JUNKPAGE#37 — SEPTEMBRE 2016

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PORTRAIT

Il a créé Platinum Records, maison de disques qui fête ses vingt ans ce mois-ci, et les Disques Aliénor, vingt-cinq ans d’âge. Laurent Laffargue, gérant, directeur artistique et même DJ sous pseudonyme, s’accroche à un job difficile. Avec générosité et panache.

CRAMPONNÉ de marche à travers les bois. » Quand est venue la fameuse crise du disque, « elle nous a touchés, comme tout le monde », grimace-t-il. « À partir de 2006, on a commencé à sentir que les ventes

« J’ai cette prétention de mettre un gage de qualité sur ce que je sors. »

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étaient beaucoup plus faibles, notamment pour la découverte. Les gens se sont mis à télécharger plutôt que d’acheter. » Pour compenser les pertes, il se casse la tête, développe des partenariats économiques (« on s’est retrouvés à avoir des petits extraits de morceaux de notre catalogue sur des séries télé américaines ») et place les musiques de ses artistes pour illustrer des spots publicitaires pour L’Oréal, BMW, Ford ou Motorola… Le label survit grâce à ces rentrées d’argent inédites, mais cette vanne-là tarit, « ça a commencé à être très difficile ». Le logo de la Région Aquitaine apparaît sur les pochettes : « Le Conseil Régional nous a octroyé des aides. Cette année, il se désengage. C’est vrai qu’on s’habitue vite à ces aides et c’est très dangereux car on se met à la merci d’institutions qui sans explication changent de cap. Ils appellent cela des “arbitrages”. Il nous faut trouver notre propre équilibre économique malgré une conjoncture difficile. On existait avant d’avoir ces aides, il faut revenir à ce fonctionnement. » Depuis le printemps dernier, Laurent Laffargue, faute de pouvoir continuer à verser des salaires, se retrouve à travailler seul, comme à ses débuts. Envisage-t-il de tout arrêter ? « Cela m’arrive assez régulièrement. C’est difficile de se motiver tout seul, quand on a d’un côté des problèmes financiers et d’un autre côté des artistes qui explosent en plein vol ! Pour le moment, je m’accroche. » L’homme semble avoir trouvé un nouveau souffle en développant sa marque : El Vidocq. Le nom est à la fois son pseudo de DJ et celui sous lequel il sort des compilations aux titres aussi rétro que Shake-O-Rama, Strip-O-Rama ou Beach-O-Rama. Il faut y voir la suite logique d’un hobby assumé : « J’aime passer de la musique dans les soirées et j’adore le format 45 tours. Je possède deux juke-box chez moi,

D. R.

Né à Langon. Grandi à Saint-Macaire. Accent gascon. Pas étonnant qu’il ait baptisé son label Aliénor ; Laurent Laffargue est un vrai mec du Sud-Ouest. Goût « pour la bouffe et le pinard » inclus. Diplômé d’un BTS viticultureœnologie, qui plus est. « Le vin, c’est comme la musique, il faut y être vraiment à fond pour être performant », nous assure-t-il, posant le cadre. Comme domaine professionnel, c’est la musique qu’il aura choisi. Au départ, « juste pour s’amuser » et égayer une vie de pion au lycée Gaston Crampe d’Airesur-Adour (« un jour et demi par semaine à travailler et le reste du temps à Bordeaux fourré au Jimmy voir des concerts, ou chez les disquaires »). En 1991, avec une paire d’amis passionnés par l’underground pop, dont le jeune Martial Solis – futur disquaire de Total Heaven –, il monte le label Aliénor. « On avait vu une compilation sur une cassette, sortie par la copine de Katerine à l’époque. On s’était dit que ça ne devrait pas être trop compliqué d’arriver à faire ça, nous aussi ! » En effet, c’est un succès. Cette Garden Party, featuring The Charming Boys, Straw Dogs ou encore The Little Rabbits, se vend « hyper vite ». L’argent encaissé sert à éditer deux 45 tours. Le label était lancé. Les choses devenant sérieuses, à l’association Aliénor succède, en 1996, l’entreprise Platinum. Il a bien fallu qu’un des aventuriers de la bande en devienne le chef et envisage d’en faire son métier. Il dit alors aux autres : « Je m’y colle. » Le petit label publie des groupes locaux, comme Pull, et très vite des étrangers, comme The Notwist ou Powersolo. À la fin des années 1990, Platinum signe Bosco et Curtis et se fait rattacher, à l’arrachée, à la scène French Touch. Il accompagne, disque après disque, la carrière du Tourangeau Rubin Steiner. Celles et ceux qui ont bossé avec Laurent Laffargue n’ont pas oublié ses idées et ses techniques relationnelles parfois très personnelles. Comme au début des années 2000, quand, la boîte ayant dégagé un peu de bénéfice, il loue une grande maison au Cap-Ferret, y déménage les bureaux pour l’été, fait suivre les lignes téléphoniques et invite artistes et contacts privilégiés de la profession : « Les gens venaient, buvaient des coups, restaient dormir. On allait chercher des gros plateaux d’huîtres en permanence, on faisait des grillades, et on avait l’océan à dix minutes

le cadeau d’anniversaire de mes trente ans et un deuxième que j’ai acheté. J’ai déjà mixé avec les deux, pour faire danser les gens nonstop. » Activité dorénavant vitale pour lui, il continue à chercher des 45 tours, « qui alimentent et ma matière première pour mes soirées DJ, et la matière première de mes compils ». Il en parle avec les yeux qui roulent de plaisir : « Je déterre des trésors enfouis. Je fais redécouvrir des morceaux incroyables, enregistrés entre les années 1950 et le début des années 1960. » Sa méthode : « Je déniche, puis je fais ce que je veux. » Pas de production sur les morceaux, pas de promo intensive, pas d’accompagnement psychologique des artistes, pas de tournée. À la place, un travail de repérage et un rôle de filtre, ainsi assumé : « J’ai cette prétention de mettre un gage de qualité sur ce que je sors. » Son surnom d’El Vidocq n’est pas une nouveauté. Il remonte à ses années de rugby, au BEC – le garçon ayant toujours arboré d’immenses favoris sur les joues. « Le plus léger et le plus fragile sur le terrain », il se souvient qu’il compensait avec « beaucoup d’énergie et de générosité dans le jeu ». Il faut avoir l’honnêteté de rapporter que sa réputation de rugbyman fut aussi une réalité, loin du stade, dans le business du disque : on se souvient de plaquages surréalistes dans l’espace VIP des Transmusicales de Rennes, ou encore – « et ça été difficile pour mes artistes d’avoir des chroniques dans ce journal pendant quelques années » – de ce coup de boule asséné à un journaliste de la revue Magic. Allez, ultimes erreurs de jeunesse. « Je reste sûrement un rugbyman dans le milieu musical… Mais pour le milieu rugbystique, comme je travaillais dans la culture, j’étais un artiste. Ça me va. J’aime cette idée. » Guillaume Gwardeath www.platinumrds.com


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