Introduction Dia al-Azzawi est nĂ© en 1939 en Irak. Il est installĂ© Ă Londres depuis 1976. Il sâest illustrĂ© dans la peinture, la sculpture et les arts du livre. Ă la fin des annĂ©es soixante-dix et au dĂ©but des annĂ©es quatre-vingt, il a produit des Ćuvres en lien avec les guerres et les massacres qui ont touchĂ© le peuple palestinien. En 1979, il publie un portfolio, Hymne du corps. PoĂšmes dessinĂ©s pour Tell al-Zaatar, en lien avec la chute du camp de Tell al-Zaatar, dĂ©fendu par des combattants palestiniens, le 12 aoĂ»t 1976. Cette Ćuvre est lâillustration de trois poĂšmes Ă©crits par Tahar ben Jelloun, Mahmoud Darwish et Youssef Saigh. Quelques annĂ©es plus tard, les massacres perpĂ©trĂ©s dans les camps palestiniens de Sabra et Chatila en septembre 1982, et le compte-rendu quâen a fait Jean Genet dans Quatre heures Ă Chatila, lui inspirent neuf estampes rĂ©unies en portfolio, intitulĂ©es We are not seen but Corpses. The Sabra and Shatila Massacres. Ce dossier pĂ©dagogique se propose de mettre en relation des reproductions des deux portfolios et les Ă©crits qui les ont inspirĂ©s.
Sommaire
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Lien avec les programmes scolaires ........................................................................................ 3 Hymne du corps. PoÚmes dessinés pour Tell al-Zaatar...........................................................5
bb Introduction de Dia al-Azzawi.................................................................................................................... 5 bb Tahar ben Jelloun, La mort est arrivĂ©e en riant Ă Tell el-Zaatar........................................................... 7 bb Mahmoud Darwich, Ahmad el-Zaatar ......................................................................................................9 bb Yusef Saigh, Ă gauche⊠jusquâau Mont des Oliviers................................................................................. 11
Sabra et Chatila. ........................................................................................................................... 13
bb Jean Genet, Quatre heures Ă Chatila........................................................................................................... 13
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Lien avec les programmes scolaires*
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bb Histoire des arts, thĂšme 8. Les arts Ă lâĂšre de la consommation de masse (de 1945 Ă nos jours).
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bb Histoire, classe de terminale, série ES et L, thÚme 3.
ollĂšge
Croisement entre enseignements (EPI) : I Ă la thĂ©matique Corps, santĂ©, bien-ĂȘtre et sĂ©curitĂ© font Ă©cho tous les objets dâĂ©tude liĂ©s Ă lâĂ©volution de lâhabitat, du vĂȘtement, du design et des reprĂ©sentations du corps I Ă la thĂ©matique Information, communication, citoyennetĂ©, les nombreux objets dâĂ©tude portant sur les liens entre histoire des arts et histoire politique et sociale.
ycée
Puissances et tensions dans le monde de la fin de la PremiĂšre Guerre mondiale Ă nos jours. Questionâ: Un foyer de conflits Mise en Ćuvreâ: Le Proche et le Moyen-Orient, un foyer de conflits depuis la fin de la PremiĂšre Guerre mondiale. Idem, sĂ©rie S, thĂšme 2. Grandes puissances et conflits dans le monde depuis 1945. Questionâ: Un foyer de conflits Mise en Ćuvreâ: Le Proche et le Moyen-Orient, un foyer de conflits depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
bb Histoire des arts, thématique Arts, mémoires, témoignages, engagements.
I Lâart et lâhistoireâ: lâĆuvre document historiographique, preuve, narration (peinture, sculpture, cinĂ©ma, thĂ©Ăątre dâhistoire, littĂ©rature de tĂ©moignage, musique de circonstanceâŠ). Les figures dâartistes tĂ©moins et engagĂ©s (Ćuvres, destins). I Lâart et la commĂ©morationâ: hommage Ă un grand homme, un hĂ©ros, un groupe (portraits cinĂ©matographiques, littĂ©raires, thĂ©Ăątrauxâ; hymnes, requiems, dĂ©dicaces), une cause, un Ă©vĂ©nement. Les genres commĂ©moratifs (Ă©loge, oraison, discours, fĂȘte commĂ©morative, panĂ©gyrique, monument aux morts, tombeau, etc.) et les lieux de conservation (mĂ©morial, musĂ©e, etc.). I Lâart et la violenceâ: expression de lâhorreur, acte de tĂ©moignage (rĂ©cits de rescapĂ©s des camps, textes, films, peintures, musiques, consacrĂ©s au souvenir personnel et/ou collectif dâĂ©vĂ©nements dramatiques).
bb Histoire des arts, thématique Arts, réalités, imaginaires.
I Pistes d'étude L'art et le réel : citation, observation, mimétisme, représentation, enregistrement, stylisation, etc.
bb Français, premiÚre générale.
Ăcriture poĂ©tique et quĂȘte du sens, du Moyen Ăge Ă nos jours.
bb Français, lycée professionnel, terminale.
Au XXe siĂšcle, lâhomme et son rapport au monde Ă travers la littĂ©rature et les autres arts.
* Ce document a Ă©tĂ© conçu durant lâĂ©tĂ© 2018 : si la rĂ©forme du baccalaurĂ©at est connue, les programmes du lycĂ©e ne le sont pas encore. Ce document fait donc rĂ©fĂ©rence aux programmes en cours lors de sa rĂ©daction.
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Hymne du corps. PoÚmes dessinés pour Tell al-Zaatar Les textes sont extraits de Dia al-Azzawi, Hymne du corps, édition Dar al Muthalllath, édition trilingue, 1980.
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ntroduction de
Dia al-A zzawi
Maintes fois, ce camp a ajournĂ© sa mort malgrĂ© les soixante mille obus tombĂ©s le premier jour dâun siĂšge qui dura cinquante-deux jours. Les lentilles Ă©taient lâunique repas et une goutte dâeau valait une goutte de sang. Le Tell sâattendait Ă la mort qui rampait vers lui comme un animal venimeux. Il sâest embrasĂ©, les maisons de tĂŽle se sont Ă©croulĂ©es et les trous creusĂ©s par les obus ont Ă©tĂ© comblĂ©s par des corps innocents et splendides. Hymne du corps : ce sont les dessins que jâai voulu pour chanter ce siĂšge. Ils ne sont pas une consolation, ni un document sur un carnage aux nuits sombres. Câest une expression qui essaie de crĂ©er une mĂ©moire libre persistante contre lâoppression jusquâau temps oĂč sa flamme surgira, rayonnante. Un temps qui convoquera le sang rĂ©pandu des amis et des frĂšres et prĂ©cipitera la venue dâune gĂ©nĂ©ration nouvelle par le portail des martyrs. Un temps oĂč la patrie sera comme du pain, pur de terre et de sang. (âŠ) La mort a voilĂ© le jour de Tell-Zaatar et les foules dĂ©shĂ©ritĂ©es ont quittĂ© leur capitale sous la tente dâun ciel brĂ»lant vers dâautres camps de misĂšre et dâexil.
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ahar ben Jelloun,
La mort est arrivée en riant à Tell al-Zaatar
Comme les traces dâun corps inhabitĂ© tu es surpris par le vent du matin tu ouvres les yeux sur un territoire oĂč tu ne reconnais ni les pierres ni les mains une prairie de miroirs seule la voix la voix de la mĂšre une voix sans rides insinue le bonheur elle introduit le jour dans ton corps mais la mort a dĂ©cidĂ© de dĂ©jouer lâerrance dans ce corps mĂȘme lâabsence sâest Ă©teinte sur ton front un peu de terre et lâamertume de cette foule dĂ©portĂ©e voici la terre aime-la câest ton destin laisse le voile glisser sur les images Ă©coute ceci est un pays Ă lâĂąme Ă©corchĂ©e
JusquâĂ la terre nubile de nos solitudes nous porterons la lĂ©gitime violence la fiĂšvre haute de lâerrance la mort semĂ©e au lointain de nos rives nous sommes les Indiens dâune prairie qui avance avec nos enfants armĂ©s pour la nuit Palestiniens nous sommes autant de soleils fous qui brisent lâharmonie laurĂ©e de haine tissĂ©e par le spectre des Ătats frĂšres le jour caressĂ© par un vol dâoiseaux nous donne raison ceux ensevelis par lâargile et lâabĂźme exĂ©cutĂ©s par le silence sont de retour les Ă©toiles quittent le ciel et racontent Tell-Zaatar
(âŠ)
(âŠ) Le cri ou le chant dâune mĂšre qui se nourrit de sable. Tire sur ses cheveux et vide sa mĂ©moire : On mâa dit que notre cause Ă©tait sacrĂ©e et que mes enfants Ă©taient des martyrs. On mâa dit que nous sommes un peuple orphelin mais fier. On mâa dit que nous avions une terre et une prairie, des oliviers et des ruisseaux. On mâa dit dâattendre lĂ , sous la tente, dans les camps. Mes enfants sont partis, Ă lâaube. Ils avaient dans leur sac du pain, des armes, des olives et des priĂšres pour la victoire. On ne pleure pas les morts. Les mots pleuvent et font des trous dans la toile noire. Notre cause. Juste. SacrĂ©e. Notre histoire Ă©tait tissĂ©e dâespoir. Ahâ! le rĂȘveâ! Le rĂȘve palestinien dĂ©chirait les nuits, dĂ©chirait le ciel et nous donnait lâivresse. Je savais la trahison. Les terres vendues. Le pays usurpĂ©. Lâhistoire nous expulsait, et nous sommes devenus une mĂ©moire errante. La honte balbutiĂ©e. La brisure. On nous sĂ©para du jour. Promus Ă la vie. Le peuple de Jordanie Ă©tait muselĂ©. En ce mois de septembre, jâai perdu les enfants et la raison. Leur sang ramassĂ© dans les sables. On me ditâ: câest une trahison. Jâai ditâ: notre peau nâest pas assez grande pour dâautres massacres.
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ahmoud
Darwich, Ahmad al-Zaatar
Ă deux mains de pierre et de thym je dĂ©die ce chant⊠à Ahmad lâoubliĂ© entre deux papillons
(âŠ)
Je suis Ahmad lâArabe a-t-il dit je suis la balle lâorange la mĂ©moire jâai trouvĂ© que mon Ăąme Ă©tait prĂšs de mon Ăąme je me suis Ă©loignĂ© de la rosĂ©e et de la vue sur la mer Tell Zaatar est la tente et moi le pays il est venu et je me suis rĂ©incarnĂ© je suis le dĂ©part continu vers le Pays jâai trouvĂ© mon Ăąme remplie de mon Ăąme⊠(âŠ)
Moi Ahmad lâArabe ââque soit le SiĂšgeâ!ââ mon corps sert de remparts ââque soit le SiĂšgeâ!ââ je suis la frontiĂšre du feu ââque soit le SiĂšgeâ!ââ et moi je vais assiĂ©ger Ă mon tour assiĂ©ger. et ma poitrine servira de porte Ă tous ââque soit le SiĂšgeâ!ââ (âŠ) Le camp formait le corps dâAhmad Damas formait les paupiĂšres dâAhmad le HĂ©jaz formait lâombre dâAhmad le SiĂšge est devenu le passage dâAhmad au-dessus des cĆurs de millions de prisonniers le SiĂšge est devenu lâassaut dâAhmad et la mer sa derniĂšre balleâ! (âŠ)
Et tu disâ: non ĂŽ corps marquĂ© par les flancs des montagnes Et des soleils Ă venirâ! Et tu disâ: non ĂŽ corps qui Ă©pouse les vagues au-dessus de la guillotine Et tu disâ: non Et tu disâ: non Et tu disâ: non Tu meurs prĂšs de mon sang et revis dans la farine Nous visitons ton silence quand tes mains nous appellent Les chevaux ont piĂ©tinĂ© les oiseaux et nous avons crĂ©Ă© le jasmin pour que le visage de la mort disparaisse de nos mots va loin dans les nuages et les plantations il nây a pas de temps pour lâexil et pour ce chant⊠jette-toi dans le courant de la mort qui nous entraine pour que nous tombions malade de la patrie simple et du jasmin probable va vers ton sang qui est prĂȘt Ă se rĂ©pandre va vers mon sang unifiĂ© Ă ton siĂšge il nây a pas de temps pour lâexil⊠(âŠ) Ahmad mon frĂšreâ! tu es lâadorateur et lâadorĂ© et le lieu de lâadoration quand vas-tu tĂ©moigner quand vas-tu tĂ©moigner quand vas-tu tĂ©moignerâ?
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S ,à ⊠» YTraduction par Ethel Adnan usef
aigh
gauche
jusquâau
Mont des Oliviers
vingt cochons enchaĂźnĂ©s⊠broutent, dans les ruines du Tell1 situĂ© au nord ils ont passĂ© sans hĂąte et sous leur dĂ©marche lourde ont rasĂ© ma maison et tuĂ© ma famille Vingt cochons lĂ©gendaires sont venus sur la colline avant lâaube et sont partis avec la fin de la nuit ils nâont laissĂ© dans la maison que le silence et pour la lune, que la mort⊠(âŠ) et bientĂŽt le massacre va commencer mais qui va acheter le billet dâentrĂ©eâ? jâavais pris pour cette nuit deux billets et nous Ă©tions deux, Judas et moi, au milieu de la scĂšneâ! Un corps nu Ă la tĂȘte coupĂ©e des doigts crispĂ©s sur quelques cheveux noirs, et une alliance en or brillant sur lâun dâeux⊠et sur le cou coupĂ© traĂźnent des baisers furtifs en train de sĂ©cherâ! Jâai criĂ© : voici ma femme, ĂŽ gens du Tell⊠Judas a rĂ©ponduâ: Pas du tout... ceci est le corps arabe qui va pourrir pendant une dizaine de nuits, jusquâĂ ce que la nation arabe se dissolve en luiâ! (âŠ) La lune est aride et faite de poussiĂšre elle sâest affaissĂ©e sur son Ă©paule se tient le corbeau et je me souviensâ: que la colline penche Ă droite jusquâĂ la mer que la colline se dirige Ă gauche jusquâau Mont des Oliviers et que les Sages disaientâ: ââqui sait ? Tell Zaatar va-t-il sâĂ©tendre et devenir la capitale de la Grande Patrie ou⊠cette Grande Patrie va-t-elle sâamenuiser jusquâĂ ne plus ĂȘtre que cette maison de tĂŽle dans le camp de Tell Zaatar ?
1 Tell en arabe veut dire colline
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Sabra et Chatila Les textes sont extraits de Jean Genet, Quatre heures Ă Chatila, Librairie des Colonnes Ă©ditions, Tanger, 2015.
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Genet, Quatre heures Ă Chatila
Pour moi comme pour ce qui restait de la population, la circulation Ă Chatila et Ă Sabra ressembla Ă un jeu de saute-mouton. Un enfant mort peut quelquefois bloquer les rues, elles sont si Ă©troites, presque minces et les morts si nombreux. (âŠ) Le premier cadavre que je vis Ă©tait celui dâun homme de cinquante ou soixante ans. Il aurait eu une couronne de cheveux blancs si une blessure (un coup de hache, il mâa semblĂ©) nâavait ouvert le crĂąne. Une partie de la cervelle noircie Ă©tait Ă terre, Ă cĂŽtĂ© de la tĂȘte. Tout le corps Ă©tait couchĂ© sur une mare de sang, noir et coagulĂ©. La ceinture nâĂ©tait pas bouclĂ©e, le pantalon tenait par un seul bouton. Les pieds et les jambes du mort Ă©taient nus, noirs, violets et mauvesâ: peut-ĂȘtre avait-il Ă©tĂ© surpris la nuit ou Ă lâauroreâ? Il se sauvaitâ? La photographie ne saisit pas les mouches ni lâodeur blanche et Ă©paisse de la mort. Elle ne dit pas non plus les sauts quâil faut faire quand on va dâun cadavre Ă lâautre. (âŠ) Lâamour et la mort. Ces deux termes sâassocient trĂšs vite quand lâun est Ă©crit. Il mâa fallu aller Ă Chatila pour percevoir lâobscĂ©nitĂ© de lâamour et lâobscĂ©nitĂ© de la mort. Les corps, dans les deux cas, nâont plus rien Ă cacherâ: postures, contorsions, gestes, signes, silences mĂȘmes appartiennent Ă un monde et Ă lâautre. Le corps dâun homme de trente Ă trente-cinq ans Ă©tait couchĂ© sur le ventre. Comme si tout le corps nâĂ©tait quâune vessie en forme dâhomme, il avait gonflĂ© sous le soleil et par la chimie de dĂ©composition jusquâĂ tendre le pantalon qui risquait dâĂ©clater aux fesses et aux cuisses. La seule partie du visage que je pus voir Ă©tait violette et noire. Un peu plus haut que le genou, la cuisse repliĂ©e montrait une plaie, sous lâĂ©toffe dĂ©chirĂ©e. Origine de la plaieâ: une baĂŻonnette, un couteau, un poignardâ? Des mouches sur la plaie et autour dâelle. La tĂȘte plus grosse quâune pastĂšque ââune pastĂšque noire. Je demandai son nom, il Ă©tait musulman. ââQui est-ce ? ââPalestinien, me rĂ©pondit en français un homme dâune quarantaine dâannĂ©es. Voyez ce quâils ont fait. Il tira sur la couverture qui couvrait les pieds et une partie des jambes. Les mollets Ă©taient nus, noirs et gonflĂ©s. Les pieds, chaussĂ©s de brodequins noirs, non lacĂ©s, et les chevilles des deux pieds Ă©taient serrĂ©es, et trĂšs fortement, par le nĆud dâune corde solide (âŠ). (âŠ) Au milieu, auprĂšs dâelles, de toutes les victimes torturĂ©es, mon esprit ne peut se dĂ©faire de cette «âvision invisibleâ»â: le tortionnaire comment Ă©tait-ilâ? Qui Ă©tait-ilâ? Je le vois et je ne le vois pas. Il me crĂšve les yeux et il nâaura jamais dâautre forme que celle que dessinent les poses, postures, gestes grotesques des morts travaillĂ©s au soleil par des nuĂ©es de mouches. (âŠ) La premiĂšre piĂšce Ă©tait ce qui restait dâune maison de deux Ă©tages. PiĂšce assez calme, accueillante mĂȘme, un essai de bonheur, peut-ĂȘtre un bonheur rĂ©ussi avait Ă©tĂ© fait avec des restes, avec ce qui survit dâune mousse dans un pan de mur dĂ©truit, avec ce que je crus dâabord ĂȘtre trois fauteuils, en fait trois siĂšges dâune voiture (peut-ĂȘtre dâune Mercedes au rebut), un canapĂ© avec des coussins taillĂ©s dans une Ă©toffe Ă fleurs de couleurs criardes et de dessins stylisĂ©s, un petit poste de radio silencieux, deux candĂ©labres Ă©teints. PiĂšce assez calme, mĂȘme avec le tapis de douilles⊠Une porte battit comme sâil y avait un courant dâair. Jâavançai sur les douilles et je poussai la porte qui sâouvrait dans le sens de lâautre piĂšce, mais il me fallut forcerâ: le talon dâun soulier Ă tige lâempĂȘchait de me laisser le passage, talon dâun cadavre couchĂ© sur le dos, prĂšs de deux autres cadavres dâhommes couchĂ©s sur le ventre, et reposant tous sur un autre tapis de douilles de cuivre. Je faillis plusieurs fois tomber Ă cause dâelles. 13
Au fond de cette piĂšce, une autre porte Ă©tait ouverte, sans serrure, sans loquet. Jâenjambai les morts comme on franchit des gouffres. La piĂšce contenait, entassĂ©s sur un seul lit, quatre cadavres dâhommes, lâun sur lâautre, comme si chacun dâeux avait eu la prĂ©caution de protĂ©ger celui qui Ă©tait sous lui ou quâils Ă©taient saisis par un rut Ă©rotique en dĂ©composition. Cet amas de boucliers sentait fort, il ne sentait pas mauvais. Lâodeur et les mouches avaient, me semblait-il, lâhabitude de moi. Je ne dĂ©rangeais plus rien de ces ruines et de ce calme. (âŠ) Aux premiers morts, je mâĂ©tais efforcĂ© de les compter. ArrivĂ© Ă douze ou quinze enveloppĂ©s par lâodeur, par le soleil, butant dans chaque ruine, je ne pouvais plus, tout sâembrouillait. Des maisons Ă©ventrĂ©es et dâoĂč sortent des Ă©dredons, des immeubles effondrĂ©s, jâen ai vu beaucoup, avec indiffĂ©rence, en regardant ceux de Beyrouth-Ouest, ceux de Chatila je voyais lâĂ©pouvante. Les morts, qui me sont gĂ©nĂ©ralement trĂšs vite familiers, amicaux mĂȘme, en voyant ceux des camps je ne distinguais que la haine et la joie de ceux qui les ont tuĂ©s. Une fĂȘte barbare sâĂ©tait dĂ©roulĂ©e lĂ â: rage, ivresse, danses, chants, jurons, plaintes, gĂ©missements, en lâhonneur des voyeurs qui riaient au dernier Ă©tage de lâhĂŽpital de Acca. (âŠ) Jâavais passĂ© quatre heures Ă Chatila. Il restait dans ma mĂ©moire environ quarante cadavres. Tous ââje dis bien tousââ avaient Ă©tĂ© torturĂ©s, probablement dans lâivresse, dans les chants, les rites, lâodeur de la poudre et dĂ©jĂ de la charogne. (âŠ) Sans doute jâĂ©tais seul, je veux dire seul EuropĂ©en (avec quelques femmes palestiniennes sâaccrochant encore Ă un chiffon blanc dĂ©chirĂ©â; avec quelques jeunes feddayin sans arme) mais si ces cinq ou six ĂȘtres humains nâavaient pas Ă©tĂ© lĂ et que jâaie dĂ©couvert cette ville abattue, les Palestiniens horizontaux, noirs et gonflĂ©s, je serais devenu fou. Ou lâai-je Ă©tĂ©â? Cette ville en miettes et par terre que jâai vue ou cru voir, parcourue, soulevĂ©e, portĂ©e par la puissante odeur de la mort, tout cela avait-il eu lieuâ? Je nâavais explorĂ©, et mal, que le vingtiĂšme de Chatila et Sabra, rien de Bir Hassan, et rien de Borj el Barajneh. Lâaffirmation dâune beautĂ© propre aux rĂ©volutionnaires pose pas mal de difficultĂ©s. [âŠ] Sur les bases palestiniennes, au printemps de 1971, la beautĂ© Ă©tait subtilement diffuse dans une forĂȘt animĂ©e par la libertĂ© des feddayin. Dans les camps, câĂ©tait une beautĂ© encore diffĂ©rente, un peu plus Ă©touffĂ©e, qui sâĂ©tablissait par le rĂšgne des femmes et des enfants. Les camps recevaient une sorte de lumiĂšre venue des bases de combat et quant aux femmes, lâexplication de leur Ă©clat nĂ©cessiterait un long et complexe dĂ©bat. Plus encore que les hommes, plus que les feddayin au combat, les femmes paraissaient assez fortes pour soutenir la rĂ©sistance et accepter les nouveautĂ©s dâune rĂ©volution. Elles avaient dĂ©jĂ dĂ©sobĂ©i aux coutumesâ: regard direct soutenant le regard des hommes, refus du voile, cheveux visibles quelquefois complĂštement nus, voix sans fĂȘlure.
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Dossier coordonnĂ© par Imane MostefaĂŻ, responsable du service des actions Ă©ducatives, rĂ©alisĂ© par Ălodie Roblain, chargĂ©e d'actions culturelles et Anne Boulanger, professeur relais de l'acadĂ©mie de CrĂ©teil Ă lâInstitut du monde arabe 14
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