Junkpage #04

Page 34

LIBER

Après

Babel « Chaque génération a l’angoisse de la fin qu’elle mérite », note Will Self dans sa préface au roman, paru en « français » sous le titre Enig Marcheur. Nagasaki et Hiroshima ont aussi irradié en littérature. Mais le roman de Russel Hoban demeure à part. Car ce qui s’y trouve atteint, ce n’est pas seulement le monde extérieur, c’est la conscience, à la fois collective et individuelle, sa matière même : le langage. Roadmovie d’un jeune adolescent dans une Angleterre postapocalyptique où ne règnent plus que l’ignorance et la peur, Enig Marcheur s’écrit dans une langue atomisée par l’explosion nucléaire : mots tronqués, désarticulation phonétique, fragments de syntaxe miment la désintégration d’un monde revenu à l’âge de fer, et toujours menaçant. Un univers « en mil morts sots » où seule la langue conserve l’empreinte d’un passé qu’il s’agit, pour survivre, de reconstituer. Storytelling ? Évidemment politique, la fable de Russel Hoban dresse en même temps l’allégorie onirique de la construction de soi. Dans les deux cas, le pouvoir positif du langage, c’est qu’il relie. Enig Marcheur, enfant-narrateur, conteur, bientôt prophète, est en quête d’un savoir premier d’où émergerait le sens. « Ce cas été laisse des trass pour ce qui sera. Les mots dans l’ésert laiss des imprim dans le sol pour qu’on y mette nos pieds. » Avec Hoban, le roman d’anticipation

devient roman des origines : une histoire de culpabilité (prométhéenne, œdipienne, dont l’enfant, grandissant, prend à la fin conscience), mais aussi, jusque dans son écriture, un récit de la création hanté par la création du récit. Ulysse des temps postmodernes qui est à lui-même son propre Homère, l’orphelin s’égare entre deux âges. Ledit road-movie trace des cercles concentriques sur la route du retour, l’enfant dans l’homme s’y bat avec des légendes. Un livre-monde en vérité intimiste, traversé d’émotions, dont la lecture reproduit l’expérience narrée – déconstruire pour reconstruire, accéder à l’existence, « être envie » et conjurer l’« An Nuit »… Ce peut être un vademecum. En parlénigm, le passé se dit « l’époc d’entend ». Le parlénigm s’entend aussi bien avec les yeux. Il ressuscite l’imagéité du langage, son caractère concret, sa matérialité, qui font d’Enig Marcheur un vaste poème. Exit La Route de Cormac McCarthy ? Elsa Gribinski

Russel Hoban, Enig Marcheur, traduit du riddleyspeak (Anterre) par Nicolas Richard (chapeau bas…), préface de Will Self, postface de Russel Hoban, éditions Monsieur Toussaint Louverture.

© Arnold Gentron

© Marie Michel & Monsieur Toussaint Louverture

© Hulton-Deutsch Collection/CORBIS

Qualifié de chef-d’œuvre à sa sortie en GrandeBretagne et aux États-Unis en 1980, le roman culte de Russell Hoban, Riddley Walker, se lit désormais en « parlénigm » chez Monsieur Toussaint Louverture.

Le catalogue des éditions Moires, créées à Gradignan en septembre, inauguré par deux livres de Gianni-Grégory Fornet.

La pièce manquante

Parler aux oiseaux est le texte intégral d’un théâtre dont l’auteur dit qu’il n’est pas du théâtre. Gianni-Grégory Fornet compose, orchestre, sons et corps par lesquels l’histoire se raconte. Il faut suivre le fil, les chemins s’interrompent, se rejoignent : de Quignard à Quignard, Agamben, Assise, on sait où l’on se perd – Parler aux oiseaux (la « pièce » extraite du livre), créé à Bordeaux en 2013, affiche trois noms majuscules pour clefs et clous du spectacle. Il s’agit donc d’ouvrir des portes puis de bâtir, pièce après pièce. Dans la seule lecture, dite silencieuse ou solitaire, vous ferez sans : sans la musique, sans les comédiens, sans… Une autre chorégraphie. L’auteur va « du ventre au monde », le narrateur de vie en vie : un enfant à la voix haute (puis, justement, silencieuse solitaire), une « femme en cache » (Nerval en majuscule), des voyeurs, des voyants (plus gourous que rimbaldiens), Francesco à lui tout seul. Les personnages sont aussi bien des livres, des lieux et des voix : un chantier de mémoire. Classiquement, on qualifierait ce texte de récit initiatique. Le parcours migratoire survole la carte de Tendre, emprunte quelques sentiers rêvés. Parler aux oiseaux est plutôt une salle des pas perdus où l’homme-musée se projette. Ce qui échappe est derrière – ou entre – ce qui s’y cache et ce qu’on veut y voir (ce qu’on voudrait montrer). La pièce manquante serait à trouver quelque part dans ce qui allie en un même geste prose et poésie : les oiseaux font cela. « Pour finir une histoire, il faudrait comprendre ce qui ne va pas avec soi. » La citation est infidèle (l’histoire est celle d’une séparation). Pour comprendre et finir, il faut lire de Gianni-Grégory Fornet un texte écrit antérieurement, Pourtant la mort ne quitte pas la table, créé en 2010 sous le titre Flûte !!!. Les deux livres cherchent à voir dans le tropplein de quoi est fait l’absence. Même réfléchi, « voir » est un verbe défectif. À l’inverse de Parler aux oiseaux qui prolifère et superpose, Pourtant la mort… creuse, épure, ôte. Les dimensions, les volumes ne sont pas les mêmes ; le second texte esquisse ce que la brièveté du premier achève. EG Gianni-Grégory Fornet, Pourtant la mort ne quitte pas la table, Parler aux oiseaux, Les éditions Moires, coll. « Clotho ».

34

JUNKPAGE 0 4 / juillet-août 2013


Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.