Maurice Blanchard/Danser sur la corde pdf- partie 1

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Jeudi 1er avril 1943 Monsieur Mélange est revenu hier, alors qu’on le croyait parti pour toujours. J’avais rendez-vous chez le dentiste et j’entrai dans le bureau du directeur pour faire signer un bon de sortie pour Monsieur Le Maire. Je vois le revenant qui avait remis son derrière sur le sacré fauteuil. Il signa mon papier sans le regarder, tout en m’expliquant qu’il venait pour deux mois et qu’il partirait ensuite pour de vrai. Il me demanda alors si je voulais aller travailler en Prusse. Je fus un peu estomaqué et je lui dis que sa question me surprenait, car je n’avais jamais envisagé cette solution, mais que si j’allais en Allemagne pour faire le travail que je faisais ici, ou un travail du même genre, ce n’était pas la peine d’encombrer les chemins de fer du Reich avec mes soixante-cinq inutiles kilos. Il me répondit qu’on me donnerait un très grand travail. Je n’ai pas voulu lui répondre un non hâtif. Je lui ai dit que sa question me surprenait, que je n’avais jamais songé à cette villégiature et que je ne voulais pas répondre inconsidérément. Il remit la conversation à plus tard. Je souhaite que des faits nouveaux écartent ce péril ! Le bombardement de Dessau, par exemple. Il sera toujours temps de lui refuser ce présent, car il croit que c’est un honneur et un plaisir d’aller s’emmerder dans son patelin. Il m’a dit qu’il y avait la forêt, les arbres, et des oiseaux chanteurs ! Salomé ! va ! J’ai été à l’usine de Levallois. J’ai vu des vieilles femmes qui limaient de la tôle. Le contremaître m’a dit qu’il avait envie de pleurer en voyant cela. Pourtant, il est vacciné ! Il ne fait pas le métier de philanthrope. Elles liment dix heures par jour, et comme je sais ce que c’est, je me demande comment elles font pour ne pas aller se jeter dans la Seine, qui est à cent mètres de là. Il vaut cent fois mieux conduire une machine à percer ou une décolleteuse. Comme les étaux sont un peu hauts, elles sont perchées sur des caisses et m’ont fait penser aux Bourgeois de Calais1. Dans la poussière de l’atelier, avec leurs nippes flottant sur leur squelette et leurs têtes penchées, elles paraissaient attendre le bourreau. Elles me parurent d’un monde qui ne connaîtrait ni le mot espoir ni le mot désespoir.

––––– 1. La sculpture de Rodin. Voir, infra, le 17 avril 1943. 234


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