Bio COLSOULLE 21 mars 2019

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Françoise COLSOULLE

Ouvrir la piste Carnets de route d’une pionnière par nature

Confidences inachevées



Françoise COLSOULLE

Ouvrir la piste Carnets de route d’une pionnière par nature

Confidences inachevées


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Remerciements Grâce au travail de longue haleine de Julien KNOEPFLER (interviews et rédaction) et Marielle BAUTERS (graphisme), nous voilà maintenant en possession d’une magnifique page de l’histoire de notre famille ! Merci à eux deux d’avoir toléré avec gentillesse toutes nos tergiversations et d’avoir toujours su guider nos choix pour obtenir, en définitive, un récit clair et un rendu élégant : fond et forme doivent leur succès à un soin du détail dont je n’aurais pas même eu conscience sans leurs explications et leurs suggestions ! Merci également à Perrine qui a coordonné l’ensemble des rencontres avec Françoise, qui s’est arrangée pour mettre les photos à disposition et qui m’a beaucoup aidée en donnant son avis sur les différentes étapes du projet. Au-delà de la lettre et de l’image, j’adresse une pensée supplémentaire en lien avec l’existence même de cet ouvrage : car si celui-ci est aujourd’hui entre vos mains, c’est uniquement parce que Julien a immédiatement accepté cette mission et a entrepris, dans la foulée, de recueillir – in extremis ­­– ce témoignage de la dernière heure… Avec toute ma reconnaissance, donc, et mon amitié, Fanny

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Sommaire Prologue

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Jeunes années, entre Bruxelles et Liège

Une étudiante à l’épreuve de la guerre

Après la Libération, un nouvel élan à deux !

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La première période congolaise (Stan)

La seconde période congolaise (Léo)

Après le Congo, avenue de Foetstraets

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91 Épilogue


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Prologue

Ma chère Framboise, Il y a un an, alors que tu allais bien

et que j'étais en vacances à Péchalifour, j'ai appris que mon ami Julien écrivait des

biographies. J'ai naturellement pensé à toi et au peu de chose que je savais de ta vie. Tu m'avais certes raconté ton année

alitée, tu m'avais un petit peu évoqué la guerre et je connaissais évidemment

quelques bribes de tes années au Congo

belge... Mais j'ai surtout pensé à tout ce que je ne connaissais pas !

Je t'ai donc téléphoné ; et à mon

grand plaisir, tu as facilement accepté de rencontrer Julien !

Un mois plus tard, en présence de Per-

rine, tu as donc pu évoquer pendant près

de deux heures les souvenirs qu'il te restait. Tu disais toujours que tu oubliais, mais

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1936 Françoise avec son frère Henri et sa sœur Jacqueline

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franchement, pour une grand-maman de plus de 90 ans, on sait tous que tu n'oubliais pas grand-chose !

Une deuxième rencontre a suivi, mais

cela a malheureusement été la dernière. Cela explique le côté un peu inachevé de ce

livre, et le fait que des pans entiers de ton histoire (concrètement : les années postérieures à votre retour d’Afrique) n'y figurent pas, ou de manière simplement évoquée.

Au moment de ton décès, outre la tris-

tesse de te perdre, j'ai d'abord été déçue que ces autres rencontres n'aient pu avoir

lieu. Ceci dit, il ne m'a pas fallu trop de temps pour me rendre compte de la chance que représentait le fait de disposer tout de même de près de quatre heures de souve-

nirs enregistrées et utilisables pour ce livre ! C'est pourquoi je te remercie, ma

Framboise ! Je te remercie d'avoir accepté de

jouer le jeu et de nous laisser ainsi quelques uns de tes magnifiques souvenirs…

Ta petite-fille, Fanny

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1900 La famille DENIL, dont la mère de Françoise, à droite

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Chapitre 1 1921 1939

JEUNES ANNÉES, ENTRE BRUXELLES ET LIÈGE Origines et naissance  La figure du grand-père Vous êtes Liégeoise d’origine, c’est bien ça ? C’est-à-dire que j’ai une famille qui a couru un peu partout ! Mes grands-parents paternels sont morts dans les années 1900 – ce qui fait que je ne les ai pas connus – mais toujours est-il qu’ils semblent avoir fait partie – comme ce fut le cas de pas mal de familles, en Belgique, au demeurant – d’une sorte de « dynastie d’officiers », affectés à des garnisons différentes au fil des époques. J’ai même des lettres d’un 13

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ingénieur namurois qui eut une belle carrière dans l’administration jusqu’à son décès, en 1940. Quant à ma grandmère, une VANDENDAELE, elle était gantoise d’origine. Pour ma part, je suis née à Bruxelles, le 22 novembre 1921. Très tôt, cependant, Fernand, le père de Françoise 1910

1910 Germaine, la mère de Françoise

arrière-arrière-grand-père – je ne sais plus son nom, juste-là – qui a défendu les collines de Sainte-Walburge à Liège contre la progression des Hollandais, en septembre 1830 ! Du côté de ma mère Germaine, par contre, rien d’aussi « martial » : mon grand-père, Gustave DENIL, était un 14


­Ouvrir la piste

mon père a été affecté à Aix-la-Chapelle, « en occupation », comme on appelait ça : les jeunes officiers gagnaient plus s’ils voulaient bien occuper l’Allemagne ! La famille a suivi… Nous avons alors emménagé dans un logement de la Beethovenstrasse – je me souviens du nom, étant assez mélomane ! – dans la périphérie sud de la ville. Nous sommes restés là-bas, en Allemagne, pendant 3 ou 4 ans. Et puis mon père est revenu en Belgique. Nous nous sommes alors réinstallés à Bruxelles, où nous avons habité chez mes grands-parents maternels. C’est dans la capitale, dès lors, que j’ai accompli la plus grande partie de ma première année primaire. Où logiez-vous, alors, à Bruxelles ? Chez ma grand-mère et mon grand-père maternels. Ce dernier était à ce moment-là Secrétaire des Ponts et Chaussées. Il reste connu pour ses travaux de recherche en hydrologie. Dans ce cadre, lui est venue l’idée d’inventer ce qu’on a appelé les « échelles à poissons » (ou « passes à ralentisseurs  »)1 ;

c’était des canaux inclinés conçus de telle manière que le courant de l’eau se trouvait ralenti, avec l’effet de permettre aux poissons de remonter les rivières ! Ça reste toujours utilisé de nos jours en Amérique, d’ailleurs : mon grand-père est connu là-bas ! Ici, on ne se souvient plus guère de lui… « Le Gustave », c’était un homme un peu extraordinaire, qui – sous des dehors affables et consensuels – était communiste, façon révolutionnaire ! Ce sont-là des souvenirs que je garde de l’époque de mes 6 ans : ma grand-mère me disait qu’ils avaient logé Léon TROTSKI en personne… Est-ce vrai, ou cela relève-t-il de la pure mythologie ? Aucune idée… Toujours est-il que ce genre de choses, ça vous reste dans un coin de la tête… Je sais en tous les cas que mon grand-père était très indépendant, non-religieux, athée, même. Ma grandmère et lui ayant eu 6 enfants, mon aïeul les a enjoints d’embrasser chacun une religion différente, dans l’idée qu’une religion « c’est une philosophie », et que la coexistence de plusieurs de celles-ci 15


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à la table familiale promettait, dès lors, d’engendrer des conversations intéressantes ! De fait, ma mère est devenue protestante, une de mes tantes est devenue catholique, une autre – elle vit en Angleterre - anglicane, etc. Enfin bref, il y avait de tout : chacun a fait comme il voulait, c’était un choix. Oui, un choix… Sauf que le dernier (ou la dernière) en a quand même eu un peu moins, de choix, non ?! Il s’est agi d’une dernière, à vrai dire : Lucienne. Au risque de causer une petite entorse au projet paternel, elle a épousé elle aussi un protestant. Peutêtre – par contre – a-t-elle tenté de se racheter en « tapant » un degré plus loin que son aînée – ma mère – en portant son choix sur… le fils d’un pasteur, carrément ! Mais revenons à vos grands–parents… Lors de la guerre 14-18, ils ont dû s’enfuir, via la Hollande : de fil en aiguille, mon grand-père avait en effet fini par se trouver membre du Gouvernement 16

belge ! Comme beaucoup de ses collègues, il a choisi la fuite sous la poussée des Allemands… Il faisait partie du Gouvernement, ditesvous ?! Oui. Ou alors il était Secrétaire général, je ne sais plus trop. Vous savez, c’est loin tout ça… Quoiqu’il en soit, ils ont abouti en Grande-Bretagne. Le grand-père a inscrit trois de ses filles à l’Université de Glasgow. Elles ont fait des études de médecine. Dans le trio se trouvait ma mère, qui n’a pas complètement mené ses études à terme. Après quelques temps, mon grandpère est allé rejoindre ses collègues du Gouvernement – à Paris je crois. Ensuite, il a habité dans le Midi de la France. Ah oui ! C’est décidément original, comme parcours ! Ce devait être un homme fort occupé, cela dit ! Vous avez malgré tout eu l’occasion d’entretenir une vraie relation avec lui ? Ah oui ! Je suis même forcée de constater aujourd’hui que sa personnalité


Jupille 1934 Avec les grands-parents DENIL  : Fernand, Germaine et Henri

et son parcours m’ont fort marquée. J’étais véritablement très proche de mon grand-père, il m’enseignait des tas de choses… Nous avions l’habitude

de faire de longues balades ensemble. En chemin, il lui arrivait souvent de m’interpeller, avec une sorte de solennité feinte : m’ayant posé une question, il me dépassait et plantait avec grandiloquence sa canne devant mes pieds : il n’était évidemment plus question pour moi d’avancer aussi longtemps que je ne me serais pas positionnée face à l’enjeu qu’il avait décidé de me soumettre ! À force de conversations (itinérantes ou non), je dois bien reconnaître qu’il m’a beaucoup appris. Le fait est qu’il s’intéressait à la botanique, aux sciences, à la philosophie, aux arts… C’était un homme très ouvert d’esprit. Un homme assez universel même, ce qu’on avait usage d’appeler, au XVIIe siècle, un « honnête homme ». La peinture, en particulier, se trouvait au nombre de ses centres d’intérêt : si, depuis que je suis adolescente, je connais de manière assez détaillée les travaux des Impressionnistes, c’est bien parce qu’il m’a sensibilisée à leurs chefs-d’oeuvre. 17


1934 Fernand, en officier de cavalerie Françoise et Henri

Été 1934, Cap d’Antibes Françoise, avec sa grand-mère DENIL et Henri

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École secondaire et lycée Vous m’avez convaincu du fait que votre grand-père a été un véritable précepteur, sur le plan privé. Mais dans un registre plus officiel, quelle a été votre scolarité ? Elle a été bruxelloise au début, c’est bien juste ? Oui, mais la première année seulement. Ensuite, nous nous sommes installés à Liège – à Jupille plus exactement. Parce que mon père faisait partie du 3e régiment d’artillerie. Ah oui, votre père continuait donc vraiment sa carrière militaire ? Oui-oui, il est resté militaire toute sa vie professionnelle ! Comme l’avait fait son père avant lui, ainsi que je vous l’évoquais à l’instant… Vous savez, les familles, il y a deux ou trois générations encore, obéissaient pour une large part à des logiques de « lignées » : les membres de telle famille étaient assez magistrats de père en fils, ceux de telle autre, commerçants, ceux d’une troisième encore, notaires, etc.

Pour vous répondre sur la question de la scolarité, l’école de Jupille dans laquelle j’ai fait mes primaires était tenue par une directrice communiste, Madame GERMAIN ! Je m’en souviens encore : elle nous faisait apprendre des chants de résistance wallons ! (Elle s’esclaffe). C’est incroyable ! Vous le verrez encore plusieurs fois sur la suite de mon récit : j’ai toujours vécu des trucs bizarres, pas tout à fait… normaux ! Et votre grand-père, vous n’aviez plus trop l’occasion de le voir, alors, depuis votre nouvelle implantation liégeoise, si ? Moins, effectivement. Mais chaque été, je partais de Liège et j’allais le rejoindre au Cap d’Antibes. J’y retrouvais aussi une de mes cousines anglaises. C’était des moments magiques, à chaque fois…

*** Après ça, je suis passée au lycée, à l’Institut Supérieur des Demoiselles, plus précisément, rebaptisé Lycée Léonie DE WAHA, par la suite. Ce lycée a été 19


Printemps 1936 Trois copines « en fumeuses d’opium », à la mer

transformé en profondeur à la fin des années 30, pour devenir l’actuel Athénée Léonie DE WAHA. C’est le seul athénée laïc de Liège2. Donc, vous avez été fortement marquée par cet idéal laïc, voire – dans une certaine mesure – révolutionnaire. Ça n’était pas très militaire, ça, comme approche, non ?! Comment votre père se positionnait-il face à tout cela ? 20

Non, effectivement ! Mais vous savez, mon père était ce qu’on appelait avant un « libéral ». Certes, il y avait parmi ces libéraux des gens qui étaient très croyants, mais d’autres aussi qui l’étaient bien moins ; mon père faisait partie de cette seconde catégorie ! De son côté, ma mère est restée protestante, comme elle l’avait choisi. Nous avons été élevés dans la religion protestante jusqu’à l’âge de 13 ans. J’avais comme pasteur protestant le père de Jean REY (c’est-à-dire du ministre, devenu directeur du Marché commun) ; je ne retombe plus sur son prénom… Vous savez que je suis protestant, moimême ? En tant que Suisse… Ah oui !? C’est amusant… J’ai toujours été très impressionnée par la manière dont les différentes confessions cohabitent dans votre pays… J’ai eu l’occasion de m’en rendre compte plusieurs fois, quand nous allions dans la famille de ma petite-fille Fanny – Fanny DUFOUR, que vous connaissez bien, et qui est à l’origine de notre actuelle conversation, précisément ! – près de Sierre, en Valais. Lorsque


nous nous rencontrions le dimanche, pour de grands repas familiaux, il y avait - sur la quarantaine de personnes parfois ainsi réunies - celles qui revenaient de la messe, celles qui revenaient du temple et celles… qui revenaient de nulle part (étant, pour certaines, simplement restées au lit !) ! Tout ce petit monde se mélangeait sans la moindre difficulté, avec beaucoup d’ouverture d’esprit…

paru anormal ou normal. C’est plutôt l’inverse, qui me pose problème : je déteste absolument quand on cherche à vous « coincer » dans quelque chose… Mais en Belgique (bien plus qu’en

Les parents et la petite dernière, Jacqueline 1937

Effectivement, en Suisse, les confessions sont très imbriquées, même au sein de cantons réputés catholiques ou protestants. Mais là n’est pas notre sujet : revenons à vous… et à votre lycée ! C’était donc un lycée laïc… Oui, absolument ! Pour preuve : le Shah d’Iran y avait mis sa sœur ! C’est bien la preuve que c’était tout à fait non-religieux ! C’est dans cet établissement que j’ai fait ma rétho. Est-ce que cette dimension laïque m’a marquée ? Je ne saurais le dire. Je crois que j’ai plutôt vécu ça comme une évidence. Il faut dire que j’ai toujours été élevée là-dedans. Ça ne m’a jamais 21


Suisse, pour revenir à ce pays), la laïcité, c’est presque un courant de pensée à part entière. Ça n’est pas uniquement une définition négative, si ? Je n’oserais pas être aussi catégorique. Le mouvement laïque est certes un courant de pensée, si vous voulez, mais très léger. Pour le dire au travers d’une formule, « c’est normal qu’on ne croie en rien ». En tous les cas, on nous donne le droit de ne croire en rien… D’accord. Cela étant, au-delà de la laïcité, comment se sont passées vos études ? Je n’ai jamais très bien travaillé au lycée. J’étais meilleure élève en primaire, avec Madame GERMAIN, ma directrice communiste ! Je commençais sans doute à avoir d’autres préoccupations… À ce moment-là, je suivais des cours de français avec une femme qui était aussi une espèce de révolutionnaire, terriblement intéressante, surtout les 2-3 dernières années. J’étais passionnée. Je me souviens aussi d’une enseignante de grec, Madame DELCOURT3, qui était professeur à l’Université de Liège, où elle donnait 22

des cours-conférences sur le théâtre grec. Elle nous disait souvent, avec un geste de la main évoquant notre insondable ignorance : « Je ne vais pas vous le faire en grec, je vous le lis en français : de toute façon, vous n’y connaissez rien ! ». Sur le fond, elle avait évidemment raison, même si l’attitude adoptée n’était pas de la meilleure pédagogie… Mais peu importe sa condescendance à notre endroit : il n’en restait pas moins que je l’adorais elle aussi ! Fernand, Henri et la petite Jacqueline Été 1938


Entrée à l’Académie de Liège Voilà donc pour vos années de secondaire. Et s’agissant de la suite ? J’ai cru comprendre que vous aviez entrepris des études d’architecture... La chose n’est pas banale, dans la mesure où les femmes qui s’engageaient dans cette voie devaient se compter sur les doigts d’une main, à l’époque, non ? Comment cette vocation de pionnière est-elle née en vous ? À vrai dire, dans un premier temps, j’avais plutôt envie de faire de la biologie ! Mais il n’y avait pas la possibilité d’étudier cela à Liège : il aurait fallu aller à Bruxelles. C’était difficilement payable… En fait, c’est mon père qui m’a dit un jour : « Moi, j’ai dû faire officier, mais la vérité, c’est que j’aurais adoré être architecte. Tu dessines bien, Françoise : pourquoi ne t’essayerais-tu pas à cela ?  ». Je me suis dit «  Pourquoi pas ?  » ; mais sans plus d’enthousiasme, à vrai dire. Et de fait, je me suis inscrite auprès de la seule école touchant de près ou de loin à l’architecture qui se pût trouver à Liège, à l’époque, soit à l’Académie des Beaux-Arts.

Été 1938 Son père aimait aussi peindre

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Classe de l’Académie de Liège 1943

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Chapitre 2 1939 1944

UNE ÉTUDIANTE À L’ÉPREUVE DE LA GUERRE

La guerre, solide coup de frein aux études… C’est ainsi à l’automne 1939 que je suis entrée à l’Académie de Liège. Je n’ai toutefois guère eu le loisir de profiter longtemps de cette nouvelle expérience : dès les premiers jours de septembre, en effet, la guerre a éclaté au niveau européen, puis mondial. Les Allemands sont arrivés en Belgique au mois de mai. Nous habitions à Cointe, à ce moment-là, au-dessus de Liège, près de l’Observatoire. Un jour, mon père a téléphoné : sur base des renseignements auxquels il avait eu accès comme officier,


­Ouvrir la piste

il venait d’apprendre que l’ennemi fondait sur Liège : il nous enjoignait de filer au plus vite ! Nous l’avons évidemment écouté, et nous sommes partis immédiatement, n’emportant que quelques effets de première nécessité. Il n’a pas fallu plus de quelques heures avant que nous puissions prendre conscience de l’importance de cet avertissement paternel : dans cette même journée – celle du 10 mai 1940, comme nous le rappellent les livres d’histoire – les Allemands entraient en effet massivement dans Liège… Heureusement, les bombardements de l’ennemi se sont essentiellement concentrés sur les places fortifiées autour de la ville, ne faisant du coup que peu de victimes civiles. Il nous a donc été possible de regagner notre logis quelques jours plus tard… Le véritable coup dur intervint cependant sous une autre forme : très tôt par rapport au début du conflit, mon père a été fait prisonnier par les Allemands. Ça a évidemment été une épreuve très pénible 26

pour toute notre famille, et tout particulièrement – sur le plan financier et logistique – pour ma mère, qui a fait preuve d’une vaillance admirable face à ce long manque de près de 4 ans. De son côté, mon frère a dû recourir à toutes sortes de stratagèmes pour échapper aux Allemands. Il a notamment dû vivre plusieurs semaines dans un champ, en ne mangeant que des patates cueillies à même la terre… Ça n’était clairement pas une période amusante…

Liège, 1941 Germaine et Jacqueline


Un jour, je m’en souviens – ce devait être quelques semaines après la prise de la ville –, les Allemands sont venus chez nous, pour une sorte de perquisition. Je ne sais pas exactement ce qu’ils cherchaient, mais ce qui est certain, c’est qu’ils n’ont rien trouvé. Ça ne les a pas empêché de se comporter comme des voyous : un des soldats du groupe a notamment uriné dans un vase, qui était posé dans une des pièces de l’étage, comme décoration. Une fois nos « visiteurs » partis, je revois encore ma mère saisir le vase du bout des doigts, entre rage et dégoût, et … le flanquer par la fenêtre ! (rires) Enfin bref : nous avons vécu alors tous les ennuis classiques qu’il était d’usage de vivre, durant cette période, au contact des Allemands…

La fuite en France Et ensuite, les choses se sont un peu calmées ? Non–non, la situation ne s’est pas améliorée du tout. Au contraire : à un

1944, Cortil La famille sans Fernand, alors prisonnier

moment donné, nous avons dû quitter la maison pour de bon. Nous avons pris la fuite dans des conditions abracadabrantes, dont je garde un très mauvais souvenir. Vous savez, il faut s’imaginer de longs convois de civils, sur les routes, avec des charrettes, des familles entières, avec des enfants et des vieillards, à pied... Et au-dessus, régulièrement, les avions allemands qui soudain surgissaient de derrière les nuages, dans un vrombissement terrible, et nous bombardaient, dans une atmosphère de panique généralisée… 27


Je me souviens que ma petite sœur Jacqueline, qui avait 4 ans alors, était terrorisée, la pauvre… Et à vrai dire, je n’en menais pas beaucoup plus large ! L’objectif de notre fuite a d’abord été Bruxelles. Puis ma mère a voulu rejoindre Boulogne-sur-Mer, dans le Pas-de-Calais : elle souhaitait en effet retrouver mon père, et elle savait que l’armée belge se trouvait cantonnée là. Mais en réalité, nous ne l’avons jamais retrouvé… Nous avons fait le trajet en voiture, puis en camion, puis en charrette à foin… Comme si ça ne suffisait pas, notre arrivée à Boulogne a été tout à fait épique, là aussi. La ville était entourée par l’armée allemande. Et nous avons été bombardés là aussi… L’ambiance au sein de la cité portuaire était très tendue ; je ne suis pas certaine que ça avait été une très bonne idée de nous y rendre… Je me souviens vraiment de scènes de guerre. De la voiture, on apercevait des Allemands surarmés, des colonnes de prisonniers, pas mal de cadavres laissés à même le sol dans les rues… Heureusement, nous 28

ne sommes pas restés très longtemps : après un mois, nous sommes rentrés en Belgique, profitant du fait que nous avions des amis qui repartaient au pays et disposaient de place dans leur voiture. Nous sommes revenus par Tournai ; je m’en souviens, parce que la ville venait tout juste d’avoir été bombardée… Et à Bruxelles, la guerre continuait ? Ça n’était pas très drôle, là non plus. Pierre – celui qui allait devenir mon mari – a été lui aussi arrêté par les Allemands, une fois, à Malines. Il n’a heureusement pas été retenu plus de quelques heures. Vous voyez, nous avons tous connu l’ensemble des « amusements » qu’on pouvait subir pendant la guerre… Le droit de quitter le pays nous était refusé par l’Occupant. On ne pouvait pas davantage se rendre à la Côte. Tout juste nous était-il permis d’aller en vélo jusque dans les Ardennes... Nos frontières, en Belgique, ne sont pas grandes : j’aime mieux vous dire qu’à cette époque, j’ai pu prendre clairement conscience de l’exiguïté de notre petit pays ! À ce titre


­Ouvrir la piste

comme à plein d’autres, l’arrivée du printemps 1944 aura été accueillie avec un grand soulagement... Durant cette période troublée, avez–vous été proche d’une forme de Résistance ? Moi non, je ne me suis pas engagée sur ce terrain-là ; je me consacrais à mes études. Mon frère, par contre, oui. En ce qui le concerne, il a fait comme beaucoup de jeunes de 17-18 ans, via les scouts : ils ont constitué des groupes, plus ou moins organisés, qui menaient des actions de sabotage, ou faisaient passer des messages au nez et à la barbe de l’ennemi. Il y en a qui ont été pris, il fallait se cacher… Je m’en souviendrai encore longtemps : à un moment donné, mon frère n’a plus donné signe de vie pendant deux jours, embarqué qu’il était, très probablement, dans une action de la Résistance. Ma mère m’a dit : « Viens avec moi ! ». Elle m’a entraînée jusqu’à la Kommandantur. Comme elle était femme d’officier, ça comptait, aux yeux des Allemands : un officier, ça n’est pas n’importe qui ! Nous avons donc été reçues sur

le champ. Comme le Commandant lui demandait le motif de sa visite, ma mère a pris la parole avec aplomb : « Mon fils a disparu, je voudrais bien savoir ce qu’il est devenu ». Le Commandant l’a regardée droit dans les yeux, je m’en souviens parfaitement et il lui a dit : « Madame, vous le savez certainement beaucoup mieux que moi ! ». On a frôlé la « mise en boîte », ce jour-là… Dans les jours suivants, je me rappelle en avoir quand même un peu voulu à ma mère, pour les risques qu’elle nous avait fait prendre, avec son expédition quasiment suicidaire…

Comme si la guerre n’y suffisait pas : les problèmes de dos ! Mais revenons à votre parcours à vous, en particulier : une fois de retour à Liège, vous avez donc enfin repris vos études ? Laissez-moi rassembler mes idées… J’avais entamé ces études à la rentrée 39, puis nous avons dû partir, comme je vous l’ai expliqué… Oui, c’est ça : en 29


juin 1940, je suis revenue et j’ai repris les cours. C’était quand même une ambiance très particulière ; nous n’avions pas beaucoup la tête à l’étude… De temps à autre, on entendait le son des V2. Ils faisaient un bruit lugubre, en tombant, comme un lent battement : on savait que ça allait péter d’une seconde à l’autre. Inconscientes que nous étions, nous nous mettions alors à la fenêtre ! Vous savez, quand on a ces âges-là, la curiosité l’emporte sur la peur : on prend des risques inconsidérés, sans vraiment s’en rendre compte…

1942 Françoise et Claire CAMPUS, glanant pour amiéliorer l’odinaire

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Au-delà de ce contexte de guerre vraiment bizarre, vous avez quand même pu profiter de vos études ? Non, à vrai dire, et pour une raison assez imprévisible : c’est à cette époque que se sont déclarées mes douleurs au dos. Cela faisait plusieurs mois déjà, pour être sincère, que je ressentais des maux de dos. Mais en 1940, ils ont pris une intensité insupportable : je


ne pouvais carrément plus m’asseoir, tant ça me tirait dans la colonne. Très vite, le diagnostic est tombé : une des vertèbres importantes – la première au-dessus du sacrum – était, chez moi, sortie de l’alignement. Du coup, elle générait ces terribles douleurs… Il n’y avait pas quarante solutions : si je ne voulais pas devenir rapidement grabataire, il fallait remettre cette vertèbre en place. Ce qui ne pouvait se faire que par le biais d’une opération. De fait, le projet a vite pris un nom étrange : ce qu’il me fallait pour vaincre mon mal, c’était une greffe d’Albee. Cela impliquait de prélever un morceau d’os, puis de l’utiliser comme une « attelle autogène », en quelque sorte, pour maintenir en ligne trois vertèbres, avec l’effet qu’elles ne bougent plus. Le fait que cette opération porte un nom – aussi bizarre soit-il – pouvait avoir un côté rassurant, « balisé ». Mais c’était en réalité pure illusion ! Car dans les faits, cette greffe d’Albee n’avait été qu’imaginée sur un plan théorique, sans avoir été… jamais pratiquée ! Je

me retrouvais donc en situation de parfaite « cobaye », dans le cadre d’une opération à haut risque, de surcroît ! Par chance, nous possédions à Liège – plus précisément, à l’Hôpital Sainte-Rosalie, où je me trouvai bientôt admise – un excellent praticien : j’ai ainsi été opérée par un chirurgien accompli (dont – ingrate que je suis ! – le nom m’échappe ici). Quand s’est déroulée cette opération ? Sitôt le diagnostic posé, ou il a fallu attendre ? Non, malhreusement, de longs mois se sont déroulés entre le diagnostic et l’opération. Sachant, par ailleurs, que les premières douleurs vives étaient déjà intervenues plusieurs mois avant ce diagnostic ! Au final, et toutes ces semaines mises bout à bout, j’ai eu le temps d’avoir vraiment très mal très longtemps – presqu’une année, sans doute – avant de passer sur le billard… Soucieux de faire progresser la science – tout en veillant au passage à y inscrire son nom en bonne place, 31


­Ouvrir la piste

le Docteur m’a demandé si ça ne me dérangeait pas qu’il fasse venir quelques personnes pour assister à l’opération. Par ailleurs, il était prévu de filmer l’intervention, pour la faire voir aux étudiants. Résultat : tandis que j’étais pour ma part allongée nue sur une table d’opération, une jambe suspendue en l’air, mon bon Docteur, de son côté, procédait aux mondanités, sous l’œil borgne d’une caméra : « Madame COLSOULE, permettez-moi de vous présenter Monsieur Untel, médecin-chef à l’Hôpital de X, Monsieur Untel, Professeur à la Faculté de Médecine de Y, etc… ». Enfin bref, toujours des situations loufoques, je vous dis ! (Elle rit de bon cœur… Puis se rembrunit). Moins drôle : après cette opération, j’ai été six semaines dans un plâtre. Je me souviens de cette période comme d’un long désert d’ennui. Pensez : une jeune fille de 18 ans, on a d’autres projets que de garder la chambre des mois durant… 32

Le chirurgien qui m’avait opéré passait chaque soir pour s’inquiéter de mon état. C’était quelqu’un de vraiment très gentil : à chaque visite, il venait avec quelques romans sous le bras, histoire que j’aie de quoi lire le lendemain ! Au terme de ces six semaines, j’ai entamé une longue convalescence de près d’une année, au cours de laquelle il m’était possible de me déplacer, mais avec la plus grande prudence. C’était un sacrifice nécessaire, faut-il sans doute se dire ! En pratique, vous êtes allée bien mieux, par la suite, non ? Ou votre dos vous a toujours un peu fait souffrir ? Ah, en vérité, j’ai eu des maux de dos toute ma vie ! D’ailleurs, si je suis ici, aujourd’hui, c’est encore et toujours, parce que j’ai des problèmes au dos ; même si je dois avoir l’honnêteté d’avouer que d’autres petits soucis liés à l’âge se sont ajoutés entre temps, comme ma tension, par exemple... Cela dit, il reste certain que ce chirurgien m’a évité de passer ma vie allongée


sur un lit ou prostrée dans un fauteuil. Preuve en soit, au passage, le fait que j’ai quand même eu quatre enfants à mon actif !

Mon entrée à la Cambre La « folie » de la Libération

1944 Les Anglais à Bruxelles

J’ose à peine ré-aborder le sujet de vos études… Après la fuite française de la première année de guerre, puis ces douleurs au dos et leur convalescence, toutes deux lourdement handicapantes, je peux bien imaginer que votre cursus se trouvait bien bousculé… Oui effectivement : mes études d’art ont beaucoup souffert de cette succession de contretemps. Surtout que vous omettez un paramètre supplémentaire : même quand j’eus retrouvé ma locomotion, il demeurait exclu que je reste, des heures durant, debout (ou même assise) devant une planche à dessin… Il m’a donc fallu imaginer une alternative. Dans un premier temps, j’ai entrepris de me rediriger vers une 33


candidature en archéologie. Mais mon projet relatif à l’architecture ne m’était pas sorti tout à fait de la tête… Quand j’ai commencé à aller mieux – façon de parler : je me déplaçais encore et toujours avec un plâtre et des cannes, la jambe éternellement tendue… –, j’ai donc envisagé de cumuler archéologie et architecture. Mais le projet était sans doute un peu présomptueux : toujours est-il que ça m’a été refusé par la direction. Je me suis donc recentrée vers la seule architecture, tout en en tirant la conséquence qui s’imposait : il me fallait déménager à Bruxelles, pour rejoindre les bancs de l’école de l’Abbaye de la Cambre. Cet abandon de ma bonne région liégeoise était évidemment source d’un peu d’appréhension ; mais en même temps, le projet, dans sa globalité, m’enthousiasmait. Il faut dire que le cadre physique de cet enseignement a pesé son poids dans ma décision : l’École de la Cambre était une institution flambante neuve, aux vastes locaux et 34

aux environs verdoyants, qui avait de quoi séduire tout étudiant assoiffé de nouveauté et de liberté... Notez bien, cette école garde aujourd’hui tout son attrait, même si des changements sont intervenus. Il y a une petite dizaine d’années, sauf erreur, la partie « architecture » de La Cambre a ainsi été fusionnée avec une autre école d’architecture – l’École Victor HORTA – avec l’effet de devenir la « Faculté d’architecture La Cambre Horta de l’ULB » : via ce rattachement, l’architecture est devenue alors une matière universitaire à part entière, ce qui me semble n’être que justice… 1942, puis 1943… À un moment donné, cette guerre si meurtrière et liberticide a bien fini par s’arrêter, non ? Oui, bien sûr. Bruxelles a été libérée en septembre1944 ; le 3, si je ne fais erreur. Quand les Anglais sont entrés dans la ville avec leurs chars, par la Chaussée de Mons et la Porte de Ninove, ça a vraiment été la fête ! Les trams étaient « pour rien », tout le monde circulait


dans tous les sens… Nous, les étudiants de la Cambre, nous étions, d’une certaine façon, aux premières loges : une compagnie de soldats anglais a en effet pris ses quartiers dans le Bois du même nom ! C’était la fiesta ! Des bals sur toutes les places, ça dansait de partout, avec des Anglais embrassés, portés en triomphe… C’était incroyable, un grand plaisir, un si profond soulagement…

1945 La famille réunie, après le retour de captivité de Fernand

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1941 Un « selfie » avant l’heure !

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Chapitre 3 1945 1949

APRÈS LA LIBÉRATION, UN NOUVEL ÉLAN À DEUX  ! Une nouvelle opportunité de vivre… et d’aimer ! J’imagine que la Libération a donné un souffle nouveau à vos études : il était désormais possible de se projeter dans un métier, une vie économique dynamique. Et puis, comme architecte : la « (re)construction » était sur toutes les bouches, non ? ! Oui, il est clair que l’ambiance a radicalement changé, avec la fin des hostilités. Mais la vérité, c’est que toutes les activités de la vie ont pris une saveur nouvelle, une fois la guerre achevée. Même les plus basiques comme s’habiller, 37


cuisiner, flirter, sortir au café, aller au théâtre… Les études faisaient naturellement partie du nombre… Au fait, vous l’ai-je dit ? J’étais, au sein de ma promotion convoitant le titre d’architecte, la seule femme ! Je dois préciser immédiatement que ça ne m’a jamais dérangée ! Il n’y avait pas là de problème particulier ; je me suis toujours sentie très à l’aise. Je n’étais pas du genre « flirteuse » ou « aguicheuse » ; dès lors, j’étais tout à fait en phase avec ces Messieurs ! J’avais du reste, dans l’équipe, de très bons copains. Mon seul regret, c’est de les avoir largement perdus de vue, déjà très peu de temps après cette période d’études… Vraiment ? Que des « copains » ? Oui-oui, que des copains, bien sûr ! Et pour cause : je ne vous l’ai pas encore dit, mais c’est à cette époque que j’ai commencé ma relation avec Pierre HUMBLET. En réalité, il était Liégeois comme moi, et c’est déjà à l’Académie de cette ville que j’ai fait sa connaissance, quand j’avais 18 ans ; pas 38

1941 Pierre à Bruxelles


à la Cambre, qu’il a également suivie, mais avec trois ans d’avance sur moi. Nous sommes évidemment restés en contact étroit à cette époque, mais – sur un plan académique et professionnel – il était davantage passé aux questions d’urbanisme tandis que j’étudiais, moi, en vue de mon diplôme d’architecte. Nous nous sommes mariés l’année même de la fin de mes études, en 1947. Sachant que je fus ainsi – je tiens à le préciser, avec une petite pointe de fierté – la sixième femme architecte seulement à sortir de cette école ! Nous avons emménagé rue de La Vallée à Ixelles, près de l’Abbaye de la Cambre. C’est au rond-point du Roi, qui donne dans l’avenue Louise. Nous occupions un appartement propriété du directeur de l’Institut Meurisse de chimie.

Disons plutôt que je lui ai fourni mon appui, comme « conjoint aidant », comme on appelait ça. À vrai dire, il n’était pas trop chaud à l’idée que j’aille travailler à l’extérieur… Pierre à sa table d’architecte 1944 environ

Que voilà d’heureuses nouvelles ! Comment s’est construite votre complicité, entre architectes que vous étiez tous deux ? Avez-vous été amenés, par la suite, à « faire équipe » ? 39


À ce moment-là, il faut bien vous l’imaginer, les choses se passaient de manière un peu curieuse, très différente d’aujourd’hui. Pour vous dire : sur la dizaine de filles qui ont fait des études en même temps que moi ou dans les années suivantes, il n’y en a guère qu’une qui ait pratiqué seule ! Mais bon, cela dit, il ne faut pas s’émouvoir plus que cela de mon sort : j’ai beaucoup aimé cette posture d’appui aux travaux de mon mari ! Il m’a associée à beaucoup de dossiers cruciaux, comme par exemple à la remise de projets dans le cadre de concours. Ça a duré trois ans, environ. Puis deux événements sont survenus coup sur coup, qui ont radicalement modifié la « donne ».

1947 Françoise et Pierre le jour de leur mariage

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Ah bon ? Lesquels ? Eh bien d’abord, j’ai eu ma fille, Perrine, en janvier 1950. Je vous promets qu’avoir un enfant, ça met solidement au défi votre plan de carrière ! Et puis, surtout : en 1950, nous sommes partis au Congo !


La construction du projet africain : l’Office des Cités Africaines Ah oui, le Congo, nous y voilà ! Comment s’est présentée cette incroyable opportunité africaine ? Comme je vous l’ai raconté, mon mari fonctionnait déjà comme architecte. Mais sa carrière peinait un peu à décoller : il était à la recherche d’horizons nouveaux. C’est dans cet esprit, déjà, qu’il avait eu l’occasion de partir en Angleterre. Après être rentré à Bruxelles, il avait travaillé dans un bureau de la capitale, mais qui ne

le satisfaisait pas pleinement. Il commençait lentement à regarder à gauche et à droite pour voir si un poste plus attrayant ne pouvait pas lui être proposé… Or, mon mari avait un très grand copain – qui est mort très peu de temps après dans un terrible accident – à qui on avait proposé une situation dans un parastatal, l’Office des Cités Africaines. Mais cet ami, ça ne l’intéressait pas, parce que ça ne lui disait rien du tout de partir à l’étranger… et en Afrique, qui plus est ! Du coup, il nous a demandé si ça ne nous tentait pas de candidater à sa place.

Habitat traditionnel de la région de Stanleyville 1950

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1950 La question du logement « indigène »…

Ce qui est certain, c’est que, de notre côté, nous avons eu une lecture bien différente de la sienne ! On a crié, pour ainsi dire d’une seule voix : « Wouah, génial ! Mais oui, évidemment que ça nous intéresse ! ». Et c’est ainsi que l’affaire s’est faite… En pratique, nous avons fait nos malles au début de l’été 1950. J’avais alors 29 ans. Il faut que vous me précisiez davantage le contexte de ce séjour. Vous m’avez dit que la mission qui avait été confiée à votre mari était celle d’un cadre au sein de l’Office des Cités Africaines. Mais encore ? En quoi cela consistait-il exactement ? 42

…sous l’œil expert des « coloniaux » !

Il est indispensable, avant toute chose, de bien comprendre le statut et la mission générale de l’Office des Cités Africaines. Il s’agissait là d’un parastatal belge, financé sur budget du ministère des Affaires Étrangères. Cela signifie, d’un point de vue très pratique, que nous étions payés par la Belgique. Que devait faire cet office ? En fait, il s’agissait de répondre au phénomène d’afflux des indigènes vers les villes – largement « tenues » par les Blancs – dans le but d’y travailler comme main d’œuvre au service des colons. Dans ce cadre, l’OCA devait planifier et mettre en œuvre la construction de cités capables d’accueil-


lir cette force de travail nouvellement « débarquée ». Il faut préciser qu’il y avait des millions de ces anciens paysans ayant afflué en bordure des villes. Ils arrivaient de la brousse. Quand leurs camps étaient devenus suffisamment grands, on donnait la permission à ceux qui les occupaient, avec l’accord des chefs tribaux, d’investir une nouvelle cité, spécialement construite pour eux. L’hébergement dans ces cités obéissait toutefois à des contraintes bien précises : ne pouvaient y être logés que les travailleurs autorisés par l’administration coloniale (en concertation avec les chefs tribaux), selon une logique de quotas. Je possède un livre sur l’Office des Cités Africaines et sur ce que toute cette organisation impliquait. Il a été écrit par Xavier LEJEUNE de SCHIERVEL, le directeur opérationnel à Bruxelles, sous la direction de Max HORN. Il se trouve chez moi – je crois savoir exactement où. Mais comme vous vous en doutez, je n’ai plus l’occasion de me rendre à mon domicile, alors même qu’il se trouve à un kilomètre d’ici…4

Si je comprends bien ce que vous m’expliquez quand à la vision fondamentale de l’OCA : on était donc là dans le cadre de la mise en œuvre d’une vraie politique d’exode rural systématique, c’est bien ça ? Non, pas à ce point-là. Le déplacement lui-même n’était pas encouragé ; l’idée était juste de ne pas subir ces flux massifs de manière chaotique, mais de les accueillir, de les canaliser. On trouvait que c’était intelligent de loger les gens, de les éduquer, de construire des écoles, des palais de justice, des marchés… En soit, l’idée n’avait rien de condamnable. Où les choses ont pris un tour moins idéal, par contre, c’est au niveau de la nature exacte de l’offre qui était proposée aux Noirs. Car même si les enfants étaient tous envoyés à l’école, les études qu’on leur y faisait faire manquaient totalement d’ambition. Il était ainsi déterminé d’emblée que les meilleurs accéderaient au statut de clerc ou d’employés de commerce, punt aan de lijn ! À cet égard, il faut bien reconnaître aux Français le mérite d’avoir su se montrer 43


plus généreux : dans leurs colonies – comme en Côte d’Ivoire ou au Sénégal, par exemple, nos voisins « hexagonaux » ont développé une politique très différente. Ils ont ainsi éduqué moins d’indigènes ; mais ceux qui se voyaient ouvrir la porte des études, pour le coup, pouvaient aller jusqu’à l’Université, s’ils en démontraient les capacités. C’est comme ça qu’a été « produit » un Léopold SENGHOR, notamment… Intéressant contraste. Qui pose la question de savoir s’il faut, en pareil cas, privilégier la quantité ou la qualité… Difficile de trancher, a priori…

La mission précise : Directeur régional, zone « Stan et environs » Mais revenons-en à votre mari : vous m’avez dit qu’il s’était vu attribuer une fonction de cadre au sein de l’OCA. Laquelle, exactement ? Dans l’organigramme de ce vaste projet qu’était l’OCA, mon mari avait hérité d’une fonction de directeur régional. Sous la 44

direction générale, trois directions régionales avaient ainsi été prévues : la région de Léopoldville (devenue aujourd’hui Kinshasa), celle du Kivu et celle de Stanleyville (devenue Kisangani). Au sein de cette triade, sa fonction était la troisième : celle de sous-directeur pour la région de Stan. En pratique, qu’est-ce que cette fonction de directeur régional impliquait ? Ça fait penser à un rôle purement stratégique et administratif, dans son énoncé ; mais j’imagine mal qu’il aurait accepté de renoncer si facilement à ses talents d’architecte… Ça exigeait un peu des deux, à vrai dire. Mon mari a joué en partie un rôle d’architecte et en partie celui d’une autorité administrative. Il concevait des projets, puis en assurait l’exécution, en passant par le Ministère des Affaires Étrangères. Il coordonnait les projets de A à Z. Ce faisant, il pouvait évidemment compter sur une équipe, qui allait chercher des arbres en forêt, créait tous les matériaux sur place, etc… En passant par la construction des maisons, puis leur livraison aux Noirs appelés à les occuper !


Sur base du profil d’architecte que vous présentiez vous-même aussi, était-il prévu que vous travailliez à ses côtés ? Non, ça n’était pas l’idée. Et en pratique, ça n’a pas été le cas en Afrique. Au contraire de ce qui a pu advenir ultérieurement. Il faut dire qu’au Congo, la femme de quelqu’un qui exerçait une autorité administrative ne pouvait clairement pas travailler. Il en allait du reste de même ici – dans une mesure à peine moindre, peut-être ! En tous les cas, c’était clairement la situation qui prévalait au niveau de la génération précédant la nôtre : ainsi, ma mère, dont le mari était officier, n’a jamais pu travailler, Bâtiment de « l’Équatoriale » 1950

lors même qu’elle avait fait des études de médecine très honorables. Comme elle le disait elle-même avec le franc-parler que je lui ai toujours connu : « On a peur que j’ouvre un bordel ! ». Une fois de plus, elle avait su trouver la bonne formule pour souligner le ridicule de la chose… J’imagine que ces restrictions absurdes n’ont plus cours nulle part aujourd’hui. Ou alors peut-être encore pour les diplomates ? Mais au-delà, c’est peu probable ! Pour revenir à votre question, j’ai donc très peu travaillé avec Pierre. Tout au plus l’ai-je aidé à candidater à l’occasion d’un concours d’architecture pour le Centre Culturel de Léopoldville. Le plus fort, c’est que nous avons remporté le concours ! Mais, manque de bol, le projet n’a jamais été construit, pour des raisons politiques ! C’est cependant une affaire qui est survenue bien plus tard : je vous embrouillerais si je vous parlais d’avantage de cet épisode à ce stade de mon récit ! Je vous remercie de votre sollicitude ! Restaurons effectivement la ligne du temps.

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1950 Scènes de pèche

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Chapitre 4 1950 1955

LA PREMIÈRE PÉRIODE CONGOLAISE (STAN) Le mois de transition à Léopoldville Maintenant que vous nous avez bien exposé le contexte de la mission de votre mari, racontez-nous en pratique : comment êtes-vous arrivés au Congo, dans ce pays où il allait effectivement la mettre en œuvre ? Nous sommes arrivés par avion, directement à l’aéroport de Léopoldville. Sur quoi, nous sommes restés un mois dans la capitale. Comme par une allusion ironique du destin à notre futur transfert à destination de la Province orientale (et de 47


Stanleyville, plus précisément), nous étions logés, au cours de ces premières semaines, à l’Hôtel… Stanley ! Je me souviens bien de cet appartement aux allures de petite suite ; il faut dire que j’y ai séjourné de longues heures… Rappelons-nous en effet que ma fille Perrine avait 10 mois : il n’était pas question de courir les rues à longueur de journée ! Cela ne veut évidemment pas dire pour autant que nous aurions vécu reclus ! Chaque journée était l’occasion de sorties, de rencontres. Surtout pour Pierre, bien sûr, mais nous l’accompagnions chaque fois que c’était envisageable. Il m’a été ainsi possible de m’imprégner très vite de cette nouvelle atmosphère, d’essayer de me faire une idée des Congolais, via ces rendez-vous avec des personnalités diverses… Du reste, les moments que nous avons passés avec des Belges installés depuis un moment ont été au moins aussi instructifs, par le regard qu’ils posaient, chacun à sa façon, sur ce pays : il y avait les enthousiastes, ceux qui se sentaient 48

investis d’une mission de développement de l’Afrique et des Africains, les « roitelets » convaincus de s’être trouvé un « terrain de jeu » et une « cour », les désabusés, condescendants envers les Noirs, voire – pour certains – franchement racistes… Toute une petite galerie de personnages, donc, qui a forcément contribué à construire notre appréhension du pays, par un jeu d’adhésion ou, au contraire, de répulsion. Au-delà des gens, les ambiances de rue, les couleurs et les odeurs de marchés m’ont aussi fait forte impression. Vous êtes si loin de chez vous ! Tout est si vaste, si différent. J’étais surexcitée, fascinée par toute cette nouveauté… Peut-être ne pouvez-vous pas totalement comprendre, vous qui êtes jeune, qui avez sûrement déjà beaucoup voyagé. Je le vois bien : aujourd’hui, j’ai des petits-enfants qui habitent partout, qui sont de toutes les nationalités (Fanny, que vous connaissez bien, n’en est qu’un exemple !) ! Mais à l’époque, des déménagements aussi lointains, de telles « expatriations » – comme on dit aujourd’hui –, c’était très rare.


effrayée. Tout était étonnant. Les avenues, les femmes, les hommes : j’ai du mal à décrire ce qui me plaisait, pour la bonne raison que ça n’était pas forcément très tangible : une espèce de vent de liberté, diffus, qui flottait dans l’air…

1951 Françoise s’ennuie à une soirée mondaine…

Comment avez-vous vécu ce choc culturel ? C’était tout à fait énorme ! Et j’ai adoré ! Tout est émerveillement et découverte quand vous partez si loin, surtout après avoir été enfermés par les contraintes et les horreurs d’une guerre. C’est extraordinaire, c’est une ouverture sans comparaison possible. Le climat, les paysages, les gens : tout est nouveau ! Nous avions le sentiment d’une « page blanche », d’une terra incognita ! Ça me surprend parfois moi-même, mais je n’ai pas du tout été rebutée ou

Quelles images conservez-vous de la ville ? Je garde un souvenir précis des magasins. À vrai dire, ça n’était pas de vrais magasins, au sens où on l’entend ici : il s’agissait plutôt de grands hangars où on vendait de tout. Ils avaient un nom bien particulier, que j’ai oublié, par contre… Ces commerces étaient gérés en bonne partie par des immigrés, mais non-Belges, eux : des Grecs, des Portugais, des Hindous… En termes d’urbanisme, pour le reste, il y avait très nettement une « ville blanche », d’une part, et sa périphérie, de l’autre, totalement noire. Dans le centre de Léopoldville, on trouvait plusieurs aménagements de bon standing, clairement à l’européenne : ainsi, les rues étaient asphaltées, il y avait de 49


l’éclairage, des bâtiments parfois élégants. Puis tout autour, des cases qui – sous l’effet des travaux de l’OCA, précisément – ont été remplacées par des cités. La Cité Lumumba, par exemple, était une de celles qui existaient déjà alors. Quels étaient les milieux que vous fréquentiez, lors de ce premier mois de transition ? Quand nous sommes arrivés, nous avons été accueillis par l’administration. J’avais la chance de posséder une cousine qui habitait là, qui avait mon âge, et dont le mari était indépendant : il faisait du commerce, je ne sais plus de quoi. Donc je disposais de deux « canaux » d’introduction, en définitive. Mais le problème, c’est que, quelle que soit la porte d’entrée empruntée, le cercle des personnes à côtoyer restait très limité. Il ne faut pas perdre de vue qu’on était là à une époque où l’implantation blanche en Afrique restait encore modeste. Je pense que 50

pour l’ensemble du Continent, on ne devait pas dépasser de beaucoup 20 000 colons ! Alors forcément, on retombait beaucoup sur les mêmes têtes… Tout ce petit monde se retrouvait à l’occasion de fêtes, qui jalonnaient de façon pluri-hebdomadaire la vie de la communauté blanche. Je n’étais guère à l’aise lors de ces petites « sauteries » : je n’aimais pas la hiérarchie, la conscience de classe et la ségrégation Pierre lors d’une de ces soirées Stanleyville 1951


que ça impliquait. Je ne dis pas que certaines personnes ne soient pas sorties du lot ; mais de manière générale, je n’ai guère goûté ces rencontres. On nous avait du reste avertis que cette logique « d’entre soi » était déjà nettement à l’œuvre sur le bateau qui faisait la jonction entre Anvers et Matadi ! Et c’est pour ça – entre autres – que nous avons préféré l’avion. Cette réalité m’a été confirmée, du reste, par la suite : sur ce cargo, tout l’espace était organisé, segmenté, hiérarchisé. Comme dans le « Titanic » (si vous avez vu ce film ?), les billets donnaient accès à des ponts plus ou moins élevés, et au sein des restaurants de chaque pont, à des tables attribuées : il y avait la table du commandant, celle du sous-commandant, etc… Toute l’administration belge, notamment, était ventilée sur cette base. La seule idée de participer à cette mise en scène grotesque et prétentieuse nous a fait prendre nos jambes à notre cou, vous vous en doutez !

La véritable implantation, à Stanleyville, désormais Une « maison idiote » Mais venons-en à votre prise de fonction. Comment avec-vous enfin pris vos quartiers à Stanleyville, après ce mois de transition ? Après donc ce premier mois, nous avons rejoint Stanleyville, en avion à nouveau. Nous avons été d’abord logés quelques jours à l’hôtel, près du fleuve. Puis un matin, on est venu nous dire que la maison qui nous avait été attribuée était prête. En soit, cette nouvelle était évidemment très positive. Ce qui a été beaucoup plus problématique, ça a été l’information que nous a communiquée dans la foulée l’employé de l’OCA : on nous précisait que quatre Noirs avaient été engagés à cette occasion, un peu comme des « extensions » de ladite maison ! D’emblée, les fonctions de ces membres de personnel ont été nommées, ajoutant – par leur mystère – à mon désarroi : aux côtés d’un cuisinier – dont le rôle m’était évidemment aisé à 51


1951 La maison « idiote » !

comprendre, quand bien même je m’étais toujours chargée jusque-là de me faire à manger moi-même ! – il s’agissait… d’un « lavadère », d’un « boy-maison » et d’un « moké » ! Je vais être honnête avec vous : j’ai failli m’étrangler ! Je me souviens très bien de m’être dit : « Oh, mais qu’est-ce que tu vas faire avec ces quatre Noirs ? ! ». C’était vraiment une espèce… d’angoisse ! Mon malaise était double. En partie, il y avait l’inconfort de devoir diriger du person52

nel subalterne. Mais ça n’était pas le plus grave : ce qui me tétanisait véritablement, c’est le fait que ce personnel fût… noir ! Je mesure bien le ridicule de mon appréhension : en venant nous installer comme représentants d’une instance coloniale en Afrique, le fait de devoir interagir avec des Noirs était évidemment un risque qui nous pendait au nez, à mon mari, bien sûr, mais à moi également ! Ce qui achève de me faire sourire dans cet épisode, aujourd’hui, c’est qu’il


n’a pas fallu plus de deux ou trois jours pour que je m’habitue à mon nouveau statut de « patronne » !

le reste, le paysage présentait peu de relief, les collines étant rares dans ce coin de la ville.

Qui vous a accompagnés à la maison ? On nous a conduits en voiture, mon mari, ma petite fille et moi. De fait, nous bénéficions d’une voiture avec chauffeur. Le chauffeur était fourni par l’administration belge. On a bénéficié tout de suite de cette facilité. Comme je ne disposais pas du permis de conduire, j’étais ravie. J’aurais mal vu, en effet, de commencer par devoir prendre des cours de conduite et tenter d’obtenir un permis !

La propriété était grande ? Elle comptait une dizaine d’ares. Elle ne présentait guère de charme. Non c’était vieux, c’était l’Afrique… point final ! Rien de très original, quelques arbres… À proximité du jardin passait la route qui conduisait au centre-ville. Elle était tout en « poto-poto » comme on dit là-bas, soit en terre battue.

Comment était cette maison ? C’était une espèce d’horrible maison, une énorme villa avec des grandes fenêtres, un perron, un garage, une « boyerie »… ; enfin bon, une maison idiote ! Elle se trouvait Avenue de l’Eucalyptus, un peu à l’écart de Stanleyville, dans un quartier résidentiel, dont l’urbanisme avait été entièrement dévolu à accueillir des villas européennes telles que la nôtre. La maison offrait une vue sur le fleuve. Pour

Stanleyville, 1950 Le fleuve Congo

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arrivés avec pas grand-chose, quelques caisses tout au plus, contenant un peu de vaisselle, quelques bibelots… De mon côté, j’ai entrepris de faire de la couture. C’est comme ça que j’ai habillé toute la famille !

1951 Pierre et Perrine dans la maison encore vide

Comment avez-vous occupé la maison dont vous veniez de prendre possession ? Dans la villa, il y avait beaucoup d’espace vide, qu’on avait tenté de masquer en disposant des meubles sans âme… Inutile de vous préciser qu’on s’est rapidement rééquipé ! Mon mari a dessiné certains éléments de mobilier, qu’il a fait faire. Nous avons également procédé à quelques achats, bien sûr. Il faut dire que nous n’avions pas des montagnes de choses à ranger : nous étions en effet 54

Si vous le voulez bien, décrivez-moi un peu ces quatre fameux personnages tant redoutés, constituant votre personnel de maison. Ah oui ! Il y avait là de sacrées personnalités ! Plusieurs d’entre eux étaient habitués à travailler avec des femmes blanches. Ça a aidé un peu... mais pas toujours ! Il y avait d’abord le cuisinier Benito, un homme d’une cinquantaine d’années qui avait été précédemment au service du Gouverneur. Je vous prie de croire qu’il ne manquait pas de me le faire savoir : chaque fois que je sollicitais quelque chose d’un peu précis de sa part (c’est à dire à peu près tous les jours, en bonne logique !), il m’opposait : « Moi, cuisinier du Gouverneur » ! Au début, entre son âge bien supérieur


au mien et ses états de service, j’étais assez impressionnée ; mais par la suite, j’ai bien repris confiance en moi ! Après une semaine déjà, quand il me sortait sa fameuse formule, je lui répondais « Oui– oui, Benito, je sais ! Mais moi, je voudrais bien que tu fasses ça comme ça ». Alors il s’exécutait, tout en maugréant dans sa barbe… Je crois qu’il avait fait la guerre aux côtés des Italiens, d’où son improbable prénom, qui n’était autre qu’un surnom, dès lors. C’était un drôle de personnage, mi-rebelle, mi-obséquieux. Le soir quand mon mari rentrait, il s’adressait à lui en le nommant « Bwana mukubwa », ce qui signifie « le grand patron »… Les trois autres membres du personnel étaient plus discrets. Il y avait d’abord le lavadère, dont la tâche était de laver le linge tous les jours. Il ne faisait que ça : il lavait le linge et il le repassait. Il faut dire qu’on se changeait beaucoup, compte tenu de la chaleur… Ensuite, il y avait le « boy maison ». Il faisait tous les jours le nettoyage de la maison et servait à table. L’équipe était

complétée par le « moké », un gamin, dans ce cas. Sa prérogative se centrait essentiellement sur le fait de tondre l’herbe dans le jardin. Ces quatre hommes logeaient dans une cité. Ils arrivaient pour le petit-déjeuner et restaient jusqu’à 14h. Puis ils revenaient à 16h pour préparer le diner du soir. Lors du début et de la fin de leur service, ils se changeaient dans la « boyerie » que j’ai déjà évoquée, qui avait une fonction de vestiaire, en définitive (avec une douche, notamment).

1951 Le boy ‘lavadere’

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Vous avez dit qu’ils vivaient dans une cité ; dois-je comprendre qu’il s’agissait d’une de ces fameuses cités que votre mari contribuait à faire construire ? Ou parle-t-on d’une cité préexistante ? Votre question est légitime. En fait, ce qu’il faut comprendre, c’est qu’il y avait bien souvent deux « générations » successives de cités sur un même lieu. La première cité est une sorte d’ensemble de baraquements construits à la hâte : les indigènes récemment arrivés sur les lieux érigeaient des cases selon les techniques traditionnelles, en torchis ou en pisé. Chaque case avait un petit enclos. Les familles y dormaient et y cuisinaient à l’aide d’une sorte de feu ouvert. Ça, c’était les cités « traditionnelles », en quelque sorte. Les cités que mon mari construisait, pour leur part, résultaient d’une décision concertée, ainsi que je l’ai déjà mentionné. Quand il apparaissait qu’une population pouvait être acceptée dans la ville (notamment parce qu’il y avait suffisamment de travail pour les hommes la constituant), alors la 56

1956 OCA, Cité « Belge 1 » : plan des bâtiments communautaires 7


construction d’une cité au sens de l’OCA pouvait être entreprise. Est-ce que les cités dont votre mari assurait l’édification étaient, d’une certaine manière, dans la filiation des précédentes ? Au niveau du plan des cases, des matériaux mobilisés : essayait-on de se calquer sur les modes de vie traditionnels ? Oui, tout à fait ! La construction des cases connaissait ainsi certaines variations en fonction de l’endroit d’où les gens venaient. Par ailleurs, les matériaux s’inspiraient effectivement des techniques locales. À vrai dire plus pour des raisons de coûts que dans un noble souci de ne pas trop déstabiliser les populations : se calquer sur les standards européens de la construction aurait simplement été impayable ! Pour être complet quant au processus de sédentarisation dessiné par la construction de ces deux cités successives, il faut encore ajouter que l’objectif, pour une famille occupant une cité « OCA » était, à terme, de

Stanleyville, 1952-53 Pierre et Perrine sur un chantier

quitter cette dernière. Dès qu’un père de famille avait réussi à épargner un peu d’argent, il se faisait construire une maison en propre. Du moins, il entreprenait de le faire ! Car c’est là quelque chose de très typique dans les pays d’Afrique (ou du MoyenOrient) : on construit souvent les maisons par étapes, en fonction des rentrées financières… Et en organisant des fêtes à chaque fois qu’une étape décisive – les fondations, un étage, le toit – est franchie ! 57


­Ouvrir la piste

Dois-je comprendre que votre mari s’est mis à la tâche très vite, sitôt arrivé sur place ? Oui il avait tout de suite un bureau et du personnel européen. Il a d’abord dû faire toute une enquête pour trouver les matériaux : en effet, tout ce qui ne pouvait se faire sur place devait être importé d’Europe ! Comme vous l’imaginez, entre les coûts et les délais que cette importation exigeait, ça rendait créatif ! En définitive, je crois que la seule chose que Pierre ait fait venir d’Europe, c’était ce qu’il fallait mettre sur les toits ; c’est-à-dire, les tôles ondulées. Lorsque le chantier propre à une nouvelle cité était entrepris, mon mari devait d’abord mener les travaux préparatoires à l’urbanisation. Au nombre de ces opérations, il y avait bien sûr des démarches classiques, bien connues en Europe – comme les travaux de terrassement, par exemple ; mais aussi d’autres bien plus exotiques, comme le fait de raser les termitières, avec des machines gigantesques (des LeTourneau, je me souviens encore du 58

nom de leur fabricant !) : c’est que ces termitières sont vites énormes dans la région, atteignant parfois la taille d’un camion ! Une fois atteint le moment de la construction à proprement parler, il s’agissait alors de réaliser les briques en terre cuite. On faisait un moule, on le remplissait ; puis on faisait sécher les blocs ainsi obtenus au soleil brûlant. La dernière étape impliquait de chauler la brique en blanc. Ce qui n’est pas encore tout à fait clair pour moi, c’est la manière dont Pierre organisait ses journées, entre la dimension de conduite administrative, de planification, d’une part, et la dimension de terrain, d’autre part. Ne vous y trompez pas : il ne faisait que surveiller ! Le premier travail était de constituer toutes les équipes et de les mettre en marche. Le poste n’existait pas avant : du coup, tout était à construire. Il a clairement dû « essuyer les plâtres », à la « débrouille ». C’était tout un bazar, je vous promets !


Socialisation et loisirs Comment vous êtes-vous occupée de votre Perrine, comme petite fille, et de Marc, alors tout bébé ? Il n’y avait pas de crèche : du coup, Perrine était en permanence « dans mes jupes ». Il en allait de même de Marc, évidemment. À vrai dire, ça n’est que peu avant la naissance d’Aude, à Léopoldville, que j’ai engagé une « Mamma ». Avant cela, c’est moi qui ai dû élever et surveiller mes enfants, pour ainsi dire « non-stop ». Ça n’était pas une sinécure, je vous le promets : il faut dire que le petit Marc avait carrément la « bougeotte ». Comme tout était ouvert, il partait à l’aventure… Ça aurait pu prêter à sourire, mais il y avait une route dangereuse ; du coup, j’étais continuellement en alerte. Puis est venu le moment où Perrine a pu aller en maternelle. À ce niveau-là, l’offre ne tenait qu’en des écoles catholiques et privées. Ne s’y trouvaient que des petits Blancs, dans mon souvenir.

1951 Marc dans les bras de Françoise

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Quelle était votre vie quotidienne ? C’était une vie tranquille, même un peu ennuyeuse, parfois. Ce que j’aimais le plus, c’est quand on partait en excursion. C’était chose facile, car notre maison se trouvait directement au bord de la route quittant l’agglomération par l’est. Quand nous sommes arrivés là, c’était encore largement « la brousse ». Sachant que Stanleyville étaient restée plus largement noire que Léopoldville. Le dimanche, nous faisions régulièrement de petites expéditions dans 60

cette campagne environnante : de fait, des paysages de l’Afrique profonde. Au niveau des derniers faubourgs, nous rencontrions d’abord, sur les berges du fleuve, les populations Waguenias, d’étonnants pêcheurs qui capturaient les poissons dans de grandes nasses faites d’enchevêtrements de branchages jalonnant le cours d’eau. Plus loin se trouvaient des villages tout à fait authentiques, « dans leur jus ». Des fois, on tombait sur des fêtes joyeuses, colorées et bruyantes. Nous observions de la voiture, sans trop nous montrer :


les habitants n’aimaient pas trop ce tourisme avant l’heure, évidemment... En termes de réseau social, comment cela se passait-il ? Certains des voisins de notre villa étaient également actifs au sein de l’OCA : nous avions dès lors des contacts cordiaux avec eux. Il y avait aussi dans les environs un avocat très connu là-bas, Monsieur ORBAN. Nous l’avons beaucoup fréquenté, de même que sa famille. Il habitait une maison qu’il avait fait construire le long du fleuve, près

de la Sabena. Je me souviens aussi de grandes fêtes, chez le Gouverneur. Tout cela relevait d’une vie agréable, un peu oisive... Y’avait-il une vie culturelle, intellectuelle ? Il y avait de temps en temps un concert. Charles TRENET5 est venu, par exemple : ça a fait l’événement, vous vous en doutez ! Il y a eu quelques autres spectacles, mais dans l’ensemble, l’actualité culturelle était plutôt pauvre… On a bénéficié d’une offre nettement plus fournie par la 61


Début 1954 Carole, un bébé souriant !

suite, à Léopoldville : mais c’était logique, dans la mesure où une capitale draine toujours davantage d’événements. Ce qu’il faut que vous vous figuriez, cependant, c’est que même s’il y avait eu music-hall tous les soirs, je n’aurais guère pu en profiter, me concernant. Avec mes deux enfants en bas âge, j’avais en effet une vie bien occupée ; comme on dit, « j’avais les mains prises » ! Vous m’avez déjà dit que vous n’avez pas vraiment travaillé pour votre mari, pendant cette période. Mais vous arrivait-il de discuter des dossiers qu’il traitait, tout de même ? 62

Oui, bien sûr. Le soir, quand il rentrait, il me rendait régulièrement compte de sa journée, des difficultés qu’il avait eu à affronter, des petits succès rencontrés… J’avais beaucoup de plaisir à l’écouter. Il faut dire que mon mari a parfois rencontré des déconvenues. Du fait de la mauvaise qualité et de la lenteur des communications avec Bruxelles, des malentendus étaient fréquents avec la Métropole quant aux travaux menés ici. Il en allait de même, du reste, à l’échelle congolaise. Comme vous le savez, mon mari dépendait du directeur central, à Léopoldville, qui était un personnage moyennement agréable. Parfois, ces gens de la capitale venaient jouer les « inspecteurs des travaux finis ». C’était à chaque fois l’occasion d’une montée de stress, vous l’imaginez bien… Vous reveniez à l’instant sur la question de savoir si je contribuais aux tâches de mon mari ; à vrai dire, je ne vous ai pas dit l’absolue vérité quand je vous ai indiqué, tout à l’heure, que je n’avais jamais travaillé


pour Pierre tant que nous nous trouvions en Afrique. Parfois, mon métier d’architecte me manquait trop : il m’arrivait alors de lui demander de me confier une petite partie d’un projet, à la marge. Plus exactement, je ne lui laissais pas trop le choix : je me mettais à dessiner, sur base de nos discussions, et puis c’était tout ! Mais le fait est que ça n’était pas des conditions convenables pour faire du bon travail. À la maison où je restais, je n’étais pas bien équipée pour réaliser de vrais dessins techniques. Déjà, le matériel me manquait, évidemment. Mais le plus inconfortable, c’était la chaleur : il faisait en permanence une fournaise à mourir. On passait ses journées en maillot de bain, tellement on était constamment en nage ! Je vous mets au défi de tracer des dessins de précision sur du papier, dans de telles conditions… Cette manière que j’ai de me plaindre de la température peut sembler capricieuse, mais je vous assure que c’était vraiment pénible. Du reste, ma santé s’en est durement ressentie, durant ces

5 premières années à Stan. On supportait mal : nous avons tous été beaucoup malades, durant cette période. C’était vraiment spécifique à cette région de Stan : outre la chaleur continuelle, il y avait une terrible humidité et une tendance constante à l’orage… Par la suite, à Léopoldville, c’est devenu beaucoup plus facile. Françoise et les 3 enfants lors d’un anniversaire 1954

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Du coup, vous deviez être tentés de séjourner parfois loin de la ville. En plus des expéditions dominicales déjà citées, vous partiez parfois en voyage ? Je veux dire : vous preniez des vacances ? Oui-oui, on a fait ça à quelques reprises ! On partait en voiture, avec les enfants, Perrine, Marc et Carole (née en 1953), et tout un bric-à-brac qui occupait le toit et la moitié de l’habitacle ! On filait sur les routes, on faisait des dizaines, des centaines de kilomètres ! Je ne sais plus combien de jours on roulait : mais le but était d’aller tout à fait dans l’est, au niveau des montagnes de Ruwenzori, à la frontière avec l’Ouganda. Nous logions dans un des seuls hôtels à des dizaines de kilomètres à la ronde, sur les contreforts du Pic Marguerite (dit aussi « Mont Stanley »), qui culmine à plus de 5000 mètres. L’altitude et la fraicheur de cette région me faisaient beaucoup de bien, je m’en souviens : je vivais cette période comme une trêve, à chaque fois ! 64

Vers une autre destinée : la fin du séjour à Stanleyville En 1955, m’avez-vous dit, le séjour à Stanleyville prend fin. Nous allons donc en venir à la seconde moitié de votre aventure congolaise, à Léopoldville, désormais. Avant de décrire votre arrivée dans la Capitale : comment s’est passé votre départ de Stan ? Ça a été difficile ? Vous aviez tissé quelques liens forts là-bas, non ? Oui, évidemment, notre départ a généré quelques séparations un peu douloureuses : par la force des choses, nous avions constitué à Stan un petit cercle d’amis. Mais en même temps, quand on est toute une famille à déménager, comme ce fut notre cas, on a la chance d’emporter son « premier cercle » avec soi, ce qui atténue la déchirure… Au final, une des séparations les plus difficiles pour mon mari – mais les architectes sont sur ce point des gens un peu particulier, dans leur rapport très spécifique aux lieux et


Mai 1951 Hôtel de Mutwanga, dans l’est du pays

à la « brique » ! – aura été celle qui le conduisit à abandonner la maison qu’il avait construite là-bas. Cette maison

a du reste été détruite depuis lors ; c’est arrivé au moment des troubles de 1964, sauf erreur… 65


1955 La Tour Sabena

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Chapitre 5 1955 1960

LA SECONDE PÉRIODE CONGOLAISE (LÉO) De Stanleyville à Léopoldville : la descente du fleuve Congo De Stanleyville, nous sommes repartis à Léopoldville en bateau, sur le fleuve Congo. Je tenais absolument à vivre cette expérience : on m’avait dit que c’était tout à fait particulier… Savez-vous quel est le parcours de ce cours d’eau étonnant ? Le fleuve Congo trouve sa source bien plus au Sud, sur les hauts plateaux de la Zambie – je crois –, et il remonte vers le nord, puis l’ouest, faisant une grande courbe, une sorte de « croissant ». En fin de parcours, il traverse Kinshasa puis Matadi et 67


Boma, avant de s’ouvrir en estuaire et de se jeter dans l’Atlantique Sud. C’est un voyage qui a duré combien de temps ? Ça nous a pris 8 jours, je m’en souviens très précisément ! Oui, c’est un long voyage… Je me rappelle que c’était très beau, mais j’avoue que je n’ai pas pleinement profité des paysages. C’était un peu inquiétant, il faut dire : je devais en effet surveiller en permanence les enfants, dont Carole, qui avait tout juste deux ans. Or, elle n’avait qu’une idée, en tête, c’était de gambader, de ficher le camp hors de ma vue ! Oui, je vois que ça vous fait rire, mais je vous promets qu’il y avait un vrai danger ! Il faut se figurer ces bateaux qui naviguaient sur le fleuve… J’en garde le souvenir d’une émanation très typique de l’Afrique coloniale. Rien que les noms de ces « steamers » donnaient nettement le ton : le Reine Astrid, le Brabant, le Général Jacques… ! Pour revenir aux angoisses mater68

1950 Le Général Olsen ?

nelles que je vous évoquais à l’instant : ces bateaux étaient faits de plusieurs niveaux, généralement deux ou trois. Les étages étaient « évidemment » réservés aux Blancs, avec les cabines, les salons et le restaurant. Le pont, pour sa part, grouillait de monde : c’est là que s’entassaient les passagers indigènes et les marchandises, dans un chaos très pittoresque, encore accru au moment des escales ! Or, vous l’avez compris, ma fille n’aimait rien tant que d’échapper à notre surveillance pour rejoindre cette atmosphère digne d’une fête, à ses yeux. Ce qui était carrément effrayant pour moi, c’est le fait que ces bateaux étaient tout à fait plats, avec de simples garde-corps en bordure de la coque…


­Ouvrir la piste

Un faux-mouvement, une bousculade et la petite aurait couru de grands risques de passer par-dessus bord… dans une eau où les crocodiles n’étaient pas rares, pour tout arranger ! Je me souviens aussi des nuits, sur le bateau. Dans ce cas, je ne craignais plus pour mes enfants, que je savais couchés. Par contre, une fois le soleil disparu, ce qui était assez oppressant, c’est le fait – on peine à l’imaginer aujourd’hui ! – qu’il n’y avait aucune lumière sur le bateau ! Ça créait une ambiance étonnante – assez intéressante, à certains égards ! –, dans la mesure où les autres sens que la vue prenaient soudain une importance inhabituelle... Évidemment, l’absence de lumière ne concernait que l’intérieur du bateau : pour le reste, il va de soi qu’il était doté d’un grand phare, qui balayait le fleuve. On n’avait d’autre choix, à cet égard, que de faire confiance au capitaine : en effet, si le fleuve Congo n’est que peu profond, il est en revanche caractérisé par de nombreux bancs de sable, sur lesquels il aurait été aisé de s’échouer…

Et vous avez fait des escales ? Vous n’êtes jamais descendus à terre ? Non, nous étions sur la ligne normale. Il n’était pas prévu d’escales à vocation « touristique ». Par contre, il y avait évidemment des arrêts, de part et d’autre du fleuve, de manière assez régulière même, pour les besoins du trafic local. Chacun de ces amarrages était l’occasion de scènes amusantes et hautes en couleurs. Manifestement, l’arrivée du bateau constituait une forme de petit événement pour le village concerné. On voyait alors affluer des gens de toutes parts, se mêlant à l’attroupement constitué par les nouveaux passagers. Des enfants criaient et saluaient de grands gestes de la main ; des vieillards commentaient la scène, assis par groupes de deux ou trois, à même le sol ; des vendeurs à la sauvette particulièrement audacieux proposaient leur marchandise depuis la rive, au risque de glisser dans l’eau. Pour eux comme pour nous, ces rencontres entre nos deux mondes étaient une indéniable source de distraction ! 69


Et l’arrivée à Léopoldville ? Je ne m’en souviens pas tellement. On est arrivé à l’embarcadère, puis on est allé à l’hôtel. Suite à quoi, on nous a attribué un appartement. Il se trouvait dans l’immeuble Sabena, formé de deux tours : nous étions aux 13e et 14e étages de la seconde tour, dans un duplex !

De retour à Léopoldville… mais désormais vue du haut de l’immeuble Sabena ! Donc plus de villa, mais un appartement de prestige ? Comment avez-vous vécu cette évolution ? C’est difficile de comparer ces deux expériences si différentes ! Le gros avantage de la Tour Sabena, c’était la vue, bien évidemment. C’était impressionnant ! Et d’autant plus, à vrai dire, que Léopoldville était, pour le reste, une ville dont les immeubles excédaient rarement trois étages et où les tours – hors la nôtre – étaient rarissimes. Cela étant, les charmes de l’altitude trouvaient parfois leurs limites. 70

1955 Vue du 13e et de la voiture de Pierre quittant l’immeuble

1956 Marc, Perrine, Carole et… Coco (!) sur la terrasse du 13e


D’abord, parce que par temps de grand vent, l’immeuble bougeait, de manière très perceptible ! D’autre part, parce qu’il est arrivé qu’on se souvienne que la vue, ça se mérite : il s’est ainsi produit à deux ou trois reprises, au cours des 5 ans, que l’ascenseur tombe en panne ! Il fallait alors emprunter l’escalier métallique, qui zigzaguait à flanc de façade, au-dessus du vide ! Je peux vous assurer que ça n’était alors pas une sinécure de rentrer chez nous, dans ces conditions, avec les petits et les courses ! Ma fille Aude est née là, en 1957. Par ailleurs, les Tours Sabena avaient comme autre particularité un peu désagréable d’être pratiquement accaparées par les colons, belges surtout. Avec une dimension un peu « m’as tu-vu » qui ne me plaisait guère, vous vous en doutez ! En effet : plus on avait un poste en vue, mieux on était rétribué, et plus on habitait haut dans les étages ! Ce que je dis là était tellement vrai que – vous ne me croirez sans doute pas ! – la personne qui habitait au dernier étage de la première tour s’appelait… DIEU !

Ah oui, quand même ! Je vous crois volontiers, ne vous en faites pas ! Mais il est vrai que la coïncidence est cocasse…

1957 Aude vient complêter le quatuor

Je voulais vous demander, par ailleurs : y a-t-il des souvenirs que vous gardez de ce retour à Léopoldville ? Je me souviens d’abord d’une délivrance au niveau du climat : il était bien meilleur dans la capitale ! Dès que nous nous sommes trouvés à Léopoldville, j’ai cessé d’être, pour ainsi dire, « chroniquement malade ». 71


Autre chose : je vous ai parlé plus haut des magasins, qui m’avaient marquée lors notre arrivée à Léopoldville, en 1950. Eh bien, je me souviens que lors de notre retour à Léopoldville, à l’occasion de notre véritable installation, j’ai pu constater que s’était ouvert un magasin « en libre-service » ; en fait un supermarché, on dirait aujourd’hui. Je crois que c’était quelque chose de tout à fait pionnier, même en regard de l’Europe ! Oui, je vous le confirme. Pour avoir habité à côté, je sais que le premier supermarché en Belgique, en tous les cas, date de 1957, soit quelques petites années plus tard : c’était le DELHAIZE de la place Flagey, à Ixelles !6 Mais revenons à ce qui vous amenait à Léopoldville, soit l’activité de votre mari. En quoi celle-ci a changé, à partir de cette nouvelle implantation ? C’était globalement la même chose. Pierre a simplement pris un peu de grade, avec la conséquence qu’il était 72

moins sur le terrain. Comme « numéro 2 » de l’OCA au Congo, désormais, il dirigeait davantage un bureau d’architecture, qui supervisait des projets dans les régions voisines. C’est dire qu’il a commencé à voyager davantage ? Oui. Jusque-là, à Stanleyville, il faisait tout lui-même, avec sa propre équipe. À partir de notre arrivée à Léopoldville, il a voyagé davantage, essentiellement pour superviser le travail des autres ! Pierre dans son bureau de l’OCA 1957


Et vous, il ne vous est jamais arrivé de l’accompagner ? Ah non, c’était malheureusement inconcevable ; qui aurait gardé les enfants ? ! Il faut bien se dire que nous étions largement livrés à nous-mêmes, sur cet aspect : pas question de trouver une tante ou une grand-mère pour prendre le relais, comme c’est le cas en Belgique ! Par ailleurs, je n’aurais pas envisagé de les confier à notre personnel, sur de si longues périodes. Du reste, nous n’avions plus du tout autant de personnel que ça avait été le cas à Stan ! 1957 Pierre dans son bureau de l’OCA

Sinon, mon mari partait très souvent en avion pour visiter les bâtiments et chantiers dont il avait la charge. Il est ainsi retourné à Stan, une fois ou l’autre. Il est aussi allé en Afrique du Sud, à son tour, pour voir les cités qui avaient été réalisées là-bas, ou qui étaient en cours de construction. Il est ainsi allé à Pretoria ; à Johannesburg, aussi.

Et vous avez reconstruit un réseau, parmi les expatriés ? Oui, bien sûr ! Il y avait déjà les architectes qui faisaient partie du bureau de mon mari : c’était des Belges qui avaient pratiquement tous étudié à La Cambre, on les connaissait pour une bonne part de nos études ! Pour le reste, c’était la vie somme toute assez normale d’une famille que nous vivions là-bas, avec le travail pour les adultes, l’école pour les enfants… 73


En vacances à Moanda

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1958


Cette routine plutôt heureuse était ponctuellement un peu bousculée par l’arrivée des congés : on partait alors en vacances, en voiture. On suivait la côte, au-delà de Matadi. Les routes étaient catastrophiques, on s’ensablait une fois sur deux… Mais les paysages étaient extraordinaires… Dites, je me posais la question : aussi belle la vue ait-elle été, n’est-il pas

arrivé un moment où vous vous êtes sentis à l’étroit, et un peu enfermés, au 14e étage de votre grande tour ? Oui, vous avez raison ! Après deux ans, le besoin de disposer d’un petit coin de jardin était vraiment devenu trop fort. Nous avons alors déménagé dans une villa modeste, à l’extérieur de la ville. On y a fait construire une petite piscine : les enfants ont appris à nager là-dedans !

La piscine, utilisée tous les jours 1957

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Dans la nouvelle villa Une autre grande innovation, à partir du moment où nous avons occupé la villa, a tenu dans le fait que nous avons de nouveau disposé de personnel. De manière amusante, il s’est agi exactement des mêmes fonctions que celles sur lesquelles nous pouvions compter à Stanleyville : un cuisinier, un boy maison, un lavadère et un moké ! On disposait aussi d’un chauffeur, mais lui – et la voiture qu’il pilotait – était mis à disposition par la société : il n’était pas attaché à notre famille. Où alliez-vous, avec cette voiture ? Vous faisiez des excursions ? Relativement à cette période, je me souviens davantage d’avoir fait des excursions en bateau. Notre balade favorite impliquait d’aller du côté des mangroves, au niveau de l’estuaire du fleuve Congo. Quand le fleuve s’élargit, pour se confondre progressivement avec la mer, vous aviez alors, sur la côte nord, plusieurs petites localités, où nous faisions escale. Nous poussions ensuite jusqu’à l’enclave portugaise 76

de Cabinda, qui se situe entre ce qu’on appelle aujourd’hui la RDC, d’une part, et le Congo-Brazzaville, au nord, d’autre part. Il y avait là des hôtels dans lesquels nous avons été plusieurs fois. Sinon, ces cinq années à Léopoldville, elles ont connu des faits marquants ? À la fin de notre séjour, Pierre et moi avons reçu le célèbre architecte américain Richard NEUTRA, qui désirait visiter Aude avec Agnès, sa Mama 1959


1959 Une des nombreuses réceptions

le pays pour y découvrir les réalisations belges. Il est venu plusieurs jours, ça c’est un des grands faits pour moi. On l’a emmené un peu partout là-bas pour voir ce qui avait été construit. Ensuite, il est aussi allé à Pretoria. Pour le reste – et à une échelle plus collective, cette fois – notre communauté de colons attachés à l’OCA a aussi eu la visite de quelques ministres belges. L’ambassadeur du Japon a également demandé à se faire présenter les cités belges. C’était sans doute justifié par le fait

qu’ils avaient alors là-bas des problèmes analogues, de logement d’urgence d’importantes populations. Ce qui est sûr, c’est que, quelle que soit l’origine de la célébrité qui nous rendait visite – qui « arrivait au poste », comme on disait ! –, c’était un peu l’effervescence. Tout le monde voulait se montrer et se faire un peu « mousser ». C’était assez comique, parfois un rien pathétique… Ça, c’est pour les échanges protocolaires, le volet « champagne ». Mais 77


qu’en a-t-il été de vos interactions avec la population locale, dans un autre genre. Au-delà de votre personnel, vous est-il arrivé d’entrer en relation avec l’un ou l’autre Congolais, dans un rapport de confiance, voire d’amitié ? Très peu. Il faut bien comprendre que ça n’était pas du tout dans l’ordre des choses. Je me souviens, au moment même, ça me faisait penser à certains romans américains que j’avais pu lire, dans le contexte de la Guerre de Sécession ou des années précédentes : il y avait vraiment deux mondes parallèles ! Celui des coloniaux, dont nous faisions partie ; et un autre qui était celui… non pas des « esclaves » – comme j’ai presque été tenté de dire, par analogie avec l’univers littéraire américain que je viens de citer ! – mais quand même, d’une population qui ne vit pas comme vous, à laquelle vous n’avez jamais vraiment accès… À vrai dire on n’a pas à être surpris de cette cohabitation distante entre deux communautés, sans rapports entre elles. Si on regarde la politique d’éducation 78

qui a été développée par la Belgique au Congo, ça ne pouvait pas aboutir à autre chose… C’est bien simple : on n’a pas éduqué les Noirs pour qu’ils puissent échanger avec les Blancs ! On ne peut pas dire à son cuisinier : « On va vivre ensemble », ça ne va pas. Les Belges ont entretenu une sorte d’apartheid de fait, il faut bien le reconnaître… Je me souviens, quand on a été au Sénégal quelques fois, par la suite – pour la petite histoire, en 1965, mon mari a été chargé par le ministère des Affaires étrangères d’y construire un hôpital, notamment –, on remarquait qu’il y avait un bien plus grand mélange entre Indigènes et Français. Là-bas, on a carrément eu l’occasion de voir des médecins noirs ! C’est dire qu’il y avait une porosité entre les classes. À partir du moment où vous atteignez ce régime d’équivalence – sinon d’égalité, il n’y a plus le moindre problème, évidemment. Toute autre est la situation quand il y a une vraie différence de classes, qu’on ne sait pas traverser. Alors, le dialogue n’est vraiment pas facile…


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Le temps à l’orage : des vacances belges finalement devenues rapatriement Vous m’avez dit en préambule que votre séjour congolais avait duré jusqu’en 1959, soit un an avant la déclaration d’indépendance. Je me doute bien des circonstances générales de cette retraite, face à une insécurité croissante : de fait, très nombreux sont les Belges à être rentrés au cours de ces années-là. J’aimerais cependant en savoir un peu plus sur la manière dont vous avez senti le danger monter, et sur les circonstances précises de votre retour en Europe. Tout à commencé avec une première série d’émeutes, en janvier 59. Dans la foulée, une grosse angoisse s’est développée parmi les colons à l’endroit des conducteurs d’autobus, chargés d’assurer les transports scolaires : on craignait qu’ils retiennent en otages les petits Blancs qu’ils étaient chargés de ramener chez eux depuis l’école. C’est le chef de la police qui

avait prévenu mon mari à ce propos, je m’en souviens parfaitement. Il faut savoir que nous avions de toute façon prévu de séjourner assez longuement en Belgique, cet hiver-là. La réglementation administrative voulait en effet qu’après deux ans de service à l’étranger, on bénéficie du droit de passer quatre mois en Belgique. Pierre et Aude Binza, 1958

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Après avoir un peu hésité, nous avons donc décidé d’adopter ce qu’on appellerait aujourd’hui « le principe de précaution » : nous avons posé le choix de faire faire le voyage d’abord aux enfants (Aude exceptée, qui était décidément trop jeune), en septembre. Nous les avons confiés à des amis qui rentraient précisément à cette époque-là. Cette solution présentait l’avantage de permettre aux enfants de commencer l’année scolaire à ses débuts. Il était convenu que nous les rejoindrions pour Noël. Ah oui, le temps était clairement à l’orage, pour que vous vous sépariez de vos enfants… Comment se sont développés les événements, par la suite ? La situation n’a fait qu’empirer, évidemment. Les agressions de colons, les mises à sac de propriétés sont devenues monnaie courante. D’ailleurs, cela s’est produit jusque dans des cercles très proches du nôtre. Ainsi – je ne crois pas vous l’avoir dit – le frère de mon mari était également installé au Congo, comme 80

planteur de tabac, le concernant. Eh bien, il a dû être sauvé in extremis, tandis que des Noirs avaient envahi sa plantation et commençaient à piller tous ses stocks et ses infrastructures. Si des compatriotes n’étaient venus le chercher avec un petit avion, il y serait assurément resté… Dans ce contexte particulièrement chahuté, comment dois-je comprendre votre propre départ, en décembre ? Restiez-vous dans le projet initial de vacances prolongées en Belgique, ou s’agissait-il d’une fuite définitive ? C’était un peu à mi-chemin entre les deux. C’est-à-dire que, dans le doute, mon mari a déjà fait mettre toutes nos affaires dans des grandes caisses, susceptibles d’être rapidement chargées sur un bateau. De la sorte, les deux scénarios restaient ouverts. La suite a vite montré qu’il avait eu le « nez creux » d’agir ainsi… De fait, depuis la Belgique, nous avons assisté – via les nouvelles de la RTBF, notamment – à une détérioration constante de la situation. L’indépendance


1959 Léopoldville Les quatre enfants

était désormais sur toutes les lèvres – « l’indé-pen-dance », comme ils disaient [facétieuse, elle répète le mot, en roulant des yeux et en imitant l’accent africain]. Nous avons alors décidé qu’il était trop risqué de retourner au Congo. Nous n’avons donc pas vécu « en direct » les événements du mois de juin 1960 à proprement parler, du fait de cette présence un peu providentielle en Belgique. J’en suis particulièrement reconnaissante à la Vie, car il est certain que ça n’a pas été drôle

pour les gens qui étaient installés là-bas. Il y a eu des exactions, évidemment. Et des vengeances. Ça dépendait des villes. Quoiqu’il en soit, c’est une excellente chose que nous n’ayons plus été là ! Restait par contre à faire rapatrier nos biens, placés – comme je vous l’ai dit – dans des containers. Je vous prie de croire que ça n’a pas été chose facile. Pendant quelques jours, nous avons bien cru – containers ou pas – que nous allions tout perdre… 81


1975 Avenue de Foetstraets, vue intĂŠrieure

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Chapitre 6 1960 2017

APRÈS LE CONGO, AVENUE DE FOETSTRAETS En quête d’un toit Comment vous êtes vous réinstallés en Belgique, avec vos quatre enfants ? Comme on sait, après une dizaine d’années, il est parfois aussi compliqué – certains diront plus compliqué encore ! – de se réinstaller dans son propre pays que de s’expatrier dans un territoire inconnu ! Quand nous sommes revenus du Congo, au cours de l'année 1959, nous avons habité à Uccle, dans une petite maison qui était louée rue Langeveld et qui, par chance, était entourée d’un très grand jardin. Notre projet 83


a cependant très vite été de nous construire quelque chose, pour une installation sur le long terme. Pour cela, il fallait cependant pas mal d’argent. Or, au moment même de notre arrivée, on ne peut pas dire que notre richesse ait constitué notre premier atout ! C’était même assez franchement le contraire, dans la mesure où une bonne partie de nos économies était restée au Congo ! Un premier défi a dès lors consisté dans le fait de rapatrier ce patrimoine. Ça n’est pas allé sans peine, mais à force de négociations, et avec l’aide de quelques amis sur place qui possédaient des relations, nous avons réussi à rentrer en possession de ce bas de laine. Nous avons par ailleurs sollicité un crédit, qui nous a été accordé. Le terrain sur lequel nous avons jeté notre dévolu se situait au 63, Avenue de Foestraets 8 (une perpendiculaire à la Chaussée de Waterloo, qui quitte cette dernière direction ouest vers l’Avenue du Prince d’Orange et le Parc de la Sauvagère). Pierre en a dessiné 84

1962, Foetstraets  La famille au complet, Carole (photographe) exceptée

1975 « La vache », tam-tam LOKELE acheté en 1957


les plans très rapidement, sur le modèle d’une maison moderne, organisée sur une succession de demiétages et largement vitrée. Les travaux ont été rondement menés, et à des coûts heureusement bien maîtrisés. Notre impatience d’emménager était telle que la maison n'était pas tout à fait terminée quand nous sommes entrés dans les lieux, fin 1960 : nous avons d’abord vécu largement « dans des caisses » quelques mois, mais nous n’avons pas vraiment souffert de cette petite contingence : nous étions trop heureux d’avoir pu nous constituer un lieu de vie à notre image, dans un quartier verdoyant. S’agissant de l’aménagement et de la décoration des lieux, une bonne partie des meubles que nous avons installés là ont été ceux que nous avions rapatriés non sans mal du Congo, via le fameux container. En tête d’entre eux, « la vache », comme nous l’appelions sans autres précisions, soit un énorme tambour sculpté en forme de bovidé, qui nous a suivis depuis 1957.

L’épisode du Centre culturel de Léopoldville Cette époque est aussi celle de l’épisode du Centre culturel. Quand nous sommes partis pour ce congé belge, mon mari avait déjà travaillé depuis plusieurs mois (avec mon aide modeste, je l’ai déjà dit) sur un important concours, consacré à l’édification d’un centre culturel à Léopoldville. Je ne sais plus si on était déjà rentrés ou encore en Afrique quand il a obtenu le marché ; ce qui est sûr, c’est que quand il est revenu en Europe, il s’est mis tout de suite là-dessus. Cependant, ce contrat a été très vite rompu. La cause ? Sous prétexte d’indépendance, le Gouvernement belge a jugé pertinent de changer de stratégie, et de confier la gestion de ce budget aux nouveaux dirigeants du Congo. C’était évidemment une énorme sottise ! Ce qui devait arriver se produisit très rapidement : au lieu d’être dédiés à la réalisation du Centre culturel initialement prévu, ces montants ont été utilisés à la construction d’un grand palais… 85


Vous vous en doutez, ça a été une grosse déception pour nous, une cuisante frustration, même…

La nécessité de retrouver du travail En pratique, Pierre n’a eu d’autre choix que de chercher du travail… Heureusement, il en a trouvé très rapidement, auprès d’un architecte qui avait la

sclérose en plaques et qui avait besoin d’un assistant. Ironie de l’histoire, l’importante mission sur laquelle travaillait cet architecte malade était précisément un chantier de construction d’un… hôpital ! Est-ce avec cet architecte aussi que votre mari a commencé à travailler dans le secteur des bâtiments universitaires ? Non. Les bâtiments universitaires, ça a été une commande de l’Université de Avec les VANCOP à Furnes 1975

86


­Ouvrir la piste

Liège. Ça a commencé par des réalisations ponctuelles et de peu d’importance. Mais très vite, et dès lors qu’il avait fait ses preuves, on l’a chargé de plusieurs autres réalisations, en périphérie de la ville. Je ne vous cache pas que ça a exigé de la part de Pierre qu’il revoie sérieusement sa manière de travailler,par rapport à sa pratique africaine. Les standards de qualité exigés étaient à la pointe de ce qui se faisait : plus rien à voir avec les cités construites à la hâte au Congo. Les différences climatiques, aussi, contribuaient à modifier complètement la donne. En un mot, ça n’était presque plus le même métier ! En termes de statut, Pierre a réalisé ces bâtiments universitaires en étant pratiquement indépendant, dans les faits, mais je ne suis plus tout à fait certaine qu’il en possédait le statut précis. Pour être honnête, je ne sais plus quelles étaient les modalités exactes.

des cités universitaires au Congo. Mais ça, ça n’a jamais été le cas, si ? Il y a eu des cités universitaires cons­ truites au Congo, les deux ou trois dernières années avant l’indépendance : une catholique à Léopoldville (Lovanium) et une autre relevant de l’Université Libre de Bruxelles à Élisabethville. Mais ces projets n’ont rien eu à voir avec Pierre HUMBLET. Et ce bâtiment universitaire de Liège, il existe encore ? Bien sûr ! C’était les bâtiments de l’Université de Liège au Sart-Tilman, qui sont encore fonctionnels aujourd’hui ! Il a été responsable de l’édification d’un certain nombre d’auditoires, et de plusieurs autres bâti­ments.

Je crois que Fanny a fait une petite confusion, lors de son « briefing » initial, parce qu’elle m’a dit que votre mari construisait 87


Les dernières activités de Pierre Nouveaux projets africains Mon mari est devenu totalement indépendant jusqu’à la fin de sa vie. Il n’a plus fait partie d’aucune administration. En définitive, il n’a été « parastatal » que pendant les 10 ans du Congo… Pour le reste, je me souviens, qu’on a

été au Sénégal quelques fois, par la suite. Ainsi – et comme déjà dit – en 1965, mon mari a été chargé par le ministère des Affaires étrangères d’y construire un hôpital, notamment. Pierre continuera par ailleurs à avoir diverses missions dans ce pays les années suivantes, pratiquement jusqu’à la fin de sa vie. Une vue du salon 2017

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1979, Bruxelles Pierre en grande discussion avec Jean VAN COPPENOLLE

89


1974, Cadaqués Françoise…

90

2000, Bruxelles avec Marius, son petit-fils

avec sa petite-fille Oonagh et son « arrière », Juliette


Épilogue

Françoise nous a quittés le 29 juin 2017, 30 ans et un mois après Pierre, décédé le 27 mai 1987. Comme Fanny l’a écrit dans son prologue, Françoise n’a pas eu le temps de rencontrer Julien au-delà des deux premières interviews. Elle avait accepté ce projet d’une biographie en avertissant qu’elle n’aurait « pas grand-chose à raconter ». Ce retour sur sa vie l’inquiétait un peu. Cependant, passionnée d’histoire comme elle l’était, elle nous avait tout de suite déclaré qu’elle identifiait quatre périodes : celle de son enfance jusqu’aux études d’architecture, vers 1943-44 ; celle de Pierre et les enfants ; celle où elle vécut seule entre 1987 et 2016 ; puis son séjour aux « Aubépines ». Sa biographie aborde ici surtout la première période et une partie 91


de la deuxième. On pourrait, en guise d’épilogue, brosser à grands traits les deux dernières. Après la mort de Pierre, Françoise perd pied pendant la première année. Elle vit seule dans la maison qu’ils ont construite en 1960, au retour du Congo, sans Pierre ni les enfants, dispersés entre la Suisse et la France. Cherchant à s’échapper, elle s’inscrit à l’ULB pour suivre des cours comme élève libre. Ce seront des cours d’archéologie, d’égyptologie et d’assyriologie, complétés très rapidement par sa participation à de très nombreux voyages organisés, entre autres, par le centre assyriologique Georges DOSSIN et par le CEPULB. Très curieuse et très exigeante, elle recherche à la fois des sites qui rencontrent ses intérêts ainsi que des guides parmi les plus compétents : c’est qu’elle n’irait pas avec n’importe qui n’importe où ! À compter de 1988, elle se rendra en Russie, trois fois en Égypte, au Maroc, au Liban-Syrie-Jordanie, en Lybie, en Sicile, en Arménie, en Crète, à Rome, en Bulgarie, à Chypre, dans les Pays baltes, à Barcelone, dans les Cyclades, au Portugal, 92

en Toscane, en Tunisie, en Sardaigne, et finalement en Étrurie, en 2011. Ce plaisir était partagé avec ses deux amies, Liane RANIERI et Madeleine CASPERS. Après son décès, nous avons découvert avec émotion de nombreux albums de photos de tous ces voyages qu’elle n’avait pas osé (?) nous montrer. Les ultimes voyages sont devenus plus pénibles, surtout le dernier ; mais elle avait déjà 90 ans ! Son champ d’investigation s’est alors rétréci, limité de plus en plus à sa maison, où elle restée jusqu’à son entrée aux « Aubépines », fin 2016. L’année 2017 témoignera de son énergie et son amour de vivre. Ainsi, à un gériatre qui lui demandait si elle pensait souvent à la mort, elle répondit : « Oui, mais je n’ai pas très envie… ! ». Au cours de ses derniers jours, elle comprit « qu’elle avait une chance sur deux d’en sortir ». Puis, voyant le visage peu engageant du médecin, elle nous fit part de son émotion : « C’est une curieuse expérience que de mourir. Mais je suis paisible ». Les parents ignorent à quel point leurs ultimes instants sont pleins d’ensei-


2010 Six des sept petits-enfants de Françoise (il manque Oonagh)

gnements pour leurs enfants. À ce titre les quatre enfants de Pierre et Françoise, Perrine, Marc, Carole et Aude, qui étaient à leurs côtés en ces moments tellement importants, les remercient pour leur dignité. Avec ce projet de biographie, Fanny nous a offert à tous cette occasion unique de découvrir tellement de choses ! Quelle idée généreuse, qui permet de tourner une page avec douceur et émotion ! Françoise et Pierre, puis leurs quatre enfants, ont donné une suite : Marius, Naël, Delphine, Fanny, Robin, Sarah et Oonagh.

Qui initièrent à leur tour la génération nouvelle : Juliette, Florian, Lucie, Melvil, Nandu, Malo, Élis, Lila et Thelma. Puissent tous ces descendants de notre « ouvreuse de piste(s) » trouver un moment pour lire ces pages : ils y découvriront, entre tendresse et amusement, une partie d’eux-mêmes, à la fois si différente et si proche de la réalité qui est la leur.

93


Perrine

Marc

Carole

Aude

Au terme de cette his-

Ils en héritent et pour-

Il faut imaginer l’ave-

Maman n’a pas eu le

nissable marche sous

revient du Fort Jaco

qués. Je ne saurai – ou

généreux, fiers, émus

marche à grandes

donc pas ce que cette

du chemin déjà par-

dans son imperméable.

est parfois tumultueux,

elle me dit « Carole, tu

passionnant. Disparus

rive pas à te suivre. »

toire, nous entrevoyons seulement aujourd’hui

à quel point l’héri-

tage que nous avons

reçu de Pierre et

Françoise, puis de Françoise seule, est

important. Ce qui a

été dans la lumière

mais certainement

aussi ce qui est resté

dans l’ombre nous a tous forgés autant

que nous sommes, enfants, petits-enfants

et « arrières » (comme

disait Françoise), nous le savons bien.

94

suivent cette indéfi-

nue de Foestraets. On

les regards malicieux,

vers la maison. Elle

et étonnés sans doute

enjambées, élégante

couru. Notre voyage

Et, un jour, en rentrant

hésitant mais aussi

vas trop vite, je n’ar-

mais toujours présents

Et toc, c’était arrivé,

histoire, les années se

Quelle ne fut pas ma

la tendresse restent

suis rendu compte que

cœur s’arrête le plus

qu’elle.

par la vivacité de leur

j’y parvenais enfin !

succèdent, l’amour et

fierté lorsque je me

et se transmettent. Le

je marchais plus vite

souvent avant de se donner vraiment.

temps d’évoquer Cada-

nous ne saurons

maison représentait

pour elle et pour lui. Simple maison de vacance ? Mon vécu

fût celui d’une maison emblématique

de

notre famille, chacun vivant sa vie de son coté…


2018, PÊchalifour Perrine, Marc, Carole et Aude, les petits- et arrières-petits-enfants (sauf Oonagh et la famille de Marius)

95


NOTES

Dans le chapitre 1

1.

Effectivement ! Voir : https://urlz.fr/98Ay

2. http://www.atheneedewaha.be/notreecole/un-batiment-classe/

3. À propos de cette professeure Marie DEL-

COURT, voir sur le site de l’Université de Liège : 200.ulg.ac.be/delcourt-bio.html. On note dans cette brève biographie deux analogies troublantes avec le cas de Françoise : un père militaire de carrière et une lourde maladie d’enfance ayant exigé des efforts scolaires redoublés. Dans le chapitre 3

4. Cet ouvrage est par chance téléchargeable sur le web. Voir : https://urlz.fr/98Br Dans le chapitre 4

5. À ce propos voir :https://www.stanleyville. be/musique.html

96

Dans le chapitre 5

6. Tiré de l’excellent mémoire académique de

Sally LIERMAN (Université de Gand, 2011), téléchargeable ici : https://urlz.fr/9d43, Dans le chapitre 6

7. Pour des images vidéos de cette ouverture, voir ici : https://urlz.fr/9d3O

Dans le chapitre 6

8. Il vaut la peine de préciser ici que le nu-

méro 63 n’est pas le seul terrain qui nous a attachés à ce quartier. Quelques années plus tard, nous avons également acquis le terrain adjacent, à hauteur du numéro 61, et appelé par beaucoup « le ravin », du fait de la forte pente caractérisant la partie nord de cette parcelle. Les trois maisons occupant ce terrain ont été terminées en 1980. Une des trois maisons est occupée par notre fille Perrine. Une autre a été vendue – en cours de construction déjà – au filleul de Pierre, Max HUMBLET.


­Ouvrir la piste

97


Ouvrir la piste Carnets de route d’une pionnière par nature Femme de tête à la curiosité insatiable, appréciée pour le regard plein d’esprit qu’elle jetait sur son époque et ses semblables, Françoise COLSOULLE appartenait indéniablement à la catégorie des pionniers. Ou des pionnières, plus précisément, car le fait qu’elle soit née femme au lendemain de la Première Guerre ajoute sans conteste au caractère innovant – et méritant ! – de son cursus ; comme étudiante puis comme une des premières architectes de sexe féminin du pays, d’abord, mais aussi comme épouse attentionnée, par la suite, et mère de quatre enfants… Constitutive d’un projet familial avant tout – le cadeau particulièrement inspiré d’une petite-fille aimante à sa grand-maman en fin de vie –, cette biographie intéressera certainement des cercles plus étendus. C’est que, résolument belge par ses débuts liégeois autant que par sa seconde moitié uccloise, l’existence de Françoise COLSOULLE a aussi de quoi séduire les amoureux de notre « Plat Pays » par sa description de l’Occupation allemande des années 40 ou par sa très typique décennie congolaise (1950-1960), aux allures d’apogée coloniale avant ce réveil brutal qu’aura impliqué la survenance de l’Indépendance.


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