Fiodor Dostoievski - Le Double.

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resta-t-il dans cet état d’hébétude, prostré sur la borne ? Je ne saurais le dire ; ce que je sais c’est, qu’ayant enfin repris ses esprits, il se dressa subitement et se mit à courir comme un fou, de toutes ses forces, à perdre haleine. Il trébucha à deux reprises, faillit tomber. En cette occasion sa seconde galoche le quitta, laissant veuf son second soulier. Peu à peu, cependant, il ralentit son allure, pour reprendre souffle ; il regarda autour de lui et constata que, sans même s’en apercevoir, il avait déjà parcouru tout le quai de la Fontanka, franchi le pont Anitchkov et laissé derrière lui une bonne partie de la Perspective Nevski. Il était au coin de la rue Liteinaia. Il la suivit. En cet instant, il était dans la situation d’un homme se tenant au bord d’un précipice. La terre sous ses pieds s’effrite. Elle tremble, elle bouge, elle roule vers le fond de l’abîme entraînant le malheureux qui n’a même plus la force ni le courage de faire un bond en arrière, de détacher ses yeux du gouffre béant. Le gouffre l’attire ; il y saute, hâtant luimême le moment de sa perdition. M. Goliadkine, sentait, savait, était absolument certain qu’il allait audevant de quelque nouveau malheur, de quelque chose de particulièrement néfaste – une nouvelle rencontre avec l’inconnu, par exemple. Et cependant, fait étrange, il souhaitait cette rencontre, il l’estimait inévitable. Il n’avait qu’un désir : en terminer au plus tôt avec tout cela, éclaircir enfin cette situation, par n’importe quel

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