Romain Rolland - Jean-Christophe III.

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Le trouble ne venait pas du dehors. Le trouble était en lui. Il sentait s’agiter dans son cœur des monstres inconnus, et il n’osait pas se pencher sur sa pensée, pour voir son mal en face... Son mal ? Était-ce un mal ? Une langueur, une ivresse, une angoisse voluptueuse le pénétraient. Il ne s’appartenait plus. En vain il tâchait de se raidir dans son stoïcisme d’hier. Tout craquait d’un coup. Il avait la sensation soudaine du vaste monde, brûlant, sauvage, incommensurable... le monde qui déborde Dieu !... Ce ne fut qu’un instant. Mais tout l’équilibre de sa vie ancienne en fut désormais rompu. * De toute la famille, il n’y avait qu’une personne, à laquelle Christophe ne prêtait aucune attention : c’était la petite Rosa. Elle n’était point belle ; et Christophe qui, lui-même, était loin d’être beau, se montrait fort exigeant pour la beauté des autres. Il avait la cruauté tranquille de la jeunesse, pour qui une femme n’existe pas, quand elle est laide – à moins qu’elle n’ait passé l’âge où l’on inspire la tendresse, et qu’elle n’ait plus le droit qu’à des sentiments graves, paisibles, quasi religieux. Rosa ne se distinguait d’ailleurs par aucun 46


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