Exposition Le Corbusier - Mesures de l'homme

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Quoi qu’il en soit, le théoricien assène, dans les « Arguments » précédant son texte, des sentences aussi tranchantes que des mots d’ordre : le compendium du programme que le praticien aura à mettre en œuvre. « Le tracé régulateur est un moyen ; il n’est pas une recette, écrit-il. Son choix et ses modalités d’expression font partie intégrante de la création architecturale. […] L’obligation de l’ordre. Le tracé régulateur est une assurance contre l’arbitraire. Il procure la satisfaction de l’esprit 10. » L’outil que sont les tracés régulateurs est appliqué désormais à tous les projets de villas qui vont dominer la production de Le Corbusier-Jeanneret dans les années 1920. Les tracés régulateurs apparaissent en filigrane sur les élévations des façades des maisons-ateliers Lipchitz-Miestchaninoff (Boulogne-surSeine, 1923), Ternisien (Boulogne-sur-Seine, 1926) et Planeix (Paris, 1924), mais également des villas Cook (Boulogne-sur-Seine, 1926) et Stein et de Monzie (Garches, 1926) 11. […]

Une présence humaine Aux yeux de Le Corbusier, « l’architecte, par l’ordonnance des formes, réalise un ordre qui est une pure création de son esprit ; par les formes, il affecte intensivement nos sens, provoquant des émotions plastiques ; par les rapports qu’il crée, il éveille en nous des résonnances profondes, il nous donne la mesure d’un ordre qu’on sent en accord avec celui du monde, il détermine des mouvements divers de notre esprit et de notre cœur ; c’est alors que nous ressentons la beauté 12. » Ce « nous », c’est l’homme qui perçoit l’architecture et à qui elle est destinée. C’est lui qui, de façon subreptice, va y être introduit physiquement dès la phase de conception. Les élévations des façades des villas et des hôtels particuliers, à l’étape de leur étude, portent donc fréquemment les traits des tracés régulateurs. Et, quand c’est le cas, invariablement, figure au-devant du bâtiment un grouillot, ce personnage qui, par sa taille, donne une idée de l’échelle de l’ensemble. C’est juste une silhouette, aussi légèrement esquissée que les tracés, placée indifféremment de face ou de profil mais toujours debout, située au rez-de-chaussée ou en hauteur. Nullement étonnante, son utilisation est une pratique courante chez les architectes, même si les canons esthétiques en vigueur aux Beaux-Arts tendent à éliminer toute présence humaine. Dès ses premiers projets, Charles-Édouard Jeanneret recourt à ces grouillots. […] Si la silhouette accompagne le tracé régulateur porté en façade, si elle apparaît dans les intérieurs pour fournir une échelle à l’étude de détails comme à l’agencement de l’ensemble, elle disparaît dès la mise au propre des élévations, que le document soit établi à des fins réglementaires (autorisation de construire) ou prescriptives (plans d’exécution destinés aux entreprises) 13. Elle s’efface ainsi dès que le dessin est coté, les chiffres détrônant la figurine, standard, dont la taille – pour approximative qu’elle soit – demeure un référent absolu. Parmi les arguments présentés en introduction au chapitre « L’illusion des plans » ressort cependant cette déclaration : « L’homme voit les choses de l’architecture avec ses yeux qui sont à 1,7 m du sol. On ne peut compter qu’avec des buts accessibles à l’œil, qu’avec des intentions qui font état des éléments de l’architecture 14. » Pour Le Corbusier, la question de la vision est récurrente, devenant un leitmotiv de ses contributions à L’Esprit nouveau, au même titre que sa formule « Des yeux qui ne voient pas » ou, plus prosaïquement ici, qu’une donnée purement physique. Le grouillot est placé par l’architecte pour que celui-ci puisse apprécier dimensions et proportions. Mais l’on pourrait même considérer, après son propos, que l’architecte se projette, à travers cette silhouette, comme le premier homme à vivre son architecture. […] Au fur et à mesure, les tracés sont de plus en plus estompés, sans que l’on sache si cela ne reflète pas simplement une maîtrise progressive dans leur usage et une sûreté dans l’expression architecturale. Les personnages qui évoluent dans cette architecture dessinée apparaissent parfois en nombre, leur fonction ne se limitant pas à celle d’étalon. Ils en viennent même à animer les lieux, comme dans la maison loi Ribot (1923, projet non construit), où une personne gravissant l’escalier d’accès semble converser avec une autre située sur un balcon en débord. […] Pour expliciter ses propositions à ses clients, Le Corbusier réunit dans une même planche des vues perspectives dans une progression quasi cinématographique, enchaînant les plans-séquences qui


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