un autre type de DJ naît avec le disco et le hip-hop dans les années 1970, qui développe une approche nouvelle des platines et du dispositif de diffusion pour les transformer en instrument. Les DJ disco mixent de la soul, du funk et du R’n’B pour en faire une musique nouvelle, avec l’objectif de faire danser et de ne pas lâcher les danseurs sur la piste. Pour cela, ils s’ingénient à créer un continuum rythmique en détournant et en bricolant leurs dispositifs, et de petites inventions ont des conséquences esthétiques et sociales importantes. Au Sanctuary, une ancienne église de Manhattan transformée en club, Francis Grasso est le premier à utiliser un disque de feutrine placé sous le disque vinyle pour maintenir ce dernier immobile sans que la courroie d’entraînement de la platine ne surchauffe. Il peut ainsi le libérer au bon moment à l’endroit qu’il avait préalablement repéré à l’aide d’un casque d’écoute branché à la console de mixage.

C’est à cause de ce désir de continuité que le format des disques s’allonge avec le maxi 45-tours, le média de la culture DJ qui offre la possibilité de graver des morceaux plus longs et d’une qualité sonore meilleure que les 45-tours aux sillons rapprochés. Il faut mentionner l’influence majeure de l’approche jamaïcaine sur les musiques pratiquées par les DJ. Qu’il s’agisse du dub dans les studios ou des sound systems qui permettent aux producteurs de tester quasiment en direct leurs productions sur le public,et où les deejays chargés d’animer la session développent un art vocal du toasting qui est une source du hip-hop. DJ Kool Herc, un Jamaïcain immigré dans le Bronx, y lancera les block parties sur son sound system, à la recherche lui aussi d’un continuum rythmique à base de breakbeat sur lesquels les MC animent la session. Les DJ hip-hop poussent plus loin en tirant des sons jamais entendus de leurs platines. L’invention du scratch du diamant sur le disque dont on crédite Grand Wizzard Theodore, qui accompagne intialement la structure rythmique, popularisé par la prestation de Grand Mixer DST dans le "Rockit" d’Herbie Hancock, se transformera ensuite en un art sonique abstrait. Quant au sampler, il n’a pas été fabriqué par et pour les DJ mais c’est néanmoins l’usage créatif non prévu par ses concepteurs qui peut créditer les DJ comme des sortes de co-inventeurs, tant l’industrie s’adaptera à leurs recodages des machines. Si le beat-maker reste souvent un DJ, le hip-hop prend ensuite une direction dans laquelle les MC relèguent à l’arrière-plan ceux qui leur ont permis d’entrer en scène. La house music naît des développements du disco dans les clubs de New-York et Chicago qui offrent aux minorités sexuelles et raciales des espaces d’expression et d’affirmation. Après que le disco eut été déclaré mort à la fin des années 1970, il retourne dans l’underground où les DJ poursuivent leurs expérimentations. Frankie Knuckles, officiant au Warehouse qui donnera son nom à la house music, ajoute à ses platines et à sa console de mixage une boîte à rythmes et un magnétophone quatre pistes, toujours dans la même optique de recherche d’une intensification du dancefloor. Ce dernier n’est pas un simple réceptacle mais un espace d’échange et de circulation d’affects, car ce sont aussi les réactions des danseurs qui valident ou non les choix des DJ et orientent leurs productions. Si bien que les publics des clubs de Chicago peuvent être considérés comme les co-inventeurs de la house, de l’acid-house ou de la techno. C ’est par exemple la réaction du public au son détourné de la TB 303 (un bassliner de la marque Roland tombé en désuétude), inaugurant l’acid house, qui valide la découverte de DJ Pierre et DJ Spanky. Et c’est au Music Box de Ron Hardy que les Belleville Three de Detroit, Juan Atkins, Derrick May et Kevin Saunderson, viennent en ce milieu des années 1980 tester leurs productions. À la fin des années 1980, la diffusion de la house et de la techno en Angleterre y rencontre un succès énorme et les musiques électroniques deviennent progressivement un phénomène de masse en Europe. Une nouvelle figure du DJ apparaît alors, celle du DJ star avec lequel un rapport scénique et visuel est reconstitué, alors qu’il tendait à s’effacer au profit du rythme et du dancefloor. Les musiques électroniques sont devenues une industrie, notamment avec leur « festivalisation » qui s’affirme au milieu des années 2010 dans une économie de la musique orientée vers le « live ». Le DJ organique des espaces communautaires ne disparaît pas pour autant, et ceux qui par exemple officient dans les free-parties ou les sound systems reggae-dub restent dans un rapport non spectaculaire avec leur audience. La massification des musiques jouées par les DJ signe leur reconnaissance mais cela n’entame pas leur diversité.

Pour aller plus loin :

Bill Brewster and Frank Broughton, Last Night a DJ Saved My Life : The History of the Disc Jockey, Headline book publishing, 1999.

Tim Lawrence, Love Saves the Day: A History of American Dance Music Culture, 19701979, Duke University Press Books, 2004.

Ulf Poschardt, DJ Culture, Editions Kargo, 2002.

Simon Reynolds, Energy Flash: A Journey through Rave Music and Dance Culture, Soft Skull, 2012.