Extrait "Coeur de Flammes, Tome 1"

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Iman Eyitayo

Le Visage de l’Ombre

Cœur de Flammes, Tome 1

© EDITIONS PLUMES SOLIDAIRES 3


CE ROMAN EST PARU POUR LA PREMIERE FOIS EN 2012, DANS UNE VERSION LEGEREMENT DIFFERENTE.

© 2012, IMAN EYITAYO © 2014, EDITIONS PLUMES SOLIDAIRES EMAIL : PLUMES.SOLIDAIRES@GMAIL.COM CARTE DU MONDE : IMAN EYITAYO IMAGE DE COUVERTURE

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: IMAN EYITAYO

ISBN-13 : 978-2-9549482-1-8 © TOUS DROITS RESERVES POUR TOUS PAYS DEPOT LEGAL : SEPTEMBRE 2014

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Remerciements Un livre ne s’écrit pas seul. Je remercie tous ceux sans qui l’aventure n’aurait pas commencé. Je pense à mes parents, Soubedatou et Chakirou Eyitayo, mes frères et sœurs, Moufid, Kafil et Hikmath, et enfin Élise, ma première lectrice en dehors du cercle familial. Je tiens à remercier particulièrement Franck, le principal acteur de cette réédition qui a su me faire voir mes erreurs et surtout me faire apprendre d’elles. Je n’oublie pas Olusegun qui a illustré mes personnages, Fabrice qui m’a plus que soutenue dans la réalisation du site internet, ainsi que tous ceux qui m’ont encouragée et aidée dans la réalisation de ce premier ouvrage : Jérôme, Nelly, Donald, Cécile, Aziz, Violaine et Émilie. Un grand merci également à tous les lecteurs qui ont choisi ou choisiront de découvrir cette histoire. C’est grâce à vous que ce livre a pu passer du statut de rêve à celui de réalité. Merci encore, Iman E.

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Table des matières Extrait d’un vieux parchemin Prologue. ................................................................. 13 Chapitre 1. ............................................................... 17 Chapitre 2. ............................................................... 37

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Extrait d’un vieux parchemin L’an 0, 61e lune – Aube de la nouvelle ère :

« Aurions-­‐nous échoué ? Au premier jour, nous avons décidé de sceller la magie pour créer une nouvelle ère de paix pour les Hommes. Nos pouvoirs ont, depuis lors, été emprisonnés dans de vulgaires pierres disséminées dans tout Iriah. Mais l’un d’entre nous clame que malgré toutes nos précautions, le procédé inverse reste possible. Est-­‐ce pour cette raison que ma pierre s’est mise à briller ? Malheur à celui qui se retrouvera possédé par cette magie… »

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Prologue. ∝∝∝ Panadil jeta un coup d’œil par-­‐dessus la rambarde : personne. Sans hésiter, il se laissa glisser sur la corde qu’il avait su improviser à l’aide de divers vêtements. Une fois à terre, il regarda la fenêtre d’où il s’était enfui et se félicita d’avoir demandé à passer la soirée avec sa meilleure amie et son ancienne gouvernante qui elle, vivait au deuxième étage. De ses propres appartements, la descente aurait été moins aisée. Son estomac se noua en repensant à ce qu’il avait dû faire pour réussir son entreprise : droguer ses deux amies. Il s’en voulait, pourtant il n’avait guère eu le choix. Il devait s’en aller au plus vite, et sans se faire remarquer. Panadil quitta prudemment l’enceinte du château, puis s’élança vers les jardins royaux. Il courut plus d’une heure et finit par atteindre le labyrinthe fleuri. De hautes haies le surplombaient de trois têtes, ce qui lui permettait de passer inaperçu. Jusque-­‐là, son plan se déroulait à merveille. Cela allait lui prendre du temps, mais s’il ne faisait aucune erreur, il pourrait sortir du dédale sans encombre. Il sourit en se rappelant comment son père avait tenté d’en faire une barrière dissuasive. Même s’il n’y avait jamais mis les pieds à cause de l’interdiction de s’aventurer dans cette partie du palais, il en avait tout de même percé le mystère. Cela lui avait pris des années d’observation et de calcul, mais il l’avait fait. Le jeune homme respecta scrupuleusement le plan qu’il avait 13


mémorisé et marcha à vive allure pendant ce qui lui sembla être la moitié de la nuit. Épuisé, il approchait enfin de la sortie lorsqu’un bruit de pas l’interpella. Il se figea. Il savait sa petite taille propice pour se faufiler aisément au milieu des haies, mais ses mouvements avaient peut-­‐être alerté les gardes. Il regarda derrière lui par réflexe et tendit l’oreille. Rien. Réalisant qu’il avait probablement rêvé, il se remit en route. Un autre bruit l’arrêta alors. Il ne rêvait pas. Quelqu’un marchait dans les parages. Une goutte de sueur perla sur son front. Il continua tout de même à avancer discrètement, conscient que si quelqu’un le rattrapait, il serait perdu. Le souffle court, il rejoignit la prochaine intersection et porta instinctivement la main à sa baluche, un besoin pressant de se rattacher à quelque chose de familier. Il avait emporté quelques souvenirs, des objets précieux ainsi que des provisions qui lui permettraient de survivre dans les terres où il se rendait, terres qui l’effrayaient tout autant que son royaume natal. Les bruits de pas se rapprochèrent. Quatre… voire cinq personnes le poursuivaient. S’était-­‐il fait repérer ? Panadil se retourna et vit des lueurs. L’alerte avait été donnée ! Il n’y avait plus une seconde à perdre. S’il ne sortait pas du labyrinthe dans les minutes qui suivaient, la herse principale se refermerait et il serait pris au piège. Le jeune homme accéléra et passa plusieurs intersections en prenant soin de ne pas se tromper. Prendre la mauvaise route lui serait fatal, il se perdrait et son plan échouerait. D’autant plus que ses poursuivants se rapprochaient dangereusement. Eux aussi connaissaient les lieux, à l’évidence. Il continua ainsi jusqu’au dernier embranchement et son rythme cardiaque ralentit lorsqu’il vit de la lumière au loin. Il avait réussi. — Halte ! Le jeune homme prit peur, mais continua à courir, espérant que son poursuivant ne serait pas assez rapide. Lorsqu’il atteignit la sortie cependant, il se rendit compte que c’était 14


inutile. Un homme se tenait devant lui, une épée en main. Les grands moyens avaient été employés pour le retrouver, songea-­‐ t-­‐il en reconnaissant le maître de la garde royale. Panadil s’arrêta. — Monsieur ? s’étonna l’homme. Arrêtez-­‐vous, je vous prie. — Comme vous le voyez, c’est déjà fait Altran, marmonna Panadil sans bouger d’un pouce. — Je vois. Je n’ai pas voulu y croire lorsque j’ai entendu l’alerte. Je ne connais personne d’assez fou pour pénétrer dans ce dédale. — Je suppose que je dois l’être dans ce cas, et ceux qui me poursuivent aussi, répliqua Panadil, se forçant à sourire. — Vous ne devriez pas faire de l’esprit, ce que vous venez de faire est interdit ! Sa Majesté va être furieuse ! Que vous arrive-­‐ t-­‐il ? Pourquoi désobéir et prendre cette route ? — J’ai mes raisons. Me laisserez-­‐vous passer ? — Trêve de bavardages ! s’écria une autre voix. Panadil se retourna et vit apparaître Balzac, le lieutenant d’Altran. C’était un soldat loyal, dévoué corps et âme au roi. Inutile donc d’essayer de discutailler avec lui. Balzac le dépassa et vint se placer devant lui, l’arme à la main et le regard menaçant. — Nous ne pouvons vous laisser passer, nous devons vous ramener au château. Votre père décidera de la suite. — Du calme Balzac, intervint Altran d’une voix ferme. Tu peux baisser ton arme, il nous suivra sans faire d’histoire. Le lieutenant approuva d’un signe de tête et s’empara du coude de Panadil, le forçant à les suivre. Le jeune homme ne se fit pas prier et leur emboîta le pas sans cesser de réfléchir. Il savait que la porte qui le mènerait à sa liberté était à quelques minutes de course à peine et qu’elle se refermerait bientôt. Il avait attendu cette occasion des mois durant alors il devait s’échapper. Et pour cela, il n’y avait qu’une solution. 15


Le jeune homme profita d’un moment d’inattention des gardes pour se dégager et plonger son regard dans le leur. Il fit appel à son pouvoir et le sentit très vite affluer dans sa tête. Il envoya l’ordre, puis s’enfuit sans se retourner. Altran regretta immédiatement son manque de vigilance. Le jeune homme avait des pouvoirs et il le savait. Le roi l’avait prévenu, jamais il n’aurait dû le regarder dans les yeux. La silhouette du prince qui s’enfuyait fut la dernière chose qu’il vit avant de sombrer dans l’inconscience. Panadil courait vers la grande herse, hésitant à regarder en arrière. Il finit par jeter un coup d’œil furtif derrière lui et vit Altran se saisir de Balzac et l’assommer d’un puissant coup sur la tête. Le maître de la garde resta immobile un instant, puis s’empara de son épée. Panadil retint un cri lorsqu’il la leva pour l’abattre sur son lieutenant. Était-­‐ce de sa faute ? Il avait ordonné à Altran de l’aider à s’enfuir par tous les moyens. Jamais il ne se serait douté qu’il tuerait son second. Il venait d’ôter la vie à un innocent, encore une fois… Mais il ne pouvait se résoudre à penser de la sorte. C’était un sacrifice nécessaire pour sauver des milliers de vies. Déterminé, Panadil franchit la distance le séparant de la herse, qui se refermait déjà à mesure que le soleil se levait. D’un bond, il se jeta en dessous et la franchit de justesse. Il se retourna alors pour jeter un dernier coup d’œil à son ancienne vie. Il vit au loin trois autres gardes sortir du labyrinthe et s’approcher d’Altran en courant. Le cœur battant, il pria alors pour que les Dieux lui pardonnent, et que le meurtre de Balzac reste impuni. Sans hésiter davantage, il s’enfonça dans la forêt qui se dessinait devant lui, sans remarquer que derrière, les murs et les jardins du château s’effaçaient au fur et à mesure qu’il avançait.

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1. ℘ À l’angle d’un carrefour désert, une maison lugubre se distinguait du reste du paysage. Sans cheminée et plongée dans l’obscurité, elle semblait inhabitée. Pourtant, un carrosse se gara devant et une lueur finit par éclairer l’une des minces fenêtres de la bâtisse. — Aluna ! s’écria une voix. Plus bas, dans le sous-­‐sol de cette sombre habitation, le corps d’une jeune femme gisait à même le sol. Elle était mince, avait des traits fins et de longues mèches de cheveux emmêlés – de fines dreadlocks – qui lui arrivaient dans le dos. Le peu de lumière qui filtrait par le soupirail ne dévoilait qu’une forme recroquevillée au coin de la pièce, sa peau couleur ébène se fondant presque dans le décor. — Aluna ! hurla de nouveau la voix. La jeune femme fronça les sourcils en entendant depuis son château l’appel de son maître. Cette voix perturba l’image du bel inconnu l’embrassant et la ramena brutalement à la réalité. Elle se réveilla en sursaut et se redressa, aux aguets. Autour d’elle ne se dressaient plus de hauts murs tapissés de rouge et d’or, mais seulement une pièce sans vie. L’homme à la peau mate et vêtu de noir avait lui aussi disparu pour laisser place à sa propre silhouette dans le miroir en face d’elle. Aluna se leva, alluma une lanterne et se dirigea vers sa glace. Elle s’y regarda, en allant de ses jambes fines à sa chevelure 17


rebelle. Elle passa la main dans ses cheveux, puis s’appliqua à en faire une natte. Elle y avait toujours accordé de l’importance, sa mère lui ayant souvent répété que les maintenir longs et propres pourrait la faire passer pour une femme de la noblesse un jour. Elle lui avait donc longuement enseigné comment les rendre attirants malgré leur volume impressionnant, et Aluna avait été une bonne élève. Sa natte terminée, elle quitta son reflet et enfila un vêtement qui traînait au sol. Le contact du tissu contre sa cuisse lui arracha un petit cri de douleur. Cette blessure était loin d’être la seule qu’elle portait, et tout son corps chantait à l’unisson la souffrance qu’elle vivait. — Aluna ! Qu’est-­‐ce que tu fais ? retentit encore la voix. On a de la visite ! La jeune femme trembla de tout son long, comme si son maître avait directement parlé dans son oreille. Elle pressa alors le geste. — Je suis là dans un instant ! Enfilant une paire de sandales, Aluna se remémora comment elle avait atterri à Arabica, cette petite ville déserte du nord-­‐ ouest de Goran, un des quatre États souverains d’Iriah. Les habitants avaient tous fui lors de la dernière guerre avec l’État voisin de Cristallia. Depuis, la trêve avait été signée, mais la paix ne tenait de nouveau qu’à un fil. Le rejet du régime du Régisseur se faisait de plus en plus sentir, les horreurs conséquentes à la loi interdisant la naissance de jumeaux étant de moins en moins supportables. Le Régisseur… Cette seule pensée la fit frissonner. Que pouvait-­‐il être ? Un être humain se montrerait-­‐il si cruel envers ses semblables ? Ou s’agissait-­‐il d’un « Dieu » comme certains semblaient le penser ? Il avait été raconté à Aluna qu’il était apparu une soixantaine d’années auparavant, proclamant son hégémonie sur les quatre royaumes qui après une courte rébellion, avaient assisté, impuissants, à la démonstration de sa 18


colère. On ne savait comment, il avait réussi à faire s’entre-­‐tuer des milliers d’hommes et de femmes sans lever le petit doigt. Personne ne sut jamais comment Il s’y était pris, mais une chose était sûre, le Régisseur l’avait prédit ! Dès lors, la crainte habitait Iriah. Les rois, seuls à pouvoir communiquer avec Lui, avaient instauré deux principales lois en signe de soumission : le paiement de taxes sans précédent et surtout, l’assassinat des enfants qui naissaient par deux. Tant de sang avait été versé depuis ! Le tintement de la cloche de son maître sortit la jeune femme de ses pensées. Il s’impatientait. Elle emprunta l’échelle pour sortir du sous-­‐sol qui lui servait de principal habitat. Elle rabattit ensuite la trappe et se retourna vers son maître qui l’attendait déjà de pied ferme. — Je… je m’excuse de mon retard, dit-­‐elle en baissant le regard. — Ce n’est pas trop tôt ! Ta mère et tes sœurs t’attendent dans le salon. Aluna se redressa sous l’effet de la surprise. L’homme qui se tenait devant elle n’était pas très imposant, et même plutôt petit. Ses bésicles dépassaient de son nez crochu et laissaient entrevoir des yeux d’un bleu hypnotisant. Sa peau était d’une pâleur effrayante, sa courbure naturelle accentuant son air maladif. Aluna ne connaissait pas l’âge du vieil homme, mais tout portait à croire qu’il avait largement dépassé le demi-­‐siècle. — Tu as perdu l’usage de tes jambes ? hurla-­‐t-­‐il. Je t’ai dit que ta mère était là ! La jeune fille sursauta, s’excusa, puis s’éclipsa dans l’arrière-­‐ pièce qui servait de cuisine. Elle devait préparer une collation pour accueillir sa famille comme il se devait. Elle prit donc un plateau et se mit à la réalisation de peccas, petits amuse-­‐ bouches très appréciés dans le royaume de Goran. La préparation nécessitait une base de pain, un ajout d’œuf et de viande. La touche finale consistait à y ajouter du sirop de meris, 19


fruits rouges au goût particulier poussant uniquement dans la vallée de l’ombre. Quand elle eut fini, Aluna saisit le plateau, souffla un bon coup, puis s’avança vers la pièce principale qui servait de salon. Le couloir était court alors il ne lui fallut que quelques secondes pour y arriver. Dès qu’elle y entra, une femme l’interpella. Elle était grande, noire, et vêtue d’une robe bleu ciel ornée de paillettes d’argent. Elle était si élégante qu’Aluna ne la reconnut pas tout de suite, bien qu’elle eût la même chevelure soignée que dans son souvenir. Ses longues mèches pendaient par endroits dans un chignon relevé sur sa nuque. Sans crier gare, elle prit Aluna dans ses bras. Cette dernière resta figée comme du marbre, tentant de maintenir fermement son plateau. Sa mère finit par relâcher son étreinte au bout de plusieurs secondes et la regarda. — Que tu as grandi ma chérie en six ans ! Tu as l’air en bonne santé, juste un peu mince à mon goût… Mais oublie ça, j’avais tellement peur qu’il te soit arrivé quelque chose durant cette stupide guerre ! Je vois aussi que tu es restée jolie ! reprit-­‐elle en s’attardant sur sa natte, un sourire aux lèvres. — Je… — Laisse-­‐moi porter ça, laisse-­‐le-­‐moi. Elle voulut s’emparer du plateau, mais la poigne d’Aluna fut plus forte : — Ne vous embarrassez pas. C’est… c’est mon devoir. Avant que sa mère ne puisse réagir, Aluna la dépassa et posa les friandises sur la table, tout en fixant les deux autres personnes assises sur le fauteuil en face. L’une était jeune, vêtue sobrement, de petite taille et avait une jolie peau couleur miel. Sa chevelure châtain clair était soyeuse et ses yeux, brillants. Elle reconnut immédiatement sa jeune sœur, qui n’avait que sept ans lorsqu’elle avait quitté le domicile familial. L’autre était plus âgée et avait des yeux gris perçants. Sa chevelure longue et rebelle, très similaire à la 20


sienne, était maintenue en une grosse natte sur le côté. Le détail interpella Aluna. Elle ne se souvenait pas avoir déjà vu sa jumelle se coiffer de la sorte. Mais c’était sans importance. Elle se tourna vers sa mère, pressée d’en finir. — Vos peccas sont servis, régalez-­‐vous. — Attends s’il te plaît, reprit cette dernière. Tu ne veux pas parler à ta petite sœur ? Tu vois comme elle a grandi ? Sans attendre sa réponse, l’adolescente franchit la distance qui les séparait et la prit dans ses bras. — Tu m’as manqué, Aluna. Prise au dépourvu, il fallut quelques secondes à l’intéressé pour réagir. — Toi aussi… Beth, dit-­‐elle en se souvenant des nombreuses visites que lui rendait sa sœur lorsqu’elle vivait encore dans la cave de la maison familiale. — On a tellement de choses à rattraper ! — Je… je suppose. Mal à l’aise devant ces inhabituels élans d’affection, Aluna se détacha brusquement de sa sœur et se dirigea vers la sortie. Sa mère l’arrêta : — Tu ne me pardonneras donc jamais ? Je suis ta mère ! Aluna la fixa. Elle avait les larmes aux yeux et semblait sincèrement regretter ce qu’elle lui avait fait subir. Elle l’avait abandonnée à Xerox six ans auparavant pour la protéger des lances des gardes royaux. Elle l’avait forcée à quitter Minabis pour rejoindre la ville d’Arabica qui, en proie aux affrontements dès le début de la guerre, ne faisait pas l’objet de fouilles royales. Pourtant, Aluna ne lui en voulait pas, elle s’était simplement forcée à l’oublier. Que dire à cette femme qu’elle ne voyait plus que comme une inconnue ? Avant qu’elle ne puisse répondre, sa mère la prit par le bras et la fit asseoir près de sa sœur jumelle. Elle se mit ensuite en face d’elle et commença à parler, dans une visible tentative de 21


repenti : — Xerox te traite-­‐t-­‐il bien ? Que dire ? Fallait-­‐il lui avouer que son ami lui faisait régulièrement subir toutes sortes d’expériences et que sa peau brûlait en permanence tant c’était douloureux ? Fallait-­‐il aussi lui préciser qu’il n’était qu’un druide fou sans la moindre morale et qu’elle rêvait de retourner à sa vie d’avant ? — Non… laissa-­‐t-­‐elle échapper. — Non ? Il te traite mal alors ? Tu me parais bien pâle en effet… — Non, je veux dire si, il me traite bien, rectifia Aluna. — Vraiment ? S’il te traite mal, tu sais que je te trouverai autre part où aller. Je trouverai, je peux te l’assurer ! — À quoi bon ? Vous l’avez dit vous-­‐même il y a six ans, je ne peux pas vivre avec vous. Je suis très bien ici, mentit-­‐elle finalement. — Ma chérie, tu sais que je le voudrais bien. Je n’ai pas eu le choix, tu le sais. Si les gardes vous avaient trouvé toutes les deux, ils… — Je sais, l’interrompit Aluna, la voix vide d’émotion. Ils nous auraient tuées toutes les deux. Vous avez dû choisir… je ne suis pas en colère. Elle se leva aussitôt et invita Beth à prendre sa place. Elle ignora ensuite le regard interrogateur de sa mère et fixa les trois femmes. Elles formaient une famille, dont Aluna ne faisait pas partie. Son cœur se serra. Elle n’aurait jamais rien de comparable et n’y pouvait rien. Elle promena son regard de l’une à l’autre, jusqu’à s’arrêter sur Beth. Ses oreilles extrêmement fines et son teint clair l’interpellèrent. Elle se rappela alors que sa sœur était une hybride, née de l’union d’un Ælfe et d’une humaine. Ce mariage n’était légal que depuis un demi-­‐siècle à Goran, longtemps après l’immigration massive de citoyens Cristalliens dans le continent dans le but de faire

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fortune. Les hybrides reprenaient souvent les caractéristiques humaines, mais gardaient la grâce et la beauté légendaire de leur parent Ælfe. — Le père de Beth n’est pas là ? reprit-­‐elle en constatant l’absence de ce dernier. — Papa a dû rester à Minabis, répliqua Beth. Mais il avait hâte de te voir aussi, c’est juste qu’il ne pouvait pas. — Je ne vois pas pourquoi il aurait hâte, il ne me connaît même pas, rétorqua Aluna en se rappelant n’avoir passé que peu de temps en compagnie de ce dernier. Vous non plus d’ailleurs… je ne sais pas ce que vous faites là. La guerre est finie depuis plus d’un an, je… j’étais sûre que vous ne viendriez jamais alors je ne comprends pas. — On voulait venir plus tôt, Al ! C’est juste qu’on a dû attendre que les gardes s’en aillent et que les routes soient dégagées. Je te promets qu’on ne t’a pas oublié, on a pensé à toi à chaque lune, n’est-­‐ce pas maman ? — Oui, Aluna, on a dû… — Pourquoi vous êtes là ? la coupa-­‐t-­‐elle. Je suppose que vous êtes seulement de passage. — Nous ne pouvons pas rester en effet, balbutia cette dernière, rongée par la peine. Mais je souhaitais absolument te revoir et… — Eh bien je me porte très bien, l’interrompit Aluna, surprise de la déception qu’elle ressentait. Contre toute attente, son autre sœur, sa jumelle, finit par briser son propre silence : — Mère dit qu’il existe une nation libre dans le nord-­‐ouest, un rassemblement de rebelles et de hors-­‐la-­‐loi. Tu devrais t’y rendre. Tu y vivrais plus librement. — Elena ! s’énerva leur mère. C’est trop dangereux, voyons ! On ne sait pas comment sont ces gens ! — Je croyais qu’elle rêvait de liberté, reprit froidement sa 23


jumelle. De toute façon, ce n’est pas comme si tu envisageais de la ramener chez nous. — Comment peux-­‐tu être aussi cruelle avec ta sœur ? Ça aurait pu être toi à sa place ! la gronda leur mère. Puis elle se tourna vers Aluna, l’air grave : — Écoute ma chérie, le père de Beth a des relations au château. Je pensais essayer de te faire réintégrer ta vie en faisant une requête exceptionnelle auprès du roi. Il fera peut-­‐ être une exception… — Quoi ? s’écria Elena qui se sentait maintenant concernée par cette étrange réunion familiale. Je n’ai aucune envie de partager ma vie avec cette… — Ça suffit ! les interrompit Aluna. Elle savait que le roi n’accepterait jamais une telle requête. Sa mère devait se sentir bien désespérée pour proposer de mettre ainsi toute leur famille en danger. Comment réagirait le Régisseur s’il apprenait qu’elle avait bafoué son autorité ? Le risque était trop grand. — Mère, reprit-­‐elle plus calmement, il est inutile de vous soucier de moi de la sorte. Même si j’apprécie vos efforts, ça fait trop longtemps que je vis en marge de la société pour pouvoir la réintégrer. Pour conclure, Aluna enlaça maladroitement sa mère, qui mit quelques secondes avant de répondre à son étreinte. Après un moment qui lui parut durer une éternité, elle la relâcha et déclara avec un sourire qu’elle espérait naturel : — Revenez me voir quand vous voudrez. Après quelques autres discussions rappelant le passé et effusions d’accolades, le carrosse de la famille Sachs finit par s’éloigner de la maison. Aluna se retrouva seule, convaincue que son malheur prendrait bientôt fin. Sa mère avait vraiment l’intention de la sortir de là, et même si elle ne souhaitait pas se bercer d’illusions, elle l’espérait de tout son être. Après tout, la

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sauver n’impliquait pas nécessairement de légitimer son existence. Elle pourrait très bien se contenter de la vieille cave qui avait été sa cachette préférée durant les onze premières années de sa vie… Soudain, l’horloge sonna sept coups. C’était l’heure. Aluna se dirigea courageusement vers le sous-­‐sol. Lorsqu’elle arriva là où quelques heures plus tôt elle s’était endormie, elle s’arrêta pour regarder le clair de lune à travers le soupirail, puis se dirigea vers le mur du fond. Là, elle poussa la pierre la plus haute. Un léger bruit suivit et un passage se créa au milieu des pierres. Elle s’y faufila en prenant soin de refermer derrière elle, comme elle le faisait presque toutes les nuits depuis presque six ans. Son maître se tenait devant elle, dans une pièce qui n’avait pour seuls meubles qu’un lit et une table sur laquelle étaient posés divers masex, des pierres contenant des pouvoirs magiques distincts. Le druide étudiait leur effet sur le corps humain, du moins c’était ce qu’elle croyait. Xerox n’était pas du genre loquace. — Installe-­‐toi, lui ordonna-­‐t-­‐il. Aluna était habituée à ce rituel. Elle s’exécuta donc sans tarder. Son maître s’approcha ensuite pour lui faire une injection dans le bras qui la fit sursauter. La dose avait l’air plus élevée qu’à l’accoutumée. — Calme-­‐toi, la rassura Xerox. J’ai légèrement augmenté la dose, mais tu le supporteras. — Ça brûle… murmura la jeune femme en sentant la chaleur de la solution lui remonter dans le bras. — C’est normal, détends-­‐toi. Aluna ferma les yeux et essaya d’obéir. Elle sentit un feu ardent lui pénétrer la peau et affluer dans son corps à grande vitesse. Elle se sentit projetée dans une autre réalité, emprisonnée dans un labyrinthe de feu. Les flammes se rapprochaient lentement, désireuses de la consumer. C’était effrayant, mais routinier. Aluna savait exactement comment 25


sortir indemne de ce dédale et réussir l’expérience du jour. Elle se faufila alors dans les allées de flammes tel un animal suivant son instinct, rapide et efficace. Cependant, au moment où elle commençait à maîtriser la situation, une énorme paire d’yeux enflammés surgit en haut de la barrière de feu et la fixa. Elle prit peur, mais continua sa course effrénée, ignorant le regard insistant. La sortie n’était plus loin. Elle n’était qu’à quelques virages lorsqu’une voix rauque lui hurla : — Tu essaies de me défier ? Tu brûleras pour avoir osé ! La voix la surprit et l’effraya. Mais ce n’était pas le moment de s’arrêter, elle devait sortir au plus vite. Elle se rua alors vers l’issue la plus proche et ne vit que trop tard les flammes se resserrer autour d’elle et la bloquer. Le rire moqueur de la voix accompagnait le mouvement dansant du feu autour d’elle. Prise au piège, elle recula instinctivement. La voix ricana une fois de plus et un mur de feu s’abattit sur elle, lui arrachant un cri strident. Xerox sursauta en entendant le cri de la jeune femme, puis réprima un juron en la voyant se tordre de douleur. Il tenta de la maîtriser, mais rien n’y fit, elle continua à s’agiter en hurlant sur le matelas. Sa main semblait brûler de l’intérieur, et il essaya par tous les moyens d’empêcher le mal de se répandre dans le reste de son corps. La jeune femme eut de nombreuses autres convulsions, puis tout s’arrêta dans un dernier cri qui déchira l’air avant qu’elle ne perde connaissance. ℘ Au même moment, à quelques kilomètres de là, Rosa Sachs fut prise d’une subite douleur. Elle ordonna aussitôt au cocher de s’arrêter. Elle descendit ensuite du carrosse pour prendre l’air, la main sur la poitrine et le regard tourné vers les ruines d’Arabica. Elle resta un instant à admirer le paysage, pensive. Malgré la réaction détachée de sa fille, elle pressentait que quelque chose ne tournait pas rond. Alors qu’elle réfléchissait, 26


Beth la rejoignit dehors. — Maman, que t’arrive-­‐t-­‐il ? — Je… Quelque chose se passe là-­‐bas, je le sens. Et si elle avait besoin de moi ? Je suis si inquiète ! — Maman… — Je sais, j’ai l’air stupide, dit-­‐elle en quittant finalement Arabica des yeux. Pourtant, j’ai vraiment eu l’impression que… Beth n’écouta pas la suite. Elle vit un morceau de papier tomber de la poche du manteau de sa mère. Elle s’en empara et le lui tendit. Rosa saisit le document et le parcourut rapidement. — Par… ! — Qu’y a-­‐t-­‐il ? — C’est Aluna, elle… Rosa se souvint alors du moment où sa fille avait dû lui glisser ce mot. Cette subite et surprenante étreinte avait une raison d’être finalement. Sans perdre une seconde, elle s’écria au cocher : — Nous retournons à Arabica, ma fille est en danger ! — Maman ? insista Beth, perplexe. Que se passe-­‐t-­‐il ? Pour toute réponse, elle lui remit le bout de papier où étaient inscrits deux simples mots : « Au secours » ℘ Xerox fut pris d’un moment de panique. Comment cela avait-­‐ il pu arriver ? Elle avait pourtant été apte à le contrôler jusque-­‐ là… Tant pis, il devait la ranimer par tous les moyens. Il n’atteindrait jamais son but sans un cobaye aussi précieux. Le grand druide qu’il était ne pouvait s’arrêter comme cela, à mi-­‐ chemin de sa plus grande œuvre. D’une pression sur son poignet, il réalisa que son pouls était très faible, voire inexistant. Il semblait que le monstre de feu avait eu raison d’elle cette fois. Il ne lui restait plus qu’une solution : lui faire boire l’eau de la rivière sacrée ou elle 27


mourrait, emportant le fruit de ses expériences avec elle. Mais il y avait un obstacle à son plan. Plonger ne serait-­‐ce qu’un doigt dans la rivière était interdit. Il s’agissait en effet du territoire des Orgades, créatures aquatiques qui en étaient les impitoyables gardiennes. Les conséquences pouvaient donc s’avérer lourdes, voire fatales. Pourtant, il n’avait pas d’autre choix. Aucune magie de soin ne la sauverait vu l’origine de son mal. Cette rivière en était la seule capable et perdre Aluna était exclu. Elle avait été si utile à ses recherches… Le druide réfléchit de longues secondes et finit par décider qu’il tenterait tout pour la sauver. Son travail était au-­‐dessus de cette foutue loi et s’il y avait, en plus des Orgades, un mécanisme magique visant à tuer ceux qui brisaient l’interdit, il se défendrait ou s’enfuirait, d’autant plus qu’il serait accompagné d’Attila. Il devait essayer. Décidé, Xerox prit deux masex – des pierres magiques – qu’il attacha aux emplacements prévus sur sa ceinture et tenta de porter le corps de sa cobaye hors de la cave. La force de ses bras s’avéra insuffisante alors il opta pour d’autres ressources. Il porta la main à sa ceinture. L’un des masex s’illumina et le corps d’Aluna décolla du sol. Sur sa lancée, il toucha le second masex et le mur qui lui faisait face se mit à devenir trouble. Un trou noir naquit au milieu des pierres du sous-­‐sol, suivi d’un bruit sourd. Il s’agissait du cri de la bête qui venait d’y faire apparition. — Te voilà, dit-­‐il. Je vais avoir besoin que tu me mènes quelque part. La bête poussa un grondement et baissa sa crinière, autorisant son maître à y monter. Xerox fit léviter le corps d’Aluna qui se posa doucement sur son dos. L’animal avait la stature d’un dragon. Ses yeux étaient d’un rouge perçant et sa peau reptilienne luisait de mille feux au travers de ses poils dorés. Deux énormes crocs dépassaient des coins de sa gueule, qui contenaient plusieurs rangées de dents acérées. Seuls sa tête et le début de son dos dépassaient du trou 28


noir, mais il était aisé d’imaginer qu’il était immense. Xerox s’installa à son tour sur le dos de l’animal, qui s’engouffra dans le passage juste avant que celui-­‐ci ne se referme derrière lui. La traversée prit quelques secondes qui parurent durer une éternité au vieil homme. Lorsqu’il ne sentit plus le pouls de sa cobaye, il ordonna à Attila d’accélérer. La bête grogna et battit encore plus vite des ailes. Sa vitesse devint telle que Xerox dut faire des efforts supplémentaires pour maintenir le corps d’Aluna aussi stable que possible. Ils finirent par sortir du passage et atteignirent les hauteurs d’un ciel crépusculaire. Pendant quelques heures, Xerox indiqua à Attila la direction à suivre, non sans jeter de temps à autre un coup d’œil au corps qu’il transportait. Il ne tarda pas à voir une immense étendue verte. Il intima à Attila de se rapprocher du niveau des arbres et de ralentir. L’animal espaça ses battements d’ailes et survola gracieusement la forêt, en direction de l’est. ℘ Au sol, un des soldats de la garde royale de Goran aperçut dans sa longue-­‐vue un objet volant qui s’approchait de la forêt sacrée. Il quitta son poste et courut vers son officier supérieur pour rapporter l’événement. — Mon… mon lieut’nant ! J’vois quelque chose de gros approcher d’nous en volant, et c’est pas un oiseau ! Il vient de l’ouest et s’ra au d’ssus de nous dans moins d’quinze minutes ! Le lieutenant Neilarus, en selle sur son cheval brun, s’exclama : — Eh bien, enfin un peu d’action ! — Quels sont les ordres, mon lieut’nant ? reprit le garde en tremblant. Neilarus le regarda avec amusement. Il était vrai qu’il avait des raisons d’avoir peur étant donné la nature du problème. Il 29


n’était pas normal de voir une créature de grande taille survoler la forêt. Cela ne voulait dire qu’une chose : une chimère ou quelque autre force magique venait leur rendre visite. Et il se ferait un plaisir de l’occire. — Retournez à votre poste, informez les autres et tenez-­‐vous prêts à attaquer dès que la cible est suffisamment près ! Je vais prévenir le capitaine. Le soldat repartit en courant vers l’une des tours en bois construites pour surveiller les alentours durant les chasses initiatiques du prince. Il relaya l’information aux autres puis se remit en position, prêt à tirer. Le lieutenant, lui, galopa jusqu’à la lisière de la forêt où se trouvaient le prince ainsi que le capitaine de la garde royale, le très respecté Kenton. Il les trouva en train de discuter gaiement. Neilar descendit en hâte de son cheval, dépassa les quelques soldats qui les entouraient et courut vers eux. — Capitaine, je dois vous reporter un incident ! Les deux hommes se retournèrent au son de sa voix. — Une imposante créature a été repérée au-­‐dessus de l’entrée ouest de la forêt, annonça-­‐t-­‐il. Elle est encore loin mais semble se diriger droit vers nous ! — Vers nous ? s’enquit le prince, inquiet. — Combien de temps avant qu’elle ne nous atteigne ? s’inquiéta aussi Kenton. — Elle devrait être au-­‐dessus de nous dans dix minutes, continua Neilar. J’ai donné l’ordre d’attaquer dès qu’elle sera à portée de tirs. — Bien, lieutenant. Avez-­‐vous pu l’identifier ? — Non, capitaine, mais je pencherais pour une chimère, une comme nous n’en avons plus vu depuis la guerre ! — J’espère vraiment que non, lâcha calmement Kenton. — Parlons vite messieurs, ce pourrait être notre dragon ! intervint le prince. Nous devons nous préparer à nous battre. 30


— J’en doute, dit Kenton. Je suis prêt à parier que le dragon serait apparu autour de la rivière ou dans la forêt. Autour de nous en tout cas, pas à l’entrée ouest. Je pense plutôt à une chimère de second rang. Du coup, cette créature est forcément dirigée par quelqu’un et cette personne, si elle dépasse notre position, se dirige a priori tout droit vers la rivière, ou si elle va plus loin, vers Cristallia. Se pourrait-­‐il que… ? — À qui pensez-­‐vous ? demanda le prince. — Je pense aux rebelles. J’ai bien peur qu’ils n’en aient pas tous qu’après le Régisseur. J’ai ouï dire qu’un petit nombre d’entre eux souhaitait venger leurs frères en attaquant à nouveau nos voisins. — Ce serait une catastrophe, appuya le prince. Cette trêve était inespérée. Si cette personne atteint l’autre côté de la rivière et attaque Cristallia, la reine va penser que nous reprenons les hostilités. Il faut l’arrêter à tout prix ! — Je pense comme vous, prince, conclut Kenton. Lieutenant, suivez la créature, il faut absolument que quelqu’un soit là lorsqu’elle tombera. Neilar acquiesça et s’en alla. — Kenton, nous devrions nous rendre aux abords de la rivière, proposa le prince. Je veux voir ça de plus près. — Très bien. Les deux hommes enfourchèrent leurs montures respectives et s’élancèrent vers la rivière. Ils avaient l’avantage de n’en être qu’à quelques centaines de mètres. Ils atteignirent ainsi la clairière qui donnait sur la rivière sacrée, frontière entre leur royaume et celui de Cristallia. Le prince mit pied à terre, dépassa quelques autres soldats et s’approcha de cette immense étendue d’eau sur laquelle se perdait le reflet de la pleine lune. La rivière n’avait rien de spécial à première vue, mais énormément d’histoires tournaient autour, lui conférant de prétendus pouvoirs de régénérescence. Lui-­‐même n’y avait jamais plongé ne serait-­‐ce qu’un pouce, à 31


cause de l’interdiction formelle formulée il y a plusieurs siècles par une dirigeante du royaume voisin. Cette interdiction avait encore plus de sens depuis que la trêve avait été signée, la rivière constituant également le patrimoine sacré des Orgades, citoyennes de Cristallia. Personne excepté ces créatures ne pouvait y pénétrer. Dans la situation actuelle, violer cette règle reviendrait à briser les conditions de la trêve si durement gagnée. Le prince ne connaissait pas la raison d’une telle clause, mais personne à sa connaissance n’avait jamais osé la transgresser. Le cri d’un soldat l’arracha à ses pensées : — Touchée ! Touchée ! La bête est touchée ! Le prince regarda en l’air et vit une forme humaine tomber du ciel. Elle se dirigeait droit dans la rivière ! ℘ Alors qu’il survolait la forêt à la recherche d’un espace dégagé pour se poser, Xerox fut surpris de voir des flèches fuser dans leur direction. Attila fut touché avant qu’il ne puisse réagir. Il essaya de le redresser malgré tout. Ils étaient près de la rivière, mais les soldats en contrebas lui compliquaient la tâche. Personne n’était censé se trouver là, surtout à une heure aussi tardive. Hors de lui, Xerox grinça des dents, mais sans pour autant abandonner. Il était trop près du but. Il ralentit et tenta de contourner le barrage de flèches. Il pourrait sûrement atteindre la rivière par le sud et prendre un peu de son eau au passage avant de s’enfuir. Alors qu’il s’en rapprochait cependant, une dizaine d’autres flèches filèrent dans sa direction. Attila se cabra d’instinct, faisant malencontreusement basculer le corps d’Aluna. Xerox piqua pour la rattraper, mais déjà, une meute de soldats se rapprochait de la rive. Il se ferait prendre s’il s’y aventurait. C’était trop risqué. À cette vitesse, elle était condamnée. Xerox jura, puis toucha les flancs de l’animal pour le calmer et 32


lui faire comprendre que la bataille était perdue. Dégoûté, il s’éleva hors de portée des flèches et fit demi-­‐tour, conscient qu’il devait rentrer pour effacer ses traces au plus tôt. ℘ Le prince avait les yeux rivés sur la forme humaine qui se dirigeait vers la rivière à vive allure. — Regardez ça, Kenton ! hurla-­‐t-­‐il en pointant la silhouette du doigt. Le capitaine de la garde s’approcha et fut surpris de voir le corps d’une femme tomber dans l’eau à toute vitesse. Personne, de lui, du prince ou des soldats aux alentours n’osa bouger. Kenton se reprit le premier et s’écria à l’officier le plus proche : — La chasse est terminée ! Rappelez tout le monde au château immédiatement ! — À vos ordres ! L’officier rassembla tous les soldats présents et quitta la clairière. Kenton attendit qu’ils fussent partis avant d’implorer le prince : — Prince, il faut s’en aller, maintenant ! Mais le jeune homme semblait dans un autre monde. Kenton insista : — Prince ! — C’est une jeune femme… finit-­‐il par dire sans s’arrêter de fixer l’étendue d’eau. Il faut la sauver ! — Que dites-­‐vous ? — Je viens de vous dire qu’il faut la sauver… Pourquoi avez-­‐ vous fait partir tout le monde ? Nous allons avoir besoin d’aide pour la remonter ! — Prince ! Peu importe l’origine de cette personne, elle vient de se rendre coupable d’un crime contre nos voisins. Nous ne devons pas nous en mêler ! Il faut s’en aller tout de suite ! — Il faut la sauver… 33


— Écoutez-­‐moi ! persista Kenton qui sentait que le prince perdait contact avec la réalité. Si quelqu’un a le malheur de pénétrer dans cette rivière pour la sauver, il se rend aussi coupable d’un crime contre la reine ! — Je… elle n’en saura peut-­‐être rien. On ne peut pas la laisser se noyer, c’est un être humain enfin ! — C’est peut-­‐être une espionne ou pire… une rebelle ! J’insiste, prince, nous devons partir. — Je… Le prince hésitait. Il ne pouvait se résoudre à voir une vie s’éteindre sous ses yeux. Il espérait au fond de lui que la jeune femme remonterait d’elle-­‐même à la surface. Mais rien n’arriva. Kenton posa une main sur son épaule et le regarda, comme pour dire qu’il n’y avait plus rien à faire. Le prince ne partageait toutefois pas ce point de vue. Si sa défunte mère lui avait bien inculqué des valeurs, c’était de toujours faire ce qui lui semblait juste. Et abandonner cette inconnue à son sort ne l’était pas. Décidé, il plongea sans attendre dans la rivière en ignorant les cris de Kenton : — Prince ! Revenez ! Le jeune homme nageait aussi vite qu’il le pouvait. Le corps de la jeune femme était déjà loin dans les profondeurs des eaux de la rivière qui semblait sans fond. Il continua à nager en espérant qu’elle était toujours vivante. Si ce n’était plus le cas, il ne saurait se le pardonner. Il se rapprocha désespérément d’elle et put presque lui saisir la main. Mais la rivière était capricieuse. Un courant imprévisible l’empêcha de s’en emparer au premier essai. Il accéléra encore et cette fois, put saisir la main de l’inconnue. Il l’attira à lui et entreprit de la remonter. C’est alors qu’il vit quelque chose briller au fond de la rivière. Il aurait voulu s’en approcher, mais il manquait d’air. Il continua. Très vite, avancer devint pénible. Sans se décourager, il puisa dans ses dernières forces et fit un ultime effort. Une vingtaine de brasses plus tard, il approchait de la surface et 34


remercia intérieurement son père qui l’avait obligé à apprendre à nager très jeune. Un prince devait pouvoir parer à toutes les situations, avait-­‐il déclaré. Il avait eu raison. Il finit enfin par émerger et aspira un bol d’air qui lui donna l’impression de revivre. Il nagea ensuite plus lentement jusqu’à la rive où l’attendait un Kenton paniqué. À peine sorti de l’eau, son ami se jeta sur lui et le secoua violemment : — Qu’avez-­‐vous fait ? Par le sceau de… ! Qu’avez-­‐vous fait ? Le prince lui adressa un sourire en retour. — Je vais bien, merci de vous en inquiéter. — Vous êtes inconscient ! s’exclama le capitaine de la garde en le relâchant enfin. Sans prendre le temps de récupérer, le prince se dirigea vers le corps toujours inerte de la jeune femme. Elle avait une magnifique peau d’ébène et un corps à couper ce qui lui restait de souffle. Il posa une oreille contre sa poitrine puis se tourna vers Kenton, suppliant : — Son cœur ne bat pas ! Pouvez-­‐vous m’aider ? — … — Kenton ! — Je vais exercer des pressions sur son thorax pour relancer le cœur et lui donner de l’air par la bouche simultanément, dit-­‐il en s’approchant malgré son air désapprobateur. Écartez-­‐vous. Pendant que le prince, soulagé, s’effondrait au sol pour reprendre des forces, le capitaine de la garde s’exécuta. Il procéda ainsi durant une longue minute, jusqu’à ce que la jeune femme se mette à tousser et rejeter de l’eau par la bouche. Elle se redressa ensuite avec peine et les fixa à tour de rôle. Elle croisa le regard du prince, cligna des yeux, puis se laissa tomber en arrière et sombra de nouveau dans l’inconscience. Le jeune homme se précipita vers elle, la prit dans ses bras et courut vers son cheval. Il l’installa sur l’animal, monta en selle et partit en direction du château en laissant son ami perplexe. Ce dernier 35


l’avait souvent vu agir de façon irréfléchie pour satisfaire son si particulier sens du devoir, mais cette fois-­‐ci, il pressentait qu’il était allé trop loin dans sa bonté, ou plutôt son inconscience. Il fallait le suivre. Il enfourcha alors lui aussi sa monture et suivit le prince au galop. Alors que les deux hommes s’éloignaient, une lueur étrange apparut à la surface de la rivière. Elle s’effaça d’un seul coup et laissa place à une silhouette, qui les observa quitter les lieux en silence avant de s’évanouir dans l’air.

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2. ℘ Le prince galopait à toute allure tout en gardant un œil sur l’inconnue qu’il tenait par la taille. Sa chute et son séjour prolongé dans la rivière l’inquiétaient, sans compter ce qui avait pu lui arriver avant. Après tout, il ne savait rien d’elle, excepté qu’elle portait des vêtements de paysanne, mais que ses traits étaient trop délicats et sa chevelure trop soignée pour que c’en fût une. Il espérait toutefois que Kenton avait tort en supposant que c’était une rebelle. Il resserra son étreinte autour du corps frêle et éperonna sa monture. Il galopa pendant plus d’une heure, avant de voir au loin la grande muraille qui entourait le château. Huit tours se dressaient près de l’édifice, quatre à l’est et autant à l’ouest. Pour y accéder, il fallait traverser un pont-­‐levis qui surplombait des douves, et au bout duquel se tenait une immense porte en bois massif. — Son Altesse est de retour ! Son Altesse est de retour ! À Goran, l’arrivée d’une figure royale devait être annoncée, peu en importait la raison. Cette tradition, inutile selon le prince, lui avait valu de ne jamais passer inaperçu lors de ses allées et venues. Enfant, il avait très mal vécu les contrôles permanents et l’isolement qui en avait résulté. Adolescent, il s’était rebellé contre cette vie de reclus en découchant régulièrement. Et bien sûr, toute la cour du château avait été informée de ses exploits, ce qui avait fortement déplu à son père. 37


— Son Altesse est de retour ! Les trompettes retentirent de nouveau. Le prince les ignora et traversa le pont-­‐levis. Les gardes de nuit à l’entrée des remparts s’inclinèrent à son passage, puis ordonnèrent l’ouverture de la grande porte. Il pénétra ensuite dans l’enceinte du château, qui était peu éclairée et presque vide à cette heure de la nuit. Il y avait une vingtaine de bâtisses en dehors des huit tours, dans chacune desquelles vivaient une trentaine de personnes. Le prince chercha des yeux le régiment de soldats qui l’avait suivi à la chasse sans le trouver. Il déduisit donc qu’ils avaient déjà tous rejoint leurs quartiers. Il avança au trot jusqu’au palais royal, un bâtiment construit en pierres dorées qui s’élevait sur quatre niveaux. Sa seule entrée était une double porte, gardée en permanence par deux gardes. À l’est, en retrait, se trouvaient les écuries ainsi que trois espaces couverts qui servaient à l’entretien des carrosses. On pouvait aussi voir un jardin près des tours ouest, si petit qu’on se doutait qu’il donnait sur une étendue plus large à l’arrière. Le prince dépassa l’édifice et rejoignit les écuries. Il mit pied à terre, prit le corps inerte dans ses bras puis confia l’animal à Argos, le garçon d’écurie. Il marcha ensuite à grands pas vers le palais et croisa Neilarus. — Vo… Votre Altesse, commença le lieutenant en découvrant l’inconnue. Que… qui est cette personne ? — Je suis pressé, Kenton vous expliquera. — Mais… — Savez-­‐vous où je peux trouver Larzac ? — Il s’est retiré dans ses appartements pour la nuit, finit-­‐il par dire. — Merci. Avez-­‐vous pu suivre la piste de la chimère sinon ? — Non, je l’ai perdue au bout de quelques minutes seulement. Je ne saurais même pas vous dire la direction qu’elle a prise.

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— Je vois, merci. Sur ce, le prince se hâta et pénétra dans le palais, conscient qu’il devait faire vite pour éviter de croiser des servantes en quête de commérages. L’entrée était richement décorée. Un grand escalier de pierre se trouvait sur sa gauche, un spacieux couloir devant lui menait à la salle du trône et autres salles de cérémonies, puis un autre, plus étroit sur sa droite, conduisait à une petite porte en bois. Un long tapis couvrait une partie du sol et des tableaux représentant les rois de Goran habillaient les hauteurs des murs. Il n’y avait étrangement pas âme qui vive, mais il pouvait entendre des bruits étouffés de voix venant de l’étage d’au-­‐ dessus. Le prince en profita et prit la voie de droite, poussa la petite porte et se retrouva dans un long couloir qu’il se mit à longer d’un pas pressé. Le couloir donnait sur une dizaine de portes et le sol était drapé d’un tapis rouge bordé de jaune, si épais que les pas du prince ne laissaient échapper aucun bruit. Ce dernier pria tout de même pour qu’aucune des portes alentour ne s’ouvre. Même si cette partie du château n’était pas la plus fréquentée, il pouvait tomber à tout moment sur une servante ou un homme qui quittait son lieu de rendez-­‐vous secret. Il espérait que tous seraient discrets ce soir, pour son propre bien. Au bout du passage, deux chemins s’offrirent à lui. Il s’engagea sur celui de droite et dut traverser un autre couloir avant de se retrouver face à un mur de pierres : un cul-­‐de-­‐sac en apparence. Le prince frappa du pied une pierre qui dépassait des autres et un mécanisme s’enclencha. Les pierres se séparèrent et révélèrent une porte qu’il poussa avant de s’engager dans un escalier descendant. Le passage était sombre et aucune lumière n’y filtra pendant un moment. En approchant du fond, il perçut la lueur d’une torche et la suivit jusqu’à atteindre le pied de l’escalier. Il y trouva deux portes en bois, une donnant sur la chambre de son maître et l’autre, sur son 39


étude. Le prince ne savait pas derrière laquelle se trouvait le druide, alors il frappa aléatoirement à l’une d’elles. Sans réponse, il tenta la seconde : — J’ai besoin de vous ! Aucune réponse ne lui parvint. — Je sais que vous êtes là, Larzac. Répondez ! La première porte s’ouvrit sur sa gauche. Un petit être au nez pointu et aux longs cheveux gris en sortit. Il était si petit que sa tête arrivait tout juste à la ceinture du prince. — Vous dormiez déjà ? Le Mini-­‐As lui lança un regard noir : — J’essayais en tout cas. Qu’est-­‐ce que… Il fronça les sourcils en découvrant le corps dans les bras de son élève. — Qu’est-­‐ce que c’est ? Pas une de vos conquêtes j’espère… Le prince savait ce à quoi faisait allusion son maître. Il était vrai que son adolescence avait été marquée d’allées et venues dans les bars de Minabis, même s’il n’avait jamais ramené ses conquêtes au château. Pour l’avoir par contre souvent aidé à s’y rendre discrètement grâce à la magie, Larzac l’avait quelques fois vu accompagné. — Ce n’est pas le moment de plaisanter ! se défendit-­‐il. Vous savez bien que j’en ai fini avec tout ça depuis longtemps. — Alors qui est-­‐ce ? insista le Mini-­‐As sans quitter l’inconnue des yeux. — Une personne qui a besoin de vos talents de druide, répondit le jeune homme en forçant le passage dans les appartements de son maître. — Je ne vous ai pas autorisé… Avant que Larzac ne finisse sa phrase, le prince était déjà à l’intérieur. La pièce qui l’entourait était dans un désordre impressionnant. Larzac n’avait jamais été doué pour le 40


rangement, son goût pour le savoir n’aidant pas davantage. Ses appartements étaient envahis de parchemins et de livres aux noms imprononçables, traitant de théories magiques, de légendes ou de masex, qui pour leur part étaient soigneusement rangés dans les placards du fond. Les masex étaient bien les seuls objets que le druide ne laissait pas à la vue et à la portée de tous. Le prince, empressé de soigner l’inconnue, fonça vers le petit lit qui reposait contre le mur de droite. Il manqua de heurter sa tête contre le visiol qui éclairait la pièce. — Vous devriez vraiment surélever votre visiol, fit-­‐il remarquer, un peu exaspéré. Je finirai par m’y cogner. — Ce n’est pas ma faute si vous êtes trop grand. — On n’a pas idée de négliger un objet aussi rare, je pourrais le briser un jour ! — On ne brise pas une pierre magique comme ça, cher élève. Je vois que votre allergie pour mes leçons n’est toujours pas soignée… — Je me doutais que vous diriez ça ! Mais en attendant, vous êtes le seul ici à avoir besoin d’un visiol pour vaincre votre peur du noir ! pensa le prince en réprimant un sourire. Il posa ensuite délicatement le corps sur le lit. Son maître le rejoignit, soucieux. Il savait le prince impulsif et prompt à se mettre dans des situations délicates, ses nombreux conseils n’y ayant rien changé. Être son druide personnel avait des avantages, mais l’expérience lui avait prouvé que le contrat impliquait bien plus de désagréments. Il devait donc se méfier. — J’espère que vous n’allez pas encore m’attirer des ennuis. — Pouvez-­‐vous la sauver ? Je vous expliquerai plus tard. Le druide soupira. Il fouilla un de ses placards et en sortit un masex qu’il fixa dans l’un des emplacements prévus sur sa ceinture magique. La pierre s’illumina. Il se concentra et ses mains furent nimbées de lumière en un rien de temps. Il les 41


plaça au-­‐dessus du corps et les promena quelques secondes. Quand il eut fini, la lumière s’estompa et il retira le masex de sa ceinture. Willan se précipita sur la jeune femme pour tâter son pouls. Il approcha ensuite sa joue de son nez et fut rassuré de voir qu’elle respirait normalement. Il se tourna vers Larzac : — Elle a l’air d’aller bien. Que lui avez-­‐vous fait ? Ce dernier ne le gratifia pas d’un regard en retour et rangea soigneusement son masex. Le prince le regarda faire sans rien dire, habitué aux silences de son maître. — Rien, finit par répondre le druide. Elle dort. Elle est épuisée, mais sauve. Le prince poussa un soupir de soulagement. Il savait qu’il pouvait se fier à son jugement. Larzac était en effet le meilleur druide de la région, voire de tout l’État. Il était même selon ses propres dires, connu et reconnu dans tous les royaumes. — Vous n’allez donc pas me dire pourquoi vous êtes tous les deux trempés jusqu’à la moelle ? tenta son maître après un long silence. — Je… je l’ai trouvée au bord de la rivière. — La rivière sacrée ? Le prince acquiesça simplement de la tête. — Ça n’explique pas pourquoi vous êtes trempé vous aussi, répliqua le Mini-­‐As. Le prince réalisa alors l’inconvenance de sa tenue. Il ne pouvait se présenter à son père dans cet état. Ce dernier ne se montrerait guère clément en apprenant sa frasque de la nuit. Heureusement, personne excepté Kenton ou Neilarus ne savait qu’il avait plongé dans la rivière et aucun n’en dirait mot. Son amitié avec le capitaine remontait à ce qui lui semblait être une vie entière et son lieutenant garderait le silence. Il pouvait être tranquille. Sans s’expliquer davantage, le prince retira sa ceinture 42


mouillée qu’il posa au sol. Voyant que son maître restait silencieux, il lui lança, le ton volontairement implorant : — Aidez-­‐moi enfin ! Oui, j’ai plongé dans la rivière pour la sauver, mais mon père ne doit pas le savoir. Vous savez ce que ça impliquerait. Comme à son habitude, le druide resta calme et fouilla une armoire avant de trouver une tunique blanche à la taille du prince. Il avait appris à garder des vêtements de rechange pour couvrir certaines de ses escapades passées. Il lui tendit ensuite des bottes marron, un pantalon en coton blanc et une serviette. Le prince s’empressa de se sécher, puis enfila les vêtements que lui avait remis Larzac. Il le remercia et lui demanda : — Je sais que je vous en demande beaucoup et qu’il est tard, mais je dois aller voir mon père. Pourriez-­‐vous discrètement la mener à mes appartements et demander à Irma de la changer ? — À vos appartements ? s’emporta cette fois le druide. Mais il s’agit d’une femme ! Je croyais que vous en aviez fini avec vos… — Et j’en ai fini ! Mais où voulez-­‐vous qu’elle se repose ? Je suppose que vous ne souhaitez pas garder une inconnue dans vos appartements et je ne peux l’installer dans aucune autre chambre sans que cela se sache. — Avez-­‐vous pensé à Irma ? Elle est trop bonne et vous considère comme son fils depuis le décès de votre… hmm, mère. Elle aurait tort, mais elle accepterait de vous aider. — Non, je ne peux pas lui demander ça. Elle avait déjà peu de place avec ses deux filles alors vous imaginez maintenant avec son petit dernier ? C’est tout simplement impossible. — Je ne vous propose pas Kenton… — Vous n’y pensez même pas ! Il n’y a pas idée de cacher une inconnue chez le capitaine de la garde ! Non, ne vous inquiétez pas, elle restera chez moi et je dormirai ailleurs. Et puis, c’est bien la seule pièce où mon père n’osera jamais fouiller au cas où il soupçonnerait quelque chose. 43


— Vous avez vraiment pensé à tout, rumina le druide. Très bien, je vous aiderai. — Je vous revaudrai ça. Sur ce, le prince s’en alla. Larzac regarda l’inconnue et poussa un soupir d’exaspération, se promettant de ne plus céder aux caprices de son élève à l’avenir. ℘ Le carrosse de la famille Sachs fonçait à toute allure sur les dunes qui menaient aux ruines d’Arabica. Cette ville, autrefois prisée pour son activité commerçante, avait été abandonnée par ses habitants quelques mois seulement après le début de la dernière grande guerre. La cité, alors faiblement gardée, avait été attaquée et presque entièrement détruite par les soldats Cristalliens, forçant tous les survivants à fuir et se réfugier dans les deux seules villes sous haute protection royale : Minabis et Basroc. Le cocher se souvenait encore de toutes les fois où il s’était rendu à Arabica pour déposer Rosa chez son ami. Les rues étaient alors animées et des marchands étalaient leurs produits à tous les coins de rue, essayant de vous vendre ciel et terre. C’était une belle époque, pensa-­‐t-­‐il le cœur serré. En ce jour, il ne régnait plus que vide et silence dans ce désert. Le cocher leva les yeux et eut alors l’impression de voir une flamme déchirer le ciel. Surpris, il tira sur la bride du cheval. — Riggs ? s’écria Rosa. Qu’y a-­‐t-­‐il ? Pourquoi nous arrêtons-­‐ nous ? — Euh… excusez-­‐moi, bredouilla le cocher en réalisant qu’il avait rêvé. Il fit aussitôt redémarrer le carrosse. La mère d’Aluna regarda par la fenêtre et pria pour arriver à temps. Elle s’en voulait de ne pas avoir réalisé plus tôt la souffrance de sa fille. Les dunes étaient toujours visibles, mais Arabica ne devait plus être qu’à quelques minutes. Elle pouvait en effet apercevoir les prémices d’un sol rocailleux au loin, signe 44


de l’entrée de l’ancienne ville. Rosa détourna le regard pour observer ses deux filles endormies et ne put s’empêcher de sourire à la vue de ce spectacle apaisant. Si seulement son autre enfant pouvait avoir la même chance… Le cœur serré, elle ordonna à Riggs d’accélérer. Le carrosse ne mit pas longtemps à entrer dans les ruines de la ville et emprunter une ruelle pavée. Le bruit des sabots des chevaux qui martelaient le sol réveilla Beth. Elle vit que sa mère était anxieuse et voulut l’interroger, mais le carrosse s’arrêta. Rosa en sortit aussitôt et lui interdit de la suivre. Elle rejoignit le cocher avec qui elle parla à voix basse, avant de revenir vers sa fille, un sourire forcé sur les lèvres : — Je reviens vite. Beth regarda la silhouette de sa mère s’éloigner, puis disparaître derrière la porte d’entrée de la maison du druide. Elle était inquiète, sans trop savoir pourquoi. Elle décida d’éclaircir ses doutes auprès de Riggs, mais le cocher lui répondit par un silence de plomb. Elle n’avait jamais aimé les confidences qui existaient entre lui et sa mère, car en général cela ne présageait rien de bon. Elle reposa sa question, mais obtenant toujours le même silence en retour, abandonna. Sa mère lui expliquerait tout à son retour. C’est alors que Beth vit une des fenêtres de la bâtisse s’éclairer. Elle aurait tout donné pour savoir ce qui se passait à l’intérieur. ℘ Au château de Goran, le prince avait rejoint les appartements royaux. Il passa les deux soldats qui les gardaient et y pénétra. La pièce était grande. Une table vide se trouvait dans l’entrée et une porte donnait sur la salle de bains. Le mur de gauche était recouvert d’une grande tapisserie et une bibliothèque occupait celui de droite. Un immense lit se tenait dans le fond ainsi que divers meubles de rangement, tous uniformément peints en 45


marron. Le reste de la pièce était sobre, et les quatre torches qui l’éclairaient ne l’égayaient pas davantage. Le prince fut surpris de trouver son père en pleine lecture, activité que ce dernier détestait profondément. Il n’y prêta pas attention, s’approcha de lui et se pencha pour le saluer comme le voulait l’étiquette. — Mon escorte et moi sommes revenus sans dommages, père. — Je ne m’attendais plus à vous voir à cette heure tardive, répondit ce dernier en levant les yeux. — J’ai pensé que vous voudriez savoir comment cela s’était passé avant de vous coucher. — Je vous écoute. Avez-­‐vous réussi l’épreuve ? — Non, père, répondit le prince en se redressant. Le roi se leva aussitôt, furieux : — Encore ? Ça fait des mois que j’entends la même chose ! Êtes-­‐vous seulement conscient qu’il vous reste peu de temps pour prouver votre valeur et acquérir l’anneau ? Le roi avait raison, il lui fallait obtenir l’anneau de terre avant d’acquérir le titre de prince héritier et pouvoir prétendre au trône. Il devait pour ça battre le dragon à trois queues qui se terrait dans la forêt sacrée, située quelques kilomètres à l’est du château. Cependant, la forêt était vaste et il avait passé des lunes entières à chercher la bête, en vain. Larzac l’avait énormément aidé dans sa quête en lui fournissant des informations sur la manière d’attirer l’animal. Il avait appris que ce dernier ne se montrerait que s’il ressentait un danger mettant en péril la forêt dont il était le gardien. Le jeune homme avait donc passé énormément de temps à développer ses pouvoirs psychiques dans le but de maîtriser des masex assez puissants pour menacer le dragon et le forcer à se montrer. Cela avait néanmoins été vain, et peu surprenant vu sa maîtrise insuffisante des pierres magiques. Même en envisageant qu’il arrivât à attirer l’animal, il ne se pensait pas assez fort pour le 46


battre et récupérer l’anneau qu’il portait, selon ses sources, à son oreille droite. Il n’avait pourtant pas le choix. Il devait réussir son épreuve initiatique, une tradition à laquelle il ne pouvait se soustraire même s’il la savait inutile au vu de sa position d’unique héritier. Tous les prétendants au trône y étaient contraints, et se voyaient à chaque génération confier une tâche différente. Dans son cas, l’obtention de l’anneau était l’épreuve idéale car il était nécessaire à la restauration complète de l’épée royale, avec laquelle avaient combattu tous les rois de Goran avant lui. L’épée s’était en effet brisée des années auparavant lors d’un affrontement avec le dragon à trois queues. Son pouvoir magique avait alors été libéré puis transféré dans le réceptacle le plus proche : le bijou en pierre que portait la chimère. Les druides avaient donc conclu que la seule façon de rendre sa magie à l’épée était de la reforger avec l’anneau qui avait absorbé son pouvoir. — Je réussirai la prochaine fois, s’excusa-­‐t-­‐il. — La prochaine fois ? Quand cela est-­‐il donc ? s’écria le roi, perdant visiblement patience. Vous avez déjà épuisé près de la moitié de votre délai d’un an ! — J’en suis conscient. À vrai dire, un autre incident a interrompu mes recherches cette nuit. Le roi fronça les sourcils. — Un incident ? Quel genre d’incident ? Le prince savait qu’il devait se garder de trop en dire, alors il resta vague : — Une immense créature volante est apparue au-­‐dessus de la forêt et nous avons dû l’arrêter car elle se dirigeait vers l’est. Il semble que la rivière était sa cible. Nous avons réussi à la mettre en fuite. — Immense, dites-­‐vous ? Une chimère ? — Il semblerait que oui, et nous pensons qu’elle était montée 47


par quelqu’un. Nous n’avons malheureusement pas pu voir l’individu. Tout s’est passé très vite. — Une chimère… Je ne connais que peu de druides qui en possèdent des capables de voler. Contrôler une telle créature demande de la maîtrise et de l’expérience. Une telle personne serait connue, vous ne croyez pas ? Le prince fut surpris que son père lui demande son avis, mais poursuivit : — Je le crois aussi. — Les rebelles pourraient avoir un tel druide sans que nous le sachions… — C’est possible en effet. — Ils ont profité de la guerre pour asseoir une forteresse dans le désert, reprit son père, pris d’une inhabituelle envie de parler. Que pensent-­‐ils accomplir sans le soutien de la monarchie ? Où pensent-­‐ils que leur prétendue « nation libre » va les mener ? — Ils cherchent simplement à se libérer des lois du Régisseur. Beaucoup n’arrivent plus à payer les taxes et les tueries d’enfants ont été particulièrement nombreuses ces dernières années alors… — Peut-­‐être, mais que pensent-­‐ils qu’il se passera lorsqu’Il demandera réparation ? Il ne tolérera certainement plus leur existence lorsque nous ne pourrons plus payer les taxes sans leur participation. J’ai bien tenté de récupérer leur part, mais j’ai cru comprendre à leur réaction qu’ils étaient prêts à se battre. Le prince savait exactement ce que cela signifiait. Si le Régisseur exigeait de soumettre les rebelles, son père devrait suivre ses directives sous peine de tous leur faire subir d’horribles représailles. — Je pense que vous devriez convoquer le chef des rebelles pour une audience et lui expliquer votre point de vue, répondit-­‐ il, de plus en plus confiant.

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— Ne serait-­‐ce pas donner raison à ce mouvement stupide ? — Eh bien je pense qu’au contraire, ce pourrait être bénéfique et permettre d’éviter un éventuel bain de sang, continua le prince qui se plaisait de plus en plus dans ce rôle de conseiller. Il n’avait que très rarement vu son père le considérer de la sorte. Il devait en profiter pour faire entendre sa voix : — Je pense que les conflits devraient se régler plus souvent par le dialogue que par les combats. Ici, les rebelles auraient tout à gagner à participer au paiement des taxes, même non officiellement. Le Régisseur tolérerait peut-­‐être plus longtemps leur affront si l’or lui revenait sans faute chaque année. De leur point de vue, ils prolongeraient ainsi leur existence, s’agrandiraient pour être mieux armés et peut-­‐être le combattre plus tard. Le roi resta silencieux un instant, pesant ses paroles. La main sur le menton, il fit les cent pas, puis s’arrêta pour le fixer : — Lui accorder une audience, dites-­‐vous ? — Oui. — Vous vous rendez compte que payer des taxes va contre le principe même de la rébellion ? — Je sais, mais si cela ne va pas à l’encontre de leur objectif, ça devrait tout de même les intéresser. Ils n’y perdraient pas grand-­‐chose en réalité à part un peu d’or. — Vous avez l’air de penser que c’est aussi simple que ça ! — Pourquoi ça ne pourrait pas l’être ? Je suis sûr que si vous et leur chef veniez à vous rencontrer… — Alors quoi ? Nous nous découvririons des points communs ? Nous nous serrerions la main et tout rentrerait dans l’ordre ? — Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire… — Bien sûr que ce n’est pas ce que vous avez voulu dire… Ce ne sera ni la première ni la dernière fois ! Vous ne connaissez 49


pas la portée de vos paroles et de vos actes, et vous n’avez jamais su les assumer. Je me demande si vous saurez prendre position un jour… Bref, je vous ai assez vu, j’ai besoin de réfléchir. Il congédia son fils d’un geste. Ce dernier réprima un soupir et s’exécuta sans mot dire. En sortant, il regarda son père qui lui tournait maintenant le dos. Il l’observa un instant en se disant que sa mère aurait été bien triste de leur relation actuelle. Les seules fois où ils avaient l’occasion de discuter, le roi finissait par le renvoyer, ennuyé par toutes ses propositions. Il était bien loin de l’homme qui l’avait conduit à sa première chasse, qui lui avait appris à se tenir droit et à monter à cheval. Le prince détourna le regard et prit la direction de ses appartements. Il était tard et il tombait de sommeil. Dès qu’il fut enfin chez lui, il se déshabilla dans l’obscurité, se dirigea au jugé vers son lit et s’y affala pour s’endormir aussitôt. ℘ Rosa Sachs pénétra dans la maison où vivait sa fille depuis presque six ans, et ne put s’empêcher de repenser au jour qui avait changé sa vie : la naissance des jumelles. Elle était à l’époque seule avec leur père, ce qui lui avait donné le choix. Elle n’avait alors pas hésité et choisi de les garder toutes les deux, même si cela allait contre la loi du Régisseur. Comment aurait-­‐ elle pu sciemment condamner ses filles alors qu’elles venaient à peine de voir le jour ? Son défunt mari avait consenti à garder le secret, et seuls Riggs – un ami devenu leur cocher – ainsi que Xerox, avaient été mis dans la confidence. Aluna avait été le bébé le plus conciliant, ne réclamant jamais d’attention, à l’opposé d’Elena qui s’était révélée très capricieuse. Il lui avait donc paru plus naturel – et plus facile – de cacher Aluna et de déclarer la naissance de sa sœur. Tout s’était déroulé simplement. Pourtant, bien qu’elle eût survécu, Aluna ne montrait jamais 50


aucun signe de joie. Elle passait ses journées à broyer du noir dans la cave familiale, privée du droit de sortir ou de se faire des amis. Rosa avait tenté d’effacer ce sentiment en passant le plus de temps avec elle, lui enseignant comment parler, lire et prendre soin d’elle. Chaque sourire qu’elle lui arrachait était une victoire dont elle avait appris peu à peu à se satisfaire. Mais la guerre avait tout changé. Minabis étant à l’époque sous protection royale, les fouilles s’étaient multipliées et les jumeaux malencontreusement découverts étaient assassinés sans pitié. Elle avait alors dû prendre les mesures nécessaires et décider d’offrir une seconde chance à sa cadette en l’envoyant à Arabica. Elle n’avait pas eu le choix : elle avait dû se séparer d’Aluna pour ne pas les perdre toutes les deux. Toutefois, même en sachant cela, elle vivait dans le remords. Le souvenir douloureux d’avoir choisi l’une au détriment de l’autre la hantait à chaque lune qui lui était donnée de voir. Alors, en découvrant la souffrance d’Aluna, elle n’avait pas hésité. Elle devait la protéger comme elle n’avait pas su le faire jusque-­‐là. Rosa fit quelques pas dans l’obscurité avant d’allumer la torche de l’entrée. Elle appela son vieil ami une première fois. Sans réponse, elle avança un peu plus dans la pièce principale et se dirigea vers celle d’à côté, la cuisine. La torche illuminait une partie du salon et le couloir qui menait à la cuisine était plongé dans l’obscurité. Rosa continua d’avancer, jusqu’à ce qu’une ombre apparaisse brusquement devant elle. Elle recula sous l’effet de surprise, puis reconnut le vieux druide. — Tu m’as fait peur, laissa-­‐t-­‐elle échapper. Son ami la regarda d’un air perplexe avant de se retourner pour allumer une autre torche qui éclaira le couloir derrière lui. — Qu’est-­‐ce que tu fais ici ? Je vous croyais parties. — Je voudrais voir ma fille. — Elle est sortie, répondit-­‐il promptement. — Je voudrais la voir maintenant ! — Je te dis qu’elle n’est pas là, va-­‐t’en, persista-­‐t-­‐il en lui 51


faisant signe de s’en aller. — Et où serait-­‐elle allée, dis-­‐moi ? s’énerva-­‐t-­‐elle. Cette ville est en ruines ! — Se promener, par exemple ? ironisa-­‐t-­‐il. Tu devrais faire de même d’ailleurs, ou rentrer à Minabis. Tu as le choix. Agacée par l’attitude de Xerox, Rosa ouvrit son manteau pour faire apparaître une large ceinture qui comptait deux masex de couleurs différentes. — On se connaît depuis plus de vingt ans et tu ne sais pas de quoi je suis capable ? le défia-­‐t-­‐elle. Le druide eut un fou rire. — Et toi, tu sembles avoir oublié que je t’ai presque tout appris. — Je n’oublie pas. Je te le demande une dernière fois, où se trouve ma fille ? — Tu n’en démords pas, on dirait. Toujours aussi têtue que par le passé… Mais à vrai dire, je suppose que je n’ai plus besoin de te le cacher désormais. — De quoi parles-­‐tu ? — Eh bien ta fille m’a été très utile, le meilleur sujet qu’il m’ait été donné d’étudier en fait. — Comment ? s’emporta-­‐t-­‐elle. Tu as utilisé ma fille pour tes expériences folles ? — Et alors ? Que vas-­‐tu faire ? Me tuer ? s’enquit-­‐il entre deux rires. Pour toute réponse, Rosa déchira les pans de sa robe et saisit rapidement un objet – placé dans un étui fixé sur sa jambe droite – qu’elle pointa sur Xerox. L’objet avait la forme d’une arbalète, sans la corde pour les flèches, et avec la pointe d’un canon miniature. Il était en argent massif et luisait tant il avait été poli. À sa vue, Xerox prit peur. — C’est toi qui avais le Légenda ? demanda-­‐t-­‐il la voix tremblante. 52


— Tu vas me dire où elle se trouve ? le menaça-­‐t-­‐elle en chargeant l’objet des deux masex lumière qu’elle avait à sa ceinture. Le Légenda pouvait contenir le pouvoir de deux masex, contrairement aux ceintures magiques qui pouvaient en charger trois. Par contre, la puissance des pierres se décuplait instantanément avec le Légenda, ce qui en faisait une arme redoutable et unique, que très peu de personnes avaient eu l’occasion d’apercevoir. C’était d’ailleurs la raison pour laquelle elle portait le nom de Légenda. La voir était considéré comme une malédiction, car tous ceux qui en subissaient les attaques ne survivaient jamais pour en parler. En retour, le druide dévoila sa ceinture. Il portait trois masex, dont un qui ne brillait déjà plus. Un masex se rechargeant plus ou moins vite selon la puissance de son porteur ou simplement après des lunes de non-­‐usage, Rosa savait que son adversaire avait un désavantage. Elle devait en profiter. — Il me semble avoir été clair, répliqua le druide. Elle n’est plus ici. — Alors dis-­‐moi où elle se trouve ! — Même si je le savais, je ne te le dirais certainement pas. — Tu l’auras voulu ! s’écria-­‐t-­‐elle avant de lancer les hostilités. Elle appuya sur la détente du Légenda, d’où jaillit une lumière jaune qui fusa en direction du druide. Ce dernier s’élança dans les airs grâce à son masex lévitation et évita le coup qui démolit le mur derrière lui. Sans se décourager, la mère d’Aluna tira de nouveau en direction du druide qui, très rapide, esquiva le rayon de justesse. Rosa analysa la situation. La salle était petite et avec les débris qui l’emprisonnaient peu à peu, Xerox ne pourrait éviter ses attaques très longtemps. Si elle se concentrait, elle savait qu’elle réussirait. Le vieux druide la devança en utilisant les pierres recouvrant 53


le sol pour contre-­‐attaquer. Surprise, Rosa tira pour détruire les projectiles. Xerox continua la manœuvre, forçant son adversaire à utiliser son arme pour se défendre. Il gagnait ainsi du temps pour pouvoir invoquer plus tard Attila qui partirait à la recherche de la jumelle d’Aluna. L’échange dura une dizaine de minutes, jusqu’à ce que les pierres se fassent de plus en plus rares. Le druide continua d’attaquer à plus faible fréquence, inquiet qu’Attila ne soit toujours pas prêt. Son masex lévitation faiblissait, et il avait de moins en moins d’armes. Il était dans une impasse. Rosa comprit au même moment qu’elle pouvait enfin attaquer, mais aussi que les possibilités d’évasion de son ami étaient plus grandes depuis qu’il avait dégagé les pierres autour de lui. Elle décida alors de le distraire : — C’est tout ce que tu sais faire, vieux croûton ? — Tu ne sais pas à qui tu as affaire… — Ah oui ? Tout ce que je vois, c’est que tu as un masex lévitation qui s’éteint, un autre qui se recharge et que ta dernière pierre ne doit pas t’être bien utile vu que tu ne t’en sers pas. Comment espères-­‐tu gagner ? En m’envoyant toutes les pierres de la maison au visage ? — Tu peux parler, je gagnerai ! Mes recherches continueront coûte que coûte ! Tu n’as même pas idée de ce qui est en jeu alors crois-­‐moi, rien ne m’en empêchera ! — Ah oui ? Et comment tu accompliras cet exploit ? Tu penses peut-­‐être pouvoir t’emparer de ma seconde fille pour tes expériences ? Eh bien tu peux rêver ! Tu croyais que je te laisserais agir sans rien faire ? Elena est loin d’ici à l’heure qu’il est ! — Quoi ? Xerox jeta un coup d’œil au trou béant créé dans le mur de droite et constata que le carrosse de la famille s’éloignait déjà à toute vitesse. Rosa laissa échapper un sourire et profita de ce moment d’inattention pour tirer. Le druide mit une seconde de 54


trop à réagir. Il plongea sur le côté, mais fut touché au bras et retomba au sol dans un flot de sang. Il allait sombrer dans l’inconscience lorsqu’un cauchemar de souffrance le ramena brutalement à la réalité : il avait perdu son bras. Victorieuse, Rosa s’approcha de lui et le menaça avec son arme : — C’est terminé. Xerox paniqua. Il était au sol, le Légenda à seulement un bras de son visage. Si elle tirait à cette distance, il était perdu. Il devait pourtant se sortir de ce mauvais pas. Il pensa à se servir du masex gravité pour absorber son adversaire dans un passage, mais il savait qu’il ne serait pas débarrassé d’elle. Ce masex pouvait seulement créer des trous noirs, des portails qui permettaient de franchir de courtes distances. À pleine puissance, il était capable de couvrir des trajets plus longs, mais en l’état il était épuisé et sa pierre n’était pas à son maximum. Pourtant, il lui fallait tout de même tenter le coup : c’était sa seule chance. Il voulut mettre son plan à exécution, mais Rosa le devança en pressant la détente. Une goutte de sueur perla sur le front de Xerox, qui voyait déjà sa vie défiler devant ses yeux. Contre toute attente, seul un nuage de fumée inoffensif s’échappa du Légenda. Un silence suivit, les deux anciens amis restés pétrifiés de surprise. Rosa osa à peine respirer. Il était impossible que ses deux masex se soient déchargés en si peu de temps. Elle jeta un rapide coup d’œil au-­‐dessus de l’arme et vit qu’elle avait encore une pierre active. Avant qu’elle n’ait pu analyser le problème, un croche-­‐pied de Xerox la fit basculer en arrière. Elle lâcha le Légenda, qui glissa quelques mètres plus loin. Surprise, elle n’eut que le temps de le voir se redresser au-­‐dessus d’elle en riant. — Moi qui croyais que tu savais te servir du Légenda. — Qu’est-­‐ce que tu veux dire ? balbutia-­‐t-­‐elle sans pouvoir 55


bouger. — Après l’épuisement d’un masex, il a besoin de quelques secondes pour charger le second. Quel dommage que tu n’aies pas compris ça ! De sa seule main, il activa son masex lévitation et fit voler le Légenda dans sa direction. Il le dirigea ensuite vers son amie et la regarda droit dans les yeux : — Jamais tu ne détruiras mes recherches. Démunie, Rosa se mit à penser rapidement. Elle ne pouvait abandonner ses filles, même si elle savait qu’elles étaient actuellement hors de danger. Riggs avait en effet bien suivi ses instructions et s’était enfui dès qu’il avait entendu la première explosion. Mais il restait Aluna… Elle n’avait jamais su la protéger et ne pouvait donc s’arrêter là, pas comme ça. En y repensant, elle ne comprenait pas pourquoi Xerox avait agi de la sorte envers sa fille. Il avait été l’ami d’enfance de son mari et au début de la guerre, elle n’avait pensé qu’à lui pour isoler Aluna. Il lui avait sauvé la vie cette nuit-­‐là. À quel moment avait-­‐il banni les fondements de leur amitié ? Seraient-­‐ce ces cinq années de guerre qui l’avaient transformé ? Chassant ces pensées inutiles, elle tenta de s’éloigner, mais avant qu’elle n’en ait eu le temps, Xerox laissa échapper un rire sarcastique et appuya sur la détente. Suivant un instinct aussi primaire qu’inutile, Rosa se couvrit le visage de ses mains. Un bruit assourdissant suivit, l’emportant dans un océan de ténèbres. ℘ Depuis le carrosse, Beth voyait la maison s’éloigner de plus en plus. Elle n’avait pas compris pourquoi Riggs avait subitement démarré le carrosse, abandonnant ainsi sa mère. Elle avait hurlé des dizaines de fois pour qu’il s’arrête, mais il ne l’avait pas écoutée.

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Elle avait fini par se résoudre à sauter du véhicule lorsqu’une énorme explosion retentit au loin, en provenance de la maison du druide. Le bruit secoua le carrosse qui continuait de s’éloigner, réveillant Elena qui jusque-­‐là dormait profondément. En ouvrant les yeux, elle vit Beth appeler leur mère en hurlant, et dut regarder par la fenêtre pour comprendre ce qui se passait. Ses yeux s’emplirent de larmes avant qu’elle-­‐même ne se mette à crier, leurs voix résonnant en écho dans le désert de dunes.

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