Voltaire - L'homme aux quarante écus -- Document du Clan9

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L'homme aux quarante écus Ensuite on agita la question si les bourgeois de Rome, du temps des Césars, étaient plus riches que les bourgeois de Paris, du temps de monsieur Silhouette. " Ah! ceci me regarde, dit monsieur André. J'ai été longtemps l'homme aux quarante écus; je crois bien que les citoyens romains en avaient davantage. Ces illustres voleurs de grand chemin avaient pillé les plus beaux pays de l'Asie, de l'Afrique, et de l'Europe. Ils vivaient fort splendidement du fruit de leurs rapines; mais enfin il y avait des gueux à Rome. Et je suis persuadé que parmi ces vainqueurs du monde il y eut des gens réduits à quarante écus de rente comme je l'ai été. − Savez−vous bien, lui dit un savant de l'Académie des inscriptions et belles lettres, que Lucullus dépensait, à chaque souper qu'il donnait dans le salon d'Apollon, trente−neuf mille trois cent soixante et douze livres treize sous de notre monnaie courante? mais qu'Atticus, le célèbre épicurien Atticus, ne dépensait point par mois, pour sa table, au−delà de deux cent trente−cinq livres tournois? −Si cela est, dis−je, il était digne de présider à la confrérie de la lésine, établie depuis peu en Italie. J'ai lu comme vous, dans Florus, cette incroyable anecdote; mais apparemment que Florus n'avait jamais soupé chez Atticus, ou que son texte a été corrompu, comme tant d'autres, par les copistes. Jamais Florus ne me fera croire que l'ami de César et de Pompée, de Cicéron et d'Antoine, qui mangeaient souvent chez lui, en fût quitte pour un peu moins de dix louis d'or par mois. Et voilà justement comme on écrit l'histoire. Madame André, prenant la parole, dit au savant que, s'il voulait défrayer sa table pour dix fois autant, il lui ferait grand plaisir. Je suis persuadé que cette soirée de monsieur André valait bien un mois d'Atticus; et les dames doutèrent fort que les soupers de Rome fussent plus agréables que ceux de Paris. La conversation fut très gaie, quoique un peu savante. Il ne fut parlé ni des modes nouvelles, ni des ridicules d'autrui, ni de l'histoire scandaleuse du jour. La question du luxe fut traitée à fond. On demanda si c'était le luxe qui avait détruit l'empire romain, et il fut prouvé que les deux émpires d'Occident et d'Orient n'avaient été détruits que par la controverse et par les moines. En effet, quand Alaric prit Rome, on n'était occupé que de disputes théologiques; et quand Mahomet II prit Constantinople, les moines défendaient beaucoup plus l'éternité de la lumière du Tabor, qu'ils voyaient à leur nombril, qu'ils ne défendaient la ville contre les Turcs. Un de nos savants fit une réflexion qui me frappa beaucoup : c'est que ces deux grands empires sont anéantis, et que les ouvrages de Virgile, d'Horace, et d'Ovide, subsistent. On ne fit qu'un saut du siècle d'Auguste au siècle de Louis XIV. Une dame demanda pourquoi, avec beaucoup d'esprit, on ne faisait plus guère aujourd'hui d'ouvrages de génie? Monsieur André répondit que c'est parce qu'on en avait fait dans le siècle passé. Cette idée était fine et pourtant vraie; elle fut approfondie. Ensuite on tomba rudement sur un Ecossais, qui s'est avisé de donner des règles de goût et de critiquer les plus admirables endroits de Racine sans savoir le français f. On traita encore plus sévèrement un Italien nommé Denina, qui a dénigré l'Esprit des lois sans le comprendre, et qui surtout a censuré ce que l'on aime le mieux dans cet ouvrage. Cela fit souvenir du mépris affecté que Boileau étalait Pour le Tasse. Quelqu'un des convives avança que le Tasse, avec ses défauts, était autant au−dessus d'Homère, que Montesquieu, avec ses défauts encore plus grands, est au−dessus du fatras de Grotius. On s'éleva contre ces mauvaises critiques, dictées par la haine L'homme aux quarante écus

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