À la recherche du temps perdu XI

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premières minutes où l’on se laisse glisser au réveil, une variété de réalités diverses où l’on croit pouvoir choisir comme dans un jeu de cartes. C’est vendredi matin et on rentre de promenade, ou bien c’est l’heure du thé au bord de la mer. L’idée du sommeil et qu’on est couché en chemise de nuit est souvent la dernière qui se présente à vous. La résurrection ne vient pas tout de suite ; on croit avoir sonné, on ne l’a pas fait, on agite des propos déments. Le mouvement seul rend la pensée, et quand on a effectivement pressé la poire électrique, on peut dire avec lenteur mais nettement : « Il est bien dix heures, Françoise, donnez-moi mon café au lait. » Ô miracle ! Françoise n’avait pu soupçonner la mer d’irréel qui me baignait encore tout entier et à travers laquelle j’avais eu l’énergie de faire passer mon étrange question. Elle me répondait en effet : « Il est dix heures dix. » Ce qui me donnait une apparence raisonnable et me permettait de ne pas laisser apercevoir les conversations bizarres qui m’avaient interminablement bercé, les jours où ce n’était pas une montagne de néant qui m’avait retiré la vie. À force de volonté, je m’étais réintégré dans le réel. Je jouissais encore des débris du sommeil, c’est-à-dire de la seule invention, du seul renouvellement qui existe dans la manière de conter, toutes les narrations à l’état de veille, fussent-elles embellies par la littérature, ne comportant pas ces 194


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