ADÉLAÏDE
DE
CICÉ
ET SES
PREMIÈRES COMPAGNES PAR
Monseigneur L. BAUNARD, RECTEUR HONORAIRE DES FACULTÉS CATHOLIQUES DE LILLE
ROULERS (BELGIQUE)
JULES DE- MEESTER, IMPRIMEUR-EDITEUR Rue S1 Alphonse, 9 & 11 I9I3-
PRÉFACE. Le livre que je présente aujourd'hui, non au public, mais à une élite, n'est pas une œuvre d'art et de littérature, non plus qu'une œuvre de science et de pure érudition. C'est, en même temps qu'un ouvrage approfondi de sincérité et de probité historique, une œuvre principalement d'instruction et d'édification, entreprise en vue de l'exemple, de la consolation et de l'encouragement qu'en recevront les âmes religieuses qui veulent l'être davantage encore, particulièrement dans nos jours d'irréligion officielle, de persécution et de destruction. De 1749 à 1818, c'est-à-dire dans la période la plus tourmentée de l'histoire contemporaine, vécut cachée, presque inconnue, une femme humble et grande, entre tant d'autres qui furent l'honneur et le soutien de la religion dans ce temps-là. Marie Adélaïde,
CHAMPION DE CICÉ,
d'une noble famille bretonne portant un nom historique, fut suscitée du Ciel, non seulement pour protester par l'exemple de sa charité et de sa piété contre les violences sanguinaires d'alors, mais encore pour réagir contre l'œuvre de démolition et de proscription révolutionnaires, par la reconstitution de la vie religieuse parmi les femmes, veuves et vierges, vivant et demeurant sous l'habit séculier dans le monde. Dieu, qui lui avait donné la
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lumière de cette œuvre, lui en inspira la vocation, lui en ménagea la préparation, lui en conféra la grâce et lui en accorda l'accomplissement et l'efficacité, au prix du sacrifice. La vie de l'ouvrière des célestes desseins se partage presqu'également et successivement entre la Bretagne et Paris. La première partie, celle de la vocation et de la préparation à la vie religieuse, s'écoule à Bennes et à Saint Servan, dans la retraite et la prière, dans l'exercice de la plus infatigable charité au dehors, des plus austères vertus évangéliques au dedans, tandis qu'attentive à la voix de Dieu, et soumise à celle de l'homme de Dieu à qui elle est envoyée, elle attend le signal du départ et du combat. — L'autre partie, celle de l'action et de la tribulation, se passe à Paris, dans des refuges cachés, sous les menaces de la Terreur, au pied des échafauds, à la barre des tribunaux, à l'ombre des prisons, puis durant vingt années, sous l'œil d'une surveillance judiciaire qui prolonge sourdement et indéfiniment son martyre. Sa vie intérieure et spirituelle, sa vie d'union à Dieu, pareillement marquée du sceau de la croix, traverse une longue période pleine d'ombre, plus douloureuse encore. C'est dans cette épreuve que son âme, détachée de tout et d'elle-même, s'élève vers les hauteurs de l'amour pur, comme c'est à ce prix qu'elle achète la lumière, la grâce, la bénédiction sur une œuvre destinée à demeurer non moins cachée que la fondatrice elle-même. Au cours des vingt-huit années de son séjour à Paris, le nom de M""" de Cicé n'éclata qu'une fois, porté par le témoignage public d'une charité qui désarma ses
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juges, et glorifié par l'héroïsme d'un indomptable silence qui lui conquit Vapplaudissement de la France entière. Ainsi l'Epouse de Jésus-Christ mérita-t-elle d'entrer dans les puissances du Seigneur, et de devenir la Mère d'une famille croissante de Vierges et de Veuves qui, elles aussi,allaient être les ouvrières de notre rédemption, Ainsi dévouée à tout bien, détachée de la terre, tout abandonnée à Dieu, s'acheminait-elle vers l'immortel Epoux auquel elle n'avait cessé d'aspirer. Et c'est en sa présence, celle de son Saint Sacrement, que nous verrons MMe de Cicé exhaler son dernier soupir, dans une adoration qui va se confondre dans celle de ces " Séraphins „ desquels déjà la terre lui avait donné le nom. De son lit de mourante, qu'entouraient ses filles consolées et bénies, M'"e de Gicé pouvait pareillement étendre sa bénédiction à toutes celles qui aujourd'hui, disséminées par toute la France, se rattachaient à elle, leur supérieure et mère, par le lien hiérarchique de l'obéissance religieuse ; de même qu'elles étaient unies entre elles et à Jésus-Christ par la religion et l'observance des vœux pratiqués mystérieusement dans le siècle. Le monde les ignorait, mais ce qu'on voyait d'elles, c'était, dans vingt diocèses, l'abondance de leur charité incessamment productive d'œuvres de tout ordre, écoles, patronages, catéchismes, orphelinats, refuges et retraites, hôpitaux, séminaires, toute une moisson dont la semence, cachée sous terre pendant l'hiver de la Révolution, et lentement germée sous le ciel rigoureux de l'Empire, s'épanouissait présentement au soleil de meilleurs jours. Ainsi se laissait prévoir et déjà s'inau-
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gurait, par elles, cette riche éclosion d'institutions cathoe liques,qui allait marquer quatrevingt ans du XIX siècle^ Ces veuves et ces Vierges, qui descendaient du Calvaire, étaient, vraiment les Saintes Femmes de l'embaumement de Jésus, et les messagères de la première heure de la Résurrection. Nous avons donc pu écrire en titre de ce livre, au dessous du nom de Adélaïde de Cicé : " El ses premières Compagnes „. — Ses premières compagnes de Bretagne, dont l'une, M'"e de Bassablons, cueillera sur l'échafaud la palme du plus généreux martyre. — Ses premières compagnes de Paris et des provinces, dont plusieurs, parties des splendeurs de Versailles, ont passé par les âpres chemins de l'émigration, et affronté les prétoires et les prisons, pour venir abriter et consoler leur cœur, plein de larmes mais brûlant de saintes ardeurs, dans cet obscur Nazareth où M"11" de Cicé les présentait et les donnait au cœur de leur Beine et Mère, Marie. — Enfin ses compagnes de toid rang, de toute profession, femmes du travail et des foyers obscurs, femmes des champs et de la ville, des chaumières comme des châteaux, mais toutes femmes de grande foi et de grand cœur, dispersées mais unies dans une même pensée, vivant de la même vie intérieure, marchant dans la même voie, celle où leurs devancières de Jérusalem avaient rencontré et consolé Jésus- Christ chargé de sa Croix. Au-dessus de tout, dans cette Vie, il y a donc JésusChrist, inspirateur, législateur de l'œuvre, et son soutien; Jésus-Christ, son esprit, son cœur, sa main, son souffle et son regard ; Jésus- Christ principe et fin, époux et
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modèle, toujours vivant, partout présent, aimé, adoré, imité, obéi et servi. Mais en même temps, Maître et Roi des événements comme il l'est des âmes, sa divine figure domine et éclaire tout ce tableau, dont par contre le fond est si sombre, souillé de crimes, taché de sang. Et, en vérité, le spectacle en serait trop désespérant, si, par dessus l'action des hommes,mauvaise et violente,devenue maîtresse dans les faits, il n'y avait l'action parallèle mais supérieure de Dieu agissant tranquillement dans les âmes, les plus humbles, les plus faibles, à sa manière créatrice, comme elle fait au printemps ; et préparant par elles un retour des choses qui sera " l'opération secrète de sa droite, „ comme il est écrit. Ce contraste, qui est la philosophie et la théologie de l'histoire en général, se trouve être aussi celle de la modeste Vie que nous écrivons. Elle en illumine la marche.
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* * Dans cinq ans, l'année 1818 amènera le centenaire de la mort, j'allais dire du ravissement de la Servante de Dieu. Quoiqu'il en soit de cette circonstance, qui ne donnera pas lieu à des solennités publiques, on a jugé qu'il était temps et que c'était l'heure de faire apparaître, s'il se pouvait, dans sa vérité pleine, cette physionomie jusqu'à présent presque entièrement effacée par le temps, dans l'ombre qu'elle avait cherchée et qui la dérobait même aux yeux les plus avides de la connaître, les mieux préparés à la comprendre, les mieux disposés à en reproduire les traits. (1) (1) Le P. Olivaint écrit admirablement : " Cette sainteté doit être " inconnue, ou, si elle est connue, il faut nécessairement qu'elle soit
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On a peu écrit d'elle. La seide biographie contemporaine gui en ait été faite est la notice d'une soixantaine de petites pages que lui a consacrée son compatriote, ïe vénérable Abbé Garron, d'ailleurs plus moraliste qu'historien, dans une des séries des Justes dont il édifia son siècle. Tous ceux qui ont parlé d'elle ensuite n'ont guère fait que le reproduire, en substance. Les lettres de MMe de Cicé eussent largement consolé notre indigence, si elles eussent été conservées. Mais, à une époque où quelques lignes tombées d'une plume suspecte pouvaient conduire leur auteur à la prison et même à Téchafaud, la correspondance probablement très riche et certainement très intructive de Mademoiselle, suspecte et surveillée, fut détruite par son ordre, ne laissant d'elle que quelques pièces et fragments échappés à la combustion et aux perquisitions. Nous les recueillerons et enchâsserons ici, comme des reliques. Mais, grâces à Dieu, il nous en est resté un plus grand nombre de celles qui lui étaient adressées par le Père de Clorivière. qui fut vingt ans le confident et le directeur de cette âme que personne n'a mieux connue,servie,conduite, fortifiée, consolée, formée en un mot, que lui.C'est l'œuvre " méconnue, autrement elle suivrait Notre-Seigneur de moins près — Et, en effet, il y a là non seulement meilleur moyen et sécurité plus grande poursuivre Jésus-Christ, mais plus parfaite ressemblance avec lui caché et inconnu ici-bas.C'est assez souvent par l'attrait de ce genre de ressemblance que la grâce attire certaines âmes à cette forme de vie. Tout ce qui est extérieur, œuvres, etc. parait au grand jour, mais sans éclat. Ce qui constitue le lien intime avec Jésus-Christ reste seul enveloppé d'ombres : " Le secret du Roi. „
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d'une correspondance spirituelle qui laprend à ce qu'elle est, craintive, défiante d'elle-même, en quête de sa voie, puis souffrante, angoissée, torturée, pour l'élever à ce que Dieu veut d'elle, la confiance, la paix, l'énergie, l'action, l'immolation à son œuvre selon sa Volonté sainte, à la vie, à la mort. Outre les lettres de l'homme de Dieu, déjà utilisées par le premier biographe, d'autres encore inédites sont venues enrichir ici cet austère mais inestimable héritage d'un maître consommé de la vie spirituelle et de la perfection religieuse. Correspondantes à celles aujourd'hui perdues de MMe de Cicé, elles nous en donnent le reflet. Là est son histoire profonde, celle de sa vie intime et ascensionnelle. On l'y retrouvera toute dans ce livre. Quant à sa vie extérieure, celle de ses agissements et de ses bienfaisances, celle qu'elle a partagée dans sa famille, qu'elle a consacrée aux pauvres et aux malades, qu'elle a exposée à tant de périls, épuisée par tant de souffrances, déversée dans de si pieux entretiens, elle n'a d'histoire nulle part, invisible qu'elle reste derrière le double et triple voile de son humilité. Le jour où le voile est nécessairement déchiré devant un tribunal, par la reconnaissance de sa clientèle d'assistés, elle pleure de se voir trahie. Cependant la beauté de quelques-uns de ces traits fait d'autant plus regretter le mystère qui nous dérobe les autres. Et l'impression qui s'en dégage, la nôtre, comme elle sera celle des lecteurs sans doute, est que la figure que nous avons essayé de présenter ici, est plus sainte encore que nous ne l'avons fait voir, et qu'il y a là des mystères et des miracles d'héroïsme et de
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perfection dont nous n'aurons la révélation que dans l'éternité. Restait au biographe la ressource des Archives et des Bibliothèques, et cette ressource était grande. Mais dans la solitude rurale où je vis retiré, elle m'était interdite. Grâce à une assistance que je ne pourrai jamais assez bénir, sans qu'il me soit permis de la nommer, ces sources premières de documentation me furent largement ouvertes. G'est par elle, cette main vénérée, que d'abord la première période de la vie de MMe de Cicé, sa vie de Bretagne, put être replacée dans le milieu de famille, de temps, de lieux, de circonstances et d'événements politiques auxquels ses frères furent mêlés, et qui éclairent les faits de son existence d'alors, en les précisant et les localisant. C'est ainsi pareillement que, pour la seconde période, dont Paris fut le théâtre, il me devint possible de consulter les documents officiels, particulièrement ceux du procès fameux dont le dossier reconstitue pièce à pièce les dramatiques audiences, les interrogatoires, l'accusation, les témoignages, les plaidoiries, et la défense delà noble accusée qui allait sortir delà non seulement acquittée, mais acclamée et triomphante. Il en fut à peu près de même pour la documentation du procès du P. de Clorivière, suivi de son incarcération, incomplètement connus et rapportés jusqu'à présent. Ainsi avons-nous la satisfaction d'offrir l'histoire authentique, et aussi complète que possible, d'une femme digne d'une éternelle mémoire, dans un ouvrage neuf, solide, original et moins indigne d'elle, je crois. Enfin cette histoire, faite presque entièrement de la
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correspondance de deux saints personnages, le Père et la Fille, sur les choses de Dieu, se trouve être, de ce chef, un ouvrage et presqu'un traité de spiritualité, où la doctrine et l'exemple sont inséparables l'une de l'autre. Doctrine tout évangélique : celle du sacrifice et de la charité. Doctrine austère et sublime, nourrie de la plus pure substance de l'Ecriture et des maximes des Saints, mûrie par l'expérience, méditée au pied de l'autel et au pied de la croix, formulée dans le silence de la retraite ou dans les souffrances d'une longue captivité. Gomment une telle doctrine recueillie par M""' de Cicé, rendue vivante dans sa vie, et infusée par elle à ses filles, n'aurait-elle pas été, pour celles-ci, toid ensemble l'idéal et le modèle de l'état religieux transporté dans le monde P Notre dessein dans ce livre est de reproduire l'un et l'autre, au service des femmes fortes qui,avant tout,chercheront un modèle et un guide dans la Fille inspirée du ciel dont nous les aurons aidées à retrouver les traces. Dans un temps trop semblable à celui des commencements de la Société des Filles de Marie, ne verra-t-on pas se produire un pareil élan de générosité pour la réparation de pareils outrages et la rédemption de la même société ? Quand le cloître et l'école se ferment aux Religieuses, n'est-ce pas aux chrétiennes du monde de reconstituer entre elles la vie religieuse dans le monde où il leur faut vivre, et où les veut Jésus-Christ, mais dont elles ne sont pas. Ainsi le Sauveur disait-il à son Père, dans sa dernière prière et adieu du Cénacle : " ô Père, je ne vous prie pas pour que vous les reti" riez du monde, mais pour que vous les gardiez du mal
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dans ce monde, eux qui n'en sont pas, non plus que
" moi je ne suis du monde. „ Ces paroles prophétiques sur ceux et celles que le Maître près de mourir appelait u ses amis „ qu'il me permette de les appliquer à celles de ses filles qu'il laisse, elles aussi, dans le siècle, pour y être les apôtres de sa sainteté et de sa charité. Je veux les inscrire et déposer ici comme sa divine bénédiction sur elles, et l'épigraphe évangélique du livre qu'elles m'ont demandé et qui leur est dédié.
GRUSON.
(Nord). Villa Jeanne d'Arc. En la fête de l'Immaculée Conception de Marie. Ce 8 Décembre 1913.
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ADELAÏDE DE CICÉ.
CHAPITRE PREMIER
Les préparations humaines et divines Les- Champion de Cicé — Adélaïde — Pieuse enfance —] Crise mondaine — La Visitation — Direction de l'abbé Boursoul — " Epouse de Jésus-Christ et Mère des Pauvres „ — Mort de la Mère — Où la vocation ? — Les Carmélites — La Retraite — Les Incurables — Aux Eaux de Dinan. 1749-1787 Le rivage aimé du ciel qui, sur les côtes de Bretagne, se déploie, splendide, dans l'estuaire et à l'embouchure de La Rance, Saint-Malo, Saint-Servan, Dinard, Paramé, Dinan, terre des grands souvenirs, patrie des grands marins, berceau d'un grand écrivain, fut aussi, au siècle dernier et au précédent, le soi béni qui donna naissance à d'admirables créations de charité, de piété et de sainteté chrétiennes. On se rappelle Jeanne Jugan et les origines merveilleuses des Petites sœurs des Pauvres. On connaît moins la personne et l'œuvre, plus obscure et plus lointaine, d'une noble et sainte Bretonne de la fin
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LES PRÉPARATIONS HUMAINES
du XVIIIe siècle, suscitée d'en haut pour la construction dune Arche de salut destinée à conserver et propager la vie religieuse dans le monde, à rencontre et pardessus la tempête révolutionnaire d'alors, et celles qui devaient lui ressembler dans l'avenir. La sainte femme dont j'écris, ADÉLAÏDE MARIE CHAMPION DE CICÉ appartenait à une famille de bonne noblesse, originaire du Maine, établie à Rennes à la fin du XVe siècle. En 1598, la terre de Cicé fut érigée en baronie relevant directement de la couronne, à la requête de René Champion, chevalier de l'ordre du roi.Le manoir des Cicé était situé à Bruz, près de Rennes, où il se fait reconnaître encore à ses ruines, en face de la Vilaine, entouré de grands bois. Une chapelle dédiée à Saint Charles s'ouvrait sur la cour d'honneur. La maison de ville où naquit et vécut Mllc de Cicé s'élevait sur la paroisse Saint-Aubin, en Notre-Dame de Bonne-Nouvelle, pélérinage alors en grande vénération. " Les armoiries sont d'azur à trois écussons d'argent, chargés chacun de trois bandes de gueule, avec la devise : " Au plus vaillant le prix ! „. (1) Cette vaillance, les ancêtres l'avaient portée, pour l'honneur du pays et de leur race, sur tous les champs de combat de leur temps, soit sur terre, soit sur mer. Un siècle auparavant, 1667, un René Champion de Cicé, chevalier de l'ordre du Mont-Carmel et de Saint-Lazare, ayant reçu le commandement de deux frégates pour donner la chasse aux Anglais " ennemis de la France et de l'Eglise catholique, apostolique et romaine „, (1) Sur la famille Champion des Croix de Cicé V. le Répertoire général de Bio-Bibliographie bretonne, par René Kerviler. Toute la généalogie d'après l'Armoriai général de Hozier. Bretagne I. 375, 469. — II. 77. 169. — V. aussi la Bibliographie bretonne de P. Levot.
LA RACE DES CICÉ
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revenait de Flessingue sur une de ses frégates, lorsqu'il fut attaqué par deux vaisseaux ennemis. Il en coula un, et il avait déjà accroché l'autre, quand une grenade lui emporta la main gauche ; puis un coup de mousquet lui fracassa la tête. " Prenez courage, Messieurs ! „ criât-il aux siens. „ Se sentant mourir, il leva les yeux au Ciel : " Mon Dieu, faites-moi miséricorde ! „ et il tomba raide sur le pont. Son corps fut glorieusement drapé de son pavillon et transporté à Dieppe, où on l'inhuma dans l'église des Pères de l'Oratoire. Ce " prix de la vaillance „, un autre du même sang,Louis Champion de Cicé, l'avait gagné au service lointain de l'Eglise, dans les missions du Canada, puis celles de Chine, puis de Siam dont il fut sacré Vicaire apostolique sous le titre d'Evêque de Sabula, en 1701 (1). Peu après, il pouvait écrire de là qu'il avait baptisé plus de cinq mille enfants et catéchumènes. Quand, en 1727, mourut ce véritable conquérant du Christ, il avait repeuplé le Séminaire, créé un clergé indigène, fait fleurir le collège, fait vénérer le nom de Rome, fait aimer celui de la France ; et honoré le sien par de grandes œuvres et d'apostoliques vertus. L'armoriai de Bretagne inscrit, parmi les Cicé des trois derniers siècles, quatre conseillers au Parlement, un évêque de Tréguier, un abbé de Cantemerle, un abbé de Fontenay, deux chefs d'escadre, etc. Le père d'Adélaïde, Messire Jérôme Vincent de Cicé était capitaine de dragons au régiment de Bretagne. De son mariage avec Dame Marie-Rose-Françoise de Varen(1) V. sur l'Evêque de Sabula, une étude de M. de Palys intitulée : Un Breton en Indo-Chine au XIIIe Siècle, dans la Bévue de Bretagne, de Vendée et d'Anjou 1892.1. p. 165 à 173.
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LES PRÉPARATIONS HUMAINES
nés de Condats, le chevalier de Cicé avait déjà onze enfants, lorsque lui naquit, le 5 novembre 1749, la fille prédestinée à qui fut donné le nom de Marie Adélaïde. A elle non plus ne devait point manquer la vaillance héréditaire, celle supérieure de laquelle le Ciel est le prix. De ces douze enfants, cinq seulement devaient atteindre le XIXe siècle. Deux devinrent évêques, l'un Jean-Baptiste à Auxerre, l'autre Jérôme à Rodez, puis à Bordeaux, et finalement à Aix, ainsi que nous le verrons. La venue en ce monde de Marie Adélaïde fut reçue sans enthousiasme à ce foyer déjà riche d'enfants. Comme sa mère, d'un âge déjà avancé et d'une santé délicate, s'inquiétait par avance de la surcharge qu'allait lui imposer cette douzième naissance, un homme de Dieu à qui elle s'ouvrit de ses appréhensions, le Père de Kersaingilly, en grande vénération à Rennes, lui dit cette parole qu'elle-même rapportait ensuite avec action de grâces : " Consolez-vous, Madame, l'enfant que vous portez sera un fruit béni, qui fera un jour votre consolation. „ Deux ans après, Mme de Cicé devenait veuve, avec la charge de cette nombreuse famille. On conçoit qu'au sein des soucis qui s'ensuivirent pour la noble Dame, sa douzième ait connu près d'elle moins de sourires que de larmes. Adélaïde se souvenait que ses premières années, assez frêles d'ailleurs, avaient été austères, perdue qu'il lui semblait être à l'arrière-plan des sollicitudes maternelles. Elles lui furent rendues plus tard avec surabondance : la prédiction du religieux s'accomplira tout entière. Mais dès lors, en retour, ce jeune cœur, sevré d'autres douceurs d'affection, commença à s'orienter vers le bon Dieu aimé, prié, servi avec une piété qui sera.la passion de toute sa sainte vie.
LE RÈGLEMENT D'ADELAÏDE
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La force, l'endurance, la vaillance des Cicé, la générosité dans le sacrifice s'en montrent déjà comme le caractère propre. A l'âge de six ans, entendant à côté d'elle une autre enfant qui crie et pleure du même mal cuisant qui la brûle elle-même : " Courage, lui dit-elle, ne devons-nous pas tout endurer pour le bon Dieu ? „ Une autre fois, se reprochant une plainte arrachée par la souffrance, Adélaïde s'en punit elle-même en se piquant le bras : " Est-ce vrai ? Ne serais-je qu'une lâche ? „ Et elle montrait son sang. Dès lors aussi la charité pour le pauvre déborde de son cœur, de ses mains. C'est vers les petites filles du même âge, délaissées, orphelines, que sa tendresse l'incline. D'abord elle épuise à leur service toutes ses ressources personnelles, qui sont petites; puis elle s'ingénie à s'en créer d'autres, en quêtant ; et ses grâces suppliantes lui ouvrent les cœurs et les bourses. Elle fit sa première communion chez les Dames de la Visitation de Rennes, en leur second monastère, dit le Colombier. La douceur de piété que l'enfant y goûta lui donna-t-elle l'illusion, très fréquente à cet âge, que Dieu l'appelait à y vivre ? Du moins, après un court séjour de pensionnaire en ce saint lieu, en remporta-t-elle, comrne une céleste apparition, l'image et le désir d'une vie de perfection qui restera présente à son âme charmée. Nous avons le règlement de vie qu'au sortir de là la jeune fille se traça, d'un cœur fort. C'est le premier écrit d'elle qui nous soit conservé. Et cependant est-ce vraiment une main d'enfant qui a dressé le programme de ces journées pleines, sérieuses, autant que religieuses, où il y a place pour tout ? Place pour Dieu d'abord, premier servi : — l'offrande de son cœur à Dieu, le quart d'heure d'oraison, la sainte
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LES PRÉPARATIONS DIVINES
Messe, l'habitude de la présence divine, la visite du soir au Très saint Sacrement, l'union de ses souffrances à celles de Jésus crucifié. — Place au travail d'étude, de lecture et d'écriture : " Je lirai, pour m'instruire, les bons livres qu'on m'indiquera. J'écrirai pour former de plus en plus ma main et mon style. Je suivrai dans mon éducation tout ce que Maman me prescrit. — Place aux heures de recueillement : le grand silence du soir, et le coucher dans la pensée de la mort et de l'éternité. — Place au travail sur elle-même : " Je suis lâche et paresseuse : ie m'appliquerai à devenir diligente. Je combattrai mon orgueil, jusqu'à ce que je l'aie immolé à la vengeance de Dieu. De même du goût du monde, que je prie Dieu de déraciner entièrement de mon cœur. „ - Et dans quelle vue ? En vue de Dieu, " le bonheur de lui plaire, le malheur de l'offenser. Je vais commencer de l'aimer, m'y portant de tous mes efforts, lui en demandant la grâce, avec laquelle je puis tout, et sans laquelle je ne puis rien. Ainsi veux-je vivre et mourir. „ L'esprit de force était descendu sur cette enfant, avec l'esprit d'amour. Adélaïde eut quinze ans. Nous lisons d'elle, à cette époque : " En se développant avec l'âge, ses sentiments devinrent insensiblement plus beaux, plus dignes de Dieu qui les inspirait. Son esprit était charmant. Ecrivant naturellement, elle mettait dans ses écrits tout l'agrément possible. Cependant la candeur, la modestie, une pudeur délicate se peignaient dans les traits distingués de la jeune vierge. Elle ne souffrait d'être vêtue qu'avec une simplicité grave. Un jour, dans ce temps là, comme elle devait se rendre à une fête, s'apercevant qu'on allait placer sur sa tête une couronne de fleurs : " Oh ! non, je n'en veux point,,, dit-elle. Puis fièrement : " On n'est couronné
L'ABBÉ BOURSOUL
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qu'une fois. J'ai fait mon choix ; je ne veux que la couronne du Ciel „. Il fut cependant une heure, avant la vingtième année, où son cœur se laissa effleurer par le monde, auquel elle plaisait beaucoup et qui commençait à l'attirer. Sa dévotion en souffrit. Une amie sérieuse, qui s'en aperçut, l'en ayant avertie : " Mais je remplis les préceptes ! „ répondit-elle, comme le jeune homme riche de l'Evangile. Ce n'était pas assez pour ce que Jésus voulait d'elle. Qui le lui fera comprendre ? " Qui donc, se demande son biographe, l'abbé Carron, la dirigea alors dans ces voies sublimes, mais glissantes de la virginité dans le monde, lesquels côtoient l'abime „ ? — Et il répond : " Adélaïde de Cicé eut le bonheur de connaître, dans son adolescence et sa jeunesse, un de ces hommes rares, tels qu'il s'en trouve à peine un dans le cours d'un siècle, un de ces hommes suscités de Dieu pour l'honneur de l'Eglise et le salut de leur pays „. Le prêtre que l'abbé Carron, son contemporain et son compatriote, exalte dans ces paroles à peine égales à son admiration, était l'abbé Joseph Augustin Boursoul. Né à Quimperlé, le 22 Juillet 1704, il était, depuis quarante ans la première puissance apostolique de Rennes et de la contrée. Il avait l'éloquence des sages, simple, naturelle, familière, vivante en même temps que vibrante. Il entraînait les foules, il remplissait les églises ; il confondait les impies : c'était sous le règne de Voltaire ! Il secouait les consciences, il brisait les cœurs et en tirait les larmes. Il faisait descendre de sa chaire la lumière, la pitié, la crainte, le remords : c'étaient des drames que ces discours dont la terre, le ciel, l'enfer étaient le théâtre tour à tour. Il avait surtout l'éloquence des saints, apprise dans les
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LES PRÉPARATIONS DIVINES
Livres saints, vivifiée dans l'oraison, nourrie de l'Eucharistie, mûrie dans la pénitence, et attendrie dans ses larmes aux pieds de Jésus crucifié. Ce qui faisait qu'on se convertissait, et que ses carêmes, ses missions, ses retraites à Rennes, à Saint Malo, à Vannes, à Lorient, à Quimper, au Mans, y renouvelaient la face de cette bonne terre de Bretagne et au delà. Il prêchait la crainte de Dieu, et beaucoup son amour et sa miséricorde, à rencontre des préventions jansénistes de ce temps. C'était de Saint François de Sales que s'inspirait sa doctrine de l'amour de Dieu ; c'était de saint Vincent de Paul que s'inspirait sa pratique de l'amour du prochain. Il l'exerçait auprès des enfants, des jeunes gens, des artisans, des soldats, des pauvres, des pécheurs, des mourants ; et son ministère d'aumônier à l'hôpital de Saint-Yves, de Rennes, en était l'héroïque et miraculeux spectacle du jour et de la nuit. Ce missionnaire, cet apôtre, ce conquérant d'âmes les voulait à Dieu tout entières, généreusement à Lui, délicatement à Lui, sans le marchandage d'une conscience qui fait ses conditions, ses restrictions, ses distinctions outrageuses et cruelles à l'amour du Seigneur pour nous : " Soyez fidèles en tout „ ! On l'entendait répéter : " Laissez vos petitesses, écartez vos fantômes, méprisez vos scrupules et vos terreurs paniques. Aimer Dieu est la sublime et finalement l'unique fonction de votre cœur ; mais dilatez-vous dans son amour. Ecoutez-le docilement, servez le fidèlement, et communiquez avec lui avec confiance et en paix, par votre âme toute entière „. Donc pratiquement : la confession confiante, la communion fréquente, la dévotion à la Sainte Vierge. C'était bien eux antipodes du Jansénisme d'alors qu'il plaçait la voie sacrée du salut et de la paix.
DIRECTEUR ET DIRECTION
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L'abbé Boursoul était l'homme de Dieu pour toute la famille de Cicé. Bien longtemps avant de devenir le directeur spirituel d'Adélaïde, il l'avait été de sa sœur Elisabeth, et nous avons encore la lettre qu'il adressait à cette aînée, au lendemain de la mort du chevalier de Cicé, leur père. Il y rappelle pour la consoler, la pieuse mort de ce gentilhomme et de ce soldat. Il lui donne pour modèle Sainte Elisabeth de Hongrie quand, apprenant la mort du duc son mari mort à la croisade, elle est allée se jeter aux pieds du crucifix, et là, les yeux baignés de larmes : " Vous savez, ô Seigneur combien j'aimais celui que vous venez de me reprendre. Mais je veux aujourd'hui que vous sachiez, ô mon Dieu tout aimable, que je vous aime infiniment encore davantage ! „ Puis Boursoul demandait à cette pieuse fille de se faire la fidèle et inséparable consolatrice de sa bonne mère, pour mériter d'être enrichie de la couronne que Dieu lui préparait au ciel comme à son épouse. "Je dis „ comme à son épouse, car je suis bien sûr que vous n'aurez jamais d'autre époux que Jésus. „ Il en fut ainsi. Melle Elisabeth de Cicé était demeurée en effet auprès de sa mère veuve et du berceau d'Adélaïde enfant, dont elle avait partagé l'éducation avec elle. Elle ne l'avait plus quittée ; jusqu'à ce que son frère l'évêque de Troyes,puis d'Auxerre,l'eut voulue auprès de lui, jusqu'à la fin de ses jours. Maintenant Boursoul reportait sur la plus jeune le dévouement sacré qu'il avait prodigué à l'aînée : " C'est en Jésus et en lui seul, que vous me trouverez toujours dévoué à votre salut. „ Il avait vu grandir l'enfant prédestinée. Dans la crise de mondanité que la jeune fille traversait aujourd'hui, il lui tendait la force de son bras, pour l'arracher au précipice qui se cachait sous les fleurs. " C'est lui, dira-t-elle un jour, c'est lui qui
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m'a ramenée à vous, ô mon Dieu, et qui ne cessait de m'animer à vous aimer vous seul, et vous servir ! „ Que si elle s'excusait, comme nous l'avons vu, sur ce qu'elle ne manquait pas aux préceptes, il lui faisait considérer qu'elle manquait aux délicatesses de l'amour. Elle écrit : " Ne me disait-il pas, de votre part, ô Jésus, que les crimes les plus atroces et les moins pardonnables des plus grands coupables n'étaient pas si injurieux que les miens à votre divin cœur ? Et cela, en considération de l'amour, de l'ardent amour qu'il m'a montré, à moi ?.. „. C'était par la fermeté de sa direction et l'autorité de sa décision qu'il avait redressé sa voie. Il lui avait écrit : " Mademoiselle, je vous ai donné le temps de faire vos réflexions. J'ai fait les miennes, comme je les fais ordinairement, pendant et après le Sacrifice auguste du saint autel. Si vous voulez en apprendre le résultat et en profiter, il vous est libre de venir me trouver aujourd'hui ou demain matin. „ Ici le Père la rappelle à ses jours meilleurs et plus heureux : " Ne reverrons-nous donc plus ces beaux jours où j'étais si content de vous ? Où vous étiez vous-même si attentive à écouter la voix de Dieu, et si fidèle, si ardente à la suivre ? Faut-il, hélas ! finir si mal après avoir si bien commencé? Revenez donc dans les mêmes sentiments de faire ce qu'on vous dit au nom du Seigneur ; de suivre la route qu'on vous montre pour arriver à Lui ; et pour goûter le bonheur infini de le posséder pendant la vie, à la mort, et après la mort. Un billet postérieur, sans date, annonce une belle démarche de la jeune vierge. C'était à l'approche de quelque solennité de Marie, comme je présume : " Mademoiselle, je vous écris pour la dernière fois, et je le fais en descendant du saint autel, où j'ai été, comme je le suis tous
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les jours, très occupé de votre âme. Mercredi je vous remettrai spécialement entre les mains et sous la protection de la très sainte Vierge. Elle est à titre particulier votre mère, puisqu'elle vous a obtenu le bonheur infini d'avoir son divin Fils, son Fils unique, pour Epoux. Je vous ferai faire, mercredi, le vœu de chasteté pour quelque temps, afin que vous puissiez dès lors contracter avec Lui une union plus parfaite que jamais. „ Le vœu de chasteté n'impliquait pas Pentrée,immédiate du moins, en religion, au couvent, auquel il semble qu'Adélaïde aspirait à cette époque, qu'elle appelle l'époque de sa conversion. Nous lisons dans la Vie de l'abbé Boursoul : " Si parmi les jeunes filles placées sous sa direction, il en était quelqu'une qui aspirât à la vie religieuse, il faisait attendre en espérance et paix l'heureux moment du signal de Dieu : Je voudrais que, contente de vivre dans votre famille en religieuse la plus fidèle, vous attendissiez que la volonté de Dieu se manifestât. Tenir constamment la conduite d'une âme destinée à être l'épouse du Seigneur ; vivre au milieu du monde avec la même régularité que si vous étiez dans le cloître ; se voir entourée de plaisirs sans y attacher son âme, se dérober à tout pour répandre son cœur aux pieds de son Sauveur uniquement aimé ; mériter son amour par les saints et volontaires exercices de la Religion : quelles vertus ! quels mérites pour l'éternité ! Demeurez donc tranquille. Soyez fidèle comme un ange. Et, s'il en est ainsi, je ne serais pas éloigné de trouver en vous une seconde Thérèse „ ! Mais Melle de Cicé se faisait peur du monde, et d'elle même,tant qu'elle demeurerait dans le siècle. L'heure vint donc d'une décision que nous fait connaître ainsi son premier biographe : " L'expérience qu'Adélaïde fit de
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sa fragilité, rapporte l'abbé Carron, la porta à dire un éternel adieu au monde, et la décida à enlrer au noviciat des Dames de la Visitation de Rennes. Ce désir fut combattu dans son entourage de famille ; on lui opposa le devoir de demeurer auprès de sa mère dont elle était restée, à son foyer, la dernière compagne. Outre M. Boursoul,son directeur ordinaire, on en appela aux lumières d'un autre prêtre, M. l'abbé Beurrier, de la Congrégation des Eudistes, alors directeur de l'un des deux séminaires de Rennes. Il était lui aussi excellemment homme de Dieu." Tout en s'édifiant des dispositions de MeIle de Cicé, ce sage prêtre, est-il écrit, lui fit considérer l'assistance qu'elle devait à sa mère, comme faisant naturellement obstacle à son pieux dessein. „ Mais il arriva que l'obstacle fut levé par cette mère elle-même, laquelle se déclara disposée à accompagner sa chère fille au Colombier, en qualité de dame pensionnaire des Visitandines : " M. Beurrier n'hésita plus: " Je pensai, écrit-il à la postulante, que ce changement auquel ni vous, Mademoiselle, ni moi ne nous attendions, était un effet de la bonté de Dieu, qui levait ainsi le plus grand empêchement à votre projet „ (1). De plus, M. Beurrier, afin de se couvrir entièrement, fit intervenir l'évêque de Rennes, Mgr Bureau de Girac. " C'est à sa décision que vous devrez vous en tenir, Mademoiselle, les évêques ayant une grâce spéciale de lumière pour la conduite des âmes. Exposez donc au saint Prélat vos raisons pour ou (1) Lettre manuscrite — V. Vie édifiante de M. Vincent Toussaint Beurrier, prêtre de Ja Congrégation des Eudistes, Modèles du Clergé T. II. par M. l'abbé Carron, pp.l à 195 ; un vol. in-12. Paris,chez Morin, rue S' Jacques, Paris, 1787. L'abbé Beurrier a séjourné à Rennes à trois reprises,dont la seconde comme directeur à un des séminaires, 1762 à 1768.
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contre, avec votre ordinaire candeur. Puis recevez sa décision avec respect, et suivez-la exactement en tout ce qui sera le plus expédient pour la plus grande gloire de Dieu et pour votre propre bien. „ Rien n'avait donc manqué à la sagesse non plus qu'à la générosité de cette détermination. Mais si le cloître répondait pleinement aux aspirations de piété de la jeune fille, il ne laissait aucune expansion à sa sainte passion des œuvres de charité. Elle ne trouvait donc là que la moitié de sa vie. Ainsi sa mère la reprit-elle pour ne plus s'en séparer désormais. Sollicitée ardemment d'accepter de brillants partis dignes de son rang et de sa vertu, Mademoiselle Adélaïde remercia et refusa : Elle ne s'appartenait plus, engagée qu'elle était, temporairement il est vrai, dans l'état angélique des vierges. C'est donc à la diriger dans les voies de la vie parfaite au sein du monde que se porta dès lors le zèle du guide saint et sûr, d'autant plus sûr qu'il lisait mieux dans cette âme d'une transparence limpide : " Il D'arrivé pas toujours que Dieu fasse connaître aux confesseurs ce qu'il exige des âmes. Mais pour la vôtre, Mademoiselle, il m'a fait connaître promptement que c'est à la perfection qu'il la veut conduire. " La perfection : tel sera donc le travail et le but d'une direction spirituelle soit orale, soit écrite, de laquelle l'abbé Carron porte ce témoignage, en particulière et personnelle connaissance de cause : " Ce serait un beau livre que celui qui nous livrerait le trésor de cette correspondance. Il serait un précis parfait de la vie spirituelle, d'abord s'essayant à la vertu puis, par une suite de combats victorieux, s'élevant à une piété consommée. Telle était l'impression des discours et des avis de l'homme de Dieu sur l'esprit d'Adélaïde, qu'au sortir
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du confessionnal elle confiait au papier chacune de ces paroles de vie. „ El le biographe ajoute : " Nous avons sous les yeux cet inestimable recueil que nous avons trouvé parfaitement conforme, dans le ton, les tournures et les expressions, à ce que nous-même avons autrefois recueilli soit de la bouche, soit de la plume de M. Boursoul. On peut donc dire qu'Adélaïde était constamment en présence de ses conseils, de ses exhortations, et qu'il ne lui échappait pas un mot qui ne se gravât dans son cœur en caractères ineffaçables. Jamais elle n'en perdit le souvenir ; et bien des années s'étaient écoulées depuis la sainte mort du serviteur de Dieu, qu'elle nous rendait, en termes précis, chacun de ses avis et de ses maximes, avec leur expression „ ! Content de s'en édifier pour lui-même, l'abbé Carron n'a pas cru devoir en faire partager le profit aux autres : " Ne révélons point les secrets des saints, dit-il : contentons-nous de les admirer en silence „. Nous concevons autrement le devoir de l'hagiographe ; et nous ne saurions assez regretter la prétermission d'un document qui était le miroir vivant de cette jeune âme peinte par elle-même, dans la fleur de sa sainteté et l'éclat de sa virginale beauté devant Dieu. Du moins en pouvons-nous prendre une idée sommaire, dans le tracé rapide qu'après la mort de son saint guide Adélaïde fit pour elle-même des lignes principales de sa direction. C'est d'abord le regret du passé et la reconnaissance des miséricordes divines : " Combien de fois il m'a dit que mon Dieu m'aimait autant, depuis que j'ai eu le malheur infini de l'abandonner, qu'il m'aimait auparavant ! Quoi Seigneur ! toute mon ingratitude, tous mes crimes
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n'ont pu vous éloigner de moi : vos desseins n'en sont point changés ! C'est ce qui m'a été assuré de votre part. Et ne me l'avez-vous pas fait éprouver vous même au fond de mon cœur ? 11 a fallu que vous fussiez la miséricorde et l'amour même pour daigner encorerne mettre à la bouche votre nom si doux, après que je m'en fusse rendue indigne trop souvent ! Ne vous lasserez-vous donc jamais, ô mon Dieu, de combler de vos faveurs le monstre d'ingratitude qui vous a trahi tant de fois ? „ C'est ensuite le souvenir de " la voie d'amour par laquelle ce Dieu de bonté voulait la conduire à lui. " M. Boursoul me disait que cette voie charmante me faciliterait le chemin du ciel, en me menant à tout ce que Dieu demande de moi. Il m'a recommandé de veiller sans cesse sur moi-même avec une douce attention pour ne rien penser, ne rien dire et ne rien faire qui déplaise à mon Dieu. Il m'a assuré que, si j'étais fidèle à cette pratique, je commencerais mon paradis en ce monde, puisque, comme les saints dans le ciel, je n'y serais occupée d'autre chose que de faire la volonté de Dieu. „ Et de cette volonté de Dieu sur elle, dans l'avenir, que disait-il ? Dieu lui-même, en déciderait. " Il me disait que, vous chargeant vous-même, ô Seigneur, de ma sanctification, votre divin esprit et votre cœur me conduiraient où je devais être. Enfin que vous me feriez connaître, dans l'occasion, ce que vous demandez de moi, pourvu que je fusse fidèle. „ Puis en deux traits de lumière, éclairant la double voie où elle devait marcher : " Le saint qui m'a parlé de votre part m'a dit que j'étais destinée à être une Mère des pauvres et une Epouse de Jésus-Christ. Epouse de Jésus-Christ, Mère des pauvres : Quelle heureuse destinée ! Faites, Seigneur, que je la remplisse. Gravez à jamais
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dans mon cœur les préceptes que vous avez dictés à celui qui m'annonçait vos volontés sur moi ! „. Melk de Cicé communiait tous les huit jours. En 1771, comme elle se rendait au château de la Rousselaye, domaine de sa famille, elle pria M. Boursoul de lui permettre une communion plus fréquente! " OuLlui réponditil le 22 août, c'est de tout mon cœur et avec la plus grande satisfaction que je vous permets de recevoir votre céleste Epoux aussi souvent que vous le pourrez, persuadé qu'il va prendre plus que jamais ses délices dans un cœur qui me paraît aussi plus que jamais dévoué à son service et à son amour. „ Amour conquérant, ainsi que le saint prêtre l'y convie en ces termes : " Notre-Seigneur vous aime infiniment ; vous allez l'aimer de toute la capacité de votre bon cœur, et, par de sages conseils fortifiés par de saints exemples, vous le ferez aimer à la campagne comme à la ville. Une pareille vie sera couronnée de la mort la plus précieuse ; et l'une et l'autre vous conduiront au terme heureux des élus, au séjour immortel de la sainteté. „ Et, de vrai, " le bon cœur „ de Me]le de Cicé débordait en bienfaits. Une pitié instinctive la poussait vers les malheureux, les malades, les pauvres honteux, les délaissés, les petits enfants. Elle s'intéressait plus particulièrement aux jeunes filles qu'elle plaçait et entretenait dans de bonnes maisons d'apprentissage ou de service. Elle se dépouillait pour donner, même des habits qu'elle portait ; et on se souvenait à Rennes d'un jour d'hiver où on l'avait vue se défaire de son propre vêtement pour en couvrir la nudité d'une pauvre femme glacée. Puis cette autre charité dans laquelle elle excellait: celle du cœur et des lèvres ; celle de sa personne toute entière : l'avenance, la prévenance, l'affabilité, le respect,
L'AME DE BONTÉ.
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l'honnêteté, l'obligeance, la douceur, les attentions, les délicatesses et le service ; en deux mots les bontés et la bonté, tout ce qui montre que l'on aime et qui vaut mieux que ce que l'on donne. C'est tout cela que nous retrouvons dans deux manuscrits autographes, qui se l'apportent à ces premières années de Bretagne, et dont le témoignage contemporain confirme, presque dans les mêmes termes, celui de l'abbé Carron : " Dès sa plus tendre jeunesse, Melle Adélaïde marcha à pas de géant dans les sentiers de la vertu. Elle sacrifia à Dieu tous les agréments qu'elle avait reçus, car sa figure était extr êmement agréable et son esprit charmant. Elle tourna un moment ses regards vers le siècle, mais ce moment fut court. Avec ses intimes elle se plaisait à dire : " Aimons Jésus-Christ et les pauvres ! Tout pour plaire à'Dieu, rien pour nous satisfaire. „ " Il est impossible, continue le témoin, de rendre son ardent amour pour Jésus-Christ au Saint Sacrement. — Malgré sa grande perfection, sa vertu n'avait rien d'austère extérieurement. Elle étail charmanle en société ; mais quelqu'un laissait-il échapper une parole désavantageuse au prochain aussitôt elle coupait court à la conversation. Elle mettait de la grâce et de la gaieté dans ses bonnes œuvres. Enfin une personne qui demeurait dans la même maison que Melle de Cicé, et qui avait de fréquents rapports avec elle a assuré qu'elle ne l'avait vue commettre une imperfection „. La considérant ainsi toute à Dieu et aux " cliers pauvres de Dieu „, comme on dit en Bretagne, l'abbé Boursoul pouvait donc maintenant lui écrire comme on le lit dans une lettre du lundi saint 1874 : " Grâce à Dieu, vous êtes maintenant dans la voie où il vous veul. Marchez-y constamment, ma fille, jusqu'à la mort „. Adélaïde de Cicé. — 2.
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A cette date, en ces mêmes jours, sa mort à lui était proche. Le saint prêtre avait alors soixante-dix ans. Ni l'âge ni l'infirmité ne purent l'arracher à sa chaire de l'église de Toussaints où il s'obstina à prêcher le carême entier, quatre fois la semaine, comme il l'avait fait depuis quarante ans ! Le Vendredi-saint prêchant la Passion, exténué, n'ayant plus qu'un souffle, mais entraîné par ses saintes ardeurs, il était arrivé à ce passage de l'Évangile où il est dit qu'un serviteur de Caïphe souffleta le Seigneur : Dédit alapam Jesu. — Soudain on voit son visage pâlir, se couvrir de sueur, dans une immobilité et un silence qui se prolongèrent trois ou quatre effrayantes minutes. Puis ce cri de stupeur : " Obstupescite cœli ! 0 cieux étonnez-vous ! „ Le discours dura trois heures. Trois jours après, lundi de Pâques, 4 avril, il voulut cependant remonter en chaire pour célébrer la gloire du divin Vainqueur de la mort. Après une description presque extatique de cette splendeur,faisant un nouvel effort : " Non, mes frères, jamais les faibles yeux de l'homme ne soutiendront l'éclat de la Majesté divine !„ Ici la voix baissa : " Ce n'est que dans le Ciel que nous le verrons face à face, face à face ! Vidébimus eum sicuti est „. A ces derniers mots, se penchant sur le bord de la chaire, il expira „. Ses yeux étaient et demeurèrent fixés vers le ciel. On lit dans le Journal de Mel,e de Cicé : " Le lundi de Pâques, 4 avril 1774, j'ai perdu celui qui m'a ramenée à vous, ô mon Dieu ! celui qui ne cessait de m'animer à vous aimer et à vous servir. Il a expiré en disant : " Oui, mes frères, nous le verrons dans le ciel face à face et sans voile ; par sa grâce, par sa grâce.... „. Puis, d'un cœur envieux de l'honneur et du bonheur d'une telle fin : " 0 mort digne d'être enviée par tous
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les ministres du Seigneur, et même par tous les chrétiens, qui doivent souhaiter de mourir en formant un pareil acte de foi, d'espérance et de charité ! „ C'est après ce malheur que la servante de Dieu fit le projet de faire revivre,pour elle, la parole de celui qu'elle n'entendrait plus, en recueillant par écrit ses maximes de direction. " Quel regret, ô mon Dieu, n'éprouvé-je pas de n'avoir pas su profiter de tous les oracles de vie qui sont sortis de sa bouche ! Je veux, autant qu'il est en moi, me rappeler ses principes. Seigneur, c'est en votre présence et en celle de votre tendre Mère, qui est aussi la mienne, que j'entreprends cet abrégé de la conduite qu'a tenue à mon égard, le saint prêtre à qui vous aviez confié mon âme ! Conduisez ma plume ; rappelez-moi tout ce que vous lui inspiriez de m'annoncer de votre part, et imprimez vous-même ces vérités dans mon cœur ! Quinze jours avant sa mort, il me répétait encore : " Le Seigneur vous veut à Lui ; et il vous prépare une place distinguée dans le ciel ! „. Le cahier d'Adélaïde se termine par cet appel plusieurs fois répété : " 0 Père des orphelins, ne me laissez pas m'égarer. Vous m'avez ôté mon guide ; donnez m'en un qui soit selon votre Cœur. Conduisez-moi aux pieds du ministre qui doit me conduire à vous ! „. Melle de Cicé avait alors vingt-cinq ans. Elle devait attendre encore treize années avant que cet autre directeur et introducteur dans sa voie définitive lui fût montré manifestement par le Maître suprême de sa destinée. En attendant, M. Boursoul demeurait son directeur invisible, céleste. Et, de vrai, ce précurseur, s'il ne fut que cela pour la Société des Filles de Marie, ne lui en a pas moins façonné dans Adélaïde le premier exemplaire et le plus
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achevé de la véritable religieuse demeurant dans le monde. Deux ans après, 1er octobre 1776, jour de la clôture d'une mémorable retraite, c'est bien encore la virginale Epouse de Jésus-Christ, c'est bien aussi la Mère des pauvres laite pauvre elle-même, telle que l'avait préparée M. l'abbé Boursoul, que nous retrouvons dans une page sacrée de Melle de Cicé. Ce jour-là un rayon céleste lui a montré sa voie, et embrasé son cœur d'une ardeur séraphique pour l'Epoux des vierges auquel elle s'est donnée. Elle écrit : " Mon Dieu m'ayant comblée de grâces en ces journées, ei, depuis la sainte communion que j'ai faite ce matin, m'ayant inspiré un plus grand désir de le servir et de l'aimer, avec un plus cuisant regret, de l'avoir offensé, je prends les résolutions suivantes : " L'une de ces résolutions est celle " d'obéir à sa mère comme une religieuse à sa supérieure „. Puis ces lignes ardentes qui la consacrent de nouveau aux divins vouloirs de JésusChrist pour l'œuvre dont elle attend le signal, ainsi qu'elle écrit : " Je renouvelle de tout mon cœur, et je voudrais que ce fut avec l'ardeur d'un séraphin la consécration que j'ai faite à mon divin Epoux de toute ma personne. Je le bénis mille fois de m'avoir choisie pour son épouse malgré mes ingratitudes. Et je suis prête à accomplir ses volontés quand il me les manifestera „. Enfin ces paroles d'une émotion tremblante, et dont la solennité et l'exceptionnelle gravité sont soulignées encore par le geste final qui les signe : il Vous me comblez, mon Dieu, de la grâce de cette vocation que vous avez daigné m'accorder aujourd'hui. Je chancelle en écrivant ces dernières lignes. Ce n'est pas que je résiste à votre volonté : c'est ma crainte de ne pas la connaître
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telle qu'elle est, car je ne veux que ce que vous voulez, mon divin Jésus ! Donnez-moi autant de défiance de moimême que de confiance en vous, et faites, je vous en conjure, tout ce qu'il vous plaira de moi pauvre Marie Adélaïde, toute à Jésus, son époux „ ! " Ceci est signé de son sang„, lisons-nous au manuscrit. Melle de Cicé était parvenue à sa trentième année, lorsqu'en janvier 1784, la mort lui enleva sa vénérable mère. Durant la longue et cruelle maladie de cette mère, Adélaïde se transforma en Sœur de charité auprès de son chevet où elle demeurait attachée la nuit comme le jour. " Il y fallait de l'héroïsme „ rapportent les contemporains. Et la malade ne cessait de bénir le courage et la tendresse de cette enfant dont il lui avait été prédit, avant sa naissance, qu'elle serait la consolation de sa vie et de sa mort. „ Adélaïde Marie restait presque seule de sa nombreuse famille, à la maison de Rennes. Les fils " François „ (1), Louis Toussaint, Augustin Marie, étaient dans les affaires, ou dans les armées de terre et de mer. Nous savons déjà que deux autres, Jean-Baptiste Marie et Jérôme étaient évêques l'un d'Auxerre, l'autre de Rodez où nous les retrouverons. Des filles, Elisabeth tenait à Auxerre la maison de son frère ; Marie Anne Angélique était devenue la comtesse de la Bintinaye. Une lettre d'Adélaïde, postérieure de quatre ans nous apprend qu'après la mort de sa mère, les affaires de famille, réglées par le frère aîné, portaient la part de chacun des frères et sœurs à 250000 livres. Mais, une partie des biens de la famille étant en souffrance, son propre revenu n'est (1) François était dès lors retiré à Aix-la-Chapelle, où l'on perd sa trace. Il y finit sa vie en 1793.
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que de 2002 livres, sur lesquelles elle ne doit rien. Elle ajoute : " Ma mère, qui m'aimait extrêmement, avait voulu me faire des avantages considérables, ce que j'ai toujours refusé. Cependant on me fit accepter quelque chose de ce qu'elle avait voulu me donner „. Maintenant libre de sa personne et de sa vie, Adélaïde eut trouvé un accueil empressé dans cette société rennoise de laquelle nous lisons : " Les mœurs douces et élégantes, bien que simples, de la Bretagne d'alors, entretenaient dans les relations de famille et de société une attachante cordialité. La vie à la campagne et ses fêtes champêtres égayait les vacances du Parlement ; et, l'hyver, la vieille capitale, rendez-vous de la noblesse des Etats, se remplissait de mouvement, de bruit, d'intrigues et de querelles ; mais sans préjudice de ces habitudes de haute et sincère piété, parfois teintée d'un peu de jansénisme, mais qui. pratiquée avec la bonne foi la plus scrupuleuse, donnait un relief de plus à la majesté de la vie et à l'austérité du foyer. „ Melle Adélaïde, elle, ne vit dans la mort de sa mère que le signal de préluder à l'accomplissement de ce qu'au dernier jour de sa retraite de 1776 elle avait appelée " la vocation „ que Dieu venait de lui faire entendre. Ce sera la vie religieuse intégrale unie à la vie de bonnes œuvres, et l'une et l'autre pratiquées dans le monde. Ainsi la voyons-nous, au cours des années suivantes, insatiable à la fois de piété et de charité, se faire l'habitante et l'auxiliaire libre de communautés contemplatives et hospitalières tour à tour, sans toutefois s'engager dans aucune. Les premiers six mois de son deuil s'enferment dans le monastère des Dames-Carmélites de Rennes, où elle se livre,à cœur joie, à de telles austérités que ses deux frères évêques lui font un devoir d'en sortir dans la crainte de la
AU CARMEL, AUX BUDES, AUX INCURABLES
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voir succomber à ces excès. Elle passe de là quelque temps dans la maison de Retraite des Dames Budes de Rennes, du nom de la fondatrice, à faire avec elles l'école et le catéchisme aux enfants de tout rang, ou à prêter son concours et son exemple aux personnes qui y venaient suivre les exercices spirituels aux diverses saisons de l'année (1). Mais son œuvre propre est toujours de sauvegarder les jeunes filles contre la séduction, en les plaçant dans des métiers à l'abri de tout péril et scandale : „ Que de jeunes personnes violemment exposées ont été par elle, arrêtées sur le bord de l'abîme ! rappelle un contemporain. „ Et il mentionne telles religieuses dont elle avait ainsi protégé la jeunesse, et qui l'ont bénie de leur avoir ouvert l'asile de la piété et du salut. „ Un ministère de charité plus généreux la tenta. Elle s'en alla demeurer à l'hospice des Incurables de Rennes (2). C'est le fond même de l'abîme de l'infirmité de la souffrance, puisqu'elle est sans remède. (1) M'"e Budes, en exécution des volontés de sa pieuse fille AnneMarie morte religieuse delà Visitation avait fondé à Rennes 1676 le séminaire des filles de la Ste Vierge, " pour neuf demoiselles ou veuves permanentes, pour l'instruction des nouvelles converties, l'éducation des pauvres et honnêtes filles de qualité, et aussi les petites écoles des pauvres „. Ces Demoiselles faisaient un simple vœu de chasteté. Elles recevaient des agrégées pouvant payer cent livres par an. Mme Budes nommé supérieure par Mgr de Beaumanoir y mourut saintement 1683. (2) La pieuse congrégation des Filles du Cœur immaculé de Marie, plus connue sous le nom d'Hospitalières des Incurables eut pour fondatrice, au XVIIe siècle, Aflle Olive Morel du Verger, qui avec ses compagnes Mell6S de la Teurtrais, Cotel et du Breil se consacra aux soins des pauvres malades Incurables de l'Hôpital général. Ce ne fut d'abord qu'une simple Association, jusqu'à ce qu'en 1842 elles furent admises à faire des vœux. La famille de Cicé avait fondé neuf lits pouvant être remplis au choix des Demoiselles des Incurables.
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MelIe de Cicé s'y plongea avec une telle allégresse de dévouement qu'il n'y avait pas une sœur plus empressée à se pencher sur ces plaies, en lesquelles elle adorait celles de son Dieu crucifié. Et là encore, comme aux Budes, ses sœurs se disaient entre elles : " Melle de Cicé aime lant les plaies qu'elle en ferait elle-même pour le plaisir de les panser et le bonheur de les guérir. „ C'était sans préjudice de ses sorties et visites charitables aux pauvres et aux malades du dehors. Depuis que sa mère n'était plus, cette charité n'avait plus de frein. " Dès que, le matin, écrit l'abbé Carron elle avait fait son oraison et entendu la messe, elle sortait pour ne plus rentrer que vers deux heures „. Et il remarque que souvent, c'était à jeun qu'elle partait pour se livrer toute à ces épuisants travaux. Au bout de quelque temps, elle tomba malade. Elle crachait le sang, et elle eût achevé de perdre la santé et peut-être la vie, si l'évêque d'Auxerre, l'aîné des frères qui exerçait sur elle un fraternel empire, ne fût venu l'en arracher pour la ramener à la maison de la Retraite, moins meurtrière que celle-ci. Mais auparavant, estimant qu'une cure d'eaux sulfureuses était nécessaire pour la rétablir, il la dirigea vers celles de Dinan, à la Coninate ; et l'adressa aux Dames Ursulines de cette ville, août 1787. C'est là que Dieu l'attendait pour un bienfait d'un autre ordre. Là devait être exaucée la prière que, depuis treize ans, Melle de Cicé ne cessait de faire monter vers le Ciel pour qu'il daignât lui envoyer le révélateur de sa divine volonté. L'heure était venue de laquelle M. Boursoul lui avait prédit " qu'alors Dieu lui ferait connaître ce qu'il demandait d'elle, pourvu qu'elle fût fidèle „. Nous venons de voir comment elle le fut, nous allons voir combien elle le sera et demeurera jusqu'au bout, sous une autre conduite.
CHAPITRE DEUXIEME
L'Homme de Dieu — Le saint « Projet. » Le P. de Clorivière — Le Religieux, le Directeur — Recteur à Paramé, à Dinan — Mademoiselle à Dinan — Son " Projet d'une Société pieuse ,, — Fille d'obéissance — Retraite d'essai— La Décision. Dès les premiers jours de sa demeure aux Ursulines de Saint Charles, à Dinan, Mel,e de Cicé se mit sous la conduite du directeur spirituel de la communauté. C'était le 4 Août 1787. Ce prêtre, d'alors cinquante deux ans, précédemment curé de la petite ville de Paramé, alors recteur du collège diocésain de Dinan. était un ancien religieux de la Compagnie de Jésus, supprimée depuis 1773. Toute sa vie, qu'il faut rappeler brièvement, s'était passée dans l'exercice d'une inébranlable constance, au sein des épreuves mortelles de sa Société. Pierre Joseph Picot de Clorivière (ou Clos Rivière) était né à Saint-Malo, d'une famille d'hommes de guerre, hommes de mer, ou hommes d'Eglise, tous hommes de courage et de foi. Embarqué, à dix-sept ans sur un vaisseau de la Compagnie des Indes, on le retrouve, à dixneuf, étudiant en droit à Paris. C'est là qu'il avait entendu la voix de Dieu qui l'appelait à entrer chez ces Jésuites alors abreuvés d'outrages et déjà menacés des dernières
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violences. C'était en août 1756. Son temps de noviciat et de régence était à peine achevé que fondit sur l'Institut l'arrêt du Parlement de Paris, qui le dépossédait de ses droits et de ses biens, et dispersait ses membres. Il ne fit ni plier la tête ni trembler le cœur du jeune homme qui, appuyé fortement et tranquillement sur celui de son Maître, écrit à un confrère : " C'est bien à présent que nous pouvons montrer notre courage et notre foi. Prions avec ferveur pour ceux qui nous procurent le doux avantage de souffrir quelque chose, sans l'avoir mérité : c'est l'unique avantage que Notre-Seigneur, étant sur la terre, a reçu de ses travaux ! Que cela nous attache de plus en plus à notre vocation. Je l'ai toujours aimée, par la miséricorde de Dieu ; mais tout cela me la rend de jour en jour plus aimable. Et je crois que je m'estimerais fort heureux de mourir plutôt mille fois que de lui manquer de fidélité „. Balloté par la tempête, rejeté de France en Allemagne, puis ramené par la vague en Angleterre, dans les PaysBas, il est, dit-il, une boule entre les mains de Dieu : " Son bon plaisir suffit à ma satisfation, et le mouvement même m'est un repos „. Mais où qu'il soit, ses supérieurs d'hier sont et demeurent ses supérieurs d'aujourd'hui ; " Je n'ai pas manqué d'écrire à mon supérieur l'état où je suis, fait-il savoir à un confrère, afin qu'il me donne des ordres. Je lui ai dit que tous les risques qu'on peut courir en restant dans la Compagnie, je les prévois. J'en prévois même de plus grands : mais j'envisage et embrasse tout avec joie „. Cette lettre à son supérieur est pour lui demander de l'admettre à s'engager par ses derniers vœux dans cette Compagnie tant haïe, tant frappée, mais d'autant plus chère. Il lui écrit : " Je vous ouvre mon cœur, comme à
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mon père. C'est vous dont le Seigneur s'est servi pour m'inspirer ces sentiments d'affection filiale envers la Compagnie. Ne m'arrachez pas. je vous en prie, des bras de la meilleure de toutes les mères. Elle m'a souffert jusqu'à présent, malgré toutes mes misères ; je ne crois pas qu'elle prit plaisir à voir qu'on me séparât d'elle dans le temps de son affliction „. Il a vingt-sept ans alors. Le bien que la vieille France ne lui permet plus de faire chez elle, sous ce cher drapeau, il ira le faire au loin, par delà les mers, dans la " Nouvelle France „ comme on nommait alors le Canada. Et comme alors, depuis la conquête de l'Angleterre et le désastreux traité de Paris, les Jésuites français ont dû se retirer des villes canadiennes, il s'offre, avec insistance, à aller les remplacer du moins dans les Missions sauvages arrosées du sang des Pères de la Compagnie, les Jogues, les Brébeuf, les Lallemant. On lit dans son Journal d'une retraite d'alors : " Extrême désir ressenti d'aller au Canada, et d'y verser mon sang pour le nom de Jésus-Christ „. — Et, deux jours après : " Désir persistant de passer au Canada, de faire connaître aux barbares Notre-Seigneur JésusChrist, et de verser mon sang pour son amour. Ce désir ne m'a pas quitté pendant ces trois joui s „. Une requête de lui, adressée au Père Recteur de Liège, son supérieur, n'obtint pas cette satisfaction. La Compagnie de Jésus devait voir le fond de l'abîme. Serrée, étranglée dans une chaîne chaque jour plus étroite de mesures d'exception : décrets d'exclusion, de spoliation, de proscription, elle ne subsistait plus ça et là qu'à l'abri de la protection du Saint-Siège. Mais le Saint-Siège lui-même pliait sous la pression menaçante des puissances de l'Europe soi-disant catholique, France, Espagne, Portugal, Autriche, Naples, acharnées à cette
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destruction. Leur coalition finit, 11 Juillet 1773, par arracher au pape Clément XIV le Bref " Dominus et Redemptor „ décrétant l'abolition de la Compagnie qui, depuis ses origines, avait dans les deux mondes le mieux mérité de l'Eglise et de Rome. Le Père de Clorivière se trouvait n'avoir pas encore, à cette date, prononcé les grands vœux vers lesquels il aspirait ; mais il était au terme de sa Probation. Le Bref pontifical déjà connu et imminent n'ayant pas été promulgué immédiatement, il put encore, le 15 août, fête de l'Assomption, émettre, dans l'église des Jésuites de Liège, entre les mains du Père Recteur, les quatre vœux qui le liaient à la Compagnie à perpétuité. C'était donc bien l'amour seul qui lui faisait ainsi épouser cette condamnée, au lendemain même de sa condamnation, la veille de son exécution. Cinq jours après, le Bref d'abolition était notifié au Révérend Père général et.expédié à tous les évêques de la Catholicité. Pierre de Clorivière n'était plus dès lors, par son libre choix, qu'une épave du grand navire qui venait de se briser sur le roc ; mais une épave à laquelle devaient se rattacher plus tard les débris épars du naufrage, qui recueillis et remorqués par la Barque de Pierre, allaient reprendre la grande mer sous le même pavillon, pour les mêmes conquêtes, quoique sous le coup de pareilles tempêtes renaissantes. Les quatorze années suivantes se passèrent pour l'abbé de Clorivière d'abord dans l'exercice de divers ministères, à Bruxelles, aux Bénédictines de Jarcy près Paris, aux Ermites du mont Valérien. Puis il peut se fixer en Bretagne, à Paramé. où. pendant sept ans de zèle et de prières, le saint curé fait fleurir et fructifier dans sa paroisse la vie chrétienne ; sans oublier d'y jeter, dans des âmes d'élite, les semences de la vie religieuse pratiquée dans
LE RELIGIEUX
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le siècle. C'est de là qu'en 1786, l'évêque de Saint Malo. Mgr de Pressigny, l'avait transféré comme recteur au Collège de Dinan,,avec la direction des Ursulines du lieu. C'est là, que l'année suivante, lui est envoyée et remise, de par Dieu, l'âme de Melle de Cicé. Le millésime que nous venons d'inscrire, si proche de 89, dit assez que ces années sont celles très agitées, où bouillonnaient, notamment dans les têtes bretonnes, les ferments explosifs de la Révolution. Un souffle de mort passait mènaçant sur le sein de l'Eglise de France: il était temps que le Christ, dans son amour pour elle, y préparât des germes de résurrection. Le Père de Clorivière était " l'homme spirituel „ dans toute la signification évangélique de ce mot. Le lendemain de son ordination sacerdotale, 20 octobre 1763, on l'entend qui célèbre ainsi les merveilles de transformation et immolation de soi-même qui vont s'ensuivre, en union avec Jésus-Christ immolé sur l'autel : " Il est temps d'être tout à fait à Dieu. Notre divin Sauveur, offert tous lesjours par nos mains en sacrifice, nous rappelle celui que nous devons faire de nous-mêmes. En union avec lui, offronsnous à Dieu tout entier ; et que tout en nous soit pour celui qui se donne tout à nous „ ! Prêtre avec Jésus-Christ, et victime aussi comme lui, l'abbé de Clorivière en porte les stigmates dans la double souffrance du corps et de l'âme. Le corps souffre de l'infirmité : Cet homme d'action est condamné à un bégaiement invétéré qui réduit sa voix presque à l'impuissance,et parfois livre sa parole à la dérision de plusieurs. A peine est-il partiellement dégagé de cette entrave qu'une inexplicable et interminable maladie menace de lui fermer l'accès des divins services. Mais c'est l'heure
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solitaire et féconde de la visite de Dieu, signalée par une abondance extraordinaire de grâces et de lumières prophétiques. La plénitude s'en déverse dans ses écrits, ses lettres, et en particulier dans un Journal spirituel où cette âme, comprimée plus ou moins par l'impuissance physique, s'en console et s'en dédommage dans une libre et silencieuse expansion avec Dieu. A l'illumination supérieure des Saints, le Père joignait l'expérience consommée d'un maître dans l'art de la conduite des âmes appelées à la perfection. A Gand, il avait été, au titre de Socius, le second du Père Maître auprès des novices qui s'y étaient réfugiés. A Londres, à Bruxelles, il écrivait, pour les religieuses Bénédictines confiées à sa direction, des maximes et des règles de spiritualité, dont les soeurs se nourrissaient entre elles longtemps encore après qu'il les avait quittées. Le caractère propre de sa direction est la force. Les mots de " vertu vigoureuse „ de " vigueur spirituelle reviennent sans cesse sous sa plume. Mais la piété, piété vraiment filiale, y mêlera l'allégresse du cœur et l'ineffable paix, moyennant le plein et confiant abandon à Celui qui est par dessus tout le bon Dieu ! L'abbé Carron qui l'avait connu a écrit, de souvenir : " Nommer le Père Picot Clos-Rivière, c'est nommer un Evangile vivant, un directeur accompli, de mœurs angéliques, et d'une piété, d'une bonté vraiment souveraines. Sa sainte vie fut un apostolat continuel ; et Paris, qui bien longtemps admira ses vertus.vient d'admirer encore,cette année même, 1820, une fin digne d'une telle vie „. — " Il n'est pas possible d'exprimer ici tout le bien qu'il a fait à Melle de Cicé, sa fidèle pénitente, continuant auprès d'elle, pendant un grand nombre d'années, l'exercice du minis-
LE DIRECTEUR D'AMES
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tère que le saint abbé Boursoul avait inauguré avec tant de bonheur (1) „. Molle de Cicé était exaucée. La direction du Père de Clorivière était la réponse à la prière qu'elle n'avait cessé de faire à Dieu " de la conduire directement au guide qui la devait mener à lui, et à l'accomplissement de sa volonté sainte „. C'était aussi la réponse à la vocation, dont l'appel s'était fait entendre à elle, au dernier jour de sa mémorable retraite d'octobre 1776, alors qu'écrasée sous l'honneur de cette grâce qui devait peser d'un si grand poids sur sa destinée, se sentant chanceler à la dernière ligne de ses résolutions. " la pauvre Marie Adélaïde, toute à Jésus son époux, „ les signait de son sang, et se déclarait à ses ordres pour le jour où il lui plairait de lui manifester ses volontés. Il y avait donc dix ans qu'elle portait en elle cette disposition et cette attente. Il y en avait trois que, depuis la mort de sa mère, après six mois de deuil passés au Garmel, elle errait, pour ainsi dire, de la Retraite aux Incurables, puis à la Retraite encore, à la recherche et à l'essai d'un état qui serait le centre de gravité de son existence morale, et le point fixe d'une destinée, dont la mission lui était clairement apparue, mais dont les voies et moyens étaient encore le secret de Dieu. Toutefois, au cours de ces années, bien des points obscurs de ces divins vouloirs s'étaient éclairés à la lumière de la prière et de la méditation. Le Père Varin, l'ami intime du Père de Clorivière, a révélé dans ses souvenirs l'existence d'un Projet de l'œuvre, tracé par Melle de Cicé elle-même, dans lequel ses premières pensées (1) V. LE P. JACQOES TERRIEN : Histoire R. P. de Clorivière Liv. I, II et III, de p. 1 à p. 260, un vol. in 8° Imp. Levalois,
" PROJET „ DE Melle DE CICÉ
à cet égard avaient pris corps et présentaient les rudiments d'un organisme primitif de société religieuse. " Il est infiniment consolant, rapporte-t-il, de trouver dans les papiers de la main de Melle de Cicé, et antérieurs à la connaissance que Dieu lui fit faire du Père de Clorivière, des vues pour sa perfection et un plan de vie entièrement conforme à celui qui devait être embrassé par la Société dont elle fut la Mère „. Cette antériorité, ainsi constatée par un tel témoin, assure à Melle de Cicé son titre de fondatrice de l'Association pieuse que nous allons voir poindre, naître et se former progressivement par elle comme autour d'elle. Ce précieux manuscrit a été retrouvé, autographe, sans date. Melle de Cicé y écrit en tête : " A la plus grande gloire de Dieu ; puis en titre : Projet d'une société pieuse. Ce n'est sans doute qu'une esquisse. Mais il est facile d'y reconnaître les principaux linéaments de ce qui sera l'institut des Filles de Marie ; avec des accessoires qui s'élimineront d'eux-mêmes, à la lumière des faits et de l'expérience. " Il s'agirait, écrit-elle, que quelques personnes se joignissent ensemble, vivant en commun, soit dans une maison de retraite, soit dans un hôpital, ou près d'une communauté .„ Cette dernière ligne, qui fait de la " Société pieuse „ l'annexe ou l'enclave d'une communauté étrangère, est la partie caduque du projet, laquelle sera abandonnée bientôt comme ne pouvant ni ne devant avoir son application. Mais voici, indépendante de ce cadre illusoire, toute la vie religieuse que Melle de Cicé va nous faire apparaître. C'est d'abord son principe et son fondement qui sont les trois vœux ; après quoi elle entrera dans son fonctionnement et ses formes spéciales.
LA VIE RELIGIEUSE ; LES VŒUX
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Elle écrit : " Ces personnes feraient les vœux simples de pauvreté, de chasteté, d'obéissance „. C'est l'élément essentiel et constitutif de la vie religieuse. Puis, entrant dans son règlement et ses exercices, elle y prépose et dispose la Prière, l'Oraison, tous les actes successifs de la vie spirituelle, remplissant, sanctifiant l'horaire de chaque jour : " Le matin, la Prière, Une demi-heure d'Oraison, les Petites Heures, la Sainte Messe. — Dans la matinée, une demi-heure de Lecture, avec une demi-heure pour y réfléchir. L'Examen avant le diner. Après Vêpres, une demi-heure devant le Très-Saint Sacrement. Vers le soir une demi-heure d'oraison. L'hommage à La Sainte Vierge... „ Melle de Cicé, pour s'encourager, a devant les yeux un type de vie mixte qui se recommande d'un grand nom : " On pourra suivre, écrit-elle, les sages constitutions de la Visitation, autant qu'elles pourront s'accommoder avec les œuvres de charité qu'on se propose d'exercer, suivant le premier plan de Saint François de Sales pour son Institut, qui voulait d'abord joindre la vie active à la vie contemplative que mènent ses filles. „ L'horaire se modifiera suivant la diversité des situations. Les exercices demeureront. La vie active ensuite. Le projet poursuit : " Les personnes, explique-t-elle, seraient donc toutes livrées en même temps à la prière et aux bonnes œuvres qui se présenteraient, s'offrant à Dieu, par le moyen de l'obéissance, pour s'acquitter de toutes celles dont la Providence les chargera, sans se proposer rien de particulier que le bien spirituel et temporel du prochain „... " Pour le bien spirituel qui est le principal, elles s'emploieront aux retraites, tant pour faire faire les exercices que pour l'instruction des pauvres „. Adélaïde de Cicé. — 3
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LE SAINT PROJET
Cette universalité du zèle, s'étendant à tout bien, demeurera le partage illimité de l'Association future, suivant la belle maxime de Saint Ignace : Bonum quo universalius eo divinius : Plus le bien est universel et plus il est divin. Pour que le vœu de pauvreté se puisse concilier avec l'exercice de l'aumône, Melle de Cicé écrit au même lieu : " Le vœu simple de pauvreté n'empêchera pas que chacune jouisse de son patrimoine ; mais l'obéissance ne permettra d'user du revenu qu'avec l'autorisation de la Supérieure „. Cela demeura. Une telle conception de la pratique du vœu de pauvreté en religion paraîtra d'autant plus remarquable que la fondatrice n'a sous les yeux ni précédents, ni analogues, que je sache, qui lui en fournissent le type : "Par ce moyen, dit-elle, leurs biens se trouveront comme en commun, ainsi que ceux des premiers fidèles, pour servir aux nécessités de leurs frères indigents „. En tout, une forme de vie humble, pieuse et charitable, toute dévouée au bien où qu'il soit, et continuellement et partout en présence de Jésus-Christ et en union avec Lui : c'est bien la vie religieuse transplantée toute vive et toute pleine dans le siècle. " Il n'y a pas une seule des vertus, un seul des mérites de l'état religieux qui ne puisse et doive être ■ l'apanage d'une fille de Marie „, devait-il être écrit un jour. Me]le de Cicé avait eu cette vision sublime, et elle en avait tressailli d'allégresse. Mais le projet, puisqu'il n'est encore qu'un projet, reste présentement modifiable et indéfiniment perfectible. L'expérience indiquera les amendements nécessaires. La sagesse et le conseil en délibéreront, l'autorité de l'Eglise en décidera. Sur cet arbre nouveau planté dans le jardin de Dieu, des branches seront élaguées, des feuilles et des
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fleurs tomberont ; mais cette chute de fleurs fera mûrir les fruits. Tels étaient donc les desseins que tout pressait Melle de Cicé de faire passer en acte, car les années étaient venues : " A l'âge où je suis, écrit-elle alors, — elle avait trentehuit ans —, et après avoir tant offensé Dieu, il est bien temps que j'entre dans ses desseins „. C'est au Père de Clorivière qu'elle les avait communiqués. " Le religieux comprit bien vite quelle âme lui était adressée, rapporte le Père Varin. 11 ne pouvait en trouver une qui fut plus remplie de l'esprit de Dieu, pleine à la fois d'innocence et d'humilité, consumée de l'amour de Jésus-Christ et du prochain „. De son côté, MelIe de Cicé était convaincue que c'était là le saint prêtre qui l'introduirait dans la Terre Promise. Dans le sentiment qu'elle avait de sa faiblesse, et celui de la grandeur de la vocation qui lui était apparue, devenue plus avide d'obéissance depuis la mort de sa mère, elle eût désiré s'y engager par vœu entre ces mains. Le Père de Clorivière ne le lui permit pas, par une prudence qui s'inspirait de la sagesse même de l'Eglise. C'était pour le moins prématuré. " Si toutefois, lui dit-il, il plaît à notre divin Maître de se servir de moi pour vous aider à remplir ses desseins de miséricorde sur vous, soyez persuadée que je m'efforcerai de répondre à tout ce qu'il pourra demander de moi. Pour le présent, le désir de Melle de Cicé était d'entrer en contact intime avec cette vie religieuse, base de tout son projet, en s'y faisant initier près d'une communauté dont elle pratiquerait les règles et suivrait les exercices, sans y contracter de liens. Le sage Père estima que préliminairement elle en devait faire l'essai durant
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LA SAINT PROJET
une retraite chez les Filles de la Croix, proche de là, à Saint-Servan, auprès d'une supérieure qu'il tenait pour une rare maîtresse en spiritualité. Elle y fut : " Je partis contente, écrivait-elle ensuite. En faisant ce premier pas, j'emportais la confiance que je faisais la volonté de Dieu „. Les premiers moments furent ceux de rudes combats. Apportait-elle là quelque ressentiment des passions politiques qui alors divisaient la noble société de Rennes ? Il en sera reparlé. On trouve seulement, dans le compte rendu de sa retraite, l'aveu que parfois sa charité pour le prochain s'était trouvée compromise par un reste d'aigreur contre des gens qu'elle n'indique pas. Tout ce qu'elle a pu faire a été de ne pas le laisser voir extérieurement. Mais à ces premiers et secrets mouvements d'antipathie naturelle a succédé " un état de joie et de paix, avec une vive ardeur pour la perfection „ qui a tout dissipé. En somme c'est de cette retraite qu'Adélaïde écrira bientôt : " Je sens que mon cœur s'est notablement élargi, dilaté, depuis ma retraite à la Croix. Je n'ai jamais eu plus d'espoir et de désir de servir Dieu et le prochain que dans ces jours de solitude „. Désormais ce n'était plus d'une retraite de quelques jours qu'il s'agïssaitmais d'un noviciat complet et prolongé dans cette même maison, pour s'initier à l'esprit et à la pratique de cette vie religieuse. Mais c'était affaire de plus grande conséquence et qui demandait de plus mûres délibérations. La saison des Eaux à Dinan se passa avant qu'il fût rien statué à cet égard, entre le directeur et la pénitente que l'automne ramena à Rennes. C'est là que, le 23 septembre 1787, elle reçut cette lettre qui lui entr'ouvrait, bien que d'une main discrète encore, l'entrée de la carrière.Elle est
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la première d'une correspondance spirituelle qui fournira la trame, comme elle sera le trésor de la présente histoire. " Vous attendez d'avoir une décision de moi touchant votre projet. Je me sens porté à vous le donner aujourd'hui, après avoir consulté le Seigneur, et dit la sainte messe à cette intention. Vous pouvez vous rendre à la Croix, Mademoiselle, mais cela suppose que votre confesseur (de Rennes) sera de cet avis. L'œuvre que vous vous proposez est par elle-même très bonne ; et le sacrifice que vous ferez en quittant votre patrie ne sera pas peu de chose ; il vous disposera à en faire de plus grands. Si votre confesseur est d'un autre avis, n'insistez pas ; vous aurez devant le Seigneur.le mérite de la volonté. S'il approuve cette démarche, ne cherchez pas d'autres conseils „. Le reste de la lettre est fait d'excellents avis sur la conduite de prudence à tenir, en arrivant à la Croix : bien regarder et penser avant de rien faire ; connaître et définir son devoir; ne prendre conseil que de la supérieure, à laquelle d'ailleurs elle s'est déjà ouverte, et s'en est bien trouvée „. Puis tout sè termine par ces conseils d'expectante temporisation : " Le temps est un grand maître. 11 nous manifeste peu à peu les desseins du Seigneur. Il faut se contenter d'en connaître ce qu'il lui plaît de nous en découvrir. Ce serait à nous une folie de vouloir lever entièrement le voile donl il ne veut lever qu'une partie. Au reste, ce que je vous dis ici n'est pas une loi pour vous, c'est un avis que je vous donne, et qu'il vous est libre de suivre ou de ne pas suivre, selon que vous le jugerez plus ou moins conforme aux inspirations du Seigneur „. N'y avait-il pas encore beaucoup d'indécision dans cette décision ? On n'en sera pas surpris quand on considérera ce qu'il y avait d'insolite dans le projet mixte de Melle de Cicé,
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consistant à concilier la vie' religieuse et la complète observance des vœux avec la vie séculière ; la fuite du monde sans le refuge du cloître, mais sous l'habit du monde et dans la continuelle cohabitation avec lui. Et on comprendra ces autres réponses évasives ou suspensives du Père : " Par rapport au projet que vous avez conçu, ou plutôt que vous ne faites qu'entrevoir d'une manière confuse, voici ce qui me vient à l'esprit de vous dire : " Pour atteindre la perfection, il faut autant, qu'il est en vous, marcher par la route battue par les saints, sans vouloir vous en frayer de nouvelles. Il ne faut pas aisément admettre des désirs de sortir de l'état ordinaire quand nous pouvons croire qu'il est saint, mais craindre que ces désirs ne proviennent de l'instabilité naturelle de l'esprit qui se plaît au changement, ou même d'un amour propre subtil qui se lasse de marcher à la suite des autres „. On comprendra aussi que de son côté le confesseur de Rennes, à qui le Père de Clorivière remettait le jugement définitif de cette affaire, opposât les mêmes objections et difficultés. Entre plusieurs Pères du nom de la Croix alors demeurants à Rennes, l'ancien Jésuite ainsi nommé qui intervient ici, autrefois préfet au collège de cette ville, maintenant consacré à l'exercice séculier du ministère des âmes, homme d'un âge grave et mûr, était peut-être le prêtre qui connaissait le mieux MeIle de Cicé qu'il dirigeait depuis un grand nombre d'années. La réponse qu'elle en reçut fut celle-ci peu encourageante, qu'elle communiqua sincèrement au Père de Clorivière, en ces termes : " J'ai transmis au Père de la Croix ce que vous me marquez sur mon projet ; sur quoi il m'a dit que je serais la première à en revenir, que c'était légèreté, qu'après avoir tenté déjà diverses choses, ma conduite serait marquée au coin de l'inconstance „.
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Il tenait grand compte cependant de l'avis du Père de Clorivière, dont il savait la sagesse. Toutefois il était un point qui les divisait. Tandis que le Père Recteur, de Dinan louait Mademoiselle du sacrifice qu'elle saurait faire, en quittant Rennes sa patrie pour se retirer à Saint Servan, le Directeur de Rennes la retenait à Rennes, dans la maison de la Retraite où elle avait déjà commencé de vivre avec quelques Dames pensionnaires dans la pratique commune d'œuvres de charité. " Je lui ai dit que je ne ferais rien sans son avis, que le votre était que je m'en rapportasse à lui, que vous me recommandiez de ne pas insister „. Pourquoi, en effet, Mel,e Adélaïde n'eut-t-elle pas choisi de demeurer à Rennes pour ce stage d'essai et même au delà ? Une de ses lettres l'explique. D'abord la Maison de la Retraite de Rennes n'est pas une maison de plein exercice religieux, au sens canonique de ce mot. Si les Dames y font le vœu simple et temporaire de chasteté elles n'y font pas ceux de pauvreté et d'obéissance,lesquels ne sont pas moins de l'essence de la vie religieuse telle que l'Eglise la définit. Quant aux pensionnaires, dit-elle, " elle ne les a trouvées là ni nombreuses, ni choisies, du moins suivant ses vues, car je ne désirais pas pour compagnes toutes sortes de personnes „. Son zèle d'action charitable n'a pas non plus trouvé là le concours qu'elle espérait. Une initiative d'elle, qu'elle rapporte à ce sujet, est digne qu'on l'enregistre : 14 Une chose qui m'a fait penser que le bon Dieu ne veut pas que le projet s'exécute ici, est celle-ci que j'ai rappelée au Père de la Croix. — Le désir de répondre à ce que je pensais être dans les desseins de Dieu m'engagea à louer quelques chambres tout près de la Retraite, dans la pensée d'y retirer quelques pauvres femmes malades
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les plus abandonées. J'espérais que, quand j'aurais des pauvres, le bon Dieu enverrait quelqu'un pour donner commencement au projet. Mais, quelque désir que j'en eusse et quelque recherche que j'aie faite, cela n'a pu se faire „. C'est parmi ces déceptions et comme du milieu de ces épines qu'elle fait arriver au Père de Clorivière cette voix de sa confiance et de sa reconnaissance : "Durant ces épreuves, j'ai souvent demandé au bon Dieu de me faire connaître une personne qui fût propre à être à la tête de cette oeuvre, si elle devait réussir pour sa gloire. Je vous avouerai, mon Père, que presqu'aussitôt que je vous ai connu, j'ai espéré que Notre Seigneur m'accordait cette grâce. Et plus je vais, plus je désire de me mettre absolument entre vos mains pour faire ce qui lui plaira davantage. Il me semble que je trouverais toute ma force dans l'obéissance que je rendrais ainsi à Notre Seigneur dans votre personne. „ Ce qui l'attirait en ce vénéré directeur, ce n'était pas seulement le grand religieux, le grand apôtre que nous venons de dire, c'était aussi l'ancien pasteur de Paramé, avec la connaissance qu'elle avait du foyer de piété qu'il y avait allumé, de l'élite de femmes chrétiennes qu'il y avait groupées, et de l'œuvre de religion et de charité qu'il y avait fondée, et qu'il y entretenait et propageait par elles parmi les paroisses d'alentour. Nous verrons, au cours de cette histoire, ce que représentaient de vertus, et ainsi d'espérances pour le projet de Melie de Cicé, les noms de Mme de Bassablons, de MelIes Thérèse et Amable Chenu, et plusieurs autres noms plus humbles, mais non moins grands devant Dieu. Le milieu de vie angélique et apostolique à la fois que Melle de Cicé regrettait de n'avoir pas trouvé à Rennes, n'était-elle pas
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assurée de le trouver à Saint-Servan. Saint-Malo. Paranié, dans ce troupeau d'élite sur lequel l'ancien recteur gardait toute son autorité ? Il la gardait aussi à ce couvent de la Croix où la novice espérait qu'elle serait admise, comme à l'école de la vie religieuse, ayant déjà l'assurance qu'elle y était comprise Quels que fussent ses désirs, ils se subordonnaient à ceux de ses deux guides, qu'elle ne désespéra pas de rendre concordants, mais par les seuls moyens de sincérité, de la simplicité et de l'humble déférence que font le charme de ces lettres tout imprégnées à la fois de douceur et de candeur, comme de fermeté. Le premier point sur lequel ils se sont mis aussitôt d'accord est celui de sa communion quotidienne. Là se trouve " l'Ange du grand conseil „, en sa divine audience. Mademoiselle remercie le Père de Ciorivière d'être intervenu auprès de son confesseur pour lui en obtenir l'autorisation : " Puisque je vous dois ce bonheur, mon Père, j'espère que vous vous intéresserez auprès de Notre Seigneur pour m'obtenir de ne jamais Je recevoir sans fruit, afin que ma vie réponde à une si grande grâce! „ Elle le remercie de même d'avoir porté son nom à l'autel de Jésus-Christ au divin sacrifice. Tout est de Dieu et pour Dieu dans cette correspondance. Elle le remercie en second lieu du rayon d'espérance qu'il a fait, luire à ses yeux : " Quant au parti que vous vous sentez porté à me conseiller, après avoir consulté le Seigneur, j'ai ressenti une grande joie de l'espérance que vous me donnez devoir accomplir les desseins de Dieu sur moi „. Assurée, de ses desseins et de sa vocation : mais défiante d'elle-même, la fille de Dieu ne s'aveugle ni sur son infirmité ni sur les difficultés : " Sans doute bien souvent,
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moi aussi, je trouve un tas de difficultés dans l'exécution de ce projet; mais s'il vient de Dieu, je sens que je ne dois pas craindre qu'aucun obstacle résiste à sa volonté. C'est moi-même que je crains plus que tout le reste „. Ce que redoute sa délicatesse c'est d'avoir trop souhaité " que la volonté de Dieu fut l'accomplissement de la sienne propre, et de se tromper elle-même, et aussi les autres, sur ses propres sentiments, par suite de l'enthousiasme qu'elle a conçu pour cet idéal entrevu. — " Cela dit-elle, tient peut-être à mon goût pour l'extraordinaire, peut-être aussi comme vous le dites, mon Père, à quelque amour-propre subtil qui s'ennuie de marcher à la suite des autres. Cependant, par la grâce de Dieu, j'ai tâché de remettre toutes mes inquiétudes entre ses mains ; lui demandant de m'ôter ce désir s'il est contraire à sa volonté, et de vous faire connaître, ainsi qu'au Père de la Croix, s'il est conforme aux desseins qu'il a sur moi. Je sens bien qu'il n'y a que cela d'assuré ; et j'ai, plus que toute autre, mille raisons de me défier tout ce qui viendrait de moi. „ En définitive qu'a-t-elle voulu et cherché, sinon Dieu mieux aimé, mieux servi ? " Rien, dit-elle, n'a tant contribué à me ranimer que l'espérance d'être appelée à mener une vie plus parfaite où je pourrais servir et aimer NotreSeigneur tout autrement que par le passé, et contribuer à le faire aimer et servir. Je sens bien que ces vues m'ont donné beaucoup plus de courage que ne m'en laissait ma lâcheté passée. — Il s'est augmenté encore depuis ma retraite à la Croix. Et enfin je ne me suis jamais senti plus d'espoir et de désir de servir Dieu que depuis que votre lettre m'a fait entrevoir la possibilité d'exécuter mon projet. „ " Il est deux ailes par lesquelles l'homme est soulevé
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de terre, dit le livre de l'Imitation : la simplicité de l'intention et la pureté dans l'affection „. Ainsi Meile de Cicé planait-elle dans ces régions du surnaturel, où, loin des fantômes de l'orgueil et de l'illusion des sens, sont les chemins de la lumière. La discrétion du Père de Clorivière à l'égard du Père confesseur de Rennes avait été extrême : " Si nous pensons différemment, avait-il écrit, c'est, moi qui me trompe, et non pas lui. C'est lui qu'il faut écouter et non pas moi. „ Tout est droiture, ouverture, loyauté et vérité dans le traitement d'une affaire pesée de part et d'autre au poids du sanctuaire. " Le Père de la Croix, répondait d'autre part Melle de Cicé, est bien content de voir que toute mon affaire repose entre vos mains „. Et à son père de Rennes ; " Je prie Dieu de vous faire connaître, ainsi qu'à M. de Clorivière si mon désir est conforme à ce qu'il veut de moi. Que, si après avoir examiné ensemble mon projet, vous venez à penser qu'il ne soit pas dans l'ordre de Dieu sur moi, je ne le ferai pas. Mais j'espère qu'alors vous demanderez et vous m'obtiendrez la grâce nécessaire de n'y plus penser, sans quoi je serais toujours troublée de cette idée. Je ne suis pas maîtresse, de l'inquiétude où je suis ; mais la confiance que Dieu m'a donnée en vous me fait espérer que je saurai renoncer aux choses qu'il faudra. Ainsi je ne souhaite rien tant que vous voyiez clairement mes dispositions là-dessus, comme sur tout le reste, ainsi que les motifs qui me conduisent et sur lesquels je crains de me faire illusion „. Tant de soumission unie à tant de conviction ne pouvait manquer de lui conquérir l'assentiment de l'un comme de l'autre des deux pères. Le Père de la Croix ne tarda guère à lui faire savoir " qu'il ne lui défendait pas de
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LE SAINT PROJET
penser à ce projet, auquel il n'avait jamais fait d'opposition, mais auquel il voyait de grandes difficultés „ — " II m'a dit qu'il était de l'avis de l'essai, et qu'il espérait que Dieu manifesterait sa volonté par ce moyen là. Au reste, il m'a conseillé, mon Père, de m'en rapporter à ce que vous trouveriez à propos sur le lieu que je dois habiter „. C'était son désistement,et son assentiment du même coup. Le 26 novembre 1787, le Père de Clorivière, lui, déclara voir poindre dans le dessein qu'elle avait formé l'étoile de la volonté de Dieu : " J'ai peine à me persuader. Mademoiselle, que les désirs que vous avez ne viennent point de Dieu, ou que ce soit en vain qu'il vous les donne. Ainsi sa volonté sainte ne se montre à nous d'ordinaire que par degrés. Il ne faut pas vouloir lever le voile qui la recouvre à nos yeux, nous contentant de vouloir ce qu'il veut.nous en découvrir et l'exécuter fidèlement. „ Il y avait plus d'un an que MeIle de Cicé avait fait sa retraite au couvent de la Croix ; il y avait plus longtemps encore que la question de sa vocation se discutait, par lettres, dans des délibérations dont nous venons de voir la sagesse, et dont il ne faut pas trop accuser la lenteur. Puisque cette vocation était particulièrement extraordinaire, et qu'elle tendait à une institution insolite et nouvelle, il était bien que les hommes de Dieu s'assurassent d'abord que l'entreprise allait reposer sur le granit la volonté de Dieu. Il était bien aussi que l'acceptation du projet souffrit contradiction, et qu'on n'y apportât aucune précipita- tion ; afin qu'il n'y eut lieu ensuite à aucune surprise. Il était bien encore qu'à l'élan de l'inspiration succédât la pondération du conseil ; et que l'on eut d'avance tout prévu et prévenu, devant avoir ensuite tant à supporter et à souffrir !
ATTENTE ET PROVIDENCE
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Il semble enfin qu'il est infiniment consolant pour les Filles de Marie de constater par l'histoire que leur mère fondatrice n'a agi dans cette œuvre ni par des vues personnelles, par l'impulsion des hommes, fut-ce même des meilleurs hommes, mais par vocation de Dieu ; et qu'ainsi, héritières, pour chacune leur part, du bénéfice de cet appel, elles peuvent compter sur Dieu dans l'accomplissement de son dessein éternel. Cependant une dernière et utile épreuve allait être ménagée à la solidité du projet et de l'entreprise : l'épreuve de l'attente patiente et prolongée jusqu'à ce que l'heure possible de la première démarche fut amenée et marquée par les circonstances. Après les lettres d'assentiment des deux Pères à son essai de Saint-Servan, il semble qu'il n'y avait plus qu'à se disposer au départ : " Dieu le veut ! „. Mais, ce même jour, survint une lettre de Mademoiselle elle-même demandant un sursis jusqu'à la saison des Eaux de 1788. Nous ignorons les raisons qui-la retenaient à Rennes, raisons de famille probablement, nées de la surexcitation politique d'alors, et auxquelles le Père de Clorivière, peu empressé d'ailleurs, ne put s'empêcher de souscrire : " Les raisons que vous vous apportez pour ajourner votre voyage jusqu'au temps des Eaux me semblent bonnes, lui répondit le prêtre breton. Vous pouvez ajourner jusqu'à cette époque „, Puis, lui faisant voir dans ces événements l'action de cette divine Providence qui conduit tout, avec force et douceur, il l'exhortait à en profiter pour s'affermir dans la constance et la confiance sereine : " L'œuvre de Dieu ne se fait jamais sans peine: mais sachez allier ensemble l'humilité et la confiance, et vous ne trouverez point d'obstacle que vous ne surmontiez. „
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LE SAINT PROJET
Mais quelle est donc cette fille de Dieu, prévenue de ses grâces, éclairée de ses lumières, qui ferme dans sa voie, soumise dans sa conduite, s'avance vers un but certain, appuyée sur le bras de son guide, mais tenant ellemême le flambeau ? Quelle est donc cette œuvre nouvelle, réputée d'abord invraisemblable, impossible même, qui, discutée contradictoirement, emporte aujourd'hui de part et d'autre l'assentiment de ses juges convaincus et conquis ? Puis, quels sont aujourd'hui ces événements de la terre qui viennent se jeter au travers des desseins du ciel, mais pour ensuite les précipiter en les justifiant ?....
CHAPITRE TROISIÈME
La Bretagne soulevée — L'âme pacifiée — Vers le couvent. L'Etat de Bretagne — Rennes — Soulèvement provincial — "L'esprit des Cicé,, — Paix en Dieu — Vers le couvent — Double idéal — Mère Marie de Jésus — Séparations et Départ. L'époque où nous a conduits cette histoire est celle, très agitée, du long soulèvement de la Bretagne contre les agissements abusifs et irritants du pouvoir souverain. Rennes, avec son parlement, tenait tête à Versailles. On sentait l'approche et déjà le souffle de colère de la Révolution. On sait comment, par suite du mariage de la duchesse Anne avec le roi Charles VIII, puis avec Louis XII, la Bretagne avait été incorporée à la France, où, par le traité d'union de 1579. elle était entrée, mais tête haute, avec le titre et les franchises très larges des pays d'Etat. Le pays d'Etat conservait une bonne partie de son autonomie, tel que le choix de ses administrateurs, ses Etats provinciaux, la fixation du chiffre et du mode de répartition et de perception de l'impôt, l'élection de ses magistrats municipaux, le droit d'être régi judiciairement par les coutumes locales. Or nulle province ne bénéficiait plus magnifiquement de ces privilèges que la Bretagne, comme nulle
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LA BRETAGNE SOULEVEE
aussi n'en était plus jalouse. Depuis François 1er, chaque roi de France s'engageait à observer et garder inviolablement les droits de Bretagne, sans rien y changer ni diminuer. Et. à chaque tenue des Etats provinciaux, les représentants royaux renouvelaient ces serments. Mais le pouvoir royal s'accommodait mal des immunités de ces annexes gênantes, qu'il travaillait à fondre administraiivement dans une unité centralisatrice. Plus que toute autre la Bretagne s'y montrait réfractaire. Dans sa résistance au pouvoir central il n'y avait pas seulement le soulèvement naturel d'un peuple pauvre pressuré par les exigences du fisc, il y avait, pour une bonne et belle part, la légitime fierté d'une grande province, riche de ses souvenirs et de ses services, laquelle jamais vaincue, mais donnée d'elle-même à la France, ne pouvait souffrir de se voir traitée en pays conquis. Très respectueuse traditionnellement pour la personne du Roi, la Bretagne ne l'était pas. loin de là, pour les représentants de son autorité, laquelle ils agravaient jusqu'à l'absolutisme. Sous Louis XV, les projets réformistes du duc d'Aiguillon s'étaient heurtés violemment à l'opposition acharnée du parlement de Rennes.le plus ombrageux comme le plus indépendant des corps constitués. Il en fut de même plus tard, sous le triste et vexatoire ministère de Lomenie de Brienne. Ce fut le conflit d'un demi siècle entre la Bretagne et Paris, lequel ne devait finir que lorsque Parlement, Etats, provinces et royauté tombèrent sous les mêmes coups. Les Champion de Cicé étaient héréditairement les tenants de la cause provinciale ; intellectuellement d'ailleurs bien armés pour la défendre. Leur esprit fin et piquant était proverbial. Le père de MbI1b Adélaïde y excellait. On colportait ses mots, et Rennes n'avait pas
LE PARLEMENT, JANSENISTES ET PHILOSOPHES
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oublié la campagne d'épigrammes qu'en 1717 et 1718, le chevalier de Cicé et ses amis avaient menée contre le maréchal de Montesquiou, que le souvenir de Malplaquet où il avait commandé, défendait mal contre les traits empennés de ce brillant officier qui défrayait à ses dépens les salons, la garnison et les châteaux. Ainsi le représentant royal, malgré sa charge et son grand nom, fut-il mis au ban de cette noblesse altière qui faisait le vide dans son palais, refusant de s'asseoir à ces grands repas légendaires que les gouverneurs donnaient aux députés des Etats, ainsi que Mu,e de Sévigné en fait la piquante peinture pour ceux de Vitré. C'était une provocation. Montesquiou y répondit en exilant de Rennes deux de ces terribles frondeurs, les plus écoutés parce qu'ils étaient les plus hommes d'esprit. C'étaient le chevalier de Cicé et le chevalier de la Haute-Touche, tous deux capitaines aux dragons de Bretagne. Moins justifiables certes que les revendications politiques étaient celles qu'élevait aux mêmes lieux la philosophie des Encyclopédistes. A l'époque où nous en sommes de cette histoire, 1788, il y avait à peine dix ans que Voltaire venait d'expirer, enseveli dans son triomphe ! Son règne avait vu s'établir à Rennes un club littéraire " la Sabbatine „, formé de douze esprits-forts, et placé sous le haut patronage de d'Alembert. D'autre part, le Jansénisme avait là son irréductible forteresse dans ce Parlement qui naguère s'était obstinément refusé à enregistrer la Bulle Unigenitus. C'était à son ombre et de ses haines aveugles, qu'avait été forgée l'arme inique et perfide dont son Procureur général, le fameux La Chalotais, avait frappé mortellement la Compagnie de Jésus. La Chalotais, avant de mourir, 1785, put voir quelles idées Adelâïde de Cicé. — 4
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avaient germé dans la jeunesse sur les ruines des collèges qu'il avait fait fermer. L'insurrection était donc à l'ordre du jour dans les esprits, celle contre l'Eglise comme celle contre l'Etat. En ces mêmes années, 1787, 1788, des émissaires des sociétés secrètes installent à Rennes des officines et débits de pamphlets incendiaires, pour le déniaisement des foules. Entraînant derrière eux les étudiants de l'Ecole de Droit, ces étrangers, bravant l'opinion comme la police, prêchaient, avec des sourires et des colères, l'âge d'or de la liberté et de l'égalité, l'abolition de l'impôt et dé la dîme, agrémentant leurs promesses de tirades insolentes ou scandaleuses contre les nobles et les prêtres. Des rixes sanglantes s'en suivirent ; deux jeunes gentilshommes bretons y périrent. Mais les coupables s'en furent à Paris justifier et abriter leurs violences et leurs démences derrière les noms illustres de Rousseau, de Raynal, de Voltaire, les immortels précurseurs de la Révolution ! Cependant les réclamations et doléances des opprimés et outragés se succédaient pressantes à Versailles. Comme elles demeuraient sans réponse, une réunion de tous les gentilshommes de la province, à Rennes, élut une délégation de douze des leurs, à l'effet d'aller en déposer l'expression respectueuse mais énergique aux pieds de sa Majesté. Les délégués étaient porteurs d'un Mémoire rédigé en commun, 5 juillet 1788, revêtu de quatre cents signatures notables, lequel était à la fois une vigoureuse mais calme réprobation des agissements ministériels et un touchant appel à la bonté du Roi. Les douze, refusés et évincés tour à tour par le duc de Penthièvre, gouverneur de Bretagne, par Monsieur, Frère du Roi, enfin par le Roi luimême, se virent finalement, dans la nuit du 14 au 15,
LES DÉPUTATIONS AU ROI
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arrêtes à leurs domiciles respectifs, et jetés à la Bastille. En même temps le Roi disgraciait et exilait le duc de Chabot, de Pralins, de la Fayette, de Sarent, de Boisgelin, coupables d'avoir prêté à leurs compatriotes l'appui de leurs conseils et de leur amitié. A Rennes, cette arrestation exalta jusqu'au paroxysme l'esprit de résistance. Toute la ville soulevée se porta à la demeure de chacun des captifs pour acclamer leurs noms. Leurs femmes firent plus. Vêtues uniformément de deuil, elles se jetèrent dans des voitures qui les emportèrent sur la route de Paris, où elles allaient se jeter en larmes aux pieds du trône de Louis XVI. Aucune de ces émotions n'était étrangère à Mel]e de Cicé ; et on le comprendra quand on saura qu'au nombre de ces délégués était un de ses frères, Augustin de Cicé, capitaine aux Gardes du Roi. Sa captivité se prolongea jusqu'en octobre. Augustin était particulièrement cher à Adélaïde, à laquelle il ressemblait beaucoup par une charité qui le faisait adorer de tous les gens de son domaine. Un petit trait rend bien compte de cet attachement fraternel. C'était, croyons-nous, vers la fin de ces mois d'incarcération, et dans les mêmes jours où Mademoiselle se tenait strictement enfermée, pour sa retraite d'essai, à SaintServan. Désireuse de n'avoir d'entretiens qu'au dedans et avec Dieu, elle s'était interdit d'ouvrir son courrier, quand lui arriva une lettre portant sur l'adresse l'écriture bien connue du cher prisonnier. Nous avons le petit billet par lequel la scrupuleuse retraitante sollicite la permission d'en rompre le cachet : " Comme, dans ces lettres, mon Père, il y en a une de mon frère, que je ne sais s'il est encore à la Bastille, et que je n'ai pas écrit depuis le jour de mon départ, je vous prie d'avoir la
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bonté de me dire s'il est à propos de la lire avant la fin de ma retraite ? „ On devine la réponse. Augustin de Cicé allait être élargi. Ce fut une grande joie parmi ses tenanciers. Et, dans la chanson populaire qui fut composée pour célébrer le retour des embastillés, un couplet félicitait ainsi les vassaux de Cicé d'avoir enfin retrouvé leur bienfaisant Seigneur : " Vous de Cicé vassaux chéris, Il vous est rendu votre père, Et vous n'aurez plus de misère !... „
A cette première députation en succédèrent plusieurs autres. Dans l'une d'elles se retrouvait un oncle maternel d'Adélaïde, Gervais Geslin de Trémergat président des requêtes au Parlement, une des têtes bretonnes les plus respectées. Il fut un de ceux qui, au commencement de février 1791, forçant pour ainsi dire les entrées du Palais, parvinrent enfin jusqu'à Louis XVI étonné de les entendre lui dire que, " malgré son amour pour la paix, la paix n'existait plus dans son royaume ; que des influences, venues de haut, excitaient partout le Tiers-Etat contre le clergé et la noblesse ; et qu'il était urgent que sa Majesté arrêtât dans son principe le cours d'un mouvement dont les funestes conséquences entraîneraient le pays aux abîmes. „ On n'osa mettre la main sur ces hommes de cœur (1). Cette fois encore, si je ne me trompe, les femmes intervinrent. 11 est parlé, dans les histoires, d'une députation de dames bretonnes, élues par celles du pays, non plus comme leurs dévancières pour réclamer l'élargissement de leurs époux, mais pour solliciter, au nom et en souvenir (1)
L'abbé Tresvaux, Histoire de la période révolutionnaire en Bre-
tagne.
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I. — H.
MARTIN.
Hist. de France.
T.
XIV.
LA PAIX EN DIEU
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de la duchesse Anne,la convocation normale des Etats de Bretagne, celle des Etats-généraux, et le retrait immédiat des néfastes Edits de Mai 1787, qui portaient un coup mortel aux prérogatives des assemblées provinciales „. Que, dans cet état de choses, Melle de Cicé,très vibrante aux événements de son temps et de son pays, ait eu des devoirs de famille et de situation qui la retenaient à Rennes, le Père de Clorivière y fait allusion dans ces lignes trop brèves : " Mademoiselle, je pense souvent à vous et je suis vraiment affecté de la difficile situation dans laquelle vous vous trouvez. Je ne vous blâme point du tout par rapport à la Députation. Bien des raisons vous forçaient presque d'agir ainsi ; et votre situation de famille était un motif suffisant. Fortifiez-vous etc. „ Encore ne fallait-il pas que l'Epouse de Jésus-Christ, oubliant son appartenance à Lui seul, se jetât à corps perdu dans la mêlée politique. Et, dès le 15 février 1788, le Père de Clorivière la conjurait de se tenir habituellement avec son Epoux et près de Lui, sur les hauteurs de la paix : " Croyez-moi. Mademoiselle, si vous voulez être tout à Jésus-Christ, laissez les morts ensevelir les morts. Laissez le monde démêler ses querelles. Il n'est pas plus étonnant de le voir en proie à des agitations qu'il ne l'est de voir l'Océan agité par de fréquentes tempêtes. Que peut-on attendre autre chose de celui que l'Evangile appelle le " Prince de ce monde „ ? Mais vous qui êtes sur le rivage, sera-ce en vous précipitant au milieu des vagues que vous pourrez en arrêter le choc ? Que gagnerez-vous à cela ? L'unique parti que vous puissiez prendre est de vous regarder comme étant hors du monde ; de voir les choses du monde du même œil que les voient les anges ; du même œil que nous les verrons
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LA BRETAGNE SOULEVÉE
nous-mêmes lorsque nous serons dégagés des liens du corps. Alors, au milieu du trouble vous serez tranquille, et les cris de discorde qui retentissent tout autour de vous ne pénétreront pas jusqu'à votre âme sereine „. Toutefois sa sérénité ne sera ni de l'indifférence ni de la passivité. Une autre lettre, 3 juillet, quelques jours avant le départ de la députation des douze, lui assigne entre les partis un rôle très opportun de médiatrice et de conciliatrice. L'heure le requière, l'heure s'y prête ; et le Père en attend l'efficacité de sa piété et de sa charité. Il écrit donc : " Sans doute, les circonstances où vous êtes ne vous permettent pas de quitter Rennes. Il faut adorer en tout les desseins de la Providence. Ne craignez même pas ce peu de dissipation où vous pourrez être : ce que vous pourriez perdre du côté du recueillement, vous le regagnerez du côté de la charité. Il y a des moments où l'on trouve les âmes bien disposées pour recevoir de bons avis : telle est, ce me semble, la situation où vous êtes. On vous écoutera volontiers ; et je suis bien persuadé que vous ne négligerez pas l'occasion d'éveiller dans les âmes aigries les sentiments de piété qui sont en vous. Pour vous, Mademoiselle, que rien ne vous décourage, soyez fidèle ; mais en vous accommodant aux circonstances, et sachant parfois omettre vos pratiques extérieures de piété. Vous ne le ferez que pour Dieu, et par une charitable condescendance envers le prochain. „ Le prochain, la patrie ; le service de l'un et de l'autre par la charité, sans doute, mais par la prière aussi : "Jouissant dune plus grande paix dans votre vie en.Dieu, ma fille, vos prières seront d'autant plus efficaces pour obtenir aux autres cette paix que vous désirez pour eux comme pour vous. Je ne vois rien qui convienne mieux
LA GRANDE PRIANTE
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à votre situation présente „. Elle sera la grande priante pour sa famille et son pays. Elle est fille, sans doute : qu'elle se souvienne de son père, le chevalier de Cicé qui a combattu et souffert pour la cause de la Bretagne. Elle est sœur : qu'elle se souvienne de ses frères et de ses proches, incarcérés ou disgraciés pour la même noble cause. Mais elle est épouse aussi " Et, ajoute son directeur, il ne faut pas que les liens de la chair et du sang vous fassent oublier ceux que vous avez contractés avec Jésus-Christ. Jésus-Christ ne veut point de cœur partagé. „ Il est l'Epoux. " C'est lui, Jésus crucifié qu'il faut considérer. Son langage est intelligible ; il saura bien, lui, le faire entendre à votre cœur. Et, si vous ne l'entendez pas, comment moi prétendrai-je me faire entendre de vous ? „ C'est un rappel pressant, presque impérieux à ce Projet et plan de vie religieuse dans le monde qui, six ou huit mois auparavant, avait fait entre eux le sujet de longues délibérations, parlées ou écrites, en la présence de Dieu. Depuis ce temps, l'homme de Dieu n'a pas perdu de vue cet aperçu d'un état de vie dont l'étrangeté l'avait étonné tout d'abord. 11 l'a comparé à d'autres pour en juger ; il lui a cherché des précédents et des analogies. Il en a ainsi mieux découvert le caractère propre et la spécifique singularité. Ainsi s'est faite dans son esprit la séparation de la lumière et des ombres ; et c'est dans cette meilleure lumière que reparaît aujourd'hui le Projet d'une société pieuse dans l'importante lettre suivante, datée du 27 mars 1788 : " Je cherche Mademoiselle, à me faire une idée nette de vos desseins, et je vais vous développer ce que j'ai conçu. Vous me direz si j'ai bien saisi votre pensée : ce n'est qu'après cela que je pourrai vous dire quelque chose de positif à ce sujet „.
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LE PROJET SPÉCIFIÉ
" Vous voulez, ai-je compris, vous livrer tout ensemble aux œuvres de charité au dehors, suivant l'attrait que le Seigneur vous en a donné, et jouir des avantages de la vie religieuse et commune „. Tel est le problème posé dans ses deux termes. Mais s'est-il demandé,en y réfléchissant : Cette alliance désirée de la vie religieuse et des œuvres n'a-t-elle pas sa vivante réalisation dans des institutions déjà existantes ? 11 en propose une première : " Il semblerait qu'une vie telle que celle des Filles de S1 Thomas satisferait à ce double attrait „. Où est la différence? " Est-ce que l'objet de votre charité serait, non les pauvres des hôpitaux, mais ceux plus malheureux, croyezvous, qui sont dans leurs maisons ? Et est-ce afin de pouvoir les assister à domicile que vous croyez devoir garder la propriété de vos biens ? „ Une autre société existante répondrait à ce même charitable service : " A ne considérer que ce dernier objet, ce serait un moyen d'y satisfaire pleinement que de vous associer à la Congrégation des Dames de la charité. Mais à ces œuvres vous voulez joindre, en outre, le mérite propre de la religion par l'émission et la pratique des trois vœux de pauvreté, de chasteté et d'obéissance „ : ce qui n'est pas chez ces Dames. Ce n'étaient donc là, il Je sentque des avoisinements et des similitudes. Priée par la lettre de son directeur de lui en dire sa pensée Melle de Cicé lui répond premièrement qu'il ne s'agit pas pour elle de s'affilier à aucune des associations antérieures et présentes ; ni d'y chercher le type de la " Société pieuse „ dont elle lui a présenté le Projet. Car, encore une fois, ce n'est pas seulement d'ellemême qu'il s'agit, mais d'une association fondée sur les trois vœux, pratiqués dans le monde, avec des compagnes et sœurs qui en auront reçu l'attrait et la grâce. Sur ce
DOUBLE IDÉAL
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dernier point, le point initial et primordial, elle insiste. Et, avec une modestie de langage qui n'est surpassée que par la certitude de sa vocation et la fermeté de sa résolution : " Mon premier dessein, mon Père, — et je vous prie de demander à Dieu pour moi de ne m'en écarter jamais — serait de m'associer avec quelques personnes pensant comme moi. nous animant réciproquement à ce service de Dieu et du prochain „. La lettre du Père avait semblé faire de " la visite à domicile des pauvres et des malades „ l'objet propre et unique de l'action charitable voulue par Me,le de Cicé. Il n'en est pas ainsi. Et lui remémorant cette universalité du bien inscrite dans son Projet, elle ajoute humblement mais formellement : " Je pensais, mon Père, profiter de la liberté dont nous aurions joui, pour nous adonner, non à une œuvre spéciale, mais à toutes celles dont la Providence nous chargerait, sans nous proposer rien en particulier que le bien spirituel et temporel du prochain ! " Le bien spirituel et temporel, non seulement du pauvre et du malade, mais de toutes les classes et conditions de la société ; et cela non seulement hors de chez soi, mais d'abord autour de soi, dans la famille, à son foyer, dans la pratique de tout devoir domestique, social, professionnel ; non seulement par l'aumône, mais par la parole, l'exemple, et le sacrifice silencieux. C'était l'autre idéal, l'idéal d'action dont le cœur de MelIe de Cicé avait de même tressailli d'espérance et de joie. Maintenant le Père de Clorivière voit mieux, il en convient. Même les difficultés qui font ombre sur l'entreprise ne sont plus de celles dont il faut se faire peur : " Je vois maintenant plus clairement quels sont les desseins que le Seigneur vous a inspirés pour votre salut et celui de votre prochain. Il ne me semble pas non plus que les difficultés
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VERS LE COUVENT
pour l'exécution soient insurmontables. Vous prévoyez des embarras, j'en prévois, moi aussi ; mais je crois que le trop de prévoyance peut nuire aux œuvres de Dieu ; et que jamais on ne ferait rien pour sa gloire si. pour agir, il fallait obvier à tous les inconvénients qui se présentent à l'esprit. Quand on fait ce qu'on peut, les lumières augmentent, les choses s'aplanissent et nous permettent d'avancer „. ? Il lui dit donc d'avancer ; et, à partir d'avril et mai 1788, on le voit, dans ses lettres, tout occupé d'indiquer à la religieuse de désir les voies et moyens de commencer ce que lui-même appelle " un essai qui serait comme un temps de postulat ou de noviciat „. Elle le fera seule et " en vue seulement de sa perfection propre, sans prendre des engagements qui soient de nature à associer personne au même genre de vie „. Pour cela on verra plus tard ; et voici que déjà des perspectives plus larges s'entrouvrent dans ces lignes pleines d'inconnu, mais aussi d'espérance : " A moins, Mademoiselle dit-il, à moins que Dieu, lorsque vous ferez cet essai, n'élargisse votre âme pour de plus grandes choses : ce qui pourrait bien arriver ! Ne désirez que son bon plaisir, ne demandez que cela, et vous le verrez, ce bon plaisir divin s'accomplir sur vous d'une manière bien différente, bien éloignée de vos pensées „. Le lieu choisi pour cet essai sera donc décidément le couvent de la Croix, à Saint Servan. Saint Servan est le centre de cette agglomération compacte du littoral, où le saint curé de Paramé avait exercé une action apostolique qui durait encore. Le couvent de la Croix était le rendezvous religieux des nombreuses femmes pieuses et charitables qu'y réunissaient les saints exercices. Mais surtout
MÈRE MARIE DE JÉSUS
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ce qui recommandait cette maison à son choix était la supérieure, Marie Le Tellier, Mère Marie de Jésus, autour de laquelle se pressaient ces habituées du couvent, auxquelles il ne manquait, pour être des religieuses dans le monde, que d'en obtenir la consécration, après en avoir reçu la formation. On ne s'étonne donc pas qu'en Mars le Père écrive à sa fille spirituelle : " J'ai cru que la maison de la Croix était favorable pour y faire ce temps de noviciat. C'est une sainte maison, et la supérieure actuelle est véritablement une fille intérieure „. Et dans une lettre d'Avril : " La plus grande des difficultés était de trouver une supérieure de communauté qui, ne se proposant que la gloire de Dieu, voulût bien entrer dans vos vues, et s'y prêter autant qu'il sera en son pouvoir de le faire. La supérieure de la Croix est dans cette disposition „. — " Il est vrai qu'elle achève le second et dernier triennat de sa charge; mais la supérieure déposée lui continuera les mêmes offices spirituels, au titre d'assistante qui lui sera conféré. „ La mère Marie de Jésus avait alors quarante huit ans. Elle était de Rennes, comme Mlle de Cicé, de qui le nom du moins ne lui était pas inconnu. Elle y avait joui, dans sa jeunesse, d'une réputation de virginale beauté qui faisait dire qu'elle fournirait le plus pur et le plus charmant modèle à un portrait de la très Sainte Vierge Marie. A l'âge de 24 ans, elle était entrée dans cette communauté de la Croix, de Saint Servan, d'où elle exerçait sur toutes les pieuses personnes de la ville et du voisinage, dont beaucoup étaient ses élèves, l'influence de sa sagesse et la séduction de sa vertu. Melle de Cicé ne pouvait trouver une âme qui sympathisât davantage avec la sienne. Et de fait, la Mère Marié de Jésus entrera si parfaitement dans l'intelligence de l'œuvre comme de l'âme de sa novice
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VERS LE COUVENT
que plus tard, lorsque son couvent sera fermé et sa communauté dispersée, elle-même se rattachera à la Société pieuse, où elle deviendra la meilleure lumière des filles de Marie, de Bretagne. Le Père de Clorivière pourra écrire d'elle " qu'elle était, avec Mel,e de Cicé, la personne qui possédait le mieux l'esprit et les voies propres de cette société qu'elle avait vu naître „. Toutes les lettres du Père de Clorivière, dans l'été de même année, ont la même clausule : " L'heure est venue d'agir. " Telle celle-ci, du 14 Juin : " Vous êtes attendue à La Croix.J'y ai trouvé Mme la Supérieure qui est toujours dans les mêmes sentiments pour vous. „ Il ajoute:" Armezvous de courage ; priez beaucoup. On est ici assez tranquille, mais non pas sans gémir sur les troubles de votre ville. Dieu veuille nous donner la paix et la tranquillité! „ La société de Rennes, si agitée en effet, par les soulèvements précurseurs de la Révolution.trouvait cependant encore le temps de s'immiscer aux affaires de conscience, de Melle de Cicé. Dans le vieux Rennes, une tutelle étroite se prolongeait sur les " vieilles jeunes filles „ selon l'expression bretonne. Et, de ce chef, le départ de cette demoiselle de quarante ans,se dérobant à sa famille pour entrer dans un couvent, était presqu'un scandale, auquel parents et amis se disposaient à faire une opposition affectueuse. C'est à quoi lui répondait le Père de Clorivière, dans les termes suivants : "Je n'ai point d'autre chose à vous dire sinon qu'il ne faut pas perdre courage. Il faut fermer les yeux à ces difficultés et se jeter à corps perdu entre les bras du Seigneur. C'est lui seul que vous cherchez, il ne vous laissera pas tomber. Aussi bien, vous agissez dans cette affaire selon toutes les règles de la prudence chrétienne. Vous avez prié, vous avez consulté ; vous ne désiriez rien que l'accomplissement de la
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volonté du Seigneur. Vous n'avez donc rien à craindre, comme vous n'avez rien à vous reprocher ; et, quelque chose qui puisse vous arriver, tout contribuera à votre plus grand bien. „ Mais elle, est-elle mûre pour devenir l'instrument de ces desseins d'En Haut ? — " Je vous demande en grâce, mon Père, de prier Notre-Seigneur de changer mon cœur et de me convertir parfaitement à Lui „. C'est l'humilité qui lui manque, et sa prière est, ceile-ci : Jésus doux et humble de cœur, daignez rendre mon cœur semblable au vôtre. Après quoi je dirai : Mon cœur est prêt ; mon cœur est prêt. " Mon intention est toujours, si je puis, de me rendre à Dinan, dans le mois de Juin, pour les Eaux ; et de là ensuite directement au couvent de saint Servan. Car, dans la solitude où je vis, et qui est, grâce à Dieu, plus profonde que jamais, il n'y a nulle apparence qu'il se présente d'autre prétexte de voyage que celui de ma santé. Autrement je ne pourrais manquer d'en informer mes parents, et ils ne manqueraient pas de s'y opposer ; au lieu que cela pourrait se faire ainsi sans le moindre soupçon, me laissant d'ici là le temps de disposer toutes choses „. L'opposition à son départ était beaucoup, il faut le dire, celle d'une amitié qui craignait de la perdre.Melie Adélaïde avait de nombreux amis, ou mieux, n'avait que des amis, dans cette société rennoise, dont elle était le plus pur charme non moins que le meilleur exemple. Rien dans sa conversation, aimable autant que sérieuse, ne dérogeait aux traditions de cette noblesse de robe et d'épée à laquelle appartenait sa parenté paternelle et maternelle. C'était le même esprit chevaleresque et chrétien. Beaucoup siégeaient, à divers titres, au Parlement de Bretagne. Outre les Geslin de Trémergat, et les Gilles de la Binti-
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naye, déjà nommés, c'était le conseiller Le Long, sieur du Dreneux, c'était Charles Gabriel de la Forest d'Armaillé ; d'autres personnages encore de cette ancienne magistrature qui rehaussait sa charge par la dignité de ses mœurs, et l'annoblissait encore par la culture et le goût de choses de l'esprit. Les femmes y apportaient la distinction native des Dames de l'ancien régime, avec la solidité de foi et de vertu qui faisait de ces épouses l'honneur de leur foyer, peuplé d'enfants, connu des pauvres. L'une d'elles, Agathe de Cicé, comtesse d'Armaillé, cousine-germaine et intime amie d'Adélaïde, fille elle aussi d'un conseiller du Parlement, a laissé, dans les papiers de sa maison, le souvenir et l'image de la femme forte et de la femme du devoir. Esprit très cultivé, elle aimait les livres d'histoire, de sciences et de littérature.Mais si quelque passage offensait sa délicatesse,ses ciseaux en faisaient immédiatement prompte et raide justice, comme on le peut constater encore. Dévouée aux pauvres, elle aussi, elle maintint entier et imprescriptible leur droit à la dîme de ses biens, comme ses livres de comptes en font foi. Comme Adélaïde aussi, elle avait prodigué ses soins les plus tendres à la longue maladie d'une mère vénérée." Aujourd'hui, lisonsnous, toute entière aux soins de son ménage et à l'éducation de ses enfants,il fallait lui faire violence pour quelquefois la rendre quelques instants à ces cercles brillants qui la recherchaient pour sa bonté, sa grâce, l'exquise aménité de ses manières et l'intéressante variété de sa conversation „ (1). (1) V. Bennes et l'Hôtel d'Armaillé pendant la 'Révolution, imprimé à S' Brieuc, 1859, sans nom d'auteur. — Et les " Souvenirs „ inédits du O de Palys. Dans les livres de comptes de Mme d'Armaillé, puis de ses filles, on lit, par exemple, celui-ci : " Vente de bois 900 fr. Donné aux pauvres 90fr.„
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Bien avant elle, Adélaïde son amie familière s'en était retirée entièrement ; et nous venons de l'entendre parler " delà solitude déplus en plus profonde „ où elle vivait renfermée à Rennes, pour qu'ainsi il lui soit plus facile de s'échapper " sans même qu'on en eut le soupçon. „ Elle fit ainsi. En juillet, elle quitta Rennes pour une absence dont elle ne savait pas le terme. " il lui en coûta beaucoup, rapporte-t-on, d'abandonner les œuvres charitables auxquelles elle s'adonnait ; et particulièrement de laisser les jeunes personnes qu'elle assistait. Mais ce n'était pas sans avoir cherché et trouvé pour elles d'autres ressources, en se réservant d'ailleurs de suivre tout cela de loin „. Nous apprenons aussi qu'elle avait fait aux pauvres et aux églises la distribution de tout ce qui pouvait leur servir.Les autres effets devaient être vendus, et l'argent employé au prpfit des indigents. — " Je n'ai rien du reste que d'assez simple ; et. en allant ailleurs, j'espère bien apprendre à me passer de beaucoup de choses „. C'est avec cette douce joie qu'elle va au dépouillement; mais surtout à ce dépouillement intérieur, qui la libérera d'elle-même, comme elle le sera de la servitude du monde et de ses biens. Voilà pourquoi Dieu la veut d'abord séparée, séparée du siècle, des pensées du siècle, des affaires et des intérêts du siècle, vivant en dehors de lui, afin de se tenir constamment au-dessus de lui. Ainsi sera-t-elle rendue digne d'être à Dieu,consacrée entièrement à Lui et à Lui seul, pour une appartenance sans retour ni mesure. C'est le second stade vers la vie religieuse. Mais alors Dieu aussi lui appartiendra. Elle entrera dans sa puissance,comme il est écrit de Marie, et "Celui qui est le ToutPuissant fera par elle de grandes choses. „
CHAPITRE QUATRIÈME
L'initiation religieuse — Dinan — Saint-Servan Dinan : Saints préludes — Le T. S. Sacrement — SaintServan : Son couvent : Humble novice — " Mère des pauvtes „ : Apôtre — " Epouse de Jésus-Christ „ : Vie spirituelle — L'Oraison ; Les Vœux ; Les Règles — Le moule religieux. 1788 Dinan où Melle de Cicé nous conduit était bien, du moins alors, un lieu de prière, de recueillement et de repos. La vieille ville moyen-âge s'agrafîe, à mi côte, à des pentes abruptes, ceinte de ses murailles d'autrefois, commandée par son château fort, couronnée par ses églises et enveloppée d'ombrages. Là se gardent des souvenirs historiques toujours vivants,au faîte desquels émergent les noms héroïques et chevaleresques de Bertrand Duguesclin et de la bonne duchesse Anne. En-haut,le regard se porte au loin vers le rivage incomparable où se déploient et s'échelonnent Saint-Malo, Saint-Servan, Dinard, Paramé : c'est la Côte d'Eméraude. Par delà c'est la ligne imprécise où la mer rejoint le ciel. Chaque jour, à marée haute, l'estuaire de la Rance apporte dans le port de Dinan une petite flotille d'embarcations de transport et de pêche, qui vient s'y abriter, s'y décharger, ou s'y refaire, avant de reprendre la mer. C'est un peu ce que venait faire
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Mel]e de Cicé. Surtout elle y venait retrouver le phare, déjà connu, que Dieu y avait allumé pour lui montrer la route nouvelle qu'elle avait résolu de s'ouvrir, pour une traversée qui s'annonçait difficile, sur une côte pleine de récifs, et sous Un ciel d'orage. Le séjour de Dinan, secrètement préparatoire à celui de Saint-Servan, devait être pourMelle de Cicé une période de vacances reposantes et bienfaisantes pour le corps et pour l'âme. Dès avant qu'elle n'arrivât en ce lieu, le Père de Clorivière lui avait tracé sommairement la distribution et l'emploi de ses journées, dans ces lignes : " Pour le peu de temps que vous serez à Dinan, voici, sans entrer dans le détail d'un règlement, trois choses à observer : la piété, la santé et les égards dûs à la société. Le matin, l'oraison,la Sainte-Messe, l'action de grâces. Puisque vous prenez les Eaux, ce qui ne vous permet pas de vous appliquer, promenez-vous un peu ; et ayez, si vous le pouvez, quelque entretien, en vous promenant. Dans l'après-midi une lecture de piété, les lettres à écrire, une visite au Saint Sacrement, une demi-heure au moins d'oraison „. Puis pour terminer et couronner : " Ce que je vous conseille fort, c'est un intime attachement qui vous rende la présence de Jésus-Christ habituel le.qui vous fasse lier avec lui une respectueuse familiarité, et qui vous détache de tout, de manière à ce que vos affections les plus légitimes, les plus naturelles, deviennent toutes spirituelles „. Il lui disait enfin d'aimer ceux qu'elle venait de quitter, pour longtemps peut-être, comme les saints font dans le ciel pour leurs amis d'ici-bas. Il arriva, contrairement à ces prévisions, que cette saison d'Eaux,qui devait l'épanouir non moins que la guérir, fut un temps de désolation spirituelle au dedans et de contradiction au dehors. Adélaïde de Cicé. — 5
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Il n'est pas rare que, placées en suspens, pour ainsi dire* entre une vie qui se ferme et une autre, inconnue encore, qui va s'ouvrir pour elles, des âmes désemparées oscillent un moment dans l'obscurité, le vide et le découragement. C'est la tentation, l'épreuve. Adélaïde, décrit ainsi cet état dont elle s'accuse comme d'une défaillance, dont elle se plaint comme d'une souffrance. C'est premièrement l'attiédissement de sa ferveur, avec cependant la conviction heureuse qu'il lui faut Dieu ! C'est l'appréhension de se trouver à l'église, tout en sentant que ce n'est que là qu'elle trouvera le repos ! C'est une crainte extrême de s'approcher de la communion, avec la prière faite à Dieu de se rendre le maître absolu de son cœur ! Mais ce cœur, resserré par la froide athmosphère du Jansénisme local, n'en aspire pas moins à un milieu de piété ardente où il s'épanouira au souffle de la grâce et de l'amour. Telle est la fin de sa lettre ; et c'est avec le besoin d'entrer dans cette maison qu'elle se sent cependant arrêtée sur le seuil. Durant cette perplexité, on la voyait se jeter dans des pratiques de pénitence et des longueurs d'adoration qui étaient une première satisfaction donnée, librement enfin, à son amour de Jésus crucifié. On le remarquait à Dinan, on en glosait à Rennes. De ce dernier côté lui arrivaient des lettres amicales, alarmées de la rude voie où on la voyait se" jeter. Elle fit. part de l'une d'elles à son saint guide : " Après avoir balancé je me décide, mon Père, à vous la communiquer. Je ne sais, en vérité, à quoi attribuer tout ce que l'intérêt et l'amitié veulent bien me reprocher. A la vérité j'ai perdu l'habitude du vin et du café, et je ne m'en trouve pas plus mal. J'ai l'apparence beaucoup plus faible que je ne suis, et je crois même, que
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mon tempérament se fortifie, depuis que je suis moins occupée de ma santé. „ Quant à la longueur de ses oraisons et visites au Saint Sacrement, c'est autre chose. Pour son âme c'est là une question de vie ou de mort. " Mme de Carman ne peut pas deviner le besoin extrême que j'ai de passer le plus de temps possible devant le Saint Sacrement. Elle peut encore moins savoir tout ce qui se passe en moi, et qui me rend si nécessaire l'assiduité à l'église. Dans les dispositions où je suis habituellement, je ne saurais que devenir si je n'y allais pas. Je ne puis concevoir le changement qui là s'opère en moi dans certains moments. En la présence de Notre-Seigneur toutes mes craintes, toutes mes pensées disparaissent. Mon désir de me donner à Notre-Seigneur sans aucune réserve, ma résolution de m'abandonner à tout ce qu'il voudra de moi, s'affermit de plus en plus... Je compare le passé avec le présent et avec ce que j'espère pour l'avenir, et je me fonds en sentiments de reconnaissance, en m'excitant par là à aimer davantage. „ Nous avons la réponse du P. de Clorivière ; elle est du 15 août 1788. Il se doute bien, lui aussi, de l'exagéraLion des rapports qui lui sont parvenus de même source ; mais d'autre part il ne veut pas que Mademoiselle les néglige absolument. Et, entrant vis-à-vis d'elle dans ce rôle de modérateur qui sera désormais le sien, il lui demande d'en tenir compte raisonnablement : " Si votre état est tel qu'on me le dépeint et que le pensent vos amis, vous ne pouvez rien faire de mieux que de suivre le conseil charitable qu'ils vous donnent. Ce n'est point nuire à son âme que d'omettre quelques exercices de piété, en vue de sa santé, quand c'est pour Dieu qu'on la ménage. „ Aussi bien la paix de l'âme sera-t-elle l'état le plus
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favorable à la guérison du corps : " Je vous ai portée le plus que j'ai pu au recueillement, et voici mes raisons. Ne m'étant pas aperçu que votre santé fut dérangée, j'ai cru que vous aviez plus besoin de paix que de remèdes, et qu'une vie recueillie contribuerait davantage à votre parfait rétablissement que toutes- les Eaux du monde. L'expérience que vous en avez faite, depuis que vous y êtes, m'a confirmé dans cette pensée. „ Que faire ? " Après tout, je puis m'être trompé. C'est à vous même à en décider. Je vous conseillerai seulement en ce temps-ci, de vous accorder les adoucissements que la circonstance demande et de vous contenter dans vos exercices de piété de cette douce application du cœur à Dieu que Saint François de Sales recommande fort à ses filles, en maladie comme en santé, et qui fortifie singulièrement l'esprit, sans apporter au corps le moindre préjudice. „ Dans la dernière semaine de septembre 1788, Melle de Ci/îé, après sa saison d'Eaux,quittait Dinan pour se rendre à Saint-Servan, dans la maison de retraite qui nous est déjà connue. Dès le 15 de ce mois, le Père de Clorivière, près de partir en mission, lui en avait écrit : " Mademoiselle, que le Seigneur vous éclaire et vous soutienne dans la nouvelle carrière où lui-même vous a fait entrer. Ne regardez plus en arrière, mais en avant, devant vous ! Ne craignez pas de vous perdre en vous jetant, pour ainsi dire en aveugle, dans le sein de Dieu. La confiance et l'abandon, ces deux vertus que vous n'avez pas encore bien connues, voilà ce que vous lui demanderez souvent. Faites tout le bien que vous pourrez, mais que ce soit toujours avec la sanction de l'obéissance. Je ne vous en dis pas davantage : l'obéissance renferme tout. „
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Aux portes de Saint Malo, Saint Servan, l'ancienne Aleth, qui n'en est séparé que par un étroit canal, se déploie tout le long d'une baie ceinte de verdure, en face de Dinard, où la Rance, se confondant avec la mer, entre lentement dans l'immensité. Saint Servan c'est la Bethsaïde des apôtres, telle que celle où Jésus venait recruter à l'Evangile du royaume des cieux les pêcheurs de poissons dont il faisait des pêcheurs d'hommes. Petite ville de travail, de foi, de zèle et de charité, elle a vu naître, il y a soixante ans, l'admirable famille des Petites Sœurs des pauvres. Elle s'est édifiée, après 1870, des derniers jours de commandement du saint et héroïque général de Sonis. Pouvais-je l'oublier ? Et voici qu'aujourd'hui, il m'est demandé de rappeler qu'il y a cent vingt cinq ans, c'est à Saint Servan qu'une noble Demoiselle de Bretagne venait préparer, dans la communauté de la Croix, le berceau de la Famille religieuse qui, sous le vocable de Filles du Cœur de Marie, reine des vierges et des veuves, devra porter dans le siècle le fidèle témoignage de la vérité, de la charité, et de la sainteté de Jésus-Christ. La Retraite de Saint Servan avait été fondée en 1701 par i'évêque de Saint-Malo, avec le concours d'un généreux malouin, Noël Malo, sieur de l'Epine, qui désira que la direction et le service en fussent confiés à des religieuses. On fit appel aux Sœurs de la .Croix du couvent de Tréguier. En 1738, celles-ci y bâtirent leur église conventuelle. Outre l'œuvre des Retraites, les filles de la Croix faisaient l'école aux jeunes filles. A l'époque où nous en sommes de la présente histoire, elles étaient au nombre de vingt sœurs de chœur et onze converses, vivant d'un revenu net qui n'atteignait qu'à peine 600 livres, comme
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elles en firent la déclaration officielle devant les magistrats enquêteurs de 1790. Enfin, à côté de la communauté, et dans la même enceinte, des Dames pensionnaires y trouvaient la table et le logement, avec la facilité d'en suivre les offices et les exercices. Nous n'avons plus à présenter la Mère Marie de Jésus, qui y était supérieure depuis quatre ans passés. Ce n'était pas seulement la femme d'esprit intérieur signalée par le Père de Clorivière, c'était, a-t-on écrit d'elle, " une femme de haute et large intelligence, d'une rare fermeté de caractère tempérée par la douceur et l'humilité du cœur, d'une égalité d'humeur qui n'était altérée que par le spectacle des maux de la religion, auxquels son zèle brûlait d'apporter quelque remède, dans le siècle. „ C'est dire assez quelle sympathie devait trouver auprès d'elle l'entreprise apostolique de sa nouvelle fille, qui déjà lui était une amie. Une des Sœurs de la Croix, alors dans la maison.se souvenait, longtemps après, de l'entrée de Melle de Cicé. Voici le témoignage qu'elle en a laissé dans une précieuse note datée de 1824 : " L'an 1788,Me]le de Cicé vint de Rennes chez les Sœurs de la Croix, où elle passa quelque temps, en qualité de pensionnaire. Elle était vêtue comme son rang l'exigeait. Elle était d'une très grande piété, édifiante dans toutes ses actions, modèle de toutes les vertus. Elle excellait surtout en charité dans les conversations, très industrieuse pour cacher les défauts du prochain. La compassion pour les malheureux semblait être dominante chez elle. Elle se donnait à toutes les bonnes œuvres. N'ayant pas une fortune suffisante pour satisfaire, selon ses désirs, au soulagement des malheureux, elle prit le parti d'y sup-
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pléer par les privations, et surtout par le sacrifice entier de la parure „. Le même témoin continue : " Le quatre octobre, jour de Saint François, elle se revêtit d'une robe de laine noire très commune, faite de la manière la plus simple, telle que les personnes de la classe ouvrière la portaient. Un tablier noir et une petite coiffe de la même simplicité: voilà le costume du dimanche Pour les jours de la semaine, un petit corsage noir et une jupe, avec un tablier de coton bleu. Dans ce costume, elle pansait au parloir tous les malheureux qui réclamaient son secours. Lorsqu'ils ne pouvaient venir, elle se transportait dans leurs pauvres demeures, et, les trouvant souvent sur la terre ou sur la paille pourrie, elle revenait elle-même chercher paille, bois, bouillon, etc. " Melle de Cicé a mené ce genre de vie jusqu'à un ou deux mois avant que les sœurs quittassent leur maison,par suite de la loi révolutionnaire ordonnant l'évacuation des communautés, 1792 „. Un autre de ses contemporains et compatriotes, l'abbé Carron, la suit dans ces tournées dont les malheureux d'alors gardèrent longtemps le souvenir : " Que ne fit-elle pas, écrit-il, pour subvenir aux besoins corporels et spirituels de ces pauvres populations ? Accompagnée de sa fidèle Agathe Le Marchand, modèle des bonnes domestiques, elle s'enfonçait dans les quartiers pauvres, chargée de hardes et de linges, bonnets, mouchoirs, chaussures, bas de laine pour tous les âges ; et il n'était pas rare qu'elle n'en semât d'abord une bonne part sur la route, au contentement des malheureux passants, mendiants et mendiantes. Parfois on la voyait s'agenouillant à terre pour mettre des bas à de pauvres enfants qu'elle rencontrait pieds nus et grelottant de froid.,,
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Dans les cabanes et les chaumières sa venue était attendue et fêtée. Elle s'arrêtait, s'asseyait auprès des malades, infirmes, blessés, vieux matelots ou pêcheurs, veuves et enfants de naufragés, ouvriers sans ressources, auxquels elle distribuait les aumônes qu'elle avait recueillies pour eux autour d'elle. Les malades ne connaissaient personne qui pansât leurs maux avec autant d'habileté et surtout de bonté, ne se rebutant ni ne se dégoûtant de rien. Aux vieillards sans feu, elle apportait jusqu'à de petits paquets de menu bois cachés sous son manteau, l'allumant, puis en approchant ces pauvres gens qu'elle faisait s'asseoir et se chauffer, comme la plus tendre des filles. Elle ne les quittait pas sans leur laisser quelque bonne " couverte „ ou un chaud vêtement. " Les enfants surtout lui inspiraient une pieuse tendresse. Elle retrouvait en eux l'âge et la pauvreté du divin Enfant de Nazareth dont elle leur prononçait le nom. Elle caressait ces petits, elle les catéchisait, ouvrant leurs cœurs naissants aux premières impressions de la foi. Et tout cela enfin, avec un enjouement qui faisait le condiment aimable et doublait le prix de l'aumône. „ Les modestes revenus de Melle de Cicé, — nous en savons le chiffre, — semblaient se multiplier entre les mains de sa charité. Le Père de Clorivière eut désiré qu'en cela aussi elle mit plus de ménagement. On lit dans une lettre du 21 octobre 1788 : " Je ne puis prendre sur moi de rien décider sur le détail de vos bonnes œuvres et de vos aumônes. Sans doute vous pouvez suivre jusqu'à un certain point l'attrait que vous avez à donner, mais il faut que la prudence chrétienne vous dirige en tout; car sans elle, vos bonnes œuvres même ne pourraient plaire au Seigneur. „
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La Mère des pauvres s'était faite aussi leur apôtre. L'impiété philosophique,préludant aux orgies de la Révolution, allait chaque jour discréditant le culte catholique. Meile de Cicé en ranimait l'amour et la pratique, en en multipliant autour d'elle les insignes et les enseignements. " A la distribution de l'aumône, rapporte l'abbé Carron, elle joignait celle des bons livres, des crucifix, des images de Marie, qu'elle demandait à ses visités d'honorer,de propager, ne fut-ce qu'en les portant sur eux ostensiblement. Elle ne manquait pas de faire confesser les ouvriers et les marins qu'elle-même y préparait, soit à Pâques, soit aux fêtes, soit avant les départs pour la grande pêche ou le service. „ Une si tendre charité pour tous remplissait d'admiration et de vénération ceux mêmes qu'étonnait l'étrangeté de sa vie, écrit une de ses premières filles : " En présence du mélange de gravité et d'aménité qu'elle portait dans ses manières comme dans son langage, chacun disait qu'il fallait bien pardonner quelque chose au genre de vie qu'elle avait adopté, en faveur de son amabilité et de son indulgence. „ Ce que les mondains et les mondaines lui pardonnaient le moins était le travertissement, comme on disait, que la noble Dame avait fait subir à son habillement. On le savait à Rennes, où les dévotes élégantes affectaient d'en prendre scandale, comme d'un ridicule propre à discréditer la religion : "Est-ce comme cela qu'il faudra se mettre aujourd'hui pour plaire aux yeux du bon Dieu ? Est-ce une leçon pour nous que cet exemple ?..„ Le P. de Clorivière consola sa fille de cette petite tempête, s'il en était besoin. II la justifie ainsi par lettre du 21 octobre : " Je ne suis point étonné, Mademoiselle, de la petite guerre qu'on vous fait. Mais toutes les raisons
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qu'on vous oppose me paraissent peu solides. Le changement que vous avez fait dans votre extérieur n'a point été l'effet d'une dévotion passagère : vous y avez longtemps réfléchi. Si d'autres se conduisent autrement, vous ne les blâmez pas ; mais elles peuvent savoir que la conduite de Dieu n'est pas la même sur tout le monde. Ce que vous avez fait, on ne pouvait le faire avec moins d'éclat ; et il n'y en aurait aucun si ces bonnes personnes n'en faisaient pas. „ " La vérité est, expliquait ensuite Mme de Saisseval, seconde supérieure générale, qu'il avait pu sembler à MeIle de Cicé qu'en quittant Rennes,où toutes ses relations de famille et d'amitié étaient avec la classe la plus élevée de la province, elle pouvait en quelque sorte se laisser ignorer, dans une ville où elle ne connaissait personne. Ainsi pouvait elle y adopter des habitudes plus conformes à son humilité et à son zèle conquérant. „ " Et puis, ne convenait-il pas, lisons-nous encore, que celle qui devait être la pierre fondamentale d'une Société religieuse vivant au milieu du monde s'établit elle-même d'abord profondément dans le mépris du monde et l'amour de la pauvreté? Mais il faut reconnaître aussi que cette mise de petites gens, qui dissimulait son rang, diminuait d'autant l'autorité de son exemple et la portée morale de sa charité. C'est pourquoi, reprenant auprès d'elle son rôle de sagesse et de modération, le Père, n'hésita pas à lui donner le conseil, dans l'intérêt du bien, de reprendre un vêtement plus conforme à sa qualité, mais exclusif de toute recherche et mondanité.Cette âme humble et docile s'y soumit non seulement sans difficulté, mais de bonne grâce et avec une gaieté charmante, sans jamais se départir de la noble simplicité qui la distinguait en toute chose. „
" ÉPOUSE DE JÉSUS-CHRIST „
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Le Père de Clorivière avait été écouté et amplement obéï, quand il avait écrit à " la Mère des pauvres „ : Ce n'est pas uniquement une vie contemplative que vous êtes allée chercher au lieu que vous avez choisi ; mais celle où vous auriez allié à la pratique des vertus religieuses les œuvres de la charité. „ II n'était pas nécessaire de rappeler l'une de ces deux vies plus que l'autre à * l'Epouse du Christ.,, Melle de Cicé, venue là pour l'œuvre principale de l'apprentissage pratique de la vie religieuse, n'y était pas à demi. Et l'intérieur de la maison de la Croix avait l'édification d'un spectacle plus touchant encore que celui d'une active et infatigable Dame de la charité, c'était celui d'une religieuse séculière, si je puis dire ainsi, aussi vraiment et parfaitement religieuse que celles qui l'y étaient le plus. On la voit donc d'abord empressée d'immoler une à une à Jésus crucifié les délicatesses de la chair et des sens. Elle demande qu'il lui soit permis de jeûner trois fois la semaine. Elle couchera sur la paillasse: "J'ai couché de même à Rennes, pendant quelque temps, avoue-t-elle, parce que j'avais donné mon matelas à une pauvre malade. „ Elle se lèvera, comme la communauté, à quatre heures et demie. Elle demande si elle ne doit pas renvoyer Melle Le Marchand, sa femme de chambre, à Rennes où elle paiera sa pension à la Retraite: " N'ayant plus besoin d'elle pour ma toilette, mon intention est de l'employer à travailler pour l'Eglise et les pauvres... Elle fait mon lit et ma chambre. Approuvez-vous, mon Père, que. pour les faire moi-même, j'attende que mon changement d'habitudes lui ait fait connaître mes intentions ? Ou, voulez-vous qu'aussitôt après ma retraite, je ne la laisse plus s'occuper de moi ? — Je suis en peine aussi de
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la manière dont je dois me conduire avec elle, car de commander, même à une seule personne, ne va guère à quelqu'un qui ne doit être venu ici que pour être la dernière de la maison et pour s'y former à la vertu. „ En retour, elle-même est prête à toute obéissance à la Supérieure, non dans la mesure restreinte d'une dame pensionnaire, mais sans mesure. " Quelles permissions dois-je lui demander? Faut-il ne donner aux pauvres qu'après qu'elle me l'aura permis ? Pourrai-je sortir quelquefois pour les offices du dehors, ou me borner à ceux d'ici ? Pourrai-je aller à Saint-Malo, pour y voir quelqu'un, si l'occasion s'en présente, ou devrai-je me contenter d'aller aux églises et aux hôpitaux ? Comment, prenant mes repas à la table des pensionnaires, pourrai-je faire pour n'avoir pas une nourriture différente de celle des religieuses ? „ Et les pénitences publiques que font les religieuses au réfectoire ? Et le compte-rendu de sa conscience ? " Je saurai de la supérieure si cela est possible. Je lui ai dit que Notre Seigneur m'avait mise entre ses mains ; et je l'ai priée de m'avertir de mes défauts,et d'avoir la charité de me donner les avis qu'elle jugera convenables.,, C'est à la supérieure aussi qu'elle demandait la permission de s'infliger les pénitences,privations et macérations, que lui suggérait son amour crucifiant pour Jésus vainqueur du monde et victime pour le péché. Mais il arrivait qu'elle s'y portait au delà des limites autorisées. C'est de Rennes encore que lui en venait le reproche. Ici le Père directeur non seulement reprend et ordonne, mais il supplie, il adjure : " J'ai lu les lettres que vous ont écrites vos bonnes amies de Rennes. On vous reproche de n'être pas assez obéissante en ce qui regarde la mortification. C'est pourquoi je vous prie, en Notre-Seigneur, de ne
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rien faire en ce genre pour le coucher, la nourriture et les austérités,quelque petites qu'elles soient, sans soumission à votre prudente directrice. Imitez en cela Saint Louis de Gonzague, après qu'il fût une fois soumis à l'obéissance. „ Melle de-Cicé, en entrant à la Croix, s'était dit, comme elle nous l'apprend : " J'ai demandé à Notre Seigneur la grâce d'être à Lui entièrement et non à demi. Le mal est que je m'arrête trop à découdre avec le monde, sans rompre tout à fait avec lui. „ Or le meilleur moyen de rompre de cœur avec le monde, c'est, de lier un plus étroit commerce avec Jésus-Christ. " L'obéissance, la charité, l'oraison, lui rappelle le Père sont les liens qui vous uniront au Seigneur, et vous trouverez en lui la force et la constance que vous n'avez pas en vous. „ Sur l'oraison il insiste, moins encore comme sur une obligation, que comme sur une satisfaction qu'elle lui deviendra. Faites en sorte que l'oraison vous soit non seulement facile, mais agréable. Ne vous y gênez pas pour chercher ce que vous devrez dire à Dieu. Un enfant ne se gêne pas pour parler à son père, et une épouse à son époux, ni un pauvre et un malade pour exposer ses besoins. Représentez-vous Notre Seigneur dans tel mystère, sous telle qualité qu'il vous plaira, et que votre cœur s'épanouisse dans le sien. Dans ce degré d'oraison il faut une plus grande pureté de cœur que dans celui de la méditation ; et c'est à quoi vous devez vous étudier constamment. Peu à peu votre oraison se simplifiera ; vos affections, maintenant multiples, se réduiront. Votre action sera plus douce et moins sensible. Vous agirez moins et Dieu agira davantage. „ Et encore : " Ne vous faites point un travail de l'oraison. Agissez, mais que votre action soit paisible, et ne
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trouble point celle de Dieu. Il vaut encore mieux l'écouter lui-même que de lui parler „. Plus intime que l'oraison sera la communion. Le saint prêtre la lui représente comme l'oblation et l'immolation réciproque de l'âme au Seigneur,qui s'offre et qui s'immole pour elle dans le sacrifice de l'autel. " Chaque jour, dans la réception de la communion, lui écrit-il, offrez votre cœur au Seigneur, votre cœur tel qu'il est, je veux dire avec toutes ses faiblesses, en le priant d'en arracher tout ce qui ne serait pas conforme à son bon plaisir. L'opération sera douloureuse, sans doute, mais le divin Médecin vous donnera la force de la supporter „. Toute cette conduite spirituelle, d'une grande élévation, est aussi d'une grande sagesse. Et c'est faire connaître en même temps la fille avec le Père que d'en citer encore quelques sentences tirées des lettres du même temps. Elles lui disaient de calmer ses désirs trop impétueux en s'en reposant sur la volonté de Dieu : " Les désirs qui viennent de Dieu sont accompagnés de paix ; et même dans ce qu'ils ont de plus pressant et de plus impérieux, ils n'ont rien qui tienne de l'impatience, puisque leur accomplissement repose sur la volonté de l'Eternel. „ Il lui recommandait : " de plutôt penser à donner aux actions qu'on fait pour Dieu toute la perfection dont on est capable qu'à en entreprendre de nouvelles. Il faut plutôt attendre que Dieu nous les amène, qu'il ne faut les rechercher soi-même. „ Il disait, avec l'Evangile, qu'en toute entreprise " il fallait calculer et supputer d'avance les moyens qu'on en a, en quoi la sagesse de la terre s'accorde avec celle du ciel. Et puis consulter : ce n'est pas gêner l'Esprit de Dieu que de consulter les sages. „ Pour l'observance des règles, le Père la renvoie sans
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cesse à la Mère supérieure : " Je vous conseille fort de vous en rapporter à celle que Dieu vous a donnée pour vous aider de ses conseils. „ La novice s'y conformait avec une exactitude si fidèle et si complète que le couvent était embaumé de ses vertus, comme il était édifié du spectacle journalier de ses grandes charités. Plus tard on y montrera dans le parloir la place où elle recevait chaque jour les pauvres et les malades auxquels se tendaient, s'ouvraient, les mains de son inépuisable bienfaisance ; et on s'en redira de véritables merveilles. Au dehors, à Saint Servan, Saint Malo, Paramé, c'était la même sympathie et la même respectueuse admiration parmi les personnes de bonnes œuvres, desquelles elle était le modèle. Nous les ferons bientôt connaître. A Dinan et à Rennes qui l'avaient déjà vue si pieuse en même temps que si bonne, on ne doutait pas que la pensionnaire ne passât bientôt au rang de religieuse, qu'elle était déjà d'ailleurs par toutes ses habitudes d'esprit et dévie. Elle le sut et le fit savoir au Père de Clorivière, qui y fit celte réponse : " Je ne le crois pas. Mademoiselle ; mais si Dieu vous appelait à le servir dans cet état religieux, ne serait-ce pas un grand bien ? Peut-il y avoir sur la terre un bonheur plus parfait que celui d'être entièrement consacré au Seigneur ? „ Mais que cet état fut conciliable avec la vie dans le monde, le Père de La Croix, son confesseur de Rennes, ne pouvait encore le comprendre. Il en revenait à ses premières craintes et préventions, ainsi que nous lisons : " Après avoir d'abord approuvé sa démarche et ce loyal essai de vie mixte, à la Croix, le Père la blâma de ne s'être pas engagée de préférence dans une congrégation déjà formée, et d'avoir embrassé un genre de vie incertain,
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sujet peut-être à beaucoup d'illusions et de mécomptes. „ Le Père de Clorivière, lui, n'hésite pas, ne se déjuge pas. La novice est dans le moule ; laissons l'y. Elle en sortira religieuse accomplie, quand ce sera l'heure de Dieu : " Dieu sait, Mademoiselle, la manière dont il veut que vous le serviez. Quant à vous-même, ne cherchez qu'à vous ensevelir toute dans un oubli parfait du monde, afin de ne vivre que pour Dieu. Or. vous n'avez pas trouvé pour cela de lieu plus propre que celui que vous avez choisi, ni n'avez d'autre désir que celui de faire sa volonté. „ Aussi, malgré tant de voix d'amitié ou d'alarmes qui la rappellent à Rennes, le Père de cette âme de désirs la relient dans cette retraite, jusqu'à nouvel ordre d'En Haut : " Pour ce qui est de votre retour à Rennes,lui écritil, 5 janvier 1789, quand le Seigneur le demandera de vous, il saura bien vous le faire connaître. Soyez tranquille là-dessus. Imitez Saint-Joseph ; et, prenant pour vous-même les paroles qui lui furent dites par l'Ange à l'instant de sa fuite en Egypte, appliquez-les à votre situation : Esto ibi usque dum dicam tibi. Soyez là, restez là, jusqu'à ce que je vous le dise „. C'était la voix des événements qui devait se faire entendre, et celle-là tonnante, impérieuse, terrible. Nous sommes au premier mois de 1789.
CHAPITRE CINQUIEME.
Révolution et Proscriptions. Les saintes Femmes. Etats généraux. — Elections ; les deux frères de Cicé. — La Constituante. — Le Garde des sceaux. — Les vœux abolis ; le serment. — Vers l'Amérique. — Le Cénacle de Paramé. — Les saintes femmes. — Missionnaires ? 1789 - Mai 1790. Saint-Servan, la maison de la Croix, malgré la contradiction qui venait battre ses murs, avait été pour Melle de Cicé, un asile de paix. C'est de cette paix intérieure, enfin retrouvée, que la félicite d'un bout à l'autre la lettre du 5 janvier 1789, que nous venons de citer : " Mademoiselle, je bénis le Seigneur de la paix qu'il a bien voulu rendre à votre âme ; et je le prie qu'elle ne vous soit jamais ravie. „ C'est dans l'obéissance, dans l'oraison et clans la charité qu'elle en avait trouvé le refuge : celui des sages et des saints. En dehors, en France, c'était la Révolution. La Bretagne la première en sentit les secousses. Ce fut le 24 janvier que la convocation des Etats généraux, suivant un mode d'élection contraire aux coutumes du pays, vint mettre le feu aux poudres.Le 1er avril, le Tiers-Etat se réunit, frémissant d'orgueil et de joie, dans les treize chefslieux des Sénéchaussés de Bretagne. Adélaïde de Cicé. — G.
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Le clergé et la noblesse étaient convoqués à saintBrieuc. Mais à peine y furent-ils arrivés. 16 avril,que les deux ordres solidarisés, au lieu de procéder au scrutin, dressèrent et firent entendre au représentant du Roi, comte de Thiard, une énergique protestation contre l'inconstitutionalité du nouveau mode d'élection.Ils la formulèrent dans deux délibérations, signées l'une du comte de Boisgelin pour la noblesse, l'autre de l'Evéque de Rennes pour le clergé. Elles déclaraient l'une et l'autre ne pas pouvoir passer outre, tant qu'il ne serait pas fait droit aux revendications de leur fidèle province : fidèle à ses coutumes et à ses pères, comme elle l'était à ses princes. Il n'y fut pas répondu.Une seconde Déclaration n'ayant pas été écoutée davantage, les électeurs quittèrent saint Brieuc, sans qu'un seul nom ait été présenté aux suffrages. Ce fut dommage pour la Bretagne dont, par suite, l'Episcopat et la noblesse n'eurent pas de députés aux Etats généraux, où ils eussent fait bonne et grande figure. Ce fut un éclat : ne fut-ce pas une faute ? Les échos émus de cette réunion de Saint Brieuc arrivèrent directement à Melle de Cicé, par un de ses frères qui y était présent : probablement le secoud, Augustin ; le premier, François, résidant dès lors à Aix-la-Chapelle. Il faut croire que Melle de Cicé possédait un pied-à-terre à Saint-Brieuc, puisque son frère lui écrit au sujet de cette habitation et de ses intérêts en ce lieu. Nous n'avons plus cette lettre ; mais seulement la réponse que le Père de Clorivière fit à sa fille spirituelle sur ses devoirs de bonne sœur, avec une allusion aux affaires publiques : " D'abord, Mademoiselle, quelque soit votre religieux amour de la solitude et du silence à laCroix,vous ne devez pas hésiter à vous prêter au désir d'un frère dont vous me faites connaître les bonnes dispo-
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sitions, et à qui vous pouvez rendre un utile service, dans l'état présent des choses. Je m'intéresse trop à tout ce qui vous touche, Mademoiselle, pour ne point partager la sollicitude où vous êtes à son égard. — Ne vous inquiétez pas sur la manière dont on arrange voire chambre à SaintBrieuc ; la chose est assez indifférente. Inquiétez-vous moins encore de ce qui pourrait se passer à l'Assemblée de cette ville ; mais pour un autre motif. La chose est entre les mains de Dieu ; nos inquiétudes ne serviraient de rien. Une prière fervente et continuelle peut beaucoup servir. Du moins elle ne sera pas inutile pour ceux qui y auront recours „. Non moins imprécises sont ces autres lignes d'une lettre des mêmes jours, dans lesquelles le Père se reconnaît, lui et les siens, l'obligé de Melle de Cicé qui oblige tout le monde. " Je vous remercie, Mademoiselle, de ce que vous faites pour moi, pour ma sœur, pour tout le monde „. Quelle est cette sœur des Clorivière obligée par Adélaïde ? Est-ce Jeanne Rose Michelle, dame Desilles de Cambernon ? Est-ce Thérèse, l'héroïque Visitandine des prisons de la Terreur dont elle va braver les supplices ? Le Père ajoute : " Je prie le Seigneur de vous récompenser en Dieu, puisque c'est Lui que vous considérez, avant toute chose „ Sur quoi, s'en remettant pour l'acquit de sa dette au divin Auteur de tous les dons : " Dieu n'abandonne point ceux qui, comme vous, se confient en lui ; tout pour eux se change en bien. Souvent il les préserve même des maux du temps, lors même qu'ils semblent inévitables. S'il permet que ces maux leur arrivent, il les console,il les fortifie si bien dans la souffrance qu'ils la tiennent pour un trésor, l'accueillent avec un doux transport d'allégresse, et qu'ils ne voudraient pas en être délivrés.
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" Ménagez votre santé et vos forces ; cherchez en Dieu seul la consolation dans vos peines. Supportez patiemment votre faiblesse : c'est dans la faiblesse que se parfait la vertu „. Les deux évêques, frères de Melle Adélaïde, furent appelés par le suffrage de leurs clergés respectifs, à les représenter aux Etats-Généraux. Mais il parut bientôt qu'ils n'y siégeraient pas sur les mêmes bancs. Jean-Baptiste, l'évêque d'Auxerre, élu par le clergé du baillage de cette ville où il était justement estimé et aimé, était un bon évêque. A Auxerre, comme précédemment à Troyes, il était parvenu, par des procédés de modération et de ferme prudence, à extirper de son Eglise le chancre du Jansénisme, de telle sorte qu'au premier péril de schisme créé par la Constitution civile du clergé, il obtint sans difficulté de son chapitre cathédral qu'il signât une adhésion formelle à la foi catholique, apostolique et romaine. Lorsque précédemment, 1787, avait paru l'Edit par lequel Louis XVI admettait les protestants à l'égalité absolue des droits et libertés, dans le royaume, l'évêque d'Auxerre en avait redouté les conséquences, et combattu le principe. Ç'avait été le sujet d'un courageux Mandement, qu'il adressa à sa sœur,pour qu'il fût par elle communiqué au Père de Clorivière. Celui-ci lui répondit, 5 Août 1788 : " J'ai lu avec intérêt les imprimés que vous m'avez envoyés. Le mandement et les motifs qui l'appuient m'ont paru dignes d'un Evêque. Les considérations sur l'Edit des protestants ne m'ont paru que trop vraies. Nouvelles raisons pour nous de nous affermir dans la foi, par le secours de la grâce, et de nous avancer de plus en plus dans le service de Dieu. Nous ne savons pas à quels temps désastreux nous sommes réservés ? „ Siégeant constamment sur les bancs de la droite,
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l'Evéque d'Auxerre repoussa par tous ses votes les lois et les actes révolutionnaires dont l'aboutissement devait être le renversement du trône et de l'autel. Il n'en était pas de même de son frère plus jeune, Mgr Jérôme Marie de Cicé, que son incontestable intelligence des affaires, servie par quelque peu d'intrigue, avait fait nommer, dès 1765, agent du clergé auprès du Gouvernement, puis évêque de Rodez, et, en 1781, archevêque de Bordeaux. 11 avait été l'ami de Turgot, et avait présidé, comme évêque de Rodez, l'assemblée provinciale de la Haute-Garonne. Aujourd'hui député de son ordre aux Etats généraux, il y était arrivé,précédé, présenté par un mandement libéral qui avait établi sa réputation d'évêque patriote. Ainsi se trouvait-il avec l'évêque de Chartres, Mgr de Lubersac, placé par l'opinion à l'avant-garde du clergé voué aux idées réformistes. " C'était, dit l'Histoire religieuse de la Révolution, un de ces évêques du XVIIIe siècle, plus curieux de l'administration civile qu'absorbés dans leurs fonctions saintes. La Révolution l'avait d'abord fort effrayé ; puis, se ravisant, l'ambitieux prit aux Etats-généraux une position ambiguë, qui devait le conduire à des complicités dont il ne vit le péril que lorsqu'elles tournèrent contre lui „ (1). C'est le 5 mai 1789 que s'ouvrirent les Etats.à Versailles. Dès les premiers jours, aux premiers discours et aux premiers scrutins, il ne fut pas difficile de prévoir que c'était l'ouverture d'une ère de subversion dans l'Eglise et pour (l)Sur Mgr Jérôme de Cicé, Cf. l'abbé Jager, Histoire de l'Eglise de France pendant la Révolution. T. II. p. 65. — M. l'abbé Sicard, Les Evêques pendant la Révolution T. II. Liv. IV, ch. III.— M. P. de la Gorce, Hist. religieuse de la Révolution T. I, Liv. V. § IV. p. 285. Sur Mgr S. B. de Cicé, V. l'abbé Sicard, les Evêques avant la Révolution. T. I, p. 386.
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la France. Le 17 Juin, les Etats se constituaient hardiment en Assemblée nationale avec mission d'une reconstitution générale de la chose ecclésiastique aussi bien que civile. Le Père de Clorivière ne dissimula à Melle de Cicé ni le péril, ni le devoir : " Je n'augure pas bien du tour que prennent les affaires publiques aux Etats généraux ; mais je crains beaucoup pour celles de la Religion, vu la disposition de la plupart des esprits. Les ecclésiastiques qui s'y trouveront auront besoin de beaucoup de force. La religion est perdue, si ce qui la regarde est remis sans distinction au vceu général de l'Assemblée, et si le clergé, comme il convient, n'est pas juge unique de ces matières „. Et tout de suite : " Ne recherchons que le Ciel ! Ne goûtons que les choses du Ciel ! Nous sommes dans un temps où il faut vendre tout ce que nous avons pour acheter ce glaive spirituel qui achèvera de rompre tous les liens qui nous empêcheraient de prendre un libre essor vers le Ciel „ ! Puis cet appel aux armes : " Nous sommes dans un temps de guerre ; nous devons nous attendre à de rudes assauts de la part de l'irréligion et de l'impiété. Armonsnous des armes spirituelles dont parle l'Apôtre : le bouclier de la foi et le casque du salut. — Que notre vie soit plus que jamais une vie de prière, de retraite et de pénitence. Eloignons-nous du monde, mourons à ce monde qui se déclare plus ouvertement que jamais l'ennemi de Jésus-Christ et de la religion sainte qu'il a établie sur la terre. " Je vous félicite, Mademoiselle, de ce que vous pouvez, comme la colombe, vous renfermer dans l'arche : et là, au milieu d'âmes saintes, n'avoir sous les yeux que des exemples de ferveur et de piété ! Il n'en est pas tout à
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fait ainsi de nous qui, pour la cause de Jésus-Christ, devons travailler à préserver et défendre les âmes contre ces débordements „. Tout enfermée qu'elle fût dans sa retraite de la Croix, Meile de Cicé ne put ignorer que son frère l'archevêque de Bordeaux avait été, dans la fameuse séance du Jeu de paume, le premier prélat qui monta jurer fidélité aux Droits du peuple ; le premier prélat qui avait voté la vérification des pouvoirs en commun par les trois ordres ; le premier prélat qui s'était fait le promoteur de cette réunion des ordres qui, le 22 Juin 1789, faisant passer 148 membres du Clergé du côté du Tiers-Etat, livrait ainsi au vote général et égal de l'Assemblée les intérêts les plus sacrés de la religion. Ce libéral y gagna — si ce fut un gain pour lui — d'être promu, après le 14 Juillet, à la charge de Garde des sceaux. Et quand, peu après, l'Assemblée exigea de la Cour le rappel du ministre protestant Necker au contrôle général des Finances, ce fut Mgr de Cicé qui sollicita l'honneur d'aller porter au Roi une requête qui était plutôt un ordre de capitulation : " Ce dont, écrit Montlosier, il recueillit une gloire presque égale à celle de Necker lui-même „. 11 y eut là pour la famille de Cicé des blessures intimes, que ne cicatrisait pas l'honneur contestable d'avoir donné à la France un ministre de son nom. Les souvenirs d'alors racontent les alarmes qu'en avait conçues la femme distinguée qui nous est déjà connue, l'amie d'Adélaïde, Mme d'Armaillé, Agathe de Cicé.Elle ne s'en cachait pas à l'ambitieux ministre, au cours des longs entretiens dans lesquels elle l'acculait aux explications les plus embarrassantes. A quoi le Garde des sceaux répondait chaque fois avec un optimisme désespérant : " Ma cousine, ne craignez rien ; tout va bien, et tout finira bien ! „
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Un des premiers actes de la Constituante avait été la " Déclaration des Droits de l'homme „ formulée en 27 articles, et posant en principe " la liberté de conscience et du culte, celle de parler et d'écrire ; l'égalité devant la loi, pour tous „ etc. Ce sont les fameux Principes de 89, auxquels chaque citoyen en place était requis par décret de prêter serment de fidélité. On le désigna plus tard sous le nom de petit serment, pour le distinguer du serment formellement schismatique de fidélité à la Constitution civile du clergé. Des esprits incertains et des consciences partagées entre le devoir et l'intérêt inclinaient à y souscrire, s'autorisant d'exemples et de motifs trompeurs. L'un de ces irrésolus s'avisa de recourir à MeIle de Cicé, afin d'obtenir par elle l'avis, et s'il se pouvait, le suffrage du Père de Clorivière. C'était s'adresser mal. La réponse du Père fut celle-ci, très catégorique, avec une pointe de dédain pour la naïveté du consultant : " Je ne réponds pas, Mademoiselle, à la lettre de... X. Je dirai que la liberté et l'égalité qu'on fait jurer sont évidemment celles qui ont été nouvellement introduites. Comment donc jurer de les maintenir? C'est tout renverser, principes de morale et principes du christianisme. Je ne conçois rien aux autorités qu'on allègue. C'est sa conscience et son Evangile qu'il faut suivre, à la vie, à la mort ! „ On devine la situation qui devait résulter pour Me]le de Cicé du dissentiment politique qui divisait sa famille. De là ces compatissantes réponses du Père de Clorivière : " Je pense souvent à vous devant le Seigneur, Mademoiselle,et je suis vivement affecté de la situation dans laquelle vous vous trouvez. Elle est triste pour un cœur aussi sensible que le vôtre ; mais offrez à Dieu la peine que vous ressentez, et regardez-la, dans les desseins de la Providence,
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comme un moyen qu'Elle vous a préparé de toute éternité pour allumer de plus en plus dans votre cœur le feu du divin amour... Animez-vous donc à la souffrance. Vous ne serez pas sans douleur ; mais cette douleur sera paisible, et dans tout ce qui arrive vous verrez l'action du Dieu qui fait tout servir au bien de ses serviteurs. „ C'est de la politique divine, celle de l'éternité. Cette lettreest du 8 juillet 1789.Dix jours après,14,c'était la prise de la Bastille ; cinq semaines après, la nuit du 4 août. Et la France, couverte des débris de PédiSce des siècles,ne savait plus où s'arrêterait la fureur des ruines. Cette rage de démolition ne tarda pas à s'en prendre à l'Eglise du Christ, en commençant par ce qui en est l'avant-mur et le rempart : les ordres religieux. Le 23 octobre 1789, un décret de l'Assemblée suspendit l'émission des vœux solennels dans les couvents d'hommes et de femmes. Le 13 février 1790, l'avocat Treilhard, président du comité des affaires ecclésiastiques, fit voter une motion qui enlevait à ces vœux toute sanction légale,comme étant chose contraire à l'humanité et à la liberté. Le 15 mars il s'enhardit à présenter un plan constitutionnel pour la réorganisation totale du clergé, personnes et biens. C'était la sécularisation intégrale de l'Eglise de France. L'œuvre de colère n'était encore ni achevée, ni sanctionnée, ni promulguée, que déjà certaines municipalités requéraient pour elle le serment de fidélité de leurs fonctionnaires ecclésiastiques et laïques. Il fut requis, à Dinan, du Père de Clorivière en sa qualité de recteur du Collège. Il refusa net : " Je n'ai pas à jurer fidélité à une constitution qui n'existe pas „. On ne le frappa pas, sur le champ, mais on le tint à l'œil.
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PROSCRIPTIONS-LE SERMENT
Dans ces mêmes jours, prêchant te Carême à la paroisse, devant une assemblée nombreuse, il profita de la fête de l'Annonciation, 25 mars, pour traiter de l'excellence de l'état religieux : son institution divine, son droit d'existence, les grands services qu'il rend et ses innombrables bienfaits. L'impression fut profonde. En revanche, le lendemain, au moment où il descendait de chaire, encore en barette et en surplis, il fut arrêté et amené devant le conseil de la Commune assemblé.II n'eut pas de peine à justifier l'innocuité, l'orthodoxie, ainsi que la modération de son langage. Le président, un prêtre patriote, nommé Gautier, ayant qualifié son sermon d'acte de fanatisme : " C'est une qualification qui m'honore, Monsieur, si dans votre esprit et dans votre bouche elle porte sur mon inviolable fidélité à mon sacerdoce et à mon engagement au service de Jésus-Christ — Mais, prenez garde, reprit l'autre. Avec de pareils discours, dans le temps où nous sommes, vous courez risque de vous faire martyriser. — Ah ! Monsieur, je ne suis pas digne d'une telle grâce ! Mais si telle était la volonté de Dieu, je l'en bénirais de tout mon cœur „. Peu après, M. de Clorivière donna sa démission de recteur du collège de Dinan ; lequel passait des mains de son Evêque dans celles de la commune. Sa position n'y était plus tenable. Qu'allait-il faire et devenir ? C'était une grande âme. Il se souvint d'abord que " toute la terre est au Seigneur „, et il reprit son projet de passer en Amérique. Ce n'étaient plus les missions des pauvres tribus de l'Ouest du Canada qui sollicitaient son zèle. Mais, dans les vastes régions qui s'étendent au sud de la nouvelle France, de l'un à l'autreOcéan,les colonies anglaises d'Amérique,aidées par
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l'or et par le sang de la France, venaient de consommer leur rupture avec leur métropole, et de proclamer leur indépendance. Les Etats Unis avaient reçu du Saint-Siège un Vicaire Apostolique qui se trouvait être à la fois un ancien confrère et un ami personnel du Père de Clorivière : le Père Jean Carroll. sorti du noviciat de Watten et du scolasticat de Liège ; l'homme de Dieu que le synode des prêtres catholiques de l'Union avait demandé pour chef, 12 Juillet 1789; " l'homme éminent, disait sa Bulle d'institution, dont la foi, la prudence, la piété et le zèle nous sont entièrement connus. „ Le Père de Clorivière ne désespéra plus d'aller bientôt le rejoindre. Il lui en écrivit une éloquente lettre, brûlante de ce désir. Il lui représentait le triste état présent de. la religion en France " où les évêques et les prêtres n'ont plus qu'une existence précaire ; où leur est demandé un serment qu'à son avis, il est impossible de prêter sans une espèce d'apostasie. Il sait la riche récolte que permet d'espérer l'état des esprits et des institutions dans les pays de liberté ; mais aussi le trop petit nombre d'ouvriers employés à la moisson. Autant de motifs,écrit-il, qui me font penser que ce ne sera pas une chose déplaisante à Dieu, ni peut-être à vous même, Très honoré Seigneur, si je consacre ce qui me reste de vie à vos missions du Maryland et de la Pensylvanie. Je vous demande cette grâce avec les plus vives instances, au nom de NotreSeigneur ! „ Il est présentement libre de sa personne, déchargé de son rectorat,en butte à des haines qui ne lui laissent plus la possibilité de faire le bien autour de lui."Dans cette situation, après avoir conjuré le Dieu tout-puissant de m'éclairer, je me suis ouvert à mon évêque de mes désirs de me consacrer à la mission du Maryland ; et je lui ai demandé
LES SAINTES FEMMES
de les suivre, s'il les croyait conformes à la volonté de Dieu. Sa réponse fut que, non seulement il me donnait l'autorisation que je demandais, mais qu'il était pleinement convaincu que ces désirs venaient du Ciel. Je vous conjure donc, Très honoré Seigneur, de me recevoir au nombre de vos ouvriers, comme le dernier de tous, pour travailler sous vos ordres tout le reste de ma vie „. Nous insistons sur cette démarche, et on le comprendra quand on saura que l'orientation que le Père assignait alors à son zèle. d'apôtre sera bientôt celle qui séduira momentanément la charité apostolique de la pieuse Société des filles de Marie, leur mère en tête. Mais les signes extérieurs de la volonté de Dieu n'étaient point dans ce sens. La lettre du Père de Clorivière ne parvint pas alors à l'Evêque de Baltimore en route vers l'Europe. En mai 1790. nous trouvons l'exrecteur du collège de Dinan dans l'île de Jersey, groupant autour de lui des familles de réfugiés, desquels il se fait le consolateur et le pasteur. La Providence le ramena là où était déjà et devait être le premier foyer de son œuvre, à Paramé son ancienne paroisse. Une noble femme, Mme de Bassablons lui y avait offert l'hospitalité dans sa maison de campagne. C'était chez elle que se réunissaient ordinairement, pour leurs entretiens de charité ou de piété, les personnes du pays ou des alentours desquelles le vénéré pasteur restait encore le directeur. M. Gauthier, naguère son vicaire, y continuait en son absence son ministère auprès d'elles. Enfin Me]le de Cicé, dont le nom se rencontre souvent à côté de celui de Mme de Bassablons, y entretenait par sa parole et son exemple une vive et douce flamme. Ranimé par le retour et les visites du Père, aiguillonné par les malheurs et les menaces du temps, le
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courage de ces femmes était monté à la hauteur de tous les devoirs présents et à venir. MeI]e de Cicé en avait rendu témoignage, dans une lettre à laquelle le Père de Clorivière avait fait, cette réponse, 10 mai 1790 : " Je vous remercie, Mademoiselle, des nouvelles que vous me donnez. Elles prouvent bien ce que vous me dites : qu'un esprit de force se répand sur les âmes fidèles au Seigneur, à mesure que la persécution augmente et que sa main de Père s'appesantit sur nous. „ Puis la parole du Sauveur aux Filles de Jérusalem. " Ce qui doit nous affliger le plus, ce n'est pas le mal qu'on nous fait ; c'est celui que se font à eux-mêmes ceux qui nous persécutent. Insensés qui travaillent à détruire une religion qui, pendant plus de quinze siècles, a fait la gloire et le bonheur de la France ! S'ils pouvaient voir la profondeur de l'abîme dans lequel ils se précipitent, la grandeur et la durée des maux qu'ils se préparent à eux et à leurs enfants ! Voilà ceux dont le sort doit nous arracher des larmes. „ Enfin, Ylbant gaudentes : " Pour nous, réjouissons-nous de ce que nous avons quelque chose à souffrir pour le nom de Jésus-Christ. Quel bonheur et quelle gloire pour nous de boire dans son calice ! S'il a quelque chose d'amer, son amertume est préférable à toutes les douceurs, fut-ce même celles du Ciel ! „ Quelles étaient donc les femmes de foi qui rappelaient à l'exilé celles qui sur le chemin du Calvaire consolaient le Rédempteur des outrages des bourreaux et des blasphèmes des Pharisiens ? Il convient de présenter ici, en première ligne Mme de Bassablons : elle est l'héroïne, et elle sera la martyre de la Société. Née en 1728, elle avait alors soixante
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deux ans. A vingt-trois, devenue veuve d'un gentilhomme qu'elle avait ramené à la foi, puis retirée chez son père, Mr Guillaudeu de la Villarmois, un grand chrétien, elle s'était consacrée aux bonnes œuvres dans la confrérie des Dames de la charité, pour le soin des pauvres honteux, des malades, des prisonniers et des filles exposées au péché. En 1776, elle avait accepté à SaintMalo la laborieuse direction de la Maison manufacture de la Providence pour la distribution et rétribution du travail des indigents, à domicile. Près de 600 pauvres trouvaient là leur subsistance assurée, quand un autre emploi leur manquait. On l'avait surnommée " Notre Dame de Bon-Secours „. Il n'est, peut-être pas dans nos murs, relate la Chronique de Saint-Malo, un seul grenier où elle n'ait porté, pendant près d'un demi siècle, la consolation et la paix. „ Catéchiser les enfants, élever des orphelines,susciter et seconder les vocations religieuses et sacerdotales, convertir les pécheurs, abriter les pécheresses : tel était l'emploi journalier de l'humble femme qu'on rencontrait soit à saint-Malo, soit à Paramé, vêtue de noir, enveloppée d'une longue pelisse rabattue sur sa tête, cachée aux hommes, mais admirable à Dieu pour lequel seul elle vivait, pour lequel elle saura mourir ! — " Oh ! disait-elle à ceux qui la trouvaient trop clémente pour les pauvres filles perdues, si j'avais le bonheur de sauver une âme, que je serais heureuse ! Mais quand je ne ferais qu'empêcher un péché mortel, pour cela il n'est rien que je ne dusse souffrir. „ Le foyer de piété et de chaiilé allumé chez cette veuve, entretenu par elle, ni ne s'éteindra ni ne se refroidira un instant pendant la tempête révolutionnaire. Elle y veille : nous l'y reverrons tout à l'heure. C'est à Paramé aussi, tout près d'elle, que la pieuse
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Association a recruté une humble fille des champs, Perrine Guichard, d'une honnête famille de cultivateurs chrétiens. Le Père Recteur de la paroisse, l'ayant façonnée de bonne heure aux solides vertus, l'avait employée à faire l'école aux enfants du pays. Mais Perrine, maîtresse d'école, se fait en même temps infirmière des malades, et Sœur dévouée des pauvres et des ouvriers. Elle est, à Paramé l'auxiliaire intelligente de Madame de Bassablons, à laquelle elle dénonce les misères cachées qu'elles vont secourir ensemble. C'est là qu'elle et sa Dame donneront secrètement asile à des prêtres menacés de mort, laquelle elle affrontera tranquillement elle-même, comme nous ne tarderons pas à le voir. Une autre, Melle Engerrand, avait soixante-sept ans quand elle se fit admettre dans la compagnie. L'on y admirait sa candeur et sa docilité de novice. Sa grande œuvre, à elle, fut la vigilante protection d'un frère prêtre dont elle se fera nuit et jour le vaillant ange gardien, durant la sanglante période de la Terreur. Ce prêtre, Pierre Engerrand, était alors à la tête de " La Préceptorerie „, institution qui remontait jusqu'au bienheureux Jean de Chatillon, évêque de Saint-Malo, au XIIe siècle, qui l'y avait fondée „ à l'effet d'enseigner gratuitement et sans faillance lettres et religion „. Le Précepteur actuel s'était donné la tâche d'y recruter et diriger des vocations sacerdotales, à rencontre des maîtres de l'impiété qui étaient aujourd'hui les maîtres de l'opinion publique et des affaires. Sa sœur le secondait dans son établissement auprès des jeunes gens qui la tenaient pour une mère. A Paramé encore, le Père de Clorivière avait laissé,dans une famille des plus chrétiennes, deux sœurs, Melles Amabie et Thérèse Chenu, qui rivalisaient entre elles à
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LES SAINTES FEMMES
qui s'avancerait plus haut dans la perfection religieuse. La première, l'aînée, était infirme. Et, comme un jour elle se désolait à la pensée que toutes les communautés lui seraient fermées de ce chef : " Mademoiselle, lui avait répondu le Recteur, si Dieu vous appelle à la vie religieuse, il vous donnera bien les moyens d'y entrer ! „ C'était là que toutes deux aspiraient secrètement. " Animées par la lecture de Bourdaloue et des Héroïnes chrétiennes, rapportent-elles, nous eûmes l'idée de former à nous deux une petite Société que nous nommâmes: " La perfection ! „ Tous les mois nous tirions trois billets, pour connaître laquelle de nous serait la supérieure, à qui les deux autres seraient tenues obéir. La troisième était Melle Mettrie Offray, avec laquelle Thérèse Chenu entretenait une correspondance, enflammée de l'amour de Jésus crucifié. Céleste Mettrie Offray, née en 1766, alors âgée de vingt-quatre ans, brillait dans le monde par l'éclat d'une beauté qui faisait que, sur son passage, les gens se mettaient et s'arrêtaient aux portes de leurs maisons. Elle y avait d'abord souri complaisamment. Mais frappée au plus sensible de son cœur par la mort de sa mère, dans un voyage à Lorient, 1784, Melle Céleste fût entrée tout de suite au couvent, si son père ne l'eut suppliée de demeurer auprès de lui, pour lui fermer les yeux. Il en fut décidé ainsi par son directeur qui,en retour,lui ouvrit la porte de la pieuse Association. Ainsi lui serait-il donné de satisfaire à ses devoirs de fille et de répondre à sa vocation de vie religieuse, pratiquée dans le monde. Elle y prononcera sa consécration. On la vit dès lors donner à la visite des malades de l'hôpital, lesheures qu'elle ne devait pas à son père de qui l'infirmité s'appuyait sur son bras. Et c'était un spectacle touchant que celui de cette belle et modeste personne,
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accompagnant cet homme vénérable dans ses promenades aux lieux les plus fréquentés par la société mondaine de Saint-Malo, qu'elle-même semblait ne pas voir. Je ne fais encore ici que présenter ces noms que nous retrouverons bientôt inscrits sur le livre des Filles de Marie de Bretagne, et presque le lendemain sur le livre d'écrou des Confesseurs de la Foi. Comme, aux côtés de Mnie de Bassablons, nous avons rencontré la bonne Perrine Guichard, son auxiliaire et suppléante auprès des pauvres et des enfants de Paramé, de même, aux côtés de MeUe de Cicé, il nous faut connaître et saluer sa fidèle Agathe Le Marchand. Un moment, comme nous l'avons vu, sa maîtresse, par esprit d'humilité et de pauvreté, avait pensé à se passer de ses soins, et à la renvoyer à Rennes pour y travailler, à sa place, au service des indigents et des églises. Le directeur s'y était opposé sagement. Et maintenant sa place était aux côtés de la " Mère des pauvres „ à la recherche et au secours des misères de tout genre, comme au recrutement des serviteurs et des servantes de Dieu. Ainsi y aura-t-il place pour toutes les conditions, les plus modestes comme les plus hautes, parmi les veuves et parmi les vierges, dans la religieuse famille de Celle qui fut la Veuve de Joseph et la Reine des anges.la royale fille de David et Tépouse de l'humble ouvrier de Nazareth. D'autres noms viendront enrichir cette liste, qui allait s'allongeant de jour en jour.Aucun lien sacré ne les unissait encore, sinon celui de la commune charité de JésusChrist et la fraternité des œuvres. Etait-ce là le noyau de la " Pieuse société „ dont Melle de Cicé portait en elle le projet ? Etait-ce pour cette famille nouvelle qu'il lui avait été demandé de quitter la sienne ? Mais où et comment s'exécuterait son dessein ? Adélaïde de Cicé. — 7.
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LES SAINTES FEMMES
Cependant les événements parlaient. Le temps avait marché. L'ordre religieux aboli, proscrit, était menacé de disparaître de France, et l'Eglise après lui. Qui le remplacerait ou le suppléerait ? N'était-ce pas l'heure d'appeler les volontaires à prendre la place des réguliers ? Mais la liberté leur en serait-elle laissée sur cette terre ennemie ? Au contact et à l'instar du Père de Clorivière, une flamme de zèle apostolique pour les Missions étrangères s'était allumé chez quelques-unes de ces femmes dont nous venons de l'entendre célébrer le cœur fort. La jeune Amérique des Etats qui, dans son Statut, venait de proclamer la liberté de conscience semblait les y convier. Ce n'était pas elles, les Malouines, filles ou sœurs de navigateurs, qui se faisaient peur de la mer et des plages lointaines. N'allaient-elles pas d'ailleurs reprendre la trace de ces femmes apostoliques,Marguerite Bourgeois, Marie Guyart, Marie Barbier, Marguerite Lemoine, Marie Louise Dorval, Mme d'Youville, Me,le Mance, qui, au XVIIe siècle, avait tant contribué à évangéliser cette autre patrie lointaine qu'on appela la Nouvelle France ? Aucune correspondance ne nous révèle les sentiments personnels de Melle de Cicé sur cette lointaine entreprise, jusqu'au jour où on la verra s'en désister, à la suite et à l'exemple du Père de Clorivière, qui l'y savait très attachée. L'ancien vicaire de Paramé, l'abbé Gautier, futur confesseur de la foi, devait être de l'expédition. De pieuses religieuses, dont une Ursuline de saint Charles de Dinan, y ayaient donné leurs noms. Melle de Cicé se tenait attentive au signal d'en haut. Au mois de juillet 1790, nous trouvons le Père de Clorivière chez son beau-frère M. Desilles de Cambernon, aux environs de Saint Servan. Il écrit de là à Saint
MISSIONNAIRES DE DÉSIR
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Servan, où l'attend Melle de Cicé : J'aurais, Mademoiselle, plusieurs choses à vous dire ? „ Sa dernière ligne disait : " Vivons d'espérance, et redoublons de prières, dans l'attente des événements que le jour de demain doit amener „. C'était le 13 juillet, et ce demain était le jour de la Fêle patriotique de la Fédération. Ce que cette journée allait faire éclater fut un redoublement de fureur et de maux. Moins d'une semaine après cette lettre, le Père aura entendu la parole de Dieu.
CHAPITRE SIXIEME.
L'Inspiration — Le premier Plan La consécration des XII. L'Inspiration des deux Sociétés — Plan et statut des Filles de Marie — L'approbation épiscopale - La Fondatrice à Dinan — Le Fondateur à Paris — France ou Amérique ? — " En France pour souffrir davantage „ — La consécration des XII. 1790. Le 19Juillet 1790, le Père de Clorivière, alors à SaintMalo, se disposait à se rendre, dans l'après-midi, à SaintServan, pour y faire à La Croix le Panégyrique de Saint Vincent de Paul, de qui c'était la fête. Là se produisit chez lui un fait d'illumination dont lui-même a marqué avec soin les particularités de temps et de circonstance, comme pour faire ainsi connaître le caractère d'importance et de solennité surnaturelle que cet événement revêtait à ses yeux. Il en a écrit un double récit, identique pour le fond. En tête du premier, rédigé sous forme impersonnelle, il est dit : " Un prêtre, profès de la Compagnie de Jésus, rentré en France depuis 1775, s'étant démis de la supériorité de son Collège sur lequel le gouvernement venait de mettre la main, avait conçu l'idée de se rendre, quand le temps lui en serait marqué, dans les Missions du Maryland,où il
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espérait que le Saint-Siège consentirait à rétablir les Jésuites dans leur premier état. „ C'était en effet alors que le Père était en instance auprès de Rome afin d'obtenir, pour ses nombreux confrères restés en Amérique, une extension du privilège qui avait fait maintenir la Compagnie en Russie, sous la protection de la tzarine Catherine II. " Cette pensée lui revenait souvent à l'esprit, continuet-il. Elle le frappa plus fortement qu'à l'ordinaire, en ce matin de la fête de Saint Vincent de Paul. C'était durant son oraison. Il lui fut dit alors intérieurement, d'une manière très vive : " Pourquoi pas en France ? Et pourquoi pas dans tout l'univers ?... Il lui fut aussitôt montré, comme dans un clin d'œil, et cependant dans un assez grand détail, un genre de vie religieuse, tel à peu près que celui qui sera tracé ci-après, lequel devait être très utile à l'Eglise, et contribuer au bien d'une infinité d'âmes. A l'instant même tout ce plan se déroula à ses yeux dans une lumière telle qu'il ne put douter que cela ne vînt de Dieu. „ La relation française de ce fait par le Père n'y ajoute pas in extenso ce Plan de l'Association, qu'il voulut prendre le temps de rédiger en latin, pour être ainsi présenté aux évêques et au Pape. Il en indique seulement le but et les grandes lignes, comme il suit : " Pour subvenir aux besoins pressants de l'Eglise, une nouvelle Société religieuse d'hommes qui ne respireraient que la gloire de Dieu et le salut du prochain, paraîtrait bien nécessaire ! Mais, dans un temps où l'on détruit les anciens ordres religieux, il faudrait qu'elle se formât comme à l'insu des peuples, et en quelque sorte, malgré eux. " Ainsi les religieux de cette société n'auraient point de biens en commun ; et, quoique liés à Jésus-Christ aussi
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L'INSPIRATION DU FONDATEUR
étroitement que possible, ils n'auraient aucune marque de leur association, ni habit uniforme, ni maisons, ni églises qui leur fussent propres, ni autres choses de cette nature ; mais ils vivraient séparément, comme le faisaient d'ailleurs, au commencement de l'Eglise, les prédicateurs de l'Evangile „. " Ce genre de vie n'étant pas inconciliable avec la pratique des vœux de religion, les personnes qui l'embrasseraient s'engageraient, dans cette société, par la profession des trois vœux, émis en présence de l'évêque ou de son délégué. Par là nous vengerions, autant qu'il est en nous, la sainteté des vœux, l'autorité de la sainte Eglise qui les approuve, et les Conseils évangéliques eux-mêmes, des blasphèmes que des bouches impies ont vomis contre eux „. Il revient et il insiste sur la caractéristique de l'Association : " Moins il y a, vu l'état présent des affaires publiques, de liens extérieurs autorisés pour nous retenir unis, moins encore ces liens sont forts par eux-mêmes, plus, d'autre part, il est nécessaire que les associés soient réunis tous ensemble en Jésus-Christ de la manière la plus étroite par des liens intérieurs et spirituels „. a Ce n'était là qu'une vue générale,explique-t-il ailleurs. Mais l'impression de lumière que j'en reçus fut tellement irrésistible que je m'imaginais-que tout le monde devait naturellement partager ces idées, et qu'il me suffirait de les produire pour les faire adopter immédiatement. Je m'étonnais seulement que Dieu eut semblé jeter les yeux sur un instrument si vil pour une entreprise si grande ! Mais, plein de confiance en sa puissance et en son infinie bonté, je m'offris à Lui, pour qu'il fît de moi et par moi tout ce qui serait conforme à son bon plaisir „. Le jour même, il fut trouver un pieux et zélé ecclé-
LA SOCIÉTÉ DES FILLES DE MARIE
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siastique, et lui fit part de ce qui était arrivé le matin. Cet ecclésiastique était M. l'abbé Engerrand, écolàtrede Saint-Malo, qui nous est déjà connu, et qui nous le sera de plus en plus comme un des principaux directeurs et zélateurs de la Société. Il confirma M. de Clorivière dans la pensée que " cela venait de Dieu, et que ce serait une chose infiniment utile. Il voulait donc y prendre part, et il l'exhortait instamment à mettre par écrit les pensées qu'il venait de lui communiquer. „ Encouragé par ce conseil, le Père, de retour chez lui, se mit en devoir de l'exécuter. Il ne faut pas oublier que c'était le jour de la fête de Saint Vincent de Paul, fondateur lui-même d'une congrégation de missionnaires vivant dans le siècle. Clorivière, qui ce jour là prononçait son éloge à saint Malo, put-il ne pas l'intéresser à son très apostolique dessein ? Rentré chez lui, il écrivit donc en latin le Plan, " qu'il adapta aux circonstances dans lesquelles l'Eglise se trouvait. „ Puis, sa rédaction achevée, 18 août, il y joignit une supplique, latine aussi, destinée au Saint-Siège et à l'Episcopat, sous la réserve des amendements et modifications qui pourraient et devraient y être apportés par ces autorités premières. Une large lacune s'y accusait. Ce qui frappe le biographe du Père de Clorivière, et justement, c'est que jusque-là sa pensée ne se tût encore portée que sur les hommes, tandis, dit-il, que la loi sacrilège du 13 février 1790 avait enveloppé dans la même proscription les congrégations de femmes. — " Mais absorbé, explique-t-il, par son idée dominante de relever la Compagnie de Jésus, le Jésuite n'avait pas encore pris garde à cette autre partie de sa mission ! „ Que le Père n'eut pas pris garde que ce n'était là que la moitié de son œuvre de relèvement, on peut s'en éton-
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ner si l'on se rappelle que l'institution parallèle d'une société de femmes demeurant dans le monde, prononçant des vœux, et y accomplissant les exercices et les œuvres de la religion, était en instance auprès de lui. Il y avait trois ans que Melle de Cicé lui en avait communiqué le Projet par écrit ; et il y en avait deux que lui-même était entré progressivement dans ses vues, reconnues par lui conformes aux desseins du Ciel. La vérité est que, sur cet objet des besoins présents, l'humble fille avait eu, la première, son heure d'audience au conseil de Dieu. Et aujourd'hui lui, l'homme de Dieu comprenait à son tour que le moment était venu, pour lui, de donner raison à tant de lumières, de donner suite à tant d'essais, et satisfaction à de si longues instances. Voici quand et comment lui vint, tout à la suite de l'autre, ce que lui-même ne craint pas d'appeler " l'inspiration „ du second œuvre. Ecoutons-le : * Le plan était écrit, et, comme je méditais si je ne devais pas le présenter à mon évêque, Mgr de Pressigny, qui me tenait la place de Dieu, à peine en eus-je pris la résolution, qu'il me vint fortement à l'esprit que je devais faire, pour les personnes du sexe, quelque chose d'analogue à ce que je venais de faire pour les hommes. Cette pensée me parut avoir tous les caractères d'une véritable inspiration. „ — Plus catégoriquement il ajoute ailleurs : — " Il me semblait que je n'aurais pu m'en défendre sans aller directement contre la volonté de Dieu „. " Après avoir imploré les lumières du Saint-Esprit, continue-t-il religieusement, je me mis sur le champ en devoir d'exécuter ce qui m'était prescrit ; et, dans le même instant, je me rappelai, à l'appui, deux sentences du Saint Evangile qui ont été ensuite transportées en tête du Plan des Filles de Marie. Ce sont celles-ci du Seigneur: " Père,
PLAN ET STATUT : LES VŒUX
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" je ne vous prie point de les ôler du monde, mais de les " préserver du mal. „ — Et aux Apôtres : " Je ne vous " appellerai plus serviteurs, je vous appellerai mes amis, " parce que tout ce que j'ai appris de mon Père, je vous " l'ai fait connaître. „ (Jean XVII, 15 — et XV, 15). Voici comment fut tracé d'abord, et comme du premier jet, le Plan français de cette seconde société, tel. à peu de chose près, qu'il fut imprimé postérieurement : " La fin que la Société se propose en France, à notre époque, est d'offrir aux âmes qui voudraient se consacrer à Dieu un moyen de suivre leur vocation, malgré la destruction des ordres religieux. Dans des temps plus calmes, elle présente le même avantage à celles qui, avec le même désir, trouvent des obstacles dans les devoirs impérieux qui les retiennent dans le monde. De manière que, même en dehors du cloître et en chaque condition et état, refleurisse la culture de la perfection religieuse à côté et au-dessus de la perfection chrétienne, et qu'ainsi toutes les classes de la vie civile soient par là sanctifiées dans plusieurs de leurs membres. — Ainsi, ajoute-t-il, la Reine des Vierges et des Veuves sera-t-elle dédommagée des hommages qui lui sont ravis par la suppression de tant, d'ordres qui se faisaient gloire de l'avoir pour patronne et pour Mère. „ Si " l'inspiration „ de l'œuvre est haute, la structure en est vaste, larges les portes, et sagement ménagée la succession des degrés qui montent jusqu'au sanctuaire. " Les portes, dit le Plan, s'ouvrent à toutes sortes de personnes, vierges et veuves, quels que soient leur rang et leur condition, pauvres et riches, jeunes ou déjà avancées en âge, pourvu qu'elles soient dégagées de tout lien imcompatible avec la pratique des conseils évangéliques ; et que, éprises du désir de la perfection, elles se montrent
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L'INSPIRATION
prêtes à suivre Jésus-Christ partout où il daignera les conduire, embrassant toutes les vertus prescrites aux différentes Congrégations religieuses. „ Pour qu'il en soi! ainsi, les barrières extérieures se sont donc abaissées. Point ne sera besoin que l'on quitte sa famille et le monde ; que l'on habite une maison commune ; que l'on change son genre habituel de vie, ni qu'on revête un habit uniforme, chacun étant vêtu selon son rang et sa condition. Mais à l'entrée sont mises nécessairement des conditions morales, naturelles et surnaturelles : la vocation, le bon jugement, le bon caractère. Puis des dispositions spirituelles qui se résument " dans la volonté de se donner tout à Jésus-Christ et à sa Mère, par le sacrifice et un amour effectif de charité et de conformité qui fasse reproduire ces divines vies dans une vie d'édification et de bonnes œuvres propres à leur milieu et leur état. „ Les divers degrés à franchir jusqu'à la profession sont : le postulat, le noviciat plus ou moins prolongé, l'épreuve des vœux temporaires conduisant,par un chemin de fidèle observance, jusqu'aux Vœux perpétuels. Mais " si d'un côté les vœux sont l'essence même de la vie religieuse, comme ils en sont la gloire, de l'autre côté l'étreinte n'en n'est-elle pas trop étroite pour les persoqnes vivant dans le monde? Par exemple, la pauvreté et l'obéissance religieuse sont-elles compatibles avec la condition de personnes qui continuent à posséder, à administrer, à léguer, à donner, à tester ; et qui, chacune dans son état, demeureront soumises à toutes les autorités familiales, ecclésiastiques et civiles? „ Ces réelles difficultés, les Constitutions les ont prévues et elles y ont paré. Mais les vœux resteront quand même la base de l'édifice : Aussi bien Me]le de Cicé elle-même l'a posée dès la
FINS DE L'INSTITUT
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première heure. Et le fondateur n'est que l'écho de la fondatrice, quand il écrit : " Le maintien des vœux est l'unique moyen de faire de ces sociétés un corps religieux... Et on ne saurait rien imaginer de plus propre, soit pour nous porter plus puissamment à la perfection, soit pour mieux fixer notre naturelle inconstance et fortifier notre faiblesse. „ Enfin le Plan trouve dans l'Evangile sa consécration, comme il a sa tradition dans les plus lointaines origines de l'Eglise où apparaît déjà l'observance d'une vie analogue dans le siècle. " Il ne faut donc pas que l'on traite de nouveauté et d'étrangeté une institution de vie religieuse externe qui ne fait que renouveler dans ces derniers temps, et s'il plaît à Dieu, rendre commune à tous les états, la pratique de ce que les Apôtres ont prescrit aux premiers fidèles et de ce que tant de saints évêques ont recommandé, et que tant de saints et saintes, séculiers et séculières, ont observé au cours des siècles. „ Après les fins de l'Institut et l'exposé des motifs, le Plan se place consciencieusement en présence des objections. Il se demande : Comment ces religieuses complètes ainsi mêlées au monde ne perdront-elles pas l'esprit religieux dans la contagion mondaine ? Là est le péril sans doute ; mais là aussi sera le mérite, moyennant le travail, l'effort et le combat. Il y faut des âmes d'élite et une vigoureuse formation intérieure. A défaut du rempart de la vie de communauté, le recueillement, la garde du cœur, l'union continuelle à Dieu leur fera, à ces filles de Dieu,une clôture véritable et inviolable dans le monde. Aussi bien leur profession devra-t-elle être ignorée au dehors. Ce secret de famille, le Père ne va-t-ii pas jusqu'à le comparer à l'antique secret eucharistique, gardé par les fidèles durant les persécutions !
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LE STATUT DES FILLES DE MARIE
Mais encore, nées du besoin temporaire de suppléer à la destruction des anciens Ordres, ces associations ne sontelles pas condamnées à tomber d'elles-mêmes, le jour où ceux-ci pourront rentrer en France avec la liberté ? — Eh bien ! répond le Père, si Dieu veut un jour relever nos ruines, les nouvelles sociétés, si elles n'ont plus leur raison d'être, après l'effort et le service d'un moment, seront heureuses de s'effacer dès qu'elles auront accompli leur mission et obéi à sa volonté sainteMais il se hâte d'ajouter : " L'Eglise militante ne licencie pas ses corps auxiliaires aussitôt, après ses combats, sachant bien par son histoire que toute paix n'est qu'une trêve, et qu'il ne faut jamais désarmer. Et puis, hélas ! j'ai trop lieu de craindre que la crise d'aujourd'hui n'ait de très longues suites, et que la Révolution ne ressemble à ces attaques d'apoplexie ou de paralysie que ne donnent pas la mort sur le coup, mais qui la préparent et la présagent, par un état de maladie dont on ne sait pas le terme. Et alors, pour combien de temps ne serons-nous pas nécessaires à la grande malade ? Enfin il dit le besoin inextinguible, immanent, d'une vie plus haute, chez tant d'âmes altérées de perfection, séduites par l'élévation de l'état religieux, attirées par les promesses de Jésus-Christ dans l'Evangile : " Quiconque m'aime, qu'il me suive !.. „ Ne pouvant pas le suivre dans le cloître, enchaînées qu'elles sont au siècle par d'imprescriptibles devoirs ou d'insurmontables impossibilités, elles veulent, quand même se rattacher à lui par cette racine du coeur qui n'a son aliment et ne trouve son épanouissement que dans la vie religieuse. Le Plan de la société de Marie, 1790, se terminait par ces graves et vibrantes paroles, toutes de circonstance : " Comme le monde cherche à abolir le Christianisme et
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que tout nous annonce que le nombre et la malice des sectateurs de l'irréligion ne fera que croître avec le temps, ainsi que le Sauveur du monde l'a prédit dans son Evangile, la Société de Marie doit être une pépinière de vierges et de martyres qui préféreront de verser leur sang et de souffrir toutes sortes d'affronts et de tourments,plutôt que de rien faire contre l'honneur de Jésus et de sa Très sainte Mère. „ En septembre, le document, comprenant le Plan de l'une et de l'autre société, reçut l'approbation motivée, explicite, de l'autorité ecclésiastique. Mgr de Pressigny avait été un des premiers à en connaître la haute inspiration. Une lettre nous apprend que, dès l'après-midi du 19 juillet, le Père prédicateur tout enveloppé encore de cette lumière, était allé lui en donner communication. Le Père de Clorivière était son homme de confiance. Au collège de Dinan, l'évêque l'avait spécialement constitué Supérieur des clercs, et lui avait conféré presque tous les pouvoirs de Grand vicaire diocésain. Ayant reconnu dans le Plan l'esprit de Dieu qui animait son auteur, il ne se contenta pas de l'autoriser, mais il engagea et encouragea les fidèles de son diocèse, à qui Dieu en ferait la grâce, à entrer dans une Association de laquelle il écrivit cet éloge peu commun. Nous le traduisons : " Le présent projet et plan d'une Société religieuse a été " lu par nous avec attention; et, cette Société, nous la " croyons très utile au peuple chrétien. Grâce à elle, " en effet, il y aurait dans l'Eglise et dans le pays une " élite d'âmes rendues capables de remplir généreusement " les devoirs les plus difficiles de la vie religieuse et civile " en même temps. "En elle,les pécheurs et tous ceux qui se seraient écartés
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PLAN ET STATUTS
" du droit chemin trouveraient une main secourable pour 8 rentrer dans les plus hauts sentiers de la justice. Et les 8 âmes fidèles y trouveraient un encouragement à croître 8 en foi et en vertu. 8 Personne n'aurait plus à se plaindre de se voir fermé 8 le chemin de la perfection évangélique. Avec l'auteur, 8 volontiers nous reconnaissons dans ce genre de vie 8 quelque image de l'Eglise naissante, alors que, séparés " les uns des autres par leurs travaux et leurs emplois, 8 et vivant chacun dans leurs demeures, ils ne formaient " cependant qu'un cœur et qu'une âme. C'est pourquoi " nous souhaitons à ce pieux projet, que nous croyons de 8 grand prix, le plus heureux succès (1) „. S' Malo 20 septembre 1790.
Quelle fut la part de MelIe de Cicé dans la rédaction de ce premier Plan ? Sa correspondance ne nous l'a pas appris. Nous voyons seulement que les copies qui en sont faites alors sont de sa main ; et qu'elle y dépense une telle ardeur de travail que le Père appréhende qu'il n'excède ses forces. Surtout, nous l'entendons le remercier avec effusion (i) Mgr Gabriel Cortois de Pressigny, évêque de S'Malo depuis 1787, formé à l'école de son oncle, Mgr de Cortois de Quincey évêque de Belley, et du Cardinal de La Luzerne dont il avait été le vicaire général, était un homme de doctrine et de ferme bon sens, prélat de mœurs graves, d'une simplicité qui n'excluait pas les grandes manières. Depuis la fin de 1788, il avait émigré à Chambéry, puis en Suisse, sans cesser d'administrer son diocèse par correspondance. Avant de s'exiler il s'était rendu à La Chesnaie pour y faire ses adieux à la famille de La Meunais. C'est là et alors qu'il fit faire sa lère communion à Jean Marie de La Meunais et lui conféra la confirmation. Cette cérémonie fut la dernière fonction épiscopale accomplie dans son diocèse par le dernier évêque de Saint-Malo.
LA RÉUNION DE DINAN
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d'avoir ainsi répondu à ce qui, depuis vingt ans, fait le sujet de ses pensées et l'objet de ses prières : " Ce que vous m'avez dit, mon Père, des Vœux que vous avez dessein d'établir dans la Société projetée, me cause d'autant plus de joie que cela fait depuis longtemps l'objet de mes désirs. " Je ne puis vous dire mon Père, combien j'aspire à un pareil genre de vie, dont vous auriez tout réglé et où je ne me conduirais plus en rien par moi-même. Je ne serai point dans mon centre jusque-là. " Pour la pauvreté comme sur tous les autres points, je voudrais pratiquer la plus parfaite obéissance. Les craintes que me donne mon incapacité me font désirer de vivre jusqu'à la mort dans une continuelle dépendance. Je ne désire rien tant que le bonheur d'être associée, sous la conduite de l'obéissance, à des personnes vraiment intérieures, occupées uniquement des choses de Dieu, et dont la journée serait remplie par la prière, le silence, la pratique des bonnes œuvres, surtout de celles qu'inspire le zèle du salut des âmes, quand ce ne serait que d'apprendre la doctrine chrétienne aux petits enfants et aux ignorants. Sans renoncer aux œuvres de miséricorde corporelle, j'ai, maintenant surtout, beaucoup plus à cœur celles qui regardent l'âme. Elle a mandé au Père : " Je suis plus à portée maintenant d'instruire de jeunes personnes et de les amener à la piété ; occupation à laquelle j'ai pris beaucoup de goût. Me conseillez-vous de continuer ? En pouvait-elle douter? — " C'est une œuvre excellente, lui est-il répondu, et on y exerce toutes sortes de vertus „. Presque aussitôt son Plan de l'une et l'autre société rédigé et approuvé par son évêque, le Père s'était rendu à
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LA FONDATRICE
Paris à la double fin de lui recruter des adhérents et de lui ménager l'approbation du Saint-Siège. Nous l'y trouvons, dès septembre. Cependant, avant de quitter la Bretagne et en prévision d'une absence plus lointaine et prolongée, il avait pris soin de pourvoir par délégation au gouvernement de ses deux familles. M. Engerrand était chargé de celle des prêtres, une douzaine environ, dont quelques anciens aspirants ou étudiants en théologie de la Compagnie de Jésus lors de sa suppression. Les autres, pour la plupart, étaient des recteurs de paroisse ayant réfusé le serment : tel M. Cormaux, préposé aux missions bretonnes, curé de Plaintel, une des futures victimes du tribunal de sang. L'Association des femmes était confiée à la direction de l'abbé Gaultier, préfet du collège de Dinan. En même temps le Père avait demandé à Melle de Cicé de mettre fin à son noviciat de Saint-Servan, après deux années de pleine formation religieuse. Elle devait, lui absent, venir habiter Dinan, pour y initier à son tour des âmes choisies. Nous l'y trouvons à cette œuvre. On lit dans sa vie : " Elle réunissait à Dinan, ou visitait chez elles, les âmes désireuses de la perfection, les initiant aux principes et pratiques qu'elle-même avait apprises de la Mère Marie de Jésus. „ Elle y travaillait spécialement, bien que discrètement, par la diffusion du Plan de la Société, dont elle était dépositaire et dont à plusieurs fois le Père lui réclame des copies. Il lui eD avait demandé pour l'abbé Gaultier ; il en demande pour Rennes, " où le recteur de S1 Pierre le voudrait communiquer à des demoiselles de sa paroisse.,, De même pour " une excellente demoiselle de Limoëlan, qui d'elle-même m'a demandé d'être de cette société. „
FRANCE OU AMÉRIQUE
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Mais encore lui prescrit-il " d'en user discrètement pour n'eu pas trahir le secret. „ Cependant de se voir ainsi en charge auprès de ses sœurs n'était pas sans étonner ni inquiéter sa conscience. C'est à l'affermir et soulever à la hauteur de sa mission que le Père s'efforce dans ces lignes adressées à Dinan, 1er octobre 1790 : " Ayez bon courage, Mademoiselle, considérez moins votre faiblesse, et davantage la force que vous trouverez en Dieu lorsque vous vous confierez entièrement en Lui „. A Paris, le Père de Clorivière habitait, rue du Bac, aux Missions Etrangères. Le supérieur de cette maison, M. Martin Hody, accrédita beaucoup une Association qu'il savait être pour la sanctification des prêtres. Le Père y fit, dans le clergé séculier, de pieuses recrues, telles que celles de MM. Lasnier et Gabriel Després. On en comptait neuf à la fin de 1790. Surtout l'approbation de M. l'abbé de Floirac, vicaire général et administrateur diocésain, pendant l'émigration de Mgr de Juigné, lui était de bon augure pour l'avenir. Mais il trouvait peu de faveur auprès des anciens Jésuites qui accusaient son projet de faire dévier leur institut pour le présent, et, pour l'avenir, d'en retarder la reconstruction. D'autre part, sa confiance dans l'approbation du SaintSiège ne tarda pas à faiblir en présence de l'attitude ambiguë et des paroles évasives du nonce, Mgr Dugnani. L'Excellence avait d'abord accueilli le projet avec faveur " lui en parlant avec le plus grand encouragement. „ Mais bientôt la diplomatie se reprocha cet élan: " Lorsque je le priai de donner un mot qui marquât son approbation, il m'a dit de ne point insister, qu'il crainAdelaïde de Cicé. — S.
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LE FONDATEUR A PARIS
drait de se comprometlre vis-à-vis des évêques de France, à une heure surlout où une pareille approbation risquerait d'aggraver le conflit soulevé par la récente Constitution civile du clergé ». A Rome, sa requête fut signalée comme indiscrète, inopportune ; et, de ce côté arrivèrent des lettres confidentielles le dissuadant d'aller se jeter aux pieds du Saint-Père, comme il en avait témoigné le dessein malheureux. Dans cet état de choses, on ne s'étonnera pas de voir M. de Clorivière se tourner de nouveau vers les missions d'Amérique, que d'ailleurs il n'avait pas perdues de vue. En cet automne de 1790, Mgr Carroll, après son sacre à Londres, s'était rendu à Paris pour le recrutement de son clergé du Maryland. Là M. l'abbé Emery, supérieur de Saint Sulpice, lui avait promis une colonie de ses prêtres ; ils devaient prendre la mer au printemps suivant. Le Père de Clorivière fut accueilli par lui comme un frère. Mais ayant mis en avant son dessein d'y reconstituer la Compagnie, dont lui aussi avait été le fils, la réponse de l'évêque fut qu'autant il serait heureux de le recevoir dans sa Mission naissante, autant il avait de raisons graves de ne rien tenter ni encourager présentement qui tendit au rétablissement de la vénérable et chère Compagnie dans ce pays. „ Qu'allait-il faire ? Le Missionnaire s'y rendra-t-il quand même, du moins pour son compte, avec sa petite troupe malouine ? Il y eut, ces jours là, une heure de perplexité et d'angoisse dans ce généreux cœur, partagé entre la France et le Nouveau Monde. Cette patrie française, il la voyait plus malheureuse que jamais. On lit dans une de ses lettres du 27 octobre, peu de jours après qu'à la Constituante était venue succéder l'Assemblée Législative, pire encore : " Que l'Eglise est
AU SERVICE DE LA FRANCE
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donc affligée, Mademoiselle ! Ses douleurs doivent absorber toutes nos souffrances particulières. Que les sacrifices que le Seigneur peut nous demander doivent nous paraître légers auprès des maux de la religion ! Tout va de mal en pis. Un grand nombre espèrent bientôt un changement heureux. Pour moi je ne vois intérieurement rien qui l'annonce ; il semble que le bras de Dieu s'est appesanti sur nous. Mais je puis me tromper ; et j'aime bien mieux me reposer de l'avenir sur la bonté du Dieu miséricordieux. Priez pour moi. „ D'autre part, à cette patrie malheureuse,il venait de voir un de ses plus chers neveux, André Desilles de Cambernon, se dévouer héroïquement pour elle, frappé à mort sur ses pièces, sous le feu des révoltés de la garnison de Nancy, et expirer saintement, le 17 octobre, béni de Dieu, pleuré de la France entière : " Nous avons perdu notre cher Desilles, s'écrie l'oncle dans une lettre. Sa mort a été pleurée de toute la France... Tout le monde s'accorde à dire que,s'étant conduit comme un héros,ilest mort comme un ange : ce sont les expressions que j'ai lues dans plus d'une lettre. Avez-vous vu l'Eloge funèbre que Msr l'évêque de Nancy a fait de lui à ses obsèques ? Je crois sa mort vraiment bienheureuse. C'est assurément la plus grande récompense qu'il pouvait espérer en se dévouant pour la patrie (1) „. Or, cette France, pour laquelle le neveu venait de donner sa vie si magnanimement, sera-t-elle abandonnée par le vieil oncle qui lui envie cette mort, mais que l'Amérique attire encore, sinon pour le rétablissement de sa famille religieuse du moins pour l'exercice d'un vaste et
(1) V. à l'Appendice : Le Héros de Nancy-
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LE FONDATEUR A PARIS
jeune apostolat ? Son cœur oscille, et sa foi s'en remet à la volonté de Dieu. C'est la conclusion de ces lignes du 7 décembre 1790 : " Mademoiselle, mes vues sont toujours les mêmes, pour ce qui regarde les Missions d'Amérique. Pour ce qui est de ces autres vues plus étendues que j'avais conçues pour la gloire de Dieu, il en sera tout ce qui lui plaira. Je ne suis pas digne, ou plutôt, je suis tout à fait indigne, d'être l'instrument de quelque chose de si saint. Que sa sainte Volonté s'accomplisse en tout 1 Je suis parfaitement content de tout ce qu'il voudra faire de moi. Je le bénirai également, soit qu'il me tire de la poussière, soit qu'il m'y laisse ramper. Tout ce que nous devons faire de notre côté, c'est de ne mettre aucun obstacle à ses desseins en nous, soit par présomption, soit par pusillanimité. Nous ne pouvons rien de nous-mêmes,mais nous pouvons tout en Lui. „ Cette volonté de Dieu, le Père de Clorivière s'adressa, pour la connaître, à celui qui en était, de droit divin, le représentant auprès de lui. Il fut, ainsi qu'il le raconte, se jeter aux pieds de Mgr de Pressigny. Il le trouva de plus en plus effrayé du délaissement où l'émigration des prêtres et leur expulsion allait laisser l'Eglise de France. Il n'hésita plus un instant " Restez, restez, mon Père, c'est en France que Dieu vous veut à son service ! „ Sa destinée était fixée. Il lui restait le devoir d'éclairer les voies de Melle de Cicé entraînée dans son orbite. Toutefois, en lui faisant part de la décision de l'évêque pour lui-même, il n'eut garde de peser sur sa liberté, respectant le beau rêve, qu'elle avait caressé de souffrir et peut-être de mourir pour Jésus-Christ. C'est par ce même grand côté de l'héroïsme et de l'immolation qu'il lui fit envisager son séjour et son
LES PREMIÈRES CONSACRÉES
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ministère en France : " Là-bas, sans cloute vous ferez du bien, Mademoiselle, au prix de grandes fatigues et parmi de grands hasards; mais aujourd'hui avec moins de dangers et de combats que parmi nous. Ici vous ferez aussi du bien, peut-être même un plus grand bien; mais en plus vous aurez certainement davantage à combattre et à souffrir. Décidez-vous d'après cela. Je prie le Père des lumières de vous donner abondamment toutes celles dont vous aurez besoin. „ La réponse de MelIe de Cicé ne pouvait être douteuse Elle renonça à l'Amérique ; et, pendant que tous ses frères et sœurs étnigraient à l'étranger, elle déclara qu'elle demeurerait en France: c'était bien pour y avoir " plus à combattre et à souffrir. „
Rapatrié par l'obéissance, averti et pressé par les événements désastreux qui se précipitaient, le Père estima que l'heure était venue de donner quelque commencement de cohésion religieuse à l'une et à l'autre de ses deux Associations. Le 2 février 1791, fête de la Présentation de Notre-Seigneur au Temple, fut choisi pour cette modeste mais décisive inauguration. Celle de la société des prêtres se fit dans la chapelle de Montmartre, la même sainte montagne qui avait été le berceau de la Compagnie de Jésus. Le matin de cette grande journée, six adhérents, ceux de Paris, s'y trouvèrent réunis, dans la chapelle dite de Saint-Ignace. Le Père de Clorivière y célébra et reçut leur consécration, dont l'acte fut prononcé, tour à tour, par chacun d'eux à voix basse avant la communion. Etant descendus après la messe dans la grotte des saints Martyrs, les nouveaux frères s'embrassèrent avec une vive joie. Le regard de
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CONSÉCRATION DES DOUZE
Dieu, en s'abaissant sur leurs têtes, y marqua sur plusieurs la place de la couronne du martyre. Or, le même jour, à Paris aussi, dans une autre enceinte demeurée inconnue, quatre Filles de Marie s'unissaient à l'oblation de Montmartre, par un acte de Consécration dont le Père de Clorivière avait dressé la formule. C'étaient Félicité Deshayes, Marie Catherine Duperron, Laurence Paumier et Michelle Sophie Lejay. — En même temps, quatre autres, Mn,e des Bassablons, Françoise Ballé, Marie Tertra. Perrine Guichard, le prononçaient à Saint-Malo. — Trois à Paramé qui étaient MeIIes Amable Chenu, Catherine Alouard et Agathe Le Marchand. Quant à Melle de Cicé ce fut isolément, probablement à Dinan, devant un autel solitaire, agenouillée en la présence invisible de Notre-Seigneur au Saint Sacrement, qu'elle fit sa consécration. Le Père de Clorivière le connut seul. Il put donc, plus tard, ajouter, ou mieux préposer ce nom à ceux que nous venons de donner avec cette mention expresse et significative qu'on lit sur l'autographe : " J'ai mis ici en tête le nom d'Adélaïde comme étant la première pierre de la Société, suivant ce qu'elle m'a fait connaître de son désir. „ Les oblates bretonnes se connaissaient à peine les unes les autres ; et Me,Ie de Cicé elle-même n'était pas connue de toutes. MellG Amable Chenu, a raconté qu'en prononçant la formule de sa consécration elle en ignorait les auteurs. " Elle se disposa docilement à l'acte du 2 février par une retraite de trois jours. Au dernier de ces jours, fête de la Présentation du Seigneur et Purification de Marie, elle se rendit à l'église de Paramé. un peu avant la Grand'Messe. Et, à neuf heures du matin, comme on le lui avait indiqué, elle prononça seule l'acte de son Oblation, qui n'eut que Dieu pour témoin. Elle y ajouta
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SACRÉ
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la prière Suscipe qui avait été jointe à la formule. „ « MelIe Amable Chenu, continuent les Annales, ne connaissait pas davantage le nom de ses compagnes de consécration. Elle savait seulement qu'elles étaient au nombre de six, et qu'elle faisait la septième „. En voyant passer, dit la chronique de Saint Malo, toutes les petites bonnes femmes de Paramé qui entraient en ce moment à l'église pour entendre la messe, elle se disait tout bas: " Peutêtre que ce sera l'une d'elles qui sera ma Supérieure dans cette société ? „ Le texte de la consécration ne se transmettait que sur copie manuscrite. Il se formulait en cette sorte : " A la plus grande gloire de Dieu. —Nous soussignées, le jour de la Présentation de Notre-Seigneur au Temple, et de la Purification de la Très Sainte Vierge Marie, sa mère, 2 février de l'année 1791. " N'ayant en vue que la gloire de Dieu, son bon plaisir et notre avancement spirituel, et mettant toute notre espérance dans le Seigneur ; sous les auspices de l'auguste Vierge Marie, Mère de Dieu, au service de laquelle nous nous consacrons d'une manière spéciale en qualité de ses servantes, de ses disciples et de ses enfants, en la conjurant de daigner prendre elle-même à notre égard la qualité de Dame, de Maîtresse et de Mère. " Nous nous unissons pour former ensemble une Association spirituelle et religieuse, sous le nom de Société de Marie, à dessein de marcher nous-mêmes, avec le secours de la grâce divine, le plus près qu'il nous sera possible, à la suite de Notre-Seigneur Jésus-Christ et de sa très sainte Mère ; de rendre à cette auguste Mère de Dieu la gloire que nous pourrons lui rendre ; et même, si le Seigneur daigne nous en faire la grâce, de contribuer à faire refleurir la perfection,premièrementen nous-mêmes,
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LA " PETITE TROUPE „
et ensuite parmi les personnes de tout état de notre sexe que Dieu y appellerait. Et pour cela, de joindre nousmêmes, et de porter ces personnes à joindre, elles aussi, aux vertus communes du christianisme, la pratique des vœux de chasteté, d'obéissance et de pauvreté, conformément aux règles de la dite Société de Marie. Nous ne prétendons cependant former cette Association que dans l'espérance où nous sommes de lavoir un jour confirmée, autorisée par la sainte Eglise, dont nous serons toujours les enfants soumises et obéissantes „. Elles étaient donc douze, alors dispersées. Douze presque également ignorées, jusqu'au jour prochain où leurs noms seront révélés par des souffrances que purent seuls égaler leur courage et leurs vertus. Un seul nom ne reparaît nulle part ensuite : celui de Françoise Ballé, laquelle mourut pieusement dans l'année. C'était bien " la petite troupe „ dont parle l'Evangile. Mais avant de leur faire prononcer cet enrôlement généreux, le Père, comme il le fait savoir dans une lettre, l'ayant portée longuement sur lui-même, l'avait présentée au Seigneur, à son autel, pour qu'il la bénît et donnât àccroissance à ces commencements. — " C'est sa divine affaire, laissons-le agir, sans nous inquiéter pour de nouveaux sujets, " écrit-il à la suite. „ La semence était jetée et confiée à la Providence de Celui qui envoie aux champs, petits et grands, son soleil et sa rosée. A lui d'en faire sortir la moisson et les gerbes. Deux mois après, 8 avril, au printemps, comme il était convenu, le navire qui devait embarquer la colonie religieuse du Père de Clorivière quittait le port de Saint Malo. Il allait prendre à son bord les missionnaires donnés à Mgr Carroll par M. Emery : M. Nagot, supérieur,
L'ENRÔLEMENT SACRÉ
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MM. Tessier, Garnier, Levadoux, pareillement de SaintSulpice. Il emportait aussi un jeune gentilhomme breton du voisinage, esprit aventureux et poétique qui rêvait de découvrir là-bas un passage aux Indes par le Nord-Ouest. Ce jeune inconnu s'appelait François René de Chateaubriand. La colonie malouine avait reçu du Ciel une autre destination.
CHAPITRE SEPTIÈME.
Les « Filles de Marie » de Bretagne. Appel à Paris. Me!hs Amable et Thérèse Chenu — Les Pauvres — Merveilles de Charité — Zèle des retraites à la Croix — Appel à Paris — Vœu d'obéissance — Dernières œuvres en Bretagne — Départ, et Voyage avec NotreSeigneur Jésus-Christ — De Rennes à Paris. 1791 Deux mois après l'acte de Consécration des deux sociétés, avril 1791, le Père de Clorivière revint dans sa Bretagne, pour y voir croître la semence qu'il y avait jetée.Il n'avait pas hâte d'ailleurs de la voir sortir de terre, les temps étaient encore si durs ! Il en écrit à Me!Ie de Cicé : " Il y a apparence d'une abondante récolte dans ce pays. Mais, sauf des raisons particulières, prises de nos devoirs et de la plus grande gloire de Dieu, je crois qu'il est convenable de nous cacher dans la foule des bons, jusqu'à ce que le temps vienne d'exécuter quelque chose de signalé pour son service. Mais en même temps, soyons fortement et sincèrement prêts à tout faire et à tout souffrir „. Ce petit séjour en Bretagne mit sous les yeux du Père, ce que Melle de Cicé avait déployé de zèle pour l'extension de la petite famille des vierges. L'une d'elles nous fait assister à ces rencontres, peu épiques sans doute ;
LES DEUX SŒURS CHENU
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mais il faut nous accoutumer à la candeur de ces récits, et à la simplicité naïve de ces mœurs. C'est ainsi qu'un jour, après sa messe, étant dans la sacristie des Ursulines de Sainte-Anne, à Saint-Servan, le Père est abordé par une de ses meilleures paroissiennes de Paramé, Melle Thérèse Chenu : " Mon Père, connaissez-vous cette nouvelle société ? En approuvez-vous le plan ? Est-ce que je ferais bien d'en être ? — Le Père sourit : " Oui, oui, je la connais. Oui, vous pouvez y entrer ; mais c'est sérieux ; prenez garde ! Il s'agit des trois vœux, et c'est en conscience qu'il les faut faire et observer. „ Sur quoi il lui indiqua une personne qui la renseignerait sur ce grand objet : " Elle est encore à l'église où je viens de la communier; vous la reconnaîtrez,,. Thérèse la reconnut en effet au profond recueillement de son action de grâces : C'était MelIe de Cicé, laquelle étant sortie, lui marqua beaucoup de charité, et lui promit sa prochaine visite à Paramé, pour lui lire le Plan de celte société. Melle Amable Chenu continue ce récit, dans lequel visiblement elle se comptait : " Après la mort de nos parents nous avions loué, ma sœur Thérèse et moi, une petite maison près de l'église. Or un matin que nous descendions le chemin pour aller visiter un malade, nous rencontrâmes MeU6 de Cicé accompagnée de sa femme de chambre. C'était la première fois que j'avais l'honneur de la voir. Ma sœur la reconnut, la salua, et me présenta à elle. Melle de Cicé était précisément à notre recherche, ne sachant pas au juste où nous demeurions „. " Elle entra dans la maison. Après les saluls de bienvenue, toutes trois commencèrent par se mettre à genoux. Melle de Cicé récita avec nous la petite Couronne de la Sainte Vierge — dix Ave Maria. — Jamais je ne
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FILLES DE MARIE, DE RRETAGNE
m'étais senti tant de dévotion, tant sa ferveur était communicative !... Elle nous lut le Plan de la société, qu'elle nous laissa pour en prendre copie. Durant les jours suivants, je méditai ce plan que j'admirai beaucoup, mais qui m'effraya terriblement. La grâce cependant l'emporta sur la nature, et le motif de faire pénitence pour mes péchés me détermina sans retour „. Mell(S Amable Chenu était bien près d'être conquise, comme l'avait été sa cadette. Amable, en fille qu'elle est, n'omet pas de nous décrire le vêtement et l'extérieur de la noble visiteuse, chez laquelle transparaît la race sous son voile de bonté familière : " Elle était, remarque-t-elle, très simplement vêtue, portant un vêtement noir, une pelisse et une capotte de la même couleur. Mais il y avait, dans toute sa personne, un mélange de grandeur et d'humilité qui lui donnait un charme infini. Elle portait une belle bague en or, avec un médaillon représentant la SainteFamille. Elle l'avait reçue en présent d'un de ses frères qui était évêque „. Puis la voici dans ses abaissements de chrétienne : " Melle de Cicé agréa le frugal dîner que sa femme de chambre, Meïle Le Marchand, partagea avec nous : — " Car c'est une sainte ! „ nous dit Mademoiselle. Et elles prenaient toujours leurs repas ensemble. C'est ensuite qu'elle nous donna lecture des dispositions préparatoires à notre consécration. „ Un incident la révéla dans sa bonté pour les petits : " Sur ces entrefaites, arrive une de nos petites nièces de sept à huit ans, qui se met à frapper vivement à la porte. Nous ne voulions pas ouvrir. Mais Mademoiselle, interrompant sa lecture, la fit entrer. Dès lors elle ne s'occupa plus que d'elle, la caressant, lui donnant un chapelet,et lui
LA DOUCE CHARITÉ
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promettant un beau cantique, qu'elle lui envoya en effet. Je n'oublierai jamais l'air de paix et de grâce qui rayonnait sur son visage. Après cela, reprenant la lecture de l'acte de consécration que je devais prononcer, elle en fit le commentaire qui nous pénétra jusqu'au fond de l'âme !„ Mademoiselle aujourd'hui partageait son zèle entre Dinan et Saint-Servan où elle gardait un pied à terre. Elle recevait ici ou là les sœurs qui venaient s'édifier près d'elle ou la consulter. " Elles y trouvaient une consolation infinie „. L'hospitalité bretonne y tenait d'ordinaire en réserve quelque provision de bouche, pour achever le bon accueil. C'était bien la Bretagne et c'était bien la famille. En sortant d'auprès d'elle, ses visiteuses ne voyaient plus rien qui pût les arrêter dans la voie de l'amour et celle du sacrifice. Elles s'écrivent entre elles : " Dévouons-nous tout entières à l'amour du divin Crucifié. Aimons à souffrir avec Lui, pour Lui. Ce sont les délices de l'âme fidèle Sachons tout quitter pour Dieu et lui former au dedans de nous-même une demeure inaccessible aux humains. Je braverai le respect humain ; je serai mortifiée, plus simple dans ma toilette. A l'exemple des saints, je ferai mon salut au milieu du péril. Oh ! mon amie, mourons tout de bon à la terre, regardons nos cœurs, nos âmes, comme des déserts peu fréquentés des créatures, mais remplis de Dieu seul. „ Parfois la visite s'achevait par un cantique de la composition de l'une d'elles : " Il ne faut qu'un peu d'amour pour donner des idées, „ disait la modeste psalmiste. Parfois aussi on s'entretenait de la visite du pauvre et des saintes œuvres : " Je vais aller voir les membres souffrants de Notre-Seigneur : Que j'aime cela ! J'aurai le bonheur d'y parler de Lui ! Que ne puis-je graver dans tous leurs cœurs son nom et celui de sa Très Sainte Mère !
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Trop heureuse si du moins je peux avec le secours de Dieu, leur faire pousser un soupir vers Lui ! „ L'ardente néophyte de Melle de Cicé que nous venons d'entendre, Melle Thérèse Chénu, fit sa consécration le 31 Juillet 1791, dans la chambre et entre les mains de sa noble maîtresse des novices. Cet acte fut précédé d'une retraite de huit jours que dirigea la mère Marie de Jésus. Thérèse en parle ainsi dans ses lettres : " Je vais être huit jours avec Dieu seul ! Huit jours du Ciel ! Oh ! soyons bien à Lui ! Oh ! que la terre me paraîtra vile ! 0 pur amour, incendiez-moi ! Aimons Dieu ardemment, servons-le fidèlement. Et si nous nous sentons froides, vengeonsnous de l'amour divin en lui donnant tous les instants de notre vie ! „ Nous verrons ce que fut cette vie. Les pauvres connaissaient le chemin du domicile de Melle de Cicé, qui les y conviait. Comme les années 1789, 1790 et 1791, avaient été des années de grande cherté et misère, et de rigoureux hiver, c'est vraisemblablement dans ces dernières années qu'il faut placer ce fait rapporté dans les Souvenirs de M"" de Saisseval, à Ja suite d'une visite de cette mère à Saint-Servan : "Etant allée, écrit-elle,célébrer en ce lieu le cinquantième anniversaire de notre fondation, on nous montra, au Rocher, près de Saint Malo, une maison où Melle de Cicé avait habité. Et, dans la petite partie de la maison qu'elle occupa alors, on nous fit voir un grenier, qui plus d'une fois, nous assura-ton, avait été le théâtre de la multiplication d'un demi sac de farine qu'elle s'était procuré à grands frais. Malgré l'assistance journalière que Melle de Cicé procurait aux pauvres là-dessus, un témoin m'a assuré que ce merveilleux petit tas n'avait pas diminué, tant que dura la disette. " Il nous fut dit la même chose du bûcher de Made-
MERVEILLES DE LA CHARITÉ
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moiselle qu'on nous montra dans celte même maison. Il ne pouvait contenir qu'une très petite provision de bois. Elle y prenait plusieurs fois le jour pour ses pauvres ; et celte petite provision ne s'épuisa pas tant que dura cette rude saison. Pour elle-même, elle ne se servait que d'une chauffrette dans les plus grands froids. „ C'était entre toutes les oblates ou novices de ce temps une ardente émulation de sainteté et de charité. Thérèse Chenu écrit à Mettrie Offray : " Je fus hier à S' Malo où je vis une âme qui avance à grands pas dans le sentier de la perfection ! Suivons celles que Dieu nous donne pour modèles. Nous qui aimons tant les saints, nous bornerons-nous à les admirer, en les imitant trop peu ? „ La formatrice de ces âmes leur soufflait le feu du zèle dont elle était consumée. Elle mettait aux mains de ces femmes de foi, pour qu'elles-mêmes en fissent une large dissémination, livres, images,et surtout catéchismes pour l'instruction de l'enfance. Car les ténèbres envahissaient l'intelligence des simples ; et la nuit était proche ; " cette heure sombre, dit l'Ecriture, où les fauves sortent de leurs repaires pour se saisir de leur proie. „ Ces lettres toutes brûlantes de la charité de Jésus-Christ ont des Post-scriptum d'épouvante, tels que ceux-ci, 26 août 1791 : " M. G. est en prison ; il s'y est rendu avec les marques de la plus haute sainteté ; il bénit son sort d'être persécuté pour Jésus-Christ. — J'ai vu passer ce matin un curé qu'on menait en prison pour avoir prêché la foi ! „ C'étaient les prêtres fidèles. Des intrus étaient installés dans leurs églises, mais les populations répudiaient leur ministère. A Saint-Servan, par exemple, les filles de la Croix, pour y soustraire leurs pieuses clientes, instituèrent des soit-
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disant " retraites hebdomadaires qui,s'ouvrant à demeure au couvent du samedi au lundi matin, permettaient aux retraitantes de bénéficier, le dimanche, d'une autre messe que celle du curé assermenté : " la bonne messe ! „. Mais le subterfuge fut dénoncé par la Société civique de l'endroit. Elle fil savoir à la municipalité " qu'elle eût à prendre de promptes mesures contre les Dames de la Croix, lesquelles entretenaient le fanatisme en recevant du samedi au lundi des femmes et jeunes filles, sous prétexte de les prendre en pension ces jours-là. „ Il était d'autres et plus réelles retraites dont l'organisation fut redevable, en partie, au zèle de Mellede Cicé. Voici ce qu'en rappelle une lettre citée dans les " Souvenirs „ de Mme de Saisseval : " Dans ces temps malheureux où l'on était privé des instructions des bons prêtres, Melk de Cicé voulant en continuer autant qu'il était en elle le bienfait par les retraites, nous faisait suivre les exercices, mais sans prédicateur. Nous restions là tout le temps que la prudence et nos devoirs d'état nous le permettaient. Le Seigneur nous y aida de sa grâce.—Jamais les plus belles instructions ne me profitèrent davantage que ces exercices faits dans le secret, et dont la moindre divulgation aurait pu être payée bien cher ! „ La plus importante des retraites données au couvent de la Croix était celle annuelle, du 8 au 14 septembre, préparatoire à sa fête patronale, l'Exaltation de la sainte Croix. La charité de Mc"e de Cicé s'y manifesta, 1791, par de beaux traits : " Elle m'obtint d'y être admise, rapporte Melle Amable Chenu. Mais la retraite fut sans prédication, car un prêtre constitutionnel était installé à la paroisse ; et le chapelain qui nous disait la messe était obligé de se tenir caché dans la communauté, et pour elle seule. On remplaçait les instruc-
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tions par la lecture des Retraites du Père Bourdaloue. Jamais je n'ai mieux compris que pendant cette retraite cachée les grandeurs de Dieu, la grièveté du péché, mon ingratitude et mes misères spirituelles „. " Cependant le second jour, continue l'infirme, la petite domestique que j'avais emmenée pour m'aider à m'habiller étant tombée malade, Melle de Cicé voulut la remplacer auprès de moi, se mettant à mes pieds pour me déchausser, me rendant tous les offices d'une servante malgré ma résistance, laquelle lui faisait prendre un air sérieux et fâché ! Dès le lendemain, comme elle eut pansé ma main estropiée, il arriva que je n'y ressentis plus de mal jusqu'à la fin de la retraite. Comme je ne pouvais me rendre au réfectoire, cette vénérable Demoiselle m'apportait mes repas dans ma chambre. Elle passait ensuite les récréations avec moi : ses conversations étaient toutes célestes, n'ayant pour sujet que le détachement du monde et de ses vanités. Elle me parlait avec complaisance de la Vie du Bienheureux Benoît Labre, pour lequel elle avait une grande vénération. Si elle avait eu autrefois du goût pour la toilette, elle lui préférait aujourd'hui la simplicité des vêtements, se conformant d'ailleurs aux règles de l'obéissance envers une supérieure que je reconnus être la Mère Marie de Jésus. La conversation de ces deux vraies saintes m'enflammait du désir de la perfection. — Je m'efforçais de les imiter, répète-t-elle, jamais je ne connus Dieu comme j'eus le bonheur de le connaître pendant cette retraite. „ Mais c'est sur la personne très sainte de Melle de Cicé qu'insiste le témoignage de McllcChenu : "Sa piété était admirable, comme sa charité sans bornes. Toutes les fois qu'elle me parlait de Dieu ou de ce qui s'y rattachait, les Adélaïde de Cicé. — g.
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larmes roulaient dans ses yeux. Je ne pourrais exprimer l'émotion qui s'emparait de moi, et le souvenir m'en fait encore pleurer. Tout ce que la charité peut avoir d'aimable dans une créature était dans Melle de Cicé ; tout en elle l'exprimait. Heureux, et mille fois heureux le cœur qui possède d'aussi divins dons ! „ Attentif à ces suffrages, témoin de ces succès, le Père de Clorivière en tirait d'heureux augures pour la petite compagnie des Filles de Marie, en Bretagne. Il n'en était pas de même pour le groupe des sœurs à Paris duquel il faisait savoir, dès le 30 avril 1790, à sa fille spirituelle : " Une lettre que je viens de recevoir de Paris m'apprend que celles qui s'étaient associées et consacrées, sont dispersées, parce que la communauté des Miramiones où elles s'étaient retirées a été elle-même dispersée. „ Cette communauté, premier lieu de réunion des Filles de Marie à Paris, devait sa fondation à M'ne de Miramion (Marie Bonneau) veuve d'un conseiller au Parlement, morte en 1696, dont toute la vie avait été remplie par d'admirables œuvres de piété et de charité. Après avoir fondé deux maisons de refuge pour les filles perdues, elle avait institué sous le nom de Sainte famille ou Filles de Sainte Geneviève une communauté, dotée d'une règle due en partie à Saint-Vincent de Paul, pour la formation des maîtresses de classes. Elle possédait au même lieu une maison de Retraites, en communication, par ses jardins, avec l'église de Saint-Nicolas du Chardonnet où elle avait sa chapelle particulière pour les offices et réunions privées. On leur donnait maintenant le nom de Dames Miramiones. C'est là, dans les bâtiments, dont une partie subsiste encore, quai de la Tournelle, que se place, à Paris, le premier et obscur berceau de la
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Société dont nous écrivons. Il le fallait saluer (1). Là aussi, la Révolution avait donc perpétré son œuvre de proscription, ce qui pour les Filles de Marie entraînait la dispersion. Qui donc allait rallier cet essaim fugitif, et où trouver la reine qui serait capable d'en être la tête et de reformer une ruche ? La lettre du Père de Clorivière déclarait n'en point connaître à Paris : où la cherchera-til ? " On me marque de là, Mademoiselle, que, nonobstant cette dispersion, il y aurait là bien des personnes qui seraient propres à cette société et prêtes à y entrer ; mais qu'il faudrait une personne pour les conduire, les former, et que cette personne ne se trouve pas ? Je suis persuadé que la première de ces nouvelles vous fera plaisir. Je vais vous faire part de mes réflexions sur la seconde „. Ces réflexions s'annoncent graves. Où en voulait-il venir ? " C'est à Paris, ce me semble, quel'une et l'autre société doivent commencer, déclare-t-il d'abord. C'est de là que vient le mal, c'est de là que doit venir aussi le remède au mal. Le bien qui se fera clans la capitale se propagera facilement dans les provinces. C'est là qu'on trouvera plus de moyens et de ressources pour le faire, et qu'on pourra y procéder d'une manière plus secrète et plus sûre, jusqu'à ce qu'il soit temps de le faire plus ouvertement, et que l'œuvre de Dieu soit assez forte, assez étendue, pour n'avoir point à redouter le grand jour „. Alors solennellement et déterminément : " Le temps d'entreprendre quelque chose de grand pour le Seigneur est venu, proclame-t-il ! La grandeur des maux que souf(1) V. Vie de Mme de Miramion par Bonneau-Avenant, Paris 1874. Le quai de la Tournelle porta longtemps le nom de Quai des Miramiones.
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fre la religion, des maux plus grands encore dont on est menacé, sollicite un prompt secours. Il faut sauver avec nous du naufrage le plus de personnes que nous pourrons : c'est le moyen le plus certain pour assurer notre salut, et nous ne pouvons rien faire de plus agréable à notre divin Maître. " Vous dirai-je, Mademoiselle, qu'il le désire,qu'il attend cela de notre amour, que nous pouvons penser que c'est là le but de tant de grâces qu'il nous a faites ; que lui refuser, faute de courage et de confiance, de seconder ses desseins, serait une ingratitude et une indignité „ ? Le Père s'en déclare" convaincu pour ce qui le regarde. Il fera tout ce qui dépendra de lui pour remplir des vues qui sont bien au-dessus de ses forces, mais qui lui semblent venir de Dieu „ ! Au nom du même Dieu, s'adressant maintenant à elle M de Cicé : " Pour vous, Mademoiselle et très chère fille, que pensez-vous de vous-même, et quels sont vos sentiments „ ?. Il lui rappelle alors toutes les avances du Seigneur : " Prévenue dès l'enfance de ses plus douces bénédictions ; instruite de ses voies par des ministres éclairés ; éprise depuis longtemps du désir de la perfection et du zèle de travailler à celle d'autrui ; appelée et appliquée à faire dans le monde ce qu'il ne vous a pas été destiné de faire dans le cloître ; détachée des liens de ce monde pour ainsi resserrer d'autant plus étroitement ceux qui vous attachent irrévocablement à Dieu : sont-ce là des grâces qui ne doivent fructifier que pour vous ? Dilatez votre cœur, donnez l'essor à vos désirs ; oubliezvous vous-même, songez à Celui de qui le bras, toutpuissant ne vous laissera pas tomber, et souhaitez de tout faire, de tout souffrir, pour gagner quelques âmes à Jésus-Christ „.
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Personnelle et directe est l'instance qui suit : " Devinez-vous maintenant quelle est celle que je crois choisie de Dieu pour procurer à sa sainte Mère un grand nombre de filles chéries ? „ Il en trace un idéal qui n'est autre chose que le portrait de cette prédestinée : une religieuse dans le siècle, une mère des pauvres, leur catéchiste et leur évangéliste ; un naturel avenant, un esprit discret quoique trop inquiet, mais docile ; quelque culture d'intelligence, avec quelque nécessaire expérience de la vie „. Or, conclut-il sans ambage, or je trouve toutes ces choses réunies dans une personne que le Seigneur m'a adressée, il y a quelques années, qui n'a cessée de viser à la perfection ; qui sans doute n'a pas toutes les qualités propres à cette œuvre, mais à qui ne manque pas la bonne volonté de les acquérir. Et c'est à celte personne que je crois pouvoir dire qu'elle est l'instrument dont Dieu veut se servir pour l'exécution de son dessein „. Cette lettre considérable, écrite de la campagne de Mme de Bassablons à Paramé, comme d'un lieu plus propre à la méditation, préparait et annonçait un entretien à Saint-Servan pour un des jours suivants. Ainsi Mademoiselle était-elle invitée d'avance à la réflexion sur les deux objets qui lui étaient soumis :1e supériorat — j'aime mieux dire la maternité — de la société naissante, et la résidence à Paris. Toutefois, ce n'est pas un ordre, c'est une proposition ; Et tempérant l'accent de l'autorité par un juste respect de la liberté, il termine ainsi : " En tout ceci, Mademoiselle, je ne veux rien prescrire, rien commander. Que l'âme se sonde elle-même après avoir consulté le Seigneur. Je ne doute point que l'Esprit-Saint, qui se communique aux humbles, ne lui fasse connaître ce qu'il attend d'elle et ce qu'elle peut faire de plus conforme à son bon plaisir „.
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A ces considérations Melle de Cicé allait opposer des représentations sur son inaptitude à une telle mission.Le Père y avait répondu par avance : " Dieu suppléera à ce qui vous manque. Ce ne fut que dans le moment même où les apôtres inaugurèrent leur mission qu'il les changea en d'autres hommes. C'est ainsi qu'il agit souvent avec nous, surtout pour ces œuvres qui ne sont pas dans l'ordre commun de la Providence „. Et comme elle s'étonnera que ce soit à elle qu'on ait pensé, entre tant d'autres mieux préparées et désignées pour cette grande mission : " Oui, lui est-il répondu, reconnaissez, je le veux bien, que personne n'est moins propre que vous à procurer cette gloire de Dieu ; oui, ce qu'il attend de vous est quelque chose de trop grand pour que vous puissiez en aucune manière vous appuyer sur vous-même. C'est uniquement sur lui que vous devez compter ; les instruments les plus faibles deviennent les plus forts dans une main toute-puissante ; et il est de la gloire du souverain Maître de se servir des moins capables, afin que sa grandeur éclate davantage et qu'on reconnaisse que lui seul est l'auteur de l'œuvre. Comportezvous donc envers lui avec la confiance et la candeur d'un enfant ; et que l'amour bannisse l'inquiétude et la crainte ! „ Le surlendemain de cette lettre, Mclle de Cicé, mise en présence du Père, eut à se prononcer sur cet acte majeur, qui lui était ainsi présenté et demandé. Elle le fit donc en pleine lumière comme en pleine liberté ; et ce fut pour s'incliner devant la volonté de Dieu. Elle fit davantage encore. Désireuse à la fois d'humilier la dignité, mais aussi de fortifier l'autorité dont elle se voyait revêtue, par une obéissance plus absolue à ce
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Père de son âme, elle demanda et obtint qu'il lui fut enfin permis de s'y lier devant Dieu par un vœu qui lui serait une source de bénédictions. Donc, le 6 Juin 1791, fut prononcé et souscrit par Melle Adélaïde de Cicé, supérieure de la société des Filles de Marie,le vœu d'obéissance au Père de Clorivière.sous cette belle et solennelle prière au souverain Maître : " Seigneur Dieu tout-puissant et éternel! Moi, Adélaïde Marie Champion de Cicé, prosternée en votre présence, quoique très indigne, me confiant cependant en votre bonté et miséricorde, fais vœu à votre divine Majesté en présence de la glorieuse Vierge Marie, et de toute la Cour Céleste, d'obéissance à Monsieur de Clorivière sous l'autorité de tous supérieurs légitimes, suppliant très humblement votre Bonté infinie, par le précieux Sang de JésusChrist, qu'il vous plaise de recevoir cet holocauste en odeur de suavité. El, puisqu'il vous a plu me donner la grâce de le désirer et de vous l'offrir, accordez-moi la encore pour le continuer et l'accomplir pendant tout le reste de ma vie. Amen ! Le 6 Juin 1791. Deux jours après, 8 Juin, le Père répondait, du château de Limoëlan, où il se trouvait chez son frère. C'est d'abord la salutation et la bénédiction des Epitres apostoliques : " Je prie le Seigneur de vous combler de toutes sortes de dons et de bénédictions, au milieu des tribulations dont les âmes fidèles sont assaillies de toutes parts ! „ C'est ensuite la réponse du dévouement sacerdotal à la confiance filiale qui se donne : " Puisqu'il a plu au Seigneur de me charger d'une manière spéciale de votre âme,et qu'il vous a inspiré le désir de vous mettre sous ma conduite,je dois vous avertir le plus souvent que je pourrai
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de ce que je croirai convenable pour votre avancement dans la perfection „. Et tout de suite il lui présente,comme moyen d'y atteindre, l'austère doctrine de l'oubli du soi-même, dans une action appuyée toute sur le bras de Dieu servi comme un maître et aimé comme un père : " Perdez-vous donc vousmême de vue, Mademoiselle et chère fille, et ne fixez vos yeux que sur celui dont vous attendez votre force et votre salut „. Aussi bien, que l'œuvre soit réellement de Dieu, l'expérience en est faite par elle comme par lui : " N'êtes-vous pas convaincue que de vous-même vous n'auriez jamais conçu de si grands projets ? Jamais vous ne leur auriez donné entrée dans votre esprit et dans votre cœur, si vous n'aviez eu la douce persuasion qu'ils venaient de Dieu et qu'ils tendaient uniquement à Dieu ? Vous avez là-dessus, Mademoiselle, toute l'assurance que peut donner l'obéissance : c'en est assez pour vous tranquilliser. „ Et l'issue de l'œuvre?Sans doute, elle reste couverte de quelque ombre à nos yeux mortels : c'est le mérite de la foi : " Contentons-nous, pour cette heure, de la lumière présente : elle est assez grande pour nous faire agir. Le Seigneur, quand il lui plaira, en fera luire une plus vive. Et si nous sommes fidèles il fera pour nous ce qu'il promettait à son disciple Nathanaël qu'il appelait à devenir son apôtre : " Vous verrez quelque chose de plus grand. „ Ainsi vous parle le Fils de l'homme. Ce quelque chose de grand ne se découvre-t-il pas déjà dans l'état actuel de l'œuvre ?" Ne commençonsnous pas à voir se réaliser ce qui n'existait qu'en idée, il y a peu de mois ? Les esprits n'en sont-ils pas touchés ? C'est comme une faible lueur qui nous annonce le jour qui doit suivre. Abandonnons-nous donc à sa conduite pleine
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de sagesse et d'amour. Ne soyons pas artificieux, mais contentons-nous de seconder son action, parce qu'il le veut ainsi ; sans nous inquiéter du succès, parce qu'il ne dépend que de lui ; ni vouloir percer un avenir qui n'est connu que de lui ; ni trop prévoir les moyens qu'il saura bien nous suggérer quand ce sera son heure à Lui „. Cette lettre du 8 Juin était écrite quatre jours avant la Pentecôte, et comme au premier rayonnement de l'Esprit de lumière dans les âmes : " Prions beaucoup, Mademoiselle, et mettons-nous dans la disposition nécessaire pour recevoir l'Esprit-Saint : un grand détachement de cœur ; un grand dégagement d'esprit, un vif amour pour NotreSeigneur et sa Sainte Mère. C'est ce que je désire obtenir pour vous et pour moi. Demandons ces choses l'un pour l'autre, surtout dans ce temps-ci ! „ En ce jour même de la Pentecôte, 12 Juin, un sermon très opportun que prêcha le Père, dans la paroisse de son frère, sur la fidélité à l'Eglise romaine et les périls du schisme, faillit le faire arrêter : " J'ai cru qu'il était de mon devoir, écrivait-il, de désiller les yeux de ces bonnes gens, menacés de l'intrusion d'un faux pasteur. „ Les clubistes du district complotèrent de forcer de nuit le château de Limoëlan. Le Père s'enfuit à Rennes, d'où il partit en hâte pour Paris. En arrivant à Versailles, il trouva la ville en fermentation : on venait d'y apprendre l'évasion de Louis XVI, puis son arrestation à Varennes. Le prêtre ne rentra à Paris que pour y cacher sa tête. Les Filles de Bretagne se rappelaient plus tard la tristesse du jour où elles apprirent le prochain départ deMelle de Cicé : " Un matin que Mclle Amable Chenu était allée à la Communauté, Mademoiselle de Cicé lui dit qu'elle venait de recevoir du Père de Clorivière une lettre qui l'appelait
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à Paris MeIle Amableen fut profondément affligée,et Me"cde Cicé ne fut pas moins sensible à la séparation. „ Le Père lui avait dit cependant, fin de juin : " Dans la fermentation où nous sommes, je ne vous parlerai point de partir présentement. II faut attendre le calme. D'ici là vous pouvez, là où vous êtes, travailler utilement à la gloire de Dieu qui est l'unique chose que vous désirez. „ Elle y travaillait efficacement, encouragée, secondée par deux prêtres de zèle, MM. Engerrand et Gilbert, que nous retrouverons : " Vous ne pouvez vous empêcher de voir que le Seigneur a béni ce que vous avez entrepris pendant votre séjour à Dinan, lui écrit encore lé Père. Cela doit un peu ranimer votre courage et votre confiance „. Et ensuite : " Ne vous laissez pas affecter par tout ce qui arrive de fâcheux en ce moment. Dieu fera tout servir à sa gloire et au bien de ceux qui l'aiment. Priez pour mon frère de Limoëlan : il a beaucoup souffert à mon sujet ; mais j'ai été enchanté de ses sentiments religieux. „ Elle travaillait à outrance ; mais au détriment d'une santé qu'elle ne sustentait pas, comme déjà il lui en avait fait la remontrance : " Je ne vous crois pas quand vous dites que vous ménagez trop votre santé. Je vous connais trop bien pour le croire. „ Et, comme elle se reprochait l'usage d'un peu de café et de vin trempé, il l'en reprenait : " Pour peu que cet usage serve à votre santé, je ne vous permets pas de vous l'interdire. Si saint Jean-Baptiste qui vivait dans le désert s'abstenait de vin^Notre-Seigneur, qui vivait avec les hommes, a bien voulu en faire usage. „ Il lui assignait et sa place et sa tâche pour les derniers mois de son séjour en Bretagne : " Puisqu'il n'est pas encore temps de venir, il ne sera pas mal que vous restiez quelque temps à Saint-Servan ou à St-Malo. Pendant
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que vous serez en Bretagne, tâchez de mettre tout sur un bon pied. „ — Et encore : " Dites-moi vos occupations pour la Société ; dites-moi les associées qui y sont entrées; et donnez-moi des nouvelles de nos amis.Bemerciez Mère Marie de Jésus des soins qu'elle veut bien leur donner. „ De son côté, à Paris, le Père, lui, travaillait à la revision du règlement de la Société. Je note ce point particulièrement : " 2 septembre. Je ne vois rien à changer au nom qu'elle porte jusquà présent, si ce n'est qu'on voulut que, pour un plus grand rapport avec la Société des Pères du Cœur de Jésus, elle portât le nom du " Cœur de Marie „ ! Mais ce n'est point à moi, c'est à la Société elle-même à en décider, après avoir consulté là-dessus le Seigneur !... Ce nom fut adopté, et la Société des Filles de Marie se fit honneur de celui des Filles du Cœur de Marie, qu'elle a porté depuis. Le Cœur de Jésus et le Cœur de Marie souffraient leur transfixion dans ces mêmes jours. Le 30 Mai, anniversaire de la mort de Voltaire, un décret de l'Assemblée législative lui décernait les honneurs du Panthéon. La cérémonie eut lieu le lundi 11 Juillet. Ce jour-là une lettre de l'homme de Dieu pousse ce cri de douleur : " On voit ici de grands exemples de vertu : puissent-ils apaiser le ciel irrilé ! L'événement d'aujourd'hui est le triomphe infâme du plus grand ennemi de Jésus-Christ. On doit en ce jour transporter les restes de Voltaire dans la nouvelle église de Sainte Geneviève, dont on a fait un temple idolâtre. Le mystère d'iniquité s'accomplit. On foule JésusChrist aux pieds, on déifie le vice et la scélératesse. „ De son côté,MelIe de Cicé lui faisait savoir à Paris,20 Septembre,l'état pitoyable de quelques paroisses de Bretagne, livrées à des prêtres schismatiques ou indignes. A quoi il
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lui était répondu évangéliquement, le 24 : " Que ne doiton pas attendre de ceux qui se sont ouvertement livrés à Satan et déclarés ses ministres, pour la destruction de l'Eglise de Dieu ? Jusqu'à quel point et quel temps le Seigneur laissera-t-il un libre cours à leur malice ? Adorons les desseins du Très-Haut, humilions-nous sous sa main. Offrons-lui les mérites infinis de son Fils, pour apaiser sa justice. Et unissons-nous nous-mêmes en qualité de victimes à cette Victime adorable, seule digne de fixer ses regards, et seule capable d'arrêter les effets de sa vengeance. Consumons-nous pour son service ; et, après cela, tenons-nous encore pour des serviteurs inutiles. „ Après leur avoir demandé d'êtres zélatrices, il leur demandait maintenant d'être rédemptrices ! Le Père avait d'abord ajourné le départ de Mademoiselle pour Paris,jusqu'après la fête de la Nativité de Marie. Un compagnon et protecteur lui était indispensable,en de pareilsjours.il lui en ménagea un aussi intrépide que saint dans la personne de M. l'abbé Cormeaux, curé de Plaintel, de la Société des prêtres du Cœur de Jésus. Le curé de PlainteLdésabusé de ses premières illusions sur le mouvement de 89, venait d'être chassé de sa paroisse comme réfractaire. C'était la veille de la Pentecôte. Traqué par des bandits, il n'avait eu que le temps de se réfugier et cacher dans un château .près de Quintin.en attendant qu'il pût s'échapper de là, pour gagner Paris où l'appelait à ses côtés le Père de Clorivière. son supérieur et ami. Celui-ci avait mandé à Melle de Cicé : 8 Vous aurez notre bon ami M. Cormeaux pour compagnon de voyage. Ecrivez-lui et concertez-vous ensemble pour vous rencontrer à Rennes. — Je vous accompagnerai de tous mes vœux dans ce voyage de Lamballe, S1 Brieuc et Quintin : " Ce sera pour lagloirede Dieu, et la consolation du confesseur de la foi !„
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A l'approche de son départi Melle de Cicé remit le soin de la Société naissante à Mclle Amable Chenu, de Paramé, sous la direction de M. Engerrand et avec l'assistance de la Mère Marie de Jésus, de Saint-Servan. " Vous serez la bienvenue ici, avait écrit le Père. L'archevêque de Paris après avoir lu notre règlement a répondu à son grand Vicaire qu'il le jugeait très propre à procurer la gloire de Dieu. C'est tout ce que je désirais pour vous dire de venir dans1 ce pays où vous êtes attendue „. Dans la seconde semaine d'octobre, Mademoiselle partit pour Rennes. Elle y reçut à son arrivée une lettre du Père de Clorivière datée du 15, fête de Ste Thérèse, qu'il lui proposait pour modèle : " Voyagez, ma chère fille, avec elle et comme elle : il est bon que vous vous instruisiez à son école „. Il félicitait Mademoiselle de son apostolat à Saint-Servan : " C'est Dieu qui met la persuasion sur vos lèvres, pour attirer à Lui les âmes sur lesquelles il a des desseins particuliers de miséricorde. Suivez avec docilité les saintes inspirations qu'il vous donne. Il y a bien des marques que c'est vous qu'il a choisie pour son œuvre „. Cette même œuvre il l'exhorte à la poursuivre discrètement à Rennes : " Vous n'y manquerez pas d'occupations. Mais recommandez-vous bien au Seigneur avant que d'agir. Dieu, à ce que j'espère, en tirera sa gloire „. Il insiste : " Usez, dans ce pays-là, d'une grande circonspection, et craignez de trop paraître. Que si cependant nos pieux desseins sont découverts, et que le monde se venge sur nous de ce que nous voulons faire pour le sauver, que le saint nom de Dieu soit béni ! Il nous donnera la force de tout souffrir ! „ " Je vais tout à l'heure dire la messe et prêcher sainte
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Thérèse aux Carmélites de Grenelle.Priez pour moi; je ne vous oublie point, et je prie le saint Archange Raphaël de vous accompagner durant le voyage „. Après un mois donné à Rennes, pour ses affaires et celles de sa Société, MeIIe de Cicé se dirigea sur Paris. Elle avait pu être rejointe par M. Cormeaux, échappé enfin de sa retraite de Quintin. Mais, avec lui, un Compagnon plus grand que lui, plus grand que l'archange Raphaël, devait la protéger durant ces deux jours de route. Le saint prêtre, à cet effet, avait pris au départ, et il emportait sur lui le Très-Saint-Sacrement ! Le voyage fut une longue prière.C'est sous cette garde divine qu'ils purent atteindre Paris, sains et saufs, dans la première quinzaine de novembre 1791. Bientôt l'une devait y trouver la prison, et l'autre le martyre.
CHAPITRE HUITIÈME.
Paris — Mère Supérieure Ses Vœux — Son dévouement. L'émigration de ses frères — Lois sinistres et Déchaînement — Solitude et charité — Les vœux : Assomption 1792 — Dévouement filial — Aux Incurables — Eépentir de Mgr de Bordeaux. 1792. Lorsque MeI1° de Cicé et M. Cormeaux arrivèrent à Paris,, ils trouvèrent, les attendant à la descente de la voiture de Bretagne, trois Filles du Cœur de Marie, MelIes Deshayes et Lejay, et Melle Laurence Paumier, l'ancienne domestique de M. de Clorivière à Paramé. Le Père lui-même, alors réfugié et caché à un troisième étage du Faubourg S' Victor, n'avait pas cru devoir se montrer dans cette circonstance, de peur d'attirer l'attention et le soupçon sur ce groupe d'arrivants, d'aspect peu ordinaire. Melle de Cicé n'avait plus à Paris qu'un frère, Louis Adrien, qu'elle eut la douleur de perdre peu de temps après. Ses autres frères venaient d'émigrer à l'étranger. Et il me sera permis de remarquer, encore une fois, qu'à l'heure où ils s'éloignaient du champ de bataille, seule leur sœur, une femme, se portait au plus fort de l'action, au péril de ses jours. L'ancien garde des sceaux de la Constituante n'avait
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pas été le dernier à passer la frontière. A bout de concessions, et d'essais de conciliation dans l'inconciliable, approuvant comme ministre ce qu'il réprouvait comme évêque, Jérôme de Cicé, archevêque de Bordeaux, en était venu, comme il arrive, à mécontenter et s'aliéner les deux partis. Ouvrant enfin les yeux, il vit le fond de l'abîme où il s'était laissé glisser, et la monarchie avec lui. De complaisance en complaisance et d'aberration en aberration, n'était-il pas allé, lui évêque, jusqu'à presser Louis XVI d'accepter la Constitution civile du clergé? " Le roi, est-il raconté, attendait une décision de Rome... L'effervescence allait croissant. Le garde des sceaux vint trouver le roi, et lui fit entendre que les faubourgs pourraient s'insurger, s'il refusait de donner satisfaction à l'Assemblée. — " Peu m'importe ! répliqua le Prince. Si l'on en veut à ma vie, j'en suis bien las ! — Sire, répondit le ministre, vos jours ne sont pas en danger; mais ce sont ceux de tout le clergé que votre hésitation va livrer à la fureur populaire. " A la crainte de voir couler le sang du clergé, le roi n'offrit plus de résistance „. Le ministre en perdant le roi, ne se sauva pas lui-même. Pendant que ceux qu'il sacrifiait l'accusaient de trahison, ceux qu'il voulait ménager lui reprochaient sa pusillanimité. En vain, 21 octobre 1890, avait-il essayé,dans un long plaidoyer, de se justifier de l'accusation " d'entraver la marche de la Révolution „ ; Jérôme de Cicé n'avait plus qu'à résigner les sceaux ; ce qu'il fit, le 20 novembre suivant. Il émigra à Londres, et peu après en Allemagne. Son frère aîné, Jean-Baptiste, l'évêque d'Auxerre, après quelques pérégrinations, passa en Prusse, et là se cacha à Halberstadt (Saxe), avec Melle Elisabeth de Cicé, sa sœur et dévouée compagne des bons et mauvais jours. Il est vrai que, toujours évêque et pasteur, du fond de son exil
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volontaire, il trouvait encore le moyen de faire arriver à son clergé et à son diocèse ses directions et ses secours. Telles sont les circonstances atténuantes qu'une charitable indulgence a tenté bien souvent de plaider à la décharge de l'abandon de leur poste par un trop grand nombre. Mais, quoiqu'on ait pu alléguer, le devoir était de rester. Le Bon Pasteur ne fuit pas à l'approche du loup : Il donne sa vie pour son troupeau (1). Augustin de Cicé, troisième frère d'Adélaïde, chercha un refuge à Hambourg. " Ayant perdu ses biens, il demanda à son travail et à celui de sa famille de le faire vivre. Lui et sa femme formèrent un établissement d'épicerie, qui, grâce à l'activité intelligente de celle-ci, tour à tour épicière et couturière, prospéra et leur permit d'élever honnêtement une aimable fille qui fut la consolation de leur exil. „ C'est à ces causes et en ces termes que son nom trouve grâce, dans l'histoire d'alors, auprès des philosophes du sentiment et des poètes de la simple nature. Il faut nommer du moins un beau-frère d'Adélaïde : M. Gilles de la Bintinage, ancien conseiller au Parlement de Rennes qui se réfugia et se fixa, avec sa femme et ses (1) L'auteur de l'Histoire religieuse de la Révolution énumère et juge ainsi les prétextes de ces exodes multipliés : " Les uns cédaient à l'émeute. Les autres se flattaient de recouvrer, en s'éloignant, la liberté pour leur ministère, parvenant à se persuader à eux-mêmes qu'un évêque sert mieux l'Eglise par la vérité proclamée à distance que par la persécution subie au lieu où son devoir l'a attaché ! En plusieurs endroits les conseils timides hâtèrent les départs. " Monseigneur ne peut pourtant pas s'exposer. Il faut épargner aux ennemis de l'Eglise un plus grand crime. „ Que si l'Evêque résistait, on lui citaitles paroles évangéliques du divin Maître : " Si vous êtes persécutés en une ville, fuyez dans une autre. „ Car, en ce dix-huitième siècle, l'amollissement de la foi avait tout altéré, même le vrai sens de l'Evangile.
Adélaïde de Cicé. — lo.
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enfants à Jersey, où ils se logèrent et cachèrent, comme ils purent, dans une cabane de pêcheurs. Plus tard Adélaïde aura à s'expliquer, devant ses juges, sur sa correspondance avec ses parents de l'émigration. Ces lettres de famille, échangées entre suspects, devaient être toutes détruites, aussitôt reçues. Si elles eussent été conservées, quelle lumière elles eussent répandue sur le caractère d'Adélaïde, et quel intérêt sur son histoire ! Les mois d'Octobre et de Novembre 1791, qui avaient amené Melle de Cicé à Paris, étaient ceux où s'élaborait, à l'Assemblée législative, la première des lois de proscription contre les prêtres insermentés. Dès que, le 21 Octobre, le projet en fut porté à l'ordre du jour, vingt-et-un projets se disputèrent l'honneur de frapper les réfractaires de coups plus retentissants les uns que les autres. Qu'on en juge : D'abord, en principe : " Tout prêtre catholique est suspectât son refus du serment le met hors de la loi. „ — " Il faut se hâter de séparer le prêtre du peuple,qu'il égare „. Il faut lui interdire la messe, l'enseignement, la prédication. Et les considérants : " Comment des hommes reconnus immoraux pourraient-ils être des officiers de morale ? — Pourquoi tolérer des hommes qui, eux, ne tolèrent ni les lois ni la constitution ? — Nous appesantirons sur les rebelles le poids de la volonté populaire. Il est temps que l'orgueil de l'encensoir, comme l'orgueil du diadème, s'abaisse devantle sceptre de la souveraineté du peuple ! „ Ce pathos du député Sénard fut couvert d'applaudissements. — " En comparaison des réfractaires, les athées sont des anges ! „ Tel est le cri de Fauchet, un de ces anges. Les pénalités et sanctions : " Par lesquelles pourra-t-on se défaire de ces monstres ? — On a interdit le port de
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leur habit ; on interdira leurs réunions ; on leur enlèvera leurs églises ; on les poursuivra jusque dans leurs chapelles privées. — "Il n'y aura plus d'autre culte que le culte constitutionnel. „ Telle est la motion des modérés. — " Qu'on les emprisonne ! clament les autres. — Mais alors leurs fanatiques se porteront en pélérinage à la porte de leurs cachots ? — Vaut mieux les exiler, la patrie les vomira de son sein! — Mais non : ce serait les soustraire à la vindicte de nos lois ? „ Ainsi les motions s'entrecroisaient, de plus en plus haineuses et confuses, allant et revenant de l'absurdité et de l'insanité à la férocité et la fureur. Enfin les mesures préventives : " Les prêtres insermentés sont déclarés " suspects „ : on les surveillera comme tels, on les dénoncera. L'Assemblée constituante avait eu son Comité des rec/ierc/ies; l'Assemblée législative institue un Comité de surveillance, " lequel, dit le citoyen Bazire, sera chargé de recueillir les indices des complots qui se trament tous les jours contre la Constitution. „ Par intervalles, dans ce concert sinistre, de stridents cris de haine jetaient une menace de sang. Ces cris, encore sans écho, partaient des bancs d'extrême gauche où glapissaient Coulhon, Duliem,Thuriot, Choudieu, Gossuin, Billaud, Merlin de Thionville. Et encore Chabot, Ichon, pires que les autres, car c'étaient des prêtres apostats (1). La loi, votée le 29 novembre, avait déjà partout son exécution par le fait. Le Père de Clorivière.M. Cormeaux, Melle de Cicé, et leurs frères et sœurs en Jésus et Marie, eu se réfugiant à Paris, venaient de se jeter tête baissée dans un repaire de fauves. (1) PIERRE DE LA GORCE :
çaise.
T. I.
Hist. religieuse de la Révolution /rcm-
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Melle de Cicé et sa bonne Agathe Le Marchand prirent domicile dans le quartier retiré du faubourg Saint-Victor, rue des Postes. Le Père se cachait près de là, avec un ancien Frère des écoles chrétiennes de Paramé. L'œuvre des deux Sociétés à soutenir, à défendre, à consolider et à répandre, primait chez lui tout autre souci, même celui de sa propre sécurité et conservation. Il en était de même de MelIe de Cicé : La vaillante mère n'était venue si loin que pour cela. Aussitôt son arrivée, prenant avec elle Laurence Paumier, la domestique du Père, elle se fit conduire auprès de chacune des Filles de Marie de Paris, qu'elle invita à des réunions régulières où elles recevraient d'utiles instructions sur les règles et devoirs de la Société. Des conférences hebdomadaires analogues se tenaient, en un autre lieu, pour les Prêtres du Sacré-Cœur de Jésus, également présidées par le supérieur et père. Le Comité de surveillance de Paris, s'il en eut percé le mystère, ne se fut pas trompé s'il eut reconnu là un double groupement de conspirateurs et de conspiratrices complotant l'avènement et le rétablissement d'une grande royauté : celle du Roi des rois sur la terre comme au ciel. Là aussi s'élaborait, comme il est rapporté, la revision des Constitutions de l'une et de l'autre Société, en conséquence des expériences qui en avaient été faites depuis trois années : Et quelles années ! " On eut alors, écrit le Père, des conférences sur les vœux de Religion, et sur la manière de les observer. Aux raisons de se lier par ce triple vœu, indiquées au chapitre II des Constitutions, le législateur joint celle, déjà citée, " d'opposer à Satan ces armes qu'il se glorifie déjà d'avoir arrachée de nos mains ; puis de venger ainsi, avec la religion des vœux, l'autorité de l'Eglise qui les approuve, et celle du Saint Evangile
SOLITUDE. INQUIÉTUDE, ET PAIX
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lui-même qui les conseille. „ Cette forte protestation porte en effet la date de 1792. Elle se complète ainsi : " Comme l'Esprit de JésusChrist pousse toujours les siens à embrasser ce qui est le plus contraire à l'esprit du monde, et que, dans notre siècle, le monde s'efforce d'abolir toute obéissance spirituelle, d'enlever aux clercs l'honneur du célibat, et de réduire et intimider le clergé par la crainle delà pauvreté, pour ces raisons actuelles il convient que les courageux disciples du Christ embrassent de toute leur âme ce qui peut briser davantage ce triple effort du monde. Et puis, dans un état de choses où les liens extérieurs qui nous constituent en société sont moindres et légers, il est d'autant plus nécessaire que nous soyons unis par des liens intérieurs spirituels, tels que les vœux, qui en sont la force et la solidité, comme la glorieuse singularité. „ Loin de sa Bretagne, séparée de ses compagnes comme de sa famille, sous la menace perpétuelle des derniers maux, en sa qualité de suspecte et de sœur d'évêques et d'émigrés, Mell° de Cicé connut le commencement de la grande souffrance. Le Père en avait le douloureux sentiment, encore plus pour elle que pour lui. " Ma chère fille, lui écrit-il, votre solitude est grande ; votre position est périlleuse. Je n'y vois rien qui puisse me rassurer ni vous rassurer vous-même que la certitude morale que vous êtes dans l'ordre de Dieu.... Que nous reste-t-il à faire, après cela, sinon de nous reposer amoureusement et sans inquiétude dans le sein de la divine Providence, et d'attendre paisiblement de sa main tous les événements qu'elle voudra bien permettre ? Ce repos ne sera pas sans souffrance,c'est le repos d'une âme sur la croix : mais que tout cela ne vous fasse pas sortir de la paix. „
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Puis la souffrance est rédemptrice ; elle est satisfactoire devant la justice de Dieu. Le Père montre et offre au choix de sa fille spirituelle la couronne de victime pour l'expiation et le rachat des crimes des hommes : " Il est dans tous les temps avantageux de souffrir,Mademoiselle, mais à présent c'est un devoir pour l'âme fidèle et généreuse. La main de la justice de Dieu, appesantie sur nos têtes, laissera tomber les coups qui consommeront parmi nous la ruine de la religion, si, par des satisfactions proportionnées, nous ne nous efforçons de détourner ce grand malheur. Tandis que, dans cette désolation de l'Eglise et de l'Etat, personne n'échappe à la souffrance, voudriez-vous seule en être exempte ? Ne devons-nous pas, au contraire, mettre notre consolation à n'en avoir aucune, et à boire toute l'amertume du Calice que le divin Maître a épuisé le premier ? „ Les réunions et conférences ordinaires de l'hiver 17911792 ne furent bientôt plus possibles. Le péril était partout. La guerre venait d'être déclarée à l'Autriche. Le peuple, excité par les loges et les clubs, voyait des complices de l'ennemi dans ceux qui étaient bien les premiers de ses amis. Un décret du 27 avril prononça la déportation contre tout prêtre réfractaire, sur la seule dénonciation de vingt citoyens du même district. Contre l'anarchie maîtresse le pouvoir était sans force, le roi sans décision, les ministères sans conseil, l'assemblée sans autorité ni prestige ; et les clubs demandaient déjà la convocation d'une Convention nationale " neuve, pure, incorruptible ! „ Robespierre aspirait à s'y hisser à la première place. L'ère de la Terreur allait s'ouvrir. Le Père de Clorivière, dénoncé au Comité révolutionnaire, apprit qu'un mandat d'amener était lancé contre lui ; son domicile était connu. Un jour, rencontré face à
L'INCESSANTE CHARITÉ
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face sur son escalier par les détectives du comité,il avait dû à son rare sang froid de pouvoir les dépister, en leur donnant le change, et d'échapper ainsi à la prison, sinon à l'échafaud. Mais ce fut pour se condamner lui-même à une prison plus étroite. Il se claquemura littéralement entre deux hautes murailles, dans une cachette de quelques pieds, rue Cassette, sans issue apparente, sans air, sans lumière, ne s'échappant de là que la nuit et pouf l'exercice urgent du ministère des âmes. Les réunions, sans cesser tout à fait, est-il rapporté, se firent rares, irrégulières, peu nombreuses, tantôt ici, tantôt là. A leur défaut,à peine désormais quelques lettres furtives venaient de loin en loin relier entre elles et avec leur Père et leur Mère spirituelle les Filles du Cœur de Marie. Melle de Cicé se consolait de sa solitude forcée dans l'exercice de son ministère le plus cher, celui de la charité ; et, celui-là, rien ne l'interrompit jamais. Plus tard, ceux qui en eurent le bénéfice ou le spectacle viendront déposer juridiquement, qu'à Paris, comme précédemment à Rennes, à Saint-Malo et Saint-Servan, " Melle de Cicé, donna aux pauvres tout son temps, allant chercher dans leurs misérables réduits ceux qui avaient besoin de son secours, vaquant continuellement aux soins tendres et pieux d'une inépuisable bienfaisance „. Les mêmes témoignages disent encore : " Elle forma à Paris avec d'autres saintes dames une association destinée à remplacer les maisons de charité; que l'on y détruisait, en procurant, aux personnes pauvres ou malades les secours soit spirituels soit temporels qui leur étaient nécessaires. Elle était la modeste supérieure de cette pieuse confédération, à la grande édification de ses compagnes et à la satisfaction des pauvres gens. „
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Cependant le ciel politique s'assombrissait de plus en plus. La Commune, 20 juin 1792, inaugurait ses forfaits par l'envahissement de l'Assemblée, celui des Tuileries, la violation de la demeure royale, et l'outrage à la personne de l'auguste mais impuissante Majesté. Au dehors l'ennemi menaçait la frontière ; au dedans les enrôlements pour l'armée se faisaient aux cris de Vive la nation et " Mort aux traîtres ! „ C'était, " Mort aux prêtres ! „ que cela voulait dire. Les délations faisaient prime, les prisons regorgeaient de suspects ; le club des Jacobins avait supplanté le Roi et l'Assemblée ; et l'armée des sans-culottes, coiffée du bonnet rouge, prenait possession de Paris. Le 16 Juillet, le Père de Clorivière se souvint que ce jour de la fête de Notre-Dame du Carmel, était cher à la dévotion de Melle de Cicé et de sa Société. Du fond de son réduit, il lui écrivit, " son regret de ne pouvoir être avec elle et ses filles à célébrer cette bonne Mère sur la montagne du Carmel „. C'eut été courir au devant de ses persécuteurs ; " Vous avez su sans doute que tout nouvellement on a arrêté beaucoup de prêtres, entre autres messieurs de Saint-Sulpice, qu'on a transportés aux Carmes. Quelques religieuses qui étaient allées à la Section pour y recevoir leurs pensions, ont été arrêtées. On nous a donné hier au soir une grande alerte. Je n'en ai point été effrayé, et cela ne m'a point empêché de dormir tranquillement... „ Une autre et plus grande fête était proche ; celle de l'Assomption, la grande solennité patronale des Filles de Marie. Le Père de la Clorivière résolut d'en faire pour MeI]e de Cicé le jour deux fois solennel de l'émission de ses vœux dans la société. Il lui en écrivit d'autorité, le 8 août.
SES VŒUX, ASSOMPTION
1792
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Or ce jour du 8 était l'avant-veitle de la meurtrière journée du 10 août, et de la décisive victoire de l'émeute et de la Commune sur la monarchie et la liberté. L'anarchie était triomphante, et menaçante. Beau moment pour se lier par vœu au service du divin Roi, dont la déchéance était proclamée, elle aussi, et dont les ministres s'entassaient dans les prisons, en attendant le massacre ou l'échafaud. Une lettre du reclus de la rue Cassette, brève et impérative, en donnait le commandement formel à la Supérieure, confuse d'une telle grâce. " Ma chère fille, la paix de Notre-Seigneur ! Je suis bien occupé de vous devant Dieu, et je crois devoir vous dire, en son nom et au nom de sa très sainte Mère, de vous disposer à prononcer vos vœux dans la Société des Filles du Sacré-Cœur de Marie, en la fête de son Assomption glorieuse, d'aujourd'hui en huit. Je vous dispense de vos examens, à cause de vos craintes d'esprit excessives : je réponds à vous-même, et devant Dieu, de vos dispositions. Les vœux ne seront cette fois que pour un an. Il vous serait bien difficile, pour ne pas dire impossible, de faire une retraite dans les formes, vu votre situation présente, le mal à l'œil dont vous souffrez, et la nécessité où vous êtes de sortir de chez vous, de parler, etc.... Mais faites-en ce que vous pourrez, sans aucune inquiétude, d'ici à l'Assomption. Relisez avec soin le Plan, les Règles et les instructions sur les vœux. Animez-vous à une grande confiance ; et que Notre-Seigneur soit toujours avec vous ! „ On ignore dans quel sanctuaire ou oratoire secret se fit la cérémonie de ces premiers vœux. On a conservé, en partie, l'exhortation écrite par le Père supérieur pour cette solennité. Put-elle être prononcée, et fut-ce en cette
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journée ? Elle ne porte pas de date (t). Mais qu'importe ? Il suffît qu'on y sente palpiter ce grand cœur sous le coup des émotions de foi, de joie, de crainte, d'espérance, d'enthousiasme, de courage et d'amour, que suscitent un tel temps, une telle œuvre, un tel sacrifice offert par une telle âme, à l'unisson de la sienne. De ce sacrifice, il lui dit : " Vous le faites à un Dieu qui se donne pleinement à vous. Et dans quelles circonstances ! Regardez autour de vous, ma chère fille ! Partout des églises confisquées, dévastées ou livrées à un culte impie ; le corps du Sauveur traité sacrilègement; la terre fumant encore du sang de saintes victimes. Les prisons sont pleines de prêtres, le plus grand nombre est forcé d'errer à l'étranger. Les monastères sont déserts ; les vierges consacrées ont dû prendre la fuite ; la profession religieuse est un crime. .. Et c'est à cette heure que le Seigneur, qui a fait choix de vous au milieu d'un peuple et d'un siècle pervers, veut que vous en braviez courageusement la fureur. Il vous a dit à toutes : Faites réparation à ma gloire, prenez en main mes intérêts ; et consolez mon cœur. Et pour cela soyez de dignes filles de ma Mère ! "Mais voici qui doit vous confondre de reconnaissance, comme d'étonnement. C'est vous, vous, ma fille, qu'il a choisie dans sa miséricorde, pour être la première pierre du nouvel édifice qu'il élève à sa gloire et qui portera le nom de sa sainte Mère ! C'est de vous qu'il daigne se servir pour attirer à sa suite une nombreuse élite de vierges qui dédommageront son cœur de la dispersion de tant d'ordres qui procuraient sa gloire et le salut des âmes ! „ (1) Le P. Terrien, vie du P. de Clorivière reporte les vœux de M="e de Cicé à l'Assomption de 1793. Livre IV, Ch. 1, p. 355. — L'auteur plus récent de La Société des Filles de Marie d'après des Annales la place en 1792. (p. 149 et suiv.)
SUBLIMITÉ DE SES VŒUX
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Ici le discours représente la Mère entourée de ses filles, éparses il vrai, mais unies entre elles par un lien de famille dont Dieu même formera le nœud. Qu'elle marche donc à leur tète : " Le Seigneur qui vous a choisie, affermira vos pas : ses anges vous porteront entre leurs bras. Des sœurs que la charité liera entre elles plus fortement, que ne le pourrait la cohabitation, ne seront avec vous qu'un cœur et qu'une âme. Comme Notre-Seigneur JésusChrist sera le lien qui vous unira, son cœur sera l'asile où vous vous retrouverez dans l'exercice et la pratique commune de toutes les vertus chrétiennes et religieuses „. Dans les grâces spéciales dont la sainte Mère avait été prévenue, le prédicateur voit les gages de sa divine prédestination : " Réjouissez-vous, ma fille, puisque tout concourt à vous rassurer sur la sainteté de votre vocation. Nul motif humain, nul intérêt terrestre, nul éclat ; mais des conduites mystérieuses qui, la première, vous firent marcher par un chemin que personne n'avait frayé devant vous „. Il se reprend pour rappeler que pourtant cette forme de vie n'est pas aussi nouvelle qu'elle le semble. Elle a de beaux précédents dans l'Eglise, et la professe de ce jour de lointaines et sublimes aïeules. Il fait apparaître, aux premiers âges, les illustres vierges qui sont les Agathe, les Cécile, les Catherine, les Agnès, portant au sein d'un monde impie et irrité les pratiques les plus austères de la vie religieuse. Plus haut encore, c'est la très Sainte Vierge de Nazareth qu'il représente mêlée à la vie de sa bourgade et de son foyer domestique, avant de nous être montrée aujourd'hui triomphante dans le ciel, et proclamée Bienheureuse sur la terre par toutes les générations de ses filles. " Allez donc, ma chère fille, pleine d'une douce con-
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fiance! Comme Marie, mourez à tout le créé pour ne plus vivre que pour l'Infini divin. Voici que, du sein de sa gloire,cetteMère repose sur vous ses regards de tendresse. Jésus lui-même vous attend, les bras ouverts. Tout à l'heure les cieux vont s'ouvrir, et retentir de ces paroles qui seront tout à la fois l'éloge de votre choix, et le gage éternel de votre bonheur : " Marie a choisi la meilleure part, et elle ne lui sera point ôtée „. Et, dans le sanctuaire ignoré, le Magnificat était entonné à demi-voix, par le chœur des vierges et des veuves, pendant que la sanguinaire Carmagnole était hurlée audehors, par les septembriseurs de demain. Or, en cette même fête de l'Assomption de Marie l'une d'elles, et non des moindres Melle Thérèse Chenu, la séraphique, au fond de sa Bretagne, prononçait pareillement ses vœux dans la maison d'une amie, à la messe d'un prêtre auquel celle-ci avait offert un secret refuge. C'était la tâche héroïque et coutumière des Filles de Marie que ce sauvetage des bons prêtres. A Paris, le Père de Clorivière était particulièrement l'objet de la sollicitude inquiète et active de Melle de Cicé II l'en remercie dans presque chacune de ses lettres d'alors : " Je prie de grand cœur le Seigneur de veiller bien spécialement sur celle qui a pris tant de soin des autres, et je le conjure de nous la conserver. Vous avez été dans ces derniers temps, Mademoiselle, l'interprète et comme l'instrument dont la Providence s'est servie pour me soustraire à bien desx dangers.» Daignez m'en servir encore „. Elle n'y manquera pas. A moins de vingt jours de là, les effroyables massacres de septembre redoublèrent ses alarmes. Depuis deux
LA RECLUSION DU PÈRE
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mois, près de deux cents ecclésiastiques, évêques, prêtres, religieux avaient été entassés aux Carmes, au séminaire Saint-Firmin, dans les prisons de la Force et à l'Abbaye. Le sang coula. Quatre prêtres de la Société du Cœur de Jésus, M. M. Desprez, Lanier, Olivier Lefebvre, Charles François Légué, ancien jésuite, furent au nombre des victimes. Ce ne devait pas être la dernière de ce groupe d'élus. Le Père de Clorivière levait maintenant vers eux ses fils, ses frères, son cœur plein de fierté, et ses yeux pleins de larmes : " Je regarde comme bienheureux le sort de nos frères, écrit-il en apprenant leur mort ; et la confiance que j'ai de leur bonheur ne me permet pas de prier pour eux. Si Dieu veut nous honorer d'une semblable fin, regardons la comme la plus précieuse de ses faveurs. Notre soin doit être de nous y disposer par le plus entier abandon entre ses mains „. Melle de Cicé n'avait pas attendu ce moment pour presser le Père de se mettre en sûreté. Mais ni les maladies engendrées par le manque d'air, de fraîcheur, de lumière et de mouvement ; ni les perquisitions domiciliaires qui se poursuivaient avec l'acharnement et la perspicacité de la haine, n'avaient pu encore décider le reclus à fuir le péril grandissant : " Nous sommes au Seigneur, et non pas à nous, répondait-il à ces instances filiales. Il peut disposer de nous selon son bon plaisir ; mais aussi, s'il veut nous conserver, tous les méchants secondés par la rage des enfers,ne pourront nous nuire. Il ne tombera pas sans sa volonté un seul cheveu de notre tête. Priez aussi l'Esprit-Saint, afin que, lorsqu'on viendra nous visiter, il me mette à la bouche ce que je dois répondre „. En attendant il mandait à la pieuse fille qu'il savait prête à tout affronter pour le servir : " Quelque satisfaction que j'aurais à vous voir, ne venez pas sans nécessité
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visiter le malade. Grâce à Dieu, le sentiment de la faiblesse dont il souffre n'altère ni sa confiance, ni sa résignation, ni sa paix „. Mais le vieillard — il touchait alors à sa soixantième année —avait-il le droit de se laisser périr, anéantir, dans ce trou ? Melle de Cicé le lui représenta doucement, afin d'obtenir de lui, non qu'il désertât, certes, mais qu'il s'en fût momentanément à la campagne, ne fut-ce que le temps de respirer et revivre. Elle lui en procura les moyens ; et, dès septembre, on le trouve à Villers-sousSaint-Leu, non loin de Paris, dans un château où un de ses oncles, le Marquis de Mascranni lui avait offert l'hospitalité. Il put bientôt écrire de là, 24 septembre, que " l'air de la campagne lui avait fait du bien. On prend bien soin de lui, il se promène et ne se ressent plus de son mal. Enfin il est grâce à Dieu, aussi bien que son âge le comporte „. Mais déjà il lui tarde de s'en retourner au combat. 11 se propose de repartir pour Paris, au plus tard le 2 octobre, jour des Anges gardiens, lesquels protégeront son retour. Toutefois " il s'en rapporte à la discrétion de sa fille pour l'informer s'il y a quelque inconvénient à son retour. Et elle lui en écrira sans perdre de temps, car les lettres sont deux jours en route, avant d'être rendues „. Ce n'était guère le moment de rallier Paris. Depuis le 21 septembre, la Convention y avait remplacé l'Assemblée législative, inaugurant son règne par la proclamation de la République et la mise en accusation du cidevant-roi. Les massacrés de septembre avaient eu dans les provinces une sanguinaire répercussion ; et, à ce moment même, toutes les routes voyaient passer de tristes cbiourmes de prêtres condamnés à l'exil,à la déportation, à un sort pire encore.
SON DÉVOUEMENT AU " SOLITAIRE „
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Cependant le 30 septembre le Père insiste encore pour aller reprendre son poste et sa sombre guérite ; mais en remerciant d'abord celle qui s'acharne à le vouloir en sûreté : " Vous faites, Mademoiselle tout ce qu'on peut attendre de la meilleure des filles. „ Il lui indique, dans la maison où il veut rentrer, un endroit moins insalubre dont il se contentera : " La personne dont il s'agit (c'était lui), se trouverait à merveille dans le petit cabinet près du grenier. Je croirais même qu'elle s'y trouverait mieux qu'ailleurs : Vous lui ferez une grande grâce, si vous la satisfaites en cela. „ Et, un peu plus loin : " Je ne vois pas quel grand mal il y aurait quand cette personne serait quelque temps astreinte au régime strictement alimentaire. Elle se porte bien maintenant, et vivrait fort bien quelque temps au pain et à l'eau. Bien des gens le font qui valent cent fois mieux qu'elle. „ Le 8 octobre, il mande à Melle de Cicé de n'être plus aucunement inquièle de sa santé. L'air de la campagne l'a tout à fait rétabli. Et, si les choses allaient mieux, surtout pour ce qui regarde la religion, il se trouverait assez bien pour retourner au logis. " A chaque jour suffit sa peine „. C'est la devise évangélique. — Bénissons Dieu de tout. Donnez-moi, Mademoiselle,des nouvelles de Paris, et surtout des vôtres qui m'intéressent infiniment. Et il signe : Le solitaire. „ En retour c'est lui qui maintenant s'inquiète de la santé de celle qui, dans ces mêmes jours, s'était condamnée à un régime et un séjour bien autrement dommageables et périlleux que le sien. MelIe de Cicé venait d'entrer, comme infirmière volontaire,à l'hospice des Incurables de la rue de Sèvres : " Tranquille sur mon compte, je ne le suis pas également sur le vôtre, Mademoiselle, lui fait-il savoir
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pour la seconde fois. Je vous l'ai déjà dit : je ne vous vois pas avec plaisir dans votre hôpital ; l'air y est très malsain ; et mon imagination se figure déjà sur vous les choses les plus tristes. De grâce, transportez-vous ailleurs, le plus tôt que vous le pourrez, avec votre malade, qui doit elle-même hâter votre départ. Car, faisant réflexion combien vous est nuisible, mortel même, l'air que vous respirez en ce lieu, elle ne voudrait pas vous voir vous sacrifier en pure perte pour elle. Je la salue de tout mon cœur, ainsi qu'Agathe, et je lui souhaite une parfaite convalescence. „ Une autre lettre, 30 Septembre, parle au nom du devoir. " L'obligation de pourvoir à votre salubrité est un ordre de la Providence divine, à laquelle vous devez obéissance et soumission. „ Mademoiselle allégua un autre et saint devoir, celui de la charité,et, semble-t-il aussi.une promesse d'amitiedans des circonstances spéciales dont elle prie le Père lui-même de se faire juge : " Pour le reste, je m'abandonne au Seigneur. Il sait ce qu'il nous faut, il nous aime et peut tout. Un seul cheveu de notre tête ne tombera pas à terre sans sa permission. „ Quelle était la personne, l'intéressante malade, que Melle de Cicé a accompagnée et soignée à demeure, aux Incurables, où elle est retenue à ses côtés, jusqu'à ce qu'elle soit en état d'être rendue à son domicile ? — On sait seulement deux choses, qui ressortent de cette correspondance. La première est que, dans la grande maison de la rue Cassette où le Père de Clorivière avaitson réduit, habitaient aussi sept malheureuses Carmélites de l'exmonastère de la rue de Grenelle. La seconde est que ce fut à la rue Cassette que fut réintégrée la malade de Melle de Cicé. Ne serait-ce à une de ces filles du Carmels ses
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très proches voisines, que s'était dévouée obstinément la charité d'Adélaïde ? Il y a là une page mystérieuse d'édification inscrite au Livre de vie, mais que nous n'y lirons couramment que là Haut. Dans la seconde semaine d'octobre,le Père de Clorivière put rentrer à Paris. Pour MelIe de Cicé, il ajoute cette ligne : " Je remercie Dieu et je me réjouis avec vous des consolations qu'il vous a données „. Quelles pouvaient-elles être dans ce temps-là ? Ce lui en avait été assurément une grande que la repentance publique et l'amende honorable solennelle que venait de faire son frère l'Archevêque de Bordeaux, de son passé politique et des graves fautes de conduite dont il voyait enfin les désastreux résultats. Dans une Lettre pastorale à ses diocésains, datée du 10 août 1792, et écrite de Soignies, dans le Hainaut, près de Mons, le prélat disait d'abord combien, " à la vue des scènes de sang et du schisme qui désolent la France, étaient douloureux les souvenirs de ceux qui comme lui, mêlés aux affaires publiques avaient été conduits par les circonstances à paraître céder pour un temps au torrent dans l'espoir d'en détoui'ner les ravages ; et s'étaient vus entraînés, comme lui, à prêter leur nom à des actes qui répugnaient également à ses principes et au caractère sacré dont il était revêtu ! „ C'était l'aveu atténué d'une conscience qui essayait d'abriter ses erreurs et ses défaillances derrière ses intentions. Plus nette est la confession, plus vive la douleur, plus voulue la réparation du scandale, dans les lignes suivanAdelaïde de Cicé. — n.
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tes : " Mes chers frères, mes larmes ont devancé mes paroles. Et, à Dieu ne plaise que je veuille pallier mes erreurs et mes fautes! Que sont les illusions de l'amourpropre devant les grandes pensées dont je suis pénétré ?... Si vous avez rendu justice à mes intentions, vous avez dû gémir de ne pas voir éclater mon zèle contre les entreprises qui menaçaient la religion et la monarchie. Peutêtre en est-il parmi vous qui en ont reçu du scandale. Oh ! s'il en était parmi nos frères fourvoyés qui eussent trouvé dans ma conduite des prétextes pour colorer leur rébellion, qu'ils se rappellent mon adhésion aux Principes des évêques français, ma soumission filliale au Souverain Pontife, le choix que j'ai fait de l'exil plutôt que de trahir ma foi ; et que cette profession de mes sentiments et expression de ma douleur leur dessille les yeux, avant que l'Eglise ait prononcé ses derniers anathèmes ! Les dernières lignes sont les meilleures : " Puissé-je convaincre les obstinés que l'homme ne se dégrade point en convenant avec candeur de ses torts ; que le chrétien remplit le plus saint de ses devoirs en s'humiliant, en édifiant l'Eglise par sa soumission et par ses larmes ; en faisant éclater, avec ses regrets, sa confiance dans le Dieu de bonté et de miséricorde „ (1). Ces sentiments nouveaux étaient dignes de la pieuse famille des Cicé. L'archevêque en était l'aîné ; Adélaïde la plus jeune. La correspondance qu'on accusa la sœur d'avoir avec ses frères émigrés, fut-elle pour quelque chose dans cet heureux retour ? On aimerait à le penser ; d'autant qu'on voit ce grand frère très incliné vers cette (1) V. M. l'abbé Sicard. Les Evêquespendant la Bêvolution.'T.lll. Liv. IV. Ch: IV.
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chère et vénérée sœur, laquelle à deux reprises il essaiera de fixer auprès de lui, mais sans que sa politique trop humaine lui permette d'approuver, de seconder, l'Association religieuse à laquelle Adélaïde a donné son cœur et sa vie.
CHAPITRE NEUVIEME.
La Terreur — La Martyre — Les victimes. Mme de Bassablons — Son arrestation ; sa prison et sa charité — Sa condamnation et son martyre — Perrine Guichard et Marie Tertra ; Leur dévouement sublime. 1794. Depuis les massacres de Septembre, la pensée,les désirs du Père de Clorivière étaient avec les victimes que sa famille religieuse avait fournies au sanglant sacrifice. D'autres noms venaient s'y ajouter : " J'ai appris par les journaux qu'un des hommes que j'estimais le plus pour sa vertu, le P. d'Hervillé, un bon ami de Melle de Cicé, vient d'être guillotiné. Je n'ai pas balancé à l'honorer comme martyr ; j'espère qu'il est dans le ciel, il nous obtiendra bien des grâces. „ Dans les mêmes jours et dans les mêmes pensées, " le Solitaire „ comme il se nommait, envoyait, à Melle de Cicé un petit poème composé par lui en l'honneur des récents Confesseurs de la foi : " Ce petit ouvrage vous est dû par moi en toutes manières. Peut-être, sans vous, serais-je à présent du nombre de ceux que j'ai chantés ? C'est un reproche que vous méritez de m'y avoir fait échapper ; et cependant c'est une chose qui m'oblige à tout faire pour le bien de votre âme. „ —- " Vous m'avez fait plaisir en me donnant des nouvelles de nos deux amis. Je les
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croyais dans le Ciel, bien qu'ils fussent encore sur la terre. Je ne les invoquerai pas encore ; et il faudra que je les efface de mon martyrologe où je les avais inscrits. „ L'un de ces deux amis, prêtres du Cœur de Jésus, était M. Cormeaux, naguère compagnon de route et protecteur de Melle de Cicé dans le voyage de Rennes à Paris. Arrêté à Pontoise, et de là transféré à Versailles, dans la prison des Récollets ; puis, successivement renfermé à l'Avenue de S* Cloud, à Chaillot, à la Conciergerie, à la prison clu Plessis, M. Cormeaux y porta partout la grâce de JésusChrist avec lui. Il fut condamné à mort l'année suivante, 9 juin 1794, et exécuté le même jour sur ia place de la Bastille, dans les joyeux sentiments d'action de grâces des martyrs de la primitive Eglise. Le Père de Clorivière l'ignorait encore lorsqu'il écrivait, le 10 mai : " Je crains beaucoup comme vous, pour tous nos amis dans les prisons. Leur sort est entre les mains de Dieu. Lui seul peut les délivrer de la gueule du lion. Ma sœur, dans sa captivité,envisage avec joie la perspective de la guillotine (1). Aimons donc le Seigneur. On gagne infiniment à s'immoler pour Lui ! „ Dans le même temps, la Bretagne fournissait pareillement une autre et très grande victime à l'échafaud et au Ciel. C'était au chœur de nos saintes femmes que ce, sacrifice était demandé. Mme des Bassablons, n'avait pas accepté de préserver ses jours par l'émigration. Elle ne se croyait pas péril)
MelI° Elisabeth de Clorivière, en religion Sœur Thérèse de Gonzague, de la Visitation de la rue du Bac, expulsée au mois de mai 1792, se retira d'abord en Belgique; puis rentrée clandestinement en France fut arrêtée à Neuilly, incarcérée au collège du Plessis où elle attendait joyeusement la mort, quand lajournée de Thermidor rouvrit les portes de sa prison.
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mis d'abandonner le champ de bataille de la charité où la retenaient, avec ses pauvres, les nombreux prisonniers de Saint-Malo, nobles et prêtres, auxquels elle apportait ses secours de tout genre, et les fugitifs à qui elle ouvrait un refuge dans sa campagne de Paramé. Il n'y avait pas jusqu'aux apostats et aux persécuteurs qui ne trouvassent assistance auprès de cette miséricordieuse, du jour où eux-mêmes devenaient un objet de pitié encore plus que d'horreur. Les citoyens Tobie et Lucas, deux prêtres criminels, n'eurent qu'elle seule pour pourvoir à leurs nécessités pendant plusieurs mois. Et comme elle demandait au Comité révolutionnaire de Saint-Malo la permission de leur apporter un lit et des vêtements — " Mais tu ne sais donc pas, citoyenne, lui demanda-t-on, que ces hommes sont tes pires ennemis ? — Je le sais, mais ce sont des hommes, donc mes frères, „ répondit-elle doucement. Cependant, depuis le 15 Décembre 1793, venait de s'abattre sur le littoral de La Manche un des monstres les plus sanguinaires et des plus cyniques de la Convention. C'était Jean-Baptiste Le Carpentier, représentant du peuple, envoyé en mission, avec pleins pouvoirs, pour l'extermination du fédéralisme et de la superstition dans tout ce pays de Bretagne et de Normandie où il a conservé le nom de " Bourreau de la Manche. „ On ne saurait évoquer sans un sentiment d'horreur, lisons-nous dans sa récente biographie, le souvenir de cette juridiction sanguinaire. A son arrivée à Saint-Malo, la guillotine est dressée en permanence sur la place Saint-Thomas. Mais, ne pouvant suffire aux exécutions, on conduisit les condamnés sur la Grève de Talard — aujourd'hui La Grande Grève — pour y être fusillés. C'est ainsi que, le 4 pluviôse, 23 Janvier, périt une fournée de femmes dont une seule avait plus de
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trente ans. Une autre fournée promise à la fusillade y échappa, parce que la plupart des condamnés avaient succombé aux mauvais traitements de leur prison. „ La ville de Saint-Malo s'appellera Port-Malo, celle de Saint-Servan devient Port-Solidor. Le Carpentier écrit agréablement à la Convention : " Un saint vient d'être délogé de la ville pour être relégué dans le royaume des cieux, attendu qu'on n'a pas besoin des ces gens-là dans une République. „ La Tour Solidor regorge de " modérés „ de qui ce nom constitue le seul crime. " Il en faut moins encore pour être arrêté. Sachez, disait Le Carpentier, aux dénonciateurs salariés par lui, qu'un geste, un seul geste suffit. „ Et comme les juges s'attardaient aux formalités judiciaires : " Pourquoi tant de lenteurs ? Le nom, la profession, la culbute ; et le procès est terminé ! Ml en vint à menacer Port-Malo de faire murer tout un quartier de la ville pour y prendre,d'un coup de filetjes suspects qui l'habitaient. C'est plus de cent victimes fédéralistes, prêtres, vendéens, " qu'il a fait partir, la tête première „ rapporte-t-il lui-même joyeusement. A Dinan, ayant donné l'ordre préliminairement au commandant Lucas d'arrêter une quarantaine de dévotes suspectes, le proconsul en personne apparut, précédé de la guillotine. Quand elle eut bien fonctionné à son gré, il accepta de présider une fête patriotique en l'honneur de la Raison, et Dinan dut être fière de l'entendre déclamer " que la ville s'était montrée, par sa moralité, à la hauteur de la position supérieure que la nature avait donnée à la cité „ (1) ! " Dans ces mêmes jours, lisons-nousdans les papiers du temps, à la date du 28 pluviôse an II, 11 février 1793, plu(1) V. Le Conventionnel J. B. Le Carpentier : La Terreur dans l'Ouest, par le Vicomte de Brachet. Perrin 1912.
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sieurs membres du Comité de Surveillance de Paramé se répandirent dans diverses parties de cette commune pour découvrir certaines petites réunions de femmes, parmi lesquelles quelques-unes étaient accusées d'endoctriner les autres, à rencontre du bien public et de la Constitution. Ces maudites ménagères aristocrates ont un talent spécial pour se soustraire à la pince nationale, se transformant, comme Protée, en cent façons différentes pour échapper à la justice de la Nation. „ Mme de Bassablons en fut prévenue : " J'avais entendu, raconte un contemporain, les patriotes former le complot de l'arrêter. Un jour qu'elle revenait de voir à la prison de la ville un respectable prêtre, je l'en avertis en l'engageant à se cacher en hâte. Elle me répondit avec un aimable enjouement : " Que faire ? Cela m'est impossible. Si telle est la volonté de Dieu que je sois prise à mon tour, que cette sainte volonté soit faite ! „ Et elle ne discontinua pas ses périlleuses visites. Ce qui l'attend, elle le sait : un religieux lui a prédit qu'elle périrait de mort violente. Plusieurs fois, à Riancour, chezMme Magon, son amie, on l'a entendue dire que, depuis quinze ans, elle avait réglé ses affaires en conséquence, et que chaque jour, elle se préparait à paraître devant Dieu. C'était vraiment un spectacle effrayant autant qu'admirable que celui de cette noble femme bravant tout pour vêtir, couvrir, nourrir, et si possible, convertir des misérables, dont plusieurs étaient, des espions à gages qui allaient devenir ses dénonciateurs. On la rencontrait d'ordinaire accompagnée de son amie, Melle Julienne Whitt, d'une famille irlandaise émigrée sous Jacques II, intrépide comme elle, et que nous verrons lui être fidèle jusqu'à la fin.
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Déjà le 22 Janvier 1794, 3 pluviôse, an II, une première perquisition à son domicile avait amené la découverte d'une certaine somme d'argent mise en réserve. Cette découverte affrianda les convoitises de la Justice d'alors, et cela eut suffi pour assurer sa perte. De plus une lettre, à elle adressée par l'imprudence d'une amie, et livrée au Comité, fut l'arme cherchée contre elle. " On vint m'en prévenir, rapporte Melle Whitt, je lui en fis part. S'oubliant elle-même, elle me pressa alors de partir pour l'Angleterre. — " Je ne veux partir qu'avec vous ! répondis-je. Elle refusa. — Alors je reste ! „ J'étais bien éloignée de vouloir la quitter, ne doutant pas que ïe lui serais utile dans sa captivité. „ Le 6 avril 1794, 19 Germinal an II, l'odieux Le Carpentier signait l'arrêt suivant: " Nous, représentant du peuple, délégué par la Convention nationale, considérant que la citoyenne Bassablons s'est rendue suspecte.en donnant depuis longtemps le dangereux exemple d'un attachement aveugle au fanatisme, en faisant passer des sommes à ses partisans, et en entretenant avec eux une correspondance contraire aux principes du Gouvernement révolutionnaire, nous avons arrêté que ladite Bassablons sera mise en état d'arrestation, et ses biens séquestrés aux termes de la loi. Chargeons le commandant René François Delhomme de l'exécution du présent (1). „ La séquestration des biens préluda par le vol d'un dépôt de quinze à seize mille francs que la Dame avait reçu d'un de ses proches, lequel réclama son bien, mais vainement, comme on le devine. En conséquence, le 13 avril, à six heures du matin, une brigade armée entoure et envahit la maison de la noble (1) Extrait des Grandes Recherches de M. l'abbé Manet.
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veuve. L'abbé Carron, encore ému. a raconté l'horreur de cette journée cruelle : " La vénérable Dame, alors malade, était couchée. Le chef de la troupe, grossie des bandits du dehors, pénètre dans sa chambre, et, au nom de la loi, lui signifie l'ordre d'avoir à se lever, pour être conduite à la maison d'arrêt. Déjà sbires et patriotes se sont répandus dans la maison, fouillant partout, et chacun prenant et emportant ce qui lui convient le mieux, non sans y mêler l'insulte à l'ennemie du peuple et de la liberté. S'étant retirés pour aller diner, ils y laissèrent l'un deux qui s'était offert comme gardien, à bonne intention. Resté seul, ce brave homme témoigna à la dame la peine qu'il ressentait de pareilles violences. Mais arrivèrent les autres qui sans pitié intimèrent à la malade l'ordre de faire en hâte ses paquets sous leurs yeux, se les faisant ouvrir et réouvrir encore, et y plongeant leurs mains rapaces sous les plus méfiants et révoltants prétextes. Cependant, quatre heures de l'après-midi étaient arrivées; on était en carême,et la pieuse dame était demeurée à jeun. Elle se trouva mal. Tandis que deux soldats, logés chez elle, se disposaient à lui aller chercher dehors quelque nourriture et réconfort, les agents de Le Carpentier s'y opposèrent violemment : personne ne devait sortir : c'eut été donner l'éveil et jeter l'alarme. Ce fut alors une vraie rixe. Les soldats décrochant leurs armes: „ Nous les passerons au travers du corps du premier qui voudra nous empêcher de sortir ! „ L'un deux fonça, et revint avec quelques provisions. Puis recommencèrent les scènes de violences, d'injures et de déprédations. Les brigands attendirent le déclin du jour pour procéder à l'enlèvement, car on avait des raisons de redouter quelque soulèvement dans le quartier et dans la ville.
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Ce fut seulement à huit heures du soir, dans l'ombre et le silence, qu'une voiture arriva et se referma aussitôt sur la captive. Cependant, durant le parcours, la nouvelle de l'attentat s'était ébruitée. Arrivée à la prison de la rue Asfeld, la voiture se trouva entourée d'une multitude sympathique et indignée. Dès que l'on en vit descendre la " bonne Dame de bon secours „ ainsi qu'on l'appelait, ce fut une scène indescriptible. On se jette à ses pieds, on lui baise les mains, on lui demande sa bénédiction. Mais, au même instant s'ouvre la porte de la prison. Mme de Bassablons n'en devait sortir que pour aller à la mort. Une personne avait demandé et obtenu l'honneur d'accompagner, dans sa détention, celle dont elle avait été la complice d'œuvres : C'était la noble Irlandaise que nous venons d'entendre protester par avance de sa volonté de ne la point quitter.en vue de lui être utile dans sa captivité „. L'abbé Carron nous a décrit, de visu, sur les lieux mêmes, l'intérieur de cette prison et le séjour de la noble et sainte détenue: " Une chambre d'environ six pieds sur huit, n'ayant qu'une fenêtre condamnée, et ne recevant l'air que de deux chambres dont elle était le passage, et dans chacune desquelles logeaient dix à douze personnes, dont la plupart étaient valétudinaires, massées là dans un entassement intolérable et mortel. " La population totale de la maison entière était d'environ deux cent trente femmes „ prétend le biographe (1). Les caractères mal assortis des prisonnières, la loquacité fatigante des unes, l'humeur insupportable des autres, en faisait un lieu de supplice, ajoute-t-il. Mais le plus (1) D'après les listes d'écrou de cette époque, le nombre de 230 détenues est fort exagéré pour Saint Malo. — D'ailleurs les femmes détenues étaient réparties entre plusieurs prisons, non dans une seule.
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cruel supplice de Mme de Bassablons était de ne pouvoir secourir les indigents qui, là même, étaient admis à venir implorer son assistance, et, qui sait ? peut-être quelques-uns pour lui arracher quelque parole qui eut pu se tourner contre elle ? Ce qu'elle pouvait, elle le faisait ; ce qui lui restait, elle le donnait. Il est rapporté qu'une pauvre femme prisonnière n'avait plus où coucher, celle dont elle partageait habituellement le lit étant atteinte d'une fièvre maligne communicative. Il était tard : impossible de faire venir un autre lit du dehors : Mine de Bassablons ne se tenait plus de douleur et d'impatience : " Quoi ! disait-elle à sa compagne, puis-je voir ma pauvre voisine souffrir ainsi à mes côtés, sans lui porter secours ?„ Si elle ne fut parvenue, coûte que coûte, à lui procurer un lit, elle était décidée à lui donner le sien. Le même témoignage, celui de Mcllc Whitt. n'ose redire les propos insultants et menaçants des gardiens et des géoliers, qui étaient les démons de ce séjour infernal. Elle préfère nous décrire la patience de Mme de Bassablons, ange de charité, ange de douceur. sereine,affable, aimable, insensible aux outrages, et particulièrement abandonnée tout entière à la volonté de Dieu. C'est de la prison commune, théâtre de la charité de la bonne Dame, que l'abbé Carron fait ainsi le tableau. Mais une partie de la maison de détention, avait été, pour la circonstance, affectée aux plus nobles victimes de la Révolution, celles que Le Carpentier se réservait de produire comme un " Echantillon „ de sa riche capture. La liste officielle que nous avons sous les yeux est faite des noms les plus considérables de ce pays et de ce temps, les de Geslin, les de Saint-Pern,les Guillot, les de la Grassinais, de Trégouet, Eon de Carman, de Landcost, de Lys. Qn y voit figurer Mme Magon de Coetizac, l'intime
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amie de M'116 de Bassablons, dont elle devait partager le funèbre, mais glorieux sort Et d'ailleurs toutes n'étaientelles accusées et prévenues du double et beau crime de fanatisme religieux, en même temps que de royalisme obstinément fidèle ? C'est au milieu d'elles qu'il faut la voir, oubliant ses propres souffrances, pour alléger les leurs. Il y en avait de si cruellement atteintes ! Telle cette mère de famille, Mme Lesage de Landcost, de qui les quatre enfants, deux fils et deux filles, étaient pareillement détenus. Telle cette épouse. Mme de Lys, (Adélaïde Fournier de Varennes) dont le mari servait, à la frontière, dans l'armée de Condé: elle expiait le crime de l'y avoir encouragé. Mme Eon de Carman, Jeanne le Breton, a cinq filles, dont deux religieuses à Rennes. Que vont-elles devenir ? — Le crime de la jeune Marie Françoise Guillot est d'avoir correspondu avec deux émigrés, qui sont son père et son frère Le crime de plusieurs autres mères est d'avoir reçu des lettres de leurs fils! Celui de Mine de la Grassinais,FrançoiseWhitt, 34 ans, est de détenir chez elle, quantité de numéraire, argenterie et titres. Melle Marie Sainte-Sébert est une ci-devant religieuse bénédictine, qui a refusé fièrement d'obéir aux lois impies et de prêter un serment sacrilège. Mme Magon de Coetizac recelait dans sa maison des cœurs enflammés, peints sur étoffe, qui sont les signes de ralliement des anti-révolutionnaires. Telles autres, Mme de Landcost encore, Mme de Carman, Mme de Lys ont tenu chez elles des conciliabules de jour et de nuit avec des conspirateurs, et surtout des prêtres non assermentés. Il en est, dans cette prison, dont le crime est d'avoir osé pleurer la mort du tyran et celle des ennemis de la Bépublique. Enfin sur toutes ces têtes planait la terrible et générale accusation d'incivisme, qui renfermait tous les crimes.
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On devine dès lors de quelles douleurs Mine de Bassablons recevait la confidence. Elle essuyait ces larmes, en y mêlant les siennes, elle relevait ces yeux et ces cœurs dans la confiance en Dieu. Et, comme même les plus désolés ne peuvent pleurer toujours, on parle de " l'enjouement communicatif dont Madame aimait à user avec les personnes qui lui étaient liées plus étroitement. „ Cependant celle qui, par son exemple encore plus que par sa parole, consolait, remontait, édifiait tout le monde, n'en avait pas moins la persuasion de son prochain martyre. A ces nobles compatriotes qui gardaient le souvenir des vexations auxquelles elles l'avaient vue en butte dans ces dernières années, il lui arrivait quelquefois de dire : " Oui, je serai guillotinée. Ils m'ont trop haïe, et me l'ont trop montré avant que je ne vinsse ici, pour ne pas finir par me demander ma tête. „ Il y avait presque deux mois que durait la détention, lorsque, " le 1er juin 1794,13 Prairial an II, Le Carpentier fit parvenir aux détenus de la prison des hommes et de celle des femmes, l'ordre de se tenir prêts à partir le lendemain matiu pour Paris, à quatre heures. Les citoyens Schmitt, Daiz et Le Daust sont chargés de porter cet arrêt aux dénommés cy-après, savoir Thérèse, Pélagie Anne Guillaudeu veuve Bassablons, Marie Jeanne le Breton, veuve Eon de Carman... etc. „. Quand se présenta à la prison l'huissier chargé de lire aux détenus la liste des condamnés, Mme de Bassablons, retenue par la maladie, pria son intime compagne d'aller l'entendre à sa place. Elle lui redirait les noms des victimes, dont le sien sans doute : " Malgré ce qu'elle m'en disait, je ne pouvais y croire, rapporte celle-ci. J'y fus. Quand j'entendis nommer " la citoyenne Bassablons! „ je tombai évanouie. On m'aida à me relever et à me rendre
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auprès d'elle. Mais elle.dès qu'elle me vit : " Oh ! je suis sur la liste, dit-elle tranquillement. Pas n'est besoin de me l'apprendre, votre figure me le dit ! „ Et se levant aussitôt, Madame s'empressa de donner ses soins à sa chère et inconsolable messagère. Quant à elle, de ce moment elle ne songea plus qu'à se préparer au martyre. " Le calme, la résignation étaient répandus sur ses traits, lisons-nous. Son état de maladie aurait dû faire surseoir à son départ : " Mais, répondirent les commissaires, la citoyenne aura un médecin dans le voyage „. C'était M. Bougourd, qui fut aussi son compagnon cle supplice. Les prévenues demandaient à emporter du linge et des vêtements: " Inutile,répondaient les atroces gardiens, vous n'en aurez pas besoin longtemps ! „ La sainte femme, elle, se plaignait seulement à son amie de n'avoir p u se confesser depuis plusieurs mois ? " Mais c'est pour la cause de la religion que vous souffrirez : le martyre est un grand sacrement. „ " Le Carpentier, lisons-nous, n'osant envoyer Mme de Bassablons à la guillotine de la place du Château, avait donc pris le parti de l'envoyer juger à Paris par le tribunal révolutionnaire. Elle partit avec une trentaine de Malouins, dont douze femmes appartenant aux premières familles. C'est ce que le Comité de surveillance avait appelé " L'Echantillon „ du fédéralisme et de l'aristocratie. Aux délits relatés dans son rapport au ministre de la justice, Le Carpentier avait eu soin d'ajouter quelques notes suggestives et alléchantes sur la situation pécuniaire de ses victimes. On y voit que Mme de Saint-Pern a 30.000 livres de rente, M. de Gouyon 25.000 ; Nicolas Magon Villehuchet 6.000 ; Anne Guillaudeu, veuve de Bassablons 5.267 livres etc. Dans la soirée, Mme de Bassablons fut visiter ses com-
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pagnes de route, dont plusieurs caressaient un espoir de salut qu'elle ne partageait point. Sa principale inquiétude se portait sur le sort d'une ancienne femme de chambre, et sur celui d'un prêtre infirme et vénéré, duquel elle prenait soin. Qu'allaient-ils devenir ? Les géoliers lui refusèrent l'argent qui lui appartenait ; et elle dut quêter et emprunter quelques pièces pour ses premières nécessités. Elle et son amie passèrent la nuit assises sur leurs lits, en prières et en actions de grâces, remerciant le Seigneur qui lui versait l'abondance de sa force et de sa paix pour le dernier sacrifice. Le Comité de surveillance inquiet, cette fois encore, de ce qui allait se passer quand cet enlèvement serait connu, avait décidé de siéger en permanence jour et nuit. Entre trois et quatre heures du matin, 2 juin 1794, arrivèrent les soldats de l'escorte, en armes. L'on fit avancer quelques mauvaises charrettes et chariots où les commissaires distribuèrent les places aux personnes désignées. Muie de Bassablons reçut la sienne avec onze autres sur un fourgon d'artillerie. " Notre courageuse martyre, raconte M. Manet, un des prêtres cachés alors à Saint-Malo, nous avait fait prier, pour elle et ses compagnes, de leur donner l'absolution au moment de leur passage,de la fenêtre du grenier où nous étions réfugiés. Nous saisîmes le moment où le funèbre cortège traversait la rue sous nos yeux.pour faire descendre cette grâce sur leurs têtes. „ " Fortifiée par la grâce du sacrement, poursuit l'abbé ine Carron, M de Bassablons, durant tout ce voyage qui fut un long supplice, ne perdit pas un instant l'enjouement céleste qui était répandu sur ses traits. La chaleur était très vive ; plusieurs des voyageurs perdirent connaissance. Le roulage, les secousses, surtout sur le pavé des
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bourgs et des villages où les conducteurs affectaient d'aller au grand trot, leur causaient une violente douleur. Le voyage dura dix-huit mortels jours, desquels les gendarmes se plurent à faire une agonie anticipée, en effrayant les malheureux du tableau des dernières heures qui les attendaient. " Dès le lendemain de leur arrivée dans la capitale, reprend l'abbé Manet dans ses Grandes Recherches, le tribunal révolutionnaire de Paris, séant en la salle de la liberté — ô ironie ! — fit comparaître les accusés. Ils ne furent ni interrogés, ni défendus (1). Le tableau des crimes qui leur étaient reprochés, joint par Le Carpentier à son arrêté de translation, était assez concluant par lui-même. Sur cette pièce, que nous possédons encore, zébrée de coups de crayon rouge, l'article relatif à Mme de Bassablons spécifie bien la nature du crime duquel elle est atteinte et convaincue : crime de religion, crime de foi et de charité chrétienne, qui ainsi élèvera son supplice à la surnaturelle dignité du martyre : " Thérèse Pélagie Anne Guillaudeu, veuve Bassablons, sans enfants, domicilière de Port-Malo, âgée de 65 ans, ex-noble, détenue le 19 Germinal pour les causes cy-après : pour ses liaisons et relations avec les royalistes et fanatiques, pour ses opinions semblables, pour avoir recelé des prêtres réfractaires. (1) Archives nationales nos 908-109 : 1er répertoire. Dans les pièces du procès de Madame de Bassablons ne figure aucun interrogatoire. Le procès verbal de la séance du Tribunal révolutionnaire accuse le même empressement à condamner sans entendre. Les passages des formules concernant les témoins, le serment, la défense par les avocats sont tout simplement biffés de quelques traits de plume. On avait supprimé tout cela. Adélaïde de Cicé. — 12.
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Elle tient un bureau ou petite manufacture pour employer les pauvres à filer et faire des bas. Et jouit d'environ 5.267 livres de rentes. L'acte d'accusation, formulé et signé par le trop fameux Fouquier Tinville, l'accusateur public, appuie pareillement sur ce caractère des griefs à la charge de la veuve Bassablons. " Elle est, reprend-t-il, prévenue et convaincue du crime de faire de sa maison l'asile ou plutôt le repaire des prêtres réfractaires, qu'elle recélait pour les soustraire à la déportation, et favoriser leurs trames et complots. Le fanatisme était surtout le moyen dont elle se servait pour faire des partisans à la contre-révolution „. Ce sont donc bien ses œuvres de foi, de zèle, de protestation religieuse que cette vraie martyre du Christ va expier de son sang. Ces voix crient pour elle très haut à la barre de ses juges : " Je suis chrétienne. Fouquier Tinville en fit prompte et raide justice. La peine de mort fut prononcée, sans grâce, ni sursis. Les victimes furent déposées à la Conciergerie,d'où était sortie, quelques mois auparavant, pour aller au supplice, l'infortunée reine Marie-Antoinette. La journée, ou les me deux journées, que M de Bassablons y passa furent remplies par des bénédictions et des entretiens qui en firent pour elle comme une antichambre du paradis. D'abord me raconte M de Saisseval, " peu de temps avant de monter à l'échafaud, notre amie eut le bonheur de se confesser au fondateur même des Filles du Cœur de Marie. Le Père de Clorivière, caché à Paris, sut trouver le moyen de rendre à sa fille spirituelle le service du bon Pasteur qui expose sa vie pour ses brebis. „ Le Père lui-même à écrit d'elle : " On ne peut exprimer à quel degré d'énergie la grâce du sacrement éleva cette sainte âme... Avec cette éloquence du cœur inspirée
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par la foi, elle fit partager à tous ses compagnons les sentiments de paix et de consolation dont elle-même était pénétrée; à ce point que les condamnés,placés à côté d'elle sur le chariot de mort, semblaient vouloir s'attacher à sa personne,et lui disaient: " Ma bonne mère, aidez-nous! „ Arrivée au pied de l'échafaud, place du Trône, elle y monta avec courage et dignité, ce qui donna à ses compagnons la force de mourir comme elle. C'était le 21 juin(l). 8 Telle est, confirme ici Mme de Saisseval, telle est l'assertion du Père de Clorivière, qui nous a transmis ces détails, et dont on ne craint plus maintenant de révéler le nom. „ L'histoire de la Société des Filles du Cœur de Marie n'a pas de plus belle page que celle qu'on vient de lire. Six ans après, 28 septembre, le Mandement de l'Evêque de Saint-Malo, rentré de l'Emigration, sur le Rétablissement du culte public en France, donnait une large place, dans ses regrets et dans son admiration.à la véritable sainte qu'il proposait à ses diocésains comme leur modèle et leur avocate dans le ciel : " Je remercie Dieu qui a permis que de tels exemples vous fussent donnés, et qui vous a ménagé de tels intercesseurs. Car, je l'avoue, mes frères, je me sens souvent porté à implorer l'intercession de cette âme incomparable. Et, si quelque pensée put adoucir ma douleur lorsque j'appris la perte que vous aviez faite, (1) Quelques-uns ont dit que la vue de l'instrument de mort, celle du sang et des cheveux qui jonchaient l'échafaud,lui firent perdre connaissance. " Mais elle la recouvra, car d'autres témoins ont raconté et écrit de Paris, qu'une Dame de Bassablons, de StMalo, avait fait éclater un courage dont tous les spectateurs avaient été pleins d'admiration ; que la vue de l'échafaud l'avait laissée calme, et que là même elle encouragea et anima les autres suppliciées à bien mourir „. (L'Abbé Carron. Vie des Justes, T. IV, p. 342).
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ce fut l'espoir que cette âme sainte avait été reçue immédiatement dans le sein du Dieu de charité, dont le nom avait été glorifié par elle pendant sa vie et à sa mort. „ Et le Père de Clorivière, justement fier de ses Filles de Marie, non moins que de ses frères du Cœur de Jésus : " Plusieurs de nos associés dans les massacres de septembre, et d'autres depuis, comme M.Cormeaux, ont souffert et sont morts pour la foi. On compte aussi parmi les victimes une fille du Cœur de Marie que ses rares vertus faisaient vénérer universellement. De sorte que les deux Sociétés ont pris possession du Ciel avant d'être encore bien établies sur la terre. „ Le martyre de Mme de Bassablons a son épilogue dans la Passion que souffrit ensuite, à Paramé, l'humble auxiliaire de sa charité, qu'elle y avait laissée, Perrine Guichard, avec une compagne digne d'elle C'est par là que s'achèvera ce chapitre. C'était dans les derniers jours de la Terreur. Perrine justement soupçonnée d'abriter dans la campagne de sa Dame, dès prêtres insermentés, était menacée de payer de sa tête cette témérité, lors qu'une circonstance se présenta de la lui faire expier par un égal péril de mort, mais en utilisant ses services. Il y avait alors, en rade de Cancale,une frégate contaminée de peste et privée de tout secours, car personne n'y pouvait descendre qu'au péril de sa vie. Perrine, étant également renommée pour son dévouement et pour son intelligence dans le soin des malades, on la réquisitionna d'office pour le meutrier service des pestiférés à bord. A elle s'adjoignit sa compagne et sœur en religion, Marie Tertra, de Paramé comme elle, et comme elle entrée dans la Société naissante, dès la Consécration du 2 février 1791. Confiantes en Dieu leur
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Sauveur, toutes deux se livrèrent nuit et jour à la tâche meurtrière dont elles prévoyaient le terme. Toutes deux tombèrent à la fois. Marie Tertra fut ramenée mourante à sa famille, où un prêtre courageux,l'abbé Vielle, déguisé en soldat, put lui administrer les sacrements. " Deux jours après avoir eu ce bonheur, raconte la Chronique de Saint-Malo, elle rendit son âme à Dieu. Ses sœurs de la Société, étant toutes incarcérées alors, ne purent lui rendre les suprêmes devoirs. Elles la croient bienheureuse et elles saluent en elle une protectrice dans le ciel. „ Pendant ce temps là, Perrine .Guichard, transportée sans connaissance dans la maison de campagne de Mme de Bassablons, n'y avait trouvé que le jardinier et une vieille femme incapable de la soigner. Elle y allait mourir, abandonnée, sans sacrements, car les abords de la maison étaient gardés militairement, quand elle reçut, elle aussi, la visite et les secours sacrés du même intrépide abbé Vielle, sous le même déguisement. Quand elle put être transportée au bourg de Paramé, chez une de ses tantes et recevoir de meilleurs soins, il étaittrop tard,la maladie avait fait d'irréparables ravages. Bientôt la malheureuse ne fut plus qu'une plaie, ses chairs ulcérées et gangrenées tombaient en lambeaux. Là, elle fut assistée par l'abbé Gautier, et visitée par plusieurs de ses sœurs de la Société, venues pour s'édifier de sa pieuse résignation. Elle distribua aux pauvres jusqu'à ses derniers meubles, ne gardant que le grabat sur lequel elle se consumait. Ainsi, après deux mois d'une affreuse agonie, rendit-elle son âme à Dieu dans une paix, dont il est écrit " qu'elle était un miracle continuel de la grâce de Jésus-Christ qui n'abandonne point ceux qui souffrent pour son service. „
CHAPITRE DIXIEME.
Bretagne — L'âge héroïque — Les deux sœurs Chenu. M, Engerrand — Melle Thérèse Chenu — Arrestation, emprisonnement — Me]le Amable à l'hôpital — L'abbé Vielle — L'élargissement — Nouvelles recrues — jfcfelle de Gouyon — Thérèse Chenu supérieure — Ses conquêtes — Melle Amélie Sauvage — Mort de Thérèse Chenu. 1793-1897. Le martyre de Mme de Bassablons, non plus qu'aucun des tragiques événements de Bretagne que nous venons de rapporter, n'ont laissé de trace alors dans la correspondance du Père de Clorivière et de Melle de Cicé. Ce n'est pas que jusque là, et tant qu'il lui fut possible, la supérieure n'eût continué par lettres sa direction à ses filles lointaines. " Bien que MelIe de Cicé nous eût remises entre les mains de la Mère Marie de Jésus pour nous enseigner les devoirs de notre sainte vocation, rapporte Melle Amable Chenu, elle ne discontinua pas de nous écrire, et nous faisait écrire par le Père de Clorivière. Un grand nombre de ces lettres ont été brûlées, dans la crainte de faire des victimes de la Révolution. Souvent, avant de les jeter au feu, j'en copiais des passages pour le bien de mon âme. J'y lisais par exemple : " Ne songez point à l'avenir avec inquiétude : à chaque
Mr ENGERRAND
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jour suffit son mal. A toutes vos appréhensions il y a réponse dans cette parole : " Dieu y pourvoira ! „ Et encore, ce mot du Seigneur à Sainte Cathérine de Sienne : " Pense à moi, et je penserai à toi. „ De telles paroles ranimaient notre courage. „ MeIle Amable Chenu, que nous venons d'entendre, avait fait ses vœux le jour de la fête de la Purification, 2 février 1792, à la messe célébrée chez elle par un prêtre qu'elle avait recueilli et qui s'y tenait caché. Elle, sa sœur, et leur domestique admise au postulat, faisaient une école dite de Charité à des petites filles qu'elles préparaient à la première Communion. Thérèse, l'ardente zélatrice, conduisait habituellement à S1 Malo, pour la confession et direction, les personnes qui se préparaient à entrer dans la Société. Elle avait un don de charité si tendre et si expansif qu'il attirait tous les cœurs. „ C'est à M. Engerrand, le supérieur délégué, qu'elle les conduisait ; et les instructions que l'homme de Dieu leur faisait entendre étaient celles-ci, que nous trouvons dans une lettre de lui à ces deux pieuses filles : " Rappelez-vous, Mesdemoiselles, que votre vie doit être une vie toute en Dieu; que la Société dans laquelle vous êtes entrées est au-dessus des confréries et associations, tout respectables qu'elles soient. Que vous devez être de vraies religieuses dans le monde ; et que vous devez y vivre comme vivaient dans les temps anciens les saintes les plus parfaites. Rappelez-vous que les obligations en sont les mêmes, ainsi que le mérite devant Dieu et conséquemment la récompense ! Qu'ainsi celles qui n'auraient pas regardé la Société des Filles de Marie sous ce point de vue, la considèrent maintenant comme telle, et qu'elles fassent tous leurs efforts pour s'y former dans toute l'étendue de leur cœur. „
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Comment ces instructions étaient comprises, comment était pratiquée la vie religieuse dans ce Cénacle des Saintes Femmes.on peut en juger par la correspondance spirituelle qu'entretenaient entre elles, dans ces mêmes jours, Thérèse Chenu de Paramé, et Céleste Mettrie Offray de Saint Malo, son amie. Ces lettres sont plus du Ciel que de la terre. Leur idéal religieux est une vie de retraite en Dieu et de dévouement à tout bien : " Dis moi, écrit Thérèse, dis moi, ma chère amie, quel serait ton attrait le plus particulier ? Le mien serait de vivre au milieu du monde, sans le goûter ; ma maison est ma cellule, les rues sont mes cloîtres. Embrasser à la fois les bonnes œuvres et l'oraison, l'instruction des enfants et les saintes veilles, tel serait mon désir. Demande pour ton amie une âme généreuse, qui ne mette point de bornes à ce que Dieu demande d'elle. „ Puis soudain s'interrompant : " Je te quitte, mon amie, pour aller à l'oraison. C'est là que l'âme apprend à connaître L>ieu, et à l'aimer d'un cœur dont l'immensité ne peut être remplie que par lui. Demande donc pour moi le don incomparable de l'amour de Dieu.Avec ce don, l'esprit s'éclaire, le cœur s'épure, se dilate, et toute l'âme se fond dans ce foyer de l'amour qui n'est autre que le cœur embrasé de Jésus ! „ La vie religieuse, vie d'amour, vie d'oraison, vie de présence de Dieu sur la terre comme au ciel, sera aussi une vie d'immolation, de réparation pour les péchés de cet effroyable temps et de ce monde révolté : " Gémissons, ma chère amie, de voir Dieu si peu aimé, si oublié ! Que nos cœurs soient des victimes offertes sans cesse à la divine Majesté pour convertir tant de cœurs qui l'offensent. Plus nous voyons de crimes, plus doit grandir notre
elle THÉRÈSE CHENU
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ardeur à devenir des saintes. Mais sera-ce par des infidélités comme les miennes que nous apaiserons la colère de Dieu ? „ Alors elle appelle la croix ; elle se voue au sacrifice,en reprenant à son compte le cri de Saint François-Xavier : " Encore plus ! „ 0 ma chère amie, soyons affamées de la justice de Dieu ; chérissons ses rigueurs,ses croix sont nos meilleures grâces. Les maux de la religion, les besoins de nos frères, les nôtres à nous-mêmes, que de motifs de travailler et de souffrir pour le salut des âmes ! Entrons dans tous les coeurs où Dieu n'est point aimé, pour les aimer nous-mêmes. Encourage nos amies à le faire, en leur faisant connaître que hors de là tout n'est que perte, misère et affliction d'esprit.... De ces élévations, Thérèse sait descendre à la pratique de sa sanctification propre par la correction de ses défauts et l'accomplissement du devoir. " Veux-tu faire avec moi un petit noviciat? „ demande-t-elle à l'amie qui a sollicité ses avis spirituels. Céleste sera moins impatiente dans ses désirs, moins empressée dans ses actions. Céleste, plus endurante, saura mieux supporter le caractère difficile de quelqu'un avec lequel elle doit vivre : " La charité souffre tout, elle excuse tout, elle pardonne tout. „ Thérèse prendra de ses domestiques un soin religieux et tendre : " Veille beaucoup à cela ; ces filles sont tes sœurs ; et, quoique dans un état inférieur, leurs âmes devant Dieu sont peut-être plus grandes que la tienne. J'aime ta résolution de te donner toute à la charité. Il n'est point de vertu plus propre à une religieuse. ,, Céleste écrit à son amie qu'elle a perdu sa gaieté ; Thérèse s'en afflige : " 0 ma chère amie, sachons nous élever au-dessus de nous-même pour remonter à Dieu source de toute paix et de félicité ! Si tu connaissais combien mon cœur désire
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ardemment que le tien jouisse de la liberté de l'amour de Dieu ! — Ma chère amie, ne reçois pas mal ce que je te dis Si je te parle ainsi, c'est que je te voudrais un ange, une âme qui ferait ses délices de la croix „. Thérèse ne devait pas tarder à tendre les bras à la sienne. Céleste appelait Thérèse auprès d'elle à saint Malo.pour que celle-ci lui fût un conseil et un modèle. Mais l'amie est retenue à Paramé par le devoir tendre et sacré de secourir l'infirmité de sa digne sœur : " Ma chère amie, je te remercie de ton offre obligeante ; mais, ces jours-ci, ma sœur souffre de douleurs qui ne lui permettent pas de bouger sans être soutenue. Joins à cela la crainte que j'ai de te gêner par des soupçons que je pourrais éveiller, à l'heure actuelle, autour de toi. Espérons qu'un temps plus heureux succédera à celui-ci, lequel pourtant, si nous savons en profiter, nous fait avancer grandement dans la perfection. Quel temps plus propre à nous donner à Jésus crucifié ! „ Et chacune de ces lettres, qu'on voudrait citer plus au long, se termine ou s'entrecoupe par ces élans de l'amitié, qui sont aussi des soupirs vers l'Ami éternel : " Adieu, ma sœur, allons dans les Cœurs sacrés de Jésus et de sa mère. — Adieu, mon amie, ma sœur, soyons des saintes ! Je t'aime de tout mon cœur ; je donnerais tout au monde pour te voir heureuse ! „ Dans les deux premières années de l'éloignement de Melle de Cicé, les agglomérations religieuses de la région avaient gardé leur maison-mère, si je puis parler ainsi, dans le couvent de Sainte-Croix, à Saint Servan, où,comme la municipalité en portait témoignage. 8 les jeunes filles apprenaient excellemment à lire et à filer „. Et, tandis que les clochers des autres églises et chapelles étaient triste-
PRISON DES SŒURS CHENU
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ment muets, celui de La Croix continuait à sonner la rentrée des classes, et l'heure des offices et exercices de la communauté. Mais les " Retraites hebdomadaires „, du samedi au dimanche ne bénéficièrent pas longtemps de cette tolérance. A la date du 17 juillet, une délibération du club " La Société civique „ fit sommer la municipalité libérale du lieu " de prendre des mesures efficaces pour éteindre ce foyer de pestilence, où, est-il écrit, le fanatisme vient s'exalter hebdomadairement, dissimulé sous le nom de soit disant pensionnaires „. Finalement, le 4 octobre 1792, les religieuses de La Croix durent quitter leur maison, et se disperser. La mère Marie de Jésus, qui en était l'âme, n'en sortit que pour s'affilier aussitôt à la Société des Filles de Marie.dont elle devint et demeura une des plus fermes colonnes. A la fête de Noël suivant, Meiies Amable et Thérèse avaient eu encore le bonheur d'entendre à minuit les trois messes d'un prêtre abrité dans leur maison et d'y recevoir la communion. Dans ces mêmes jours de tyrannie ou de suspicion, leur zèle les avait portées à louer un local plus vaste qu'elles ouvraient secrètement à l'exercice du culte pour les personnes avides des divins sacrements. C'était aussi le refuge des réunions clandestines des Filles de Marie. Il était loin d'être sûr ; mais nous venons de voir de quel regard elles envisageaient la perspective de souffrir pour le nom de Jésus-Christ : Ibant gaudentes ! La Terreur battait son plein. Nous voici en 1793 ; la France nageait dans le sang. Le 14 octobre, au matin, les Demoiselles Chenu, ayant alors chez elles M. l'abbé Gauthier et une religieuse, Mère Félicité, (Dame Desilles de Cambernon) venaient d'entendre la messe et d'y communier, quand le pas régulier d'une troupe de soldats se
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fit entendre au-dehors. Le prêtre et la religieuse se cachèrent en hâte. Deux officiers entrent et signifient de par la loi aux deux sœurs qu'elles sont constituées en état d'arrestation, et qu'elles aient à les suivre immédiatement. Me"c Amable, l'aînée, prit son livre de l'Evangile qu'elle ne quittait guère, et elle s'apprêtait à obéir, quand Thérèse s'interposant représenta à ces hommes l'infirmité de sa sœur, visiblement empêchée de marcher. Ce fut en vain. L'infirme se leva quand même soutenue par elle, et l'on se mit en marche. Une double haie de soldats, plus de cent hommes, leur faisait escorte, marquant le pas, tandis qu'elles, tranquilles, et admirant de se voir si pompeusement encadrées, " avaient peine à se tenir de rire. „ Elles eussent éclaté, racontaient-elles ensuite, n'eût-été la crainte d'irriter ces graves hommes d'armes. C'est ainsi qu'on atteignit le cimetière de la paroisse, où déjà plusieurs détenus avaient été rassemblés. Là Thérèse insista auprès du commandant pour qu'un transport fut procuré à sa pauvre chère sœur. On fut chercher-un—âne sur lequel on plaça la malheureuse, entre deux fusilliers. Sur la route ces gens trouvaient plaisant de se moquer de la pieuse fille, lui disant : " Te " voilà telle que Jésus-Christ entrant dans la ville de Jéru" salem. N'est-tu pas contente, citoyenne ? „ Ainsi firentelles leur entrée solennelle à Saint-Malo, au son du tambour ! Après une assez longue et pénible attente à la porte de la salle du Comité alors en séance, l'ordre fut donné de faire monter les demoiselles dans la Tour du Château qui servait alors de prison. Elles y avaient été précédées par trois Sœurs de charité et une vingtaine de personnes honorables,qui leur firent un compatissant et fraternel accueil. Bientôt ces dames lièrent entre elles commerce d'amitié
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et de piété. C'était admirable. On priait ensemble, on faisait oraison aux mêmes heures. Amable lisait l'Evangile ; Thérèse chantait des cantiques, que les autres reprenaient ou accompagnaient en chœur. A la mi-novembre les deux prisonnières furent transférées de la Tour du Château à la maison d'arrêt des femmes, où elles rencontrèrent, entr'autres co-détenues, les pieuses Demoiselles Cathérine et Louise de Gouyon. Elles firent leur œuvre de les initier à la congrégation des Filles de Marie, à laquelle elles assurèrent cette heureuse conquête. Par contre, c'est là que bientôt elles apprirent qu'un de leurs frères, avocat au Parlement de Bretagne, venait d'être arrêté, lui aussi, et enfermé dans la prison des hommes. Sa femme, n'ayant pas obtenu de le suivre, partageait ses soins de chaque jour entre le frère et les deux sœurs, leur envoyant de part et d'autre la. nourriture et autres choses nécessaires, préparées de ses mains. Quel temps ! Meiie Amable, moins libre d'agir et de se mettre comme sa sœur au service des captives, avait fait de sa prison une solitude sacrée, et de ses tristes loisirs un temps de recueillement. Elle s'y plongea dans les exercices de la Grande Retraite. Mais, son état de souffrance s'aggravant en un tel lieu, elle dut être transportée à l'hospice de la ville, 26 décembre 1793. La respectueuse charité des religieuses de saint Thomas de Villeneuve, qui le desservaient sous l'habit séculier, s'excusa de n'avoir pas à lui donner de place ailleurs que dans la salle commune. Mais elle : " Peu importe, Mesdames, j'y trouverai Dieu ; et il suffit ! „ Dieu vint à elle. Le 21 janvier 1794, premier anniversaire de la mort du roi martyr, elle reçut la sainte communion à une messe secrètement célébrée dans la cham-
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bre réservée aux religieuses de service. Ce prêtre était l'abbé Vielle, envoyé par Mciie Meltrie Offray qui lui donnait asile. Douze jours après, 2 février, la Mère Marie de Jésus pénétrait aussi jusqu'à elle. Elle venait lui apporter, de la part de ses supérieurs, l'autorisation de prononcer ses vœux,en cette fête de la Présentation du Seigneur qui était dès lors une des grandes journées anniversaires de la Société. La grande figure de prêtre qu'est M. l'abbé Vielle, et que nous avons déjà vue penchée sur le lit de mort de Perrine Guichard et de Marie Tertra doit être ici regardée de plus près. A Noyon d'où il était, la précocité de son intelligence, l'éclat de ses succès dans les études, la haute considération de son évêque Mgr de Broglie ; puis le premier exercice de ses vertus sacerdotales et apostoliques l'avaient signalé à l'amour de l'Eglise mais aussi à la haine des ennemis de Dieu. Et c'était en fugitif qu'il s'était rendu à Saint Malo, prêt à passer en Angleterre. Un soir que, déguisé en matelot, il se promenait sur le port, un enfant l'aborde candidement : " Qui donc êtesvous. Monsieur, et que venez-vous faire ici ? „ Le matelot répond à peine. Mais l'enfant le regardant attentivement : " Ne me trompez pas, vous êtes prêtre... Mais non ; ne vous embarquez pas. Venez chez nous ; nous demeurons là, tout près. Vous resterez avec nous, et, je vous servirai la messe chaque matin. „ Ce jeune servant de messe était Jean Marie de Lamennais. Il présenta l'étranger au bon accueil de son père. L'abbé Vielle devint le précepteur de Jean Marie et de Félicité, ses fils. Parfois, raconte un témoin, la famille se réunissait à minuit dans une mansarde ; et pendant que la fidèle Villemain, la vieille gouvernante, veillait au dehors, et que deux bougies brûlaient tremblantes sur la
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table transformée en autel, M. Vielle, assisté de Jean Marie, célébrait le Saint Sacrifice. Dès son arrivée à Saint Malo, l'abbé Vielle s'était fait admettre dans la Société des Prêtres du Cœur de Jésus. Il faut renoncer à décrire ce qu'avait été ensuite l'héroïque ministère de cet apôtre et confesseur de la foi. dans les hôpitaux, dans les prisons, dans les cachettes obscures, auprès d'un marin ou d'un pêcheur qu'il aide à bien mourir, auprès d'un prêtre apostat qu'il réconcilie avec l'Eglise ; déguisé tour à tour en matelot, en portefaix, en soldat, changeant d'asile chaque jour, réfugié dans des caves, caché entre les tuiles d'une double toiture, surpris mais s'échappant, écroué mais délivré par il ne sait qui ; courant tous les hasards et ayant toutes les hardiesses, parce qu'il avait fait d'avance le sacrifice de tout et de lui-même au Dieu qui y répondait par des prodiges de préservation ou de délivrance. Les Filles de Marie lui étaient des sœurs, et nous venons de le voir apporter le Pain des anges à la prisonnière de l'hospice, captive à la fois de sa réclusion et de son infirmité (1). Le 21 avril, Melir Amable eut la douleur de voir les religieuses de Saint Thomas expulsées de leur hôpital et remplacées par des infirmières aux ordres de la commune. Elle eut beaucoup à souffrir de ces citoyennes.Bientôt le délabrement de sa santé devint tel que l'administration consentit à lui attribuer une petite chambre, mais peu après, l'embarras que donnait son grand mal nécessita l'autorisation de retourner à Paramé, tout en restant sous la surveillance des autorités révolutionnaires. C'était le 1er juin 1794. Elle s'y rendait quand, chemin (1) Sur l'abbé Vielle : R. P. Laveille; Vie de J. M. de Lamennais. T. I, p. 19 et suiv.
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faisant, elle apprit que son frère, l'avocat au Parlement, avec plusieurs notables détenus comme lui à Saint-Malo, était dirigé sur Paris. C'était le même convoi qui emportait Mmo de Bassablons. Amable se fit aussitôt conduire auprès de sa belle-sœur qu'elle trouva en proie au désespoir. Ni celle-ci ne devait revoir son mari, ni Amable son frère. M. Chenu fut guillotiné, le 21 juin. M=iie Amable rentra dans sa maison vide. La fidèle garde qu'elle y avait laissée, non prévenue de son retour, s'était portée, dans le voisinage, au secours d'un vieux prêtre malade et abandonné. Une autre,également Fille de Marie, une novice, accourut pour la remplacer au service de la Demoiselle. Que ces Sœurs en Jésus et Marie étaient donc véritablement sœurs entr'elies! Qu'elles l'étaient donc aussi, sœurs ou filles, pour ces pauvres prêtres, ou âgés, ou détenus, ou cachés, et traqués comme des fauves par les ennemis de Jésus-Christ,' Qu'elles en soient payées par le Prêtre éternel ! Mais que devenait Thérèse ? N'allait-elle pas subir le sort de leur frère ? " Depuis leur séparation, est-il rapporté, les deux sœurs avaient trouvé le moyen de correspondre en glissant et cousant de petits billets, dissimulés dans des ourlets de torchons portés par une lingère. C'était trop peu pour Amable. Elle multipliait ses démarches auprès des autorités locales ; et surtout elle multipliait ses prières et neuvaines aux Saints de la Compagnie de Jésus pour l'élargissement de cette sœur, doublement sœur. La chute de Robespierre, 10 thermidor, an II, 28 juillet 1794, ouvrit la prison de Thérèse qui en sortit le 12 août. A la porte, elle trouva lâ Mère Marie de Jésus qui la reçut dans ses bras ; et la reconduisit chez elle, bénissant ensemble le Seigneur. Amable et Thérèse étaient libérées, mais elles n'étaient
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pas corrigées. Trois jours après, fête de l'Assomption, une messe d'actions de grâces fut célébrée dans leur demeure par un prêtre réfractaire, probablement l'abbé Vielle, qui les communia, et entre les mains duquel elles renouvelèrent leurs vœux à Jésus et à Marie. Ces diverses vicissitudes traversées par la vaillante famille de Bretagne arrivèrent-elles à la connaissance du Père et de la Mère de la Société ? Je ne sais, puisque rien n'a pu être révélé, conservé et communiqué de cette correspondance. Ce que je vois seulement c'est que les rares lettres du Père de Clorivière à Mclle de Cicé, à cette même époque, sont pour lui faire envier, comme il fait luimême, les verrous des prisonniers et l'échafaud des martyrs : " Je regarde comme bienheureux le sort des victimes. Et, si Dieu veut nous honorer d'une fin semblable, regardons-la comme la plus précieuse des faveurs. Notre soin sera de nous y disposer par le plus entier abandon entre ses mains. „ Et encore, en décembre 1793 : " Bénissez Dieu de ce qu'il nous a conduits par la sanglante montée du Calvaire. Quelle grâce en cette vie, et que de couronnes dans l'autre ! On les voit d'avance ces couronnes qu'il tient suspendues sur nos têtes ! „ Ce leur était en même temps une consolation et un sujet de confiance de voir l'arbre de leur Société pousser de nouveaux rejetons jusque sous la hache qui ravageait ses branches. Les Annales signalent une longue liste de recrues de ce temps-là, de laquelle elles détachent seulement quelques noms plus en relief ; et elles ajoutent : " Bien d'autres qu'il serait trop long de nommer, ont donné, comme celles qui nous sont déjà connues, les plus beaux exemples de courage, soit pendant, soit après la Adélaïde de Cicé. — 13.
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Révolution. „ C'est nous inviter à mettre plusieurs de ces noms de Bretagne en quelque lumière, en nous aidant des mentions sommaires qui y sont jointes, dans le nécrologe de la société, ou dans les lettres de deuil de ces obscures disparues. On y lit d'abord le nom de Melle Couberl, laquélle, il est vrai, ne fut que montrée à ses sœurs, puisque, reçue au noviciat en 1792, elle était partie, l'année suivante, l'année terrible, pour une patrie meilleure : " Tout le monde la regardait comme une sainte „ est-il inscrit au livre funèbre. Elle fut, en particulier, un objet d'édification pour la mère Marie de Jésus, et pour M. l'abbé Vielle, dans sa dernière maladie. D'une autre,Melle Jeanne Mettayé, il est dit: "Son éducacation soignée, ses talents, donnaient de grandes espérances. On admirait en elle les plus hautes vertus, surtout son recueillement, son humilité et sa douceur. Sa maîtresse des novices donnait pour certain qu'elle ne faisait pas une action sans en considérer la raison au point de vue de la gloire de Dieu. Sur son lit de mort, elle manifesta un grand désir de s'unir à Lui pour l'éternité. „ Née en 1764, elle mourut au commencement de 1798, âgée de 34 ans. Melle Marie Le Breton, née au Cap en 1758, était entrée dans la Société, au lendemain de la Révolution, 1796. " Elle s'était faite la Providence des prisonniers, n'épargnant rien pour les porter à la pénitence. Dans sa dernière -maladie, au milieu de ses souffrances, elle montra une patience héroïque. Elle était tout amour et reconnaissance envers Jésus-Christ. „ Ce ne sont guère là que des inscriptions funéraires. Mais c'est toute une page que M. l'abbé Sauvage, frère d'Amélie, consacre à Melle Louise Chatellier, de Saint
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Servan. " Dès son entrée dans la Société des Filles de Marie, elle s'appliqua de toutes ses forces à acquérir la perfection propre à une vraie religieuse; se dépouillant de l'esprit du siècle pour revêtir celui de Jésus-Christ. Elle pratiqua toutes les vertus à un haut degré. Mais on se souvient surtout de sa patience au sein de peines intérieures, d'épreuves domestiques et de souffrances corporelles qui la clouèrent à la croix. Au sein de ces continuelles douleurs, l'amie et la mère des pauvres se traînait au secours de tous les affligés qu'elle abordait avec une admirable douceur. Une dernière et cruelle maladie, qui la retint plusieurs mois au lit, ne put vaincre sa patience. Elle a vu venir sa fin avec une grande piété „. Une page aussi est donnée au souvenir de Marie Evin, née à Saint Briac. " M. Engerrand, l'avait admise dans la Société, en 1795. Elle se fit, à Saint Briac, durant la persécution, la maîtresse et le soutien dans la foi et la vertu des jeunes filles des paroisses voisines,forméesàson école. Maîtresse des Novices des Filles de Marie de saint Briac, de Pleurtuit, de Créhen, elle les embrasait de son amour pour Jésus-Christ dont la flamme la consumait. On peut bien croire que c'est ce qui abrégea sa vie. Dans sa dernière maladie, qui fut très douloureuse, et au cours de laquelle elle eut le bonheur de communier plusieurs fois avec un grand amour, elle chantait des cantiques. Et c'est ainsi qu'elle mourut, dans la plus grande paix, le 26 mars 1810 „. Une des conquêtes de Marie Evin à la Société avait été son ancienne maîtresse d'école à elle-même, Melle Anne Foucault, qui entrée dans la famille des Filles de Marie, fut suivie par plusieurs de ses élèves qu'elle avait formées à la piété, et qui se plaisaient à recueillir la lumière de ses entretiens. Elle fut nommée supérieure à
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Saint-Briac, qu'elle édifia par l'exemple d'une douce piété et d'un renoncement qui ne fit qu'augmenter durant sa dernière maladie. Ses paroles et ses traits étaient ceux d'une sainte. Elle remit son âme à Dieu, le 11 janvier 1812, laissant de grands exemples à imiter „. La même notice sommaire mentionne " les visites que la supérieure de Saint Briac faisait souvent à Saint-Malo et Saint-Servan, afin de rendre compte de son gouvernement aux supérieures majeures, qui remarquaient en elle les dons de l'Esprit-Saint „. Melle Louise de Gouyon, dont nous avons inscrit le nom en tête de cette liste, occupe une plus grande place dans la Société. Cousine des Del,es de Gouyon-Beaufortelle était l'amie très chère de Melle de Cicé, qui lui donne ce nom dans ses lettres. Lors de sa consécration, 1796, la Mère générale lui en écrivit cette exhortation qui dit bien le sens de pleine donation de soi qu'elle attachait à cet acte. Entendonsla : " En faisant la consécration, ma chère amie, on ne s'engage assurément par aucun vœu ; mais il nous est recommandé de ne la faire qu'après une mûre réflexion, de passer quelques jours dans le recueillement pour s'y disposer, en pesant dans le silence de la retraite la nature et le sens de ce grand acte. C'est l'offrande la plus entière de soi-même, de son âme et de toutes ses puissances, de son corps et de toutes ses forces, en un mot de tout ce que l'on peut posséder et ce que l'on possède, de tout ce qui dépend et dépendra de nous. On ne veut plus rien, on ne désire plus rien que dépendamment de la volonté divine et conformément à cette volonté. On veut tout ce qu'elle veut et comme elle le veut ; on ne refuse rien de ce qu'elle présente : toutes les peines, toutes les croix. C'est une suite du grand précepte
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de la charité : " Vous aimerez le Seigneur votre Dieu de tout votre cœur, de toute votre âme, de toutes vos forces,,. Enfin, ma chère amie, nous ne devons plus nous regarder dès lors comme appartenant à nous-mêmes,mais à NoireSeigneur qui nous appelle à le suivre. Et notre réponse à cet appel est cette oblation sans réserve que nous lui faisons par les mains de sa Très Sainle Mère, pour accomplir les desseins qu'il a sur nous de toute éternité. Notre fidélité dans la suite a pour gage et mesure la générosité avec laquelle nous aurons embrassé d'abord ce service de Dieu. Cette réflexion vous portera, ma chère amie, à ne rien négliger pour que cette consécration de vous-même soit très agréable au Seigneur „. M. Engerrand avait pu échapper aux limiers de Le Carpentier, grâce à la vigilance de sa vénérable sœur qui avait su leur dérober et au besoin leur disputer une tête si chère. C'était maintenant un sexagénaire, boiteux, chargé d'infirmités, exerçant à la fois les fonctions de vicaire et celles de directeur de pieux jeunes gens qu'il réunissait pour les exercices religieux dans une modeste chambre transformée en chapelle. C'est là que dans les plus mauvais jours, il n'avait pas craint de recevoir les consécrations et vœux des filles de Marie de SaintMalo (1). Ce vénéré directeur fut bientôt amené à prendre une grande décision, commandée à sa charité par l'infirmité de Mclle Amable Chenu, très aggravée par une année de détention ou d'internement cruel. 11 estima de son devoir de relever de son poste de supérieure locale la vénérable (1) Sur M. Engerrand Cf. P. Laveille, Vie dej. M- de Lamennais. T. I. p. 28, 38, 49, 52passim.
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invalide qui succombait sous sa charge ; et ce fut sur jj=iie Thérèse, sa digne sœur, que, d'accord avec la Mère Marie de Jésus, il jeta les yeux pour la remplacer. Ce fut pour elle une grande joie que l'annonce de sa déposition et de la nomination de Thérèse. Aussitôt rassemblant les Filles de Marie, elle leur lut cette lettre de leur supérieur. Puis se jetant la première aux pieds de l'élue, elle lui demanda humblement sa bénédiction. Thérèse était nommée supérieure des sœurs de Saint-Malo, Saint Servan et Paramé; et c'est pour être plus à portée de leur partager ses soins qu'elle et sa sœur, quittant Paramé, prirent à Saint Servan leur domicile ordinaire. La mère Marie de Jésus, si autorisée dans ces lieux, accepta la double charge d'assistante de la supérieure et de maîtresse des novices. Elle aussi avait eu l'honneur de l'emprisonnement. C'était son brevet de confesseur de la foi. Mais la première autorité demeurait toujours celle que l'on voit reparaître en cette, circonstance. Nous retrouvons ici la parole de Melle de Cicé, une vraie parole de mère à la fille très chère dont elle avait agréé et dont elle sanctionne ainsFla promotion. La nouvelle supérieure n'avait que vingt-sept ans : Melle de Cicé vient aussitôt la rassurer, l'encourager, l'instruire et la bénir : " N'en doutez pas, ma chère Thérèse, votre nomination est l'œuvre de Dieu ; et,toat indigne que je sois d'y avoir part, j'entre dans les sentiments de notre Père fondateur; et je m'unis aux vœux et aux prières de nos sœurs pour vous souhaiter et obtenir des grâces dont vous avez besoin pour remplir les desseins du Seigneur et de son auguste Mère. Que votre âge, votre peu d'expérience, vos défauts même, ne vous découragent pas. Confiez-vous en Celui qui vous a choisie, mettant votre complaisance à reconnaître à ses pieds votre ignorance, et
LA MÈRE GÉNÉRALE A THÉRÈSE
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votre faiblesse. " Seigneur Jésus, lui direz-vous comme " Salomon.je ne suis encore que comme une jeune enfant " qui ne sait de quelle manière se conduire. Je vous " supplie donc de donner à votre servante un cœur docile " et votre Esprit de sagesse, afin qu'elle puisse juger votre " peuple d'élection et discerner le bien du mal. „ Vous ferez cette prière pour moi, comme je la fais pour vous ! „ A défaut de supérieurs majeurs qu'elle puisse consulter dans ses doutes, Mei,e de Cicé lui prescrit d'aller à Jésus dans l'Eucharistie : "Le Maître est là, et il vous appelle, il vous entendra. Vouée désormais aux intérêts de Jésus-Christ, n'en ayez pas d'autres que les siens. „ Et finalement : " J'aurais bien de la joie à me trouver un jour avec vous et vos compagnes Je sens tous les jours davantage combien les liens qui nous unissent ont de force et dë douceur. Je vous souhaite les sentiments de votre sainte patronne envers Jésus et Marie. Réclamez souvent la protection de cette grande Thérèse, pour vous et vos compagnes ! „ Quelques jours après, 12 juin 1775,une longue lettre de direction du Père de Clorivière à la jeune supérieure contresignait celle-là. Elle se terminait ainsi ; " Votre Mère m'a communiqué, Mademoiselle et chère Fille, la lettre qu'elle vous écrit. Les avis qu'elle vous donne me paraissent pleins de l'esprit de Dieu. File ne vous dit que ce qu'elle pratique elle-même la première. Suivez avec soin ses avis ; engagez vos sœurs à les suivre. Ils seront pour vous toutes une source de bénédiction. „ Le 4 août, une autre lettre apporta à Melle Thérèse la formule de Consécration qui devra, à S1 Servan comme à Paris, être prononcée en la fête de l'Assomption. La Mère générale y joint de sages conseils de direction, personnels à son amie. Thérèse est une conquérante. L'ambition
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la dévore, et son zèle la porte à nouer des relations et chercher des concours partout où ils serviront les intérêts de Dieu.Peut-elle le faire encore? A quoi Melle de Cicé lui répond : " Mon Père et moi, chère Thérèse, nous trouvons fort bon que vous suiviez l'attrait et la vocation que Dieu vous a donnée de le faire connaître et aimer,par tous les moyens nécessaires, aux personnes du monde que la Providence vous adresse pour cela. Ainsi ne vous inquiétez pas des liaisons que vous ne contractez que pour ces belles fins. Ne vous surchargez pourtant pas à ce point que cela vous fasse manquer à vos devoirs envers vos Sœurs. Consultez l'obéissance. Il y a des occassions où la plus grande gloire de Dieu et la charité demandent que, dans le service du prochain, vous préfériez à tout le reste ce qui regarde le spirituel. Travaillez à ne pas suivre l'activité naturelle, dans les meilleures choses. J'ai bien besoin de mettre moi-même en pratique cette leçon. „ Mais ce sont là des isolées : " Le pasteur sera frappé et les brebis seront dispersées „ est-il écrit. Comment se dirigeront-elles, dans cette dispersion ? Melle de Cicé en fait le sujet d'une lettre à la jeune bergère, 28 décembre : " Je me recommande bien aux prières de toutes nos sœurs. Nous les engageons beaucoup à ne pas se décourager de la rareté de nos assemblées. Il faut qu'elles s'en dédommagent par une grande fidélité à profiter des avis qu'elles peuvent recevoir en particulier soit de vous, soit de celle que vous nommez pour vous suppléer.Nous les prions bien aussi de se pénétrer de la Règle de conduite, et d'y bien conformer leur vie. Si elles y sont fidèles, elles arriveront, sans faire des choses extraordinaires, à une grande perfection. Elles devront aussi ne considérer,dans les personnes à qui elles rendront compte de leurs dispositions, que le Seigneur dont ces personnes
Melle
METTRIE-OFFRAY
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tiennent la place, se dirigeant uniquement par une vue de foi et sans s'arrêter à une confiance naturelle. Cette pureté d'intention et cetle simplicité sont suivies de grandes bénédictions. „ Ainsi dirigée par sa première Mère, MelIe Thérèse était de plus secondée par son amie Melle Céleste Metlrie Offray. chez laquelle se tenaient parfois les réunions de Saint Malo. Ils étaient donc venus pour toutes deux ces jours dont Thérèse lui avait écrit, vers 1791 : " Dieu vous veut au milieu du monde. Je l'en remercie pour vous, ma chère amie. Il a ses desseins : vous pourrez lui gagner des coeurs par vos exemples, par vos paroles. Tâchons de faire servir à sa gloire tout ce qui nous arrive ; c'est le moyen de lui être toujours agréable. „ Céleste était entrée dans la Société en 1794, initiée, préparée par Melle Amable. Et c'était, au sortir de sa prison de la Tour du Château, dans son séjour à l'hôpital où elle était encore retenue et souffrante, que celle-ci recevait sa novice et lui donnait ses pieuses instructions, en retour des soins et des consolations que Céleste lui apportait. " Je vous crois appelée à une très grande perfection „ avait écrit autrefois Thérèse à son amie. Depuis que le devoir filial ne l'attachait plus aux pas de son père disparu, Céleste donnait tout son temps aux hôpitaux, aux écoles pauvres, au catéchisme à domicile : tel celui que, durant six mois, elle s'en fut faire, à un quart de lieue de chez elle, à un boulanger qu'elle instruisait pendant qu'il pétrissait sa pâte, faute d'autre moment loisible à cet ouvrier.Chezelle,elIe était une sœur pour ses domestiques. Pieuse autant que bonne, fidèle à son heure d'oraison du matin, à sa demi-heure d'oraison du soir, elle priait en travaillant, tandis que ses mains se délassaient à fabri-
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quer des fleurs pour l'autel de la Mère de Dieu (I). Cependant de Saint Malo, de Saint Servantes tentes de ce petit Israël s'étendaient de plus en plus dans les campagnes environnantes, rattachées à ces deux centres par le lien du souvenir et celui de l'obéissance. C'est à ces groupements épars de filles de Marie que, pendant la tourmente la sainte Eglise avait dû, pour une large part, d'avoir ses enfants catéchisés, ses sacrements administrés, ses prêtres cachés et sauvés. Et il en était peu parmi elles qui eussent complètement échappé à la prison ou à des perquisitions qui tenaient la hache de la Terreur suspendue sur leurs têtes. C'était surtout le bienfait de retraites spirituelles que Thérèse Chenu travaillait à procurer à ces populations affamées de Jésus-Christ depuis dix ans d'un long jeûne ; recrutant à cet effet des prédicateurs qui bravaient tout pour cette œuvre urgente de régénération chrétienne.Ce fut l'époque héroïque de la Société. On sentait passer sur toute la côte,et sur les deux rives de l'Ile et de la Rance un pur et chaud courant de bonté et de sainteté, de force et de vie. dont la source demeurait cachée, e'f qui présageait et préparait le retour d'une meilleure saison." De toutes les figures qui se lèvent, couronnés de grâces et de sainteté, sur ce même rivage et dans ces mêmes années, il faut placer au premier rang celle de Melle Marie Amélie Sauvage, née à Saint-Malo, en 1779, et que Melle Chenu admît aux vœux en 1797. Melle de Cicé l'avait connue toute enfant, pensionnaire au couvent de la Croix à Sainl-Servan, où l'avait prise près d'elle sa grand'mère maternelle, Mnie Petit de Cerdon, (1) L'abbé p.
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CABRON,
Nouveaux Justes Mei'e Mettrie Ofïray, dép.
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Melle AMÉLIE SAUVAGE
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laquelle, avec le secours de la mère Marie de Jésus, et peut-être aussi par la douce influence de Mel]e de Cicé, était parvenue à gouverner, sans la comprimer, celle riche mais impétueuse nature. L'autel de sa première communion fut le point de départ de la grande carrière de charité qui la porta, sans retour et sans relâche, au service de Dieu et des malheureux. A quatorze ans ses père et mère ayant été jetés en prison, Amélie fut trouvée mûre et prête pour les remplacer auprès d'un frère et d'une sœur encore dans la première enfance. Pendant la Terreur, elle se dévoue au service des prêtres fugitifs et cachés, avec un mélange de prudence et d'audace au-dessus de son âge. Consolatrice de sa vieille et bonne grand'mère octogénaire, elle se fait en même temps l'intelligente éducalrice de son frère, qu'elle achemine vers le sanctuaire. A quinze ans elle se fait recevoir dans la Confrérie des Dames de la Charité de Saint-Servan.pour la visite des malades et la distribution des aumônes que son père lui confie libéralement. Elle est, dans cette ville, comme un précurseur de la charité des Petites Sœurs des Pauvres. A dix-huit ans, s'ouvre pour elle le Cénacle des Filles de Marie, qui donne satisfaction à son double besoin de l'amour de Dieu et de celui du prochain, dans la vie religieuse et domestique tout ensemble. C'est de là que jaillit un nouvel élan de charité qui ne s'arrête plus et ne recule devant rien. Les maux les plus dégoûtants, ceux qui rebutent les autres.l'attirent d'autant plus. On en cite vingt traits. C'est un pauvre enfant délaissé, ulcéré,gangrené,incurable,le petit Job.qu'elle transporte chez elle, qu'elle garde un mois, le veillant, pansant ses plaies, le soignnnt comme son enfant jusqu'à ce qu'il expire, en bénissant Dieu et son ange visible Château-Malo, à une lieue de chez elle, est dépourvue
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d'école : Melie Amélie, s'y rend chaque jour pour y réunir instruire, catéchiser les petits. Château-Malo à trop oublié Jésus-Christ ; elle y convoque tout le pays pour une mission qui le transforme. Une épidémie meurtrière s'abat sur ce canton ; durant un mois elle se dépense à y porter le secours et le salut. Chez elle, elle donne asile à une pauvresse dont elle se fait dix mois la garde de jour et de nuit, jusqu'à ce que cette infortunée soit rendue au ciel, dont elle l'a faite digne. Chez elle encore un àncien jardinier trouve un religieux et affectueux asile pour ses derniers jours. Meiie Sauvage est la zélatrice de l'œuvre des retraites, comme des missions. Elle suscite ou encourage les vocations sacerdotales auxquelles elle ouvre la porte des séminaires, à ses frais. Elle se dépouille de tout pour les pauvres ; car ce qu'elle aimait plus encore que les pauvres, c'était la pauvreté. Et il faudra qu'un jour Melle de Cicé l'arrête sur la pente d'un dédain de la parure qui dégénérait en abjection. Il arrivait aussi quelquefois que, dans l'élan de son zèle, elle dépassait ses forces et les limites tracées par l'obéissance. Mais dès qu'elle s'en apercevait, elle venait s'en accuser avec une humilité qui était le sceau de sa perfection. On estima qu'une telle religieuse serait une excellente maîtresse des novices. Elle se dévoua à les former aux vertus solides avec un cœur débordant de zèle et de tendresse. Mais elle ne devait pas leur être conservée longtemps (1). Thérèse Chenu, elle aussi, s'épuisait à son œuvre. Elle y prit en février 1798, un rhume qui ne tarda pas à dégénérer en maladie de poitrine. Elle ne fit plus, durant tous les mois suivants, que traîner une existence précaire. (1) L'abbé CAHRON, Nouveaux Justes. Meiie Sauvage, de p. 219 à p. 240, in-12, Paris, Rusand 1827.
MORT DE THÉRÈSE CHENU
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L'abbé Vielle nous raconte ainsi les derniers temps de cette belle vie dont il recueillit le dernier souffle : " Pendant plus d'un mois que je restai auprès d'elle,sa conversation ne fut plus que dans le ciel. Sa prière était continuelle. C'étaient des aspirations vers celte mort qu'elle voyait approcher à pas lents, mais trop lents à son gré. Un jour je pus lui apprendre que, de l'avis du médecin, elle pourrait bien mourir ce jour même. Elle s'en montra ravie. " Cependant, ajoutai-je, il peut se faire que vous viviez encore trois ou quatre jours ? „ Elle se résigna à la volonté de Dieu. Chaque fois qu'elle avait reçu la sainte communion, sa confiance éclatait en paroles d'action de grâces. La sérénité de son front, l'air radieux de son visage, la faisait ressembler moins à une mourante qu'à une bienheureuse. Une fois je l'entendis qui s'écriait, parlant du ciel : " Je suis sûre de le posséder ! „ " Il lui fallut lutter encore huit jours entre la vie et la mort. Dans ces dernières journées, il y eut des moments où, toute pénétrée de l'infinie sainteté de Dieu, elle parut s'effrayer d'avoir à paraître devant lui ; " Il faut être si pur pour voir Dieu ! „ Mais, non moins pénétrée de la bonté divine et de l'efficacité des mérites de Jésus-Christ, je n'avais qu'à lui dire un mot pour réveiller sa confiance dans l'infinie miséricorde de l'Epoux des vierges. Elle jouissait de s'entendre rappeler la Passion de Jésus-Christ. Elle ne goûtait plus que les choses du Ciel. " Un quart d'heure avant minuit, l'ayant confessée, je lui donnai le saint Viatique qu'elle reçut en pleine connaissance, dans les sentiments dignes d'un ange. Quelque temps après son action de grâces, on s'aperçut qu'elle ne recouvrait sa présence d'esprit que par intervalles, durant lesquels elle s'unissait à son Bien-Aimé et
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à Marie sa mère. Enfin elle expira doucement sur les cinq heures du soir, nous laissant tous dans la confiance que pour elle la mort était un gain, et le Ciel le lieu de son repos près de Celui qu'elle avait tant aimé. „ Mademoiselle Thérèse Cheuu n'avait pas encore trente ans. Elle n'avait été supérieure que pendant environ deux années, années demeurées inoubliables dans la Société.
CHAPITRE ONZIEME
Paris : souffrance et fécondité — Deux grandes vocations — L'Arrestation. Réunions de l'He Saint Louis — La rue Cassette — Ma]]e d'Esterno — Mme de Carcado. — Prévention et détention de ilfelle de Cicé. 1793-1799. Pendant qu'en Bretagne les filles de Melle de Cicé combattaient, souffraient, travaillaient et tombaient, loin de ses yeux, mais présentes à son cœur, à Paris la Supérieure générale traversait la période de sang qui va de la Convention au Directoire, dans des travaux et des douleurs qui la faisaient bien reconnaître pour la digne Mère de cette famille. C'est littéralement le témoignage que lui rend à elle-même le Père de Clorivière, dès le 18 février de cette terrible année 1793, en ces termes d'une admiration dont il n'est pas coutumier, mais que lui arrache le spectacle des prodiges d'intrépide dévouement dont il dit : " Les démarches que vous faites, ma chère Fille, les peines que vous vous êtes données, montrent que vous êtes bien la vraie Mère de la Société. Et je bénis de tout mon cœur Dieu et sa très sainte Mère de m'avoir donné en vous une si bonne coopératrice pour l'honneur de leurs Sacrés Cœurs. Ne nous décourageons
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PARIS. SOUFFRANCE ET FÉCONDITÉ.
pas, ma chère Fille, dans ces cruels jours d'épreuves. Elles sont nécessaires pour l'accroissement de la bonne œuvre, comme la neige et les frimas le sont à la terre. Nos Sociétés sont encore comme ces jeunes arbrisseaux qu'il faut entourer d'épines pour les préserver de la morsure des bêtes. Mais ayez confiance : Dieu viendra à notre secours. „ La lettre, trop générale à notre grand regret, ne précise pas la nature de " ces démarches de la vraie Mère „, des " peines qu'elle s'est données „ des " épreuves „ qu'elle a affrontées, et qui lui ont mérité l'honneur de titres si rares. Mais pouvait-on être plus explicite, en de tels jours, vingtjours après l'exécution du Fils de Saint Louis? Le reclus de la rue Cassette y était tombé malade. Une lettre de lui,même année,fait à sa Fille spirituelle la défense de s'exposer au péril, en venant le visiter : " Quelle que satisfaction qif&j'aurais de vous voir, ne venez pas sans nécessité visiter le malade. Grâce à Dieu, le sentiment de sa faiblesse n'altère ni sa confiance, ni sa résignation, ni sa paix. Nous sommes au Seigneur et non pas à nous. Priez seulement le Saint Esprit que, lorsqu'on viendra nous visiter, il me mette à la bouche ce qu'il faudra que je réponde. Qu'Adélaïde place bien toute sa confiance en Dieu ! „ " Il était donc, lui comme elle, sur un perpétuel quivive, entre la mort et la vie, ainsi que tant de nobles existences de ce temps-là. La terrible année ne s'acheva pas sans que la santé d'Adélaïde ne tombât, elle aussi, brisée d'émotions et de fatigues. Il lui fallut bien l'avouer au Père de Clorivière, qui lui répond, en décembre 1793 : " Voire lettre, ma chère Fille, m'a fait un sensible plaisir, à l'exception de ce que vous me dites de votre santé. Oui, le Seigneur vous
LE RECLUS DE LA RUE CASSETTE
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fait une bonne part de sa croix, et ce n'est pas ce dont je vous plains. La croix est l'échelle mystérieuse de Jacob par laquelle on monte au Ciel. „ C'était dans le temps de Noël, et de la croix élevant ses regards vers la crèche, le Père écrit : " Dans un temps où l'Eglise est dans l'état le plus désolant où elle ait jamais été, et où Jésus crucifié ne reçoit que des outrages, voudrions-nous être sans souffrances ?.. Dans des jours où le divin Enfant nous est représenté dans la Crèche, n'y reconnaîtrez-vous pas déjà l'Homme de douleurs qui devra finir sa vie sur la croix ? Quelle gloire, quel bonheur pour nous d'avoir avec lui quelque ressemblance ! „ Il ne faut pas toutefois que sa fille se souhaite d'autres et pires souffrances que celles que Dieu lui envoie. Seulement volontiers il lui demande, à elle et à toutes ses amies, de les porter dans l'allégresse de l'amour. „ — Ayez soin de votre santé ; vivez une vie de foi, toute détachée du terrestre et du sensible. „ C'est le dernier mot de cette page. Nous apprenons, par ailleurs, que des réunions clandestines se tenaient quelquefois dans un des quartiers les plus solitaires de Paris, celui de l'Ile-Saint-Louis, dans une maison de confection où deux pieuses filles, MeIIes Suzanne et Geneviève Bertonnet, habitaient avec leur mère,et employaient à la couture et à la lingerie des jeunes apprenties qu'elles élevaient dans la crainte de Dieu L'atelier ainsi dirigé portait le nom de pension. Il était en bon renom de tenue morale et religieuse, et en considération particulière dans la paroisse, où la pension des deux Demoiselles avait sa place à l'église derrière le Banc-d'œuvre, comme se rappelleront les contemporains. Qui donc eût pu soupçonner que les bâtiments d'une Adeiaïâe de Cicé. — 14.
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PARIS. OBSCURITÉ ET FÉCONDITÉ
maison d'ouvrières avaient l'honneur de receler des confesseurs de la foi, et que Jésus-Christ lui-même y avait un autel, dans le grenier ? Jusque-là, et durant toute l'année sanglante, Me,]e de Cicé avait vécu retirée dans son appartement de la rue des Postes. A la fin de mai 1794, elle vint prendre domicile, rue Cassette, dans le proche voisinage du Père de Clorivière. Ce n'était pas le quartier le moins exposé au péril, puisqu'il relevait de la Section du Luxembourg, réputée la plus redoutable entre toutes celles de Paris. Mais c'était d'autre part le quartier qui avait attiré le plus grand nombre d'ecclésiastiques et de religieux, en raison du christianisme bien connu de la paroisse Saint-Sulpice. Ce rapprochement de MeIIe de Cicé et de Père de Clorivière supprima naturellement entre eux la correspondance qui, pour nous, a été jusqu'à présent la principale lumière de cette histoire. C'est une lacune qui déjà nous a dérobé la connaissance et l'édification de leurs sentiments sur les graves événements de Bretagne en ce temps-là. Il en sera de même dans les années suivantes touchant les affaires de la Société. Lorsque reprend notre récit, sur d'autres documents, le Directoire a remplacé la Convention, 1795. Ce n'est pas encore une ère de paix, tant s'en faut! L'insurrection de la Vendée, la résistance des anciens partis à la désastreuse politique du Directoire, avaient attisé des haines et appelé des représailles, desquelles le clergé portait principalement le poids. La proscription et la déportation remplacèrent la guillotine ; et des centaines de prêtres allèrent s'engouffrer dans la brûlante fournaise de la Guyane française. La conséquence en fut la persistance de la crise et du péril pour l'humble Société condamnée à se cacher comme suspecte de
MelIe DE CICÉ, RUE CASSETTE
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complicité avec l'opposition. Le 20 janvier 1797, de sa rue Cassette, Mademoiselle de Cicé pouvait écrire encore : " Nous sommes toujours ici dans le même état, c'est-à-dire tranquilles, mais sans pouvoir nous assembler. Dieu a ses desseins en cela ; il faut les adorer et s'y soumettre. Prions plus que jamais dans ces temps où le Seigneur est si offensé ! „ Cependant, derrière ce voile, apparaît par intervalles la silhouette de nouvelles et modestes recrues, qui s'effacent dès le lendemain dans leur obscur et saint labeur. Me]les Mouvin et Monnet ; puis Me]les Adenis, Dumanges et Suzanne Bertonnet furent des consacrées de 1797. Mais voici que, dans le même temps, Marie suscite à sa Famille des vocations magnifiques, inattendues, lui amenant des âmes que leur rang, leurs épreuves, leurs talents, prédestinaient au grand rayonnement, celui de leurs services comme celui de leurs vertus. C'étaient des veuves: des vierges, des mères, jusqu'alors fugitives lointaines, qui maintenant peu à peu rentraient de l'émigration pour une existence nouvelle. Quelques-unes avaient passé de la cour à l'exil, plusieurs en traversant la prison, toutes par l'âpre et noir sentier du deuil et la misère. Elles avaient tout perdu. Il ne leur restait plus que Dieu ; et elles rentraient en France pour se donner plus que jamais au divin Roi dans l'exercice à la fois du devoir familial et de la vie religieuse. Mais où le trouveraientelles ? Et cette double existence avait-elle quelque part son organisation et consécration, sous la main de l'Eglise, sous la croix de Jésus-Christ et le manteau de Marie ? C'est une de ces âmes, une de ses " amies de province „, comme elle les nommait, que, le 28 octobre 1797, Molle de Cicé pressait de descendre et de séjourner un peu chez elle,rue Cassette,'pour s'initier de plus près aux choses de
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PARIS. LES GRANDES VOCATIONS
laSociété,toul en tenant compte des incertitudes du temps dont elle dit : " Nous sommes, Mademoiselle, dans une crise pendant laquelle je crois qu'il n'est guère possible de prendre aucun parti de voyager ou de rester. Si les choses s'éclaircissent, et si vous prenez le parti de venir à Paris, nous pourrons vous loger, et nous le ferons avec grand plaisir. Mais je n'ose espérer que nous puissions être bientôt assez tranquilles pour nous donner cette satisfaction. " Je prends bien part, je vous assure, à tout ce que vous éprouvez, et particulièrement à la disette de secours spirituel dont vous souffrez. J'espère bien que viendra un autre temps. En attendant, profitez de celui-ci, comme d'un moment bien précieux pour acquérir des mérites. La patience et la résignation s'obtiennent par un grand exercice. Adieu : bon courage ! „ Meiie Adélaïde Joséphine Prospère" d'Esterno, qui vient de nous apparaître, avait alors vingt cinq ans. Fille du Comte d'Esterno,ambassadeur à Berlin,et de Mme d'Esquivilliers, dame d'honneur de Madame la Comtesse d'Artois.elle s'était trouvée, à vingt ans,orpheline de père et de mère. Après une brillante éducation, faite d'études, de voyages et des plus hautes relations sociales, elle était entrée, par attrait de piété, au Chapitre de ChâteauChâlons,pour lequel elle était une belle espérance. Elle se disposait à y faire profession, lorsqu'éclata la tourmente qui le supprimait. Ses frères avaient émigré ; son unique sœur s'était réfugiée auprès de sa grand'mère maternelle. Isolée, sans protection, à un âge et dans un milieu où elle en avait le plus besoin, Mcile d'Esterno chercha d'abord un refuge auprès de quelques maîtresses et compagnes de son Chapitre regretté,lequel essayait de se reformer dans l'obscurité et le silence. Des devoirs de famille la reje-
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tèrent dans le monde. Et l'on vit alors une enfant de vingt ans se faire la mère de ses frères et sœur, pour la défense de leurs intérêts, au prix de voyages périlleux, sur les routes de Paris, Amiens, Besançon, et auprès de personnages, gens d'affaires, fonctionnaires départementaux, admirateurs de son esprit et de sa personne, mais moins touchés de ses grâces que de sa fortune et de ses biens. Du moins parvint-elle à en sauver une partie de la confiscation encourue par l'émigration de ses frères, et put-elle échapper elle-même au sort que la Terreur réservait aux têtes chargées de tant de titres et de tant de vertus. Cette âme était en constante habitude d'esprit et de cœur avec Jésus-Christ,son Sauveur. La communion était sa force. C'est après une communion reçue en la fête de Saint Jean-Baptiste, 1792, que se sentant, comme elle écrit, " en relation direcle etcontactimmédiat avecLui possédé, présent, elle veut en profiter pour le goûter dans sa douceur et se livrer à son empire, pour le temps et pour l'éternité. „ Elle lui donne tout : " Santé ou maladie, pauvreté ou richesse, vie occupée ou oisive, ignorée ou honorée, tout m'est égal, pourvu que votre volonté soit faite, ô Jésus ! „ Après ce qu'elle donne, voici ce qu'elle demande: Que mon Seigneur mette un fiein à mon imagination, une garde à mes lèvres, un sceau sur mon cœur. Qu'il m'enseigne la pénitence et qu'il m'y conduise. Que l'esprit de mortification supplée à la maladie; l'esprit de détachement à la pauvreté, l'esprit d'humilité aux humiliations qui me sont trop épargnées. Qu'à la place des honneurs il m'accorde la faveur d'une vie simple et commune: je n'en désire pas d'autre. Je prie le grand pénitent, Saint Jean Baptiste de l'obtenir pour moi. Bénis soient Jésus et sa Mère ! Béni soit le moment qui, me séparant de toute chose, me les fera voir et posséder éternellement. Ainsi soit-il. „
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Dans une lettre postérieure, 4 septembre 1796, c'est encore à l'Eucharistie qu'elle demande de transfigurer sa vie par l'action de l'amour qui lui rendra tout aimable : "Amour infini qui vous donnez à nous par la Communion, élevez sans cesse jusqu'à vous ma pensée et mon cœur ! J'accepterai tout en esprit d'expiation, pour l'amour de vous. J'aimerai ce poids d'un corps qui parfois abat l'élan des facultés de mon âme. J'aimerai la chaleur qui m'accable, la nourriture qui me déplait. J'aimerai la société qui m'ennuie, les affaires qui me pèsent ; et leur insuccès qui m'irrite. J'aimerai les détails du ménage qui m'excèdent ; je travaillerai sans perdre de temps, selon les devoirs de mon état. Et puissé-je ainsi avancer dans cette vie d'épuration et d'expiation, après laquelle, ô Dieu, vous nous promettez le bonheur de vivre plus près de vous. J'en trouve déjà tant à penser à vous ! „ Une autre fois c'est l'humanité entière qu'elle jette dans les bras de Marie : " Intéressez-vous à tous les hommes, ô ma Mère ; je les voudrais voir enchaînés à vos pieds, vous le Refuge des pécheurs ! Touchez les cœurs de cette paroisse.qui s'éloigne de la religion ! Veillez à l'éducation des enfants qui se perdent ; et faites que ces âmes innocentes ne se corrompent pas, ainsi que nous. Détruisez le péché en nous et autour de nous ; afin que nous soyons dignes de vous louer sur la terre, comme font les anges dans le Ciel ! „ Deux ans auparavant, au cours de l'année 1794, Melle d'Esterno avait rencontré, au château du Pin, chez Mme de Joufï'roy, sa cousine germaine, Madame de Montjoie, religieuse de la Visitation de Paris, une sainte femme qui allait lui servir de mère, de mère spirituelle surtout. C'est par elle qu'elle connut les noms et l'œuvre du Père de Clorivière et de MelIe de Cicé. Elle se rendit à Paris
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auprès de celte Mère, en qui résidait l'esprit qui avait présidé à cette institution, si conforme à ses vœux. " La voilà donc cette vie commune et ordinaire qui, tout en me laissant au monde, me lie tout entière à Dieu ! „ Nous avons vu Melle de Cicé,octobre 97, l'appeler auprès d'elle, rue Cassette, pour une plus particulière initiation. Son Acte de consécration a laissé dans ses papiers un ardent témoignage de sa dévotion envers la céleste Mère dont elle devenait la fille,ce jour-là:" O très Sainte Mère de Dieu, en ce jour où je viens de recevoir le titre de Fille de votre saint Cœur, souffrez que je donne à ce titre le sens d'honneur et d'amour qui répond aux ardeurs de mon âme.Si vous m'aviez choisie seulement pour votre esclave, mon sort eut été heureux encore : toujours employée à vous servir à vous aimer ! ô divine maîtresse ! Mais votre Fille,ômère,votre fille....!,, On devine la suite: une brûlante effusion de tendresse filiale envers cette Mère du Ciel. MeI1° d'Esterno se mit à l'école de son aimable guide dans la vie spirituelle. Elle ne savait pas faire oraison. Elle y passait son temps à ressasser les mêmes pensées, sans y trouver de goût, non plus que de profit : "Je ne fais que mâcher des étoupes! „ écrit-elle pittoresquement. Me,le de Cicé relève l'image, en souriant ; et fait entrer sa novice dans la douceur de la présence de Dieu et l'abandon à sa conduite éclairée de son regard. Melle d'Esterno se perd dans des théories mystiques, qui placent la perfection à des hauteurs inaccessibles,tandis qu'elle est près de nous, dans la vie àvec Dieu écouté docilement, suivi fidèlement, servi amoureusement... " Suivez Dieu aux signes de sa volonté sur vous. De même communiquez avec le prochain avec dégagement de cœur. Ne voyez que Dieu en lui. Nourrissez en vous l'amour qu'il vous donne pour sa volonté, et renoncez à la vôtre. C'est la meilleure
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direction et la plus sûre. Quand Dieu nous prive de guide, c'est qu'il veut le devenir lui-même,,. Ainsi Melle de Cicé ramène-t-elle cette âme de désir au combat intérieur, à la lutte contre la nature, au devoir, au sacrifice, dont le nom revient à chaque ligne : " Dieu ne vous met-il pas dans la position la plus avantageuse de travailler pour sa gloire, de souffrir et de mourir...?,, C'est dans la même année, dans la même fin d'année, que MeIIe de Cicé recevait dans sa famille religieuse, une autre grande âme d'apôtre, la Comtesse de Carcado, appelée ensuite à conquérir à la Société les provinces de l'Est. Adélaïde Raimonde de Malezieu venait du plus grand monde : celui de la cour où l'avait introduite la princesse de Lamballe, son amie. Elle avait fait, à Versailles et à Trianon, l'ornement des "Petits Cercles,, de la reine Marie Antoinette, qui l'aima et qui la dotâ. Son mariage avec le Sénéchal de Molac, comte de Carcado, qu'elle perdit bientôt, la laissa en possession [d'une belle fortune. Elle avait pu dès lors faire digne figure dans ce plus grand monde, où elle apportait tous les dons avec toutes les grâces. Elle s'était d'abord éprise de son éclat et de ses fêtes : elle plut et chercha à plaire. Un sermon du célèbre Père de Beauregard la détacha des spectacles ; l'amitié et l'exemple de M",e de Saisseval, dame de la cour elle aussi, la porta aux pratiques pieuses et aux œuvres de charité. Puis, durant un séjour à la campagne chez son amie, la princesse de Lamballe, elle prit la résolution de quitter la cour dont elle disparut secrètement, un matin à sept heures, pour se rendre à Paris, au couvent des Dames de Sainte Marie, avec la ferme résolution de ne plus vivre que pour Dieu. On la vit alors, à la suite d'une retraite mémorable, " se dépouiller d'abord de ses biens comme
MADAME DE CARCADO
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on quitte ses vieux habits „, dit son biographe; puisse dépouiller d'elle-même, de toute recherche propre, de tout éclat de parure comme de langage, s'inlerdisant du moins de faire briller son esprit, puisqu'elle ne pouvait s'empêcher d'en avoir. L'adversité fit le reste. En 1790, MM1"" de Carcado, Albert de Luynes, de Bourdeilles, de Saisseval, s'unissent à Madame Elisabeth dans une coalition de prières et d'œuvres pies, pour obtenir le salut de la religion en France. Elle était aussi aux côtés de la famille royale loi s du vœu de Louis XVI au Sacré-Cœur de Jésus. Sous la Terreur, sa maison, asile des prêtres persécutés, servis par elle, sauvés par elle, était aussi le sanctuaire secret où les sacrés mystères étaient célébrés et les sacrements administrés. Dans ce temps-là, on rencontrait parfois dans les rues une paysanne, chargée d'un panier de légumes. laquelle indiquait à un prêtre déguisé la porte des malades et des mourants qui appelaient les sacrements.C'était la veuve du Sénéchal Comte de Carcado. Elle fut arrêtée chez elle, le 15 janvier 1794. Ses huit mois de détention continuèrent son ministère de charité et de piété auprès de ses codétenues : "Elle les animait d'un saint courage en leur montrant le ciel, et le ciel semblait être dans ses regards „ lisons-nous. - En 1797, Madame de Carcado était réfugiée dans son château des Forts, près de Chartres, occupée de l'éducation de ses trois neveux de Malezieu que la guillotine avait faits orphelins, quand elle y reçut le Père de Clorivière, qui la dirigea vers la Société des Filles du Cœur de Marie. Elle se rendit à Paris auprès de la Mère de Cicé où nous la retrouverons. C'était à une autre elle-même que Dieu l'avait envoyée, quoique par des voies si différentes des siennes. Epouse inséparable de Jésus-Christ comme elle, elle ne se lassait pas de la méditation de ses mystères ; et,
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PARIS. LES GRANDES VOCATIONS
comme on lui parlait de la demi-heure d'oraison du soir prescrite par le règlement : " Une demi-heure ! se récriat-elle ; mais ce n'est que le temps de s'y mettre ! „ Mère des pauvres, comme elle aussi. Elle regardait presque comme un larcin le peu de temps qu'elle leur dérobait pour prendre ses repas : " S'il fallait dîner tous les jours, disait-elle, on ne ferait jamais rien „ Meile de Cicé lui fit comprendre que les repas avaient leur place nécessaire dans le règlement de la journée. Une des lettres du Père de Clorivière à Melie de Cicé l'engage " à prendre un soin particulier de celte riche et ardente nature „. Et il ajoute : " Qu'elle s'applique à ne faire qu'une chose à la fois „. La supérieure reçut à Paris la consécration de cette brillante et fervente religieuse, dans la fin de 1799, en même temps que celle de six autres filles de Marie,Me,les Adélaïde et Catherine Potel,Elisabeth Duchemin, Geneviève Bertonnel, Antoinette Barbier, et M61" Gaillard. C'est ainsi qu'au sein des révolutions et des persécutions, en dépit des suspicions, des perquisitions, à travers même les prisons, l'œuvre de Dieu allait grandissant et s'enrichissant de belles et saintes âmes. La moisson de l'avenir germait à la fois dans plusieurs diocèses de France. Outre les réunions de Paris et celles de la Bretagne, comprenant Saint Malo, Dinan, Paramé, Saint Briac, Josselin, Plouer, et les environs, la Société comptait des associées à Rouen depuis 1793 ; à Chartres, 1794, à Etampes, 1795, à Besançon, au Havre et à Yvetot, 1796, à Mortagne, à Eïonfleur et à Dôle, 1798. Un tableau de ces divers groupements dressé par le P. de Clorivière, et dont on possède encore l'original, constate que le chiffre total des Filles de Marie s'élevait, en 1799, à deux cent cinquante quatre.
LES ACCROISSEMENTS
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Cependant la Supérieure et mère de cette famille religieuse payait chèrement, sous la menace et la violence, la rançon de ces heureux accroissements.Telle est la loi de la religion de la croix. C'est à son tour d'apprendre le chemin des tribunaux et des prisons, où l'ont précédée ses filles. Cette même année 1799, fut pour MeI!e de Cicé celle de perquisitions suivies d'une arrestation, puis d'une courte détention qui n'a pas laissé de trace dans ses papiers et son histoire, sinon cette réponse faite, en 1801, aux interrogations de ses juges d'alors : " Il y a environ dix-huit mois je fus emprisonnée une première fois, pour avoir reçu une lettre d'un de mes frères émigré en Allemagne „. — C'était l'évêque d'Auxerre. — " Je ne recouvrai ma liberté que lorsqu'on trouva ma santé trop altérée pour me donner les soins qu'elle réclamait d'urgence. „ Mais, en retour, et à défaut d'autres témoignages, les procès verbaux de cette première affaire, empruntés aux Archives nationales suffisent pour en replacer les péripéties sous nos yeux. La maison de la rue Cassette était devenue suspecte à la police, par les allées et venues qu'on y voyait chaque jour. On avait appris, par une dénonciation, que là habitait la sœur de plusieurs émigrés avec lesquels elle entretenait une correspondance secrète, comme aussi avec les chefs des Chouans ses compatriotes. Un agent fut chargé d'une reconnaissance du quartier et du domicile. Elle amena, en effet, l'importante découverte dont le policier rend ainsi compte dans un rapport où sa propre faculté détective est mise par lui en un brillant et haut relief, comme suit : Champion de Cicé, sœur de Vex-archevêque de Bor-
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PARIS. SOUFFRANCE ET MAGNANIMITÉ
deaux, membre de l'Assemblée constituante, ex-ministre de Capet.
Rapport du 14 Thermidor an VII (4 août 1799). " Ayant appris qu'il y avait, rue Cassette, n°ll, faubourg S1 Germain,beaucoup de femmes fort suspectes par l'affluence des gens qui s'y rendent à toute heure, je m'y suis transporté sous un prétexte imaginé. Ayant reconnu un domestique, je me suis retiré pour n'être pas soupçonné. Je me suis servi alors d'un particulier qui s'y est rendu, et a parlé à la citoyenne Champion de Cicé, ex-" noble, cachée depuis très longtemps. Elle expédiait son courrier en présence du nommé Marduel, cy-devant curé de Saint Roch, prêtre inconstitutionnel. " Dans le peu de temps que j'ai été dans la cour, j'ai aperçu sept malles qui venaient d'être déchargées ! J'observe qu'avec une scrupuleuse perquisition on trouvera cachés, dans ce repaire, ou ses frères ou autres de semblable espèce, ou tout au moins des papiers. Je sais pertinemment qu'elle a toujours correspondu avec les ennemis du gouvernement, mais j'ignorais sa demeure. Sa chambre est au premier, à gauche.On y peut monter aussi à droite par un escalier étroit (1)... „ Quelques jours après, un mandat de perquisition et d'arrestation est décerné par le Bureau central du canton. " Le 3 fructidor, an VII de la R. F., une et indivisible, 23 août, à six heures du matin, le commissaire de police de la division du Luxembourg, accompagné d'un inspecteur et d'un officier de paix, se transporte en la dite maison dont la propriétaire est la citoyenne Langlar, pour la perquisition dont le rapport suit. " Ouverture faite de l'appartement de l'entresol, occupé (1) Archives nationales, surveillance, an IX, Police secrète n° 42.
PERQUISITIONS ET ARRESTATION
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par la citoyenne Champion, ayant vue sur la cour, nous y avons trouvé la particulière. Et, lui ayant donné connaissance de l'objet de noire transport, et exhibé l'ordre cidessus daté et énoncé, elle a déclaré être prête à y satisfaire. En conséquence elle nous a fait ouverture des secrétaires, armoires et autres meubles fermant à clef. Nous en avons extrait, les papiers qui nous ont paru avoir trait à quelques correspondances, ainsi que quantité de petits morceaux de draps sur lesquels sont imprimés des cœurs surmontés d'une croix, dits scapulaires. '•" En vertu de l'ordre ci-dessus énoncé, sommes successivement montés et entrés dans tous les appartements et chambres de la dite maison ; et, visite exacte ayant été faite, il ne s'y est trouvé personne de suspect ni étranger à cette maison. " Et de ce que dessus avons fait et dressé le présent procès-verbal, etc. (1) „. Melle de Cicé fut arrêtée et écrouée au Dépôt des prévenues.d'où elle fut extraite,le 9 thermidor,pour l'interrogatoire que lui fit subir l'Administrateur du Bureau central. En tête du procès-verbal figure son signalement que nous reproduisons : " La citoyenne nommée ci-après nous a paru avoir la taille d'un mètre cinquante sept centimètres, les cheveux bruns, les sourcils item, le front haut, le nez bien fait, les yeux bruns, la bouche moyenne, le menton rond, le visage ovale, pâle el maigre. " Arrêtée comme prévenue d'émigration nous avons procédé à son interrogatoire, ainsi qu'il suit „. A cet interrogatoire, dont le ton modéré est un signe de cette époque de transition. Mdlc de Cicé a fait en substance (1) Archives nationales. — Bureau central du Canton de Paris. Bureau des Interrogatoires. Signé Charles Hauban.
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PARIS. SOUFFRANCE ET MAGNANIMITÉ
ces réponses : " Elle a 43 ans ; elle est noble, mais sans être titrée. Elle n'a point été religieuse. Elle reconnaît pour sienne la boîte fermée en sa présence, lors de la perquisition ainsi que tous les objets qu'elle renferme et qui lui sont représentés. Elle possède un triple certificat de résidence sur le territoire de la République, depuis le mois de mai 1792, sans interruption. Elle n'a donc pas émigré. Elle nomme son père, sa mère, ses frères et sœurs. Mais, quand on lui demande : " Qui voyez-vous habituellement à Paris ? „ elle répond fermement : " Des personnes de connaissance ; et je ne me crois pas obligée d'en rendre compte. „ Vient la question suggérée par la visite du génial policier du 14 thermidor, relative à " cette grande quantité de malles et de paquets suspects remarquée dans la cour de la maison. — Mademoiselle sourit et répond : " La ' cause en est que demeure, dans la même maison que moi, un roulier qui, faisant des voyages dans divers pays, reçoit ici des ballots, caisses et paquets pour ces destinations diverses „. Meik de Cicé justifie des domiciles qu'elle a occupés à Paris depuis 1791 : Rue de Sèvres, aux Incurables ; puis rue des Postes et rue Cassette. — Avez-vous déjà été arrêtée ? — Jamais „. Sur quoi l'interrogatoire est clos et signé par l'interrogée et l'interrogateur, L. Milly, qui conclut ainsi : " Nous, administrateur du Bureau central des interrogatoires, considérant que la citoyenne de Cicé,soupçonnée d'émigration.justifie de certificats de résidence dûment en règle ; qu'elle n'est point portée sur la liste des émigrés ; que la correspondance trouvée chez elle ne contient rien qui vienne à l'appui du soupçon dont elle paraissait atteinte; mais qu'on remarque seulement en elle des idées
ÉLARGISSEMENT DE Mc]le DE CICÉ
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fanatiques, où l'on trouve la preuve que la dite Cicé ne s'occupe que de pratiques religieuses ; qu'enfin rien n'annonce commerce ou correspondance avec les ennemis de l'Etat. Considérant en outre que sa santé paraît altérée, nous disons qu'elle sera mise en liberté sous la surveillance de la municipalité, jusques à la décision du ministre de la Police générale, auquel ces pièces seront transmises par l'intermédiaire du citoyen commissaire du Directoire près notre administration „. Avis conforme est donné, 16 fructidor, par le commissaire du Directoire exécutif, Lemaire, qui,dans une lettre au ministre de la police générale, déclare avoir examiné ces papiers avec le plus grand soin, sans y avoir trouvé trace de la moindre intelligence avec les émigrés et les ennemis intérieurs de la République. De même des lettres reçues qui ne roulent que sur des affaires de famille. Quelques-unes à la vérité portent l'empreinte des antiques préjugés religieux : "Celtefemme paraît avoir l'esprit fanatique, et un peu aliéné, menant une vie fort retirée, et n'ayant presque aucune liaison avec les autres locataires de la même maison „. Le Commissaire de police, qui a misa exécution le mandat d'amener, a été d'avis delà rendre à la liberté, en la mettant sous la surveillance du XIe arrondissement (1). „ Le 22 fructidor, an VII, le Ministre ratifiait ainsi les conclusions de l'Administrateur : " J'approuve, d'après les motifs exprimés dans votre lettre du 16 fructidor, la mise en liberté de cette citoyenne, et je vous invite à lui remettre les lettres et les certificats dont elle pourrait avoir besoin — Liberté et Fraternité ! „ Ce ministre de la Justice, dans le récent Directoire du (1) lbid. n° 1324 Reg. 5 lre division 1er bureau n° 3996.
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18 juin 1799, était Cambacérès, très opposé aux Jacobins et aux mesures violentes par lesquelles la Convention avait signalé son sinistre gouvernement. La détention de MeIle de Cicé avait été en somme de trois semaines (1). Mais l'inculpée restait sous la surveillance de la Police de son arrondissement. Et pour combien de temps ! C'était le commencement d'un autre et long supplice pour Melle de Cicé. Et, à partir de celte heure, sous ce régime et le suivant, qu'il lui faudra de précautions pour convoquer, réunir, présider le petit cénacle des saintes femmes, clandestinement ; toutes portes closes, par crainte des princes du peuple et du sanhédrin, qui veillent et surveillent ! Aussi bien l'arrestation et détention de 1799, n'étaient qu'un avertissement. Dix-huit mois après, Melle de Cicé reprenait le chemin du Palais de Justice et de la prison, sous le coup d'une prévention criminelle des plus graves, laquelle pouvait entraîner sa perle, mais qui finalement tournera au triomphe de sa bonté bienfaisante comme à celui de son innocence. De plus et surtout, ce sera la révélation et comme l'apparition soudaine d'une si belle énergie sous une apparence si frêle, d'une si magnanime et indomptable fidélité au devoir de l'honneur et de la charité, du sacrifice enfin porté jusqu'au mépris de la vie, que le spectacle en donne l'impression sacrée du sublime. Ainsi sommes-nous transportés, ravis, sur un de ces sommets de la grandeur morale qui touchent au ciel, et qu'on ne rencontre que dans la vie des héros et des saints. C'est le point culminant de la présente histoire. (1) C'est par inattention que l'auteur des Filles du Cœur de Marie d'après les Annales, parle d'un emprisonnement de 15 à 18 mois. Mal,e de Cicé répond, dans son procès de 1801, qu'elle a été emprisonnée 18 mois auparavant et non pas 18 mois durant.
CHAPITRE DOUZIÈME
Le Procès. — La Prison. — L'interrogatoire. L'attentat du 111 Nivôse.—Arrestation de Mademoiselle. — A Sainte Pélagie. — La comparution, l'Interrogatoire. — L'héroïque silence. — Défense de Melle de Cicé par elle-même. 1800-1801. Depuis le 18 Brumaire, 9 novembre 1799, le Consulat avait remplacé le Directoire. Le général Bonaparte premier consul, illustré par ses brillantes campagnes d'Italie et d'Egypte, salué, après Brumaire, comme un libérateur, par Paris et les départements, restaurateur et réformateur des institutions publiques, victorieux au dehors, pacificateur au dedans, jouissait d'une immense popularité. Elle portait ombrage en même temps à deux partis opposés : à celui des Jacobins de la Convention, effacés par le prestige et écrasés par la puissance de cette personnalité qui menaçait d'absorber en elle la République et la Révolution, dont elle était une nouvelle et éclatante personnification. Elle n'était pas moins redoutable aux royalistes qui, derrière le Consulat, voyaient déjà poindre l'Empire, et s'élever un trône qui n'était pas celui de l'antique monarchie française. Les avances que le premier Adélaïde de Cicé. — 15
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LE PROCÈS
Consul avait faites aux Vendéens, pour la pacification des provinces de l'Ouest, n'avaient pu que corroborer les défiances et les craintes de cette double opposition. C'est de ces haines coalisées que naquit le criminel dessein de se défaire, coûte que coûte, d'un homme redoutable aux deux camps adverses. Le 3 nivôse, 24 décembre 1800, Bonaparte, se rendant du Carrousel à l'Opéra.était entré dans l'étroite rue SaintNicaise, quand éclata l'explosion d'un baril de poudre qui ébranla toutle quartier, tua ou blessa plusieurs personnes, mais sans atteindre la voiture consulaire. L'exaspération fut extrême à Paris et dans les départements.Les manifestations spontanées des masses, les protestations officielles des corps constitués, permirent à la vengeance du puissant Consul de tout oser aujourd'hui, et à son ambition de tout espérer pour demain. La répression fut terrible. Après l'exécution sanglante de quelques chouans et Jacobins, un arrêt du 4 janvier 1801 déporta à la Guyane cent trente personnes soupçonnées plutôt que convaincues d'avoir participé à l'infernal complot. La police leur chercha des complices, et leur en trouva, ou en inventa. Mais si inventive qu'elle fût, comment put-elle impliquer Me)le de Cicé dans l'affaire d'un complot qu'elle avait absolument ignoré et qu'elle déclara avoir abhorré ? Peu de jours après l'attentat, se présenta chez Melle de Cicé, rue Cassette, n° 11, un nommé Carbon, sous les auspices d'une très respectable personne du nom de laquelle il se couvrait. Il se donnait pour un émigré qui, rentré en France avant d'avoir été rayé de la liste des proscrits, était en instance pour obtenir un permis de séjour, moyennant des formalités faute desquelles il restait encore hors la loi et dès lors obligé à l'incognito. Made-
LA MACHINE INFERNALE
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moiselle de Cicé était priée de lui donner ou de lui procurer une retraite, en attendant qu'il se fût mis en règle, dans un bref délai. Rassurée sur le protégé par la confiance qu'elle avait dans le protecteur, Mademoiselle avec son élan de cœur habituel, se mit en devoir de chercher à ce malheureux le refuge qu'elle ne pouvait lui procurer chez elle. Une dame de ses amies, Mms de Gouyon de Beaufort, associée d'habitude à ses bonnes œuvres, se trouvant là par hasard, fut priée de l'emmener chez une personne connue d'elles, Mme Duquesne, dans une maison de la rue de Notre Dame des Champs, où il serait reçu et abrité par des " Sœurs „ connues sous le nom de Dames de Saint Michel. C'était le 7 nivôse, 28 décembre 1800. C'est là que la police,fiévreusement active dans ces jours de colère, trouva Carbon et l'arrêta comme complice de l'attentat de la Machine infernale. Ce n'était que trop vrai. Convaincu de participation au crime, puis pressé de questions, le malheureux crut sauver sa tête en trahissant le nom des secourables personnes qui lui avaient procuré un abri. Le 30 nivôse, Mme Duquesne, Mme de Gouyon, furent arrêtées, ainsi que MUe de Cicé, la première inculpée. Pendant que sa demeure entière était fouillée, et que tous ses papiers étaient portés au greffe, Mademoiselle était écrouée au dépôt de Sainte Pélagie. Elle allait y demeurer trois mois,jusqu'à ce que son affaire fut instruite et portée aux Assises. Il y allait de sa tête. Ces trois longs mois de détention préventive ne furent pas perdus pour le zèle conquérant de MUe de Cicé. Sainte Pélagie était un dépôt d'anciennes tricoteuses de la Terreur et de filles perdues. L'impression qu'y fit la soudaine apparition de la noble Dame fut, après l'étonnement, celle d'un respect silencieux.Sa dignité en imposait,
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LE PROCÈS
sa religion et sa charité firent le reste. Elles la regardaient méditer et prier; et, touchées de sa piété, elles convinrent entreelles de s'abstenir, à ses heures régulières d'oraison et de lecture, de faire trêve à leurs tristes conversations et à leurs chants pires encore. Puis, elles vinrent à elle ; ou mieux Mlle de Cicé alla au devant d'elles. Elle leur racontait des histoires édifiantes; elle leur lisait et commentait le livre, alors en faveur, des Paraboles du Père Bonaventure Giraudeau. Surtout son dévouement, sa serviabilité pleine de bonne grâce la faisaient écouter en la faisant aimer. Elle avait gagné leurs cœurs, elle voulut gagné leurs âmes. Plusieurs témoignaient un désir sincère de faire pénitence. Elle les soutint dans ce combat. On nous la représente serrant dans ses bras telle grande pécheresse, pleurant et gémissant sur elle et avec elle, jusqu'à ce qu'elle eut amené la pauvre Madeleine à répandre son cœur brisé avec ses larmes sur les pieds du miséricordieux Sauveur. On se souvient aussi de telle de ces femmes de qui l'extrême indigence l'avait émue d'une inépuisable piété. C'étaient ses robes, ses chaussures, son linge que Mademoiselle la priait d'accepter, partageant avec elle comme avec une sœur. La salle entière changea d'aspect. Y ayant fait taire les chansons, Mademoiselle y fit chanter des cantiques. Ces femmes y prirent tant de goût qu'après qu'elle les eut quittées, elles persévérèrent dans l'habitude de ces chants. Elles lui firent promettre de revenir les revoir, si elle était acquittée. Elle y revint en effet, avec le titre de visiteuse qu'elle se fit décerner officieusement. Une grande consolation de la pieuse détenue était la méditation des Saintes Ecritures et du mystère de la croix. Une lettre du 28 janvier 1801 lui annonça l'envoi d'un livre qui le lui enseignerait, à l'école de Saint Paul. Le
A SAINTE PELAGIE
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correspondant anonyme se dissimulait sous le voile d'une amie écrivant à son amie. Sa lettre disait : " Je prends une bien vive part à votre état de souffrance. Que le divin Epoux de nos âmes soit lui-même votre consolation, lui qui depuis longtemps vous a fait entrer dans les voies de sa croix ! Ce livre vous montrera de plus en plus combien ces voies sont belles et salutaires. Lacroix a été le trône du Fils de Dieu sur la terre. Ceux qui par amour s'y laissent attacher avec Lui,il les fait asseoir à ses côtés dans le Ciel sur le trône de sa gloire. Supportez patiemment toutes vos privations, même celle de la sainte Communion : la croix tient lieu de tout. L'âme qui s'y attache est avec Jésus-Christ, et Marie la regarde avec complaisance, comme une fille de son cœur. Ayez une tendre charité pour tous vos ennemis ; priez en particulier pour ceux qui auraient été cause de ce que vous souffrez. Le bien qu'ils vous procurent en cela surpasse tout ce que vos meilleurs amis auraient pu faire pour vous. " Rappelez-vous quelquefois, ma bonne amie, le vieux cantique que nous avons souvent chanté ensemble. Nous prions bien pour vous. Donnez-nous quelque part aux mérites de vos souffrances „ (1). Le procès de Melle de Cicé fut un des plus retentissants de cette époque. La gravité de la cause, la passion très excitée des esprits, l'intérêt et la complexité des débats, les émouvantes dépositions des témoins, l'éloquence pathétique de l'avocat, l'attente anxieuse de (1) Ce livre était-il celui des Explications des Epîtres de saint Paul, à l'usage des chrétiens pour les temps de persécution, duquel l'auteur n'était autre que le Père de Clorivière ? Et en était-il lui-même l'envoyeur dissimulé sous un titre emprunté, en raison du péril présent ? Je ne saurais l'affirmer.
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LE PROCÈS
l'arrêt, en firent un drame moins impressionnant encore que l'attitude sublime de l'accusée, une faible femme qui déjoue les pièges de ses accusateurs, force l'admiration de ses ennemis, étonne ses juges et les désarme par sa grandeur morale. Nous ne connaissions pas encore quel caractère et quelle conscience était Adélaïde. " Ce fut, rapporte Mme de Saisseval, le 1er avril 1801, que notre vénérée et sainte mère de Cicé fut appelée à comparaître devant ses juges. „ —14 Le spectacle que présenta ce jour-là le Palais de Justice, rapporte le Père Varin, un des témoins, dans un récit qu'il en fit plus tard aux Filles de Marie,est encore présent à mes yeux comme à mon esprit, malgré le demi-siècle qui s'est écoulé depuis. Sur le banc des accusés, au nombre de vingtdeux, à la suite de seize hommes aux figures sinistres, à l'aspect dégradé, figuraient quelques femmes dont les traits et la convenance formaient avec ces misérables un saisissant contraste. C'était d'abord Me,le de Cicé, puis Mme de Gouyon de .Beaufort avec ses deux filles, et deux autres dont l'une était Mme Duquesne. Votre première Mère se distinguait entre toutes par la dignité de son attitude à la fois modeste, calme et énergique „. Le Rapport du Préfet de Police, 13 pluviôse, an IX, ainsi que le procès verbal de l'instruction judiciaire, faisaient peser sur elle les plus lourdes charges. L'interrogatoire avait porté sur les faits suivants : 1° la retraite que la Demoiselle avait procurée à Carbon, sur la demande et avec la recommandation d'un tiers : 2° L'identité de ce tiers avec le conspirateur Limoëlan, jeune chef des Chouans présentement en fuite, ou avec quelqu'autre complice dont elle avait été sommée de dénoncer le nom. Mais ici avait échoué l'instruction, comme allait
L'AUDIENCE
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échouer le tribunal. On lit : " Interrogée sur la personne qui lui avait adressé Carbon, la citoyenne s'est refusée à répondre, et itérativement elle a persisté dans son refus, disant qu'elle ne voulait compromettre personne „. Ni la sape ni la mine m'entameront ce roc. La juridiction à laquelle ressortissait cette cause était la cour d'Assises, institution encore récente, loi du 16 septembre 1791, formée du tribunal, du président et ses assesseurs d'une part, ainsi que du ministère public rempli par le commissaire du gouvernement : et d'autre part du jury, qui ne fonctionnait alors qu'en objet de grand criminel. On venait d'entendre Carbon. Le misérable rejetait la culpabilité de sa participation à l'attentat de Nivôse sur le chouan Limoëlan, lequel, à. l'entendre, l'avait recommandé et présenté à Mell° de Cicé, pour ensuite se dérober lui-même aux poursuites. Là fut, on peut dire, le pivot sur lequel roula l'interrogatoire et le procès tout entier. Nous écrivons sur pièces originales. C'est Melle de Cicé elle-même répondant à ses juges que nous allons entendre. (1) Le Président fait avancer la citoyenne de Cicé : " Accusée de Cicé, est-ce vous qui avez procuré un asile à Carbon, dans la maison de l'accusée Duquesne ? Cit. de Cicé : Oui, citoyen.
(1) Il y a deux textes manuscrits de l'interrogatoire. Le premier pris sans doute sur la sténographie de l'audience, plus fruste, reproduisant demandes et réponses avec leurs redites, incorrections et confusions.Le second, rédaction subséquente, y a introduit de l'ordre, un meilleur style rapprochant et fusionnant les réponses similaires. Ce qu'il gagne en clarté, il le perd en candeur et en autorité. C'est du premier que je me
suis servi de préférence.
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LE PROCÈS
Le Président : Limoëlan n'était- il pas allé chez vous, vous engager à recevoir l'accusé Carbon ? G. de Cicé : Je n'ai pas vu le citoyen. Ce n'est pas à la recommandation de Limoëlan que j'ai procuré ce logement. Le Président commande à Carbon de répéter sa déposition. MelIe de Cicé lui oppose une dénégation formelle : " Ce n'est pas Limoëlan qui m'a recommandé cet inconnu. Limoëlan n'est pas venu chez moi. Le Président : Connaissiez-vous Limoëlan ? Cit. de Cicé : Oui, citoyen président, je l'ai connu comme d'autres gens de mon pays, mais je n'ai jamais été en relation avec lui ; je ne suis point de sa parenté. Je l'ai seulement vu. Le Président : Quand cela ? Est-ce longtemps avant l'époque du 3 nivôse ? G de Cicé : Pour cela oui, très longtemps. Le Président : Vous saviez cependant que Limoëlan avait servi dans l'armée des chouans ? C. de Cicé : Oui, citoyen. Ije Président : N'avez-vous pas reçu des lettres des chefs des chouans ? Les lettres qu'on a saisies à votre domicile indiquent que vous étiez en correspondance avec eux ? G. de Cicé : Ces lettres ne me furent nullement adressées par des chouans, ni sur le sujet de l'insurrection. Le Président : Comment, ayant connu l'explosion du 3 nivôse et les poursuites qui s'ensuivirent, avez-vous pu, quatre jours seulement après, lorsque les recherches de la police étaient si actives, recevoir un homme tel que Carbon, sans avoir sur lui le moindre renseignement ? C. de Cicé : Je n'eus pas la moindre connaissance des faits qui le concernaient. J'ai simplement obéi à
L'INTERROGATOIRE
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un mouvement d'humanité. Il m'est souvent arrivé d'obliger des personnes que je ne connaissais pas. Le motif de la charité m'a conduite dans cette action, comme dans beaucoup d'autres. Je n'ai point eu le temps de réfléchir aux conséquences. La personne qui m'avait recommandé Carbon étant parfaitement honnête, je ne pouvais avoir le moindre doute sur sa parole. Le Président : Convenez-vous que ce jour-là, 7 nivôse, un homme est monté chez vous ? G. de Cicé : Non citoyen, de cela je ne conviendrai pas. Le Président : Alors vous dissimulez la vérité. C. de Cicé : Je ne dissimule point la vérité ; mais je ne nommerai pas une personne qui m'a parlé, laquelle n'est point celle que vous désignez. Le Président : D'après la déclaration de Carbon, Limoëlan est monté chez vous ? C. de Cicé : Cela n'est pas ; et il est absolument impossible de le prouver. Le Président : Quel jour la personne que vous ne voulez pas nommer vous a-t-elle parlé de Carbon ? C. de Cicé : Je n'en ai entendu parler qu'au moment même où je le vis. Le Commissaire : Donc Limoëlan a été chez vous pour vous parler de Carbon. Le Président : Je demande si c'est bien ce jour là (7 nivôse), que la personne innommée vous a parlé de Carbon ? G. de Cicé : Dans le moment même. Il y avait cinq minutes que la personne me parlait, lorsque j'ai descendu l'escalier. Mais cette personne n'était pas Limoëlan. En tout cela j'ai agi instinctivement, et de la manière la plus innocente. J'ajoute que la personne qui m'a parlé est aussi innocente que moi.
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LE PROCÈS
Le Président: Quelle est donc cette personne qui vous a parlé, si ce n'est pas Limoëlan ? MelIe de Cicé ne répond pas. Répondre c'était dénoncer, et dénoncer un innocent. Posée vingt fois la question tombera autant de fois, sans réponse. Devant ce silence obstiné,le Commissaire du gouvernement essaya d'un biais. MeIle de Cicé ne désignait cet innommé que par le nom générique de " une personne „ : — " Cette personne demanda ce magistrat, était-ce un homme ou une femme ? „ Nouveau silence. Le Président reprend : " Nous vous demandons si c'est un homme ou une femme ? La question est bien simple ; et la réponse ne peut compromettre autrui, comme ne spécifiant qui que ce soit nommément. Cit. de Cicé : " Alors, je ne vois pas quelle lumière cette indication vague apporterait à l'affaire ? D'ailleurs ce que j'ai déclaré, je le déclare encore: je ne nommerai personne ! „ Le Président vivement : " Quoi, vous ne voulez pas même nous dire si la dite personne est un homme ou une femme ? „ "" Puis essayant de l'intimidation : " Accusée de Cicé, vous affectez dans toutes vos réponses une bien imprudente dissimulation. Avez-vous bien réfléchi que c'est devant un tribunal que vous êtes ? Que c'est un devoir de répondre en justice? Que, de plus c'est votre intérêt très grave dans votre présente situation d'accusée, impliquée dans une affaire criminelle ? „ C'était la menace. Mademoiselle y fait cette réponse explicite, émue : Cit. de Cicé : Je ne dissimule pas, c'est la droite vérité que je dis. Citoyen Président, je vous prie de considérer, de grâce, ce qui m'est arrivé. Je suis bien malheureuse !
L'HÉROÏQUE SILENCE
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J'ai eu le malheur d'être la cause de l'arrestation de mes amies ici présentes,Mes de Gouyon et Duquesne,innocentes de tout cela, mais qui avaient confiance en moi, comme moi j'avais confiance en la personne qui m'avait parlé de Carbon. Je ne veux donc pas m'exposer encore à pareil malheur, en livrant le nom d'une personne respectable tout aussi innocente que vous et moi dans cette affaire. J'ai donc pris la résolution de ne répondre à l'avenir que sur les faits qui me seraient personnels. Mais je veux encore protester de l'innocence de cette personne innommée comme de la mienne. J'en suis assurée par toutes sortes de preuves. Cette même personne, elle aussi, avait la plus grande horreur de l'événement qui est arrivé. Il est bien aisé de voir, Monsieur le Président, que je n'ai d'autre motif de me taire que de mettre à couvert une personne innocente, et qui n'agit que pour le bien. Le Président : De cette innocence ou du contraire, c'est la Justice qui jugera... Mais encore, cette personne, quel motif vous a-t-elle donné pour vous demander de procurer cet asile à Carbon ? G. de Cicé : " Le même motif que j'ai donné moi-même à ces Dames pour qu'elles le lui fournissent. On m'avait dit que cet homme, anticipant sur la loi qui rouvrait la France aux émigrés, n'avait pas ses papiers en règle. Il ne demandait asile que pour un moment. Je ne sais même pas si ce n'était point pour une nuit seulement : tel était l'objet de la recommandation que j'avais reçue et que j'ai transmise. Je ne sus même pas, tout de suite, s'il avait été reçu ou non dans cet asile.Empressée de le lui procurer sans retard, je ne pris pas le temps de la réflexion. Comme il m'était impossible de le loger chez moi, j'aurais dû conséquemment renoncer à lui rendre ce service ; et tout en fut resté là, si Mme de Gouyon n'avait été alors en visite
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LE PROCÈS
chez moi. La personne en question me dit : " Voulez-vous proposer à Mme Duquesne de loger pour le moment un homme dans l'embarras, pour la circonstance ? „ Cet homme, je le considérai comme un pauvre nécessiteux : voilà la vérité. J'ai également demandé si c'était un honnête homme, un homme sûr : on m'a dit que oui ; et je l'ai répété à Mme de Gouyon. Mais que tout cela eut quelque rapport avec le déplorable événement du 3 nivôse, je ne l'aurais jamais pu imaginer. Le Président : " C'est ce que la Justice examinera „.... Le Président passa ensuite de cette grande et principale question et accusation, à de moins graves imputations, tout en se réservant de revenir à la première, par quelque détour et surprise. MeIle de Cicé avait secondement à sa charge d'avoir entretenu une correspondance avec les ennemis de l'Etat à l'étranger, comme l'attestaient les lettres trouvées à son domicile et versées au dossier. Elle répondit que ces soitdisant étrangers étaient ses frères et sœurs : il y avait six ans qu'elle en était séparée ! Et le sujet en était, non les affaires de l'Etat, mais uniquement celles de la famille : telles que la revendication par des moyens légaux de leurs biens confisqués et vendus, et les négociations à entamer avec les acquéreurs et détenteurs actuels : " Je proteste, ajouta-t-elle, qu'on ne trouvera, dans ces entretiens entre frères, rien qui puisse compromettre aucun de ceux qui m'ont écrit, non plus que moi „. Le Commissaire. — Cependant la citoyenne a pris soin de dissimuler cette correspondance en la faisant passer sous le couvert de personnes interposées, le nommé Lazare Bêche et la fille Bertonnet ? Mademoiselle rappelle que, dix-huit mois auparavant,
LA CORRESPONDANCE
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" ayant été arrêtée, incarcérée sur une fausse dénonciation de la poste, elle n'avait pas voulu s'exposer au même péril, ni y exposer ses frères. C'est à leur demande qu'elle leur a donné l'adresse de l'honorable demoiselle ici présente. En quoi elle n'a pas cru faire mal „ ? Parfois, dans l'accusation, le tragique tourne au comique. La Demoiselle est atteinte et convaincue d'avoir encouragé les chouans insurgés à pousser la guerre à outrance. A preuve un carré de papier dissimulé par elle dans un livre de piété, et sur lequel est écrit : Vaincre ou mourir ! Mademoiselle avoue. Seulement, elle fait observer que ce petit papier, très usé, très vieux, il y a vingt ans qu'il est là. Il n'est pas caché aux yeux, desquels il n'a rien à craindre ; nullement dissimulé, mais à sa vraie place, à telle page dont il résume les maximes. En effet le livre est intitulé : Le combat spirituel. Et ce cri de guerre à mort : Vaincre ou mourir ! est la devise de la lutte morale à outrance contre les mauvaises passions et le péché. Que l'Etat se rassure ! Mais n'avait-on pas trouvé chez l'accusée une bourse mystérieuse portant cette étiquette : " Bourse de ces Messieurs ? „ Quels étaient ces fonds secrets, leur source, leur destination ? Mademoiselle répondit en général que c'était le produit de quêtes faites par elle au profit de bonnes œuvres. Mais " ces Messieurs „ : quels messieurs ? Et ces œuvres, quelles œuvres ? N'y avait-il pas là quelque secrète association, en quête de subsides pour quelque affaire ténébreuse ? Et la découverte de cette Bourse ne mettait-elle pas sur la piste des affidés ? Voici ce que se passait. Depuis le Consulat, des tentatives de rétablissement du culte catholique s'enhardissaient à Paris. L'opinion y poussait, particulièrement et premièrement en faveur des hôpitaux dont les malades ne
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LE PROCES
voulaient pas mourir sans les assistances du prêtre. M. l'abbé Philibert de Bruillard, vicaire général, prit l'initiative d'un vaste pétitionnement pour que fût autorisé ou toléré le service religieux dans l'église de la Salpétrière, l'hôpital le plus populeux de Paris. Me,le de Cicé se distingua entre tous par l'activité qu'elle mit à recueillir des signatures dans toutes les classes de la Société.Douze cents pétitionnaires appuyèrent la requête auprès du gouvernement ; et au commencement de 1800, l'abbé de Bruillard put rouvrir l'église et y réintégrer le culte, silencieusementQuinze jours après,il y était rejoint par les deux abbés Varin et Roger, qui avaient escompté la tolérance de l'administration, pour exercer leur ministère auprès des malades. C'étaient, l'un et l'autre, des Pères de la Foi, avec pouvoirs de l'archevêque Mgr de Juigné. Deux mois après, on avait pu faire à la Salpétrière 250 communions d'adultes ; 200 adolescents étaient baptisés ; et Mgr de Maillé donnait la confirmation à 500 personnes (1). Mais l'église de la Salpétrière manquait de tout. Les deux Pères mirent Melle de Cicé à l'œuvre d'une collecte parmi les catholiques de leur connaissance pour lui procurer les objets les plus indispensables au service du culte. Elle y enrôla des émules et compagnes de zèle,que nous entendrons bientôt témoigner dans ce procès.La collecte avait en caisse de 100 à 125 francs, non employés, quand la police perquisitionna chez Melle de Cicé. Elle l'avait étiquetée Bourse de ces messieurs, sans qu'il fut nécessaire d'y inscrire de noms. Mais aujourd'hui, ces noms, les faire connaître au tribunal, n'était-ce pas en même temps ouvrir les yeux de l'ennemi sur la précaire (1) V. Le culte catholique à Paris, de la Terreur au Concordat par
Qrentes ; p. 440, 441.
LA BOURSE MYSTÉRIEUSE
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tolérance dont ces prêtres rapatriés bénéficiaient, en ce lieu ? Et qui sait ? peut-être leur en fermer la porte à jamais ? Le Père Varin n'avait cessé de suivre avec un intérêt anxieux les phases de ce procès. Nous lisons dans sa Vie par le Père Guidée : " L'embarras visible de l'accusée dans son refus de nommer les Pères de la foi avait encore augmenté les soupçons de la justice, et fait prendre à l'affaire une tournure plus grave. L'avocat de Melle de Cicé estima que, pour sauver sa cliente, il était indispensable que le Père Varin et un de ses confrères se présentassent devant les juges pour y produire la preuve qu'eux seuls étaient désignés par les mots accusateurs. Le Père Varin comprit quel risque il allait courir: mais il n'hésita pas. Il fit savoir à l'avocat qu'au jour indiqué il paraîtrait devant les juges. Aux interrogations préliminaires lui et son confrère répondirent avec simplicilé qu'ils étaient prêtres catholiques, et que cette bourse était celle des aumônes recueillies pour subvenir aux besoins de leur ministère. Tout était expliqué (1). C'était assez ; mais son confrère, un père Halnat, alla (1) JOSEPH VARIN D'AINVELLE fut avec le P. de Clorivière, le principal restaurateur en France de la Compagnie de Jésus. A 22 ans enrôlé dans un régiment de dragons de l'armée de Condé, il fait bravement les campagnes de 1792 et 1793. A 25 ans, il se joint, 18 juillet 1794, aux abbés Ch. de Broglie, Le Blanc et les frères Tournely de la Société du Sacré-Cœur de Jésus ; puis part avec eux pour l'Allemagne, où il est fait prêtre. C'est là, à Augsbourg, qu'héritier du dessein inspiré d'en Haut à son ami Tournely, il reçoit la mission de fonder un Institut religieux de femmes pour l'honneur du Sacré-Cœur et l'éducation de la jeunesse. C'est l'origine de la Société des Dames du Sacré-Cœur, qui vénèrent en lui leur fondateur et premier directeur et législateur avec la Bse Mère Barat. (Voir sa vie par le P. Guidée. Et l'Histoire de la Bs° Mère Barat. T. I. ch. IL.p. 65 et 190. Edit. in-8°).
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LK PROCÈS
plus loin, trop loin. C'était un caractère bouillant et peu mesuré. Oubliant les recommandations réitérées qui lui avaient été faites de répondre en peu de mots aux questions qui lui seraient adressées, n'écoutant qu'un zèle très intempestif, il apostropha les juges, leur parla du redoutable jugement de Dieu et de la sévérité de sa justice etc. Cette sortie agressive pouvait tout perdre. Mais heureusement les juges parurent n'y pas faire attention. Ils reprirent tranquillement la suite de l'interrogatoire, et le procès suivit son cours (1) „. Parmi les lettres trouvées et saisies par la police, l'interrogatoire en signale beaucoup qui sont, y est-il dit, inspirées par le fanatisme et la superstition. C'est — nous le devinons — la correspondance religieuse des Filles de Marie avec leur Mère supérieure. Le Juge, qui ne comprend rien à tout ce mysticisme, le traite obligeamment de " folie „. C'est le seul cas qu'il en fait et la seule excuse qu'il lui trouve. Plus inquiétantes telles lettres timbrées de l'Allemagne où l'on entretient la pieuse Mademoiselle de la reconstitution d'une ancienne Compagnie, par l'accession de nouvelles corporations similaires qui, dit-on, se recrutent à l'étranger, mais sont reliées à la France ? Les noms propres n'y sont indiqués que par leurs initiales. " Sur un morceau de gaze fine on a pu lire : L'abbé de Br... est ici (en Allemagne) pour les mêmes fins que M.B. Il a fait l'acquisition de deux bons compagnons... „ Nouveau mystère. Mademoiselle s'empressa de rassurer la Bépublique. Ce capitaine de recrutement, à l'étranger, n'était autre que (1) Vie du P. JOSEPH VARIN par le P. Achille Guidée, 2de édition, ch. XII, p. 125, un vol. in 12. Douniol, Paris 1860. L'année suivante le P. Halnat passa en Angleterre, puis se rendit de là comme missionnaire à Madagascar. Il ne fut pas admis à faire partie de la nouvelle Compagnie de Jésus.
LES LETTRES DE L'ÉTRANGER
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l'abbé Charles de Broglie, lequel en effet travaillait alors au delà du Bhin, à un groupement de prêtres vertueux et zélés, comme cela se pratiquait parallèlement en France et en Italie, " J'ai lu ce fait dans les Journaux avant de le lire dans ces lettres „ (1), répondit Mademoiselle. C'était un simple fait divers. Le président n'insista pas, tout en déclarant n'être pas complètement satisfait sur ce point : " Il y a encore, dit-il, bien des choses mystérieuses dans ces lettres. „ Plus tard l'avocat les éclaircira. Parfois l'interrogatoire, égaré négligemment sur des objets divergents, s'interrompt brusquement par une interpellation soudaine, sur le sujet du grand secret qu'il espère ainsi ravir par surprise. " Mais qui donc, ditesmoi, vous a sollicitée en faveur de l'inculpé Carbon ? „ Mademoiselle aussitôt rentrait dans son silence ; elle ne répondait plus. Cet impénétrable silence,elle le gardait vis-à-vis de son avocat lui-même, quelque parfaite que fût sa confiance en lui. Dans une note laissée et retrouvé dans ses papiers, M. Bellart a raconté que ce mutisme obstiné de sa cliente était ce qui l'inquiétait le plus dans cette affaire. Il lui en avait déjà fait entrevoir les conséquences, mais sans l'ébranler. " Un jour, dit-il, je résolus, pour en finir, de tirer parti de la crainte de mourir que je crus découvrir (1) C'esb en effet dans ce temps-là que furent fondées, en Allemagne la Société du Sacré-Cœur de Je'sits.par le Père de Tournely et celle des Pères de la Foi de Jésus, par Paccanari, l'une et l'autre, comme le Père de Clorivière, dans le dessein de remplacer.à litre provisoire, la Compagnie de Jésus là où elle était proscrite. Le Père Varin appartint quelque temps à la première. V. sa vie par le P. Guidée. Cf. Vie de la B*» Mère Barat. T. I, ch. II. Edit. in-8° p. 61-73. Adélaïde de Cicé. — 16,
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en elle. Je la sollicitai, je la priai, je la conjurai de parler. Alors elle me posa cette question : " Eh bien, que m'arrivera-t-il, si je continue à me taire ? — La mort, Mademoiselle! lui criai-je. — La mort ? répéta-t-elle avec effroi. Ses traits se contractèrent, elle s'affaissa sur le pavé. Qu'on juge de mes regrets et de mon embarras. Nous lui donnâmes des secours. Quand, revenant à elle, elle rouvrit les yeux : " Mon Dieu, dit-elle, et ce furent ses premiers mots, mon Dieu ! pardonnez-moi ma faiblesse. J'ai peur de mourir. N'importe : je mourrai, s'il le faut,mais je ne livrerai pas un innocent à la justice.,, Quelque temps après le procès M. Bellart disait à un évêque que " ce qui l'avait surtout animé pour sa défense ç'avait été la fermeté de cette admirable femme, et son refus invincible de compromettre des innocents. „ Il était impossible que les Jurés, eux aussi, moins intéressés que les juges à faire la cour au pouvoir consulaire, ne fussent pas impressionnés par le spectacle de cette irréductible conscience. Ils la voyaient d'ailleurs aussi douce et compatissante pour ses coaccusées, assises là à côté d'elle, qu'elle était ferme devant les maîtres de sa vie. Elle disait son inconsolable peine d'avoir été la cause de leur comparution. Et, quand le président osa lui reprocher cruellement de les avoir compromises pour se couvrir elle-même, elle prit le Ciel à témoin qu'elle ne pouvait prévoir de telles conséquences, et protesta, mains jointes, que la souffrance de ses amies était sa plus grande douleur. Douce envers tout le monde, il n'y avait pas jusqu'à l'affreux Carbon qui ne l'entendit répondre de ce ton charitable à ses calomnieuses dénonciations: " Si, en disant cela, le citoyen n'a pas l'intention de tromper, il se trompe grandement. „ Il n'y avait pas une goutte de fiel dans cette belle âme.
PLUTÔT LA MORT
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Ce qui, même après cet interrogatoire, manquait à l'instruction du tribunal, c'était un exposé suivi de la conduite de l'accusée dans cette journée de la réception de Carbon, avec toutes les circonstances de faits et de raisons qui l'éclaireraient et la justifieraient. Elle seule pouvait le faire. A l'instigation de son avocat, sans doute, Mademoiselle en dressa un tableau récapitulatif, destiné à être mis sous les yeux des juges et des jurés. Il porte dans le manuscrit le titre de Défense de MelIe de Cicé par elle-même. La belle âme de l'auteur, aussi bien que la vérité historique, y apparaît dans une transparence limpide. " Je désire que ma conduite soit connue. J'en fais ici l'exposé. Je déclare donc que je n'ai point à me reprocher d'être entrée dans aucun complot politique, ni d'en avoir eu connaissance. J'ai pu commettre une imprudence en procurant à une personne que je ne connaissais pas l'asile qu'on me demandait. A cela d'abord je réponds que le temps m'a manqué pour la réflexion. Cet homme était là en bas, quand me fut demandé ce service ; et, comme au même instant j'avais auprès de moi, en visite, M,ne de Gouyon et Mellesscs filles, qui se disposaient à sortir, j'eus la pensée de proposer à la mère de l'emmener avec elle, et de s'informer de ma part si Mme Duquesne voulait bien le recevoir, pour deux ou trois jours? Je le représentai, ainsi qu'il m'avait été dit, comme un homme qui vivait fort tranquillement en ville. Mais, n'ayant pas ses papiers de séjour en règle, et craignant qu'on ne vînt les inspecter en ces journées de plus fréquentes visites domiciliaires, il demandait à loger en lieu sûr, dans ce moment, pour ensuite se rendre dans sa famille, à la campagne. Je ne considérai, en agissant ainsi, que la triste position de cet homme, telle qu'elle m'était présentée, sans m'informer
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de son pays, et même de son nom. Et quant à tout ce qu'on en dit aujourd'hui, je ne l'ai su qu'après son arrestation. " Cet homme ne m'avait été aucunement annoncé par avance. Mais je savais que la personne qui m'engageait à lui procurer un logement, — laquelle n'est pas M. de Limoëlan — ne pouvait le faire que par un mouvement de charité, étant aussi éloignée de faire le mal que de le soupçonner. Cette personne, je me suis interdit néanmoins de la nommer, et je n'ai garde de le faire, car son innocence ne la mettrait pas plus à l'abri du soupçon que ne l'a fait la mienne. Et, la sachant non coupable, il y aurait de ma part iniquité de la faire soupçonner de l'être. Ainsi voudra-t-on bien observer qu'en me taisant, ce n'est pas le crime que je dérobe à la vindicte des lois; c'est l'innocence que je mets à couvert d'un péril immérité. Et cela sans que l'exercice de Ja Justice en soit entravé, car quelle lumière la Justice peut-elle attendre, dans cette affaire, d'une personne qui n'eut pas plus que moi, connaissance de l'horrible complot ? Ce qui ne fait pas de doute : aussi bien, si elle en eut été instruite, auraitelle, fut-ce même par pitié, voulu nous compromettre et tromper notre confiance,en nous adressant un coupable ? La vérité est que cet homme ne lui avait pas été signalé plus qu'à moi. Même son nom ne me fut connu qu'au moment où il fut remis à Mme de Gouyon ; mais ce nom ne me disait rien ; et cet homme m'était tellement étranger que, si cette Dame ne se fut trouvée là, je l'eusse certainement et forcément refusé, ne pouvant le loger chez moi. " Je suivis donc la bonne idée qui m'était venue de le mettre en bonnes mains. Mme de Gouyon l'accepta ; et elle allait sortir de ma chambre, quand on me vint dire que
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cet homme était dans la rue, attendant ma réponse. Je descendis mon escalier avec cette dame, que je priai de consentir qu'il la suivît. Alors, de la porte de la maison, j'ai dit à cet homme, sans le voir — car il était nuit, et il faisait un très mauvais temps — qu'il accompagnât cette dame jusqu'au logement qui lui serait montré. Puis je remontai chez moi. " Le lendemain, je suis allée voir Mme Duquesne. J'appris là que ma démarche auprès d'elle avait eu du succès. Cet homme, quoi qu'on ait dit,n'était aucunement attendu chez elle,de sorte qu'il n'y avait pas de lit pour le recevoir. Mais la charité d'une part, et le désir de m'obliger de l'autre, engagèrent cette dame à lui en trouver un. On n'eut pas eu le cœur de l'éconduire, à l'heure qu'il était et par ce temps détestable, d'autant qu'il m'avait élé affirmé et que moi-même j'avais redit qu'il était un honnête homme. " C'est alors que je l'ai vu distinctementpour la première fois. Il m'a répété les mêmes choses qu'on m'avait fait connaître sur son compte, et nommément son intention de partir promptement pour la campagne. Tels furent tous mes rapports avec lui. "Depuis que l'arrestation de cet homme me fut connue, je restai dans une telle ignorance des faits qui le concernaient que je continuai à rester tranquille chez moi. Le dimanche matin, apprenant que Mme Duquesne était arrêtée de ce chef, mon premier mouvement fut d'aller me présenter tout de suite à la police, sans en être requise, tant je me sentais forte de mon innocence, de la sienne, et de celle des autres personnes inculpées. Si je ne me suis pas avancée, comme j'en avais senti l'impulsion, le mardi suivant, arrêtée moi-même, je n'en ai pas moins établi aussitôt les faits tels qu'ils s'étaient passés, et rendu
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hommage à la vérité pleine devant le préfet de la police. " Depuis ce jour on a fouillé mon domicile, on a procédé à l'ouverture de deux tiroirs secrets dans mon secrétaire qui contenaient ce que j'avais de plus intime, les lettres de mes frères. S'il y avait eu dans ma conduite de quoi me rendre suspecte, c'est là qu'on l'eut découvert sans nul doute. On n'a trouvé chez moi que des choses innocentes : mais rien de coupable n'a été trouvé, ni ne se trouvera jamais. " On m'a reproché dans mes interrogatoires le silence que j'ai gardé touchant la personne qui m'avait envoyé ce malheureux. En voici le motif. J'ai eu le malheur, et rien ne m'afflige davantage, d'avoir, tout en croyant bien faire, attiré celte tribulation sur la tête des personnes les plus respectables. Qu'on ne s'étonne pas, après cela, de la résolution que j'ai prise de me garder de nommer personne, s'agit-il même de menus événements et rapports communs et ordinaires de la vie, par la crainte de voir inquiélés ceux et celles qui ne le méritent pas, et que j'honore. " De cette personne que je ne nomme pas, je veux témoigner seulement qu'elle a éprouvé autant d'horreur et d'indignation que moi lorsque, depuis l'événement du 3 nivôse, nous avons appris l'horrible complot qui l'avait préparé. Dans cette occasion, comme dans plusieurs autres, j'ai béni la Providence, moi aussi, de la conservation du Premier Consul, et j'estime que si la Providence qui veille sur nous, l'a soustrait au danger qui menaçait ses jours, c'est en vue de faire de lui le protecteur de cette divine Religion, plus chère que tout à mon cœur. Cette Religion de Jésus-Christ, cette religion de charité qui m'a appris à aimer mes semblables, à leur faire le plus de bien que je peux; à leur en désirer davantage, et à jamais
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ne faire ni ne désirer de mal à personne, sous quelque prétexte que ce soit. " C'est aussi cette religion qui m'apprend, lorsque ma conscience ne me reproche rien, à savoir me contenter pour le présent de ce témoignage intérieur, en attendant la manifestation qui en sera faite un jour par la bonté de Dieu protecteur de mon innocence et juge suprême de la justice de ma cause. C'est en lui qu'aujourd'hui j'espère. Voilà la droite vérité. Puisse-t-il, ce Dieu, la faire sentir au cœur de ceux qui m'entendent ! Il ne permettra pas qu'une imprudence, que la charité excuse, soit transformée ici en un crime qu'elle abhorre ! „ Le Président du Tribunal ordonna qu'on fit avancer les témoins à décharge. Après le témoignage de sa conscience qui vient de parler, après le témoignage et le jugement de Dieu auquel elle en appelle, la noble accusée allait, et avec elle le Tribunal, en entendre un autre : celui des témoins sans nombre de ses vertus et bénéficiaires de ses bontés. La valeur et la portée de cette manifestation dépassera de beaucoup celle d'une information judiciaire. Ce sera la comparution de sa vie entière de Bretagne et de Paris ; vie de sainteté, vie de charité, planant à de telles hauteurs qu'elle y défie même le soupçon d'une connivence quelconque à l'acte criminel et stupide que répudiaient cinquante ans consacrés au service héroïque et ininterrompu de Dieu et de ses frères souffrants. Cette suite de dépositions, avec les faits qu'elles rapportent, avec la plaidoirie qui les complète, avec le jugement qui les sanctionne, sont en trop grand nombre et de trop grande importance pour ne pas y consacrer tout le chapitre suivant.
CHAPITRE TREIZIÈME. Le Procès (suite). Les Témoignages — La Défense Le Triomphe. Les Témoins — Les Malheureux — Le Réquisitoire — La Défense, Plaidoirie de M. Bellart — Le Tribunal — L'acquittement — Maître Bellart : " Une sainte „. La multitude des témoins qui vint déposer à l'audience en faveur de l'innocence de MoUe de Cicé, pour grand qu'en fut le nombre, ne représentait pas, à beaucoup près, celui des personnes qui s'étaient offertes à le faire. L'avocat le dit aux Jurés et aux Juges. " La distance des lieux m'a empêché de produire ceux qui seraient venus. J'ai dû me contenter des dépositions consignées sur les lieux dans des actes publics que je tiens à la main et qui passeront dans les vôtres. Ces actes rédigés sous la surveillance des autorités d'Ile et Vilaine, attestent " que les comparants connaissent parfaitement Adélaïde Marie Champion de Cicé, native de Rennes ; que, pendant les longues années qu'elle a demeuré dans cette ville, avant d'aller résider à Paris, elle s'était, dès son jeune âge, adonnée aux bonnes œuvres ; que son plus grand plaisir était d'aller visiter les prisons et les hôpitaux, d'aller donner des secours aux malheureux, de faire apprendre des métiers aux enfants pauvres et abandonnés ; à quoi elle employait tous ses moyens, toutes ses ressources „.
LES TÉMOIGNAGES
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L'avocat ajoute : " Je ne lirai pas d'autres certificats qui ne feraient que confirmer ce témoignage. Vous les parcourrez, et vous verrez que, s'il eut été possible de faire comparaître devant vous tous les témoins qui s'offraient en faveur d'Adélaïde de Cicé, cette enceinte n'eut pas été assez vaste pour les contenir „. Après les attestations arrivées de Bretagne et déposées par l'avocat entre les mains du Jury, venaient celles de Paris, par liasses serrées et nombreuses. Ce sont d'abord sept des plus proches voisins de Mademoiselle, habitants de la même maison, pour qui " la vie de MoI]e Adélaïde Marie de Cicé, rue Cassette n° 11, est, l'exemple continuel de toutes les vertus sociales „. Ils ont soin d'ajouter : " Nous ne l'avons jamais entendu parler des événements politiques qu'avec beaucoup de modération. Même nous lui avons quelquefois entendu exprimer combien la tranquillité publique et l'espoir de l'avenir, en France, tiennent à l'existence du premier Consul (1) „. Un autre groupe, renchérissant sur le sujet de ces vertus et de ces bienfaits, fait remarquer que ces services s'adressaient à tous ceux qui en avaient besoin, de quelque parti qu'ils fussent : " Ainsi, estimons-nous que, dans toute cette affaire, Melle de Cicé, étrangère à ces partis, a été la dupe de son cœur. Autrement il ne faudrait pas croire à la vertu ! „ Le signataire de cette pièce, nommé Pascal, beau parleur, pose pour un patriote convaincu mais impartial : et " son témoignage est celui d'un sincère ami de la véritable liberté (2) „ ! Il ne lui a pas suffi d'avoir témoigné par (1) Fait à Paris, 21 Pluviôse, an IX. Signé : Denis, Cassoux, Margot, Heu, Grugis, Colos, Lancelot. (2) Signé Pascal, Langlard, Lécaillon, Piot, Fages, Hautefeuille, Thuare.
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PROCÈS (SUITE)
écrit ; il a demandé à se faire entendre à la barre. Propriétaire dans la rue du Bac, le citoyen a habité deux ans la même maison que Me,le de Cicé. " Tout ce temps, dit-il, il a joui du spectacle de toutes les vertus possibles ! Même la connaissance que cette personne avait de ses opinions politiques ne l'a pas empêchée d'avoir avec lui, le patriote bien connu, des rapports d'honnêteté qui doivent toujours exister entre gens respectables. Or je dois déclarer que, même dans les moments où la citoyenne pouvait se croire le droit d'accuser le régime existant, à la suite du 30 prairial an VII, par exemple, 18 juin 1799, elle n'usa jamais en ma présence de ces expressions injurieuses que l'on prodiguait alors aux amis de la Révolution ! „ M. de Jussieu est-le médecin de Melle de Cicé. " Il y a sept ans qu'il a l'honneur de lui donner ses soins ; et cela fréquemment,car elle est d'une santé qui les requière très attentifs et assidus. Or, déclare-t-il, je n'ai jamais rien vu en elle qui n'ait attiré mon admiration ! Même celle-ci n'a fait que croître, à mesure que je voyais de près cette femme si frêle de plus en plus empressée à secourir les malheureux, compatir à leur sort, les assister dans leurs misères, et leur prodiguer tous les secours que lui permettait sa fortune. — Je veux déclarer aussi que, même aux moments les plus orageux de la révolution, je n'ai jamais entendu l'accusée de Cicé énoncer la. moindre expression hostile au gouvernement, quelqu'il fût „. Mme de Jussieu, 33 ans, rue Dominique d'Enfer, a été une des personnes que MeIIe de Cicé a intéressées à l'œuvre de la Salpétrière.EIle a participé à la " collecte de ces Messieurs „. Je n'ai jamais vu Mademoiselle agir que par des motifs de charité. Je l'ai quelquefois accompagnée avec mes filles, non seulement dans ses quêtes mais dans ses visites à l'infortune, et j'ai pu être témoin qu'elle
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distribuait ses secours, sans distinction de classes et d'opinion, à qui en avait besoin „. Un fils et une mère se succèdent à la barre. Le jeune homme, Chervaux, 19 ans, est un étudiant, domicilié rue Férou. Tel est le fait particulier qu'il produit à la décharge de la bonne Demoiselle. " Environ quinze jours ou trois semaines avant son arrestation,l'accusée de Cicé, désirant ardemment de voir rétablir le culte catholique à la Salpétrière, intéressa à cette œuvre moi-même et ma mère, que vous entendrez. Elle et moi nous fîmes un devoir d'y intéresser à notre tour plusieurs de nos amis qui nous donnèrent ce qu'ils purent. C'est moi qui alors portai à Mademoiselle le fruit de notre collecte, se montant environ à cent et quelques livres, destinées, nous le savions, à être remis par elle aux mains des ministres du culte qui en avaient besoin. Je ne doute nullement que ce ne soit cet argent trouvé dans son sécretaire, avec cette étiquette : " Argent de ces messieurs „. La mère suivit de près son fils. Marie Rose Céleste Dumay est une honorable veuve de 43 ans. Elle ne fait guère que confirmer la déposition de son fils, mais en des termes plus louangeurs encore pour MeIle de Cicé : " C'est elle qui avait conçu le dessein de rétablir le culte à la Salpétrière ; mais n'ayant pas d'argent elle sollicita ses amis pour cette entreprise. Tous voulurent y contribuer : ceux qui ne pouvaient donner d'argent donnaient du linge, des vêtements à l'usage des malades qui sont dans cette maison. C'était d'ailleurs toute son occupation de faire du bien à toute sorte de pauvres gens,veuves, infirmes, orphelins. Il n'y avait qu'une voix pour la remercier ! La petite somme que nous lui rapportâmes avait aussi cette destination „. Comme elle s'étendait beaucoup sur ces souvenirs, le
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PROCÈS (SUITE)
Président l'arrêtant : " Avez-vous entendu l'accusée de Cicé parler du Premier Consul ? — Oui, citoyen président ; oui, et c'était pour rendre grâces de ce que le gouvernement révolutionnaire avait enfin cessé „. Le Père Varin, Joseph Désiré, prêtre, 30 ans, rue du Pot de fer, fut appelé à son tour. Nous connaissons déjà le témoignage personnel porté par lui sur la provenance, l'appartenance et la destination de la mystérieuse bourse. Aujourd'hui il venait se porter caution de toute la vie bienfaisante de l'inoffensive accusée.de laquelle il pouvait dire, en connaissance de cause : "Consacrée depuis son enfance au soulagement de la classe indigente et souffrante, elle y sacrifie son bien, son repos, sa fortune. Mais n'y pouvant subvenir par elle-même,autant du moins que sa charité le voudrait, elle a recours à de laborieuses collectes pour en étendre le bienfait. Comme je l'ai déjà dit, elle s'est souvent servi de mon ami et de moi pour faire arriver des secours à nos pauvres malheureux malades. C'est aux maux les plus répugnants qu'elle s'attache de prédilection, venant elle-même les soigner de ses mains dans les hôpitaux où nous l'avons vue à l'œuvre... C'est parce que j'ai pu la connaître intimement que je dois et que je veux déclarer ici deux choses: la première que tout en elle, son caractère, son moral, ses vertus, mais par dessus tout sa religion, repoussent loin d'elle la possibilité même d'une complicité quelconque à un pareil attentat ; la seconde c'est que, cet attentat, elle ne fit jamais que d'en gémir et le détester „. Après le Père Varin, si mesuré, si calme, voici son confrère et compagnon le Père Halnat, déjà connu. On le reconnaîtra encore à l'accent personnel, véhément, exubérant, qui tranche sur le précédent. Il se nomme François Maurice Halnat, prêtre, 40 ans, rue du Pot de fer.
LE R. P. JOSEPH VA.FJN
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Il se présente comme connaissant très particulièrement, non seulement l'accusée de Cicé, mais aussi Mme de Gouyon, et ses deux demoiselles, et Mme Duquesne. Il n'a pas attendu d'être appelé devant le Lribunal, pour rendre un hommage public aux vertus de chacune. Quant à Melli de Cicé, s'étant lui-même adonné à secourir les pauvres les plus misérables, dès qu'il la connut à Paris, il s'adressa à elle, et il trouva en elle tout le concours possible. " Elle fit passer par mes mains beaucoup de ses charités. Je l'ai vue elle-même à l'œuvre auprès des apoplectiques et des cancérés. Elle est venue plusieurs fois, elle et Mme de Gouyon, à la Salpétrière, parmi ces infortunés. Je l'ai vue leur distribuer non seulement les soins de la charité la plus ingénieuse, pour leur soulagement, mais encore à de certains jours des douceurs et réjouissances capables de leur faire oublier leur misère. Les officiers de l'hôpital, les surveillants des salles des gâteux, des teigneux, en disaient leur admiration ! „ Halnat continue, indiscret à force de prolixité : " Et ce n'est pas à Paris seulement, citoyens Jurés, c'est encore à d'autres pays de la France que s'est étendue cette passion de faire du bien. Elle s'associa partout les personnes de charité qu'elle pouvait trouver, et elle avait avec elles une correspondance incessante pour les animer à recueillir les orphelins, les enfants indigents ou abandonnés. C'était pour les mettre à couvert du vice et de la corruption trop générale dans notre temps d'impiété et d'immoralité, etc. Le Président impatienté : " Vous n'avez pas à faire de morale ici : — Halnat : Je dis les faits, je les dis tels que je les connais particulièrement. Alors le bruit ayant couru qu'on craignait que Mademoiselle ne fût condamnée, j'ai fait
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PROCÈS (SUITE)
parvenir à la connaissance du premier Consul ces circonstances, et bien d'autres que je ne crois pas prudent de faire connaître ici. Quant à elle, je J'ai entendue remercier Dieu de ce que le premier Consul avait été préservé lors de l'explosion de la rue Saint Nicaise,disant qu'en lui reposait l'espérance du rétablissement de la religion, pour le bonheur de la France ! „ Ce fut ensuite le défilé non plus seulement des admirateurs mais des clients et clientes de la charité de Melle de Cicé. La femme Coulon, 50 ans, femme de charge, rue Saint Guillaume, connaît l'honorable accusée depuis douze ou treize ans. Elle l'a connue par ses bontés. Elle lui doit tout. Née pauvre, c'est à elle qu'elle fut adressée pour apprendre un état ; depuis lors c'est une mère, et non pas pour elle seulement. Elle l'a vue à Rennes auprès des infirmes et des malheureux, si bonne envers tous que quand elle s'en alla ce fut une désolation générale : Notre bienfaitrice est partie : qu'allons-nous devenir ? — A Paris, je fus placée par elle en maison sûre. Encore une fois je la regarde comme ma mère... Mademoiselle me faisait prier pour la conservation du Premier Consul. Après le 3 nivôse, elle me dit : " Remercions Dieu de ce qu'il n'a pas de mal ! „ Quand il m'arrivait de parler d'affaires politiques, elle me disait : " Ne parlons pas de cela ; cela ne regarde pas les femmes „. Antoinette Valentine Kerne, 30 ans, ouvrière en dentelles, rue Honoré-Chevalier, a un frère sous les drapeaux. Quand il est parti Me,le de Cicé lui a donné de l'argent ; elle lui en a envoyé ensuite; elle l'a secouru à Besançon où il tomba malade. — Elle montre Melle de Cicé montant le quatrième étage où loge une pauvre
LES MALHEUREUX
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cuisinière alitée. — Pendant la disette, et tout le temps qu'elle dura, elle achetait du pain pour ceux qui n'en pouvaient avoir : " — Le lendemain de l'explosion du 3 nivôse, je lui racontai qu'un grand malheur était survenu au premier Consul. Son premier mot fut pour dire : ""Lui est-il arrivé quelque chose ? — Non. Mais il y a eu des personnes de péries ! „ Ce qui m'a paru lui être une grande douleur „. Après Valentine Kerne, comparait la veuve Kerne, sa mère, 62 ans, ouvrière, rue Honoré-Chevalier. Elle n'ajoute presque rien à cette déposition qu'elle résume et confirme, fort attendrie d'ailleurs : " Depuis huit ans que je connais Mademoiselle, je ne lui ai vu faire que du bien, soit aux autres, soit à nous. Elle a nourri mes enfants, elle a envoyé de l'argent à mon fils à l'armée, elle est notre Providence à chacun „. Et elle pleura. Une domestique, Marguerite Imbert, 37 ans, rue Basse des Ursins : " J'étais dans la peine: l'accusée de Cicé m'en a tirée. J'étais sans ressources, l'accusée de Cicé m'a retirée de ma grande misère. Elle m'a offert tout ce qui était dans le cas de me mettre à mon aise. J'étais sans place, elle m'a procuré du pain, etc. „ Ce fut un long détail. Voici deux témoignages populaires, ornés de récits et tableaux. Aimée Pain, 30 ans, fille de confiance, rue Dominique d'Enfer, s'est trouvée dans le jardin du Luxembourg, dans le temps de la disette. Il y avait là une malheureuse qui était tombée défaillante au pied d'un arbre. Tout le monde la regardait, passait, et ne disait rien. Il n'y a que l'accusée de Cicé qui est allée la ramasser. Elle a pris soin d'elle pendant deux jours, puis lui a donné tout ce qui était nécessaire pour subsister Il y a huit ans que je la connais : je ne lui ai jamais
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PROCÈS. LES TÉMOIGNAGES
connu que des bontés, s'employant à rendre service à, tout ce qu'elle pouvait „. Anne Marie, femme Guillebeuf, 44 ans, blanchisseuse, rue du Pot de fer, est une naïve bonne femme du faubourg Saint Marceau. Elle souffrait d'un mal au doigt si cruel et déchirant que personne ne pouvait venir à bout d'elle. Une personne lui a dit dans la rue : Vous devriez aller voir la citoyenne de Cicé. — J'y suis allée, rue Cassette ; elle m'a reçue et accueillie, comme si elle eut été de ma connaissance. Elle a pansé mon doigt, lavé ma main, donné du linge, des remèdes. — " Mademoiselle, lui ai-je demandé, voulez-vous que je revienne demain chez vous ? — Elle m'a dit : non, non, vous êtes trop souffrante pour sortir. J'irai vous voir. Elle est venue chez moi pendant l'espace d'un grand mois, régulièrement tous les jours, et même quelquefois jusqu'à trois visites par jour. C'est une demoiselle qui est toujours réclamée de tout le monde „ ! Entendant parler d'elle ainsi, MeIle de Cicé malheureuse de se voir trahie, ne savait que devenir ; elle eût voulu disparaître. Lesouvenir de leurs souffrances rappelé par ces pauvres gens l'attendrissait encore ; le témoignage de ses bontés pour eux avec l'effusion de leur reconnaissance, étonnait et effarouchait sa modestie confuse mais souriante. Elle essuyait ses yeux. On fatiguerait le lecteur à faire entendre plus longtemps tout ce monde de petites gens qui viennent dire et redire à peu près les mêmes choses. Ils ne savent rien de la protection accordée, dit-on, par elle à un méchant ; mais,ils savent mieux que personne qu'elle est bonne, très bonne, et que, si elle a excédé en quelque chose, ce ne peut être qu'un excès de bonté. Ils savent de plus qu'elle est sainte, et que pour rien au monde elle ne peut s'être
LE RÉQUISITOIRE
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faite la complice d'un crime. Ils déclarent aussi qu'elle est trop fille de l'Eglise pour ne pas s'intéresser à la vie du premier Consul,dans lequel elle entrevoit un restaurateur de la religion. Aussi n'a-t-elle jamais parlé de Bonaparte qu'en bonne part. Comment alors aurait-elle tendu la main à ses meurtriers, si elle les avait connus ? Soixante témoins avaient déposé en sa faveur. De plus en plus l'impression et l'opinion du jury et de la salle se façonnait visiblement sur ces dépositions. Le commissaire du gouvernement se rendit compte de l'effet produit; et impuissant à nier les faits, il affecta de les tenir pour choses indifférentes, étant étrangères à l'accusation. Il ne put s'en taire néanmoins : " Venons à l'accusée de Cicé, dit-il. Ce n'est pas, citoyens Jurés, sans éprouver un vrai soulagement que j'ai entendu une foule de témoins à décharge venir vous présenter un tableau qui contraste fortement avec l'événement qui vous frappe d'horreur. Oui, il paraît constant que l'accusée de Cicé est une personne très charitable ; il paraît aussi que c'est une personne extrêmement pieuse ! Mais les charges qui s'élèvent contre elle, dans cette affaire, sont-elles donc détruites par cette première impression ? Ces charges et décharges ne sont-elles pas simplement une nouvelle preuve de cette vérité banale, à savoir que les extrêmes se touchent ?„ Et ces disparates vraiment inexplicables, quelle en est la raison ? Cette mentalité incohérente, étrange, où a-t-elle son siège ? Dans une conscience fausse. Telle est la thèse adoptée par le magistrat philosophe. " C'est d'ailleurs à sa conscience, vous venez de l'entendre, que la citoyenne en appelle et s'en rapporte pour affirmer son innocence, et Adélaïde de Cicé — 17.
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LE PROCÈS. LA DÉFENSE
même l'innocence des autres : " Ma conscience ne me reproche rien ! „ C'est sa conscience qui lui défend de trahir Limoëlan, et de nommer la personne qui lui demanda de procurer un refuge à Carbon. C'est sa conscience qui lui interdit de révéler le mystère caché sous les anonymes de sa correspondance. C'est elle, en définitive, cette conscience qui la fait entraver le cours de la justice et lui soustraire les coupables. Or faire le bien particulier au préjudice de l'intérêt général, quelle sorte de conscience est-ce là ? Une fausse conscience, aveugle, bornée, dangereuse. Et si vous me demandez qu'est-ce qui l'a faite ainsi ? Je vous nommerai le fanatisme et la superstition „. Ce fut le trait de la fin. Le défenseur allait le rétorquer bientôt. Maître Bellart prit la parole. Au seuil de sa plaidoirie, ayant d'abord stigmatisé le crime du 3 nivôse,que personne n'eut en plus grande exécration que sa cliente, il en vint aussitôt à la famille de Melle de Cicé, et aux longs services rendus à la patrie par une race qui lui a encore fourni un garde de sceaux distingué, aux débuts d'une Révolution qui alors devait être l'ère des sages libertés. Puis ce fut à la religion que l'orateur ne craignit pas de faire hommage de la rare vertu de cette femme de bien. " Issue d'une famille pieuse, Adélaïde de Cicé fut la plus pieuse de sa famille. Son défenseur n'a pas à s'en taire devant une assemblée de philosophes, laquelle ne fera à personne un crime de ses opinions, fidèle en cela aux sentiments connus d'un gouvernement généreux et tolérant de tous les dogmes qui inspirent l'horreur du mal et l'amour du bien „. C'est une précaution oratoire sous laquelle Bellart abritera sa liberté de tout dire.
LA PLAIDOIRIE : LES CHARITÉS
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" La sensibilité très grande d'Adélaïde, encore agrandie par ses idées religieuses, fut la source de toute celte vie de charité qui ne connut pratiquement qu'une manière d'honorer son Dieu : à savoir l'exercice d'une bienfaisance, que la philosophie préconise sans parvenir toujours à y atteindre, tandis que la Religion en fait sa vertu propre et son habitude de chaque jour „. Cette jeune fille de vingt ans, Bellart la fait apparaître dans les chaumières, les greniers, les hôpitaux, les prisons où nous la montrent, non seulement les témoignages de ses assistés, entendus à cette audience, mais des actes publics, signés des plus graves autorités de la province, et surtout les souvenirs signés de la main de ces femmes admirables qui, sous le nom de Sœurs de la charité, préposées aux divers hospices de Rennes ou de Saint-Malo, déclarent n'avoir pas eu d'auxiliaire de leurs pieuses fatigues plus assidue et plus dévouée qu'Adélaïde de Cicé ! " Quand ces incomparables filles furenl chassées, arrachées à leur sublime mission par une main barbare, au grand préjudice de la société, qui donc fit alors l'héroïque entreprise de remplacer auprès des malades et des blessés ces pieuses expulsées,fugitives et dispersées? Adélaïde de Cicé. Et, comme seule elle n'eut pu suffire à une telle tâche, elle s'associa des compagnes animées des mêmes sentiments, disposées à s'honorer d'un pareil dévouement, ardentes à recueillir cette succession d'activé bienfaisance de laquelle la philosophie ne se pressait pas d'hériter. Par elle avait été formée une société, congrégation ou confrérie, que ne distinguait aucun signe extérieur ; car la loi le défendait, et Melle de Cicé voulut se conformer à la loi. Ainsi sauva-t-elle de l'ordre religieux ce qui en définitive en était l'âme, l'essence, la grande fin, qui est l'assis-
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LE PROCÈS. LA DEFENSE
tance non seulement corporelle, mais spirituelle des malheureux. Ah ! Messieurs, ce surcroît, cet excès d'une sollicitude qui, dans les prisons et les hospices, s'en va rendre la vie tolérable et la mort acceptable aux vieillards et aux infirmes, pardonnez-le à ces compatissantes associées. Puisque la philanthropie, toute seule, ne saurait pénétrer jusque-là, ne nous plaignons pas que la religion en ait montré le chemin à la charité ! " Oui, citoyens jurés, des crimes de cette nature, vous en trouverez beaucoup dans les lettres saisies chez Adélaïde de Cicé. Je vous dénonce moi-même une correspondance entretenue, non pas avec les chouans, non pas avec de prétendus conspirateurs introuvés: ah! c'est bien d'une autre conspiration qu'il s'agit ! C'est de la conspiration par correspondance d'Adélaïde de Cicé avec quelques femmes brûlant, comme elle, de l'amour sacré de l'humanité ; obéissant, comme elle, à de saintes lois de vertu et de bonté, et unies entre elles par des liens religieux et un engagement intérieur à ce sublime dévouement. Agissant conjointement avec Adélaïde, c'est d'elle qu'elles recevaient des instructions et exhortations, tantôt à demeurer dans cet esprit de charité et d'unité, tantôt à étendre en tout pays ce que dans leur langage elles nomment les Œuvres de Miséricorde ; tantôt à procurer aux jeunes filles les leçons de morale et de piété qui les rendront meilleures. Voilà ce qui fait pour elles l'intérêt toujours nouveau de cette correspondance. Ouvrez-la, messieurs vous y trouverez beaucoup de cette politique-là, mais de celle-là seulement „. Cependant le Commissaire du gouvernement n'avait-il pas laissé entendre, perfidement, que toute cette édifiante et bienfaisante vertu n'était qu'un masque ; et que, sous la charité de la pieuse consolatrice de ses frères, se
LES BEAUX CRIMES
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cachait en réalité le jeu d'une hypocrite dangereuse ? L'orateur s'indigne ; c'est un de ses plus beaux mouvements : " Une hypocrite, Mademoiselle de Cicé, elle qui loin de se parer de ses vertus et de ses bienfaits pour s'en faire valoir, n'en montra rien au monde, et n'a rien voulu de lui ! Vivant toute sa jeunesse parmi les pauvres, elle une fille de haut rang ! Menant la vie du cloître dans ses austérités, et cependant en fuyant les dignités et les honneurs ! Même, au sein de la fortune et de l'élévation des siens, se condamnant à vivre dans un couvent, à 600 livres de pension annuelle, afin d'assister les indigents du reste de ses biens. Où est ici l'ostentation d'une vertu hypocrite ? Quoi ! Une hypocrite l'humble et bonne maîtresse, qui se fait jour et nuit la servante de sa femme de chambre malade ! Hypocrite l'infirmière de ce portier couvert d'ulcères qui dégoûte et décourage les médecins euxmêmes ! Hypocrite, le soutien caché de ce petit soldat lointain, pour lequel une mère l'implore ! Quel sentiment l'inspire ? Le fanatisme ? l'ambition ? l'orgueil ! ou bien plutôt le profond sentiment de cette égalité chrétienne dont l'égalité philosophique n'est que l'ombre ? Non, citoyens jurés, Adélaïde de Cicé n'est pas une hypocrite. Son vrai nom est la Femme chrétienne. Et une telle femme aurait fait adorer le Christianisme par tout le monde, si tous ceux qui le professent avaient su l'honorer comme elle fit ! „ Mises en balance avec une vie remplie par de telles œuvres, les charges de l'accusation s'évanouissaient les unes après les autres. La terrifiante découverte de la " Bourse de ces Messieurs „ n'était plus que celle d'une bonne œuvre de plus à
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LE PROCÈS. LA PLAIDOIRIE
l'actif de MeUe de Cicé, et à celui de ses dignes complices, aujourd'hui notoires et déclarés. Le cri de guerre " Vaincre ou mourir ! „ trouvé dans le livre de prières de l'ardente bretonne, au lieu d'être le mot de ralliement de l'insurrection, n'est plus qu'un appel aux armes spirituelles, redoutables au diable seul et au péché. L'avocat ne fit qu'en sourire, et le Jury avec lui. La correspondance de Mellc de Cicé avec des émigrés était la correspondance d'une sœur avec ses frères proscrits et pleurés : " Messieurs, Adélaïde de Cicé a fait de grandes pertes ; je ne parle pas de celle de son rang, elle ne le regretta jamais ; je ne parle pas de sa fortune confisquée, les pauvres seuls en ont souffert. Mais elle avait ses trois frères isolés d'elle, isolés entre eux, disséminés dans divers refuges de l'Europe, poursuivis par la misère, atteints par l'âge et par l'infirmité. Depuis huit ans elle ne les a pas vus, peut-être elle ne les verra plus. Lui fera-t-on un crime de correspondre avec eux ?... Ici, Messieurs, ce n'est plus au code de la loi française que j'en appelle, c'est au code de la raison et de l'humanité... La loi humaine peut-elle ordonner d'étouffer la voix de la nature ? " Cette correspondance lui arrive, il est vrai, sous le couvert de deux personnes affidées, et à leur nom ? C'est le malheur des temps qui l'exige, alors que les citoyens poursuivis jusque dans leurs intimes relations étaient bien excusables de se faire peur de leur ombre ? Et qu'importe par quel moyen leur arrivait une correspondance qui ne fut jamais qu'un échange de nobles sentiments ? Aussi bien n'est-ce pas de rechercher comment circulent les lettres qu'il s'agit, mais de ce qu'elles contiennent. Or, lisez-les, et dites-moi s'il s'y trouve une
LE GÉNÉREUX SILENCE
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ligne qui ne respire l'honnêteté, l'amour de la France, et n'exprime des vœux pour la paix et le bonheur du pays ? „ Mais dans ces communications avec l'étranger les noms propres ne sont indiqués que par des initiales : 8 L'accusée a pour faire ainsi de belles et généreuses raisons. Tous les bons cœurs les comprendront. Adélaïde de Cicé s'est dit : Ces noms, pour la plupart, sont ceux d'émigrés "en instance pour obtenir leur rapatriement. Or est-ce moi, parente de tant d'infortunés errants à l'étranger, et confidente de leurs plaintes, est-ce moi qui, par d'imprudentes dénonciations, irai courir le risque de leur barrer cette route du retour, et compromettre une espérance qui est le seul allégement de leur misérable état ? Est-ce moi qui, par de lâches considéraiions de sûreté personnelle, et pour écarter une prévention sans fondement, irai sacrifier de si chères victimes ? Non, je m'en repose sur mon innocence, coûte que coûte, et il me serait encore plus facile de périr que de me déshonorer „. Ce mode de défense est le bon. Le vrai fond de l'affaire est le fond de l'âme où se cache le mobile et le ressort des actes ; et Bellart n'a rien de mieux à faire que de l'ouvrir aux juges, afin qu'ils y voient les faits tels que Dieu les voit et les juge lui-même. Ainsi parle-t-il ensuite du mouvement spontané qui porta Me!le de Cicé à accueillir le fugitif Carbon encore inconnu : 8 C'était un émigré qu'on lui recommandait. Un émigré ! Hélas ! a-t-elle dû se dire, mes trois frères, ma sœur, ma belle-sœur, mon neveu, et ma famille sont bannis aussi. Combien je bénirais l'homme bon et compatissant qui les accueillerait dans leur malheur ! Je traiterai ce malheureux pour lequel on m'implore comme je voudrais que partout on traitât ceux de ma famille „.
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LE PROCÈS. LA PLAIDOIRIE
Le mutisme de sa cliente sur le nom qu'on lui voudrait extorquer n'a rien qui doive indisposer le jury, quand il apprendra ce qu'il en fut avec lui-même. " Citoyens je vous dirai la vérité. Si j'eusse disposé de la volonté d'Adélaïde de Cicé, fidèle à mon premier devoir qui est l'intérêt de ma cliente, j'aurais obtenu d'elle qu'elle se désistât de sa réserve, et qu'elle désignât l'auteur du péril où elle s'était trop généreusement jetée.Je l'ai pressée moi-même de déclarer les noms dissimulés sous les initiales. Que si, lui disais-je, il en résulte quelque dommage pour ceux qui portent ces noms, eh bien, qu'ils le subissent, puisque ce sont eux qui l'ont encouru ! Or ce sentiment, le mien, n'a pas été partagé. Plus imprudente, plus généreuse, Melle de Cicé a continué de se taire. Vous l'avez entendue répondre à ses juges : " J'ai fait tant de malheureux autour de moi, en les associant à cet acte de charité, que je ne veux pas avoir un malheur de plus à me reprocher. Il suffit que l'on sache que la personne qui m'a parlé a été trompée comme moi, et est innocente ainsi que moi. „ " M. Bellart n'a pu rapporter au tribunal la peine qu'il avait eue à arracher à cette modeste la confidence des quelques actes louables de sa vie utiles à produire pour sa défense. Il racontait plus lard qu'elle en sanglotait. L'avocat s'étonne à présent que sa cliente ait eu besoin d'autre défense que le cortège de toute une vie de vertus. " Pour se rendre compte d'un tel procès intenté à une telle âme, il n'a fallu rien moins que l'horreur inspirée par un attentat qui menaçait la patrie entière, et toute la compassion que suscite le sort des malheureuses victimes telles que celles qui sont ici devant vous „. En effet la passion politique avait exploité ce sentiment,en faisant paraître à l'audience plusieurs blessés du 3 nivôse, des-
LES CONCLUSIONS
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quels l'infirmité ainsi étalée semblait crier vengeance. Bellart les en fit rougir comme d'une cruauté aussi vaine qu'injuste et déplacée : " Que demandez-vous donc? Serait-ce une satisfaction accordée aux victimes que d'en faire de nouvelles ? Ne serait-ce pas plutôt pour elles un deuil de plus si, à leur occasion, le sang des innocents était versé avec celui des coupables „ ? Il termina ainsi ; cette péroraison est célèbre : " Le crime du 3 nivôse a fait des orphelins, tendez à la société celle qui, pendant trente années entières, fut la mère des orphelins. 8 Ce crime a fait des veuves ; rendez à la société celle par qui les veuves furent secourues et consolées. " Ce crime a fait des pauvres ; rendez à la société celle par qui il n'y aurait plus un seul pauvre, si cela eût été en sa puissance. 8 Ce crime a fait des blessés ; rendez à la société celle à qui tant d'infirmes et de blessés ont dû leur soulagement. " J'ai fait serment, jurés, de défendre Adélaïde de Cicé en respectant la vérité ; je le jure de nouveau : J'ai rempli mon devoir. " Vous avez fait serment de n'écouter aucune prévention et d'absoudre l'innocence : vous remplirez le vôtre „. La plaidoirie de Me Bellart avait rempli deux séances. L'émotion de l'assistance n'avait cessé de croître.8 Trente ans se sont écoulés, écrivait en 1833, le poète Roger, de l'Académie française ; et cette séance m'est aussi présente que si j'en avais été témoin hier. Je vois encore les juges émus, l'auditoire attendri, et jusqu'aux vieux gendarmes, oubliant la consigne, laissant tomber le fusil de leurs
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LE
PROCÈS.
L'ACQUITTEMENT
mains pour essuyer leurs yeux mouillés de larmes (1). Le Jury se retira pour délibérer. Quelques instants après, son président rapporta le verdict négatif sur tous les points de l'accusation. L'acquittement de Mel,° de Cicé fut prononcé par le tribunal à l'unanimité des voix. Une immense et longue acclamation y répondit. La salle tout entière était soulevée! A la sortie,la foule se précipita sur les pas de l'acquittée, pour lui faire escorte de son admiration et de ses bénédictions. Ce fut un véritable triomphe. L'audience fut suspendue. Elle reprit pour la défense de la veuve de Gouyon-Beaufort et de ses filles. Le défenseur Me Larrieu, commença ainsi : " Citoyens juges, citoyens jurés, si j'en crois l'émotion que je ressens encore, quelle impression vient de subjuguer tous les cœurs ! Et quel touchant spectacle offre en ce jour le sanctuaire de la justice ! Ne semble-t-il pas que Celui qui règle les destinées humaines, n'a permis qu'Adélaïde de Cicé fut accusée que pour faire violence à sa modestie, en manifestant sa. vertu à tous les regards. Et maintenant que dirai-je pour la défense de son amie ? Ce titre seul ne suffit-il pas pour la faire juger et absoudre ? La veuve de Gouyon-Beaufort et ses deux enfants assises à côté d'Adélaïde, sont ici par elle. Elles sont donc innocentes comme elle. „ Bien que reconnues innocentes et ignorantes du complot, les dames de Gouyon et M,ne Duquesne, par une inconséquence flagrante, furent condamnées à trois mois de prison, comme ayant dérobé aux poursuites de la justice le misérable Carbon, lequel fut condamné et exécuté avec Saint-Régent, son complice. Ces Dames ne furent mises en liberté que plus tard,, sur un ordre exprès du Premier (1)
Cité par ED.
BIRÉ
, dans son livre " L'année 1817, p.
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MAÎTRE BELLART
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Consul, à la requête et sur la recommandation de Mgr de Pressigny, leur ancien évêque à Saint Malo. Une telle condamnation était une cruelle concession faite, par la crainte ou par la flatterie, à l'opinion très excitée contre tout ennemi réel ou imaginaire du futur empereur. Combien cette iniquité donnait raison au silence de Melle de Cicé, et à son refus de livrer à une telle justice des victimes qu'attendait un pareil sort, ou pire encore ! La France entière retentit de l'applaudissement qui monta de toutes parts vers cette sublime femme, si ignorée la veille, et qui eut tant désiré de le demeurer toujours. Bellart déclarait la tenir pour " une sainte „.Un évêque l'ayant félicité par leftre,il lui fit cette réponse: " Si l'on savait combien mon succès dans cette affaire m'a rendu réellement heureux, on ne m'en ferait pas un si grand mérite. Je n'ai pas trouvé dans ma vie beaucoup de moments comme ceux de pure jouissance qui suivirent le triomphe de cette cause. Il est vrai que la victoire m'était rendue difficile, surtout par l'admirable constance avec laquelle cette sainte, au prix même du supplice qu'elle entrevoyait, gardait en présence de ses juges son généreux secret. Et ce qui faisait de cette dangereuse discrétion quelque chose d'héroïque c'était l'organisation délicate de Me)le de Cicé, personne timide, mais supérieure à toute considération d'ordre purement humain. " MelIe de Cicé était une personne toute simple, toute de Dieu, n'entendant rien aux affaires de ce monde, ne s'en mêlant pas, ne voyant dans les malheureux, quels qu'ils fussent, que des frères ; ne pensant ni à la gloire, ni à la politique, ni à aucune des opinions et partis, ne s'embarrassant de plaire à personne qu'à Dieu ; vraie fille de charité, ne connaissant pour elle d'autre mission
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LE TRIOMPHE
en ce monde que celle de faire du bien aux pauvres, aux malades et aux affligés. „ Et, rappelant sa réponse en face de la mort où l'obstination de son silence la conduirait : " Je ne sais, dit-il s'il se peut voir rien de plus sublime que cette lutte de l'énergie morale contre la faiblesse physique, dans laquelle la victoire demeure à la générosité sur l'égoïsme et l'intérêt, et à l'âme sur le corps „ (1). N'a-t-on pas eu raison de dire, dans ce temps-là, que ce procès de Melle de Cicé avait été finalement " un véritable procès de canonisation ? „ Cependant son intrépide mutisme laissait en suspens la question de savoir quel avait été l'instigateur de l'accueil fait par Adélaïde de Cicé à Carbon ? Elle s'éclairera de quelques lueurs dans un très prochain chapitre. (1) M. Bellart fut plus tard promu à la haute charge de Procureur général à la cour royale de Paris. Bellart au sein de ses succès et de ses honneurs, demeura modeste et fidèle aux souvenirs de son humble origine. 11 était fils d'un charron. Certain biographe, l'ayant interrogé sur ce sujet, reçut de lui cette réponse : " Je suis le premier des miens à qui le Roi ait daigné accorder des armoiries. J'ai supplié sa Majesté de permettre qu'à côté de la fleur de lys dont elle m'honore, je plaçasse la cognée de mon père... Je révère la noblesse, acquise aux prix des services rendus à son roi et à son pays. Je me tiens à mon rang et à mon lot, content d'avoir été du moins un homme d'honneur et quelquefois peutêtre un citoyen utile „.
CHAPITRE QUATORZIÈME.
Sous la Surveillance Rouen — Paris — Aix. Démarches à Rome : Encouragements — Perquisitions policières — Fouchê — Adélaïde à Rouen — Le Concordat et l'ordre religieux — De Rouen à Paris — Appel à Aix. 1801-1802. Après comme avant son procès de 1801, MIIe de Cicé était et restait judiciairement sous la surveillance de la police. Cet état civil, qui lui était commun avec le Père de Clorivière, allait faire des années qui vont suivre, pour l'un et pour l'autre, une période de suspicion, de compression, de perpétuelle menace et de péril,au dehors, et de défiance, d'angoisse, de difficulté d'agir au dédans, laquelle, pour le Père n'est que l'anticipation de la captivité qui le guette et l'étreindra pour plusieurs années. Cependant la Société des Filles de Marie et celle des prêtres du Sacré-Cœur, ne cessent, durant ce temps, d'affermir leurs racines et d'étendre leurs branches. Dès le mois de février 1799, deux de ces prêtres avaient été députés par leur supérieur vers les Evêques français réfugiés à Londres, à l'effet de soumettre à leur examen un Mémoire relatif aux deux sociétés. Sur le rapport du comité préposé par eux à ces causes, dix-sept évêques lui donnèrent leur approbation. Ainsi le Père l'annonça-til à ses fils et à ses filles : "Il est juste que nous remercions
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le Seigneur. Déjà nous pouvons regarder ce jugement approbatif comme le présage de l'approbation solennelle que nous espérons recevoir un jour du Siège apostolique „. Ce jour, retardé par l'éloignement du Pape, se leva avec le retour de Pie VII dans ses Etats.Deux prêtres,MM.Astier et Beulé,lui furent délégués, munis de passeports délivrés par M. de Talleyrand, ministre des affaires étrangères, d'une Lettre de Mgr de Pressigny à sa Sainteté, et de la puissante recommandation du célèbre abbé Bernier, fort en crédit à cette date. Ils portaient au Saint Père le Plan des deux sociétés,le Sommaire de la Règle, et le Mémoire, appuyé de l'approbation des prélats émigrés,en résidence à Londres. Sur le rapport favorable de deux Cardinaux, Pie VII reçut à son audience les deux délégués qu'il combla d'encouragements. C'était le 19 Janvier 1801, le jour même où, à Paris, Melle de Cicé était arrêtée et écrouée. " Le projet fut déclaré bon et utile à l'Eglise. Et si présentement l'approbation n'en était pas encore publique et solennelle, le Saint Père se réservait de la donner en cette forme dans des temps plus calmes. „ En attendant, le 29 janvier, un Bref de congratulations personnelles fut adressé à Mgr de Pressigny, et confié à MM. Beulé et Astier, lesquels reprirent joyeux le chemin de la France. Ils venaient de recevoir du cardinal Consalvi, Ministre d'Etat, les lettres les plus honorables pour leurs personnes et les plus favorables à l'importante mission qu'ils venaient de remplir. Il ne fallait rien moins que cet accueil et ces éloges pour consoler le Père et la Mère du nouvel institut de la situation critique, née pour eux des responsabilités encourues dans l'affaire de Nivose, an III. Le procès était gagné,
DÉMARCHES A ROME
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mais le fond n'en était pas encore éclairci. Si la bonne foi de Melle de Cicé écartait de sa tête toute culpabilité, le souvenir de son silence obstiné laisser planer sur une autre le soupçon de lui avoir demandé un abri pour le criminel qui venait d'expier son attentat sur l'échafaud. Mademoiselle affirmait que cet introducteur de Carbon n'était pas Limoëlan. Mais Linioëlan avait pour oncle l'abbé de Clorivière, lequel était le conseiller et directeur de Melle de Cicé. C'était une piste à laquelle, même avant puis pendant le procès, s'étaient attachés les limiers de Fouché (1). Nous avons pris.copie, aux Archives nationales, des rapports de police adressés au citoyen ministre. C'est en Bretagne d'abord que s'étaient portées les perquisitions. Le maire de Josselin fait savoir à Fouché que ce prêtre fanatique est à Paris ou dans les environs. A Paris, le préfet de police, Dubois, n'arrive pas à le découvrir, faute d'avoir son signalement. Son nom n'est pas signalé sur les registres. La Division du quartier du Luxembourg est fouillée sans résultat. On rôde autour de la maison dont il est le directeur spirituel ; on ne l'y rencontre pas. La dernière pièce est datée du 19 germinal, an IX. Au ministre de la police générale le préfet de police répond : " Citoyen ministre, j'ai reçu votre lettre relative à Picot Clorivière dont vous avez ordonné l'arrestation. J'ai (1) Fouché, ex prêtre de l'Oratoire, conventionnel et terroriste avait voté la mort de Louis XVI sans sursis, ni appel. Il fut le cruel compagnon deCollot d'Herbois dans les massacres de Lyon, après Chalier — Ami de Robespierre qu'il lâche ; ami de Barras qui l'achète; au service de Bonaparte qu'il trahit, et à celui de Louis XVIII qui le subit ; homme d'intrigue, sans conscience ni cœur.sans parole ni honneur, ce vendu et ce corrompu fut un des mauvais génies de la France, pendant trente ans.
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employé jusqu'à ce moment des moyens secrets pour découvrir sa retraite ; mais ils n'ont pas obtenu de succès, faute d'avoir son signalement. Je continuerai mes recherches, citoyen Ministre, avec d'autant plus de zèle que la capture de cet individu paraît importante, surtout si Limoëlan s'est réfugié chez lui (1) ? (1) Archives nationale. An IX — Sûreté publique n° 268 — n° 5588. Bureau particulier, lrc section. Le Maire de la Cne de Josselin (Morbihan) au ministre gal delà Police. Josselin Morbihan, 17 ventôse an IX. (17 Mars 1800) : " Citoyen ministre, le renseignement suivant m'est donné par un patriote de cette ville. Le nom de celui qui a conduit Saint-Régent chez laD;ile de Cicé est Picot Clorivière, prêtre fanatique et complice de l'assassinat du 1er Consul. C'est l'oncle de Limoëlan. Ce prêtre est à Paris ou dans les environs. C'est lui qui est le directeur des Dames Gouyon. Ce renseignement est puisé d'une lettre venant de Paris et adressée ici. — Salut et respect. Chase. — Paris, ce 25 ventôse (mars) an IX. Le Préfet de Police an ministre de la Police générale. "Citoyen ministrej'ai reçu votre lettre en date d'hier, relative au nommé Picot Clorivière, prêtre fanatique, oncle de Limoëlan, soupçonné complice de l'attentat du 3 nivôse. J'ai, pour le découvrir, fait consulter mes registres avec la plus grande attention, mais il ne paraît pas être logé en garni à Paris, ni avoir fait viser aucun passeport, du moins sous ces noms. — Je ferai continuer la recherche, malgré que le défaut de son signalement laisse peu d'espoir de le découvrir. Et si elle produit quelques succès j'aurai soin de vous en instruire. Salut et respect. Dubois. — Paris, 28 ventôse. Au Préfet de Police, à Paris : " D'après les renseignements que je vous ai communiqués le citoyen Picot ne devait pas demeurer en garni. Comme il était directeur de la maison où demeuraient M" Gouyon, il aura une demeure dans ce quartier. Je pense d'ailleurs me procurer, avec précaution, des informations plus précises à la maison de cette dame. - — Paris. Ce 19 germinal an IX (Avril 1800) Le Préfet de Police au ministre de la Police générale (Fouché) : " L'Abbé de Picot Clorivière est celui que M="r de Cicé n'a pas voulu nommer. C'est le
PERSÉCUTION DES DEUX SUPÉRIEURS
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Ce mois de germinal, an IX (avril 1801) est celui de l'acquittement éclatant de Me,ls de Cicé. Cette issue du procès suspendit momentanément le cours des perquisitions, lesquelles pouvaient d'autant moins aboutir à Paris que, depuis l'arrestation de Mel,s de Cicé, le Père de Clorivière avait quitté cette ville pour se retirer momentanément à Rouen. C'est là qu'il avait reçu communication du succès des démarches faites à Rome, et de l'approbation discrète mais formelle du Souverain Pontife. La situation de Melle de Cicé n'était guère plus assurée. L'arrêt de son acquittement qui constatait juridiquement son innocence ne faisait pas connaître le coupable, de qui on dissimulait le nom avec trop d'opiniâtreté pour n'avoir pas un intérêt capital à le faire. La surveillance vindicative à laquelle on l'avait soumise était impatiente de prendre sa revanche d'une défaite. Partout l'inoffensive femme se sentait suspectée,observée, épiée dans ses paroles,ses relations, ses œuvres.Ses démarcbes furent suivies, ses correspondances ouvertes. On alla même jusqu'à lui faire adresser des lettres compromettantes, dans l'espoir qu'elle se trahirait dans les réponses, et tomberait un jour dans le piège tendu sous chacun de ses pas. La grande souffrance du Père était de la sentir seule,au sein de tant d'ennemis etdepérils.Unelettredu 12 mai 1801 lui en fait savoir sa peine, accrue par l'amère pensée que c'est à son occasion qu'elle souffre : " Votre éloignement, ma chère fille, ou plutôt mon éloignement de vous, est un des sacrifices qui me touche le plus. Mais adorons en tout fanatique le plus dangereux de France et l'ennemi le plus acharné du premier Consul. Il mène entièrement l'abbé de La Neuville, qui est aumônier des Dames de Notre Dame des champs. „ Adélaïde de Cicé — 18.
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la volonté du Seigneur, et tâchons d'entrer dans ses desseins. Il ne veut pas qu'il entre rien d'humain dans une union que lui-même a formée, et qui n'a jamais eu d'autre but que de travailler à sa gloire et de croître dans son saint amour. Je crois bien que cette union a pu être pour vous la source de bien des croix, mais la croix est le sceau des œuvres de Dieu. Et c'est une grande gloire, un grand bonheur pour nous, quand le Seigneur nous associe à lui pour la porter. C'est sous ce point de vue que vous devez considérer tout ce que vous avez souffert, comme un moyen dont Dieu se sert pour répandre sur vous et sur tous ceux qui vous touchent ses plus abondantes bénédictions. Vous éprouverez un jour la vérité de ce que je vous dis ; et vous bénirez mille fois le Seigneur d'avoir eu part à son calice. „ En face de cette persécution, occulte mais opiniâtre, Paris devint inhabitable à MelIe de Cicé. Ce n'était plus seulement elle-même, c'était sa Société des filles de Marie, qui, par le fait de sa présence et présidence, se trouvait exposée à des rigueurs pires encore que ces suspicions et vexations. Elle aussi fut à son tour se réfugier à Rouen, où le Père de Clorivière ne fit que passer en faisant le bien, mais où Melle de Cicé demeura plus longtemps pour y préparer quelque moisson à sa Société. Cependant le ciel politique semblait vouloir s'éclaircir peu à peu. Le Concordat s'élaborait entre le Pape et le gouvernement consulaire 11 fut signé à Paris, le 15 juillet 1801, et ratifié à Rome le 15 août suivant. Mais après combien de négociations, et au prix de quelles concessions arrachées au Saint Siège ! Le Père de Clorivière en écrit sa douleur, avec sa soumission : " Je viens de lire le Concordat, et mon cœur est navré de douleur.
LE CONCORDAT ET L'ORDRE RELIGIEUX
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Cependant le dogme catholique est à couvert. La religion pourra être et sera publiquement exercée. Mais l'Église et ses ministres seront exposés à toutes sortes de vexations. Le chef de l'Eglise, en qui je révère l'autorité de Jésus-Christ, a le pouvoir de tolérer tout cela, pour le salut du peuple et le bien de la paix. Je me soumets et ne veux rien examiner. Dieu peut tirer le bien du mal: ce premier pas peut nous acheminer à quelque chose de mieux. „ Dans cette reconstitution de l'Eglise de France, l'ordre religieux avait été oublié, ou, pour mieux dire, repoussé formellement par le gouvernement consulaire, asservi aux préjugés hostiles de la philosophie et de la Révolution. Le Père de Clorivière espéra-t-il que l'état religieux trouverait meilleur accueil sous la forme privée qu'il avait donnée à son double Institut?Il s'enhardit à négocier en sa faveur auprès du Cardinal Caprara, légat a latere, dans une lettre ou Mémoire du 15 janvier 1802. " Les sociétés religieuses, y écrit-il, sont suscitées de Dieu et données à l'Eglise sous des formes différentes, selon la diversité de ses besoins. Les besoins actuels de l'Eglise, en face de l'impiété et de la persécution croissante, appellent une forme de vie parfaite qui soit accessible à toutes les professions, dégagée de ses impedimenta temporels et biens extérieurs, pour ainsi pouvoir pénétrer dans tous les milieux, sans les étonner ni les offusquer. „ Telles les deux sociétés présentement en cause : " Elles n'ont point, dit le Mémoire, dliabillement qui leur soit propre ; point de demeure commune, quoiqu'on exhorte les membres à vivre plusieurs ensemble, autant qu'ils le pourront ; point de règlement universel pour la nourriture ; point d'assujettissement à la récitation des Heures
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LA SURVEILLANCE
canoniales etc. Mais, par contre, intérieurement l'accomplissement de règles qui sont le précis de ce qu'il y a de plus sublime dans les maximes de l'Evangile ; l'engagement des trois vœux qui font l'essence de la religion ; l'obéissance aux supérieurs, la tendre charité entre confrères ou entre sœurs, l'assiduité à. l'oraison, la fuite des plaisirs du siècle, une vie sérieuse, frugale, laborieuse ; l'usage fréquent des sacrements, la pratique des bonnes œuvres, suivant l'attrait, le devoir, ou la position de chacun. Et, comme fin dernière et suprême, la gloire de Dieu par l'imitation des vertus du Cœur de Jésus et celles du Cœur de Marie dont ces sociétés s'honorent de porter le nom. „ Tout cela a été dit et écrit ici. Ce que le Mémoire expose de plus récent au représentant du Pape, c'est le fait des accroissements de l'une et de l'autre société. A la fin de 1801, celle des Filles de Marie avait des membres dans dix ou douze diocèses de France, quoique, dans cette période, la Société ait éprouvé les plus rudes assauts de l'Enfer. " Jusqu'au plus fort de l'orage, des conférences se sont tenues à peu près régulièrement, malgré les dangers auxquels on était exposé. Plusieurs de nos associés ont été enveloppés dans le massacre des prêtres fidèles, le 2 et le 7 septembre 1792. Une des Filles du Cœur de Marie,que ses rares vertus rendaient respectable à tout le monde, fut mise pareillement à mort pour la Foi. „ C'était revêtu de cette pourpre royale que le modeste Institut se présentait à la bénédiction du Saint Père. Enfin, rappelant l'accueil et la promesse dont Sa Sainteté avait honoré ses délégués à Rome, au commencement de 1801, le Mémoire terminait ainsi : " Bien que les circonstances n'aient pas permis au Saint Père de nous accorder davantage alors, nous savons apprécier la grâce
MÉMOIRE AU LÉGAT
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qui nous a été faite. Sa Sainteté nous assure que notre entreprise est agréable à Dieu ; et cette assurance nous paraît un gage certain que le Saint-Siège daignera nous accorder, dans le temps convenable, tout ce que nous désirons pour la gloire de Dieu „. C'était une pierre d'attente. Ces démarches du Père de Clorivière auprès du Cardinal légat, d'autres intérêts et devoirs, et surtout ses ardeurs de zèle, l'avaient alors rappelé de Rouen à Paris. Ce n'est pas que Paris lui fût un refuge plus sûr aujourd'hui qu'aux plus mauvais jours de la Terreur. Il se sentait traqué, même plus encore qu'il ne le dit dans ces lignes de juillet et d'août 1801 : " Nous sommes sous le pressoir en toutes manières. Ce que M... appelle diabolique c'est sans doute l'acharnement de l'Enfer à nous persécuter à mesure que le Ciel semble davaniage nous sourire. Depuis l'assurance que nous avons eue que le Saint Père approuvait notre manière de vie et permettait à tout le monde de l'embrasser, il est incroyable combien l'Enfer a pris de moyens de nous détruire. Pas un moment de relâche, soit au dedans, soit au dehors ; et maintenant aussi fort que jamais. Cependant je me suis rapproché, mais non pas sans péril. La chose était nécessaire, et je mets en Dieu ma confiance. Ne nous abattons pas. La croix est le sceau des œuvres de Dieu „. Par un autre côté de ses affections, cet homme du grand combat était un homme de douleur. Frappé au cœur dans sa famille religieuse, il l'était plus cruellement par les coups répétés portés à sa famille domestique. Il avait vu tomber la tête de son frère, M. de Limoëlan avec celle d'une de ses nièces, d'Angélique Desilles, (M,ae des
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LA SURVEILLANCE
Clos de la Fonchais) (1), sœur du " héros de Nancy „ 18 juin 1793. Un autre neveu, Victor de Limoëlan, officier de marine, engagé dans tes chouans de Normandie aux ordres de M. de Frotté, avait péri dans une escarmouche obscure de cette " Guerre de géants „. La sœur du saint religieux, Visitandine de la rue du Bac, très sainte elle aussi, Mère Thérèse de Gonzague, avait été incarcérée au collège du Plessis, transformé en prison. Condamnée par le tribunal révolutionnaire, elle attendait la charrette fatale quand la mort de Robespierre vint ouvrir les portes de sa prison. Le Père de Clorivière venait d'écrire d'elle : " Ma sœur me marque que les commissaires, qui l'ont condamnée à la déportation, ne tarderont pas à reviser leur jugement ; elle voit avec joie la perspective de la guillotine. Seul le Seigneur peut la tirer de la gueule du lion. Aimons le Seigneur et suivons-le ! „ Cependant sa douleur la plus profonde était celle de la perte de la Religion et l'apostasie de cette France révolutionnaire qui " du Royaume très-chrétien a fait le royaume de l'antéchrist, écrit-il. Cette Révolution préparée par le libertinage de l'esprit et des mœurs n'est pas près de finir.Par son caractère, elle doit devenir générale ; et les rois eux-mêmes s'en feront les fauteurs pour n'en être pas dévorés. Elle n'a pas d'instrument plus habile et plus pernicieux que la franc-maçonnerie ; c'est à cette secte que la France est redevable de tous ses maux „. (1) Mrae de la Fonchais mourait à 23 ans victime de son dévouement
fraternel. Accusée d'avoir versé une somme importante pour l'organisation de la fédération royaliste de la Rouerie, elle refusa de s'en défendre afin de ne pas compromettre sa belle-sœur, auteur de ce versement. Elle laissait deux enfants aux soins de ses soeurs, Mrae de Virel et d'Allérac qui avaient passé, elles aussi, par les prisons de la Terreur.
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MADEMOISELLE A ROUEN
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C'était toujours à Rouen que ces lettres arrivaient à Mcile de Cicé. Elle demeurait, parait-il, chez une Mme Sainte Placide, religieuse avant la Révolution, puis, après la dispersion de sa communauté, membre de la Société des filles de Marie. Présentement revenue,dès que la chose devint possible, à son premier état, elle, Mère Sainte Placide avait réuni autour d'elle plusieurs anciennes compagnes, mais en gardant des liens étroits d'amilié avec la Société, et des sentiments de profonde vénération pour la supérieure. Les lettres du Père désiraient pour Paris la présence de la Mère générale trop lointaine. " On vous désire beaucoup ici, lui écrit-il le 21 octobre 1801. Vous y feriez beaucoup de bien „. Mais il ajoutait aussitôt : " Il n'est pas encore temps, quoique les choses se préparent pour cela. En attendant, vous êtes aussi bien suppléée qu'on peut l'être par plusieurs des vôtres, qui se donnent beaucoup de soins et que l'on goutte beaucoup. Meli= d'Esterno est ici depuis quelques jours, toujours telle que vous l'avez connue, bonne, aimable et obéissante ; elle a pour vous le plus vif attachement. Voilà à peu près toutes les petites affaires domestiques „. La lettre continue : " Ce que je souhaite, pour vous et pour moi,c'est que le Seigneur nous donne toutes les grâces nécessaires pour régir les deux petites familles. N'estce pas pour nous les communiquer que, dans sa grande miséricorde, il nous fait quelque part de sa croix ? Recevons-la avec un grand amour ; elle opérera de grandes choses, même au delà de nos espérances „. Mêmes désirs, avec espérances prochaines, dans ces lignes du 9 novembre : " Je vous remercie de votre lettre, mais j'aimerais bien mieux vous voir. Quoiqu'on fasse de son mieux pour vous suppléer, votre présence ici est bien
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désirée et bien nécessaire. Rien n'est tel pour des enfants que d'avoir leur mère à leur tête. Nous espérons bientôt ce bonheur „. Et le 13 décembre 1801. " Notre pelite famille ici va bien et soupire après votre retour. Toutes s'informent de vos nouvelles. Plusieurs sont très ferventes. Il y en a que l'esprit de malice tracasse autant qu'il peut. — Pour vous, ma chère Fille,conservez une sainte joie au milieu de toutes vos peines ; elles sont très précieuses aux yeux de Dieu. Profitez de la compagnie des saintes âmes avec qui vous vivez. On se plaint que vous en faites trop, et que vous voulez toujours en faire davantage. Adieu, priez pour moi. Je me recommande aussi aux prières de mère Sainte Placide et de toutes ses compagnes, que je salue respectueusement dans le Seigneur. „ Le lendemain du 2 février 1802, une des deux fêtes principales de la société et renouvellement des vœux, on fait savoir à Rouen que tout s'est bien passé : " Mais l'on vous désirait beaucoup, et je vous désire plus que personne. Vous saurez, sans en douter, quand il vous faudra reparaître ; mais il faut encore patienter. „ En mars, une courte lettre se termine par cette ligne : " Nous sommes, je l'espère, à la veille de vous revoir. „ Elle était en effet attendue à Paris pour les fêtes de Pâques. Elle s'y rendit secrètement, dans l'espoir qu'elle y était enfin oubliée de ceux que les lettres du Père de Clorivière appellent ses " ennemis „. Mais sa piste ne tarda pas à être éventée ; et elle recommença à surprendre et sentir, derrière toutes ses démarches, les pas et quelquefois la main de la police et l'ombre noire de Fouché. C'était la Terreur encore, moins le sang. Cependant presque toute l'année qui s'était écoulée
A PARIS — APPEL A AIX
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enlre la signature du Concordat et sa proclamation officielle, Pâques 1802, avait été employée à la délimitation et provision des évêchés nouveaux. Mgr Jérôme de Cicé fut transféré du siège de Bordeaux à celui d'Aix-enProvence. Instruit de la situation de sa sœur vénérée et aimée, le prélat, — qui d'ailleurs avait à se consoler de son éviction du siège de Rouen, donné au frère de Cambacerès, le second Consul — renouvela à Adélaïde l'offre plus pressante de venir résider auprès de lui. Ce fut par le Père de Clorivière qu'il prit la confiance de faire agréer ses propositions. Vu la situation, le Père ne s'y refusa pas ; et il les appuya de ces considérations : " Ce serait là, Mademoiselle, un moyen doux et sûr de vous soustraire à toutes sortes de recherches, et de faire que des ennemis jaloux vous perdent de vue et cessent de penser à vous. D'un autre côté, ce sera comme une mission dont vous serez chargée. Vous aurez peut-être à détiuire des préventions et à faire connaître l'œuvre de Dieu à de bonnes âmes qui ne demandent que cela pour l'embrasser. C'est beaucoup l'affaire des entretiens et conversations particulières, et Dieu vous a donné grâce pour cela... Consultez la chose devant Dieu ; car je veux que vous agissiez librement. Mais ne prenez pas conseil de la pusillanimité : sa voix n'est pas celle de Dieu. „ Cette " mission de dissiper des préventions, de faire connaître l'œuvre de Dieu, leur œuvre commune, telle qu'elle était, de faire aboutir à cette fin des entretiens et des conversations particulières „, Melle de Cicé n'avaitelle pas grâce spéciale pour la remplir premièrement auprès de son frère l'Archevêque dont l'esprit en effet n'était que trop accessible et séductible aux préventions et aux complaisances qui avaient naguère aveuglé et égaré le Garde des sceaux ?
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LA SURVEILLANCE
Mademoiselle se mit donc à l'œuvre de tout disposer,en vue d'une absence dont elle ne prévoyait pas le terme. " Je la vis, durant ces jours chez la Comtesse de Carcado, relate le journal de Mme de Saisseval ; et je devinai bien tout ce qu'elle était, mais sans m'en rendre assez compte. Car elle ne me parla ce jour-là que de choses générales, toute occupée qu'elle était alors de son départ pour aller rejoindre à Aix Mgr de Cicé son frère. „ Le Père lui avait écrit dans la précédente lettre : " Comme les circonstances pressent, ne perdez pas trop de temps en délibérations. „ Eile prit néanmoins celui de pourvoir à la direction de la Société, en nommant pour l'y suppléer Mme de Carcado,avec le titre d'Assistante générale des filles du Cœur de Marie. MeI]e Deshayes, que le Père aimait à appeler " la première pierre de l'édifice de Paris „,devait être son aide :" la co-assistante „ comme il s'exprimait. C'est la lieutenance de la Société que venait de recevoir rae M de Carcado, pour le temps d'une absence qui allait se doubler de celle du fondateur. Ce fut une saison particulièrement bénie par les institutions de charité qu'elle vit éclore à Paris, et que nous dirons bientôt. Disons d'abord que Mell° de Cicé, la douloureuse fugitive, y garda, quoiqu'au loin, toute son autorité comme tout son prestige, sur les œuvres et sur les âmes formées à son école et haletantes après son retour.
CHAPITRE QUINZIÈME.
Aix — L'apostolat en Provence. Le voyage — L'Archevêque d'Aix — Sa sainte Sœur, ses œuvres — Difficultés — Missions du Père en Provence — Sa tournée dans l'Est et V Ouest — Retour à Paris — Perquisitions — Arrestation. Ce fut le 5 Juillet 1802 qu'eut lieu l'entrée solennelle de M?r de Cicé dans sa ville épiscopale. Sa sœur y fut en même temps, ou ne tarda pas à s'y rendre à sa suite ; car c'est là qu'elle reçut une lettre du Père de Clorivière datée du 13 de ce même mois. Mademoiselle s'était rendue à sa destination par la voie du Rhône ; ce qui n'était pas sans inspirer quelque crainte à ce véritable père. " II pensait, lui écrit-il, à la légèreté de son esquif sur un fleuve aussi rapide, surtout depuis les accidents arrivés à des embarcations semblables. Nous avons béni le Seigneur en apprenant que vous étiez arrivés sains et saufs. „ A Avignon, Mademoiselle, en attendant le bateau, n'avait pas manqué de s'enquérir des dispositions religieuses de la ville. Elle en rendit compte au Père qui l'en remercie : " Ce que vous avez vu à Avignon est consolant, lui répond-t-il, et propre à donner espérance. „ Lui même était alors à Lyon, prêchant une mission, et il mandait à Mademoiselle que, d'Avignon à Lyon, sa lettre avait mis six jours à lui parvenir !
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L'APOSTOLAT EN PROVENCE
Le Père lui écrit pour la replacer en face de sa famille spirituelle absente, de son âme à elle-même, et du Dieu de son âme: " Ne négligez pas d'écrire le plus souvent possible aux amies que vous avez quittées. Elles ont besoin de cette consolation, en particulier Mllle de C.. puisque c'est elle qui doit en partie vous remplacer. Vos avis lui seront utiles. Je ne voudrais pas cependant que ce fût aux dépens de votre santé. Je sens que vous devez être excédée de la fatigue d'un si long voyage, et plus encore des visites que vous avez à rendre. Au milieu de tout cela,tenez votre âme en paix dans les Saints Cœurs de Jésus et Marie. C'est là votre centre, c'est une clôture divine dont vous ne devez jamais sortir. Faites tout sans sollicitude et sans crainte... Que l'Esprit Saint, qui est un esprit de douceur, vous dirige en tout... „ Sept jours après, 20 Juillet, il la prémunit de nouveau contre la dissipation de son nouveau milieu, prenant soin de la tenir plus près encore des Cœurs de Jésus et de Marie, à qui il la confie dans cet éloignement. Ces invitations sont celles-ci, d'une haute et sereine spiritualité : " C'est sur les beaux Cœurs de Jésus et de Marie, ma chère Fille, que je désire que vous fixiez constamment les yeux de votre âme. Leurs beautés incompréhensibles et toutes divines, les complaisances que le Père céleste prend en eux, ont bien de quoi nous dédommager de la peine que doit sans doute vous causer la vue de mille objets qui vous entourent de toutes parts, et auxquels vous n'avez point été accoutumée. " Même au milieu du tourbillon du monde, dans le temps des visites que votre nouvelle position rend nécessaires, ayez recours aux Cœurs de Jésus et de Marie. Que ces Cœurs soient le centre de votre repos. Là, paisiblement assise en esprit, avec Madeleine, aux pieds de Celui
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que vous aimez, épanchez votre cœur dans le sien. Et, lors même que le monde vous parle et que vous parlez au monde, n'écoutez intérieurement que le Verbe divin. Ne voyez en quelque sorte que Lui ; ne trouvez de douceur qu'en Lui ; mais que cette douceur vous aide à supporter patiemment l'amertume que vous font éprouver les créatures. " N'oubliez pas d'ailleurs que cette amertume a son avantage. Elle reporte votre cœur vers l'unique objet digne de votre amour ; elle vous montre que votre Cœur n'est pas fait pour le créé et le fini, qui ne sauraient vous satisfaire. Et,par l'acceptation que vous faites d'elle, conformément à la volonté divine, elle vous rend de plus en plus agréable aux yeux de sa divine Majesté ! „ La sœur de l'Archevêque avait pris, à Aix, pour sa grande part, le département des bonnes œuvres. A ses encouragements le Père croit devoir joindre l'avertissement de ne pas se livrer à l'emportement du bien, qui est son beau défaut. Il lui écrit, 14 août : " Ne négligez aucune des occasions que la Providence vous présente d'édifier le prochain et de soulager la misère. Mais ne courez pas de vous-même après ces sortes d'oeuvres, de peur qu'elles ne vous jettent trop dans la dissipation et n'excèdent vos forces spirituelles et corporelles. „ Ces dernières forces étaient petites. Depuis ses trois mois de prison à Sainte Pélagie et les commotions de son procès, l'état de MelI° de Cicé est celui d'une perpétuelle et misérable valétudinaire. 11 lui en fait souvenir, même date : " Mon second avis regarde les soins de votre santé. Vous avez besoin qu'un autre que vous la gouverne : car, dès que vous la ménagez un peu, vous craignez tout de suite de faire trop pour elle. C'est pourquoi je prie votre bonne amie Pauline d'y veiller pour vous, et de vous
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prescrire les ménagements que vous devez prendre. Je compte sur sa discrétion et sur votre docilité. „ Mais lui-même, que devient-il, ià-bas ; et qu'en est-il à Paris de sa sécurité ? Enveloppé d'espions, de soupçons, de périls, il répond par ces lignes d'abandon à Dieu, d'oubli de lui-même, et de protestation de dévouement à cette âme solitaire : " Quant à ce qui me regarde personnellement, je suis fort tranquille sur ce que le Seigneur décidera de mon sort. Il fera de moi ce qui lui plaira. Il sait combien je désife être de quelque utilité et de quelque consolation pour votre âme. „ Cependant le vaste diocèse d'Aix, comprenant alors ceux de Marseille et de Fréjus,redemandait l'Evangile, et des apôtres pour le prêcher. L'Archevêque s'adressa à un ancien missionnaire des Indes, l'abbé Perrin, homme puissant en parole et en œuvre, qui demanda et obtint qu'on lui adjoignît le Père de Clorivière : il était secrètement un de ses fils de la Société du Sacré Cœur. L'un et l'autre, après un pélérinage au tombeau de Saint François Régis, à la Louvesc, attendaient à Lyon les ordres de l'Archevêque pour se rendre, en septembre, dans leurs missions respectives ou communes. Les ordres qu'ils reçurent furent ceux de restreindre leur ministère à la prédication des retraites spirituelles données aux prêtres et aux personnes pieuses. Ce n'était pas le dernier mécompte qu'allait leur infliger la pusillanime inconsistance du trop prudent prélat. Les retraites réussirent à Aix, à Marseille, à Arles. Quelques prédications publiques s'y entremêlèrent quand même, pleines de fruits, suivies de conversations privées qui amenèrent des confrères à l'Association des prêtres du Cœur de Jésus et à la famille du saint Cœur de Marie ;
MISSIONS CONTRARIÉES
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" Partout où nous avons été, écrit le Père de Clorivière, nous avons trouvé bon nombre d'esprits bien disposés pour la Société. „ Et, dans une autre lettre, timbrée de Marseille, la ville consacrée au Sacré Cœur de Jésus : " Nous sommes ici, ma chère Fille, chez trois excellentes demoiselles, trois sœurs, qui pendant le temps de la Terreur, ont logé chez elles des prêtres, et ont eu le culte dans leur maison ; les demoiselles Artaud. Je leur ai parlé de la Société du Cœur de Marie ; elles ont cru voir le ciel ouvert ! Elles sont entrées bien parfaitement et de bon cœur dans ce que je désirais pour leur perfection. „ C'était bien là, du reste, le principal résultat d'un ministère que les instructions épiscopales limitaient et rétrécissaient de plus en plus. De la même ville, novembre 1802, les lignes suivantes font entrevoir un sacrifice, un désistement qui lui est demandé par son chef hiérarchique, dans une lettre de sa sœur, et qu'il accueille avec une soumission et un respect religieux sous lesquels transpire une secrète blessure : " J'ai reçu, comme des mains de la divine Providence, ce qu'il a plu à Monseigneur d'ordonner de moi. Bien des choses me décourageaient ici qui me faisaient regarder comme impraticable la poursuite de la carrière que j'ai commencée. Mes craintes ne sont pas encore dissipées ; mais il suffit que vous m'ayez fait entendre là-dessus la volonté de celui à qui je dois obéir, pour que j'accepte sans beaucoup de peine, je crois, l'humiliation qui me reviendra d'avoir entrepris une chose au delà de mes forces. Et je m'en retournerai à Aix où je m'occuperai comme je vous l'ai marqué. " Une chose cependant m'affligerait, ce serait de ne pas achever, faute de temps, le bien que j'ai commencé à faire ici pour nos Sociétés, sous d'assez heureux auspices II
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faudrait pour cela que je différasse de quelques semaines mon retour à Aix, et que je demeurasse ici avec l'agrément de Monsieur votre frère, mais à mes frais. „ C'était à la discrète et douce intervention de la sœur qu'il s'en remettait pour obtenir celte prorogation. Lorsqu'après deux autres retraites prêchées à Toulon, le Père revint à Aix, veille de l'Epiphanie 1803, il y trouva avec bonheur toute une petite colonie d'âmes ferventes qui se préparaient à faire l'acte de consécration. C'étaient des germes de vocation qu'avaient fait éclore et fructifier les entretiens de Melle de Cicé. Ces postulantes étaient même en nombre assez grand pour qu'il y eût lieu, pensèrent-elles, à former un établissement analogue à celui de Paris et de Saint-Malo. L'Archevêque, non-seulement refusa l'autorisation, mais retira toutes les permissions précédentes 8 jusqu'à ce qu'il eut examiné la cbose plus à fond,promettant du reste que, s'il lui trouvait des bases solides, il l'appuierait de tout son pouvoir „. La yérité-£st que les récentes mesures du gouvernement consulaire contre les Congrégations paralysaient les vouloirs timides de l'Evêque-fonctionnaire enchaîné à ceux des pouvoirs publics. La Société des fils du Père de Clorivière était particulièrement visée. En septembre 1802, M. Portalis, secrétaire d'Etat, chargé des Cultes, avait, dans un Rapport au premier Consul, signalé précisément l'existence illégale de deux associations dont l'une était la Société du Cœur de Jésus, appelée aussi, disait le Rapport, Société des Pères de la foi, ou bien des Adorateurs de Jésus, ou des Paccanaristes. Le 25 janvier suivant, 1803, une circulaire du même ministre aux Evêques " déclarait illicite et dissoute de fait toute corporation séculière ou régulière qui n'était point
MENACES AUX CONGRÉGATIONS
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formellement autorisée, sans que leur but tout religieux pût couvrir l'irrégularité de leur existence. „ Mais une association telle que celle des Prêtres du Sacré-Cœur de Jésus, n'ayant point la vie commune, la propriété corporative, l'établissement congréganiste, tombait-elle sous le coup de la circulaire ministérielle ? Le Père de Clorivière en exprima son doute à l'Archevêque, qui s'en tenait toujours pratiquement à sa précédente réponse évasive et dilatoire. La discussion fut fort courtoise de part et d'autre, mais finalement stérile. Un court Mémoire, présenté deux jours après, dans lequel toutes les objections étaient réfutées, obtint plus de succès. Mgr de Cicé s'en déclara satisfait, et promit d'en parler à M. Portalis. 11 tint parole, et ses explications sauvèrent, il le crut du moins, les deux Sociétés de la proscription qui frappa, l'année suivante, plusieurs congrégations moins abritées contre ces coups. Quant à présent, voyant s'écouler les semaines et les mois, sans que fussent levées les barrières posées par l'Archevêque, le Père de Clorivière estima que sa situation auprès de sa Grandeur était aussi anormale qu'elle était pénible. Il crut devoir la faire cesser, en fixant son départ au mois de septembre, après un peu plus d'un an de séjour en Provence. Le Père fit de son retour une longue tournée pastorale par les villes de France où sa double famille religieuse avait des foyers ou des berceaux. Besançon fut sa première étape. Là, à côté d'excellents prêtres tels que MM. Bacoffe, Vielle, d'Aubonne, Chaffoy, Pochard, Barbe! enet, qui consolaient cette Eglise de la perte de cinq cents de leurs frères morts dans l'exil ou sur l'échafaud, Adélaïde de Cicé — ig.
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LE SUPÉRIEUR VISITEUR
fleurissait une branche pleine de sève de la Société des Filles de Marie, sous la direction de Melle d'Esterno. On se souvient de cette admirable femme qu'en 97 MeUe de Cicé avait appelée auprès d'elle, rue Cassette, où elle l'avait initiée à toutes les profondeurs, élévations et délicatesses de la vie spirituelle. En la rendant à sa Franche-Comté et à sa vie de bonnes œuvres, dans ce grand éloignement, elle l'avait " remise à la direction du Seigneur écouté docilement, suivi fidèlement, servi amoureusement. C'est la meilleure direction, et la plus sûre. Quand Dieu nous prive de guide, c'est qu'il veut le devenir lui-même. „ Nous avons lu cet adieu. Le Père visiteur arrivé à Besançon rendit compte à MeIle de Cicé des progrès en sainteté et en charité de cette admirable mère des pauvres et épouse de JésusChrist, comme elle. Elle venait de retrouver ses frères rentrés de l'émigration. Elle s'était dessaisie en leur faveur des biens qu'elle leur avait sauvés ou rachetés de la confiscation. Pour elle, elle n'avait gardé que la part destinée à une seconde famille : celle des petits enfants délaissés, qui se rassemblaient autour d'elle et l'appelaient leur mère. Là encore, Mme Jacoulet, une autre Fille de Marie, inaugurait, à la tête de son modeste pensionnat ou ouvroir de jeunes filles, ce qui devait s'appeler La sainte famille, instituée pour la formation des maîtresses d'école, une des œuvres les plus chères à la Société. Le Père visiteur venait leur apporter, avec ses instructions, le souvenir et les lettres de Me,le de Cicé. Il lui avait écrit de Besançon, 28 septembre 1803 : " Je suis arrivé hier soir à 3 heures. A la descente de la voiture, j'ai trouvé MeUe d'Esterno, et son amie Mme Chifiïet qui habite la maison voisine. Elles m'ont fait l'accueil le plus gra-
VISITE A BESANÇON, ET L'EST
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cieux. Melle d'Esterno est toujours telle que vous la connaissez ; votre lettre lui a fait grand plaisir. Mme Chifflet parait aussi bien estimable. Mme de Goesbriand, à qui j'ai remis votre lettre, est chez elle, et se porte bien, ainsi que ses deux amies. Toutes trois ont été bien empressées de recevoir de vos nouvelles, et auraient bien souhaité vous voir au milieu d'elles. Tout, grâce à Dieu, va bien ; et il y a ici beaucoup de piété, quoiqu'on y soit bien dans la souffrance. „ Mais pour elle, que va-t-elle faire et devenir à Aix ; et qu'en sera-t-il de son séjour en Provence ? C'est à la constance, mais aussi à la prudence qu'il l'exhorte, dans la situation délicate qui lui est faite près de son frère : " Pour vous, ma chère Fille, animez-vous à une grande confiance en Dieu qui règle, comme il lui plaît, tous les événements de la vie pour le bien de ceux qui veulent être sincèrement à Lui, et ne vivre que pour l'aimer et le faire aimer de tout le monde. Soyez constante et courageuse ! Mais que cette constance et ce courage soient réglées par la prudence. Ne précipitez rien. Il vaut mieux attendre avec patience et douceur que de rien rompre, en se hâtant. Vous avez de bonnes raisons à alléguer ; mais il faut au moins qu'on paraisse les goûter „. Le Père de Clorivière avait quitté la Franche-Comté. Après une rapide apparition à Paris, le missionnaire, se portant vers le Centre et l'Ouest,vit Orléans qui lui fournit un prêtre et plusieurs Filles de Marie. A Tours, Mgr de Boisgelin favorisa et bénit ses recrues. A Poitiers, la merveille qu'il signale, dans le monde des bonnes œuvres, est une Fille de Marie qui a sollicité comme une grâce l'honneur de lui donner l'hospitalité pendant ces quelques jours.
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LE SUPÉRIEUR VISITEUR
Melle Gauffreau n'occupait aucun rang à Poitiers, mais tout Poitiers la connaissait. C'était elle qui, aux mauvais jours, n'avait cessé d'ouvrir un refuge à tous les prêtres proscrits, les servant avec la sollicitude d'une mère et le respect d'une religieuse ; pourvoyant à leur sûreté au dehors comme à leurs besoins au dedans ; organisant l'assistance et la sécurité à côté et à rencontre de l'espionnage et de la délation. Ne l'appelait-on pas " la mère des prêtres ? „ Elle l'était aujourd'hui de tous les souffrants du pays ; c'était devenu son emploi propre que la garde des malades : " On dirait, en vérité, qu'on ne peut mourir sans moi, disait-elle au Père, avec une douce candeur. — Le monde d'aujourd'hui se fait peur des morts et des mourants. On vient me chercher, j'y accours panser leurs maux, les aider à mourir, et placer leurs pauvres corps dans leur dernière demeure. Mon Père, en tout cela, j'ai pris le parti de marcher eu toute simplicité. Je me rends dans les maisons, je me confonds avec les gens de service ; et, quand mon ouvrage est fait, je me retire sans mot dire. On commence partout par y être au fait, et on m'emploie sans façon comme une personne qui est aux gages de tout le monde. J'ai trouvé que cette manière de faire ôtait beaucoup de prise à l'orgueil ; et j'en bénis le Seigneur „. D'ailleurs, pieuse autant que bonne, tendre à JésusChrist comme secourable à tout prochain, délicate de sentiments non moins que riche de dévouement, la modeste Poitevine était signalée par son hôte à MelIe de Cicé comme étant, soit dans sa vie intérieure, soit dans sa vie extérieure, un parfait exemplaire de la Fille du Cœur de Marie. Le missionnaire allait poursuivre sa tournée par Angers et Nantes, pour rentrer par là dans sa chère Bretagne,
RETOUR DE Melle
A PARIS
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lorsqu'il céda aux instances qui le rappelaient à Paris où il arriva à la fin de Janvier 1804. Melle de Cicé l'y avait précédé et espéré depuis le mois d'octobre. L'irrésolution de l'Archevêque et son opposition sourde à l'établissement des deux sociétés lui avaient été une trop longue épreuve. Sa place n'était pas là. Mais, d'autre part, rentrer à Paris n'était-ce pas aller au devant du péril et de la souffrance ? Son frère ne manqua pas sans doute de le lui faire observer, afin de la retenir. Mais le Père, qui l'avait avertie d'agir avec prudence et d'éviter une rupture, lui avait en même temps recommandé le courage et la générosité. Elle prit finalement le parti du sacrifice, qu'elle reconnut être le vrai devoir ; et elle partit. C'est à son retour, ou du moins à cette époque de sa vie, que nous croyons pouvoir placer plus vraisemblablement une retraite qu'elle s'en fut faire d'elle-même à la Trappe, avant de reprendre sa chaine. La lettre non datée du Père de Clorivière, qui en fait mention, est écrite au lendemain d'une tournée dont il est dit : " Partout où j'ai été, vous étiez bien désirée „. Cet éloignement explique la difficulté où elle fut de le consulter sur ce dessein qui naquit spontanément de son attrait pour la solitude et le silence, au lendemain des difficultés de sa vie de Provence. Or, à cette époque, l'ordre cistercien commençait à rentrer en France sous la conduite de Dom Augustin de Lestrange, et à se reconstituer dans l'ombre. Les Trappistines de Valenton, près Paris, reprenaient possession de leur monastère, sous la conduite d'une bretonne, M1Ile de Chateaubriand (Mère des Séraphins), avec laquelle le Père de Clorivière, et sans doute Melie de Cicé, étaient en relation déjà ancienne. N'est-il pas dès lors
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PARIS. A LA TRAPPE
présumable que c'est là qu'elle vint se cacher et se refaire dans la retraite ? Voici comment, un 14 mai, sans date d'année, en parle une lettre du Père : " Je ne comptais pas vous parler de votre retraite à La Trappe, mais la franchise demande que je le fasse. A Dieu ne plaise, ma chère Fille, que ce soit pour vous le reprocher. Je suis persuadé que vous l'avez fait en croyant agir par l'esprit de Dieu. Ainsi, loin de l'offenser, vous avez plutôt mérité en cela. Mais je crains que, vu votre état présent, cela ne vous soit plus nuisible qu'utile, vous sentant actuellement de l'éloignement pour les soins que le Seigneur demande de vous, et dont vous vous croyez incapable. „ 8 Jamais ma chère Fille, je n'ai désiré plus ardemment et je n'ai demandé de meilleur cœur au Seigneur qu'il me fit la grâce de porter à votre âme des paroles de consolation, dont vous avez plus besoin que jamais. „ Et il la rassure contre la crainte qu'elle a d'elle-même, crainte d'offenser Dieu et de nuire à son œuvre, par l'insuffisance de ses facultés et de son peu de vertu. Nous verrons ce sentiment s'accroître, et devenir impérieux à ce point qu'elle voudra se démettre. " Il n'y a rien maintenant à redouter pour vous, quelque chose qui arrive. Et d'ailleurs que pouvez-vous craindre ici ? Dieu ne vous a-t-il pas donné, ainsi qu'à moi, assez de marques de sa bonté paternelle ? „ Mais son passage par La Trappe avait gravement débilité son tempérament, déjà si frêle. " Dieu veut qu'à présent vous songiez tout de bon à rétablir votre santé, non par des médicaments, mais par un bon régime. Cherchez un peu à vous distraire ; et, pour le faire utilement, commencez à voir de nouveau vos filles, tantôt l'une,tantôt l'autre. Vous pourriez même écrire avec dis-
PERQUISITIONS POLICIÈRES
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crétion, pour la consolation des absents. Partout où j'ai été,vous étiez bien désirée ; et l'on a bien prié pour vous ! MeUe de Cicé n'était nulle part plus désirée qu'à Paris. Ce fut un grand bonheur de l'y revoir ; " J'étais chez Mme Carcado quand elle arriva, rapporte Mme de Saisseval. On ne peut peindre la joie qui éclata dans ce moment. Je lui étais alors encore bien étrangère, ne l'ayant vue précédemment que quelques minutes, lors de son départ pour la Provence. Mais son air de bonté lui gagnait tout le monde. „ Cette joie fut de peu de durée. Mademoiselle en effet tomba malade. " Rien n'est plus grand que de souffrir. Acceptons tout avec une pleine et parfaite résignation : Dieu seul ! „ Celui qui lui écrivait ainsi de la souffrance, voyait dans ce même temps fondre sur lui l'orage qui allait briser sa vie, sans ébranler son âme. Le séjour en Provence du Père de Clorivière ne l'avait pas sauvé des perquisitions de la police de Fouché. Dès le 28 germinal an XII. avril 1903, mandat avait été donné par le Ministre de la justice au général Moncey, inspecteur de la gendarmerie nationale, d'adresser des ordres pour l'arrestation de Clorivière, dès son retour à Aix, où l'on croyait qu'il allait rentrer pour la prédication d'un jubilé en mai. Il fut répondu que " ces ordres transmis exactement au chef d'escadron Boisseroles avaient été exécutés diligemment. „ Le 6 floréal, le préfet de police informé fit savoir au ministre que " des recherches continues sur cet homme d'un fanatisme dangereux, il résultait qu'il venait, de quitter Aix, mais en laissant sa nouvelle adresse qu'avait surprise un agent : " Rivière, prêtre, maison des Frères, rue Notre Dame, à Paris „.— Ou encore,seconde adresse :
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PARIS. DOUBLES PERQUISITIONS
" Chez Mme Guillemain, veuve, rue Mézières, n° 909. Paris. " Il me paraît évident, mandait le préfet, qu'en faisant surveiller avec attention l'une et l'autre de ces maisons, ainsi que celle de MeIle de Cicé, on pourra s'assurer de la personne de Clos Rivière. Les motifs les plus pressants doivent faire effectuer son arrestation „. Ces pressants motifs étaient, qu'en ces mêmes mois de 1804,s'ourdissait à Paris, entre le vendéen royaliste Georges Cadoudal, Moreau, Pichegru, et les deux frères Polignac, le complot de l'enlèvement à main armée du premier Consul et la proclamation de Louis XVIII. La police, au courant de cette conspiration, la rattachait à l'attentat antérieur du 3 nivôse, ramenant ainsi l'attention sur les noms soupçonnés de connivence ou de complicité dans cette affaire. Le nom et le sort de MelIe de Cicé étaient connexes à ceux du Père de Clorivière, dans la pensée de Fouché, qui, le 14 floréal, an XII, ordonne au préfet l'arrestation de l'un pour parvenir à celle de l'autre : " L'exécution de l'ordre pour l'arrestation de la Demoiselle de Cicé est subordonnée aux mesures que vous avez dû prendre pour vous assurer de la personne de Clorivière. „ Deux jours après, le Préfet répondait au citoyen Grand Juge, Ministre de la justice,qu'il était obéi : " Je suis parvenu à découvrir la retraite de la Delle de Cicé. On s'est présenté chez elle ce matin ; mais on l'a trouvée malade dangereusement et hors d'état d'être transportée, ainsi que l'ont déclaré les citoyens Jussieu et Marmier, médecins qui la soignent en ce moment, et qui étaient près d'elle. J'ai fait saisir ses papiers et donné l'ordre à un agent de rester près d'elle en attendant votre décision. „ La lettre se termine par cette grave annonce : " L'abbé
L'ARRESTATION
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Clos Rivière a été arrêté ce matin. Je m'occupe de son interrogatoire et de l'examen de ses papiers. „ Le 27 floréal, ordre est donné au préfet de Police de faire promptement connaître le contenu des lettres de Melie de Cicé : " Si son état ne permet pas son transport dans une maison de détention, elle devra continuer de rester chez elle. Mais dans ce cas, il conviendra de la surveiller avec soin „. Le 3 prairial, le même magistrat adresse " à son cher collègue „ copie du procès-verbal du commissaire de la division du Luxembourg. Il y est constaté " qu'il ne s'est absolument rien trouvé dans les papiers de la Demoiselle de Cicé qui méritât l'attention de la police ; qu'en conséquence ces lettres et papiers concernant des œuvres de piété lui ont été laissés ; et que la Demoiselle est dans un tel état de maladie et de faiblesse qu'elle n'a pu même signer le dit procès-verbal. — " Je l'ai en conséquence laissée à son domicile, où je la surveille. — Dubois „. Le citoyen L. Devos, inspecteur surnuméraire de police, chargé de la garde de la dite Demoiselle a reçu l'ordre de se retirer (1).
(1) Archives nationales, an XII. — B — Police secrète 3e Division n° 5588 ; six pièces. — Lettre du 28 germinal, an XII. — Inspection gale de la Gendarmerie, Bureau secret bb. — Lettre du 14 floréal, an XII.— Le Grand Juge au préfet de Police B1. — Lettre du 16 floréal. Le Préfet de Police, conseiller d'Etat au Grand Juge B2. — Lettre du 27 floréal. Le Conseiller d'Etat etc. au Conseiller Préfet de Police. B5 — Lettre du 3 prairial. Le Préfet de Police au Conseiller d'Etat B4. — Lettre du 29 floréal. Charles Dubanel, commissaire de la division du Luxembourg B5.
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L'ARRESTATION DU P. DE CLORIVIÈRE
Ce fut le 5 mai 1804, jour consacré au saint pape Pie V, que l'abbé de Clorivière fut arrêté à son domicile de la rue Notre Dame des Champs et conduit à la Préfecture de police, pour y être interrogé par le Préfet de Police, pendant que les papiers étaient soumis au plus minutieux et rigoureux examen. " Après quoi, j'ai fait déposer cet individu à la Force „ écrit le citoyen Dubois, 18 floréal an XII de la République une et indivisible. Un mois après, 19 juin, les détenus politiques impliqués dans l'affaire de la conspiration de Georges Cadondal, au nombre de dix-neuf, furent condamnés à la peine de mort, et exécutés le 24. Il nous faut assister maintenant à l'interrogatoire et au long emprisonnement d'une grande victime.
CHAPITRE SEIZIEME
Procès et Prison du P. de Clorivière. L'Interrogatoire — La prison du Temple — Visitas ! — l'Hostie ! — Charité et Démarches de Meiu de Cicé — Faveurs de Pie Vil — L'humble Démissionnaire — Réconfort et soumission - Le Devoir et l'action. 1804-1805. Les perquisitions opérées au domicile du Père de Clorivière, non plus que l'examen minutieux de ses papiers, suivi d'un premier interrogatoire par M. Bertrand, chef de la première division de la police, n'avaient amené aucun document ou renseignement à sa charge, au sujet de l'attentat de la machine infernale 8 Je n'ai eu à répondre, rapporte le Père, qu'une seule chose, qui est très véritable, savoir : Je n'ai eu connaissance de l'affaire que par la voix publique. Les autres interrogatoires n'ont roulé que sur mes papiers, dans lesquels on n'a rien trouvé à redire. Ce n'est qu'au dernier qu'on m'a parlé de l'Association. On ne m'a fait aucune question sur les membres de nos Sociétés. Quand on l'aurait fait, j'aurais su répondre, sans nommer personne. On m'a plusieurs fois demandé si je recevais le Concordat ? Et, chaque fois, on a paru étonné de ce que je répondais avec assurance que je le recevais de tout mon cœur. A la fin du dernier interrogatoire, M.Bertrand m'a dit qu'il se lavait les mains de
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PROCÈS DU P. DE CLORIVIÈRE
tout cela, que l'ordre de m'arrêter venait de plus haut, et non pas de la Préfecture de Police. „ Ces dernières paroles expliquent assez les rigueurs qui suivirent. Ces ordres venus de haut voulaient que, coupable ou non, ce dangereux et influent inculpé fut enfermé. Et à cette volonté personne ne résistait. L'interrogatoire du Préfet de police, sur le même objet, 15 floréal (5 mai), envoyé par lui au ministère de la justice, était précédé de cette lettre ; " Je suis parvenu, mon cher collègue, à découvrir la retraite de l'abbé Picot Clos Rivière qui fait l'objet de votre lettre du 6 de ce mois ; et qui fut signalé, au 3 nivôse, an IX, comme ayant été conduit dans la soirée du même jour, et après l'attentat, par son neveu Limoëlan, chez la femme Lesguilloux, rue des Prouvaires, où il confessa le nommé Saint-Régent, qui venait de mettre le feu à la machine infernale. " Sur toutes les autres questions qui lui ont été faites cet individu s'est retranché dans les dénégations les plus absolues. Je vous envoie copie de l'interrogatoire que je lui ai fait subik. " Ses papiers, qui sont très nombreux, et qui ont été examinés avec très grand soin, n'ont rien présenté qui pût fixer l'attention de la Police, à l'exception d'une Association mystérieuse du Sacré-Cœur de Jésus et de Marie, sur laquelle il m'a paru s'expliquer assez clairement: association dont les bases ou les règlements imprimés se sont trouvés dans les dits papiers, que je vous adresse également. — Signé Dubois. Ce qui pour le perquisiteur ressort de l'examen de ces pièces, dans le compte-rendu qu'il en fait, c'est l'autorité qu'exerce Clorivière, la vénération dont il est entouré, l'absolue confiance qu'il inspire à l'une et l'autre société qui le reconnaissent pour père : " Dans ces lettres,
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qui vont de 1782 à ces dernières années jusqu'à 1804, est-il rapporté, tout témoigne en faveur de Clorivière la déférence la plus absolue et la soumission la plus entière. Ces sentiments vont jusqu'à la vénération. On ne conçoit d'autre bonheur que celui de le posséder et d'être dirigé par lui ; d'autres consolations que celles qu'il répand, de choses bien faites que celles qu'il approuve. Il est consulté sur la moindre démarche ; on lui demande des éclaircissements sur tous les doutes. L'obéissance à ses avis ne trouve aucun obstacle. Cette dernière vertu est une des conditions les plus expresses du règlement qui constitue ces sociétés. Il la regarde lui-même comme si essentielle qu'il n'hésite pas à déclarer à un novice, en qui d'ailleurs il reconnaît beaucoup de mérites puisqu'il le croit fait pour obtenir un jour les premières dignités dans l'Eglise, que sa conduite étant trop peu conforme à l'obéissance, il en résulte que son esprit n'est pas propre à la société, et qu'il est plutôt appelé à un autre état dans lequel cette vertu n'est pas aussi nécessaire ni pratiquée au même degré. „ L'interrogatoire, tel qu'il est adressé au ministre porte donc exclusivement sur les affaires politiques. Aux questions préliminaires d'usage Pierre Joseph Picot de Clos Rivière répond qu'il est né à Saint-Malo, qu'il a 68 ans, et qu'il est prêtre. Le magistrat continue : Quelle est votre profession, et votre emploi particulier dans le culte ? Rép.— J'ai été et je suis encore Jésuite. Je ne me donne point cette qualité, parce que les Jésuites ne sont pas encore reconnus en France. J'ai été envoyé dans les missions en Angleterre, d'où, en 1766 ou 67, je suis revenu en France. Présentement je reviens d'Aix où je donnais des missions.
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D. — Vous étiez à Paris à la date du 3 nivôse. Où demeuriez-vous alors ? R. — Oui j'étais à Paris, à l'époque du 3 nivôse. Je demeurais chez des personnes pieuses, que je ne veux pas nommer dans la crainte de les compromettre. D. — Quelles sont ces personnes ; et quel motif vous portait à vous cacher ? R — Encore une fois, je ne vous les nommerai pas. Je me cachais parce qu'au 3 nivôse c'étaient les Jacobins qui faisaient tout encore. Et moi et bien d'autres nous avions des motifs de les redouter. „ D. — A cette époque n'étiez-vous point logé rue Notre Dame des champs, proche de Melle de Cicé ? R. — Je n'en dirai pas davantage. Je répondrai pour ce qui me regarde, mais point pour ce qui regarde les autres. Le Préfet de Police n'insiste pas ; et il vient tout de suite à la visite faite par le prêtre au criminel SaintRégenl: D.—- Où avez-vous couché, la nuit du 2 au 3 et du 3 au 4 nivôse, an IX ? R.— J'ai dit la messe deminuiLmais je ne citerai point en quel endroit. C'était la nuit du 3 au 4 nivôse. D. — Vous étiez alors avec Limoëlan, votre neveu ? R. — Je n'étais pas avec lui, et je ne le voyais pas habituellement. D. — Où le voyiez-vous ? R. — Je ne le dirai pas. D.— Dans la soirée du 3 au 4 nivôse an IX, votre neveu Limoëlan n'est-il pas venu vous chercher pour confesser quelqu'un, rue des Prouvaires, chez un courrier de la malle nommé Leguilloux ? R. — Je répondrai à cela quand je pourrai le faire sans crainte de compromettre personne. — Puis un instant
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après, sacerdotalement : " Ce ne serait pas d'ailleurs un crime d'avoir prêté mon ministère, dans un temps ou en un lieu quelconque, à un individu que je n'aurais jamais vu, mais qui en danger de mort, faisait appel à un prêtre. Que si m'y rendre était m'exposer à un péril, c'était donc faire acte d'héroïsme ; et je ne vois pas comment on pourrait m'en faire un sujet de reproche ? D. — Vous connaissiez parfaitement l'individu que vous êtes allé confesser ; vous l'avez vu plusieurs fois ? R, — Jamais je ne l'avais vu ; jamais et nulle part je ne l'avais connu ; et on ne m'avait pas même dit. son nom. D. — Cet individu se plaignait de souffrir beaucoup, et il vomissait du sang ? R. — C'est ce que je ne puis assurer, car je ne l'ai pas su. L'interrogatoire passe de Saint-Régent à Carbon, sur le fait de l'asile procuré au criminel par Mademoiselle de Cicé. Le Procès verbal se borne à relater deux courtes questions et réponses, celles-ci : D. — Vous connaissiez aussi le nommé Carbon, dit " le petit Français ? „ R. — Jamais ni vu, ni connu, ni entendu son nom, que plus tard dans les journaux. D. — Cependant, c'est vous qui avez engagé la Delle de Cicé à lui chercher et à lui procurer un asile... L'accusé répond : " Je n'ai été lié sous aucun rapport avec ces messieurs-là ; je ne les ai pas vus. J'assure que cela ne fut pas ainsi. „ Sur cette brève réponse, volontairement évasive et qui coupait court à toute insistance, le Préfet comprit, comme le constate ailleurs son Rapport au ministre, que " Clos Rivière se retranchait dans un système de défense
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PROCÈS DU P. DE CL0R1V1ÈRE
qui rendait difficile de lui arracher quelque éclaircissement. ,, L'éclaircissement fut fourni, en partie du moins par l'accusé, mais plus tard,lorsqu'était écarté le péril de faire d'autre victime que lui. Il était encore prisonnier au Temple, lorsqu'en 1807, il eut sur ce sujet avec le secrétaire de la police, M. Desmarets, un entretien dont lui-même a rendu compte, en ces termes plus explicites que la brève réponse du 5 mai : "Je déclarai au Préfet de Police,écrit-il, — il parle de 1804 — que je n'avais ni vu ni connu Carbon, mais que, n'ayant aucun soupçon sur son compte, il est très possible que, sur ce qu'on m'en a dit, je me sois intéressé à lui, et que je l'aie recommandé à d'autres. Quand je serais l'homme qui aurait conseillé une bonne œuvre, une œuvre de charité, cela n'aurait rien qui fût contre moi. — Mais, m'a dit M. le Secrétaire général, cela avait de quoi éveiller des soupçons ? — Cela peut être vrai, mais ils étaient sans fondement. J'ai toujours dit et je dis encore que je n'ai su cette affaire que par la voix publique ; que je n'ai vu, ni connu aucun des prévenus ; que je n'ai écrit à aucun d'eux ; qu'on avait en main mes lettres et mes papiers ; qu'il ne s'y était rien trouvé à ma charge ; que jamais on n'avait rien produit qui favorisât ce soupçon. - Le secrétaire de la police en est convenu (1). L'interrogatoire avait argué de sa fuite précipitée de Paris, après l'attentat de nivôse, pour en conclure ou présumer sa complicité. Le prévenu déclara que, par là, il avait simplement voulu pourvoir à sa sûreté : (1)
P. TERRIEN.
410,note.
Hist. du Père de Clorivière.IAxre
.Chap.
IV
IV.
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" J'ai quitté Paris par la crainte d'y être arrêté, parce que je connaissais des personnes qui l'étaient. Je veux parler de Meiie de Cicé et de Mme de Gouyon, et de ses filles, qui sont toutes personnes pieuses que je respecte infiniment „. Il ne restait à la charge du Père, si c'en est une, que son affectueux intérêt pour le jeune de Limoëlan, son neveu. Mais cela n'impliquait de sa part aucune solidarité.Et on aime à l'entendre s'en dégager entièrement,dans cette lettre postérieure au ministre de la justice lui-même: "Je n'ai à me justifier d'aucun délit. On n'en a produit, ni pu produire aucun contre moi. Le soupçon qu'on eut que j'avais quelque connaissance de l'affreux complot n'étant fondé que sur les liaisons de parenté que j'ai avec un de ceux qui sont présumés ou trouvés coupables, il suffit pour le dissiper qu'on sache et que j'atteste, comme je le fais devant Dieu ; - Que je n'ai rien su du complot ; et que je n'en eus connaissance que par la voix publique et seulement après son exécution. — Que j'ai frémi en l'apprenant. — Que si mon neveu a eu le malheur de tremper dans cette horrible affaire, il me l'a laissé tout à fait ignorer. — Que je le voyais bien rarement ; et peut-être jamais sans lui parler de la soumission qu'on doit au gouvernement actuel. — Enfin que je n'ai rien su, ni connu aucun de ceux qui ont été traduits en jugement pour cette affaire. Que je ne leur ai ni parlé, ni écrit, ni eu avec eux aucune relation.Cela répond et obvie à tout ; et je ne crois pas, après cela, qu'il puisse rester à qui que ce soit aucune apparence de soupçon à cet égard. „ Suffisamment disculpé d'avoir protégé et aidé un coupable, le Père de Clorivière, non plus que Mel,e de Cicé, ne se défendait d'avoir été secourable à un malheureux dont Adélaïde de Cicé — 20
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il ne connaissait que le pressant besoin. Si les choses ne s'étaient point passées ainsi que l'avait présenté l'interrogatoire, il se pouvait qu'elles se fussent passées de la manière fort innocente dont il ne se défend pas dans son entretien de prison avec M. Desmarets. L'opinion la mieux informée à ce sujet se prononça dans ce sens. Une note de M. Bellart, trouvée dans ses papiers, affirme que le Père fut l'introducteur dont MM' de Cicé refusait de lui livrer le nom. Dans quelques circonstances et en quelque manière ? Nul ne le saura jamais. Mme de Saisseval affirme également le fait, d'après les conversations d'elle recueillies à Mantes par Mme de Falaiseau. Enfin, et par dessus tout, cette parole proférée par le prisonnier du Temple, le jour de son élargissement, quand parlant de la sainte mère aux deux dames qui le ramenaient chez lui : " Quelle reconnaissance ne dois-je pas à sa courageuse discrétion,à laquelle j'ai dû la vie, au risque de la sienne ! „ L'Interrogatoire du 5 mai se ferma sur la réponse et la question suivantes : " Quelle est la société dont vous êtes Directeur ?—C'est la Société du Sacré Cœur de Jésus pour les hommes veufs ou non mariés, et la Société du SaintCœur de Marie pour les filles ou veuves. Association non claustrale ; Société sans bien collectif de quelque nature que ce soit. Il y a, à peu près, dans la société des hommes, une trentaine de membres (ayant fait profession). Au surplus ce n'est encore qu'un projet, dont vous trouverez un aperçu dans mes papiers ; mais rien n'est encore organisé ; et pour l'être, nous prendrons l'assentiment de M. le Cardinal Légat. Le Souverain Pontife en a déjà connaissance. „ Tout faisait croire qu'à la suite de cet interrogatoire
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le vénérable prévenu, disculpé sur tous les points " allait être acquitté et renvoyé, sans jugement ni examen ultérieurs „. Ce sont ses propres expressions. Sa détention fut maintenue, sans qu'il put obtenir qu'on lui en dît les raisons. Il n'y en avait pas d'autres que celle-ci, échappée à l'inspecteur de police Bertrand : " Les ordres sont venus de plus haut „. Après un court séjour à La Force, le Père de Clorivière fut dirigé sur le Temple, devenu prison d'Etat. Il paraît, d'après Mm<: de Saisseval, que la chambre qui lui fut donnée était celle-là même qu'avait occupée Louis XVI. On sait de quel drame de douleur et d'horreur ces murs rappelaient le souvenir et reproduisaient l'image. Et l'on devine l'impression que dut ressentir de ce séjour et habitation cette âme profonde. Le Père de Clorivière ne devait sortir de là qu'après plus de quatre ans d'une captivité, prolongée encore par plus d'une année d'internement dans une maison de santé. C'est durant cette période que, tout en prenant le plus possible les avis du captif pour elle et pour les autres, MelIe de Cicé, laissée davantage à son action propre, nous apparaît de plus en plus supérieure et mère, autant que le lui permet la dure surveillance qui l'entrave. On lit dans les souvenirs de Mme de Saisseval : " Aussitôt que Melle de Cicé eut connaissance de l'arrestation du Père de Clorivière, elle réunit son Conseil qui se composait de Mme de Carcado, MeIles Deshayes, d'Acosta,Adenis, Poiloup, de Mmes Guillemain, de Gramont, de ClermontTonnerre, et de moi. Après nous avoir recommandé un redoublement de prières, de prudence et de discrétion — car elle-même restait toujours sous la surveillance de la police elle désigna Mme de Carcado pour être seule
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chargée des rapports avec le P. de Clorivière, pendant son incarcération. Quant à elle, elle garderait uniquement pour soi le secret de ce qu'elle confierait aux unes et aux autres, sans qu'il nous fut permis d'en conférer ensemble „. C'était bien d'une supérieure. " Après les premiers jours de sa détention, ceux du strict secret, le Père put recevoir les visites de Madame de Carcado, confirment les Souvenirs. A force de démarches faites isolément, pour ne laisser soupçonner aucune affiliation entre nous, on était parvenu à lui obtenir un laisser-passer pour deux fois la semaine. La fidèle Laurence Paumier, dès qu'elle avait appris l'arrestation du Père, était accourue de Bretagne ; et c'était elle qui accompagnait d'ordinaire Mme de Carcado dans ses visites. Elle était quelquefois remplacée par une autre courageuse Fille de Marie, Mademoiselle Anger. Ces deux braves filles apportaient à la prison du Temple tout ce qui était nécessaire pour l'entretien et la nourriture du captif. Leur charité se concertait avec celle d'une vieille tante, Mmo de Nermont, qui avait abrité la jeunesse de Pierre de Clorivière, étudiant à Paris. C'était elle qui alors l'avait mis en première relation avec les Pères Jésuites, ses proches voisins ; elle qui l'avait plus tard reçu dans sa maison de la rue Cassette, en face la rue Honoré Chevalier ; et elle qui aujourd'hui, cassée par les années, retrouvait encore l'ardeur de son jeune dévouement de seconde mère pour son vieil enfant malheureux. Mme de Saisseval continue : " C'est au parloir commun que Mme de Carcado était reçue par le Père, aux mêmes jours et heures que les visiteurs des autres prisonniers. Pressés à la grille les uns à côté des autres, en raison de leur grand nombre, éloignés des détenus par un second grillage qui les forçait de parler haut, au risque d'être
CHARITÉ DE SES FILLES
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entendus non seulement par le voisin, mais parfois par un secret espion de la police, les visiteurs, dont d'ailleurs les minutes d'audience étaient comptées, ne pouvaient avoir avec leurs visités aucune intimité de communication. On comprend d'après cela les difficultés qu'il y avait à transmettre au Père de Clorivière les choses concernant les affaires de la Société, et réciproquement ; car tout continuait à être soumis par la fondatrice au fondateur, et rien ne devait se faire qu'avec son assentiment. B C'était le grand intérêt du Père d'apprendre du moins que tout marchait bien, et marchait bien sans lui dans la petite Société, sous la conduite de celle qui en était la tête et le cœur.Dès juillet 1804,il lui en écrit ainsi : "Vous savez, ma chère fille, que rien ne m'intéresse davantage au monde. Ce qu'on m'en dit est consolant : et je prie le Seigneur de jeter un œil de bienveillance sur son petit troupeau. Aussi bien je ne me permettrais pas d'avoir à son sujet aucune inquiétude. Quant à moi je ne pourrais lui faire du bien qu'autant que le Seigneur voudrait se servir pour cela de mon ministère; et j'ai, quant à présent, l'assurance du contraire C'est son œuvre, il n'a pas besoin d'un bras de chair pour la soutenir et la faire fructifier ; et, s'il le veut, il peut à son gré susciter des instruments plus dignes de lui. „ 11 continue : " Les nouvelles qu'on m'a apportées d'une autre, m'ont fait plaisir. Elle a bu plus copieusement que moi dans le calice d'amertume ; et maintenant encore elle est bien dans la souffrance. C'est à elle que je veux à présent parler. Qu'elle ne doute point qu'elle ne soit une victime, dans laquelle se plaît le divin Amour. Elle n'a pas pour cela à faire beaucoup d'efforts : tout ce qu'il demande d'elle est un humble paisible et amoureux
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acquiescement à toutes ses volontés et sur elle-même et sur tout ce qui l'intéresse. „ Quelle est cette autre qu'il ne nomme pas, et qu'il est prudent de soustraire aux regards ? Point n'est besoin de le dire. Enfin, en juillet encore, dans une autre et plus longue lettre, répondant directement aux condoléances qu'elle lui adresse sur sa captivité : " Ce que je souffre, ma chère fille, est assez peu de chose. S'il plaisait au Seigneur de m'envoyer de plus grandes souffrances, comme j'en ai quelquefois la vue, il me donnerait, dans sa miséricorde, plus de grâces pour les supporter, non seulement avec patience, mais avec joie „. Puis, associant leur peine comme l'était leur cause : " 11 nous faut de la patience ; demandons-la réciproquement l'un pour l'autre. Cette croix nous est commune ; recevons-la de la main de notre Père. C'est lui qui nous l'envoie pour des desseins qui lui sont connus, et qui tous tendent à sa plus grande gloire, et au plus grand bien de ceux qu'il aime. Je ne puis en douter non plus que vous. „ Et ici tournant les yeux de sa fille vers le divin Victorieux du Calvaire : " Le divin Chef des élus a paru succomber sous les coups de ses ennemis ; ceux-ci ont triomphé ; et ses amis furent dans les larmes. Mais c'est en paraissant succomber qu'il est entré dans sa gloire, et qu'il a terrassé ses ennemis, et qu'il les a foulés pour toujours sous ses pieds. Quand nous serions traités de la même manière, aurions-nous à nous en plaindre ? Peut-il y avoir pour nous, même dans le ciel, de sort plus honorable que celui qui nous donne plus de ressemblance avec Jésus souffrant et humilié ? „ La privation la plus grande du prisonnier était celle
LETTRES DU PRISONNIER : L'HOSTIE
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de la Communion à Celui dont la visite venait autrefois consoler et transfigurer le cachot des martyrs. Melle de Cicé avait compris sa douleur. Elle et ses filles et compagnes s'ingénièrent à lui procurer secrètement ce divin bonheur. Il fut permis par l'Archevêque de Paris, et il devint possible à ses pieuses visiteuses de lui porter l'Hostie sainte, dans une mince pixide dissimulée parmi les provisions et linges qu'il recevait de leurs mains. " Mais rapporte Mme de Saisseval, le précieux panier devait auparavant passer par l'inspection des gardiens. On devine l'angoisse de Mmo de Carcado pendant cet examen ! Son calme sang-froid la tira de tout. On devine, dit encore Mme de Saisseval, avec quelle inquiétude Melle de Cicé attendait chaque fois le retour de son assistante ; et combien nous la partagions ! „ On lit dans une lettre de ce temps-là. août 1804 : " Le Seigneur adoucit bien mes croix, et m'aide à les porter avec joie „. Me),e de Cicé, sinon par elle-même trop suspecte, du moins par ses influenees,n'en travaillait pas moins à faire lever l'inique écrou du prisonnier.Elle fit intervenir l'évêque de Rennes, Mgr de Maillé : " J'en suis reconnaissant, répondit le captif, mais on est ici dans la persuasion qu'il y a à cet égard mesure générale,et que personne ne sortira qu'après Je couronnement de l'Empereur „. A toutes les recommandations, ce fier et droit caractère préféra celle de son bon droit. C'est directement au terrible Fouché que le captif adressa une lettre,justificative de sa conduite au sujet de l'affaire du 3 nivôse. C'était prendre le taureau par les cornes : " Monseigneur, lui écrivit-il, il y a maintenant un peu plus de trois mois que je suis en état d'arrestation „... Il en démontre l'injustice. Puis, ayant protesté une fois de plus de son adhésion
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au Concordat, de sa reconnaissance pour cet acte du Premier Consul, il conclut simplement : " D'après ce court, mais fidèle exposé, Monseigneur, je crois pouvoir attendre de votre justice et de votre bienveillance ma pleine et parfaite liberté „. Mgr d'Aviau, archevêque de Bordeaux, et M. Lalande, un ami du ministre, appuyèrent sa requête. Un Rapport fourni, sur leur demande,par le Préfet de police concluait ainsi : " Il est certain que toutes les préventions contre Clos-Rivière ne sont pas entièrement détruites. Cependant son grand âge, ses' infirmités, l'état d'indigence auquel il est réduit, et la détention même qu'il vient de subir sont des motifs d'indulgence qui se réunissent à la recommandation de M. Lalande et de M. l'Archevêque de Bordeaux. „ Au bas de cette pièce, en marge, on lit inscrit simplement de la main de Fouché : Ajourné. Le couronnement de l'Empereur, 2 décembre 1804, n'amena pas l'amnistie. Le Père ne veut pas qu'on l'en plaigne : " J'ai fait le sacrifice de ma liberté au Seigneur. Il est le maître de me la rendre, quand il lui plaira. „ Melle de Cicé ne se découragea pas. Non contente d'intéresser au sort du captif plusieurs des prélats venus à Paris pour le couronnement, elle conçut l'idée et le projet de faire intervenir le pape Pie VII lui-même auprès du nouveau couronné. Elle-même rédigea la supplique destinée au saint Père, dans ces termes où elle ne se cachait pas assez de l'édification qu'elle recevait des vertus du captif : " Pierre Picot de Clorivière, prêtre de la Compagnie de Jésus, âgé de soixante-neuf ans, humblement prosterné en esprit aux pieds de Sa Sainteté, implore sa protection pour avoir l'honneur d'aller s'y prosterner en réalité... Le vénérable prêtre a supporté
DÉMARCHES DE SES FILLES
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depuis sept mois sa captivité avec une paix et une résignation tout à fait édifiantes. Le sacrifice qu'il offre au Seigneur dans cette circonstance lui coûte plus que tous les autres.... etc. Le Père reçut cette pièce, la lut, fut touché de l'intention.Quant à la rédaction, elle lui déplut par le trop grand état qu'on y faisait de lui. Et, de sa bonne mais rude main, il en releva et biffa sans pitié les superlatifs, erreurs, exagérations et admirations. " Il est faux, y répond-il, 7 décembre, il est faux que mes chaînes sont plus pesantes depuis l'arrivée du Saint-Père. Il est faux que j'ai un si grand désir d'être admis à son audience. Il est faux que je sois le seul prêtre détenu au Temple. Enfin il est faux que le sacrifice que je fais de ma liberté se trouve aggravé par cette circonstance. „ La requête ne fut donc pas présentée. La raison secrète et discrète du Père était d'épargner au Pape, chargé d'autres plus graves soucis, l'ennui et l'affront d'un refus trop probable. En effet, une démarche toute spontanée du Saint-Père demeura sans effet : " Cela me fait voir,dit làdessus le prisonnier, que Dieu me veut où je suis. „ Et il se reprit à patienter, en souffrant : " D'autres détenus s'attendent à sortir prochainement, écrit-il, 4 janvier 1805. Pour moi je fais ici ma provision de bois, comme si j'étais assuré de passer ici une partie de la mauvaise saison. Pleine, parfaite et amoureuse résignation à tout. „ Melle de Cicé elle, ne se résigne pas si facilement à voir souffrir le vieillard. On la voit qui, avec la famille du captif, concerte des démarches personnelles à tenter auprès de Fouché. Mme de Virel, la nièce très chère, s'offre à voir le ministre. Mais ne va-t-elle pas encourir ainsi quelque
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LE PRISONNIER DU TEMPLE
détriment ou désagrément ? C'est le souci du vieil oncle : " Les démarches que fait Mine de Virel, écrit-il, sont fort convenables ; mais ne serait-il pas à craindre qu'elles ne lui fissent quelque tort, ou qu'on ne lui fît quelques questions captieuses ? Elle sait fort bien qu'elle doit ignorer tout ce qui pourrait porter préjudice à un tiers : mais cela exige de la circonspection. Dites-lui, et à mon neveu, mille choses de ma part. C'est pour l'un et l'autre un grand avantage de vous connaître. „ A la même personne et de la même nièce une autre lettre disait : " Ce que vous me dites de ma nièce me la rend encore plus chère. Tout ce qu'elle compte dire au ministre est fort bon et très vrai. Pour peu qu'on veuille consulter la justice, cela doit suffire. Mais ce ne sont pas les hommes, c'est Dieu qui me retient ici. Il me délivrera quand il lui plaira. „ 11 avait fait répondre pareillement à Mme de Buyer, sœur de Mme d'Esterno : " Vous savez ce que m'a fait proposer Mme de Buyer. Dites-lui que j'en sens tout le prix, et que j'en ai la plus grande reconnaissance. Je suis persuadé que personne ne serait plus propre qu'elle à réussir. Mais cependant le succès étant douteux, je ne veux pas qu'elle soit exposée à faire inutilement une telle démarche. „ " En février 1806, il avait consenti à des démarches de Mrae de Champagny auprès de certain ministre. Mais une lettre du 26 y revient pour les arrêter : " Je craindrais que Mme de Champagny ne se compromît. „ Enfin plusieurs lettres semblables demandent à ses amis et à ses filles de ne pas " s'exposer à des rebuts mortifiants. „ Lorsque Mme de Virel reparut à la grille, accompagnée de son jeune fils, pour rendre compte de sa tentative à son saint oncle, c'était avec des yeux pleins de larmes :
DÉMARCHKS. LA PRIÈRE
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elle avait échoué. Sur quoi l'homme de Dieu se contenta de répondre : " Ma délivrance sera uniquement l'affaire du bon Dieu ; et la prière est le seul moyen de l'obtenir „. A la prière donc ! Melle de Cicé mit toutes les Réunions de ses filles aux genoux du Rédempteur. Elle-même composa sous le titre de " Saint Pierre ès-liens „, une complainte remplie des plus touchants sentiments, exprimés en vers fort boiteux : " Le Père écrit : " J'approuve fort toutes les prières qui se font à mon sujet. Mais encore faut-il qu'elles aient pour principal objet l'accomplissement de la volonté de Dieu ! A tout fiât ! fiât /„ C'est la devise qu'il fait lire en têle de toutes ses lettres. Pour lui les jours et les mois s'écoulent rapidement dans cet abandon et cette union à Dieu, qui lui rendent tout aimable: " Nous voici au dernier jour d'août.ma chère fille. Voilà près de quatre mois que je suis détenu, et ce temps ne m'a pas paru long. Je puis même dire, en remerciant le Seigneur, qu'il a été pour moi un temps de consolation, et propre à fortifier notre espérance dans ses grandes miséricordes. Quelle différence de ma situation à celle de mon divin Maître ! „ Mais en quoi " ces quatre mois avaient-ils donc été pour le captif, comme i! dit, un sujet d'action de grâces, et un temps de consolation, propre à fortifier son espérance dans les grandes miséricordes du Seigneur? „ Ces espérances, non d'élargissement pour lui, mais d'avenir meilleur pour les deux Sociétés religieuses,reposaient sur deux faits récents. Le premier était un grand péril écarté. En juin 1804, un rapport de M. Portalis à Napoléon sur les congrégations concluait à l'illégalité, donc à la suppression, de la Société des prêtres du Sacré-Cœur,en raison de l'émission des vœux qui s'y pratique. Or l'arrêt subséquent, 22 juin,
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LE PRISONNIER. FAVEURS DE PIE VII
annexé au Rapport, se trouvait, soit oubli, soit égard, ne porter nulle mention de cette Société, laquelle ainsi demeura dans son premier état. Le second fait était l'accueil et l'attention que le Pape Pie VII avait accordés à un Mémoire que le Père fondateur lui avait fait présenter par les mains de Mgr Pisani de la Gaude, évêque de Namur. " Le Saint Père ratifia tout ce qu'il avait accordé aux deux Sociétés, trois ans auparavant, écrit le Père ; Il parla de notre oeuvre de manière à nous convaincre qu'il la regardait comme étant de Dieu. C'est tout ce que nous pouvions désirer, pour nous assurer que nous sommes dans l'ordre de la Providence, et bien vus du Chef de l'Eglise. „ Mais s'il en était autrement, se demande une lettre du 12 janvier 1805 ? Sa réponse est celle-ci : " S'il arrivait jamais que le Saint Père s'expliquât à notre égard d'une manière défavorable, nous nous ferions un devoir de nous conformer à ses intentions, et de renoncer à une œuvre que nous aurions cru jusqu'à ce jour si agréable à Dieu. „ Une autre lettre disait : " Le Saint Père a singulièrement bien accueilli celle qu'il savait à la tête de la Société du Cœur de Marie, et il lui a fait tenir une précieuse relique „. En effet, MelIe de Cicé avait eu cette insigne faveur. Elle en écrit ainsi à une de ses filles : " J'ai eu le bonheur d'entendre la messe de Sa Sainteté, à SaintSulpice, et d'avoir sa bénédiction. Je la demandai non seulementpour moi,mais pour vous toutes „. Ce fut à l'Abbàyeau-Bois qu'elle fut reçue en audience, comme l'indiquent quelques lignes du Père de Clorivière. Il paraît même qu'elle devait y être admise encore,car le Père lui recommande d'éviter d'être remarquée quand elle s'y présentera ». Là surtout la police avait les yeux sur elle.
L'HUMBLE DÉMISSIONNAIRE
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Cependant, en ces mêmes mois, cette Mère supérieure aspirait à ne plus l'être „. Dans la nature des choses qui lui arrivaient, écrivit-elle à son directeur, elle croyait voir le signe que Dieu ne voulait plus d'elle pour un gouvernement qu'elle ne pouvait plus exercer désormais qu'avec peine et dans l'ombre, doublement paralysée qu'elle était par l'état de sa santé et par la suspicion dans laquelle elle était tenue par les pouvoirs publics. Elle protestait d'ailleurs qu'en se démettant de la supériorité, par un juste sentiment de son impuissance physique et morale, elle n'entendait nullement sortir de sa vocation, mais au contraire vivre plus que jamais de la vie religieuse, sous l'obéissance dont elle avait le pressant besoin autant que l'invincible attrait. C'étaient les mêmes sentiments qui, dès la fin de l'année 1803, lui avaient inspiré d'aller se réfugier chez les Trappistines : " la crainte qu'elle a d'elle-même, crainte d'offenser Dieu et de nuire à son œuvre par l'insuffisance de ses facultés et son peu de vertu. Et conséquemment l'éloignement pour les soins que le Seigneur demandait d'elle, et dont elle se croyait incapable. „ Ainsi l'en reprenaient dès lors les lettres de son Directeur. Aujourd'hui, par deux fois, septembre 1804, janvier 1805, l'humble supérieure renouvelle cet appel à la pitié de son père. C'est bien la pitié qui y répondit en effet, celle d'un cœur fort autant que bon, s'inclinant vers uneâme souffrante éprise de Dieu seul, mais rendue capable de tout sacrifice par conscience et amour. Ces deux lettres palpitent d'une émotion sacrée. Le Père l'éclairé d'abord sur l'illusion d'un attrait vers l'obéissance qui la rendrait désobéissante et réfractaire au devoir, le plus pénible il est vrai, mais aussi le plus utile, le plus pressant et le mieux marqué du sceau de
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la volonté de Dieu. Etrange fille d'obéissance que celle qui cherche et demande une position autre que celle où l'obéissance l'a placée ! Etrange désir d'obéissance que celui qui fait passer son amour du repos avant le zèle de sa charge et l'amour de la croix de son Maître ! " Plus d'une fois déjà je vous l'ai déclaré : une telle obéissance douce, aisée, commune, n'est pas de votre vocation.Celle que Dieu veut de vous est plus crucifiante, plus parfaite ; c'est celle que vous pratiquez dans la place où les circonstances, où Dieu, où moi-même, comme tenant en cela sa place, je vous ai établie, et dans laquelle vous avez constamment à sacrifier votre volonté et votre entendement „. Et en quel temps parle-t-elle d'abandonner ce poste ! Une désertion : " Cela m'afflige profondément. Si nous étions dans le calme ? Et encore... Mais le pilote peut-il abandonner le gouvernail au fort de la tempête ? Faire ainsi ne sera-ce pas faire croire que, chez nous, tout est désespéré ? Et, au lieu de contribuer au maintien de l'œuvre qui vous fut confiée, n'allez-vous pas lui porter, sans le vouloir, un coup fatal „ ? Il lui représente encore que les événements politiques auxquels son nom avait été mêlé n'étaient ni une raison, ni le signal de sa mise en non-activité : * Ces événements, au contraire, sont marqués pour vous du sceau d'une Providence toute particulière, et vous y avez été tellement assistée par elle que vous devriez y reconnaître une preuve d'amour, et un motif de plus grand dévouement à son service „. Elle alléguait son peu de capacité et de talents. " Mais de cela ce n'est pas à vous de juger, c'est à nous. Après tout, Dieu a-t-il besoin de ces choses ? Soyons bien humbles. Il est dans l'habitude de ce Maître de choisir ce qui n'est rien pour en faire l'instrument de sa gloire „. — Et
RÉCONFORT ET SOUMISSION
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ses misères.ses fautes?" .Fussent-elles mille fois plus grandes, au lieu de vous plaindre inutilement, plongez-les avec confiance dans le sang du Sauveur du monde, et vous en sortirez plus blanche que la neige „. — Et vos faiblesses et vos soucis ? " Jetez-les dans le sein paternel de votre Dieu, et reposez-y en paix „ ! Plus haut encore ! Une grande bataille se livre, pour ou contre Jésus-Christ : la place de l'Epouse y est marquée au premier rang, à côté de l'Epoux : " Les sociétés du Cœur de Jésus et du Cœur de Marie doivent avoir leur part aux douleurs de ces Cœurs transpercés : n'est-il pas juste que ceux qui sont à la tête y participent les premiers ? C'est le privilège attaché au choix que Dieu a fait d'eux dans sa grande miséricorde. Réjouissez-vous plutôt de porter votre croix plus lourde : il vous y fera trouver la force, la perfection et le salut „. Il parlait de lui-même aussi, et de la peine que son cœur ressentait de ce découragement : " Vous m'avez percé le cœur d'un trait bien vif, et vous savez que, dans ce moment, je ne suis pas sans douleur „. — C'était en effet le moment où quelques défections se produisaient parmi les prêtres du Sacré-Cœur. — " Pour vous, ma chère fille, vous m'êtes témoin que je ne cherche, dans la conduite de votre âme,que votre bien spirituel et la gloire de Dieu. Ce Dieu veut que, tant que je vivrai — ce qui désormais ne peut pas être bien long. — un même esprit nous anime, vous et moi, celui de Notre Seigneur JésusChrist. Et, suivant nos règles, c'est de votre supérieur que vous' en recevez l'inspiration et le mouvement, comme les membres du corps les reçoivent de l'âme qui l'anime „. Vient enfin l'excuse : l'excuse qu'il demande, pour la liberté dont il use dans cette nécessaire remontrance ; puis l'excuse qu'il accorde, en considération des bonnes
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intentions de sa fille, et de l'état de tentation qu'elle traverse à cette heure : " Mais de grâce, ma chère Fille, donnez-moi la consolation de savoir que ce n'est pas en vain que la lumière se fait aujourd'hui à vos yeux. Elevez-vous au-dessus de vous-même, ouvrez votre cœur à une pleine confiance, communiquez ce même sentiment à vos filles, et soyez plus que jamais à l'œuvre de Dieu, celle de sa gloire et de leur perfection „. " S'élevant au-dessus d'elle-même „, comme on le lui demandait, Me,le de Cicé se retrouva à la hauteur de la croix dont elle ne devait plus être séparée. Et lorsqu'en ces mêmes jours, son frère, l'Archevêque d'Aix, venu à Paris pour le couronnement de l'Empereur, lui offrit de la ramener en Provence avec lui, pour une vie qui lui donnerait l'honneur avec la sécurité, elle put lui opposer, dans son cœur, ces lignes qu'elle venait de recevoir de son saint directeur : " Souvenez-vous que vous êtes une fille delà croix. Accoutumez-vous, avec l'aide de Dieu, à supporter les plus pesantes, à trouver douces les plus dures, à regarder les plus abjectes comme infiniment précieuses „. Quelques jours après, 4 février, le Père félicitait et bénissait sa fille de son acquiescement : " Vous avez fait une chose bien agréable à Dieu, en vous faisant cette violence, et en vous conformant à ce que nous vous avons répété. Ne cessez pas de le faire. Vous changerez par là le bien en mal, et Dieu vous fera la grâce de remporter une victoire complète „, Il ajoute : " Notre amie (Mme de Carcado) qui n'est pas au fait de ce que je vous ai écrit, m'a dit que tout le monde avait été content et bien pénétré de tout ce que vous leur avez dit pour ranimer leur confiance. Je prie le Seigneur de bénir votre courage. Cela me donne une
COURAGE A L'ACTION
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véritable consolation. Dieu répand sa grâce sur tout ce que vous faites pour vos filles. „ Et, dans une autre lettre : " J'ai été parfaitement content, ma chère fille, de votre obéissance. Que le Seigneur lui-même soit votre récompense, et que sa sainte Mère vous regarde toujours comme une de ses filles les plus chéries ! J'ai bien la confiance qu'elle le fait. Pour vous, montrez-lui votre reconnaissance et votre amour, en prenant bien soin de ses chères filles, des filles de son cœur. Vous lui dites souvent que vous l'aimez, elle vous répond ce que son divin Fils répondit à Pierre, mais par rapport à une bien petite portion de son troupeau: " Paissez mes agneaux, mes petites brebis. „ Vous faites bien de les entretenir, autant que la prudence et votre santé le permettent, et que leurs besoins le réclament. Notre bonne Mère n'en demande pas davantage. Deux mois après, 11 avril, c'est au plus fort de son acharnement au devoir, en dépit de sa débilité, que cette lettre vient l'avertir de ne pas excéder dans l'effort : " Dieu soit loué, ma fille ! Vous êtes donc toujours occupée de quelque bonne œuvre, soit spirituelle soit corporelle, et pour cela vous ne consultez guère votre peu de santé. Je ne vous en blâme pas ; je vous en loue au contraire, parce que vous suivez en cela l'esprit de Dieu. Vous avez grâce pour cela, et le Seigneur le fait voir assez par les bénédictions qu'il répand d'ordinaire sur tout ce que vous entreprenez en ce genre C'est un soulagement qu'il vous accorde, c'est une diversion aux peines d'esprit et de corps qu'il vous envoie. Je ne vois pas non plus comment,sans un secours spécial de sa part, vous pouvez suffire à tout ce que vous faites, avec aussi peu de santé et de moyens temporels. Bénissons-en le Adeiaïde de Cicé. — 21
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COURAGE ET CONFIANCE
Seigneur ! Que sa conduite envers nous anime de plus en plus notre confiance ; et recevons de sa main les biens et les maux avec une égale reconnaissance. Tout se change en bien pour ceux qui l'aiment ! „ Il faut la voir maintenant à cette œuvre du dévouement, en même temps qu'à celle du gouvernement, jusqu'à son dernier jour, en l'y considérant d'abord au foyer et au centre : le Conseil et la Réunion de Paris.
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CHAPITRE DIX-SEPTIÈME.
Conseil et Réunion de Paris. La maison de Mme de Garcado — Mme de Saisseval. " Œuvre des Enfants délaissés „ — Humbles et fortes compagnes — MeIIe d'Acosta ; Melle d'Esterno; M" de Clermont-Tonnerre — Mme de Gramont d'Aster —Mme de Goësbriand — Extension et union. Au lendemain de l'arrestation du Père de Clorivière, nous avons vu la Supérieure générale des Filles de Marie réunir son conseil où nous trouvons les noms de Mesdames de Carcado, de Saisseval, Deshayes, d'Acosta, Adenis,Poiloup, Guillemain, de Gramont, et de ClermontTonnerre. C'était la tête de la Réunion de Paris, Melle de Cicé en était l'âme. C'est là qu'il la faut voir à l'œuvre de la formation de ses filles et du gouvernement de. sa Société. A son retour de Provence, Me,le de Cicé avait donc pris domicile à Paris avec Mine de Carcado, rue des VieillesTuileries, dans une maison qui devint alors le lieu ordinaire des réunions et réceptions de la Société. L'habitation était modeste. Mme de Carcado, que la Révolution avait trouvée en jouissance d'une belle fortune, ne possédait plus qu'une rente viagère de 1200 livres que lui faisaient ses neveux, ruinés eux-mêmes par le malheur des temps. Les appartements des deux dames étaient contigus, mais séparés, ainsi que la table, au grand regret de
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Mme de Carcado, qui, disait-elle, " aurait désiré vivre avec sa sainte voisine en communauté de tous les instants, afin de pouvoir ainsi soumettre chacun de ses actes à l'obéissance de cette aimable mère... D'autre part n'eut-elle pas semblé vouloir la confisquer au préjudice de ses autres Filles qui, de divers côtés, venaient chercher l'honneur et la lumière de ses entretiens ? „ Une de ces filles très chères était une jeune veuve, Mme de Saisseval (Charlotte Hélène de Lastic), ancienne dame d'honneur de Madame Victoire, fille de Louis XV : " La Céleste Saisseval „, comme on la surnommait. Mariée, à dix-sept ans, à un officier d'avenir ; à vingt-cinq, condamnée à l'émigration, on la voit qui erre des Pays-Bas en Angleterre, traînant avec elle sa belle-mère, six jeunes enfants, et un mari bientôt frappé d'un mal inexorable. Réduite à une pauvreté proche de la mendicité, la brillante dame de la Cour avait connu toutes les extrémités de la fortune. Et avec quelle énergie virile et chrétienne elle y avait tenu tête ! " Or, dans ce temps-là, écrit-elle, je lisais avidement, dans tous les journaux qui venaient de France, les détails relatifs au procès de la Machine infernale. Et je me souviens combien profondément je me sentais touchée du courage avec lequel Molle de Cicé refusait de nommer la personne qui lui avait demandé l'hospitalité pour celui qui était accusé d'avoir commis le crime. J'ignorais alors jusqu'à l'existence de Melle de Cicé, et j'étais loin de me douter des rapports que la Providence devait établir entre nous. " Cependant, comme je nourrissais le dessein de rentrer dans ma patrie, je pensais que, dans ce cas, je tâcherais de me réunir aux personnes qui, par leurs prières, leurs œuvres et leurs sacrifices, cherchaient à fléchir la colère de
MADAME DE SAISSEVAL
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Dieu. Ayant été liée avec Mme de Carcado, pendant que nous étions à la cour du malheureux Louis XVI, je me promettais, si cette pieuse amie n'avait pas été guillotinée, de m'éclairer près d'elle sur ce que j'aurais à faire pour rendre mes prières plus ferventes et mes actions plus agréables à Dieu, tout en accomplissant mes devoirs envers ma mère et mes enfants. „ " Au mois de janvier 1800, poursuit-elle, étant venue à Paris pour m'assurer si le séjour en était devenu possible à ma mère et à mes enfants, Mme de Carcado fut en effet une des premières personnes que je cherchai' à y retrouver... Ce fut un vif bonheur de nous revoir là, après tant de malheurs. Elle vint à moi la première, chez les Dames de Saint Thomas de Villeneuve où j'étais descendue, rue de Sèvres. Dans cette première entrevue, apercevant sur la cheminée de la chambre que j'occupais un livre touchant l'Amour de Dieu, duquel en effet je me servais beaucoup, Mme de Carcado me dit : " Ce livre me donne la pensée " de vous entretenir d'une chose qui, je crois, vous con" viendrait bien. Je le montrerai, s'il vous plait, à un saint " ecclésiastique qui a toute ma confiance, et je reviendrai " vous en reparler demain. Peut-être alors vous en dirai" je davantage ? „ Ce prêtre n'était autre que le Père de Clorivière. La Dame lui fut présentée ; et elle rapporte que dès lors son air vénérable lui inspira, non seulement le plus profond respect, mais encore un grand désir de s'ouvrir à lui de sa position, et de sa volonté d'être entièrement à Notre Seigneur. Mais le Père n'était pas tendre. Après l'avoir écoutée, il lui dit, sans assez de ménagement: " Madame, dites à Dieu : " Seigneur,puisque vous m'avez délivrée des liens du mariage. . „ A ce mot " délivrée „, Mme*de Saisseval ne put cacher la pénible impression qu'elle en ressentait, car
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il n'y avait pas encore deux ans qu'elle était veuve. Reconnaisant son émotion à ses yeux humides, le Père changea de ton, lui adressant d'encourageantes et consolantes paroles. Puis il la remit aux mains de Mine de Carcado, pour l'instruire de la nouvelle voie qu'elle semblait vouloir prendre et que la Providence venait d'ouvrir devant elle. C'est par Mme de Carcado, et chez elle, que Me de Saisseval connut Melle de Cicé. " Toutefois, rapporte-t-elle, je me trouvais si bien de la compagnie habituelle de Mme de Carcado, qu'il me fallut un ordre d'elle pour que je me décidasse à aller voir et entendre Melle de Cicé, pour laquelle j'étais encore une étrangère. Mais bientôt je sentis le bonheur de la connaître davantage, par la manière pleine de bonté avec laquelle elle me recevait, et la consolation que je trouvais à lui ouvrir mon cœur. Dans mes conversations avec Mme de Carcado, quelque souvenir de notre monde d'autrefois se mêlait aux entretiens religieux, ^=^4SL cour, la reine, les princesses, Versailles, Meudon, les bons et les mauvais jours — Mmc de Carcado m'exhortait au renoncement en termes énergiques, mais la vue seule de MelIe de Cicé m'en disait bien davantage. Je reconnus, comme mon amie me le disait, que, pour mon meilleur profit spirituel, c'était à elle première que je devais m'adresser, et que c'était le moyen de faire plus de progrès „. Une retraite de trois jours faite près d'elle dans une communauté resserra encore ce lien. " J'éprouvai une grande satisfaction à passer ces trois jours seule avec elle. Ce petit moment d'intimité me fit un grand bien. Je me souviens de la grande dévotion qu'elle témoignait à la mort de Notre Seigneur. Ainsi, durant cette retraite, lorsque trois heures sonnaient, nous nous mettions à
SOUVENIRS DE Mme DE SAISSEVAL
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genoux, baisions Ja terre et disions ensemble : 0 crux, ave ! Au moment de la récréation, après le diner, nous nous rendions au jardin. Melle de Cicé avait un petit livre d'aspirations, duquel nous tirions des sentences.Elle avait aussi beaucoup de facilité pour composer des cantiques. Ce n'étaient pas des chefs-d'œuvre, et le Père de Clorivière, qui les corrigeait, ne lui donnait pas lieu d'en concevoir beaucoup d'amour propre ; mais c'étaient des élans de son cœur. Je n'ai jamais vu personne plus occupé de plaire à Dieu en toutes choses. Soit qu'elle parlât, soit qu'elle priât, c'était toujours l'amour de Dieu qui s'exhalait de ses lèvres. „ La santé de Melle de Cicé, d'ordinaire fort mauvaise, disent les mêmes Souvenirs, semblait toujours se ranimer aux époques de rénovation des vœux et des retraites, alors que ses filles avaient davantage besoin d'elle. Le Père de Clorivière, dans plusieurs de ses lettres, le lui fait remarquer, non point comme un pur phénomène naturel, mais comme un fait providentiel voulu de Dieu, qui, en temps opportun, savait lui rendre, pour son service, le courage et les forces. C'est un autre souvenir de Mme de Saisseval que la pauvreté dont sa supérieure lui était un modèle et lui donnait des leçons. " Sa chambre; écrit-elle, était très petite et très basse. Il y avait un lit qui venait de ses parents. Il était en damas cramoisi. Le Père le trouva trop beau, et lui fit ôter la courte-pointe, pour qu'il fut plus conforme à la pauvreté. Ce fut elle qui m'apprit à faire moi-même mon lit, en le faisant avec moi. „ On ne lui avait pas appris ce talent à la cour, sans doute. Formée en tout à cette école, Mme de Saisseval fut admise à faire sa consécration.Elle demanda et obtint qu'au lieu du jour de l'Assomption, 1801, ce premier acte fut
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accompli par elle le 19 septembre : c'était le deuxième anniversaire de la mort de son cher mari, qu'elle n'oublia jamais ! La cérémonie s'en fit chez Mmc de Carcado, et sous la présidence de Mgr de Pressigny, ancien évêque de Saint-Malo, qui dit quelques paroles. Sur l'autel dressé pour la circonstance, Mme de Carcado avait placé le gracieux tableau du Corrège, dit " le Mariage de Sainte Catherine „ représentant la vierge-martyre, à genoux, recevant l'anneau nuptial de la main de l'Enfant-Dieu sur les genoux de sa mère. En le lui montrant Mme de Carcado lui dit : " Vous n'êtes encore que fiancée ; vous deviendrez épouse ! „ Outre les réunions plus solennelles qui se tenaient chez Mme de Carcado, la très modeste Maison-mère, d'autres avaient lieu, plus à la proximité et à la commodité de plusieurs, dans différents quartiers de Paris. Il y en avait au quartier du Marais chez Mme Potel et ses trois filles Julie, Catherine et Adélaïde. Parfois elles avaient lui chez Melles Bertonnet, à l'Ile Saint Louis. Quand, le soir, les ouvrières et les clientes avaient quitté l'atelier des deux humbles sœurs, on voyait, de l'autre côté, de grandes dames, non moins modestement vêtues, monter l'escalier d'un grenier converti en chapelle. Cette chapelle, qui avait servi autrefois de refuge aux prêtres persécutés, se prêtait encore aujourd'hui aux réunions qui se tenaient tous les quinze jours pour les professes, et plus fréquemment encore pour les novices et les postulantes. " MelIe de Cicé nous y menait, Melle d'Acosta et moi, et nous étions très exactes aux pieux discours sur lesquels elle prenait des notes, dont elle me faisait part ensuite, avec une vive ardeur. Dans ce temps-là les instructions du Père étaient presque toutes sur les croix.
A L'ÎLE SAINT LOUIS
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C'était comme s'il eut pressenti celle qui devait fondre sur lui peu après, et peser si fortement sur nous „. L'apostolat de la prière pour la rédemption de la France, et en particulier la dévotion au Rosaire et sa récitation publique à l'église, étaient une œuvre de piété et de zèle à laquelle Melle de Cicé animait ses filles. Un grand moine de ce temps-là, le célèbre Dom Augustin de Lestrange, abbé de la Trappe, après avoir erré, avec quelquesuns de ses fils, par toute l'Europe du Nord, venait de s'établir au Mont Valérien où il avait relevé l'ancienne Via crucis des Ermites, et inauguré pour les pèlerins la récitation publique du Rosaire. Melle de Cicé en fit son affaire auprès de la Mère de Soyaucourt, prieure des carmélites, avec laquelle elle établit cette récitation en commun dans l'église des Carmes. On la voit également qui, avec ses filles, s'occupe de procurer les premières ressources et de faire les premières démarches pour l'institution d'une réunion dominicale en l'honneur des XV mystères du Rosaire. Le Père de Clorivière lui écrit, 12 mai 1806 : " Ce que vous me dites de l'établissement du Rosaire à Saint Thomas d'Aquin m'a fait plaisir. Votre lettre qui me l'apprend est des plus intéressantes. Mais, quelque plaisir que j'aie à vous lire, et bien que ce soit une de mes plus grandes satisfactions, je crains que vous ne me fatiguiez trop à m'écrire „. On priait donc, dans ces réunions pour le salut de la France. Un vicaire général, celui que Bonaparte appelait Malaval, avait dit aux Dames : " Tâchez de faire tout le bien que vous pourrez faire, car je vous charge de tout, le mal qui se fera en France, si vous ne l'empêchez par vos prières ! „ C'est en 1803 que Mme de Saisseval prononça ses vœux. L'inoubliable noviciat qu'elle avait fait sous la conduite
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de la première Mère, deviendra, jusque dans son extrême vieillesse, le sujet de son entretien avec le Père Varin, pendant les jours de repos que le vénérable octogénaire venait prendre dans la petite maison de la Société, à Mantes. Au souvenir de la douce bonté et aménité de la fondatrice.se mêlait celui de la juste fermeté dont parfois la supérieure usait envers les novices. Ainsi le vieillard aimait-il à mettre Mme de Saisseval sur le sujet des leçons qu'elle avait eu à en recevoir alors. Et, si celle-ci se trouvait être absente pour quelques moments, on entendait le Père dire aux nouvelles sœurs : " On voit bien que votre bonne Mère générale n'a pas toujours été à ce haut rang, et qu'à l'école de sa mère de Cicé, elle eut à subir ses petites épreuves, tout comme une autre. Elle en aura profité. „ Et le Père de sourire finement et malicieusement : " Ah ! Ah ! ma bonne Mère de Saisseval ! Vous n'étiez pas la Mère alors ; et je vous ai vue parfois petite novice quelque peu éprouvée ! „ La chronique ajoute que " rien n'était aussi intéressant que ces souvenirs intimes d'un passé déjà si loin, échangés entre ces deux derniers témoins des commencements de notre Société. „ C'est dans la même année 1803 que, de la double initiative de Mclle de Cicé et de Mme de Carcado, son assistante, naissait l'œuvre des Enfants délaissés. L'origine en remonte plus haut, plus haut en date, plus haut en noblesse aussi. C'est d'un vœu fait par une princesse du sang au Cœur sacré de Marie, en 1790, qu'elle est sortie. Or, c'est dans cette même année que naissait aussi la petite Société des Filles de Marie, prédestinée du Ciel à recueillir l'héritage de ce vœu et à en exécuter les promesses. Ce rapprochement est trop précieux à celles qui
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en sont les héritières, et trop lumineux dans la philosophie surnaturelle de cette histoire, pour que nous n'en rappellions pas les circonstances et les conséquences, d'après le témoignage de celle-là même qui y a contribué davantage. On lit, dans une note trouvée parmi les papiers deMmc de Saisseval : " Au mois de juillet 1790, me trouvant à Valogne, où le régiment de mon mari était en garnison, je reçus de Mme de Carcado la formule d'un vœu au Cœur immaculé de Marie, pour obtenir la conservation de la religion en France. Ce vœu était fait par Madame Elisabeth, Madame de Carcado, Madame la Comtesse Albert de Luynes, Madame de Bourdeilles, et beaucoup d'autres dames que je connaissais. La première promesse du vœu était de consacrer, au bout d'un an, une somme importante à la bonne œuvre qui semblerait devoir être le plus agréable à Dieu. C'étaient soixante mille francs, lesquels, l'année suivante, furent affectés à procurer aux prêtres fidèles soit un réfuge sur une terre hospitalière, soit un abri en France, même au péril de leurs jours. " La seconde promesse était d'élever au moins un garçon et une fille pauvres. „ Voici comment elle fut largement dépassée par l'œuvre des Enfants délaissés, qui nous occupe présentement. " Le 25 mars 1803, continue la note de Mme de Saisseval, fête de l'Annonciation, dernier jour d'une neuvaine que nous avions entreprise ensemble, nous allâmes assister au salut de l'église des Carmes, et nous promimes à Dieu, si c'était sa sainte volonté, de nous dévouer à cette œuvre. Il nous en donna l'assurance. Nous n'avions pour toutes ressources qu'un double louis en or, qui m'avait été remboursé par la veuve du bourreau, à qui, en 1793, mon oncle de Montagnac l'avait confié pour moi,sur l'échafaud, au moment où il allait être guillotiné. La première obole
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donnée fut ensuite celle d'une lingère. Toutes nos nobles amies étaient devenues si pauvres que, faute de mieux, elles offraient par souscription neuf sous par mois, en l'honneur des neuf mois que la Sainte Vierge avait porté Notre-Seigneur. „ Le mardi, 19, à l'issue de la messe, sous la protection et devant l'image de Marie, eut lieu, chez Mme de Saisseval, la première assemblée à laquelle assistèrent Mme et M'"" Potel. Mei,e d'Acosta et Me,le de La Luzerne. On établit quelques règles, pour la surveillance des enfants chez les maîtres et maîtresses où ils étaient placés. Un petit garçon de quatre ans, nommé Henri, soutenu par la charité des dames, fut le premier adopté, moyennant neuf francs par mois. La petite quête faite ce même jour à cet effet produisit soixante francs. Le samedi, 23, à la suite d'un déjeûner chez Mme de Saisseval. Mme la C'"se de Lastic sa mère, Mmes de Gramont, de Sourches, de Raigecourt. avec leurs filles, abordèrent le sujet du travail des adoptés. Un fonds dé dix louis fut réuni, et le travail commença. Le 25, le projet était accueilli par le curé de SaintSulpice, M de Pierre ; et, le 30 au soir, revêtu de l'approbation de M. l'abbé de Floirac, vicaire général. On pouvait ouvrir le lendemain. 1er jour du mois de Marie. La première orpheline fut présentée par M. le Curé de Saint-Su Ipice qui, la nuit précédente, avait assisté la mère mourante. Les enfants arrivèrent bientôt nombreux, les ressources moins promptes. — " Tous ces enfants qui les nourrira ? — Celui qui nourrit les oiseaux du ciel. — Qui les vêtira ? — Celui qui revêt les lis des champs.— Qui les logera ? — Le renard a sa tanière et le passereau son nid. " C'était l'évangélique réponse de Mme de Carcado. A celle-ci le Père de Clorivière envoyait en ces termes
L'ŒUVBE DES ENFANTS DÉLAISSÉS
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ses encouragements et ceux de Melle de Cicé, alors en Provence comme lui : " Je ne puis qu'applaudir à l'œuvre que vous avez entreprise, et à laquelle il paraît que Dieu donne sa bénédiction... C'est une œuvre digne de la charité de Saint Vincent de Paul, qui est par excellence le Père des pauvres. Quand elle prendrait un peu sur le temps que vous donniez à vos chères filles, l'Esprit du Seigneur y suppléerait. C'est mon sentiment, et celui de notre amie ! „ Un jour ne devait pas tarder où la famille, très accrue, des Enfants assistés devait recevoir la Bénédiction spéciale de Pie VII, alors en France. Le Bref est conçu en ces termes : " Les touchantes expressions de votre piété et de votre charité ont attendri le Père commun des fidèles. Il voit avec satisfaction votre belle œuvre prospérer. C'est un rare exemple de zèle que vous donnez au monde. Sa Sainteté vous exhorte à soutenir ce grand bien pour l'instruction des Enfants. Et Elle accorde à leur mère adoptivesa Bénédiction apostolique „. Autour des noms de Melle de Cicé et Mmes de Carcado et de Saisseval,se pressent les noms plus modestes des collaboratrices et auxiliaires de leurs œuvres,qui sont en même temps les compagnes de leur vie religieuse: Mmes ouMolles Combarelle, Amodru, Dumangel, Legros, Rosalie Potel, Cautel, Mouvin, Monnet etc. — Agathe Alluard était la femme de chambre de Melle de Cicé ; Laurence Paumier, la servante du Père de Clorivière. Nous connaissons Geneviève et Suzanne Bertonnet. Mme Guillemain, chez qui Melle de Cicé est logée, est maîtresse de pension, et Melle Adenis sa sous-maîtresse. Comme partout, les conditions moyennes sont le grand nombre. Mais de grands mérites enrichissent et de. beaux servi-
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ces anoblissent ces veuves et ces vierges du meilleur peuple de Paris. Nous avons vu, accompagnant Mme de Carcado dans ses visites au prisonnier du Temple, une demoiselle Anger admise aux vœux cette même année 1804. Anna Geneviève Colombe Anger était la fille de bons marchands de la ville. Sa mère en mourant avait laissé à sa charge, à ses soins, neuf frères et sœurs survivants de seize, avec la tâche d'assister son père dans son commerce et de tenir sa maison. Pendant la Révolution, on y confessait, on y donnait le salut, pendant qu'une des sœurs se tenait à l'entrée de la pièce, pour monter la garde, en sentinelle. Un jour le confesseur d'Anna lui ayant tracé tout au long la ligne de conduite qu'elle aurait à tenir, au temps présent et à venir, termina en la bénissant avec une émotion dans laquelle elle crut deviner un adieu. Le lendemain ce prêtre était emprisonné aux Carmes, et, quelques jours après, enveloppé dans les massacres de. Septembre. Aujourd'hui, Melle Anna, maîtresse d'ouvroir, avait chez elle de jeunes apprenties qu'elle élevait dans la crainte de tDieu et dans l'amour de Jésus et de Marie. Jusqu'à ses dernières années, cette pieuse et bienfaisante existence fut entourée de la vénération populaire. Autour d'elle et sur son passage, on entendait dire à voix basse : " Si celle-là ne va pas au ciel, qui donc ira ? „ C'était aussi une fille de petite condition mais de grand cœur que Honorine Blanquet, façonnée de la main même de Melle de Cicé. Elle tenait une petite école à Vaugirard, avec sa mère. Sous la Terreur, on l'avait vue, en toute saison, partir de chez elle avant le jour pour aller, à l'autre extrémité de Paris, entendre la messe de quelque prêtre caché dans un lieu connu d'elle. Elle y commu-
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niait souvent ; puis elle repartait en hâte,pressée d'arriver à temps pour ouvrir la classe dont l'écolage était l'unique gagne pain de ces deux femmes. Elle avait servi d'auxiliaire discret au culte des autels. Plus tard portière à la maison de Notre Dame des champs, Honorine racontait comment, dans ces mauvais jours, elle avait eu le divin honneur de porter aux prêtres cachés dans les bois non seulement des vivres, mais parfois l'Hostie sainte dissimulée dans un panier : " Un panier tel que celui-ci,disaitelle, en montrant celui qui lui servait à son ouvrage. On pouvait croire que j'allais cueillir des fraises. „ Toutes ces saintes Femmes et Filles du Cœur de Marie, petites et grandes, avaient entre elles, dans un passé récent, un trait commun de ressemblance. Elles " sortaient " toutes de la grande tribulation „ comme s'exprime l'Apocalypse, et avaient " trempé le bord de leur robe dans le sang de l'Agneau „. Toutes aussi avaient servi, combattu et souffert dans la grande bataille ; et elles en portaient les stigmates dans le deuil de leur cœur ou dans leur pauvreté. Il arrivait même aujourd'hui que quelquesunes reparaissaient que l'on croyait perdues dans la mêlée sanglante, et qui de leur côté avaient perdu contact, pendant de longues années, avec le drapeau et les chefs. C'est ainsi que Melle de Cicé eut un jour la surprise et la joie de lui voir revenir une pieuse amie, Melle Trouvain, dont l'entrée dans la Société remontait à plus de dix ans. C'était en 1791 que Me]le Trouvain ayant rencontré etreconnu, dans une rue de Versailles qu'elle habitait, le Père de Clorivière sous son habit laïque, elle lui fit confidence en peu de mots de son désir de se consacrer à Jésus-Christ. Elle lui demanda, à cet effet, de l'entendre à son confessionnal ; car de recevoir dans sa maison un prêtre non assermenlé,ses parents fort craintifs ne l'eussent pas souf-
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fert. Le vénérable Père lui fit connaître l'existence et le refuge d'une Société réellement religieuse, celle des Filles de Marie, desquelles elle voulut être. Mais c'était à Paris ; et, comme ses parents n'eussent pas autorisé une si périlleuse fréquentation, elle obtint d'eux de se charger de toutes leurs commissions de chaque semaine pour la grande ville, où à chaque voyage elle se présentait à Mel,e de Gicé. Ce fut elle qui la prépara à sa consécration, et l'y admit en secret, le 2 février 1792. Cependant la Révolution, qui sévissait de plus en plus, ayant forcé le directeur et MeIle de Cicé à se tenir cachés, leur néophyte, perdant leur trace, put croire que la petite Société naissante avait été étouffée dans son germe. Fidèle quand même à sa consécration, l'isolée se réfugia, après la mort de ses parents, à Saint Germain, auprès d'une Ursuline chassée de son couvent qu'elle pria de la former aux pratiques de la vie religieuse. Les deux amies avaient fait de leur demeure un sanctuaire où des prêtres venaient célébrer en secret. Puis, les temps se faisant moins durs, continue sa notice, MeUe Trouvain " prit son petit chez-soi „ où son travail et la plus stricte économie lui permettaient encore de faire du bien aux malheureux. Ainsi persévérait-elle dans ses engagements envers la Société religieuse qu'elle croyait anéantie. Même les fondateurs n'avaient-ils pas péri, comme tant d'autres gens de bien, dans la tourmente ? Elle le redoutait fort, quand en 1801, le nom de Melle de Cicé éclata dans le public, à propos de son affaire de la Machine Infernale. Elle accourut se remettre sous le joug doux et aimable de son obéissance, où elle demeura jusqu'à la fin. Le fondateur et la fondatrice jouissaient beaucoup de cette fusion de toutes les conditions honnêtes dans leur
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Société. C'était l'esprit de l'Evangile. Mme de Saisseval n'était pas cependant sans se ressouvenir qu'un temps avait été où elle servait le Roi des rois dans la société des princesses du sang, desquelles la piété communicative, ainsi que l'amitié distinguée, lui rendaient le cœur de Jésus et de Marie encore plus aimables. Y ayant fait allusion devant le Père de Clorivière, comme elle-même s'en accuse, celui-ci lui répondit : " Il parait d'après cela, ma Fille, que vous ne vous seriez pas bien trouvée auprès de Notre-Seigneur,en compagnie de ses apôtres! „ L'impression de cette parole fut aussi durable que sa vie. Celles d'un rang plus élevé n'étaient pas les moins cordialement et simplement dévouées au service de la maison. Françoise d'Acosta, que nous n'avons que nommée, descendait d'une ancienne famille du pays de Rennes, celle des Seigneurs de La Fleuri ais et de Beau vais. Elle avait aspiré quelque temps vers le Carmel, que la Révolution avait fermé devant elle. C'est alors que le Père de Clorivière et Melle de Cicé avaient ouvert à la jeune Bretonne la porte secrète de la Société des Filles de Marie, parmi lesquelles elle s'enrôla en 1800. Elle garda de l'observance religieuse des premiers temps la pureté du fleuve qui se souvient de sa source. L'ordre, l'exactitude, la régularité, la ponctualité, qui étaient ses traits dominants se tempéraient par la douceur et l'affabilité. " A chaque chose elle donnait ce que réclamait le devoir, lisons-nous ; mais elle se faisait toute à tout. „ Melle de Cicé n'eut pas de compagne plus fidèle ni d'auxiliaire plus utile que cette amie qui, après Mme de Carcado, tenait la seconde place auprès d'elle. En retour, Melle de Cicé demeura aux yeux de Françoise le type incomparable de la religieuse et de lamère,comme Adélaïde de Cicé. — 22
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elle l'écrira plus tard à Melle Amable Chenu : " Plus nous avancerons dans la charité, plus nous prendrons de ressemblance avec notre bonne Mère qui la pratiquait à un si haut degré ! Nous vieillissons, mais la privation de nos amies, nos sacrifices journaliers, nous avancent à grands pas au bonheur d'une meilleure vie d'amour que celle de cette froide terre où nous languissons dans l'exil. En attendant, puisque le cœur de Marie nous est donné pour refuge, tâchons de nous y enfermer comme dans notre cloître ; c'est déjà le ciel. „ Melle d'Esterno, après dix-huit mois à Paris auprès de elle M de Cicé, se déclarait tellement sous le charme de sa sainteté qu'elle s'accusait d'avoir fait beaucoup de ses actions, les meilleures, pour l'honneur et la douceur de son approbation : " J'ai trop lieu de craindre, écrit-elle, que, tout le temps de mon séjour à Paris, mes dispositions vertueuses n'aient eu d'autre principe que le désir de mériter l'approbation de Melle de Cicé. C'est l'ombre qui les ternit. „ Elle ajoutait cependant qu'à présent encore qu'elle n'était plus à Paris, le sentiment secret de cette approbation faisait toujours sa force ; et que la privation qu'elle ressentait de cette chère présence la rendait d'autant plus défiante d'elle-même. Ce n'est pas toutefois que cette approbation se fût étendue d'abord à toutes les manières de sa grande novice. A ses débuts dans la Société, celle-ci, fille d'ambassadeur, habituée à la représentation, en avait gardé une élégance mondaine, qui frappait les yeux dès qu'elle apparaissait, invariablement escortée de sa femme de chambre. Mel,e de Cicé, la trouvant trop belle ainsi, lui demanda seulement " si c'était bien là une mise convenable à une religieuse ? „ Le lendemain Me,,e d'Esterno lui revint dans les vêtements de sa femme de
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chambre. C'était trop : dans son élan elle avait dépassé les limites du devoir. Retournée à Besançon après ses vœux, devenue Supérieure des Filles de Marie de cette ville, toute à l'instruction de l'enfance, à laquelle elle avait un rare talent de plaire, associée aux Dames de la Charité de la ville, chargée de l'Institut des maîtresses d'école, M"]° d'Esterno avait le regret de se voir personnellement retenue par ces grands devoirs, loin de celle qu'elle regrettait toujours. Elle s'en dédommageait un peu en lui envoyant parfois Mme Chifflet de Fangy, la compagne de sa vie, pour lui rendre compte de la marche de la Réunion et des œuvres, recevoir ses ordres et ses instructions. Meile d'Esterno donna plus tard à la Société sa sœur, mc M de Buyer, une sainte jeune veuve. En même temps, elle lui préparait un autre trésor dans Mme de Goësbriand, ancienne chanoinesse du chapitre royal de Migette, qui fit ses vœux le 25 août 1802. C'est en 1803, 21 novembre, que Mme de Clermont-Tonnerre, née d'Estournel, avait fait les siens. A un des plus beaux noms de France, elle joignait une situation de société et de fortune dont le vénérable prisonnier du Temple lui rappelait les devoirs en ces termes : " Une personne de votre condition, lui écrivit-il de là, a de grands avantages pour faire glorifier Dieu par tout ce qui l'environne et qui dépend d'elle. Vous pouvez le faire aussi par le bon usage des biens que le Souverain Maître vous a confiés. Si c'est le devoir de tout le monde d'en user ainsi, vous avez à cet égard les engagements sacrés et très chers que votre amour de Dieu vous a fait contracter avec Lui. En vous prenant pour épouse, lui qui se fit pauvre pour nous, il vous a fait entrer dans le royal domaine de sa divine pauvreté. Entrez-y généreuse-
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ment, en vous mettant sous ses ordres pour tout ce que vous avez à faire, et tant ce que vous devez à vous-même comme religieuse, à vos enfants comme mère, et à votre divin Epoux comme son épouse, sa servante, et l'économe de ses biens. „ " Mes compliments à MelIe Lise, dont on m'a dit beaucoup de bien. Je ne puis lui souhaiter rien de mieux, sinon qu'elle marche avec ferveur sur les traces de sa Maman. „ MelIe Louise de Clermont-Tonnerre était entrée, comme sa mère, dans la Société. Cette mère, à laquelle le Père de Clorivière vient de montrer ses devoirs, Melle de Cicé lui écrit de son côté pour lui montrer dans le divin Cœur de Jésus le foyer de toutes les vertus. C'est un mardi de Pâques, et prenant sujet de l'Evangile du jour où l'on voit Jésus présentant à son apôtre la blessure de son côté, elle y fait voir la source profonde des grâces et de l'amour. Cette lettre est un jet de flamme. " Puisque, dit-elle, après sa résurrection, cette plaie est restée ouverte, c'est pour nous inviter à y entrer. Etablissons-y notre séjour à jamais. Ce cœur est notre patrie. C'est là qu'ont été formés tous les desseins de Dieu pour notre salut et pour notre Société. C'est là que nous trouverons nos armes contre nos ennemis, nos remèdes à nos maux, les forces à rencontre des assauts de la chair et du démon,les consolations dans nos souffrances. Entrezy donc tout entière. Mais je sais déjà, ma chère amie, combien vous y êtes fidèle. „ Mme de Clermont-Tonnerre fut ensuite supérieure des Filles de Marie d'Amiens. Enfin, au conseil de la Société, à côté de Melle de Cicé nous avons vu siéger Mn,e la Comtesse de Gramont d'Aster, née Marie Charlotte de Boisgelin, sœur de l'archevêque de ce nom. C'était une des plus nobles épaves de l'ancien
me
M
DE
CLERMONT-TONNERRE, Mme DE GRAMONT
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Régime. Autrefois dame d'honneur de Marie Antoinette, comme Mme de Saisseval et comme Mme de Carcado, elle aussi avait orné toutes les fêtes du Petit Trianon et de Versailles. Puis, les mauvais jours venus, elle avait dû s'enfuir. Des rives du Rhin où elle s'était réfugiée, elle avait fait offrir à sa Reine malheureuse de venir la servir, au péril de ses jours : " Non, lui avait fait répondre celleci, je ne veux pas qu'elle revienne ; elle est mieux-là qu'ici „. Puis, portant sa main à sa tête : " Vous direz que mes cheveux sont devenus tout blancs ! " Poussée successivement par l'émigration à Mayence, à Lausanne, à Milan, elle dut finalement chercher un asile en Angleterre. Là on la vit, avec la Mise de Chabannes, sa sœur, ouvrir un pensionnat pour vivre et pour faire vivre ses deux filles et son fils. A son retour en France, à Paris, retirée dans la maison des Filles de Saint Thomas de Villeneuve, ne s'occupant plus que de Dieu, de ses enfants et des pauvres, elle y connut Melle de Cicé, et désira entrer dans la Société des Filles du Cœur de Marie. Elle y siégea au Conseil, jusqu'à ce que, en 1815, voulant échapper à la cour de Louis XVIII, qui la rappelait à son ancien rang, elle fut autorisée par Melle de Cicé à aller rejoindre dans la Congrégation des Dames du Sacré-Cœur, ses deux filles religieuses, Eugénie et Antoinette de Gramont, sous les auspices du Père Varin et de Madame Barat. Devenue Supérieure du Pensionnat de Quimper, elle n'oublia pas sa chère Société des Filles de Marie. C'est au château du Pin, chez Mme de Jouffroy, sa cousine,queMme d'Esterno avait rencontré Mme de Goësbriand que la Révolution avait chassée de son cloître. La première ouverture qu'elle lui fit au sujet de l'Association des Filles de Marie avait eu lieu à l'écart sur un banc de pierre, devant la porte de ce château, loin des yeux, en un jour
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qui leur laissa un impérissable souvenir. Mme Rosalie Marie de Goësbriand, née à Landerneau, habitait alors la ville de Dôle avec sa mère,quand cette amie lui nomma Meile de Cicé, et lui fit connaître le P. de Clorivière, lequel l'initia à sa nouvelle vie dans une suite de lettres d'avril, mai et juillet 1798 : " C'est un genre de vie analogue aux circonstances où vous vous trouvez, dans lequel, sans sortir du monde, on n'est plus du monde, comme Notre-Seigneur le disait de lui-même à ses apôtres... „ Il la lui décrit dans ses principales lignes,et lui en fait envisager l'élévation,la beauté et la perfection. Le 8 décembre 1798, Mme de Goësbriand fut admise à la consécration, nonobstant la fragilité d'une santé, qui la faisait hésiter : " Aussi bien, lui écrit le Père, si, dans les communautés où il y avait une multitude d'offices à remplir, on exigeait de la santé dans les personnes qu'on y admettait, la même raison n'existe pas pour nous. Il suffit qu'on veuille fortement et à quelque prix que ce doit devenir sainte ! On le peut en quelque état de santé qu'on soit ; et, pour un grand nombre, la maladie est le meilleur moyen pour cela ! „ Mme dé Goësbriand étant demeurée durant quatre ans la seule Fille de Marie, à Dôle, ne put prononcer ses vœux qu'en août 1802. Placée sous la direction de Mme d'Esterno sa supérieure immédiate, elle était aussi, par correspondance, sous celle plus générale du Père de Clorivière et de MeJle de Cicé, auxquels elle amena peu après une recrue du plus grand prix. C'est en effet par elle que la Société fut révélée à sa nièce, Melle Pauline de Goësbriand,fille du marquis de Kergolas, qui devait être un jour la troisième supérieure générale. " Les fondateurs l'accueillirent avec une joie particulière, est-il raconté, comme s'ils avaient prévu ce qu'elle serait un jour. „ Chacune de ces grandes novices devenait plus tard elle-
MADAME DE GOËSBRIAND
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même formatrice d'un nouveau groupe, comme nous l'avons vu en Bretagne, comme nous venons voir à Besançon et à Dôle, comme on le voit encore à Amiens, à Chartres, à Rouen, à Poitiers, à Orléans. Unis d'esprit et de cœur à leur centre, ces groupes divers aspiraient à une assemblée plénière, ou du moins provinciale. Mais nous sommes dans ces sombres et difficiles années de l'emprisonnement du Père de Clorivière et de la continuelle surveillance de la Supérieure générale. Et telle était la plainte que faisait de leur isolement Mme de ClermontTonnerre, Supérieure d'Amiens, à sa vive et originale manière : " Grande est la privation. Mais il faut savoir nous résigner à un isolement forcé, voulu de Dieu. C'est le grand bréviaire des Filles de Marie, et souvent un office a plus de douze leçons. Ne nous lassons pas. Disons toujours: " Dieu seul ! Dieu seul!... Et nous ferons un grand chemin. „ A Paris même, il arrivait souvent qu'en l'absence du fondateur enfermé, et de Melle de Cicé empêchée par sa santé, c'était Mme de Carcado, assistante générale qui devait la remplacer pour les conférences et le commentaire du Sommaire et des Règles. Combien donc grande était la vitalité interne et immanente de cette Société qui, déracinée de terre, semblait-il, continuait à se tenir debout quand même, malgré vents et tempêtes, ne subsistant plus que de la rosée qui lui tombait du Ciel. Il est juste de dire néanmoins que, sans paraître au dehors, ni MelIe de Cicé dans son infirmité, ni le Père de Clorivière dans sa captivité, ne privaient de leur appui l'arbre qu'ils avaient planté. C'est à celte captivité, durant ses dernières années, qu'il nous faut d'abord revenir, jusqu'au jour de la libération,
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pour y voir le Père à l'œuvre de diriger ses filles par ses instructions et de les édifier par ses souffrances ; tandis que réciproquement la mère et les filles sont à l'œuvre de l'assister par leur charité, de le consoler par leur docilité ; et finalement à la joie de le délivrer et retirer de " la Fosse aux lions „.
CHAPITRE DIX-HUITIEME.
Captivité et Charité. A la prison du Temple — La correspondance— l'Arthrite ; pauvreté, pénitence, patience resignée — Anxiétés et confidences — Assistance filiale, Démarches — A la Maison du Buisson — Mort de M"" de Carcado — La libération — Le retour. Nous avons vu, jusqu'à l'année 1805, l'assistante générale, Mme de Carcado, se rendre deux fois la semaine à la Prison du Temple, porteuse de bonnes paroles, parfois porteuse clandestine du Très Saint Sacrement, pour de là rapporter des encouragements et des instructions à la maison et souvent au lit de McIle de Cicé. En avril 1805, elle fut aussi porteuse, pour le saint religieux, d'une précieuse correspondance entretenue entre lui et le Vicaire général de la Compagnie de Jésus,laquelle éclaira sa prison d'un rayon de joie et d'espoir: "J'ai reçu hier votre paquet de lettres, ma chère Fille. Parmi elles il y en avait une de grande importance : celle du Vicaire général qui remplace le Père Griiber. Il approuve fort notre œuvre, et m'exhorte à la continuer comme l'œuvre de Dieu. Il ajoute que je ne cesse pas pour cela d'être jésuite, et qu'il m'incorpore à la Province de Russie, sans que je doive pour cela quitter la France. „ Rien ne pouvait être davantage selon le cœur du prisonnier. En retour, il souffrait beaucoup. Cette première
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année de prison, 1804-1805, fut pour lui celle d'une longue et douloureuse arthrite qui fit croire un moment à la paralysie totale du bras droit. Lui-même en pronostiqua le commencement de sa fin. Comme Meliede Cicé s'en montrait très affectée : " Ne vous inquiétez pas de ma santé, répondait-il ; elle n'en vaut pas la peine. J'ai soixante-dix ans;il fait bon à cet âge d'avoir quelque infirmité qui nous avertisse de la proximité du tombeau. C'est une grâce de Dieu qui nous détache de la vie présente et nous fait soupirer après l'autre. Ma plus grande crainte serait de devenir impotent à ne plus pouvoir me servir et être une charge aux autres ! „ Et, deux mois après : " Après tout, je ressens plutôt quelque plaisir d'avoir en moi un indice qui m'avertit que je ne suis pas loin du terme où nous devons tous aspirer.. „ Cette pensée, de sa mort prochaine attriste, mais illumine, toutes ses lettres de ce temps-là : " Le vieil édifice tombe en ruines. Une crevasse est à peine réparée qu'il s'en fait de nouvelles. Réjouissons-nous en. Nous attendons une meilleure habitation... Cependant ni vous, ni moi, ma chère Fille, ne devons vivre pour nous seuls ; nous nous reposerons dans l'autre vie. La santé n'est bonne que parce qu'elle donne le moyen de la dépenser à la gloire de Dieu. Sacrifions donc tout ce que nous avons de forces et de vie pour faire louer et aimer Celui qui s'est sacrifié lui-même tout entier pour nous ! „ Il travaille donc et souffre. Il travaille à de pieux écrits sur les Epitres de Saint Pierre, sur l'Explication littérale du texte de V Apocalypse,a.vec les Commentaires etc. Il travaille avec succès à la conversion de plusieurs de ses compagnons de captivité ; mais surtout il fait sa première occupation de la direction, non seulement générale
ASSISTANCE AU CAPTIF
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mais individuelle, de ses deux familles religieuses : " Dites bien à votre mère de Cicé, écrit-il à une de ses filles, que, loin d'avoir compassion de mon sort, c'est dans l'intérêt des deux sociétés que je suis ici. C'est le divin Maître qui a permis ces événements, afin que celui qu'il a daigné en charger pût méditer dans le calme et le recueillement de la prière les instructions les plus propres à l'établissement de la vie religieuse hors du cloître. „ Et de vrai quelle autorité nouvelle n'avait pas sur les âmes cette voix deux fois sacrée, aujourd'hui qu'elle était une voix de prison ! Mais encore fallait-il que ce vieillard, prisonnier, malade, menacé de l'infirmité, prît soin de se faire vivre, ce dont il semblait se soucier le moins. Mademoiselle de Cicé redouble d'attentions et d'envois, desquels l'austère ascète lui adresse des remerciements qui sont aussi une plainte : " C'est trop. Dieu ne m'a pas mis ici pour faire bonne chère, mais pour faire pénitence, ce dont j'ai grand besoin. „ Il fait observer que son ordinaire lui suffit : " Je fais mon ordinaire avec M. de la Rouzière,qui est du pays et de la connaissance de Mme de Saisseval ; homme pieux et bon chrétien. Le traiteur nous sert très bien, à vingt sous par tête. Ma collation est faite de fromage, et par extraordinaire une pomme cuile. Tout ce que vous m'envoyez est donc surabondance et délicatesse. „ Toutefois,qu'un jour elle ait pensé à la fête desaint Ignace, à la bonne heure, il lui en sait gré : " Je vous remercie de m'avoir régalé le jour de la fête de mon saint Père, que vous pouvez aussi regarder comme le vôtre et celui de vos chères filles, puisque c'est son esprit qui nous a dicté les lois qui nous gouvernent „. Mais il en revient au devoir de la pénitence qu'on lui fait transgresser. " N'avez-vous pas à vous reprocher de faire ce qui est en vous pour
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m'empêcher d'expier mes péchés ? Que Dieu vous pardonne, et vous récompense ! „ Et un peu plus tard : " Je consens que vous m'envoyez mon diner, les jeudis, non à vos frais, mais aux miens. Vous faites des œuvres de miséricorde, et vous même vivez de privations! D'ici à Pâques, ne m'envoyez rien !a Et quand, au cours du carême, elle contrevient à ces ordres, c'est très sérieusement qu'il l'en reprend : " Si votre intention est de m'envoyer quelque chose encore, vous ne le ferez pas : je ne manque de rien. „ Un grand nombre de lettres se terminent en cette formule : " Ma santé est bonne, ménagez la vôtre. „ Cependant Mademoiselle avait remis en campagne toutes ses influences et amitiés, en faveur du captif. C'étaient la princesse Sophie de Hohenlohe, M. l'abbé Emery, M. l'abbé d'Astros, Mgl Enoch évêque de Rennes, lesquels espèrent fléchir le tout puissant Empereur. Mais lui, le Père, remerciant : " Ce n'est pas là-dessus que je fonde mes espérances. J'attends tout de Celui qui, làhaut, commande et est obéi : Jésus le roi des rois, et son auguste Mère, la grande Impératrice dont nous fêtons le triomphe aujourd'hui. „ C'était le jour de l'Assomption. Un moment, un ami se flatte de la confiance d'avoir gagné sa cause auprès du ministre de la police. Le Père en écrit ainsi à Melle de Cicé, 18 juin 1805 : " Je vous envoie, ma chère fille, la copie d'un nouveau Mémoire que j'ai fait pour le Ministre de la police. Mr Roux, qui lui a parlé de moi avec le plus vif intérêt, est revenu d'auprès de lui tout enthousiasmé des promesses que le ministre lui a faites. Il croit ma délivrance assurée. Je n'ai pas la même assurance, mais il a fallu me prêter à ce qu'il désire et lui faire un nouveau Mémoire. Je crois que celui-ci sera de votre goût. Peut-être trouvera-t-on que je
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parle un peu trop de religion ; mais il faut bien que chacun parle son langage „. Il avait parlé le langage d'un prêtre. L'illusion fut vite dissipée, si jamais elle avait un instant effleuré cette âme de sage et de résigné : " Que je m'affecte ou non, il n'en sera ni plus ni moins. Que la volonté de Dieu s'accomplisse, c'est tout ce que je souhaite „. En 1806, sa nièce, Mme d'Allérac, liée avec une sœur de M. Defermon.ministre d'Etat, obtient par lui une audience du ministre Fouché. Fouché détourne la tête, et la renvoie à la police particulière du conventionnel comte Réal, conseiller d'Etat. Cet ancien procureur de la Commune de Paris est un butor, qui aussitôt interrompant la noble suppliante : " Votre vieil oncle ? Oui, Madame, il est au Temple, et il y restera ; c'est décidé : c'est un vieux fou „. En 1807, 3 janvier, M. Desmarets, chef du Bureau de là division de police chargé de veiller à la sûreté générale de l'Etat, vient le visiter au Temple. Nous avons dit plus haut les éclaircissements que le prisonnier lui fournit sur son rôle dans l'affaire de Carbon et Saint-Regent.14 Nous nous sommes quittés mutuellement satisfaits „, dit une lettre. L'homme de la Justice lui avait précédemment promis qu'il serait le premier à sortir de la Tour. Il fit en effet au ministre sur cette entrevue un rapport favorable, qui devait passer sous les yeux de l'Empereur. La Tour du Temple ne s'ouvrit point. Allait-il y mourir, comme on l'en menaçait? Il était plus que jamais entre les mains de Dieu seul ; et il écrivait de sa réclusion deux choses : " Qu'il y était bien et qu'il y faisait du bien „ ! Aujourd'hui, il y jouissait du bonheur de la Communion chaque jour, mais il lui manquait celui d'offrir le divin Sacrifice. Il en gémit tendrement, comme le disent ces lignes de 1806, à l'occasion de la mort d'un
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de ses chers fils du cœur de Jésus, M. l'abbé Guillaume . " J'ai déjà offert deux communions pour l'âme de notre cher confrère. J'aurais bien mieux aimé dire deux messes, si c'eut été le bon plaisir du Seigneur ? Mais il sait que c'est mon plus grand désir „. Et plus tard, 1807 : " Voilà déjà près de trois ans que je suis privé du bonheur de monter à l'autel. Mais faire la volonté de Dieu, en souffrant, supplée abondamment à tous les sacrifices „ Le 14 juillet 1807, il était beaucoup parlé de la Paix de Tilsitt : " Les espérances de la paix en donnent aussi aux citoyens du Temple. Quelque chose qui arrive, mettons notre contentement dans l'accomplissement du devoir ; et faisons servir tout, et la maladie et la santé, et la liberté et la prison, à la gloire de Dieu, et à notre avancement spirituel „. Une chose pour lui plus douloureuse que la captivité et que la maladie, était l'annonce qu'il recevait des défections qui, en conséquence de son absence prolongée, se produisaient dans la société des Prêtres du cœur de Jésus On avait vu un de ses deux délégués de 1801 à Rome, M. Astier, s'éloigner dès 1802 ou 1803, des vues, sinon de la personne de son supérieur, qu'il aspirait à supplanter, croyait-on ? Un peu plus tard des défections sont signalées du côté de Chartres. Les lettres plaintives du prisonnier s'en vont vers Mclle de Cicé. C'est auprès " d'elle seule, après Dieu, comme il s'exprime, qu'il cherche la consolation et qu'il appelle la lumière et le secours. „ Puis voici que M. Vielle, son plus cher fils, a tardé de répondre à son supérieur, qui en augure mal : " Silence inexplicable ! „ Cette fois c'est au plus sensible de son cœur qu'il est frappé. Il montre sa blessure à Me,le de Cicé :
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" Je vous écris deux mots, au cas qu'il vienne ici quelqu'un dans la matinée, pour vous dire que j'ai vu hier M. Lamy : Il n'avait aucune lettre ! Le coup est accablant.Que de tristes pensées se sont offertes à mon esprit ! Elles me reviennent sans cesse, et ne me laissent presque pas m'occuper d'autre chose. Dieu me fait la grâce de tout prendre de sa main, et de ne vouloir que du bien à tout le monde. J'ai besoin de consolation et de conseil, et je ne peux l'attendre, après Dieu, que de vous, ne croyant pas devoir m'ouvrir à d'autres sur les sujets de ma peine. Vous recommanderez bien la chose au Seigneur. „ Melie de Cicé écrit, elle aussi, à M. Vielle. Elle s'assure que ce prêtre, écrasé de travaux,n'avait été que négligent, mais non infidèle. Et, le 27 février 1807, le Père de Clorivière lui mande d'un cœur apaisé,que tous les liens se sont renoués, resserrés même : " Ma réponse à M. Vielle est très amicale. Je lui confère sur ses frères de Bretagne tous les pouvoirs qu'avait M. Engerrand. Je lui donne quelques avis que je crois nécessaires. Prions Dieu qu'il donne sa bénédiction à ma lettre. Je me suis bien recommandé à Lui avant de l'écrire ! „ Le Père de Clorivière se plaint, mais il n'accuse pas ; il excuse plutôt charitablement. Il écrit, juin 1806: " Je ne prête aucune mauvaise intention à M. Frap (Frapaize). Mais, par excès d'humilité, il a trop déféré aux lumières d'un homme qui n'avait pas autorité pour décider. Le seul reproche qu'il a à se faire a été de ne pas demander conseil à ceux qu'il était tenu de consulter. Je crois que M1' M. a été subjugué par l'exemple de M. Fr. Je crains qu'il n'y ait de la faiblesse humaine dans les deux autres, à en juger par leur conduite et leur propos. C'est à Dieu à les juger.„ En 1806 encore, à Melle de Cicé, et probablement au
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sujet du même confrère : " Les prières que vous avez faites et fait faire pour notre cher confrère n'ont pas été vaines ; ma lettre a eu l'effet que je pouvais désirer. Il me le marque lui-même avec beaucoup d'humilité ; et M. P. me le confirme. Il avait lu ma lettre avec beaucoup de satisfaction et de reconnaissance, et me promet obéissance en tout „. Ailleurs, en effet, le P. de Clorivière parle de M. Frappaize avec éloge. Il était reconquis. L'indulgence du Père supérieur était portée à un point tel que même la douce Melle de Cicé en redoutait des conséquences fâcheuses pour la régularité et la solidité des deux sociétés. Lui-même n'est pas sans en reconnaître le péril. Et, 24 juillet 1807 : " Ce que vous m'écrivez au sujet de M. B. est très juste et très vrai. J'y réfléchissais en lui écrivant. Mais, en examinant la chose devant Dieu, j'ai cru devoir le faire. Supposé qu'il revienne à nous dans la toute sincérité de son cœur, peu de personnes dans la Société savent les justes griefs que nous avons contre lui, et il ne siérait pas de les divulguer. Tous savent les services qu'il nous a rendus, et qu'il a plus d'une fois exposé sa vie pour nous. J'aurai soin de prévenir Mr P. de veiller à ce qu'il ne fasse rien qui ne soit conforme à nos règlements. Et vous, de votre côté, vous y veillerez vis-àvis de vos filles „. Quant à M. Astier, dont l'ambition entretient et fomente à son avantage l'esprit de dissidence, tous deux s'accordent à se tenir vis-à-vis de lui dans une réserve tempérée de beaucoup de charité : " Ce n'est pas un mal, écrit le Père, que M. Astier semble se rapprocher. S'il vient vous voir, faites-lui bon accueil : vous le devez pour bien des raisons. Mais soyez en garde pour ne rien dire ni de l'état de nos sociétés, ni d'aucune de vos démarches. S'il vous
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questionne, vous pourrez, sans lui répondre, lui remontrer les mauvais services qu'il nous a rendus. Mettons toute notre confiance en Dieu, et attendons tout de Lui „. Cependant ceux que le Père de Clorivière appelait les " citoyens du Temple „ voyaient autour d'eux tomber sous le marteau ces vieilles tours, peuplées de souvenirs sinistres.et déplaisants au nouveau souverain.Pendant ces destructions, des escouades de prisonniers étaient successivement versées à Vincenues. Le vénérable captif y fut déposé quelque temps : et une fille de Marie, une bretonne de Rennes déjà nommée plus haut, MeIie Defermon, sœur du ministre d'Etat Defermon des Chapelles, racontait plus tard ses visites au captif, qui lui confiait ses messages pour Melle de Cicé. Celle-ci et ses filles n'étaient pas inactives. " Ce fut un grand adoucissement à notre peine, continue Mlne de Saisseval, quand enfin nous obtînmes la translation de notre Père dans une maison de santé située à l'une des extrémités de Paris, la trop célèbre place du Trône, de sanglante mémoire. C'était vers le milieu de mai 1808. Cette maison, dite du Buisson, du nom de son médecindirecteur, renfermait quelques prisonniers, avec de pauvres aliénés qui mirent à rude épreuve la patience du Père. Mais là le prêtre trouvait enfin Notre-Seigneur Jésus-Christ dans sa présence réelle ; une chapelle, un autel, où il obtint de pouvoir célébrer chaque jour „• Il ne fut plus besoin désormais de permission officielle pour s'introduire auprès de lui. Deux fois la semaine, Mme de Saisseval faisait à pied le long trajet,de la rue Palatine, qu'elle habitait, jusqu'à la place du Trône : " J'eus, dit-elle, le bonheur d'y conduire Melle de Cicé, qui revit alors le bon Père, pour la première fois depuis sa captivité ! Je Adélaïde de Cicé. — 23
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crois pouvoir dire que ce fut un des plus beaux jours de ma vie. A peine la porte fut-elle ouverte que Mademoiselle se jeta à genoux,en disant : " Mon Père, donnez-moi votre bénédiction ! „ J'en fis autant, et je restai présente à leur première conversation, par crainte de faire naître le soupçon de quelque complot, en me retirant, car quelqu'un se tenait aux écoutes que nous prîmes pour un espion secret. Nous apprîmes que ce n'était qu'un malheureux hébété. „ " A la messe du Père assistaient quelquefois le directeur et sa famille, ajoute Mme de Saisseval. Assez souvent aussi nous eûmes le même bonheur, Melle de Cicé et moi, ainsi que celui de communier de sa main, et d'écouter les paroles d'édification qu'il nous adressa. Un autre jour il put nous inviter à déjeûner, avec MeIIe d'Acosta et l'ami de la Société qui était son suppléant, M. l'abbé Bourgeois. „ li n'est plus parlé ici de Mine de Carcado : depuis trois mois elle n'était plus ; et c'est dans son ministère de charité filiale envers le captif qu'elle avait trouvé la mort (t). Aux premiers jours de janvier 1808, Mme de Carcado s'était rendue vers le prisonnier, par un froid très vif, à pied par esprit de pauvreté ; et la distance était grande de sa rue de Mezières à la. prison du Temple. Au retour une fluxion de poitrine se déclara. Elle appela auprès d'elle (1) Un petit billet de sa main rappelle une de ces premières invitations, contrariée par la mauvaise santé de Mi'ede Cicé. "Votre lettre m'a affligé, en m'apprenant le mauvais état de votre santé, qui vous empêche de venir aujourd'hui. J'avais tout arrangé de mon mieux pour vous recevoir. M. Dubuisson avait donné ses ordres pour que la chapelle fut dans son beau ; il m'avait aussi cédé une belle chambre pour vous mieux recevoir et vous y donner à déjeûner. Je m'étais aussi disposé à vous dire un mot de piété avant la Communion et une petite Instruction relative à la Société après le déjeûner.
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l'infirmière, qu'elle put trouver. C'était une pauvre mère de famille de sa clientèle indigente, qui, ne pouvant se séparer de ses deux petits enfants, les amenait avec elle et les faisait reposer sur un matelas au pied du lit de la malade, à laquelle elle donnait des soins plus dévoués qu'utiles. C'est alors, rapporte Mmc de Saisseval, que Mel,ede Cicé vint elle-même soigner son amie. Elle le fit comme une tendre mère. Je partageais ces soins. Je fus ainsi mêlée à leurs enl retiens sur l'avenir bien menacé de l'œuvre des Enfants délaissés." Mais non : Dieu n'a besoin de personne „, répondait la malade. Elle voulut qu'une assemblée de patronesses se tînt pendant sa dernière maladie. J'y recueillis six cents francs, qu'elle reçut avec, grande joie, car c'était la somme qu'elle avait empruntée à Mme de Champagny pour achever le paiement des pensions de novembre. Après qu'elle eut reçu le Saint Viatique, le prêtre lui ayant parlé de son rétablissement, pour lequel . on faisait des prières de toutes parts : " Qu'il en soit ce que le bon Dieu, voudra „ , répondit-elle, avec l'accent, de la simplicité la plus touchante. Je passai la journée de la mort de Mmc de Carcado près d'elle, avec Melle de Cicé. Ce fut le 25 janvier 1808 qu'elle expira à l'âge de 53 ans. „ A ses funérailles en l'église de Saint Sulpice. quatre vingts Enfants délaissés accompagnaient le convoi. L'abbé Legris Duval prononça plus tard son Eloge, qui fut très émouvant. Le Père de Clorivière l'avait déjà fait plus simple, dès le lendemain, dans une lettre éplorée à Melle de Cicé. " Mon premier soin doit être de vous consoler, et en vous toute la famille affligée. Mais comment le ferais-je, étant moi-même atteint du même coup ? Je juge de votre douleur par la mienne, qui est grande ; mais plus grande est celle d'un cœur aussi sensible que le vôtre. „ Suit le portrait en pied de la grande chrétienne dans la bonne et
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dans la mauvaise fortune : puis le tableau de ses vertus religieuses et de ses œuvres charitables : " Si nous pouvions les ignorer, la désolation publique en porterait témoignage. La mort de Mme de Carcado vous prive d'un grand soutien, ma chère fille, et la Société d'une de ses plus fermes colonnes. Mais Dieu nous reste, et sa Sainte Mère. La sœur aimable que vous pleurez nous aidera de sa protection auprès d'elle. „ La captivité très adoucie de la Maison dite du Buisson se prolongea encore près d'une année entière. Elle n'a pas laissé de trace dans sa correspondance, celle-ci étant rem• placée par les visites plus faciles. C'est seulement le 11 avril 1809, cinq ans moins quelques mois après son arrestation et incarcération, que le Père recouvra sa pleine liberté. Melle de Saisseval en a donné le récit dans ses Souvenirs. Je l'abrège. " Nous reçûmes delà Préfecture de police, rapporte-telle, l'ordre d'aller signer à la maison de détention la décharge exigée pour la mise en liberté de notre vénéré Père. „ De ce que ce soit à ces Dames plutôt qu'à la famille du Père ou aux autorités ecclésiastiques qu'ait été adressé ce gracieux avis et porté ce mandat, ne peut-on inférer que c'était à leurs instances que cette grâce était enfin accordée? " Notre mère fondatrice, continue l'Assistante, aurait bien voulu aller elle-même lui ouvrir les portes de la délivrance ; mais, étant personnellement sous la surveillance de la haute police, elle eût peut-être, par sa présence, éveillé des soupçons. Mademoiselle de Cicé me désigna donc, avec Melle d'Acosta,pour cette mission. 8 Ayant accompli les formalités administratives auprès
LEVÉE DE L'ÉCROU, LE RETOUR
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du directeur, nous fûmes poliment conduites par lui à la chambre du Père, qui venait d'en sortir pour se rendre à la chapelle. Nous l'y trouvâmes prosterné sur les marches du sanctuaire ; et c'est là qu'il reçut des mains du directeur, son ami, le papier libérateur. Aussitôt, se relevant, et montant les deux marches, il le déposa sur l'autel, où il le laissa quelques instants, silencieux. Alors, descendant les degrés avec une calme dignité, il vint à nous et au directeur. Il lui prit amicalement les deux mains ; et, l'entraînant hors du lieu saint, il ne cessait de lui faire les plus affectueux remerciements, auxquels cet excellent homme ne savait répondre qu'en s'essuyant les yeux. Nous marchions derrière, eux, non moins émues, louant et bénissant Dieu. Mais lorsqu'un peu plus loin, nous vîmes et entendîmes, accourus sur son passage, les pauvres aliénés qui lui barraient le chemin, disant : Mon bon Père, qui donc nous écoutera et nous consolera comme vous, quand vous ne serez plus là ? „ Le Père lui-même n'y tint plus, et il pleura comme tout le monde. " Enfin nous voici en dehors de la porte. Le Père aspira longuement. Puis,se retournant vers cette porte qui venait de se refermer, il fît en la regardant un grand signe de croix. La voiture l'attendait. D'un geste, il nous commande de monter les premières, et de nous placer dans le fond. Et, comme le respect nous faisait hésiter, ma compagne et moi, le geste devint si impératif que nous comprîmes que c'était pour nous un devoir d'obéissance : nous ne pouvions refuser. " Le trajet dura environ une heure, une heure silencieuse.pendant laquelle il nous parut tout entier plongé en Dieu. Il ne nous adressa la parole que deux fois, et chaque fois ce fut pour nous parler de Melle de Cicé. Quelle sainte
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âme le Ciel vous a donnée pour fondatrice et pour mère ! „ Quel esprit vraiment religieux ! Quelle générosité dans son dévouement ! Vous avez toutes gagné à vivre, ces années-ci, sous sa direction plutôt que sous la mienne. — La mienne, ajouta-t-il, dont elle a supporté la rigueur avec une soumission vraiment admirable. Bien d'autres auraient pu s'en trouver déconcertés ! „ — Puis il retomba dans son silence. Il ne le rompit qu'au moment de notre arrivée pour prononcer ces mots, comme s'il se les adressait à lui-même : " Quelle reconnaissance ne dois-je pas à sa courageuse discrétion, qui a sauvé ma vie au risque de la sienne ! „ Mademoiselle l'attendait chez elle avec plusieurs de ses filles. A son arrivée, elle se mit à genoux, ainsi que nous toutes, en lui demandant d'abord sa bénédiction si longtemps désirée ! Il eut un moment de visible émotion, bien vite réprimée. Il se commandait la force. Il la poussa jusqu'à l'outrance : " Melle de Cicé, dit le même récit, voulant lui faire honneur en cette visite du grand retour, avait, comme d'ailleurs pour chacune de nos conférences ordinaires, préparé un fauteuil, avec un petit tapis de pieds pour le saint vieillard. Le Père ne voulut pas accepter le fauteuil ; et il alla s'asseoir sur une chaise, à l'autre extrémité de la pièce. Déjà un peu déconcertée de ce refus, notre bonne Mère générale voulut du moins que le petit tapis pût servir,et elle le rapprocha ; mais le Père le repoussa énergiquement du pied, avec un geste de déplaisir pour des attentions qui s'adressaient à lui. „ La réunion reçut avec avidité chacune des paroles du pieux fondateur, que plusieurs Filles de Marie plus récentes voyaient et entehdaient pour la première fois. Mais
L'ÉLARGISSEMENT, LE RETOUR
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après son départ, Mademoiselle de Cicé crut répondre à la préoccupation de plusieurs en leur expliquant qu'en leur faisant voir un peu de rudesse, — corrigée par tant d'humilité — le fondateur traitait ses Filles en religieuses accomplies, et qu'il agissait avec elles avec la liberté et la simplicité d'un Père. Le Père de Clorivière fut prendre son domicile à l'ombre de l'ancien monastère desCarmes,près de l'abbé Bourgeois aumônier des Carmélites, un de ses fils. Il y apportait de sa captivité des desseins de plus vaste reconstruction religieuse, qui allaient remplir sa dernière période de son existence, combler ses vœux de quarante années, et ouvrir une ère nouvelle à la Compagnie de Jésus. C'est une autre histoire, parallèle mais distincte, à côté de celle de la mère de Cicé qui va se poursuivre et se terminer. " Quelle fondatrice, quelle supérieure ! venait-il de dire d'elle. Quelle mère ! Quelle sainte âme ! Que vous avez gagné à vivre ces années sous sa direction „ ! C'est à considérer de près et dans son ensemble cette âme sainte d'abord, puis cette action et direction de la Supérieure générale, que sera consacré le chapitre suivant.
CHAPITRE DIX-NEUVIÈME.
Supérieure générale. Dons et grâces de supérieure — Affaires et Gouvernements — Directeurs et Vocations — Nominations — Autorité et décisions — Direction spirituelle — Douce Condescendance —■ Son Exemple. Le Père de Clorivière qui, même sous les verroux, n'avait pas cessé un instant, de suivre ou de conduire les affaires de ses deux Sociétés, ne fait pas difficulté d'avouer, dans ses lettres que, pour ce qui regardait celles des Filles de Marie, Melle de Cicé avait des dons particuliers, et obtenait des succès auxquels il rendait cet hommage : " Il est certain, lui écrit-il, que toutes vos entreprises ont été visiblement bénies du Ciel. „ Et il lui fait un devoir d'en rendre grâces à Dieu, en utilisant ces dons à son service : " Cette œuvre qui n'est pas de votre choix, mais du sien, il l'a voulue par vous ; et voilà pourquoi, n'en doutez pas, en faisant choix de vous, il vous a donné tout ce qui est nécessaire pour cela „. Enfin c'est d'elle qu'il venait de dire aux deux religieuses qui lui ouvraient sa prison, qu'il les félicitait d'avoir joui, pendant son absence, de cette direction d'une sainte, bien préférable à la sienne ! Cette idée et cette expérience qu'il avait de sa sagesse dans le maniement des affaires, comme dans celui des âmes, le portait à employer son intervention même
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auprès des personnages ecclésiastiques, surtout lorsqu'il s'agissait des intérêts de ses filles : " Au lieu de traiter personnellement avec eux, lisons-nous, le Père de Clorivière préférait, dans certaines circonstances difficiles, s'adresser à MeUe de Cicé, pour qu'elle agisse sur les esprits, avec ce tact délicat et cette insinuante douceur que l'Esprit de Dieu se plait à donner aux âmes droites et hautes. „ En septembre 1805, Mademoiselle est félicitée par lui de la bénédiction que le Seigneur a donnée à ses démarches auprès de l'Evêque de Rennes, Mgr Enoch, qui, fasciné par l'Empereur et imbu des idées impériales, était fort prévenu contre la Société des Filles de Marie, moins prompte à l'admiration et à la confiance : " La lui faire accepter était chose hasardeuse et difficile, écrit le Père. Enfin l'affaire finit bien ; et c'est à vous, ma chère Fille, que Dieu a voulu que nous eussions cette obligation, et il vous en a donné le courage. Il serait bon aussi que M- Engerrand prît de là occasion de parler à Monseigneur de notre Société du Cœur de Jésus, comme d'une association d'ecclésiastiques placés sous l'autorité de leurs évêques, et faisant profession de tendre à la perfection évangélique. „ Une autre fois, c'est l'évêque de Namur, Mgr Pisani de la Gaude, qui, désespérant de réussir lui-même auprès du Légat du pape, dans une affaire qui sans doute intéressait les deux Sociétés.s'en remet de confiance à l'intervention meilleure de Mel,e de Cicé : " A Mademoiselle Adélaïde de Cicé, rue de Mézières... Mademoiselle, j'ai fait ce que j'ai pu, c'est-à-dire rien. Dieu le veut ainsi. Je vous conseille de voir M«r Mozio à la Légation. Quand il saura l'intérêt que vous portez à cette affaire, il la suivra... " Je pars aujourd'hui...
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" Priez pour moi, et comptez toujours sur mon dévoue" ment le plus entier, et le plus respectueux „. Comme Mgr de Rennes et. dans le même esprit, l'archevêque de Rouen ne supportait pas dans son diocèse l'action des deux Sociétés qu'il savait suspectes au gouvernement. C'était Mgr de Cambacérès, que recommandait médiocrement le nom de son célèbre frère Jean Jacques Régis de Cambacérès, naguère second Consul, et aujourd'hui Àrchichancelier de l'Empire, sénateur, prince de Parme etc., sans avoir pu faire oublier le Jacobin et Conventionnel de 1793. L'archevêque avait adressé à ses prêtres des instructions confidentielles, interdisant aux confesseurs des Filles de Marie de les diriger suivant les règles de leur Société, et de les autoriser à prononcer les vœux de religion. Elles en référèrent à leur Mère générale. C'est bien en supérieure très sage et très sainte que Melle de Cicé répond en ces termes à la présidente de la Réunion de Rouen, 7 octobre : " Ma chère amie, puisqu'il en est ainsi, pour ne compromettre en rien vos confessurs, il ne faut plus leur parler de la Société. En conséquence, conduites désormais par un pur esprit de foi, vous devrez chacune en votre particulier remplir vos obligations religieuses avec plus de fidélité que jamais, une vive confiance en Notre-Seigneur, une union intime avec Lui, un recours fréquent à sa Très Sainte Mère, dont une Fille de Marie peut s'assurer l'assistance, tant qu'elle sera fidèle à la loi de son Fils. Vous trouverez vous-même votre voie dans la Règle que vous avez entre vos mains, vous en pénétrant d'autant plus que vous serez privées d'autres guides humains. Ainsi, par la grâce de Dieu, votre fidélité suppléera-t-elle à tout le reste. „ Elle continue : " Cette fidélité intérieure devra donc
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suppléer à ce qui eut été votre soutien extérieur. Vous devrez vous abstenir de toute assemblée nombreuse à l'effet de conférer sur vos intérêts personnels. Cependant ce que nulle puissance ne saurait interdire, c'est que deux ou trois personnes de piété s'entretiennent entre elles de ce qui peut les avancer dans la vertu, et des maximes de perfection que, sans être dans le cloître, elles peuvent pratiquer dans Je monde, s'efforçant d'y retracer la vie des premiers chrétiens, s'encourageant au détachement, au mépris des richesses, au devoir d'employer tout ce qu'on peut à l'assistance du pauvre et au culte de Dieu ; enfin tendant de concert à ce généreux renoncement à soimême demandé par le Seigneur, dans cette parole qu'elles méditeront au pied de leur Crucifix : 8 Quiconque veut venir après moi, qu'il renonce à soi-même, qu'il prenne sa croix, et qu'il me suive ! „ A l'invitation réitérée de prendre Marie pour modèle de leur vie de pureté et d'humilité, la pieuse Supérieure ajoute celle de s'adresser, en ces pénibles délaissements, à leurs Anges gardiens, pour qu'ils les défendent et guident sur le cbemin du salut et de la perfection. " Voilà, mes chères amies, les avis que je crois devoir vous donner, au nom du Seigneur, pour la paix de vos âmes, dans la confiance qu'une conduite si droite engagera sa bonté à abréger l'épreuve qu'il a permise pour que vous soyez plus à Lui et à Lui seul. 8 Enfin, quant aux vœux, vous les avez faits pour un an, à l'Assomption dernière. Ainsi engagées jusqu'à ce terme, il ne vous faut penser qu'au moment présent, pour l'employer à aimer le bon Dieu par dessus toutes choses, en lui abandonnant l'avenir qui ne dépend pas de nous.,, C'était la sagesse, la soumission, la discrétion, la foi plus vive, la confiance plus solide, la prière plus assidue,
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l'union à Dieu plus intime, dont nous venons d'entendre la leçon. Puis voici celle du respect silencieux, réservé : " Quant à vos dispositions pendant cette épreuve, soyez pleines de respect pour la main qui vous frappe. Soumettez-vous d'esprit et de cœur à celle qui éprouve, et implorez celle qui soutient. Cela demande que vous vous interdisiez toute parole de plainte, et même toute réflexion sur ce qui se passe... Les intérêts les mieux abandonnés à Dieu, sont les mieux gardés ! „ " Voilà, chère amie, ce que je puis et dois vous dire. En vous conduisant ainsi par rapport à vos confesseurs, en ne leur parlant point de la Société, vous leur épargnerez toute inquiétude au sujet de la défense qui leur a été faite, laquelle d'ailleurs ne peut jamais vous empêcher de déclarer, au tribunal de la Pénitence, les péchés que vous pourriez avoir à vous reprocher comme étant contraires à vos engagements. " Tout à vous toutes, mes chères Amies, dans les Sacrés Coeurs de Jésus et de Marie. — Votre amie toute dévouée, Marie Adélaïde. „ Le 8 juin 1808, une réponse du Père de Clorivière à Melle de Cicé, intervint sur le sujet général de la délimitation du pouvoir du confesseur, en matière de vocation et d'obligation aux règles : " C'est Dieu, écrit le prisonnier, c'est Dieu qui donne la vocation ; c'est à l'âme qu'il fait connaître qu'il la donne. Tout ce qu'un confesseur doit faire en cela est d'examiner si les marques que cette âme donne de sa vocation viennent de Dieu ou n'en viennent pas. Quand il approuve ces marques, quand le temps n'a fait que cimenter cette approbation, et, bien plus encore, quand de saints engagements sont formés, il n'est nullement au pouvoir du confesseur de revenir sur
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cette approbation et d'y rien changer. Son devoir se borne à conduire l'âme selon l'esprit de sa vocation, et à la porter à l'observation de ses vœux, de ses règles, et surtout à l'obéissance à ses supérieures. Four les mêmes raisons, si le confesseur passe ses droits, s'il veut jeter des doutes sur la vocation, s'il détourne des observances religieuses, et surtout de l'obéissance aux supérieures, il ne tient plus la place de Dieu et ne doit plus être écouté comme tel. Ce serait un des cas où il faudrait le quitter. Que font ces bonnes âmes? Elles reviennent sur leur vocation, après de saints engagements pris et souvent réitérés. C'est en soi une grande infidélité,mais que la faiblesse, la crainte, et le défaut de lumière excusent en grande partie devant Dieu. Secondement elles consultent sur leur vocation des personnes qu'elles savent bien avoir manqué de fidélité à la leur, ce qui est une grande imprudence. „ Une seconde lettre est l'application, miséricordieuse mais ferme, de ces principes à la conduite d'une certaine Melle Victorine, qui avait quitté la Société pour entrer ailleurs : " Dites à Victorine que je ne puis approuver ce qu'elle a fait. Quand une vocation a été éprouvée et approuvée, nul homme sur la terre n'a le droit de la changer. Cependant j'excuse son intention ; son tort, a été de ne pas consulter, dans le doute, ses Supérieurs qui seuls avaient en cela autorité. " La démarche ayant été faite imprudemment, mais de bonne foi, elle peut présumer que Dieu pardonnera tout à cette bonne foi. Toutefois ce serait une autre imprudence et marque d'inconstance et de légèreté de revenir si promptement sur ses pas, vu surtout que son nouvel état est saint et n'a pas d'opposition marquée avec celui qu'elle a abandonné „. Ce n'en était donc pas moins l'exclusion de celui-ci.
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L'encouragement exprès mais secret donné à la Société par le Saint-Siège, obligeait encore à la grande réserve et prudence prescrite dans ces lignes de la Mère générale à Melle Chenu, présidente des Filles de Marie de Bretagne. 10 juillet 1805 : " Je crois que nous vous avons marqué que la nouvelle approbation que nous avons eue du souverain Pontife, pendant son séjour à Paris, était pour nous un nouvel aiguillon dans cette carrière. Il nous a toutefois recommandé la prudence par rapport aux réunions, mais il ne faut pas pour cela cesser de se réunir pour des fins purement religieuses,ce qui est si profitable ! Il faut seulement éviter tout ce qui peut faire remarquer ces assemblements „. Et, de vrai, la rupture de ce lien de fraternité n'eut-elle pas provoqué la dislocation de tout le corps? C'était l'appréhension du Père de Clorivière, qui commande à Melle de Cicé de profiter des deux époques annuelles du renouvellement des vœux, 2 février et 15 août, pour en faire le point dé départ d'une communication générale entre toutes les Sœurs. " Vous ferez bien de dire à la Réunion de Paris deux mots d'édification, lesquels seraient répétés ensuite à chaque groupe par celle qui serait à la tête. On dirait, par exemple : " Mes chères sœurs, ayons confiance, le Seigneur nous éprouve : c'est ainsi que dans tous les temps il a traité ses meilleurs amis. 11 ne nous délaissera pas, puisque nous ne cherchons que sa gloire. Que ce renouvellement de nos vœux soit pour nous l'époque d'un renouvellement de ferveur. Remplissons avec plus de soin nos devoirs de chrétiennes et de filles du Sacré Cœur de Marie. Appliquons-nous à l'observance de nos Saintes Règles, et osons tout espérer de l'amour et de la protection de Notre-Seigneur et de sa très sainte Mère, la glorieuse Vierge Mère ! „
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Il en était ainsi, et l'on entend quelque part le Père fondateur, du fond de sa prison, en féliciter la supérieure en ces termes : " Notre amie m'a dit que tout le monde avait été content et bien pénétré de tout ce que vous leur avez dit pour ranimer leur confiance. Cela me donne une véritable consolation. Dieu répand sa grâce sur tout ce que vous faites pour vos filles. „ Quelques fragments ou canevas de ces instructions et exhortations, retrouvés dans les papiers de la Mère supérieure, apporteront à sa famille d'aujourd'hui quelqu'écho bien faible, sans doute, mais fidèle, d'une parole à laquelle manquera toujours ici l'accent de sa voix et la lumière de son regard. Mademoiselle rappelle premièrement à ses filles la fin de la Société.EUe la représente dans une grandeur qui les effrayera sans doute comme elle-même, mais aussi dans une surnaturelle beauté qui les attirera. " Avez-vous bien songé, mes filles, à quoi nous engagent les vues de la Providence à notre égard ? L'étendue d'un pareil dessein serait propre à nous effrayer, si nous ne savions que le grand Maître à qui nous appartenons se plait à se servir de ce qu'il y a de plus faible ... Ne s'agit-il pas de dédommager un peu son Eglise de la perte de tant de communautés religieuses naguère consacrées aux œuvres de miséricorde corporelle et spirituelle? Mais combien plus la spirituelle ! „ La Supérieure insiste, et s'adressant aux Sœurs " qui s'emploient, comme elle s'exprime, auprès des jeunes personnes. „ elle leur recommande instamment de n'y pas faire seulement œuvre d'instruction et d'éducation, mais d'aller par de là, et de porter leur sollicitude sur la sanctification et le salut de leurs âmes. Plus haute encore, la Fin suprême de la Société est de
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faire que Notre Seigneur soit plus universellement aimé et d'un plus parfait amour par une élite de ses servantes dans le siècle. " L'amour de Notre-Seigneur est la vie même de la Société. Il est pour chacune de nous la vie, l'excellente vie dont elle doit vivre plus que de sa vie naturelle. Il est au commencement comme la meilleure marque de notre vocation ; il est au terme comme le sommet de la perfection. Et tout l'ouvrage de la grâce est de faire de cet amour l'âme de toutes nos actions, jusqu'à ce que nous n'ayons plus comme l'Apôtre, " d'autres sentiments que ceux de Jésus, „ et que son Cœur, pour ainsi dire, soit passé dans le nôtre „. Alors la bouche parlera de l'abondance du cœur. Elle le dit à ses filles : " N'oublions jamais Jésus-Christ dans nos entretiens, surtout ceux que nous avons avec nos sœurs. C'est le moyen d'engager le divin Sauveur à se trouver au milieu de nous ; et d'éprouver ainsi le bonheur qu'y goûtèrent les disciples d'Emmaûs. „ Et encore ; " Unissons-nous d'esprit et de cœur pour demander tout au nom de Jésus. Cette union de prières faites dans ces conditions nous fera tout obtenir. „ C'est une des plus fréquentes recommandations de Melle de Cicé. Le Jésus-Christ qu'il faut porter, reproduire, prêcher, c'est Jésus crucifié. On sent bien passer l'ombre des jours mauvais d'alors dans ces paroles de l'Epouse : " A présent que nous avons notre part de ses douleurs, demandons à Dieu, au nom de Jésus et par le cœur de sa Sainte Mère, le sublime esprit de la Çroix. „ Et ces cantiques enflammés chantés à la souffrance : " Heureux et très heureux qui sait souffrir avec Jésus ! Les plaies de notre divin Sauveur sont les sources de nos joies. „ Puis le Cœur de Marie : " Filles du Cœur de Marie, ne devons-nous pas ressentir, comme elle, les outrages de
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son divin Fils ? Pour quelle autre chose le Seigneur nous veut-il au milieu du monde ? Ah ! que ces jours mauvais demandent de grands courages et de grandes vertus ! „ A ces élévations s'entremêlent des avis pratiques et familiers sur les devoirs envers Dieu, elles-mêmes et le prochain. La préparation éloignée à l'oraison par l'habitude de la présence de Dieu ; le recueillement extérieur comme intérieur dans le lieu saint : " N'y pas parler sans nécessité. Ne s'autoriser pour cela de l'exemple de personne. Retracer en cela la sainteté de premiers chrétiens. Nous serions heureux si la modestie des Filles de Marie faisait rentrer en elles-mêmes quelques personnes; et nous pouvons l'espérer „. N'en avait-elle pas déjà le témoignage, l'expérience, le souvenir ? La mortification sera un sacrifice perpétuel, non celui d'une heure et d'un jour, mais celui de tous les instants de chaque jour. " En produire non des actes isolés dans l'occasion, mais en rechercher et saisir toutes les occasions... L'onction de la grâce en adoucira l'amertume, et vous y fera trouver une divine joie. „ L'éloignement du monde. Mais qu'est-ce à dire le monde ? Non seulement le monde sans Dieu, mais le monde du sans-gêne avec la loi de Dieu. " Et quel éloignement ? Celui de ses habitudes, de ses maximes, de ses discours, de son esprit. " Il vous opposera l'usage, l'exemple, le péril du ridicule et de la singularité, l'intérêt même de la religion qu'il faut faire aimable en la faisant facile. " Raidissons-nous, mes sœurs, contre de semblables prétextes. Attachons-nous à Jésus-Christ comme à notre unique maître, aux saints comme à nos modèles, à Dieu comme à notre seul juge. Vivons de la foi, professons notre foi, sans craindre de paraître ainsi nous distinAdelai;de de Cicé. — 24
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guer. Distinguons-nous, s'il le faut, pour mériter d'être un jour distingués par celui qui nous reconnaîtra comme siens devant son Père. Nous ne devons rechercher que le regard de Dieu. Que d'autres soient, comme on dit, des gens de la circonstance, nous serons nous, des gens de principes, ceux du Saint Evangile, que notre profession nous fait suivre de plus près que les simples fidèles . Il est cependant un lien par .lequel la Fille du Cœur de Marie est et restera attachée au monde où Dieu la veut. C'est le devoir de son état : devoir filial, maternel, familial, domestique, professionnel ; lien sacré, devoir sanctifiant et divin, le premier de tous. " Ne perdons jamais de vue que c'est par notre fidélité à nous acquitter le plus parfaitement possible des devoirs de notre état que nous parviendrons à la perfection que le Seigneur attend de nous.C'est en nous y dévouant que nous vivrons au milieu du monde, non seulement sans être atteintes par sa contagion, mais encore en remplissant les desseins de la Providence, qui nous y retient afin que nous y répandions la bonne odeur de Jésus-Christ... „ Mais tous ces papiers posthumes, pour précieux qu'ils soient,donneront-ils f idée,rendent-ils l'image de l'irradiation d'une parole qui portait avec elle la joie, en même temps que la lumière ? C'est le témoignage de toutes ses filles. L'une d'elles, Melle Mettrie Offray, dira près de mourir : " Il faudrait que je fusse toujours auprès de Mademoiselle de Cicé. C'est là que sont les âmes heureuses. „ Les autres notes et fragments sur les règles et devoirs spéciaux de l'observance nous seront mieux connus encore par l'application que la Supérieure va en faire dans le gouvernement de ses maisons et la direction spirituelle de ses filles.
CHOIX DÈS SUPÉRIEURES
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Le choix des supérieures et présidentes locales pour les Réunions ou les communautés était la première et la plus considérable de ses sollicitudes. Elle consulte, elle prie. Au sujet de la provision d'une supérieure à Vitré, elle écrit à Mel]o Chenu : " Je pense que notre chère Louise de Gouyon, si vous pouvez la céder pour un temps, ferait bien l'affaire. Notre excellente amie,MeIle Desguets, serait de même très propre à mettre à la tête. L'idée m'est venue aussi pour Melle de La Barronnaye. L'œuvre est si intéressante pour la gloire de bon Maître, et le salut du prochain, et en particulier celui des Filles de Marie et leur perfection, qu'il ne faut pas hésiter à faire un sacrifice en vue de ce grand bien. Mais c'est à vous, ma chère Fille et sœur bien-aimée, à voir dans votre sagesse, avec M. Gilbert, ce qui convient le mieux „. Une seconde lettre insiste sur le même sujet, toute imprégnée de piété et de religieuse amitié : " Rappelezmoi au souvenir de toutes vos sœurs et recommandez-nous à leurs prières, en particulier à notre chère Céleste (Mettrie Offray), à laquelle je pense souvent. Adieu, chère amie, je prie le saint Enfant Jésus et sa sainte Mère de vous combler de leurs plus douces bénédictions ; et suis à vous par tous les liens les plus étroits et les plus chers, dans les cœurs sacrés de Jésus et de Marie. Votre amie, Marie Adélaïde „. Tel est le ton de ces lettres. L'acceptation des charges est un sacrifice, MeII° de Cicé bénit l'obéissance, en proportion de ce qu'elle coûte : " J'ai vu avec plaisir que les choix se sont portés sur nos deux amies, Cte et Lso. — Je loue la première d'avoir accepté avec simplicité, et je ne suis pas étonnée de la peine qu'éprouve la seconde. Mais il faut que tout cède à la volonté de Dieu. Dites-lui de ma part qu'elle mette toute sa force dans l'obéissance et dans la confiance en Dieu,,.
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En somme qu'est-ce donc qu'une supérieure dans une communauté ou Réunion ? La représentation vivante de Jésus-Christ, répond-t-elle dans ces lignes où il semble qu'on la reconnaisse elle-même : " Que vous ne perdiez point de vue le divin Modèle que nous devons copier, c'est là toute notre vie. Exprimons-le en tout, ne vivons plus que pour lui et en lui. Qu'en vous voyant on le voie ; que toutes vos chères compagnes trouvent en vous la lumière, la force, la consolation, et, par dessus tout, un modèle (1) „. D'autre part ces mères de bonté, ces modèles de piété, seront des femmes d'autorité, desquelles le premier devoir sera de connaître les dispositions, d'éprouver la vocation, et de décider l'admission de leurs filles. De fait,dans chaque diocèse où les deux Sociétés étaient établies, les prêtres du Sacré-Cœur se trouvaient naturellement les représentants ordinaires de l'Evêque auprès de l'Association des Filles de Marie,en même temps qu'ils leur prêtaient leur ministère pour la confession et les Sacrements. Mais, dans l'intention et le plan du fondateur, les deux Sociétés jumelles n'en devaient pas moins demeurer " distinctes et indépendantes l'une de l'autre, sans juridiction de la première sur la seconde,, était-il écrit. Aussi bien, dès l'origine, la Société des filles de Marie ayant été constituée hiérarchiquement avec ses supérieures locales, ses supérieures communes, appelées ensuite provinciales, et sa supérieure générale assistée de son conseil, c'était à elles normalement qu'incombaient les responsabilités, et ressortissaient toutes les affaires et causes de leur Réunion, de leur Province et de l'Institut. oIIa
(1) Ce fragment de lettre de M
de Cicé était conservé comme une
relique, dans une cassette, par une ancienne mère.
AUTORITÉ ET DÉCISIONS
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La supérieure le rappelle, à sa fine et délicate manière, dans deux lettres successives, à une supérieure locale, après toutefois avoir elle-même consulté le Père fondateur, et en s'appuyant de son autorité : " Notre Père, écrit-elle, a toujours été d'avis que les détails d'affaires et de conduite qui concernent les Filles du Cœur de Marie soient entièrement soumis à leur supérieure. Si celle-ci venait, dans quelque occasion, à se trouver embarrassée pour donner une décision, elle consulterait elle-même. Mais, quant à l'inférieure, elle n'a autre chose à faire qu'à obéir à sa supérieure propre. Cette décision est motivée sur ce que les Filles de Marie doivent être conduites par leur mère, sans embarrasser les ecclésiastiques de soins dont quelquefois ils ont peu de connaissance. D'ailleurs cela prendrait à ces messieurs un temps qu'ils peuvent employer plus utilement aux œuvres dont ils sont surchargés. „ En retour, le Père Supérieur général prenait-il soin d'avertir ceux de ses prêtres chargés de ce ministère auprès des Filles de Marie, d'en référer au besoin à leur première Mère, comme on le voit par cette lettre du 17 janvier 1807 : " J'écrirai à M. Beulé, et je lui dirai, en général, que, par rapport à vos filles, il ne doit rien faire que de votre avis ; que moi-même je ne voudrais rien me permettre en ce genre sinon d'accord avec vous. „ Un humble et sincère esprit d'obéissance était aux yeux de cette Mère la pierre de touche de la vocation religieuse. Mme de Saisseval raconte " qu'ayant parlé de la Société à Mme de Croisy avec laquelle elle était fort liée, celle-ci en fut enchantée. Nous finies une petite course à Paris, pour voir MelIe de Cicé et Mme de Carcado, après quoi elle fut admise aux premières épreuves, et je crois
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même qu'elle fit sa consécration Mais, au bout de quelque temps, elle quitta la Société, ce qui me fit une grande peine dans le premier moment. Mais ensuite je vis bien qu'elle n'y était pas appelée. Son caractère actif et dominant se sentait trop péniblement mortifié par l'obéissance. Ce fut précisément sur ce point vulnérable que la maîtresse des novices fit porter l'épreuve, laquelle se trouva trop forte pour sa faible vocation. Me de Croisy sortit afin de pouvoir se livrer librement, et à sa manière personnelle, aux œuvres de charité, dont plusieurs par la suite l'eurent même pour présidente. „ Arrivait-il que quelque novice se trouvât ébranlée dans sa vocation, Mel,e de Cicé consultée venait à son secours, éclairantsesténèbres, ranimant sa confiance, etimplorant pour elle la patiente charité de ses supérieures et de ses sœurs : " Par rapport à celle dont vous me parlez, je suis portée à croire que c'est une tentation. Pourvu qu'elle y résiste, en ne s'éloignant pas de vous malgré ses répugnances, cela passera. Votre charité pour elle n'en doit être que plus ardente, et l'aidera à triompher. Ce sont souvent, comme nous en avons tous les jours l'expérience, celles qui sont le plus souvent et le plus vivement tentées qui font ensuite le plus de progrès, si elles ne manquent pas de courage et surtout de confiance en Dieu ! „ La formation des nouvelles sœurs était devant elle une fonction d'un prix inestimable. On en jugera par cette maîtresse page : " De cet emploi important dépend en grande partie le bien de la Société. Il demande de celle qui l'exerce le plus grand soin, une étude particulière des règles, une vigilante attention et une intime union avec NotreSeigneur. A mesure que nous serons plus unies à Lui nous serons plus propres à faire avancer les autres. C'est le grand secret de la vie spirituelle. Chassons de nos entre-
FORMATION ; ADMISSIONS
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tiens les pensées inutiles pour nous occuper de JésusChrist ! Ces considérations allumeront dans les cœurs le feu de l'amour divin. Elles nous exciteront à tous les sacrifices pour la sanctification des âmes. Nous ne verrons rien au-dessus d'un emploi qui nous est donné pour coopérer, autant que noire faiblesse le permet, aux desseins du Seigneur sur les âmes qu'il appelle à la haute dignité de ses épouses. Nous devons nous y appliquer comme font les personnes chargées de l'éducation de filles de rois destinées à épouser des princes de ce monde. Et certes la différence est grande : autant que le ciel est élevé au-dessus de la terre. „ L'admission aux vœux demandait plus que des dispositions vertueuses. Elle demandait des vertus acquises. Au sujet d'une personne dont, à en croire son compterendu de conscience, le seul défaut était de n'en avoir aucun, le Père de Clorivière consulté fait à la Mère supérieure cette réponse très instructive. " Dans ce compte-rendu, je n'ai vu que des perfections. Je suis persuadé que cette personne parle sincèrement ; c'est ainsi qu'elle se voit, ne jugeant d'elle que par ses sentiments et non par ses œuvres. Or c'est par les œuvres que l'on connaît l'ouvrier. Je suis bien convaincu qu'elle n'a point en elle de défaut extérieur bien considérable. Mais a-t-elle les vertus évangeliques, celles qu'exige son état ? Une perfection qui réponde aux grâces qu'elle a reçues, aux lumières qu'elle a sur la vie spirituelle ? A-t elle quelque ressemblance avec un Dieu crucifié ? Un parfait détachement des biens de la terre, une sainte haine, un saint mépris d'elle-même ? Dans un temps où il y a tant de misérables, a-t-elle augmenté ses aumônes ? Se refuse-telle quelque chose de ce qu'elle se croit utile ? Sous prétexte de nécessité, de besoin, ne dépense-t-elle pas pour
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elle-même presque tout ce qui lui reste de son revenu ? Elle a des vertus, mais n'y arrête-t-elle pas trop ses regards, ce qui l'empêche de voir ce qui lui manque ? Est-elle bien persuadée qu'on n'avance dans le chemin de la vie religieuse qu'autant qu'on se fait violence à soi-même ? Ses principes sur les grandeurs et les vanités du monde sont-ils entièrement conformes à ceux du saintEvangile... ? " C'est par sa conduite et non par les idées qu'elle a des vertus chrétiennes qu'elle doit se répondre à elle-même sur toutes ces questions et sur bien d'autres semblables. Qu'elle se rappelle l'examen qui sera fait de ses œuvres au dernier jour,et qu'elle prenne la cause de la Justice divine contre elle-même „. La charitable direction de MeIle de Cicé tenait un large compte de la condition spéciale que faisait à ses Filles leur vie ordinaire dans le siècle. Elle s'intéresse, dans ses lettres, à leurs parents, leur santé, leurs peines, leurs affaires, et surtout leurs âmes, dont elles devront se faire les apôtres et les Anges gardiens : " Je suis bien touchée de la situation de Monsieur votre beau-frère et de ses consolantes dispositions. C'est le Seigneur qui lui a sans doute inspiré de venir chez vous pour y recevoir tous les secours et les consolations de la religion. Vous êtes sûrement, dans cette circonstance, d'une grande ressource pour Mme votre sœur. C'est le plus grand service que nous puissions rendre à nos parents que de les porter à Dieu „. Elle-même, Me]lc de Cicé, était une mère pour ses neveux, en qui elle s'appliquait à faire revivre toutes les traditions de foi et d'honneur que représentait leur nom, comme eux-mêmes en ont témoigné avec une reconnaissance pleine de religieuse admiration !
DOUCE CONDESCENDANCE
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La Mère générale tient pareillement compte des dérangements inévitables qu'apporteront aux exercices spirituels les occupations de ses filles dans le siècle: "Ayezsans doute de l'exactitude à vos saints exercices;mais cette exactitude doit être accompagnée d'une grande liberté d'esprit et de cœur.Quand quelque raison bonne et convenable ne vous permet pas de les remplir — je ne parle que de ceux qui sont de surérogation, — ne vous en faites aucune peine. Soyez esclave de cette fidélité ; mais esclave volontaire, esclave d'amour. Et faites votre possible pour entretenir en vous la joie spirituelle „. A ces religieuses du monde la supérieure demande de même de faire tourner en prière leurs occupations dans le monde. " La prière n'implique pas obligatoirement telle posture du corps, pourvu que l'âme monte à Dieu. „ Au rang des exercices religieux elle place même la récréation en commun, de laquelle elle écrit à une supérieure : " Soyez bien fidèle à vos heures de récréation. Ce temps, qui est utilement employé pour le repos de vos sœurs, l'est aussi pour le service de Dieu à qui vous l'offrirez. Car votre conversation ne vous retire pas de sa divine présence. Il est au milieu de celles qui se rassemblent en son nom pour se recréer, comme pour autre chose. „ Si, dans l'habillement, la Mère supérieure réprouve la mondanité, elle y exige la dignité, la décence,la propreté. Elle n'avait pas, à Saint Servan, de fille plus exemplaire que MeIIe Amélie Sauvage : c'était une sainte. " Cette fidèle imitatrice de Jésus pauvre se privait des choses les plus nécessaires à la vie, rapporte sa notice. Elle préférait l'habillement le plus simple, ne se permettant pour sa dépense personnelle, que le strict nécessaire ; se plaisant dans sa famille aux services les plus humbles, soula-
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géant les domestiques dans leurs plus dures besognes, et y répandant un enjouement et une bonne grâce qui leur en allégeait le poids. Que si on lui faisait observer que parla elle altérait sa santé : " Le Seigneur, répondait-elle doucement, a sacrifié son sang et sa vie. „ Et quand on lui reprochait l'extrême pauvreté de sa mise : " C'est une manière de plaire aux yeux de Celui qui a bien voulu naître clans une étable ! „ Mais n'excédait-elle pas en mépris des bienséances, duquel la religion serait rendue responsable devant le monde ? Melle de Cicé chargea sa supérieure, Melle Chenu, de lui en faire la charitable remontrance : " J'ai bien de la joie, écrivit-elle, de voir Amélie entièrement à Dieu. Cependant j'ai à vous faire sur son compte une observation, qui pourtant n'est qu'à son avantage ; mais la chose portée trop loin pourrait nuire au bien commun. On m'a dit qu'elle se négligeait extrêmement sur l'article delà toilette, et c'est à vous à la régler là-dessus. Tout en la laissant suivre son al trait pour la simplicité, que nous approuvons, il faut exiger une grande propreté. Vous lui persuaderez que, vivant dans le monde, et notre vocation demandant que nous y travaillions à y gagner des âmes à Dieu en nous sanctifiant, il ne faut pas les rebuter par des dehors très austères. C'est la conduite que les saints les plus portés à l'oubli et au mépris d'eux-mêmes ont tenue quand ils ont été obligés de se produire. „ Melle Sauvage s'humilia, et obéit, comme autrefois avait obéi Me]le de Cicé elle-même, en matière semblable. Telle fut l'action de la supérieure générale dans son gouvernement : celui des esprits et des consciences par ses instructions, celui des cœurs et des âmes par leur formation et direction religieuse.
SON EXEMPLE
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Nous sommes loin cependant de la connaître tout entière. Bien des traits nous échappent, perdus dans le lointain des souvenirs et dans l'ombre ôù elle-même se plait à disparaître. Ce qui en est resté dans la mémoire de toutes les personnes qui l'ont approchée, c'est la profonde et incomparable impression de sa sainteté. C'est par là surtout qu'elle a laissé sur la Société naissante une ineffaçable empreinte. En somme c'est surtout de son exemple qu'est faite son autorité, comme son prestige. Elle gouverne par l'influence plus que par le commandement. Et son action elle-même n'est que l'effusion continue des dons de l'Esprit-Saint dont cette âme sainte était un vase d'élection, façonné par la souffrance, creusé par l'humilité, rempli par une communication incessante avec JésusChrist, et débordant sur sa famille religieuse dans une tendresse de nature et de grâce, qui, selon la parole des Livres saints, y assurait le règne de l'obéissance par celui de l'amour (1). (1) Eccli. Cap. III. 1. Ecclesia justorum obedientia et dilectio.
CHAPITRE VINGTIÈME.
Réunions de Province. Franche-Comté, Bretagne, Normandie. MelIe de Cicé sexagénaire — Les deuils de la Société : jfeiie Desliayes — Groupe de Franche-Comté : MeIIe d'Esterno ; Mme de Buyer ; Mme CMfflet de Fangy — Groupe de Bretagne : MeIle Chenu ; Mel]e Desguets ; MMe de Gouyon — Fondations rurales — Groupe de Normandie et du Centre — L'expansion. Nous avons vu que clans les derniers temps de sa captivité, le Père de Clorivière s'était fait incorporer à la province que la Compagnie de Jésus,après sa suppression, avait continué de posséder en Russie. C'était une première démarche vers la restauration de son ordre en France, laquelle il prévoyait prochaine et à laquelle la Providence lui réservait la principale part.On pouvait prévoir aussi que conséquemment la Société des prêtres du Sacré-Cœur de Jésus irait dès lors s'éliminant d'elle-même, à la suite de la reconstruction de l'édifice dont elle n'avait été que la pierre d'attente. Il n'en pouvait être de même de la Société des Filles de Marie, institution récente dans sa forme, sans analogue dans le passé des ordres religieux, plus nécessaire que jamais à une société organisée en dehors de l'élément chrétien, et qui y gardait toute entière sa raison d'être pour y faire pénétrer cette essence et ce baume de vie sur-
ELLC
M
LE
D'ACOSTA, M"
DE SAISSEVAL
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naturelle supérieure. Le Père de Clorivière lui demeurera fidèle, non seulement de cœur mais d'action. Seulement le temps est proche où, nommé Provincial de France de la Compagnie de Jésus renaissante, il devra se faire suppléer parfois dans l'exercice d'une autre fonction, de laquelle d'ailleurs il ne se démit jamais. Après la mort de Mme de Carcado, la qualité et fonction d'assistante générale fut donnée à Melle d'Acosta, la femme forte, à la hauteur de toutes les tâches et de tous les devoirs. La charge de maîtresse des novices était remplie par Melle Louise Poiloup, qui les exerça longtemps avec sagesse et piété (1). En même temps M"10 de Saisseval était devenue l'auxiliaire la plus active de la Supérieure. C'était une personne très douée pour le gouvernement, en même temps que pénétrée de l'esprit de Dieu, et qui apportait à la Société les plus riches dons de nature et de grâce. Elle fut, à côté de Mel]e de Cicé, la seconde colonne de cette Société, en attendant qu'elle en devint la première, la suppléant lorsque la maladie condamnait trop souvent celle-ci à l'impuissance, maiss'inspirant d'elle et s'inclinant devant elle avec une vénération qui était un culte, et le pieux dévouement qui en faisait sa fille. Il devait en être ainsi durant dix années de travaux et de souffrances partagés entre elles. Constamment souffrante depuis sa jeunesse Melle de Cicé l'était devenue de plus en plus, aux abords de la vieillesse : elle atteignait soixante ans en 1809. Les lettres du Père sont pleines de la recommandation d'y prendre (1) Sœur de M. l'abbé Poiloup, fondateur de l'institution d'enseignement secondaire florissant,qui précéda le collège des PP. Jésuites, à Vaugirard.
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garde : " Je compatis bien à votre mauvaise santé. Mais quelle que peine que vous souffriez de corps et d'esprit, soyez persuadée qu'elle contribue beaucoup à graver sur votre corps et sur votre âme l'image de Jésus souffrant. „ C'était la leçon de l'immolation. D'autre part il lui recommandait de ménager des forces dont elle allait avoir plus besoin que jamais, ajoutant que le souci de sa santé était un devoir comme celui de sa sanctification. Mais " souffrir en travaillant, et travailler en souffrant „ : telle était la maxime de l'Epouse du Crucifié. Labeurs et douleurs vont aller grandissant et se succédant dans la présente période de 1807, 1808, jusqu'aux alentours de 1812. Période attristée, mais en même temps consolée par de saintes morts. Période où nous verrons la sollicitude de la Supérieure appliquée à la direction des Réunions de Province, comme nous l'avons vue précédemment à celle de la Réunion et du Conseil général de Paris. Le Père de Clorivière contemplait aujourd'hui triomphant dans le ciel le chœur de ses fils et filles qui avaient rendu à Dieu le témoignage du sang pendant la Révolution Une veille de Toussaint, il écrit à celles-ci : " Préparons-nous de notre mieux à cette grande fête, et vivons d'espérance. C'est une grande consolation pour nous et un motif de confiance en la divine miséricorde de pouvoir compter parmi ces saints du ciel plusieurs de ceux que nous avons connus sur la terre, et qui ont appartenu aux deux familles : ce bon M. Cormeaux, M. Simon, Thérèse Chenu, Madame des Bassablons ! Ils prient sûrement pour nous ! „ Toutefois ce n'était que l'avant-garde de la troupe des élus ; et de pareils deuils ne cesseront plus d'apporter de semblables espérances, particulièrement au cœur de la vénérée Mère vieillissante,
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Le 30 juin 1807, cette vraie mère, malade elle-même, écrivait : " J'ai eu un petit intervalle de santé pendant lequel j'ai été fort occupée auprès d'une de nos plus anciennes compagnes, ma première connaissance en arrivant à Paris. Nous venons de la perdre pour ce monde ; mais nous avons tout lieu d'espérer que le Seigneur l'a reçue dans sa grande miséricorde. La manière dont elle a toujours servi le Seigneur, les grâces particulières, et nous pouvons dire extraordinaires, qu'il lui a faites dans les derniers temps de sa vie et dans sa maladie, nous font tout espérer des bontés de Dieu à son égard. „ Cette personne était Melle Deshayes,naguère maîtresse des novices, une des premières filles du Cœur de Marie, qui habitait avec sa mère, la même maison que Melle de Cicé. " La bonté, l'humilité, la simplicité la caractérisaient, et lui ont obtenu des grâces particulières. Au mois d'avril, elle reçut un matin, dans son oraison, la connaissance très distincte qu'elle mourrait avant la Pentecôte. On remarqua dès lors chez elle une liberté d'esprit et unè douce joie qui ne la quitta plus.et qu'elle répandait autour d'elle. Le 2 mai, elle tomba malade et fut entourée des soins les plus délicats par sa supérieure. Le 7, au matin de l'Ascension, elle expira doucement. „ Le Père de Clorivière en écrit ainsi sa consolation et son édification à Melle de Cicé : " J'ai su par Molle d'Acosta les détails de la mort de votre respectable sœur et fille, Mel,e Deshayes. Je la crois, cette mort, véritablement précieuse devant le Seigneur J'ai même le pressentiment qu'elle a obtenu un plein pardon du Dieu des miséricordes. Ce qui ne doit pas empêcher que vous ne demandiez pour elle les suffrages de la Société. Il faut se hâter de le faire. Ce que j'ai le plus admiré en elle est son humble simplicité qui la rendait enfant, son constant attache-
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ment à la famille religieuse, son obéissance parfaite et entière. „ La douleur la plus vive que ressentit, dans ces mêmes temps, la Mère supérieure fut celle de la mort de MeIle d'Esterno, février 1806. On était alors à l'époque des grandes luttes de Napoléon contre l'Autriche et la Prusse. L'hôpital de Besançon était encombré de soldats blessés ou pestiférés. Mell° d'Esterno avait organisé pour eux des secours spirituels et corporels qui la mettaient tout le jour en contact avec ces malheureux. Elle contracta leur mal, qu'elle reconnut mortel : " Cette fois, dit-elle, j'espère bien que je n'en reviendrai pas ! „ On l'entendit qui disait aussi : " J'ai déjà beaucoup souffert, et il me vient en pensée de demander à Dieu de souffrir encore davantage. „ Le 27 février, à trois heures du soir, son supérieur lui fit renouveler les promesses de son baptême, de sa consécration et de sa profession. Quelques instants après elle expira, en disant ces paroles du Psalmiste : Attollite portas principes vestras, Ouvrez-vous, portes éternelles ! „ Melle d'Esterno avait une sœur qui nous fut déjà nommée^'116 de Buyer (Aglaé d'Esterno). Devenue veuve, après seulement quinze mois de mariage, elle était entrée en 1801 dans la Société des Filles de Marie, en suite de quoi elle était venue passer deux ans à Paris à l'école de MeUe de Cicé qui l'avait admise à prononcer ses vœux. La Mère générale aimait tendrement cette jeune veuve que la religion avait recueillie, éperdue, meurtrie, sur le seuil du désespoir. Elle n'avait pas cessé de la suivre du regard, à Dôle, où elle savait qu'elle avait donné au Cœur de Marie une famille fervente : catéchisant les enfants, visitant les malades, ensevelissant les morts, établissant des retraites, elle et sa fidèle Emilie Gerrier, fille de Marie comme sa bonne maîtresse. Mais elle
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s'épuisait dans ces ardeurs de zèle. Au commencement de 1807, se déclara chez elle une maladie de poitrine dont il fallut se hâter d'aller demander le remède aux bords du lac Léman. Elle y trouva la mort, à l'âge de trente-trois ans, 6 octobre 1807. Cette mort toute sainte impressionna Genève. L'édification se changea enétonnement et admiration quand on connut les dernières dispositions d'une piété digne des Anges. Dans un acte du plus pur amour, l'infortunée jeune veuve remerciait Dieu de tout, de ses souffrances, de son veuvage, de sa fin prématurée, ne lui demandant autre chose que lui-même dans le temps et pour l'éternité. " Faites de moi, Seigneur,selon votre bon plaisir ! Soyez glorifié à jamais, et que voire gloire soit dès à présent ma béatitude ! Ainsi soit-il ! „ Ces coups de la mort avaient atteint profondément le cœur de MelIe de Cicé, lorsque, l'année suivante, mai 1808, elle apprit que, du même côté, sa famille religieuse était menacée d'une autre grande perte dans la personne de Mme Marie André Chiflet de Fangy, supérieure des filles de Marie de la Franche-Comté, après Melle d'Esterno qui l'avait donnée à la Société. Ancienne chanoinesse du chapitre de Montmigny dont elle avait fait l'édification, puis expulsée, émigrée, mangeant le pain de l'étranger à la sueur de son front, obligée de voyager à pied, n'emportant avec elle que le bréviaire de son couvent, elle n'avait revu sa patrie que pour y pleurer sur des destructions. C'est alors qu'elle était entrée dans la Société de MelIe de Cicé en 1802, et y avait fait ses vœux en 1804. Formée par Melle d'Esterno, témoin de ses vertus, émule de toutes ses bonnes œuvres auxquelles elle s'épuisa,
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elle tomba malade ; et il fut un moment où elle se crut près d'aller rejoindre celle qu'elle ne cessait de pleurer. A peine remise, elle en écrivit à Melle de Cicé une lettre où, oublieuse de sa propre santé, elle ne parlait que de sa douleur et de sa perte. C'est aussi de la personne el des vertus de Melle d'EsternoJeur commuue amie, qu'est remplie la réponse de Melle de Cicé, 30 mai 1808 : " La volonté de Dieu qui a cueilli ce fruit déjà mûr pour le ciel peut seul apaiser nos cœurs... Les dispositions si parfaites dans lesquelles a vécu et est morte cette chère amie sont pour nous le motif de la plus solide consolation, et un aiguillon qui nous presse de marcher sur ses pas. Ses maximes sont admirables, et je félicite toutes celles qui ont été nourries auprès d'elle par de tels exemples. Je vous en félicite, en particulier, ma très chère amie, vous que le ciel destinait à la remplacer. Elle vous aimait trop pour ne pas vous obtenir de notre divin Maître toutes les grâces dont vous avez besoin au poste où elle vous a laissée, en vous conservant des jours depuis longtemps tout consacrés à sa gloire et au bien corporel et spirituel du prochain „. Puis finalement cette parole de mère : " Je partage bien sincèrement, Madame et très chère amie, le désir que vous me manifestez de faire connaissance avec moi. J'ai depuis longtemps une santé qui ne me permet pas de faire des projets d'un jour à l'autre. Si le bon Dieu m'en laisse le temps, ce sera pour moi une vraie satisfaction de vous connaître, de m'édifier avec vous, et de nous animer réciproquement dans la pratique du divin amour et le zèle à en enflammer un plus grand nombre d'âmes „. Le foyer de l'amour de Dieu et du prochain allumé à Besançon et dans la Franche-Comté par Mine d'Esterno, y fut en effet entretenu par M,ne Chiflet de Fangy.Celle-ci y
ello CHIFLET DE FAN6Y
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attira une sainte fille, ancienne Clarisse, Jeanne Longchamps, qui sous le nom de Sœur Marthe, forme et préside un nouveau groupe familial dans la petite ville de Salins, 1807. M,ne Chiflet y fait pareillement la conquête d'une autre admirable fille de bons cultivateurs, Marie Racine, du bourg de Récologne, une héroïne des mauvais jours. On se souvenait, au village, de l'avoir vue traînée par une bande de sans-culottes, devant l'arbre de la liberté, pour y être bafouée ignominieusement.On l'avait vue une autre fois, garottée sur une charette, à côté du prêtre, et traînée jusqu'à Besançon où l'attendait la prison. Sortie de là, Marie Racine avait réuni dans sa mansarde quelques braves sœurs comme elle, dont elle avait formé le noyau d'une famille de Marie. Il arriva même que fut attirée et conquise par elle la châtelaine du lieu, la Marquise de Camus, dont ce pays se souvient encore. A l'âge de soixante-cinq ans, devenue veuve, on vit celle-ci congédier ses domestiques, quitter son hôtel et aller prendre sa chambre dans la maison et Refuge de " la Providence „ fondé par une de ses sœurs, digne des Hedwige et des Brigitte des temps anciens. Une autre, la sœur Gauffre, deviendra plus tard supérieure de l'hôpital de Pontarlier, où sont bénis les noms de sœur Faivre et de sœur Le Clerc. — A Dôle, grandissait pour l'édification de la Société de Marie et l'expansion des œuvres, la jeune Sophie Grusse ; elle fait présentement son apprentissage auprès de Mme Chiflet, qu'elle remplacera. Tout ce spectacle faisait la joie et l'espérance du Père Varin, un franc-comtois, qui ne se lasse pas d'admirer les bénédictions que le Seigneur répand sur les Réunions de sa province : " Combien cela ne doit-il pas vous
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encourager, écrit-il à Mme Chifflet de Fangy ! Ne voyez plus ce qui vous manque pour suffire à votre œuvre ; ne voyez que Jésus dont vous êtes plus que l'instrument, la servante, l'épouse, l'associée, agissant de moitié avec Lui. Dans tout ce qui vous embarrasse ne lui dites que ce mot si simple, mais si tendre, et si propre à le réveiller s'il faisait semblant de dormir : " Mon bon Maître, que ferons-nous ? Comment nous y prendronsnous ? „ Oh ! qu'il est bon ce Maître qui nous invite à lui parler ainsi familièrement ! Après cela, agissez suivant le mouvement intérieur : l'Esprit de Jésus est en vous. Courage et confiance! „ Tel est le Ion des lettres spirituelles de ce Père. Aujourd'hui que les monastères et communautés commençaient à se rouvrir, il arrivait que plusieurs filles de Marie, religieuses d'avant la Révolution, sollicitaient l'autorisation de rentrer dans leur première vocation. MeIle de Cicé n'avait garde de les retenir, quelle que fût la peine de la séparation. Ces quatre lignes du 1er avril 1809 le disent assez : " Si ce n'était pas pour une si bonne cause, j'aurais du regret que M. C. nous quittât.Vous me ferez plaisir de lui témoigner tout l'intérêt que nous lui conserverons toujours,,. Une lettre d'adieu de la mère générale à l'une de ces religieuses fidèles se termine ainsi : " Quant à nous, ma bonne amie, nous ne cesserons de vous regarder, de vous aimer comme notre Sœur très affectionnée. Vous pouvez être assurée que vous aurez la même part aux grâces et aux bonnes œuvres de la petite famille „. Lorsque plus tard Mme Chiflet mourut à Besançon,on remarquait à son convoi de nombreuses sœurs appartenant aux ordres qu'elle avait aidés à se reformer. Au cortège s'étaient joints aussi tous les conseillers de la Cour,
BRETAGNE, MelIe DESGUETS
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en robes rouges. Et le peuple disait dans les rues : " Ah ! s'il se faisait des miracles sur son passage, nous n'en serions pas étonnés ! „ La Bretagne, où la jeunesse de Melle de Cicé avait jeté la semence, était toujours " la terre bonne et excellente qui aujourd'hui donnait cent pour un „. Nous y avons laissé, comme supérieure à Saint-Servan, Mel,e Amable Chenu, clouée pieds et mains sur la croix d'où elle attirait tout à elle. C'est en raison de son état d'infirmité que lui avaient été données pour suppléantes à Saint Malo,MelloBeaumont, et à Saint Servan, l'ancienne maîtresse des novices, cette Mère Marie de Jésus encore toute remplie de l'esprit des anciens jours. Nous avonsdéjàénuméré les nombreux bourgs et villages des alentours qui,grâce au zèle des deux sœurs Chenu, possédaient quelqu'élite de ces femmes fortes contre laquelle s'était brisée la violence ou la menace de l'impiété révolutionnaire. Le problème était de garder l'unité au sein de cette dissémination presque moléculaire ; et c'est à la tâche d'en resserrer le lien que s'était vouée la plus autorisée et la plus vaillante de toutes, Melk Desguets, n'hésitant pas à faire chaque semaine un voyage de trois lieues, par mer, pour aller prendre à Saint- Malo " la vraie forme de la Société „. Molle Perrine Desguets était de Ploùer. C'était le Père de Clorivière qui lui avait fait connaître la Société, et l'avait adressée pour sa formation religieuse à la Mère Marie de Jésus. La postulante fit savoir à cette mère que son désir était d'être conduite d'une main sévère, son âme en ayant besoin. La maîtresse lui fit cette réponse excellente, bien propre à montrer le caractère de man-
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suétude évangélique qui caractérise l'institut des Filles de Marie. " J'ai reçu hier votre lettre, Mademoiselle et très chère fille, écrit-elle modestement, puisque vous voulez me qualifier de Mère, quoique je ne sois rien moins que cela dans la Société, à laquelle je ne suis et ne serai attachée qu'en qualité de servante des Filles de Marie, et plus honorée que je ne mérite d'y pouvoir rendre quelques services. " Le désir que vous avez témoigné de trouver là quelqu'un qui vous conduise avec une sainte sévérité, ne sera pas satisfait. Vous y trouverez moins de sévérité que de douceur dans la conduite des supérieurs. Cette manière austère de conduire les âmes n'a pas été celle que notre divin Sauveur a tenue avec ses disciples. Ce n'est pas non plus celle qui réussit le mieux à faire aimer la vertu. Cherchez beaucoup de zèle, de charité, d'exactitude et de fidélité dans ceux à qui vous donnerez votre confiance mais non la sévérité „. Cette lettre est du 17 novembre 1798, époque de la consécration de MeIle Desguets. On la voit dès lors faire de sa maison de Ploûer l'asile des malheureux, qui y trouvaient tous les soins de l'âme comme du corps. On y pourvoyait à leurs repas, on y faisait leur bouillon, on y préparait les remèdes pour les malades et les blessés. On s'occupait des instructions et de la sanctification de ceux du pays et des environs. La maison d'œuvres, qui avait été autrefois un Couvent, en avait gardé le nom, et elle le méritait encore par la vie de piété dont elle était le centre. Aussi bien Melle Desguets y avait-elle fait connaître la Société et inspiré, par son exemple, le désir de lui appartenir, à des compagnes généreuses et de bonne volonté. Ainsi s'en trouvait-elle
PLOUER — MeIIe PERRINE DESGUETS
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tout naturellement la présidente, avant même que la charge lui en eut été conférée. Sa propre mère fut de ce nombre, et ce fut, entre elles deux, une touchante émulation de sainteté.La notice consacrée à cette vénérable mère en parle dans ces termes : « jjme Bertrane Lanos Desguets jouissait à Ploûer de la plus haute considération dans toutes les classes. Elle éleva ses enfants dans la piété la plus solide, et leur donna l'exemple de toutes les vertus. „ Quand elle connut la Société à laquelle appartenait sa fille, elle désira y entrer. Elle se rendit chez la Supérieure de Saint Servan et prit près d'elle les preuves de l'établissement solide de cette Compagnie et de sa première approbation par PieVII. Elle lui parla avec une humilité, une docilité et une prudence qui confondirent cette supérieure, et lui laissèrent la conviction que cette vénérable clame était une sainte. Devenue la novice de sa fille, elle donnait aux autres l'exemple d'une parfaite soumission. Elle sut allier celte obéissance religieuse à ce que demandait le gouvernement de sa maison, où sa fille résidait auprès d'elle. Des ecclésiastiques admirèrent plus d'une fois le bel accord des deux autorités qu'ils voyaient s'exercer ainsi. Mme Desguets avait une ardente dévotion envers le Saint Sacrement. Son confesseur l'en nommait l'épouse (1) „. En 1805, Melle Desguets est promue supérieure des Réunions avoisinantes. C'était chez elle, au Couvent, que se tenaient les assemblées. Il fallait y voir accourir toutes les Sœurs, dans le costume du pays, coiffées (1) " Après neuf années de vie religieuse dont elle avait rempli tous les devoirs avec perfection, ayant l'esprit aussi sain que dans sa jeunesse, Mm° Desguets rendit paisiblement son âme à Dieu, le 8 mars 1813 „.
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des " coqs,, légendaires,après avoir fait à pied les sept ou huit kilomètres qui les séparaient de Ploûer, pour retremper leur dévotion ou raffermir leurs résolutions dans les saints exercices ! Même simplicité et familiarité dans l'intérieur de la maison, et entre les sœurs qui s'y partageaient les emplois. L'assistante de MeIle Desguets était Julienne Lecan,que l'on n'appelait que Julion ; sa compagne Jeanneton était maîtresse des novices. Fanchon, Madelon et une où deux autres composaient le conseil. La bonne Rose Denis joignait aux fonctions de cuisinière celles de portière et de sacristine. Elle était de plus infirmière ; elle avait la spécialité de soigner les teigneux. C'est à elle aussi qu'échut la surveillance à domicile des enfants trouvés ou en nourrice, et la visite habituelle et régulière des indigents. Ceux-ci disaient d'elle qu'elle faisait aimer le bon Dieu dans sa personne ; ils lui avaient voué un vrai culte : " Ma sainte, c'est Rose-Denis ! „ se disaient les gens. Dans ses doutes et difficultés Melle Desguets en appelait encore à la sagesse de sa Mère Marie de Jésus dont nous avons les réponses. Celle-ci lui recommandait d'être " très regardante pour les vocations et réceptions. Il vaut mieux en avoir un petit nombre de très bonnes qu'un grand nombre de médiocres. Qu'on sache surtout comment les postulantes se comportent au sein de leur famille. C'est la pierre de touche „ (1). — Et une autre fois : " Vous me demandez la manière dont on garde les vœux dans la Société ? La chasteté et l'obéissance se gar(1) Melle Desguets, se conformant à ces règles, se borna à une élite. C'est après sa mort que les admissions se multiplièrent, mais moins choisies.
Melle LOUISE DE GOUYON
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dent absolument comme dans tous les ordres religieux. Quant au vœu de pauvreté, la Règle y apporte quelque tempérament, en considération des obligations de famille „. Elle précise, puis s'arrêtant : " Je m'étends sur cet article de peur que vous ne conceviez quelque inquiétude sur votre vœu, à cause des soins que vous êtes obligée de prendre des affaires domestiques. Acquittez-vous de tout avec beaucoup de pureté d'intention. Soyez un ange de paix dans votre maison ! „. " Le Couvent „ de Ploûer devint un " Bureau de charité „ ouvert à tout le pays et à toutes les œuvres. Il était en même temps un sanctuaire de piété : c'est de là que partit l'initiative de la célébration publique et privée du mois consacrée à Marie. Bientôt, par toute la contrée, non seulement chaque paroisse,mais chaque hameau voudra avoir le sien. La maison de Saint Malo reçut un précieux auxiliaire dans la personne de MelIe de Gouyon, qui avait fait ses vœux en 1800. Elle sortait, pour ainsi dire, des mains de Mel,e de Cicé elle-même qui,le jour de sa consécration,1796, l'avait absolument donnée à la volonté du Seigneur : " On veut tout ce qu'elle veut, et comme elle veut, lui avait-elle écrit comme à sa propre fille ; on ne refuse rien de ce qu'elle ordonne ; on accepte toutes les tâches, toutes les croix „. Déjà Melle de Gouyon avait réuni une école d'enfants qu'elle catéchisait. " La tâche nouvelle qu'elle assuma à Saint Malo, disent les Annales, fut celle de visiter les Filles du Cœur de Marie des campagnes environnantes qui, par suite de l'éloignement de leurs supérieures, étaient restées trop ignorantes de leurs obligations religieuses et de l'esprit de la Société „. C'étaient donc toutes les classes et conditions sociales du pays Breton qui se rencontraient et se touchaient dans
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RÉUNIONS DE BRETAGNE
ce réseau de charité et de sainteté qui enveloppait les villes et les campagnes, les châteaux et les chaumières. A Saint Enogat, MeIle de la Baronnais, une élève de la maison royale de S4 Cyr où elle avait pris le voile, deux fois jetée en prison, deux fois sauvée de la mort providentiellement, se donnait aujourd'hui à l'instruction religieuse des enfants, qui l'adoraient. Sa supérieure, une paysanne, habitait une chaumière voisine de son château. Dans les mauvais jours, un bois, une étable, leur avait servi de lieu de réunion pour les Filles de Marie. A Vitré, l'œuvre séculaire des Retraites, si chère à Melle de Cicé, se relevait sous l'impulsion de M. l'abbé de la Guéretterie, avec le concours de MeIles Marie Thérèse et Henriette Ruffin de La Missonnais. Lorsque la première mourut, 321 hommes qui se trouvaient alors à la Retraite, se rendirent processionnellement à son service funèbre dans l'église de Sainte Croix. A Miniac, Melle Joséphine Pignon Blanc, une malouine, entrée dans la Société par sa consécration, le 2 février 1805, avait bâti une " Providence „ pour les enfants pauvres. Elle s'y renferma entre eux et le Seigneur qui l'attacha à sa croix par une longue maladie. Les dernières paroles de Joséphine expirante furent celles-ci, après le renouvellement de ses vœux : " Ils ont fait la joie et le bonheur de ma vie „. Toutes ces saintes morts sont de celles dont je lis dans le Père de Clorivière, 1907 : " Je vous envoie la lettre que m'a écrite M. Le Large. Il m'y marque la mort d'une de nos Sœurs, Thérèse de Bains, morte, à ce qu'il dit, comme une prédestinée. C'est, grâce à Dieu, l'ordinaire des Filles de Marie „. C'est de ces faits, de ces noms, de ces vertus qu'est faite la correspondance de Melle de Cicé avec Melle Chenu. Une des rares lettres de la Mère générale à cette ancien-
RÉUNIONS RURALES : ISOLEMENT
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ne amie est pour l'entretenir de la fondation de Vitré, et d'une très digne fille qu'elle prie MeIle de La Missonnais d'admettre à la consécration. " MelIe d'Aligant a mérité l'estime de M. de la Guéretterie, recteur de sa paroisse. Elle a sous sa conduite sa sœur encore très jeune et très fervente, ainsi que quatre autres, dont trois feront leurs vœux le 2 février. La quatrième est une infirme plus âgée qui a demeuré à Paris dans une maison où j'ai habité moimême, et où elle avait fait sa consécration. Elle a fait ses vœux à l'Assomption. C'est une vraie sainte. „ La fin de sa lettre est son rappel au souvenir de Melle de La Baronnais et de toutes les sœurs dont elle demande les prières, car elle souffre. " Quant à vous, chère amie, ne pensez plus à vous décharger de votre emploi, si ce n'est sur la Providence divine,qui veille sur vous pour que vous le remplissiez suivant les desseins de Notre Seigneur ! „ Rien ne manquait donc,ni les bons exemples,ni les bons vouloirs, aux réunions de Bretagne. Aux réunions rurales il manquait une plus forte centralisation. Elles s'étaient multipliées sur la côte de Saint Malo jusqu'à l'émiettement, mais détachées du centre jusqu'à l'isolement ; chacune, même les moindres, étant devenue presque autonome, avec sa supérieure propre, sous la seule dépendance de l'autorité paroissiale. Depuis plus de vingt ans que l'œuvre avait précédé la Révolution en ces lieux, bien des choses avaient été oubliées, bien des personnes avaient vieilli, bien des liens s'étaient détendus sinon rompus. Il s'en était suivi que parfois, ça et là, le bon plaisir avait remplacé la Règle. La Mère Marie de Jésus avait déjà reconnu le péril de cette tendance quand, dès le 17 novembre 1798, elle écrivait à Me!Ie Desguets : " Il ne faut jamais rien changer aux Règles sans de très fortes raisons. Mais, cet article ne me regarde point du tout :
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RÉUNIONS DE NORMANDIE
c'est aux supérieures de décider. Vous ferez en cela, comme en toule autre chose, ce qu'ils décideront „. Cet état de choses n'avait pas échappé à MeI]e de Cicé. En 1812, elle provoqua une assemblée des supérieures à Paris, à l'effet de porter remède aux déformations résultant d'admissions trop faciles ou d'isolement trop prolongé. A une autre supérieure générale reviendra la mission de l'appliquer sur place. Après le groupe de la Bretagne et celui de la FrancheComté, il faut donner quelque place à celui de la Normandie, car celui-là aussi dut ses commencements aux deux fondateurs de la Société. Déjà, pendant la Révolution, un prêtre du Cœur de Jésus, M. Simon, que le père Clorivière tenait pour un saint, mort en odeur de sainteté, en 1804, avait fait à l'une et à l'autre des deux familles de précieuses recrues. Le court séjour que le Père de Clorivière fit à Rouen, après l'affaire de la Machine infernale, le temps plus long que Melle de Cicé y passa ensuite, y réveillèrent ces germes déposées dans quelques saintes âmes. L'une d'elles appartenait aux Filles de Marie depuis 1793. C'était cette même Me]le Marie Métayer qui avait caché chez elle Melle de Cicé. Abritée d'abord dans son petit village de Rouffreville-la-Corbeline, arrondissement d'Yvetot, Marie avait traversé les jours sanglants en se dévouant aux persécutés. Deux autres, MeIle Truelle et Melle Lesage, avaient été ses compagnes de dévouement et de périls. Elles avaient fait souche, car le 29 juin 1796, le Père de Clorivière pouvait écrire à Melle Thérèse Chenu : " J'ai trouvé une petite congrégation bien établie et bien fervente : celle de Rouen. Les associées sont au nombre de sept. Il y a en outre quatre postulantes que
ROUEN, ELBEUF — LE HAVRE
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j'ai examinées et que j'ai cru spécialement appelées à la petite Société. " C'est ce bon souvenir qui faisait dire à Melle Métayer, dans ses derniers jours : " Quelles que soient les grâces dont Dieu a favorisé plus tard la Société, il est impossible d'y goûter plus de paix et de consolations intérieures que j'en ai ressenties dans ces heureux commencements. „ En 1798, une autre notable Rouennaise, MelIe Bachelet avait été admise à faire sa consécration, puis en 1800, à prononcer ses vœux.Elle devint supérieure delà Réunion du Hâvre. Une autre, Melle Euphrasie Lejeune, prononça les siens en 1806. Elle demeura vingt ans près de sa famille, après sa profession. Trois de ses nièces se joignirent à elle dans la Société, un de ses neveux se fit prêtre. Elle personnifie, dans ces origines, la fille de Marie ange et apôtre au foyer domestique. Près d'Elbeuf. à l'ombre du presbytère de Saint Aubin, et sous la direction d'un apôtre, M. Lefebvre. un prêtre du Sacré-Cœur, on rencontre une pauvre infirme, Melle Fréret, Fille du Cœur de Marie, qui s'est faite l'institutrice des enfants du peuple. Elle s'associe de pieuses filles, ouvrières presque toutes, pour le même religieux service dans les campagnes environnantes. La pieuse association grandissante, approuvée plus tard, 1824, comme congrégation, avec les trois vœux, par le cardinal de Croy, comptait à la mort de M. Lefebvre plus de quatre cents sœurs établies dans neuf diocèses de l'Ouest. A Amiens l'histoire des œuvres pies de la Réunion gravite tout entière autour du nom d'un saint prêtre, M. Bicheron, et de Mme de Clermont-Tonnerre que Melle de Cicé y avait donnée pour supérieure. La sainte Mère continuait à diriger celle-ci par correspondance, l'élevant avec elle dans les pures régions du dégagement et
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RÉUNIONS DU CENTRE
de la paix. Elle lui écrit, 28 juillet 1809 : " Je désire que l'approche de notre grande fête de l'Assomption soit pour vous, comme pour nous, l'époque d'un véritable renouvellement en esprit. Que toute votre estime soit pour les choses qui ont rapport au salut de nos âmes, ne vous occupant des choses temporelles que parce que la volonté de Dieu vous y oblige, avec un grand dégagement d'esprit et de cœur... „ A Beauvais, la Réunion n'est encore à cette époque que la pupille de la Congrégation et de la Maison des Dames du Sacré-Cœur, abritée dans leur chapelle, sous la tutelle de leur Mère fondatrice, Mme Barat. La Réunion de Chartres datait de 1794. Mmc de Carcado, qui habitait près de là le château des Forts, l'animait de son souffle. Une sainte fille, Mt]l* Lambert, très habile lingère, réunissait des ouvrières qu'elle instruisait, qu'elle nourrissait, qu'elle préservait de tout contact mauvais, pour lesquelles elle dépensait tout ce qu'elle gagnait, jusqu'à en être réduite à recevoir elle-même la charité pour vivre. Mcile de Cicé avait visité Chartres en 1806, car on lit dans une lettre du P. de Clorivière, en cette même année : " Je viens de lire les lettres de Chartres. Vous devez voir par ces lettres le bien que votre voyage y a fait à vos filles „. A Brezolles, près de Dreux, Melle Benier et MelIe Presleu, sœur du curé, se livraient aux mêmes œuvres. Toutes ces filles recevaient la direction des lettres du P. de Clorivière et de Melle de Cicé. " Grâce à celte correspondance, rapporte Mme de Saisseval, tous les membres de cet humble groupe, rattachés à la Société, firent paraître de grandes vertus dans une vie toute cachée,,.
AMIENS, BEAUVAIS, CHARTRES, ORLÉANS, POITIERS
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A Orléans, c'était dès 1800 que le Père de Clorivière, de retour de la Provence, avait reçu la consécration des premières Filles de Marie. De la réunion,mal vue par l'évêque Bernier,il ne resta bientôt plus que MelIe Séjourné, dirigée par un saint prêtre, M. l'abbé Faucheux dont le nom m'est personnellement un lointain et édifiant souvenir. Elle fut agrégée à la Réunion de Paris par Me]Ie de Cicé. C'est plus tard qu'il fut permis à la Réunion grandissante de fonder l'orphelinat de la Sainte Enfance de Jésus qui fut tant redevable à la direction de Melle Baille et à la générosité de Mademoiselle de Montbel, de noble et sainte mémoire. A Poitiers, nous avons vu combien faisait honneur à la Réunion encore petite des Filles de Marie la charité infatigable de l'humble et ardente MeIie Gauffreau. Elle s'y encourageait par l'exemple des travaux et des épreuves du Père de Clorivière et de Melle de Cicé, comme le leur disent ces lignes : " La plus grande de mes croix a été de vous savoir dans la peine. Mais, grâce de mon Dieu! celleci m'apportait sa divine leçon et redoublait mon ardeur. Quand je considérais Jésus mon Epoux sur la croix, et que d'autre part je me rappelais que ceux qu'il m'avait donné, sur terre, pour père et pour mère spirituels en sa place, étaient aussi couchés sur le lit de douleur, mon cœur s'enflammait du désir de souffrir „. Comme, presque partout, le mystère nécessaire delà vie religieuse se dissimulait à l'ombre et sous la protection d'une institution charitable, il arriva que l'autorité ecclésiastique en prit sujet de fondre ces associations dans une congrégation hospitalière ou enseignante, à laquelle était attribué l'établissement. Ainsi en fut-il à Saint Brieuc où un noyau de Filles de Marie avait formé une très nombreuse école de petites filles, très encouragée par MelIe de Cicé. M. l'abbé Jean Marie de Lamennais,
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RÉUNIONS DU CENTRE : TOURS
vicaire général, lui fit savoir, qu'il avait cru nécessaire, avant l'arrivée du nouvel évêque,Mgr de Caffarelli,de faire prendre un costume à ces filles, et de les lui présenter sous le nom de " Sœurs de la Providence „. A Tours, c'était vers le Carmel que la supérieure Melle Victorine Puech, qui y avait vécu, inclinait ses compagnes. Le Père de Clorivière l'en détournait, en lui remontrant que,s'il était désirable qu'elles revêtissent dans leurs âmes l'esprit des Carmélites, il ne l'était pas qu'elles en prissent les règles et l'habit : " Il n'y a point de perfection, de sainteté intérieure, dans quelqu'ordre que ce soit, qui soit au-dessus de la vocation d'une Fille du Cœur de Marie, et qu'elle ne doive se proposer d'acquérir selon la mesure de ses grâces et de ses lumières „. La supérieure de Tours n'en insista pas moins auprès de Melle de Cicé, pour obtenir du moins l'uniforme religieux. " Je me souviens, raconte Mme de Saisseval, du jour où notre Mère vint communiquer cette lettre au Père de Clorivière dans le grand jardin des Missions Etrangères. A cette lecture, le Père fondateur répondit avec force et en élevant la voix: "Non, ce ne serait plus alors les filles du Cœur de Marie. „ Et il en expliqua les raisons prises de la plus grande gloire de Dieu, qui me convainquirent. Mel,e Puech finit par quitter la Société, entraînant avec elle onze de ses sœurs. Quatre seulement de ces déracinées végétèrent quelque temps dans l'isolement, puis disparurent. Tel fut d'ailleurs le sort de toutes les sécessions et dissidences qui se produisirent, sans l'approbation des fondateurs. Je ne mentionne pas les Réunions de Provence,que Melle de Cicé avait suscitées, lors de son rapide séjour auprès de son frère,à Aix. Mal accueillies par l'Archevêque, trop éloignées de la source où elles eussent puisé la vie, elles
L'EXPANSION
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périrent faute d'humus, comme il est écrit de la semence tombée sur la pierre aride, dans l'Evangile. Nous pourrions nommer encore vingt endroits sur le sol de France où était tombée quelque semence, et souvent de plus pur froment. Mais c'était l'hiver qu'il lui avait fallu traverser, sous le ciel de tempête de la Révolution, sous le ciel de glace de l'Empire. Mais des jours sereins étaient proches. Ce sera la saison de la germination universelle et la moisson prochaine. Tel est le spectacle réservé aux trente et un ans du généralat de Mme de Saisseval, dans le travail sans doute, mais aussi dans la paix et la liberté. Celui de.Mell° de Cicé l'avait préparé dans les liens et dans les larmes.
CHAPITRE VTNGT-ET-UNIÈME.
La vie spirituelle — L'âme crucifiée. La Consommation. Vie intérieure — Saints renoncements : Pauvreté, humilité— Les ascensions : Union à Jésus-Christ — L'oraison, la communion. La Croix ; La crucifixion : Angoisse et Martyre—Le Consolateur éternel.
La vie intérieure, la vie spirituelle de Melle de Cicé est encore plus belle et plus grande que l'autre. Il faut y pénétrer et en montrer les trésors, avant de terminer cette histoire. C'est cette vie secrète, intime, qui est à l'autre le foyer et le générateur d'énergie et d'action. Son mouvement est celui d'une perpétuelle ascension dans laquelle l'âme se dégage d'abord des attaches de la terre, du monde et d'elle-même pour s'attacher à Dieu ; car la vie intérieure c'est la vie de l'âme en Dieu. Elle y monte par le renoncement, l'appauvrissement, l'humilité, le sacrifice ; elle s'unit à Lui par l'oraison, la communion, et aussi par l'Immolation intérieure. Nous insisterons sur ce dernier état, celui de la crucifixion avec Jésus-Christ, comme ayant été l'état particulier, mystérieux, et cependant " privilégié „ de Melle de Cicé. Nous avons vu de quel élan, dès les années de sa jeunesse, attirée toute à Dieu, Mademoiselle encore dans le
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monde, s'était libérée du monde et détachée de ses biens, cherchant sa liberté dans la pauvreté. Elle en écrivait ainsi dans des Résolutions qu'elle datait de l'Assomption 1783, alors aux côtés de sa mère : u Je fais résolution de retrancher toute dépense inutile, de me-borner au simple nécessaire dans ma position. Je regarderai ce que je possède comme appartenant aux pauvres plus encore qu'à moi. Pour parvenir à la possession de Jésus-Christ, je désire ne rien posséder en ce monde, à moins que ce ne soit pour soulager ses membres souffrants. Je voudrais qu'il me fût possible de ne disposer de rien que par obéissance. „ Quand la Révolution était venue lui ravir sa fortune, on avait vu son esprit de pauvreté se porter plus loin encore que son appauvrissement, se reprochant à ellemême, non des regrets qu'elle n'avait pas, mais des inquiétudes qui lui semblaient un manque de confiance en Dieu S Je me suis affligée de l'embarras où je me trouvais, ne touchant plus mes revenus, de pourvoir à la dépense commune. N'est-ce pas là un manque d'abandon à la Providence? „ — " J'ai craint de manquer, je ne dis pas seulement du nécessaire, mais des choses dont il est absolument impossible de se passer. Et mon orgueil m'a fait redouter~de dépendre des autres. Je n'ai cependant jamais manqué de rien. „ Puis voici sa résolution, de la plus touchante humilité et charité : " Je ne me contenterai pas de ne pas aimer les choses de la terre ; mais, bien persuadée que les autres qui n'en ont point abusé comme moi, les méritent mieux que moi, je les emploierai à leur service avec joie. Si Dieu me voulait absolument dans la dépendance pour le nécessaire, et que je ne puisse rien recouvrer de mes biens, loin de m'en affliger, je m'en réjouirai. Je profiterai de
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VIE SPIRITUELLE
cette situation pour me réduire en toute occasion à la condition des pauvres. " Pour les choses dont je me suis servie sans excéder, je crois même que j'aurais mieux fait de me défaire, quoique avec per-te, de celles qui ne sentaient pas assez la simplicité religieuse. „ Elle ajoute : " Que Jésus-Christ soit mon seul trésor ! Qu'en opposition à ma sensibilité pour les créatures, je n'aime plus rien qu'en Dieu ; mais que j'en aime le prochain encore davantage, pour procurer surtout son bien spirituel, comme j'y ai toujours été attirée. " Et quant à l'obéissance, que je ne trouve plus en moi de volonté propre, qu'aussitôt je ne la fasse mourir. „ — Puis elle conclut par l'ardent désir que " son cœur soit revêtu et paré de la perfection des trois vœux de Religion ! „ C'est la religieuse de désir, mais déjà la religieuse consommée ; et de la première classe de cette école du Sermon sur la Montagne où le Seigneur vient de béatifier l'esprit de pauvreté : Beati pauperes spiritu ! Le renoncement à soi-même, la correction de ses défauts et de son caractère,est un autre et plus âpre escarpement que le dépouillement de ses biens : " C'est le travail de toute la vie d'extirper de nos cœurs la nature mauvaise, principe de toutes nos fautes, lui avait écrit son Père directeur : la grâce nous est donnée pour cela „. Plus tard, il la stimule :" Dans les âmes les plus avancées la moindre négligence en ce point serait funeste „. Parfois cependant, elle a senti frémir en elle de violents transports d'indignation dont elle a donné des signes, et desquels elle s'accuse. L'excuse en est que c'était, hélas ! aux jours de la plus révoltante impiété révolutionnaire. L'humilité pénètre toute l'existence de Melle de Cicé,
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une humilité toujours croissante et basée sur un profond mépris d'elle-même. " Si les hommes pouvaient savoir à quel point je suis infidèle, écrit-elle en 1783, je serais à leurs yeux comme aux miens un monstre digne de tous les maux et indigne de foutes les grâces. „ Et aussitôt, comme conséquence : " Je veux être d'une douceur inaltérable et d'une indulgence extrême pour le prochain, et l'estimer autant que je me méprise. „ Nous avons vu comment se prouva, en toute sa conduite, la sincérité des sentiments de cette véritable imitatrice de " Jésus doux et humble de cœur. „ Mais une tentation la guette, celle de pousser à l'excès les bas sentiments qu'elle a d'elle-même. Le P. de Clorivière la prémunit plus d'une fois contre cette fausse humilité, et il lui écrit à ce sujet des pages qui sont un véritable traité de spiritualité, trop long à citer ici. Il lui montre que son charitable respect pour autrui ne doit pas aller jusqu'à lui faire méconnaître les dons et les vertus qu'elle-même tient de la main de Dieu : " L'humilité a ses règles et limites comme les autres vertus Soyez humble, mais soyez juste envers la grâce du Seigneur. „ D'autre part, il lui fait comprendre la beauté des desseins de Dieu, qui veut la conduire à Lui non par la voie des dons éclatants, mais par un chemin plus obscur et cependant admirable : " Il n'y a pas, affirme-t-il, de voie plus excellente pour parvenir à l'union à Dieu que celle de l'humilité, et c'est la voie par laquelle II vous conduit.,, L'Humilité, le renoncement c'est donc le chemin, et 1 Union avec Dieu le terme. De cette union le directeur lui écrit : " Rappelez-vous, ma chère fille, que vous ne devez pas vous considérer à part, et comme séparée de Jésus-Christ. Ce serait quelque chose de trop affligeant et de trop misérable. Si vous voulez être à Lui, lui-même
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VIE INTÉRIEURE. UNION A
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veut être à vous plus que vous ne le désirez vous-même. Comment n'y aurait-il pas entre Lui et vous l'union la plus intime ? Comment ne feriez-vous pas avec lui un même tout ? Sans doute vous ne perdrez pas le fond de misères qui vous est propre ; mais il est alors comme absorbé dans cetle grandeur, cette sainteté immense du Seigneur à laquelle vous êtes unie „. Union à Dieu dans son Oraison,qui sera celle de l'abandon à l'Esprit de Dieu : " Dans votre Oraison, soyez plus passive qu'active. Craignez de substituer votre opération à celle de Dieu. En tout, ma fille, comptez plus sur l'œuvre de Dieu en vous que sur votre propre industrie „. Mais, observe-t-il, cette Union n'est pas affaire de sentiment et de jouissance. " Vous désirez que le Seigneur soit le maître de votre Cœur. Ce désir est sincère ; il est accompli quand même vous n'auriez pas la consolation de voir et de sentir qu'il l'est. Quand il lui plaira, il lèvera le voile qui vous dérobe sa vue, et vous serez heureuse d'admirer sa conduite sur votre âme „. " Je ne vous loue pas, dit-il ailleurs, d'avoir changé votre oraison. La méthode de S1 Ignace consiste essentiellement à suivre l'esprit de Dieu et non à faire toujours ce qu'il conseille aux débutants. „ Ainsi était-elle montée jusqu'à ces hauteurs supérieures à la région sensible, où Dieu opère librement et tranquillement dans une âme entièrement livrée à lui et tout occupée par lui. Parfois le Père et la fille se communiquaient le trait de lumière dont son divin regard les avait pénétrés dans cette rencontre : Le directeur écrit : " Vous m'avez fait part de ce qui fixe en ce moment votre esprit en Dieu. Voici, quant à moi, ce qui m'affecte plus particulièrement ce sont ces paroles de Notre-Seigneur : Ego sum Eesurrectio et Vita. „
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L'Union à Jésus-Christ réellement présent dans son corps, son sang, son âme, sa divinité, c'est la Communion. MeIle de Cicé, dès le temps de la direction de l'abbé Boursoul, communiait chaque jour. Les lettres du Père de Clorivière 1788, l'y poussent, nonobstant la peur de ses fautes qui la trouble : " Il ne faut pas que les petites fautes dont vous m'écrivez vous fassent interrompre vos communions. Ces fautes vous montrent au contraire le besoin que vous avez de ce divin Aliment pour vous soutenir, et vous faire avancer sans cesse dans le chemin sublime par où le Seigneur vous conduit. Son bras tout puissant vous soutient, lors même que vous ne l'apercevez pas ! „ Et encore l'année suivante, 1789. — " Fortifiez-vous chaque jour par la réception de la sainte Communion, et chaque jour offrez au Seigneur votre cœur tel qu'il est ; je veux dire avec toutes ses faiblesses, en le priant d'en arracher ce qui ne serait pas conforme à son bon plaisir. Cette offrande lui sera agréable : Il vous accordera ce que vous lui demanderez. „ Après la Révolution, c'est encore la Communion qui fait l'objet central, lumineux, rayonnant de cette correspondance : la communion habituelle, incessante, immanente, est-il dit dans cette lettre du 25 février 1796 :" Quand on a le désir sincère d'être tout à Dieu, le plus sûr moyen d'avancer c'est la Communion. C'est à ceux qui se nourrissent de sa chair et de son sang, que Jésus-Christ fait ces promesses magnifiques : Ils ne mourront point, ils auront en Lui leur demeure, Lui-même demeurera en eux, et ils participeront en Lui à cette vie divine qu'il reçoit de son Père. Mais ce n'est pas en se nourrissant seulement de temps en temps de ce divin Aliment qu'on éprouve l'effet de ces admirables promesses ; c'est en
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en faisant sa nourriture, aussi souvent qu'il nous est permis de le faire. „ Dix ans après, 1806, dans la période des plus grandes épreuves intérieures que nous allons aborder : " Je ne crois pas, lui écrit-il, que pour les peines que vous me confiez, vous deviez interrompre vos communions. Ayez de Dieu des sentiments dignes de son infinie bonté. ...Allez à la communion avec un esprit de foi pure, même sans y chercher de consolation. Le temps de la vie présente est celui de la souffrance. La jouissance est réservée pour l'Eternité „. Quelles sont donc les peines que cette lettre mentionne mais qu'elle ne précise pas ? Quelle est donc la surnaturelle et secrète souffrance dont le prêtre n'attend la consolation et le remède que de l'éternité ? Unie à l'âme de Jésus-Christ par une continuelle oraison ; unie à son corps et son sang par la quotidienne communion, Melle de Cicé l'était encore, douloureusement et secrètement à sa croix. La crise mystérieuse sévit dans toute sa rigueur dans les années qui vont de 1801 à 1807. Elle imprime sur la vie de cette âme, un sceau divin de consécration et de prédestination, en même temps que de transcendance dans la douleur et dans l'amour, devant lequel il nous faut nous arrêter pour nous instruire, nous édifier, et adorer. Une main, à laquelle je passe la plume, a écrit à ce sujet les lignes suivantes : " Pour le grand nombre, Me,lc de Cicé a été révélée à l'histoire par sa généreuse et intrépide attitude dans son procès de ISOO.Et cependant,pour y déployer cette indomptable fermeté, il pouvait suffire du sentiment de l'honneur et des vertus de sa race. Mais quel courage bien autre, et quelle constance surnaturelle plus
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rare, ne lui fallut-il pas pour parcourir la douloureuse voie de sainteté propre à sa vocation et à f'œuvre que le Seigneur voulait d'elle ? „ " De ce courage, de cette constance, les exemples s'échelonnent sur tout le cours de cette existence, depuis son austère jeunesse vouée aux pauvres et à la pauvreté, dédaigneuse des vanités mondaines, éprise de sacrifices, partagée entre la pénitence du Carmel et la charité des Incurables et de la Retraite, jusqu'à son âge mûr où, à travers et par-dessus la fragilité de sa santé et l'opposition des hommes, s'est mûrie et retrempée une volonté maîtresse d'un corps souffrant et d'une nature timide. Laissée à elle-même, elle poursuit,pendant douze années, dans la fidélité à sa mystérieuse vocation, et dans l'exercice des vertus qu'elle commande, la préparation à l'accomplissement des desseins divins encore enveloppés d'ombre. Plus tard, au milieu de la contradiction des uns, des hésitations des autres, elle persiste à tendre au même but et à marcher jusqu'au bout, avec un courage qui parfois craint de faiblir, mais qui cependant veut à tout prix ce que Dieu veut, et le fait „. Mais le trait le plus touchant de cette physionomie, et non le moins admirable, est son martyre intérieur. Il n'est pas fait seulement des peines de tout genre dont son cœur est navré, pas seulement non plus des répugnances de son humilité pour la supériorité et le commandement, mais il est la persistance d'un état que le Père de Clorivière déclare " non ordinaire „ et dont voici l'objet d'ordre surnaturel et supérieur. L'Epouse de Jésus-Christ „, comme Boursoul la qualifiait, a goûté sa divine douceur. Non seulement, dès sa jeunesse, il a ravi son cœur, mais plus tard, au tournant de sa carrière, il y avait eu .tels jours, où la révélation
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que le Seigneur lui avait faite de sa vocation avait été accompagnée*de consolations spirituelles, auxquelles elle avait répondu par des transports d'amour t els que ceux qui, par exemple, débordent des notes de sa Retraite de 1776. Dès lors, comme on le lit dans ses premières lettres de Dinan. elle ne peut plus se passer ni se rassasier de JésusChrist présent et aimé. Elle ne trouve de repos et de joie qu'au pied du Saint Sacrement, dans ces longues heures d'adoration qui alarment son entourage : " Mme deCarman ne peut deviner le besoin extrême que j'ai de passer le plus de temps possible devant le Saint Sacrement. Elle peut encore moins savoir ce qui se passe en moi. „ — Et encore : " Je m'aperçois bien qu'on trouve ici mon genre dévie un peu extraordinaire. Mais, dans les dispositions où je suis presque habituellement, je ne saurais que devenir si je n'allais aux pieds de notre Seigneur. „ L'abbé Boursoul ne lui avait-il pas dit, " de la part de " Dieu, qu'épouse de Jésus-Christ, elle était destinée à " être un séraphin dans ce monde et dans l'autre ; " qu'elle devait être en tout lieu un ange de paix ? „ Un jour Nôtre-Seigneur, apparaissant à un de ses grands serviteurs, lui dit qu'il devait être " un séraphin crucifié „. N'est-ce pas un peu dans ce sens que, pour cette âme, la parole de M. Boursoul se trouverait vérifiée ? Elle est consumée d'amour, mais sur la croix. Cette flamme d'amour divin a son jaillissement, tantôt dans la solitude et la prière, seule à seule avec Dieu ; tantôt dans ces communications intimes dont ses premières filles nous disent qu'elles sortaient embrasées.Tantôt dans cetinépuisable don d'elle-même, aux pauvres, aux œuvres, où elle retrouve le Dieu caché ; et encore dans cette soif de pauvreté, d'abjection, de mortification, que son directeur se croit obligé de la modérer.
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Mais aux heures du contentement de l'amour en succèdent d'autres qui lui en font payer douloureusement ie bonheur. Ce Dieu, uniquement aimé, n'en est pas moins souvent pour elle un Dieu voilé. Il arrive qu'il se dérobe pour éprouver l'amour ; et c'est alors que cette âme, retombant sur elle-même, et se trouvant si loin de celte beauté et sainteté entrevue, confondue de sa petitesse, écrasée de son indignité, se plonge dans ces abimes d'humilité et d'épouvante dont on ne voit plus le fond. De plus ce Dieu d'amour est un Dieu crucifié ; quand il entre quelque part, il y entre avec sa croix,et il en fait part à ceux qu'il aime. De là les désolations, les souffrances, les obscurités, et conséquemment les gémissements qui traversent les lettres de Melle de Cicé. C'est le mystère de sa Passion, inséparable de celui de sa misssion sainte. La fondatrice a enfanté sa famille dans cette douleur. Elle fait partie de sa vocation. Haute vocation autant que douloureuse que nous voyons, dans l'Eglise, être le partage de quelques âmes bénies, vouées à y conserver l'image vivante de l'agonie de Notre-Seigneur, et à en honorer le mystère par une souffrance semblable. Quel était donc cet état ? Ce fut d'abord un mélange et une succession d'épreuves et de grâces, d'attraits divins et d'assauts opposés. Dès 1789, elle parle, dans une lettre, " des révoltes auxquelles elle craint de se laisser aller, et de l'espèce de désespoir qu'elle éprouve J'ai cependant communié „, ajoute t-elle. " Je ne puis comprendre, continue-t-elle, le changement qui s'opère en moi à de certains moments. Dans la présence de Notre-Seigneur toutes mes peines disparaissent. Après cela, mon courage s'augmente, ma volonté de m'abandonner à tout s'affermit. Je m'étonne de plus en plus de ses grâces pour un
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sujet aussi indigne que moi, et je me fonds de réconnaissance et d'amour „. Plus tard, la voie se fait plus rude encore, c'est la pure souffrance, la croix toute nue. Le Père de Clorivière ni ne se trompe, ni ne varie sur la nature de l'épreuve, et le dessein divin qui l'a voulue. Cet état par laquelle le Seigneur conduit sa fille, objet de ses complaisances, est une voie spéciale, providentielle, privilégiée même : " Voici quel est l'état de votre âme : Dieu est maître de votre volonté et de vos facultés intellectuelles. Il y réside, mais d'une manière inconnue aux sens, et il influe sur toutes vos opérations spirituelles. Il permet, en même temps, qu'en votre âme, le siège du sentiment et des affections sensibles soit comme sous la possession de l'esprit de malice et de ténèbres, qui produit en vous cette dureté de cœur et ces impressions, que vous ressentez. Dieu le permet pour des vues dignes de sa sagesse. Que devez-vous faire ? Vous joindre à Dieu, vous retirer dans la partie supérieure de votre âme, agir uniquement par la Foi, l'Espérance et la Charité ; et de là, voir d'un œil paisible, toutes les tempêtes que l'esprit de malice excite dans la partie inférieure de l'âme— „ Il lui écrit encore, et lui redira vingt fois : " Par cette manière de conduite qui n'est pas ordinaire, le Seigneur fait bien voir qu'il veut vous éprouver et vous épurer de plus en plus, pour vous donner le mérite de la croix, en vue de votre bien et du bien de plusieurs. „ Mais, sur cette voie du Calvaire, quand il la voit tomber sous le poids de son infirmité, il la relève chaque fois, en lui prêtant son appui : " Ce que vous ressentez est l'effet de l'épreuve à laquelle Dieu, selon les vues impénétrables de sa sagesse, a voulu vous mettre. Vous avez fait une chose agréable au Seigneur, en vous élevant
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au-dessus de ces impressions. Ne cessez pas de le faire. Vous changerez par là le mal en bien, et Dieu vous fera la grâce de remporter une victoire complète. Il vous délivrera: mais, en attendant, ne vous lassez pas de combattre. „ Dans les lettres du Père de Clorivière il n'y a pas seulement la forte main qui soutient une nature craintive, la main sûre qui raffermit une conscience inquiète : c'est aussi une main compatissante qui aide une âme crucifiée à porter le poids de sa croix, une de ces croix plus pesantes que, suivant l'expression de Sainte Thérèse, " Notre Seigneur ménage aux plus aimés! „ La même lettre qui relève l'humiliée et console l'affligée, laisse parfois voir un peu de son admiration pour la martyre. Après le maître, voici le père : " Le Seigneur, ma chère fille, ne vous laisse donc pas sans de rudes épreuves d'esprit et de corps. La première des miennes est de vous savoir ainsi souffrante, sans pouvoir vous soulager. Mais en cela j'ai une consolation que Dieu ne vous accorde pas : c'est de savoir qu'au milieu de toutes vos peines, vous n'êtes pas moins très agréable à Notre-Seigneur et à sa Très Sainte Mère. Puissé-je vous la faire partager, à vous, sans altérer votre humilité ! „ Une fois que plus douloureuse avait été l'affliction de la fille, plus touchante est la compatissance du père. Il lui répond par ce témoignage de son généreux dévouement : " Je demande au Seigneur de soulager l'excès de vos peines, si c'est son bon plaisir. Je souhaiterais aussi bien sincèrement, si Dieu m'en trouvait digne et capable, de prendre sur moi une partie de ces peines sans que cela diminuât en rien votre mérite „. Pour comprendre et sentir ce qu'il y a de paternel et de particulièrement touchant dans cette compassion, il faut
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se rappeler que ces lettres étaient écrites sous les verroux ; c'était la voix d'un prisonnier venant consoler une crucifiée. Mais voici le Consolateur souverain ; le Père écrit : " Vous ne souffrez pas seule ; Jésus-Christ est avec vous, souffrez avec Lui. Il prend plaisir à l'amour avec lequel vous portez les peines qu'il vous envoie. Il les offre à son Père, unies aux siennes, ce qui les rend infiniment agréables à sa divine Majesté. C'est qu'en effet, ce sont là comme des parcelles de la croix de ce Fils, dont elles retracent plus parfaitement à ses yeux le souvenir et l'image. Vous lui en êtes donc plus aimable ; et lui-même peut-il vous donner un plus solide et plus précieux gage de son amour ? „. Inséparablement, à côté de Jésus, il lui montre Marie, le cœur traversé du glaive, mars 1806 : " Il y a déjà longtemps ma chère fille.que notre divin Sauveur, l'Epoux des âmes pures, vous tient clouée sur la croix, en rttoutes manières.C'est ainsi qu'il a traité sa sainte Mère. Pourriezvous y penser sans reconnaître le prix de cette faveur ? Ce jour où nous honorons les Douleurs de l'auguste Mère de Dieu est pour vous, à bien des titres, un jour de fête. Vous avez des droits sur ce tout aimable Cœur transpercé comme le vôtre, vous l'aînée de ses filles „. Et ailleurs, finalement : "Continuez,ma chère fille ; soutenez le Seigneur. Il tranche dans le vif ; mais c'est pour vous rendre toute pure et toute belle à ses yeux. J'ai prié avec la plus vive instance pour vous. J'ai une grande confiance. Ne restez pas en vous-mêm3 : soyez en esprit tout en Notre-Seigneur, dans son cœur divin et celui de sa sainte Mère „. C'est donc à Jésus et à sa Mère que le Directeur ren-
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voie, ramène sans cesse cette Addolorata, en lui montrant tour à tour le crucifix et l'autel. C'est de l'autel que jaillit le rayon qui la réjouit, et descend le Pain qui la fortifie. Mais pour que la victoire soit assurée et la paix durable, où se tiendra sa foi ? Au sein des hautes et solides réalités chrétiennes qui domineront les ombres. " C'est à la partie inférieure de l'âme que l'ennemi livre l'assaut. Que devez-vous faire ? Vous retirer dans la partie supérieure. Là vous joindre à Dieu. Tâcher de voir les choses comme il les voit lui-même, dans une pure vue de foi. Et d'un œil tranquille regarder passer toutes les tempêtes d'en bas, très au dessous de Lui „. " Ah ! ma chère fille, si vous pouviez voir les choses comme je les vois à la lumière divine, ce qu'il y a de plus amer dans vos peines serait bien vite dissipé ! Vous verriez que tant de choses que vous croyez avoir à vous reprocher, loin de surcharger votre conscience ne font qu'épurer votre âme. „ Le maître de la vigne ne peut émonder ses pampres qu'en les faisant pleurer. " La lourde main qui s'apesantit sur vous est la main d'un père, et elle est conduite par l'amour. Soyez convaincue que vos épreuves ne vous seront pas moins avantageuses qu'elles sont dures et amères. Supportez cette main ; supportez-vous vous-même. Au milieu de tout cela, Dieu fera son œuvre en vous, pourvu que du fond du cœur vous demeuriez inébranlable dans votre résolution d'être toute à Lui. „ Au milieu de tout cela aussi, et moyennant tout cela, Dieu fera son œuvre par elle, l'œuvre du salut des âmes, l'œuvre de piété et de charité des Filles du Cœur de Marie. MeUe de Cicé le sent bien quand elle en écrit ainsi à l'une d'elles : " Rien n'est grand et glorieux devant Dieu comme
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d'endurer quelque chose pour le nom de Jésus et le salut des âmes ! „ N'est-ce pas l'inconsciente grandeur et la gloire de sa propre vie à elle-même ? Le Père de Clorivière faisait parfois des vers dans ses heures émues. Nous l'avons vu chanter les martyrs de Septembre. C'est un autre martyre dont le spectacle l'inspire : celui d'une faible créature aux prises avec l'assaut des puissances invisibles. On a trouvé, dans les papiers de MeIlc de Cicé, un cantique de lui qu'il lui envoie et lui dédie, sous ce titre : Sentiments d'une âme qui s'abandonne au Seigneur au milieu des plus vives épreuves. En voici les principales stances : " Mon sort un jour me semblait désirable, J'avais alors accès près de mon Roi. Je lui disais : 0 Sauveur adorable, Je suis à vous, et vous êtes à moi ! D'un voile épais la nuit la plus osbcure Couvre à présent l'Objet de mon amour. Je n'ai d'appui qu'une foi simple et pure, Sa lueur sombre est mon unique jour. J'en bénis Dieu : ta clarté ténébreuse Divine foi, rassure assez mes pas. En la suivant, je me tiens pour heureuse Et vis tranquille au milieu des combats. Oubliant tout et m'oubliant moi-même, Je ne veux plus penser qu'à mon Epoux. S'il faut souffrir pour montrer que je l'aime, Souffrir sera mon plaisir le plus doux „.
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La souffrance aimée,la souffrance,non seulement acceptée mais agréée, et cela jusqu'à la fin de ses jours : c'est jusque-là en effet qu'il soulève sa pénitente, dans une lettre du 17 janvier 1807 : " Allez donc à Dieu par la foi pure. Acceptez cet état d'épreuve sans réserve, et tant qu'il plaira à Dieu, même jusqu'à la mort. C'est un acte héroïque que je vous propose. Il vous serait très utile de le formuler souvent,,. Le Père savait à quelle trempe d'âme il le demandait ! Quelques intervalles de paix alternaient cependant avec la lutte et la souffrance. Il est telle lettre où nous lisons, par exemple : " C'est une grande consolation pour moi de savoir que vous jouissez de la paix intérieure. Bénissons-en le Seigneur, et profitons-en pour nous prémunir contre la guerre qui peut encore survenir, en vous armant d'une grande confiance en Dieu „. Ce n'était donc qu'une trêve; et un peu plus loin on lit encore : " Votre état de peines intérieures persiste donc et dure avec des intervalles, depuis un grand nombre d'années „. Jusqu'à quand dura-t-il ? Les lettres du Père lui en font espérer la fin,mais sera-ce dans ce monde ?" Il est à présumer, ma fille, que, le temps de l'épreuve étant passé et l'ouvrage du Seigneur achevé en vous, elle sera suivie de grandes consolations. Et, si Dieu vous refuse ses consolations en cette vie, votre récompense en l'autre n'en sera que plus belle et magnifique „. Et ailleurs encore : " Cette même main qui vous frappe si douloureusement vous prépare dans le ciel une riche couronne et même sur la terre des trésors de sainteté, et peut-être aussi de riches consolations „. Qu'en fut-il en ce monde ? Un voile tombe à partir du Adélaïde de Cicé. — 27;
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jour où l'élargissement du Père de Clorivière met fin à la correspondance. Ce que du moins ses lettres avaient annoncé clairement, c'était que l'épreuve cesserait à l'heure de la mort pour faire place à la joie, comme en justifia le spectacle de cette bienheureuse mort, dans un regard d'amour vers le tabernacle. Mais, là encore, c'est dans l'embrassement de la croix que la mourante trouve sa béatitude ; " Souffrir est mon bonheur, mes souffrances sont mes délices. „ Cependant du long et cruel combat que nous venons de dévoiler, rien ne fut montré à la terre ; le monde en ignora tout. Il n'y avait rien de plus calme et de plus uni à la surface que cette mer dont le fond agité roulait des flots d'amertume. Tandis que son âme était livrée à une angoisse mortelle, la douce mère souriait et consolait. Elle parlait toujours à ses filles, dans ses instructions et dans ses lettres, le suave langage de la confiance et de la paix de N. S. Le Père Varin et particulièrement Mme de Saisseval qui l'a vue de près et longtemps dans les années les plus douloureuses, ne parlent que de la grâce, de l'aménité, de l'égalité d'humeur, de la douce gaîté de cette mère tout aimable. Tel est même le caractère propre de son commerce, et. le trait saillant de sa sainteté. C'est la constance encore, imperturbable, inaltérable ; surhumaine ; et le mot d'héroïsme revient de nouveau se placer sous la plume.
CHAPITRE VINGT-DEUXIÈME. Dernières œuvres. — La Restauration. — Deux prédestinées.
Aux Missions Etrangères. — La journée d'œuvres — Les Enfants assistés. — L'Hotel-Dieu. — Rétablissement de la Compagnie de Jésus. — L'Œuvre des Séminaires. — Missions en Bretagne. — Mort de ilfelles Céleste Mettrie-Offray et Marie Amélie Sauvage. Après la cohabitation de MeIle de Cicé avec Mme de Carcado, rue des Vieilles Tuileries, nous l'avons laissée dans le modeste appartement qu'elle avait pris dans la maison de M"ie Guillemain, où se tenait la Réunion de Paris. Maintenant, cette maison ayant été acquise et se trouvant occupée par les Filles de la Charité de Saint Vincent de Paul, Melle de Cicé avait pris sa demeure rue de Babylone, dans un logis attenant à l'église paroissiale des MissionsEtrangères. Aujourd'hui encore le lieu en est reconnaissable à une statuette de la Sainte Vierge portant l'Enfant Jésus. C'est Mel!e de Cicé qui l'y fit placer dans un édicule adhérant au mur, où elle est désignée et vénérée sous le nom de notre Dame de la Paix (1). (1) On lit sur la base de l'édicule cette invocation : " Je vous salue, Reine et souveraine de la Paix. Par le divin Cœur de Jésus, Prince et Auteur de la Paix, faites qu'il règne sur nous en paix et miséricorde. Montrez que vous êtes notre mère. " Divin Cœur de Jésus, ayez pitié de nous.
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Mais ce qui, pour la sainte occupante, donnait à cet appartement un prix supérieur, était une tribune ouvrant sur l'Eglise. Aussi bien son biographe nous apprend-t-il que " lorsqu'elle fut libre, elle ne voulut plus habiter que les lieux où résidait Notre Seigneur „. Cette tribune, de laquelle on pouvait voir le Tabernacle, allait donc être le lieu de son rendez-vous de chaque jour avec le Dieu de son cœur. C'est là qu'elle allait vivre les meilleures et dernières heures de son existence, sous le regard de ce Dieu d'amour. Mme de Saisseval nous apprend que Melle de Cicé faisait de chacune de ses journées trois parts. La première était donnée à la prière et l'oraison, prolongée habituellement là, devant le Très saint Sacrement. Elle y passait, écrit-elle, le tiers au moins de ses journées „. Il est vrai de dire, par ailleurs, que pour elle la prière, l'oraison, n'avait ni lieu ni temps, se mêlant à toutes ses heures et pénétrant tous ses actes, ainsi que le lui écrivait son Père directeur, août 1808 : " Ne vous inquiétez pas du temps ni du mode de votre oraison, dans l'état où vous êtes. Quand on fait ce qu'on peut, on ne peut manquer de la bien faire. Et, quand on est à Dieu aussi entièrement que vous l'êtes, quelle que chose qu'on fasse, on est toujours en oraison. „ La seconde partie de la journée, continuent les Souvenirs, était donnée à la nombreuse correspondance de la " Cœur immaculé de Marie, Refuge des pécheurs, priez pour nous. Ave Maria ! A l'époque de la réouverture des églises, le séminaire et l'église des Missions Etrangères étaient en location. Un oratoire catholique put y être installé, et le culte y fonctionna régulièrement depuis le 9 avril 1795. C'est en 1802 qu'une paroisse y fut érigée et annexée par le nouvel archevêque de Paris.
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Supérieure avec les Filles de Marie des différentes Réunions, ou à l'entretien avec celles de Paris ou d'ailleurs qui venaient conférer avec elle de leur âme et de leurs œuvres. Presque tous ses frères et sœurs, plus âgés qu'elle, avaient disparu. Nous apprenons, par les papiers de famille, que son frère Jean-Baptiste, l'évêque d'Auxerre, dépossédé de son siège par le Concordat, mourut en 1805, bientôt suivi dans la tombe par sa sœur Elisabeth, sa dévouée et inséparable compagne dans l'exil. Elle y avait été la généreuse complice des charités du prélat qui, du fond de l'Allemagne, avait trouvé moyen, quoique appauvri lui-même, de faire arriver des secours à ses anciens diocésains éprouvés par l'inondation et la disette. Adélaïde les pleura l'un et l'autre. Le Père de Clorivière porte témoignage clans ses lettres " qu'ils étaient mûrs pour le Ciel ! „ L'autre frère, Jérôme,archevêque d'Aix,mourut en 1810, déplorant ses erreurs, guéri de bien des illusions, non dégagé encore de toutes ses préventions et servitudes politiques,mais consacrant sincèrement à la réorganisation de son vaste diocèse une intelligence et un dévouement dont cette Eglise se souvient. C'était maintenant sur la génération de ses neveux et nièces que Melle Adélaïde reportait, et reportera jusqu'à sa fin, la tendresse d'une mère et la sollicitude d'une sainte. On l'y verra fidèle jusqu'aux derniers adieux. Et c'est par delà qu'en retour survivra le culte de tous les siens envers l'angélique tante qu'ils avaient vue appliquée, toute sa vie, à faire d'eux des gentilshommes chrétiens, dignes de leur pays, de leur blason et de leurs pères. " La troisième partie de ses journées, disent encore les Souvenirs, était consacrée aux visites de charité, qu'elle
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faisait en voiture,ne pouvant presque plus marcher ; " Car sa vie n'était plus qu'une souffrance continuellement l'abbé Carron. „ Sa miséricorde spirituelle et corporelle, se portait fréquemment sur ses compatriotes transportés à Paris. Elle apprend un jour que des soldats bretons en garnison à Popincourt, près le faubourg Saint Antoine, demandaient un confesseur, afin de se maintenir dans les dispositions qu'ils rapportaient d'une mission récemment suivie à Rennes. Melle de Cicé se traîna vers la paroisse où ils étaient casernés, les vît, les recommanda au clergé, leur procura le prêtre le plus dévoué et le plus propre à ce ministère. Puis, pourvoyant à leur persévérance, elle leur composa et envoya une petite bibliothèque faite des meilleurs livres, en vue de leur instruction et de leur persévérance. A côté des pauvres et des petits, ses préférés, Melle de Cicé rencontrait d'autres clients de son inépuisable charité. Aussi les lettres du P. de Clorivière sont-elles parsemées d'allusions à cette action discrète et délicate qui se prêtait à tout ce qui convenait selon les circonstances. Citons une de ces lettres où se trouvent réunies plusieurs de ces allusions ; elle remonte au mois de septembre 1807 : " Je vous remercie des soins que vous prenez pour M1' L. et je vois que Dieu y donne sa bénédiction. Le P. Charles est heureux de vous avoir trouvée,et vous d'avoir pu lui rendre les services que vous lui avez rendus ; vous avez été pour lui l'instrument du Seigneur. Vous avez bien fait de donner votre dévouement à Mme de Bég. La confiance que la bonne dame a en vous et les services que vous seule pouvez lui rendre motivaient cette préférence. " Et, en post-scriptum : " Le journal d'hier parlait fort mal du voyage de Mr X. Je crois que vous avez bien des raisons pour ne faire aucune démarche pour lui.
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Recommandez-vous à Dieu pour savoir ce que vous devez faire à cet égard. D'autres lettres, de la même période, parlent plusieurs fois d'un certain Mr de Br., une âme désemparée, que la charité de Mademoiselle conduit pour un temps à la Trappe, puis ensuite rend à sa mère. Ailleurs encore, dans une lettre relative à ses épreuves, le directeur s'exprime ainsi : " Il y avait quelque temps que le Seigneur vous laissait assez tranquille pour que vous puissiez vous occuper d'une quantité de choses qui vous donnaient mille embarras. Maintenant l'ennemi, qui était comme enchaîné par le bras du Tout-Puissant, a permission de revenir à la charge et de se venger du bien que vous avez fait à plusieurs âmes, en particulier à celle de ce pauvre Mr de L. „ C'était parfois du grand monde que venaient à Melle de Cicé les auxiliaires de sa charité. L'un de ceux-là fut le jeune duc de Rohan-Chabot, le futur archevêque de Besançon, dès lors dans tout l'élan de sa piété, comme dans tout l'éclat de son rang. Considérant Mel'6 de Cicé comme une grande servante de Dieu, il la consultait à la fois sur ses bonnes œuvres et sur les nécessités de son âme. Sa jeune femme, Me]le de Serent, mariée en 1815, et qui devait lui être ravie si tragiquement, partageait sa confiance. Le mari étant, peu après, tombé malade, il ne se passait pas de jour où l'épouse n'envoyât de ses nouvelles à la sainte femme, pour implorer ses prières ou pour l'en remercier. Melle de Cicé possédait aujourd'hui près d'elle, dans Honorine Blanquet, l'ancienne maîtresse d'école de Vaugirard, un instrument de ses œuvres qu'aucun obstacle n'arrêtait et qu'aucun travail ne lassait. L'originalité de son caractère et les saillies de son esprit faisaient de sa visite la joie comme le réconfort de tous ses obligés.
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Au dehors les sympathies de Me]le de Cicé, acquises " à toutes les œuvres „ suivant les constitutions, se portaient aujourd'hui particulièrement sur celle des Enfants délaissés, de laquelle Mme de Carcado avait été la mère. Le Père de Clorivière y encourageait ainsi la Supérieure générale : " Cette bonne œuvre fait comme partie intégrante de la nôtre. Elle a été utile, elle peut l'être encore davantage. J'admire tous les soins que vous vous donnez ensemble pour cette bonne œuvre. Le Seigneur, je crois, vous réserve à toutes deux de belles couronnes. „ Les demoiselles de Gouyon avaient établi, dans leur propriété de Chasle, près Saint Servan, une œuvre de jeunesse adaptée aux besoins locaux : " Chambres de travail, ouvroirs externes, où les jeunes filles étaient instruites et catéchisées. Melle de Cicé en écrit, juillet 1808 : " J'approuve fort vos arrangements pour la bonne œuvre des enfants. C'est une œuvre si agréable à Dieu qu'il ne faut pas s'étonner qu'elle soit traversée „. Mais qu'importe si elle réjouit le cœur de l'Eglise? Elle leur écrit encore, janvier 1809 : " Mgri'Evêque, je pense, a été content des chambres de travail. C'est la bonne manière de se montrer que de s'employer aux œuvres pour le bien du prochain. C'est le bon moyen de disposer nos supérieurs et pasteurs, et de nous les rendre favorables „. Plus vif encore était le religieux et maternel intérêt que Me,le de Cicé portait, dans ce temps-là, à la visite hebdomadaire des malades de l'Hôtel-Dieu par une élite de ses Filles, elle qui jadis, à Rennes, puis à Paris, l'avait pratiquée tant de fois ! Inaugurée modestement, dès 1804, l'œuvre des Hôpitaux venait y ressusciter celle des Dames de la Charité des siècles précédents, depuis Saint Vincent de Paul. Le jour de la première assemblée, présidée par
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M. le Vicaire général d'Astros, telle de ces dames, comme la duchesse de Duras, qui en avait fait partie avant la Révolution, rappelait les noms de plusieurs de ses compagnes d'alors qui avaient porté leur tête sur l'échafaud. Aujourd'hui toute l'œuvre spirituelle était à reprendre auprès de ces malades qui, au lendemain de dix années d'impiété maîtresse, n'avaient reçu ni le baptême qui fait les chrétiens, ni le mariage qui fait la famille chrétienne ; et auxquels il fallait conférer tous les sacrements en bloc à l'article de la mort ! " La visite à l'Hôtel-Dieu, rappellent les Souvenirs, était précédée par la réunion à Notre-Dame, la messe, la communion pour les chers malades, à qui nous allions porter Jésus descendu en nous„. On décrit ici l'arrivée de chacune dans les salles,avec son gros sac plein de douceurs, biscuits, sucre, tabac, etc. ; puis la prière du Veni Sancte Spiritus et du Memorare, à genoux, à voix basse, avec l'invocation aux bons anges de ces pauvres souffrants. Puis les bons offices, les bons services, les bonnes paroles, les souvenirs de l'enfance qu'on évoque, les noms chéris et sacrés qu'on rappelle : C'était l'entrée des cœurs. On ne frappait qu'ensuite à celle des consciences, par quelques mots de Dieu et le nom de Marie. L'éloquence du crucifix remportait des victoires. Mais parfois combien longtemps disputées ! Les Souvenirs parlent d'une pauvre créature, la Mirabella, à qui sa beauté et sa perversité avaient valu l'honneur sacrilège de monter sur l'autel de la Sainte Vierge à Saint Sulpice, pour y représenter la déesse Raison. Ce n'était plus qu'une chair pourrie et infecte, mais encore orgueilleuse d'elle-même, quand elle dut être transportée à l'Hôtel-Dieu. Elle résista,protesta, blasphéma, puis finalement elle pleura. Elle se confessa, elle communia, dans
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des sentiments d'un sincère et touchant repentir. Quand lui furent administrés les derniers sacrements, toutes les Dames alors présentes à l'hôpital l'entourèrent de leurs prières, s'édifièrent de ses larmes. Elle mourut peu après. Celle qui, à force de soins, de prévenances, d'amitié avait fait à Dieu cette conquête, était une jeune fille de vingt ans, Melle Aline, l'aînée des trois filles de Mme de Saisseval. " Il fallait, écrit sa mère, un caractère rare, une vertu trempée comme celle de mon Aline, pour qu'il m'eût été possible de la mettre si jeune en contact avec de telles misères, et en si mauvaise compagnie ! Mais l'épreuve du malheur l'avait mûrie avant l'âge, et préparée de loin à une vie de dévouement. Dès seize ans, son apprentissage de charité avait commencé par des visites à domicile sur la paroisse de Saint Sulpice. C'est avec elle qu'ensuite, à sa prière, j'ai lai à l'Hôpital, où nous passions trois heures à visiter les salles. Il nous fallait une heure pour aller, autant pour revenir, nos moyens ne nous permettant pas de faire le trajet en voiture. Mais ces visites si fatigantes étaient si intéressantes pour mon enfant que souvent Aline me disait : " Ah ! maman, faisons encore un tour dans la salle, je vous prie! „ Melle Aline vécut peu. Dans ces mêmes temps, en Bretagne, la charité de la Mère Supérieure, soucieuse avant tout, du salut des âmes, encourageait à Saint Malo, la fondation d'un Refuge, ou Bon Pasteur, pour les malheureuses brebis menacées du loup ou mordues par lui. C'était à Melle Mettrie Offraye qu'en était dûe l'initiative ; et c'est à Melle Chénu que Melle de Cicé en écrit ainsi, novembre 1812 : " Céleste, à qui j'en ai écrit, vous fera part de ce que nous avons dit de la pensée que le bon Dieu lui a donnée
RÉTABLISSEMENT DE LA Cie DE JÉSUS
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de former à Saint Malo un petit Bon Pasteur. Recommandez la chose à Dieu. Tout devient possible entre ses mains, et il se sert de ce qu'il lui plaît „. Elle insiste : " Les bénédictions que Dieu a données au zèle de Céleste pour le salut de quelques personnes nous font pencher à l'engager à ne pas renoncer à ce projet. Il faut préserver la jeunesse sans doute, cela est absolument essentiel. Mais enfin, quand elle est égarée, ne faut-il pas lui tendre la main pour la rappeler au bercail ? „ Sur ces entrefaites, et depuis son élargissement, le Père de Clorivière avait repris ses missions et visites apostoliques parmi les diocèses où étaient établis ses enfants, particulièrement en Bretagne et en Normandie. A Paris, sa résidence était l'ancien monastère des Carmes, rue de Vaugirard. C'est là que Melle de Cicé, tant qu'elle le put, se faisait transporter, pour le consulter sur les affaires de son âme et celles de sa Société. Celles-ci prenaient consistance auprès du Saint-Siège. Ce fut pour elles un grand pas que l'audience accordée au vénérable Fondateur, le 17 mars 1813, fête de Saint Patrice, par S. S. Pie VII, prisonnier à Fontainebleau : " Je lui fis un petit discours latin, rapporte-t-il, qu'il entendit avec bonté. En lui demandant sa Bénédiction pour moi et les deux familles, je rappelai l'approbation que Sa Sainteté avait donnée, la première année de son pontificat, à notre forme de vie, comme étant " pieuse et utile à l'Eglise „ Il m'a paru que son visage s'épanouissait, en m'entendant lui dire que c'était à cette approbation que nous croyons devoir attribuer la grâce d*être sortis sains et saufs de la tourmente dans laquelle nous avions pris naissance. Encouragé par l'air de complaisance avec lequel il daignait m'écouter, je lui demandai qu'il voulut bien,en confirmation de son approbation apos-
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DERNIÈRES ŒUVRES
tolique, étendre sur nos deux familles sa Bénédiction, et je me mis à genoux pour la recevoir „. En apportant cette bénédiction à Melle de Cicé, 22 mars, et en lui faisant part des faveurs spirituelles qui l'avaient accompagnée, le Père ajoutait : " J'ai exhorté nos confrères prêtres à célébrer une messe, et les Filles de Marie à offrir une Communion et un Chapelet pour remercier Dieu de ce grand bienfait. Il faut aussi beaucoup prier pour le Saint Père et pour la Sainte Eglise, qui sont dans une grande affliction „. Mademoiselle priait beaucoup. Volontiers même se fûtelle durement macérée pour le rachat des iniquités des hommes et la réparation des offenses faites à Dieu, si son Directeur ne l'en avait détournée : " Ne vous accusez point de ne pas faire pénitence. C'en est une grande pour vous de ne pouvoir ni jeûner ni faire maigre ; mais le Seigneur y pourvoit autrement, en ne vous laissant jamais sans de rudes épreuves soit d'esprit, soit de corps. Ce sont les croix dont il favorise ceux qu'il aime. „ v Nous arrivons à un grand jour du Seigneur : Celui du 7 août 1814, octave de la fête de Saint Ignace,, à laquelle date fut publiée, à Rome et dans l'Univers entier, par le Pape Pie VII, la Bulle Sollicitudo omnium Ecclesiarum, rétablissant la Compagnie de Jésus, telle qu'elle avait existée par toute la chrétienté. Le Père de Clorivière venait d'entrer dans sa quatre-vingtième année. C'était aux Etats-Unis qu'allait d'abord inaugurer cette reconstitution, à l'abri de la liberté religieuse. L'Archevêque de Baltimore se ressouvint des anciens désirs de son vieil ami de France, et il lui fit demander s'il ne voudrait pas aujourd'hui venir y travailler, par la formation des novices qu'il serait heureux de lui confier. Le vieux
RESTAURATION MONARCHIQUE
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cœur en tressaillit de joie et d'espérance. Il répondit qu'il était prêt, uniquement retenu par le gouvernement des deux Sociétés du Cœur de Jésus et du Cœur de Marie — " Commandez, mon Révérend Père, écrivit-il au Général, commandez ! Tout ce que j'ai de force est à vous, en quelque lieu du monde que ce soit. Je veux faire même audelà du possible. L'obéissance multipliera mes forces ; la confiance augmentera mon courage, Dieu me donnera de pouvoir... „ Le Général lui répondit en lui conférant le titre de Provincial de France, et en le chargeant, à ce titre, d'y reconstituer et organiser, avec le Père Varin et quelques anciens Pères, la Compagnie dissoute depuis 1773. Les événements politiques et militaires qui accompagnent ou suivent de près ce grand événement religieux, la campagne de France et l'invasion, l'abdication de l'Empereur, l'Ile d'Elbe, les Cent-jours, Waterloo et le retour des Bourbons — décembre 1813 à juillet 1815, — n'ont pas laissé indifférente la correspondance de Melle de Cicé, comme en témoignent les lignes d'une lettre à Mell° Chenu, toute de joie et d'espérance, en vue du bien que la Religion va recueillir de ces événements. L'attitude de Monsieur, frère du roi, la console tout particulièrement : " Monsieur, écrit-elle, ne perd pas une occasion de témoigner son attachement à la religion. Il assiste tous les jours à la messe de la manière la plus édifiante. „ Sans jamais aucunement se mêler de politique, Melle de Cicé, conserva toute sa vie un pieux attachement à la race de Saint-Louis. La Restauration presque simultanée de la Compagnie de Jésus et de la Royauté fut une double joie pour la fille des gentilshommes bretons qui avaient servi, sur terre et sur mer, la dynastie de nos princes ; entou-
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DERNIÈRES ŒUVRES
rée qu'elle était elle-même par les plus chères et fidèles amies de l'infortunée Reine de France. Elle révérait le Roi martyr. Dépositaire d'une des premières copies de l'Acte de consécration de Louis XVI au Sacré-Cœur de Jésus, MeUe de Cicé l'avait religieusement gardée comme une relique, cachée, pendant les mauvais jours, dans la fente dissimulée d'une muraille ; et elle la faisait lire à de rares intimes, comme un gage de son espérance en de meilleurs jours (1). Quand nous la retrouvons, 14 mars 1816, elle nous apprend, qu'elle vient d'informer sa Société des conséquences résultant pour elle du rétablissement de la Compagnie de Jésus. " Je mandai à nos sœurs que notre Père ne perdait point de vue les intérêts spirituels des Sociétés des divins Cœurs de Jésus et de Marie, qui sont tout à fait distincts de ceux de l'ancienne Compagnie de Jésus.... „ Puis, après avoir énuméré les noviciats et collèges qui commençaient à renaître à Auray, à Saint-Acheul dans le Poitou, dans le Comté d'Avignon, etc. : " Tout cela dit(1) " La plus célèbre des copies du vœu de Louis XVI au Sacré Cœur est due à Melle Adélaïde de Cicé. Cette noble servante de Dieu si connue par sa piété et son zèle, avait pendant la Révolution, caché la précieuse copie dans la fente d'une muraille et elle se -plaisait à la communiquer „. (Instruction sur la dévotion au S. C. Paris, 1821.) D'après quoi, le R. P. Desjardins, S. J. écrivait dans le Messager du Sacré Cœur : " La vive confiance au Cœur de Dieu, le besoin de travailler par l'expiation et la charité au relèvement de la patrie, tous les grands sentiments qu'exprime le vœu royal répondaient trop bien aux sentiments personnels et à toute la vie de MeUe de Cicé pour qu'elle ne fut pas heureuse de s'en faire le témoin et l'écho infatigable. „ (Notice sur Mle Ad. de Cicé, morte en odeur de sainteté „ par le P.Desjardins - Avril 1881).
L'ŒUVRE DES SÉMINAIRES
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elle, se fait partout avec de grandes bénédictions par les soins de notre Père, qui dépasse beaucoup ses forces naturelles. Mais je redis qu'il n'a pas renoncé pour cela au soin des Sociétés du Cœur de Jésus et du Cœur de Marie, tout en se déchargeant des détails sur son subdélégué, M. l'abbé Bourgeois.... Lui-même m'a assuré qu'il ne gardait son titre de notre Supérieur général que dans l'intention de faire ce qui dépendrait de lui pour consolider ces deux Sociétés. „ Et encore : " Il se propose d'obtenir du Souverain Pontife une nouvelle et plus solennelle autorisation des Sociétés. Mgr de Saint Malo, qui y prend le plus grand intérêt, a bien promis de s'en occuper. Ce qu'il a bien voulu me marquer depuis son séjour à Rome. „ En fait, si, en conséquence des constitutions de sa Compagnie, le Père de Clorivière résilia ses fonctions de Supérieur des Filles de Marie, il ne leur retira rien de sa sollicitude effective. Quant à l'autre Société, celle des prêtres et frères du Cœur de Jésus, elle allait, avec celle des Pères de la foi, fournir à la Compagnie de Jésus reuaissante des recrues déjà exercées. Cependant le clergé séculier, lui aussi, appelait une Restauration. Epuisé, dans sa source, par dix années stériles, sans séminaires, sans ordinations, sans autels, ni culte ; décimé, mutilé, décapité par la guillotine, les déportations et l'émigration, hier encore entravé par les ombrageuses restrictions du régime impérial, le clergé de France n'était plus qu'un débris gisant, sans prestige ni force,en face de la nécessaire reconstruction du sanctuaire. Ce fut au sein de la Société des Filles de Marie, aux côtés de Molle de Cicé, que descendit dans le cœur de son assistante l'inspiration et l'initiative du recrutement sacerdotal, par l'Œuvre des séminaires. " Le vendredi-saint 1816, écrit Mell,: Aline de Saisseval,
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DEUX PRÉDESTINÉES
ma mère étant en méditation au tombeau de Notre-Seigneur, se sentit saisie d'une grande douleur à la pensée de la pénurie de prêtres où se trouvait l'Eglise de France, à la suite de la Révolution. Elle crut alors entendre au fond de son âme une voix qui lui disait :" Travaille à rendre des pasteurs au troupeau : c'est la meilleure manière de procurer ma gloire et le remède à tous les maux. „ " Effrayée d'une pareille mission, ma mère s'en fut consulter les abbés Carron et Legris-Duval, qui l'encouragèrent, et m'encouragèrent moi-même, à prendre la charge de cette entreprise. Ce fut chez M'ne de Lastic, sa vénérée mère, comme présidente, que ma mère réunit les premières assemblées, n'acceptant pour elle que le titre onéreux de trésorière de l'œuvre. Elle y organisa la quête à domicile, par les mains des plus grandes chrétiennes de Paris. L'Archevêché, Saint Sulpice, le clergé des paroisses secondèrent son zèle et en bénirent les fruits :" Votre œuvre m'est la plus chère de toutes, disait aux zélatrices le vieux Cardinal de Périgord. Par elle vous vous associez au sacerdoce lui-même, et votre charité vous élève jusqu'à l'autel où vous faites monter les prêtres de Jésus-Christ. Agé, infirme, accablé de souffrances, ce m'est une consolation, après tant de traverses, d'entrevoir ici le meilleur espoir des générations futures. „ La consolation de la trésorière fut de voir l'œuvre des petits séminaires, grandissante entre ses mains, recueillir audelà de deux millions de francs, avant son dernier soupir (1). (1) Plus tard, 1820, le zèle apostolique de Melle Aline de Saisseval renchérit encore sur celui de sa mère : " Un jour que ma fille était en prière rapporte Mme de Saisseval, il lui sembla que Notre Seigneur lui disait : " Donne-moi la fleur du pur froment cueilli par toute la France ! Elle comprit que Dieu lui demandait de s'employer à faire entreries enfants
Melk AMELIE SAUVAGE
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Dans ces mêmes années de 1816 et 1817, Mel)e de Cicé, heureuse de ces grandes entreprises de ses filles de Paris, ne l'était pas moins d'apprendre l'évangélisation de sa chère Bretagne parles fils et frères du P. de Clorivière, maintenant Pères de la Compagnie de Jésus. Ce fut une de ses dernières joies. Elle avait écrit, janvier 1817, à Melle Chenu de mobiliser ses Filles au service d'une mission qui y serait donnée à Saint Servan d'abord, et l'année suivante à Saint Malo. Elle-même était priée d'obtenir du Père provincial des prédicateurs de choix. Ils y opérèrent en effet des merveilles. Les récits du temps décrivent en particulier le portement et la plantation de la croix, bénite et érigée sur la place Saint Thomas, à l'endroit où des prêtres avaient été guillotinés et les saintes hosties brûlées. Portée sur les épaules des marins, escortée par neuf compagnies commandées par des chevaliers de Saint Louis, replacée au lieu où l'avait plantée, quarante ans auparavant, le saint abbé Boursoul, dressée au bout de la jetée, malgré la fureur du vent de Nord-Ouest qui soufflait en tempête !... „ C'était incomparable. De même à Rennes " où Melle de Cicé félicite M. l'abbé Jean de Lamennais, vicaire général, du succès de la mission „. Mais lui et les curés de ces villes en renvoient le mérite au vénéré Père provincial de France et à ses fils dont ils disent : " A Dieu seul en soit la gloire ! Mais nous ne pouvons pas oublier les ouvriers desquels il s'est des premières familles du royaume dans l'état ecclésiastique, comme état le plus honorable qui fut au monde. Msrs de Bombelles évêque d'Amiens, de Bonald plus tard archevêque de Lyon, y intéressèrent Madame la duchesse de Berry. Les enfants choisis dont l'œuvre payait la pension annuelle de 600 francs, étaient placés dans la maison naissante de M. l'abbé Poiloup, qui en reçut jusqu'à cinquante. Adélaïde de Cicé. — 28 ..
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servi dans sa miséricorde, et que vous nous avez donnés. Leurs adieux et leur départ ont fait couler bien des larmes ! „ C'est, entre tous, à la vaillance apostolique de l'infatigable octogénaire que Mel)e de Cicé décernait le premier prix. Le Père revenait de visiter successivement Bordeaux, Montmorillon, Sainte Anne d'Auray, Laval : " C'est un parcours de 460 lieues ! Il est revenu ici pour les fêtes de Noël. J'avoue que je frémissais de le voir partir à son âge, dans cette saison et presque aveugle. L'obéissance à son Général l'a soutenu. Elle a fait, à son ordinaire, des miracles ! Il vous donne sa bénédiction et à toutes ses filles. Priez le bon Dieu de nous le conserver pour le bien de ses enfants. „ La lettre de Mademoiselle ne quitte pas la Bretagne, sans recommander à son amie la petite colonie de Vitré. Elle y espérait beaucoup, pour la Société de ses Filles, d'une visite très désirée de M. Gilbert, prêtre du Cœur de Jésus, et du concours de M. de La Guéretterie, le recteur du lieu, qui y avait la clé de tous les cœurs. Elle venait d'en écrire à la supérieure locale, MelIe de la Missonnais. Ainsi jusqu'au dernier moment, Melle de Cicé garda-telle en main la houlette. Ce fut cependant de ce même et cher pays breton que lui fut porté au cœur, dans cette même année 1817, le double coup de la mort de ses deux chères filles, Céleste Mettrie Offray et Amélie Sauvage, à trois mois de distance. Quelque temps auparavant, dans une de ses dernières lettres à Melle Chenu, elle avait réuni ces deux noms dans un même souvenir affectueux. " Je suis charmé de ce que vous me dites de notre sœur Amélie Sauvage. Je vais
Melle CÉLESTE METTRIE OFFRAY
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tâcher de lui répondre un mot. „ Et un peu plus bas : " Recommandez-moi à notre chère Céleste, dont vous ne me dites rien. Je pense à elle bien souvent „. Cette fille de ses pensées avait été reçue par elles à Paris, dans l'hiver de 1812, durant un mois tristement mémorable. La courageuse femme —elle avait alors quarante-six ans — venait s'y taire opérer d'un cancer. Se souvenant du temps où elle l'avait vue pensionnaire à cette Visitation de Rennes où elle-même avait fait sa première communion, Mademoiselle l'accueillit doublement comme sa fille, une fille souffrante. 8 Sa Céleste „ était bien vraiment une âme du Ciel. Elle s'édifiait de la voir oublier son propre mal pour prendre soin de celui des autres. Elle s'unissait à ses prières, pour que lui fut épargnée, ou bienfaisante, l'opération redoutée. " Ma meilleure et plus chère amie, écrivait la malade à Melle Chenu, priez pour que j'aie du courage, et je soutiendrai l'opération, avant de retourner. Je souffre beaucoup de me trouver aussi faible, presque toujours prête à pleurer. Etant allée prier au tombeau de Sainte Geneviève, je lui ai dit : " Ma grande Sainte, pourquoi suis-je donc venue consulter les médecins de Paris, au lieu de vous invoquer ? „ Après ma prière il me sembla que j'étais guérie. Mais non, je ne mérite pas ce prodige. Je souffrirai tout ce que le Seigneur voudra... Ah ! lorsque nous serons dans le Ciel et que nous posséderons ce bon Seigneur, que nous serons heureux ! Le péché règne ici, dans ce Paris, avec trop d'empire ; combien cela me désole ! Il faudrait que je fusse toujours auprès de Mademoiselle de Cicé : c'est là que sont les âmes heureuses. „ L'opération qu'elle subit, le jour du 26 décembre, fête de Saint Etienne, premier martyr, lui coûta des souffran-
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ces courageuses, mais stériles. Un mois et demi après, elle s'était arrachée d'auprès de Mell° de Cicé. On la retrouve à Saint Malo, tout occupée de panser une pauvre cancéreuse dont le mal lui faisait presque oublier le sien. Elle ne fit plus que traîner : " L'idée d'une maladie longue m'éprouve beaucoup. Parfois je trouve bien lourd le fardeau que le Seigneur m'impose. 0 beau ciel où nous verrons Dieu sans voile et sans nuages ! Ce sera un grand bonheur de mourir,quand Dieu m'en fera la grâce Mais je ne veux plus rien voir que le jour présent, et ne plus rien désirer que d'accomplir la volonté de Dieu. „ La volonté de Dieu fut qu'elle souffrit encore beaucoup, mais consolée par l'espérance, qui la tenait haletante de la vision divine. Enfin le 14 mai 1817. elle répéta plusieurs fois : "Je mourrai demain, dans la fête de demain ! Oh la bonne journée ! „ Ayant perdu la vue, elle entendait encore. Ce lendemain, elle se fit chanter deux cantiques auxquels elle s'unit de sa voix mourante. A ces mots : " Tournons vers Lui notre tendresse „ ; elle leva les yeux au ciel. Et Céleste, ouvrant ses ailes, s'envola vers le Bien-Aimé. C'était le jour de l'Ascension. Trois mois après, Me,le Sauvage, entrait dans la Béatitude éternelle, par le même chemin de travaux, de vertus, de mérites et d'ardents désirs. Elle avait écrit de sa main : " Bon Maître, disposez en souverain de mes désirs, de mes jouissances, de ma vie, de mon éternité. „ Elle n'avait que trente-huit ans ; mais ses fatigues l'avertirent que le terme était proche : " Que me reprochez-vous de l'avoir avancé ? Notre Seigneur n'a-t-il pas sacrifié son sang et sa vie ? „ Elle se tint levée jusqu'en août, pour ne pas alarmer le plus tendre des pères. Quatre jours seulement avant sa mort, elle lui demanda sa bénédic-
Melle CÉLESTE METTRIE 0FFRAY
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tion, avant de prendre le lit qu'elle ne devait plus quitter. Elle reçut ensuite les Sacrements. Comme le prêtre les lui donnait sous le vocable d'Amélie, elle prononça à haute voix le nom de Maria, son premier et cher nom, celui de la Reine des vierges. Sa biographie ajoute qu'alors " elle prit, toute joyeuse, la main d'une de ses amies, de laquelle elle demandait souvent la bénédiction, la considérant comme sa mère, parce que, dès sa tendre jeunesse, elle était conduite par elle dans le chemin de la perfection „. Cette Mère spirituelle, ainsi désignée, n'était-elle pas MeUe Chenu, sa supérieure ? Autour de son lit se tenaient réunies, plusieurs des personnes qu'elle avait assistées,auxquelles elle fit encore une dernière distribution, accompagnée de paroles affectueuses. " Le spectacle de ses dernières heures était beau ; tout dans ses traits et son langage exprimait la tranquillité et l'amour. Dans la nuit du 13 août, elle eut un peu de délire, duquel elle sortit pour dire à son confesseur : " Je suis en paix, priez pour moi. Ne me prédisiez-vous pas qu'il en serait ainsi de mes derniers instants ? „ On récita les prières des agonisants, pendant lesquelles Marie Amélie Sauvage rendit à Dieu une âme qui n'avait vécu que pour lui. C'était la veille de l'Assomption. (1) A cette date, s'était déjà ouverte, pour Melle de Cicé, la crise qui devait l'emporter elle-même. (1) Un détail dira à quel point était resté gravé dans la vénération populaire le nom d'Amélie Sauvage : C'était en 1904 ou 1905, près d'un siècle après sa mort ; des filles de Marie de passage à S' Servan, cherchaient sa tombe- au cimetière : " Ah ! leur dit aussitôt la concierge» mais c'est la tombe de la Sainte ! „
CHAPITRE VINGT-TROISIEME
Les Adieux. — La Sainte mort. La Maladie. — Instruction testamentaire : La Charité. — Dernière assemblée. — Les Sacrements — M. l'abbé Desjardins. — Le sacrifice. — " C'est le Seigneur ! „ — Paroles de M. Boursoul — Souffrances et délices. — Le Saint Tabernacle. — Le Ciel. — Les Témoignages. — La sainte. 1818. Le 17 janvier 1817 une lettre de Melle de Cicé à Melle Chenu s'excusait du retard de sa correspondance sur sa santé " qui allait toujours déclinant, disait-elle. Cet état s'est encore aggravé par un mal aux yeux qui m'a privée jusqu'à ce moment, de vous écrire „ (1). D'autre elle
(1) Ce fut probablement une des dernières lettres adressées à M Amable Chenu par Melle de Cicé, qui dut bientôt cesser d'écrire, et mourut quinze mois après. — Melle Amable, de son côté, avait perdu une des phalanges d'un doigt de la main el une autre d'un pied. A peine pouvait-elle marcher. A la suite d'une neuvaine que fit pour elle le prince de Hohenlohe, le thaumaturge d'alors, elle recouvra l'usage d'une partie de ses membres, jusqu'à pouvoir travailler et même écrire, quoiqu'avec peine. Elle ne se plaignait pas, elle chantait même quelquefois, édifiant les sœurs qui venaient beaucoup la visiter dans sa maison du Rocher, où elle les rassemblait pour les rénovations des vœux, les Triduum, les Retraites annuelles. Melle Amable Chenu, morte en septembre 1848, fut une des dernières
L'INSTRUCTION SUPRÊME
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part, les Annales nous apprennent que " quinze mois avant sa mort, la maladie de poitrine dont elle souffrait prit un caractère alarmant „. Elle allait avoir soixante-huit ans. Sa débilité était extrême. Elle comprit le péril, et elle s'y prépara par l'accomplissement d'un devoir suprême envers la Société dont elle était la mère. C'est alors que, de concert sans doule avec le Père de Cloiïvière, elle résolut d'adresser à sa famille religieuse une Lettre circulaire qui fût comme son testament spirituel et son adieu. C'est la charité qui la remplit tout entier, comme elle remplit tout le discours de Jésus à ses apôtres, après la Cène. L'union dans la charité y est donc la première de ses recommandations : " Il est bien à souhaiter, comme vous le désirez,mes chères Filles,que nous n'ayons toutes qu'un cœur et qu'une âme pour louer le Seigneur et sa sainte Mère. Nous vous recommandons bien instamment de veiller à entretenir entre nous toutes l'union la plus douce et la plus intime : ce qu'on ne peut espérer qu'autant que chacune sera toujours prête à faire à la charité tous les sacrifices. Si nous y sommes bien fidèles, Notre-Seigneur, selon sa promesse, sera lui-même au milieu de nous. Sa voix nous dira de le considérer clans la personne du prochain, et en particulier dans chacune de nos sœurs „. survivantes des premières mères de la Société. Les Souvenirs, rédigés par Me de Falaiseau, nous décrivent ainsi la visite que lui fit Mm" de Saisseval, à Saint Malo : " Melle Chenu, dont J'aspect était des plus vénérables, était assise dans un fauteuil, les genoux et les jambes enveloppés d'une couverture tombant jusqu'à terre. Un grand bonnet, noué par de longues brides, encadrait son visage amaigri. Elle portait un châle noir, et des gants de tricot blanc pour cacher ses pauvres doigts rongés par la goutte. L'ensemble de sa personne donnait l'image d'une vieillesse digne, autant que recueillie et bienveillante. „
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LES ADIEUX
La charité qu'elle recommande sera universelle, généreuse, conquérante, surnaturelle, allant de l'homme à Dieu et de la terre aux cieux : " L'esprit de la Société du Cœur de Marie, poursuit-elle, ne doit pas être un étroit esprit de corps : notre charité s'étendra à tous les hommes. A l'exemple du Cœur maternel de la Très Sainte Vierge, les nôtres embrasseront tout l'univers. Considérant d'abord la plus grande gloire de Dieu et le bien de nos frères, notre charité sera pure et désintéressée ; et c'est ainsi que nous pouvons espérer de gagner les cœurs à Jésus et à Marie. „ " L'exemple de toutes les vertus est particulièrement le devoir des premières filles du Cœur de Marie, puisque c'est là qu'ensuite celles qui suivront chercheront des modèles. Unissons-nous donc, moyennant la grâce de Notre Seigneur, dans une fidélité à notre sainte vocation qui nous élève, au-dessus de nous-mêmes et de notre nature misérable, dans la pratique des Conseils évangéliques, conformément à la Règle de conduite que nous pouvons croire, avec raison, avoir été dictée par PEsprilSaint pour chacune de nous. „ Il était rappelé ensuite, dans cette lettre, que les Filles de Marie 8 ne devaient pas mettre leur perfection dans les choses extérieures,ni dans le don des grâces extraordinaires qui ne dépendent pas de nous, mais dans l'exactitude à remplir tous leurs devoirs, dont le premier est la perfection de la charité envers Dieu et envers le prochain „. Surtout ce qu'elles ne devront jamais oublier c'est " qu'elles sont dans le monde sans être du monde, n'y étant que pour y trouver l'occasion de procurer la gloire et servir les intérêts de Jésus-Christ. Filles du Saint Cœur de Marie, elles devront travailler à former leur intérieur sur
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ce parfait modèle ; s'efforçant de faire de leur âme ce temple de l'Esprit Saint que fut le Cœur de la très sainte Vierge Marie. . „ Enfin pour terminer : " Prosternons-nous toutes à ses pieds, mes très chères Filles, pour lui demander de lui appartenir et de lui ressembler ; et qu'Elle nous donne sa bénédiction et celle de son divin Fils. " Quant à moi, c'est spécialement de mon union de prières et de bonnes œuvres avec vous que j'attends les grâces dont j'ai tant besoin pour accomplir la volonté du Seigneur. „. A mesure qu'elle se sentait plus près de Jésus-Christ, son amour redoublait ; et elle ne voulait plus d'autre prix que cet amour même pour la payer du grand sacrifice de ses jours. Parfois elle l'exhalait en vives aspirations, que l'on a retrouvées sur des feuillets écrits de sa main. On y lit: " Mon Dieu, si j'avais le bonheur de faire quelque chose qui vous puisse être agréable, je vous demanderais pour toute récompense de croître en votre saint amour. " Mon Dieu, faites-moi la grâce de répondre aux prodiges de votre amour pour moi, par un prodige d'amour et d'humilité. " Sans vous, mon Dieu, je ne puis vivre ! Faites-moi la grâce, ô divin Epoux, de n'être comme vous, que soumission et amour ! „ Au printemps de cette année 1818, elle désira réunir ses filles de Paris pour une conférence suprême. Et, comme sans doute la petite tribune où d'ordinaire elle les recevait par groupes eut été insuffisante à les contenir toutes, elle les convoqua chez l'une d'elles, Mme Blanquet, où elle se fit transporter. Elle fil donner l'instruction sur la Règle par Mme de Saisseval, comme elle avait déjà fait, soit par
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LES ADIEUX
cette mère, soit par Me,Ie d'Acosta, même en sa présence, lorsqu'elle était trop souffrante pour se faire entendre. Cette assemblée plénière des Filles de Marie fut très nombreuse : la plupart ne devait plus la revoir. Melle de Cicé leur donna sa bénédiction pour la dernière fois. Onze jours avant sa mort se déclara une fièvre bilieuse, qui ne laissa bientôt plus de place à l'espérance. Le Père de Clorivière, malgré ses infirmités, venait fidèlement visiter et fortifier la servante de Dieu. Ce ne fut pas lui toutefois qui reçut sa confession, empêché qu'il était par la surdité d'exercer ce ministère II fut remplacé par le curé des Missions Etrangères, paroisse de la malade. C'était assurément, par la doctrine et la sainteté, par le caractère et le zèle, un des premiers prêtres du clergé de Paris (1). Il nous faut le faire connaître. Sa carrière apostolique avait été admirable. Maître de conférences à Saint Sulpice, docteur en Sorbonne en 1783, plus tard grand vicaire d'Orléans, l'abbé Desjardins avait dû émigrer à Londres où il avait été promu vicaire général du Vicariat apostolique du district de cette capitale. C'est de là qu'il était parti en 1793 pour Québec, avec le titre de commissaire du gouvernement anglais pour la formation d'une colonie d'émigrés français au Canada. Il y attira plus de quarante prêtres français, qui, dans les séminaires et les paroisses, opérèrent un bien que le temps n'a pas détruit. Inutile de dire combien un tel prêtre, naguère missionnaire en Amérique, était déjà sympathique au Père de Clorivière et à Melle de Cicé qui
(1) M. l'abbé Philippe Louis Jean Desjardins était un prêtre du diocèse d'Orléans, né à Messas, près Meung-sur-Loire. C'est au petit séminaire de Meung qu'il fit ses premières études II fut ensuite doyen delà Collégiale de cette ville, jusqu'à la suppression du chapitre; 1792.
SOUFFRANCES ET DÉLICES
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jadis avaient formé le dessein de porter leur zèle sur ces mêmes rivages. En 1802, le retour de l'ordre l'avait ramené en France, où le cardinal Caprara tint à l'attacher à la Légation, et où lui fut confiée par le Cardinal de Belloy la cure des Missions Etrangères. Devenu suspect à la police de l'Empire,il fut arrêté en 1809,enfermé à Vincennes, conduit de là à Fenestrelle. où il partagea la captivité du Cardinal Pacca ; puis interné à Verceil, où il lui fut permis d'exercer son zèle auprès des malades atteints d'une épidémie qu'il contracta lui-même (1). Il ne retrouva sa paroisse qu'à la Restauration, dont le gouvernement lui proposa à plusieurs reprises des évêchés qu'il refusa, pour se donner, à Paris, aux œuvres de charité et d'apostolat, dans lesquelles le secondait principalement la Société des Filles de Marie. Devenu vicaire général, il sera leur plus ferme appui. Qu'il suffise de dire qu'après la mort du Père de Clorivière, il fut question de le nommer Supérieur général de cette Société. Ce prêtre de talent et de haute distinction était par des(1)
On en pourra juger par ces lignes d'une lettre de lui écrite de sa
prison,
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octobre
1810
: " Vous trouverez bon, mon tendre Père, que
je vous parle un peu de moi. Je vous dirai donc que, grâce à Dieu,je me trouve bien ; je ne désire point d'autre sort, et mon seul vœu est le parfait accomplissement de la volonté de Dieu. Mon état présent réveille ma foi, me porte au recueillement, me facilite d'utiles retours sur ma vie passée, et surtout sur ma gestion pastorale ... D'un autre côté, je bénis la Providence de m'avoir délivré d'un poids trop lourd pour mes épaules. Je regrette vivement ma paroisse, je l'avoue, j'éprouve combien je l'aimais. Cependant, je la résigne bien volontiers, et conjure le Prince des Pasteurs de la bénir,par celui qui me succède et dont le premier soin doit être de réparer mes fautes. C'en est une grande, peutêtre, d'avoir trop aimé mon troupeau ; —je dis trop sensiblement — et d'avoir partagé mon cœur. Maintenant Ecce ego : Mitte me .'Mais il faut d'abord être tiré de la fosse aux
HODS.
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LA SAINTE MORT
sus tout un homme de Dieu.II tenait Melle de Cicé pour une sainte, quand le spectacle de ses derniers jours fit de cette vénération une sorte de dévotion, ainsi nous allons voir. " Jusqu'à ses derniers jours, et autant qu'elle le put, Mademoiselle continua à recevoir ses filles ; et malgré sa faiblesse, elle trouvait chaque fois à leur dire aimablement les choses les plus édifiantes. „ Un grand sacrifice, écrit son biographe, fut de renoncer à avoir auprès d'elle ses neveux qu'elle aimait comme une mère, mais qui l'eussent distraite de la pensée de Dieu (1). Elle souffrait beaucoup, mais en acceptant de souffrir ; et faisant de sa souffrance la seule prière qui lui fût possible : " Hélas ! je ne puis pas prier, je ne puis que souffrir „. Quand lui était présenté quelque remède ou potion répugnante, elle formait sur lui le signe de la croix ; puis avec une indicible expression de douceur elle disait et redisait : " Dominus estl C'est le Seigneur! et elle en approchait ses lèvres déchirées et brûlées. (1) Les neveux propres de Me"e de Cicé, qui avaient survécu à la Révolution étaient peu nombreux. Des enfants de Louis de Cicé, chef d'escadre, tous les fils étaient morts. Trois filles restaient : L'aînée, marquise de Saint Phall, meurt dès 1797. — La seconde, Mme Besson; la troisième, Mme Vallée. La sœur très chère de Mei,e de Cicé, Angélique (Mme delà Bintinaye), avait deux enfants : une fille, morte en 1819. Un fils dont une lettre du Père de Clorivière parle avec éloges. Ce fils marié a fait souche, et les de la Bintinaye en sont des rameaux encore pleins de la même sève chrétienne. Une nièce de Mell° de Cicé entra dans la société des Filles de Marie Dans une de ses lettres le P. de Clorivière reconnaît en elle une " très digne fille „ de la fondatrice.
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Tous ces soins lui étaient données par l'une ou l'autre de ses filles. Mme de Saisseval ne quittait guère le chevet de sa vénérée mère : ce fut elle qui reçut sa dernière bénédiction. Elle était accompagnée, et au besoin suppléée, par Melle Augustine Prévost, du bourg de Suresnes, personne de vingt-cinq ans, dont elle avait remarqué l'élévation d'âme et la délicatesse. Tant qu'elle le put, la malade se fit transporter à la tribune de l'église, où elle demeurait dans une contemplation silencieuse. On l'avait entendue dire : " Personne ne peut comprendre le besoin que j'ai d'être longuement devant le Très Saint Sacrement „ ! Elle demanda à recevoir les sacrements des mourants que lui administra le Curé des Missions. Elle fit entre ses mains la rénovation de ses vœux, et demanda pardon de ce qu'elle appelait les scandales de sa vie. Quand lui fut apportée la Sainte Eucharistie, son premier mouvement fut celui du Centenier de l'Evangile : " Seigneur, je ne suis pas digne que vous entriez chez moi...,, Puis, l'amour l'emportant sur la crainte, elle demanda pardon aux assistants d'avoir pu paraître repousser l'honneur.de la divine visite. Elle n'eut plus dès lors de pensées et de soupirs que pour Celui dont M. Boursoul, son premier guide, lui avait fait entendre, par anticipation, les célestes invitations, en ces termes qu'elle avait relus tant de fois : " Quelle sera, ma Fille, à l'heure de la mort, la joie de l'âme sainte, en entendant ces divines paroles de son Bien Aimé : " La voici l'Epouse fidèle, celle qui n'a cessé de suivre tous mes pas, et que maintenant j'appelle à jouir de ma présence, éternellement ! „ " Vive Jésus,ma Fille ! Voici le moment où va s'accomplir la magnifique promesse de son Evangile. Vous lui
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direz : 8 0 mon Dieu, qu'ai-je fait pour mériter une telle place auprès de vous ? „ Et il vous sera répondu que vous avez tout quitté, tout abandonné pour le suivre. „ Vous avez déjà, dès ce monde, reçu le centuple de ce que vous avez sacrifié, dans cette multitude de grâces dont vous fûtes comblée. Et quels prodiges d'amour n'a-t-il pas faits pour vous ! 8 Cependant son amour n'est pas encore satisfait. Voici le précieux moment qui vous met en possession de la vie éternelle. Jésus-Christ est votre juge, il est vrai ; mais il est en même temps l'Epoux de qui vous pouvez tout espérer, vous qui l'avez toujours si constamment aimé. 8 Jusqu'ici vous l'avez servi sans le voir; mais enfin vous allez le contempler, face à face. II en a pris l'aimable engagement dans l'Evangile,et l'a signé de son sang. Voici qu'il vous attend, et déjà vous appelle avec ces divines paroles : Viens, mon Epouse, viens prendre possession du royaume que Dieu mon Père t'a préparé dès la naissance du monde. 8 J'ai eu faim, et c'est à moi que tu as donné à manger, quand tu as nourri les pauvres. J'étais en eux auprès de toi. J'ai compté tous les pas que tu as faits vers eux ; j'ai compté tous les soins que tu as pris pour eux ; j'ai compté toutes les bonnes paroles que tu leur as dites ; j'ai compté toutes les instructions que tu leur as faites. J'ai compté toutes les prières que tu as adressées au ciel en leur faveur. J'ai compté tous les combats que tu as livrés à ta délicatesse et à ton amour propre, pour les servir. J'ai compté toutes les violences que tu t'es faites à toimême, et les victoires que tu as remportées sur tes répugnances pour te sacrifier à eux. Rien n'a échappé à ma mémoire ni à mon cœur. Les voici toutes écrites dans le livre de vie.
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" Viens avec confiance, Epouse bien-aimée ; viens, tendre Mère de mes pauvres ; entre dans la joie de ton Seigneur et de ton Dieu. Viens que je te mette le sceptre à la main et sur la tête un diadème de gloire. Viens, que je te fasse asseoir sur mon trône. Viens que je te mettes en possession de mon bonheur. Viens enfin que je te fasses sentir la libéralité, la grandeur,la magnificence et l'amour du Maître que tu as servi ! „ (1) Ces promesses de Boursoul, qu'elle-même avait écrites et conservées toute sa vie, n'étaient-elles pas aussi celles que lui avait faites le Père de Clorivière, lorsque,la consolant de ses peines intérieures, il lui écrivait que ces épreuves lui réservaient, peut-être même ici-bas, de grandes consolations quand serait venue l'heure d'en recevoir la récompense éternelle ? " Ses dernières souffrances, pour vives qu'elles fussent, lisons-nous, ne lui ôlèrent pas un instant de paix et de jouissance en Dieu. Plus elles étaient vives, plus elle se plaisait à répéter : " C'est mon bonheur ! „ D'autres fois elle disait et rédisait, avec tous les signes d'une intime allégresse : " Mes souffrances font ma joie et mes délices ! „ Puis encore cette parole d'amoureuse acceptation de tout ce que lui venait de la main du Seigneur : " Dominus est, c'est Lui ! „ " Le jeudi de la semaine de sa mort, elle demeura un long temps à la tribune, tenant ses regards fixés vers le saint Tabernacle, sans pouvoir les en détacher. Le samedi, à huit heures du soir, elle s'y fit de nouveau transporter. Elle ne pouvait plus parler, mais son regard disait sa joie et son amour. Parfois elle le détournait sur celles de Extrait des feuillets trouvés parmi les écrits de Melle de Cicé, sous le titre de : Précis d'une conversation de Monsieur Boursoul. (1)
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ses filles qui étaient à ses côtés, où elles récitaient les prières des agonisants. C'est là que son âme comme dans un baiser sacré à l'autel, à la croix, s'exhala doucement dans le Seigneur. C'était le dimanche 26 avril 1818, vers quatre heures du matin. Elle était âgée de soixante-neuf ans. " Ses restes demeurèrent dans la même tribune, exposés à toutes les messes qui furent célébrées pendant trois matinées, jusqu'à l'instant des obsèques. Aussi longtemps que son corps demeura découvert, ses membres conservèrent une souplesse parfaite Ses traits respiraient une céleste béatitude ; et tout autour d'elle semblait redire " Je suis heureuse ! „ " M. l'abbé Desjardins, qui venait de l'assister, avait une telle conviction que la bonté divine l'avait reçue dans le séjour des Bienheureux, qu'il voulut posséder quelque chose qui lui eut appartenu ; et il fit toucher religieusement ces objets au corps de celle qu'il voyait déjà dans la Société des élus. „ La mère des pauvres aurait voulu être inhumée pauvrement. Sa noble famille y désira moins de modestie. M. l'abbé Desjardins demanda que toutes les jeunes filles de la Congrégation de la Sainte Vierge, vêtues de blanc, formassent le cortège. L'église était remplie de familles pauvres, et de toutes gens redevables à la charité de la bonne Demoiselle.C'est ainsi que le convoi se dirigea vers le cimetière de Vaugirard. Tout fut silence autour d'elle. Quelque temps après, 2 juin 1818, MelIe d'Acosta, première assistante, écrivit à Mme Chifflet de Fangy, à Besançon, ces détails et ces hommages : " J'ai regretté.Madame, de n'avoir pas répondu de suite
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à votre aimable lettre que j'ai reçue à une date un peu ancienne, ayant été adressée chez notre sainte Amie, (Mclle de Cicé) dans un moment où tout le monde était occupé à lui donner des soins. Hélas! ces tristes moments ont été bien lourds. Mme de Saisseval vous a écrit aussitôt après cette perte douloureuse, et a reçu votre réponse ; elle me charge de vous le dire, en vous assurant de sa tendre affection. Elle a eu tout le fardeau : je n'ai pu lui être utile en rien ; j'étais alors bien malade ; on me cachait même la position de notre Amie. Vous jugez de la douleur que j'ai éprouvée : vous connaissiez mon attachement pour elle et l'amitié qu'elle me témoignait, et combien l'exemple de ses vertus m'était utile. Mais il était temps pour elle que Dieu l'appelât à Lui ; espérons qu'elle nous sera encore plus utile dans la céleste patrie. " Elle est en vénération, à Paris, auprès des personnes même qui n'avaient pas avec elle les mêmes rapports que nous. Chacun s'empresse de demander quelque chose qui lui ait appartenu, pour le conserver comme une relique. Je vous envoie une petite note que Mme de Saisseval a recueillie et qui vous fera plaisir. Il ne faut point que notre courage s'abatte d'une perte aussi douloureuse - Ranimons-nous de plus en plus, nous rappelant les exemples de vertu qu'elle nous a donnés, et croyons bien que, quoique la pierre fondamentale de l'édifice semble lui avoir été enlevée, il ne peut s'écrouler pour cela : Dieu soutiendra son œuvre. „ A cette lettre qu'il me soit permis, de joindre celle-ci, quoique semblable et de la même main, adressée trois jours après la morl, à Melle Chenu : " La perte douloureuse que nous avons faite de cette sainte amie sera vivement ressentie de vous qui, plus qu'une autre, avez connu ses Adélaïde de Cicé. — 29
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vertus ! J'en ai éprouvé le plus grand chagrin, moi qui étais toujours près d'elle. Comme j'étais la plus faible de nos sœurs, elle me soignait avec une tendre affection. J'ai eu de plus la peine de ne pouvoir assister à ses derniers moments. Il y avait un mois que je ne l'avais vue, lorsque nous l'avons perdue. On m'a même caché son état dans la crainte de m'affliger. „ Puis leSursum corda ; " Elle est heureuse, n'en doutons pas, et s'occupe là-haut de faire notre bonheur, en nous obtenant les grâces dont nous avons besoin pour suivre notre vocation. Nous ne saurions trop regretter celle qui nous fut si nécessaire pour notre fondalion ; mais Notre Seigneur, qui veut conserver notre œuvre, pour sa plus grande gloire, nous laisse encore de bons soutiens, avec ses grands exemples. „ Enfin, dans les mêmes jours, 5 juin 1818, Melle Chenu recevait cette lettre du P.Druilhet écrité au lieu et au nom du Père de Clorivière : " Le grand âge de M. de Clorivière, et la perte presque entière qu'il a faite de sa vue, depuis quelques années, ne lui permettant pas de vous répondre, il me charge de le faire en son nom, et de vous assurer de la continuation des sentiments paternels qu'il a voués à vous et à tous les membres de la Société du Cœur de Marie. " Votre juste douleur de la mort de Melle de Cicé a renouvelé celle qu'il a ressentie lui-même. Elle est bien grande, bien grande. Mais sa soumission inaltérable à la volonté du Seigneur a été plus grande encore. " 11 était juste que cette sainte Uemoiselle.après une vie toute pleine de saintes œuvres allât recevoir le fruit de ses travaux. Bien des larmes ont honoré sa mémoire; mais ces larmes n'ont eu rien que de doux et de consolant. L'éminente piété de celle qui les fait couler ne laisse
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d'autre sentiment pénible que celui du vide immense qu'elle laisse. „ Cependant la sainteté de Melle de Cicé, se rappelait de plus en plus manifeste à tous ceux qui l'avaient connue. A Paris, deux ans seulement après la mort de la servante de Dieu, l'abbé Carron, le pieux biographe de tant de Justes de sa Bretagne et de son temps, l'ère des martyrs et des héros, reprenait la plume pour inscrire sur ces dyptiques sacrés le nom de Melle Adélaïde de Cicé. à la suite de ses deux filles et devancières Amélie Sauvage et Mettrie-Offray. Dès la préface du volume, s'arrêtant et s'inclinant devant leur supérieure, il écrit: " Mais toi, vénérable Adélaïde de Cicé, ce n'est pas vingt ans, cinquante ans, c'est pour ainsi dire un siècle entier de bienfaits et de vertus que je recueille dans la sainte vie ! „ Après le récit de sa mort, ou mieux de son ravissement devant le Tabernacle, il la montre dans la gloire, et lui met sur les lèvres ces paroles de Sainte Thérèse s'adressant. de là-haut à ses Filles : " Nous qui sommes au ciel et vous qui êtes sur la terre, nous devons être une même chose en pureté et en amour, nous .en jouissant, vous en souffrant. Et ce que nous faisons au ciel avec la divine Essence, vous devez le faire sur la terre, avec le saint Sacrement ! „ Un jour avait été cependant, sur la terre, où cette sainteté cachée avait éclaté devant les hommes, au cours de ce mémorable procès de 1801, duquel on a pu dire qu'il l'avait été l'anticipation de " son procès de canonisation „. Mais n'est-ce pas un trop grand nom et une couronne trop haute pour une âme si humble ? Et pourtant, ne serait-ce pas, dans la sainte Eglise, la plus encourageante sanction
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et consécration de l'observance religieuse dans les personnes du monde ? A ses Filles du moins de s'efforcer de s'en rendre dignes en marchant fidèlement sur les traces de" l'Epouse de Jésus-Christ et Mère des Pauvres „ à laquelle il avait été dit que Dieu la destinait à être "un Séraphin dans ce monde et dans l'autre „ ! Presque aussitôt après la mort de Melle de Cicé, le Père de Clorivière pourvut à sa succession, en nommant Madame de Saisseval supérieure générale des Filles de Marie. Ce long génèralat, qui devait se prolonger jusqu'en 1849, allait donner à l'œuvre de Mademoiselle de Cicé trente années d'affermissement intérieur, d'accroissement extérieur, de fructification et de bénédiction céleste. Du petit grain jeté en terre par la Fondatrice.et enfoui comme mort durant le rigoureux hiver de la Révolution, allait sortir, sous un ciel plus clément, le grand arbre de la parabole évangélique, où les oiseaux du ciel, qui sont les âmes, bâtiront et cacheront leurs nids dans la feuillée, loin des yeux, en chantant à Dieu des cantiques qui ne seront entendus que de Lui et de ses anges.
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I Melle de Cicé dans les années de sa jeunesse en Bretagne, d'après deux esquisses primitives. Ces doux notices manuscrites de quelques pages, tirent leur intérêt spécial de ce qu'elles remontent et s'arrêtent à la vie en Bretagne de MellB de Cicé. Les contemporains qui les ont écrites ne snnt pas des filles du cœur de Marie, qu'ils semblent avoir ignorées. Depuis son départ pour Paris ils ne savent plus rien d'elle, sinon l'épisode retentissant de son procès. L'une de ces deux pièces mentionne seulement qu'elle forma " une Association pieuse et charitable „ ; c'est tout ce qu'on en sait. Elles s'expriment ainsi : " Dès son enfance, elle fit présager ce qu'elle serait dans la suite. Dès sa plus tendre jeunesse elle marcha à pas de géant dans les sentiers de la vertu. Elle sacrifia à Dieu tous les agréments qu'elle avait reçus, car sa ligure était extrêmement aimable, et son esprit était charmant" Avec ses amies intimes elle disait souvent : " Aimons Jésus-Christ et les pauvres.Tout pour plaire à Dieu, rien pour nous satisfaire nousmêmes „. " Une personne qui demeurait dans la même maison que Melle de Cicé, et qui avait beaucoup de rapports avec elle, a assuré qu'elle ne l'avait jamais vu commettre une imperfection „ — Et elle ajoute: " Malgré cette grande perfection, sa vertu n'avait rien d'austère. Elle était charmante en société. Mais elle coupait la conversation aussitôt qu'on laissait échapper une parole désavantageuse au prochain. — Elle mettait de la bonne grâce et de la gaieté dans les bonnes œuvres. — Il est impossible de rendre son ardent amour pour Jésus-Christ au Saint Sacrement. „
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APPENDICES
II Résolutions d'une Retraite de Mellc de Cicé pour la fête de l'Assomption 1783, copiées sur l'original. Ces Résolutions que nous avons connues trop tard pour leur donner place à leur date, se rapportent au temps où Mtlle de Cicé vivait auprès de sa mère, qui mourut l'année suivante. Retraite pour la fête de l'Assomption. Je craindrai plus que tous les maux tout péché volontaire, et je suis prête à m'exposer à tous les malheurs plutôt que d'en commettre jamais un seul de propos délibéré. Je veux recevoir tous les événements de la main de Dieu, grands ou petits, heureux ou malheureux. Dès le premier moment de réflexion, je veux reconnaître la divine Volonté et me réjouir de son accomplissement. Je veux m'exciter de plus en plus à la défiance de moi-même et à la confiance en Dieu. Les bontés dont il me comble m'inspirent de me jeter entre ses bras, sans cependant jamais oublier l'abîme de misères dont il m'a tirée tant de fois. Je fais résolution de rapporter tout à Dieu, et de lui demander la grâce de purifier lui-même mes intentions en toutes choses. Je m'exercerai dans la haine et le mépris que je dois si justement avoir pour moi Si les hommes pouvaient connaître à quel point je suis infidèle, je serais à leurs yeux comme aux miens un monstre digne de tous les maux et indigne de toutes les grâces. Je veux être d'une douceur inaltérable et d'une indulgence extrême pour le prochain, et l'estimer autant que je me méprise. Je me ferai un devoir de voler au devant des occasions de faire plaisir aux personnes qui m'auront fait de la peine ; je serai ravie de ces occasions précieuses de plaire à N. S. Je veux aussi ne me plaindre de quoi que se soit, et ne voir d'autre malheur que celui d'offenser Dieu Je fais résolution de retrancher toute dépense inutile, et de me borner au simple nécessaire dans ma position. Je regarderai ce que je possède comme appartenant aux pauvres beaucoup plus qu'à moi. Pour parvenir à la possession de J.-C. je désire ne rien posséder
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en ce monde, à moins que ce ne soit pour soulager ses membres souffrants. Je voudrais qu'il me fut possible de ne disposer de rien que par obéissance, désirant de détacher mon cœur de toutes choses pour ne l'attacher qu'à Jésus-Christ. Je jeûnerai tous les vendredis, à moins que ma santé ne m'en empêche; et,autantque cela me sera permisse voudrais accompagner cette légère mortification de quelques autres. J'ai besoin de pénitence et je n'en fais aucune qui ait la moindre proportion avec mes offenses. Je ne négligerai aucune occasion de porter ma mère à Dieu. J'en ferai autant quand je traiterai avec le prochain. Je rendrai tous les services qui dépendront de moi en demandant à Dieu que ce soit sans me distraire de son souvenir. Pour parvenir à ce bonheur, je m'occuperai de la présence de Dieu en moi, et je garderai le silence autant que ma position le permet. Je veux tendre de toutes mes forces à la pratique fidèle de cette maxime : Tout pour plaire à Dieu, rien pour me satisfaire. Je veux de plus, avec sa grâce, saisir toutes les occasions de le faire aimer des autres. Ainsi soit-il. Août 1783.
III
Joseph de Limoëlan. Joseph Pierre Picot de Limoëlan, second fils de M. de Limoëlan frère du P. de Clorivière, né à Nantes le 4 novembre 1768, commença ses études à Dinan, dans le Collège dont fut recteur son oncle, et où était aussi François de Chateaubriand qui lui a donné une place dans ses Mémoires d'outre-tombe. Il les acheva à Paris où il fut envoyé avec son frère aîné et un de ses cousins, André Desilles,le futur Héros de Nancy. A quinze ans,ses classes à peine finies,il s'enrôla au régiment d'Angoulème. En 1790, à l'âge de 22 ans, il était officier au même régiment. Soldat,il entretenait dès lors avec le Père de Clorivière une correspondance pleine de religieuse confiance et de tendresse filiale. Quand éclata la Révolution, il brisa son épée et émigra. La mort de son père, guillotiné à Paris pour avoir pris part aux complots de la Rouairie, le ramena en France, où sous les ordres de Georges Cadou-
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dal,il fut un très hardi chef des Chouans, dans les environs de S' Méen et de Gaël. Devenu adjudant général dans l'armée royaliste bientôt réduite à déposer les armes, il refusa d'accepter la pacification de l'Ouest conclue avec Bonaparte, et passa en Angleterre où il reçut des mains du Comte d'Artois la croix de chevalier de Saint-Louis. Au moment de l'attentat du 3 nivôse, il se trouvait à Paris, en vue d'un prochain mariage avec une jeune personne de Versailles, à laquelle il était fiancé. C'est alors que, par un aveuglement qu'explique seule, dans les âmes loyales et honnêtes, sans les justifier, l'exaltation des passions politiques et le souvenir de longues et sanglantes cruautés, Limoëlan prêta aux conjurés un concours dont l'objet et la mesure ne sont pas déterminés, son procès n'ayant pas été fait. Limoëlan parvint à s'échapper, caché d'abord par sa fiancée à Paris et dans les environs, puis errant de retraite en retraite, tour à tour abrité au château de Limoëlan, à Sévignac, et dans les communes voisines. 11 parvint enfin à s'embarquer pour l'Amérique, où il invita sa fiancée aie suivre pour y contracter mariage. Mais celle-ci lui révéla alors qu'au moment où il était près de tomber aux mains de la police, elle avait fait à Dieu le vœu de garder le célibat, s'il était préservé. Elle y sacrifiait son affection et son bonheur. Aux Etats-Unis, après avoir rempli plusieurs emplois honorables, il entra en 1808 au grand Séminaire de Baltimore, dirigé parles prêtres de Saint-Sulpice. Il avait alors quarante ans. Rien n'y put ébranler sa constance : " Je ne me rebuterai point, écrit-il à son oncle. J'éprouve ici déjà assez de bonheurs pour n'en vouloir point d'autres. „ Ordonné prêtre en 1812 par Mgr Caroll, il fut d'abord préposé à la paroisse de Charleston, dans la Caroline du Sud. Il revit la France en 1815 ; puis revint reprendre son poste, avec les pouvoirs de vicaire général. C'était un vrai poste de combat Lorsqu'en France je combattais les ennemis de mon pays, écrivait-il, l'honneur me défendait de reculer. Ici c'est la religion qui me l'interdit. Les fatigues, les périls, la mort ne sont pas moins honorables pour cette cause que pour la première. " Quand en 1819, il fut rappelé par son évêque, alors Mgr Maréchal, le nombre des catholiques fidèles au devoir pascal avait décuplé dans sa paroisse. C'est à la Visitation de Georgetown que Limoëlan consacra les dernières années de son dévouement, avec les débris de sa fortune : " Un monastère presque à neuf, écrit de lui Mgr England, une académie pour l'instruction des jeunes personnes, une école pour les classes moins
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aisées : autant de monuments qui témoignent, dans le district, de la piété comme de la générosité de Joseph Pierre Picot Limoëlan de Clorivière. ,, Il s'endormit paisiblement dans le Seigneur le 29 Septembre 1826, à l'âge de 58 ans. Un jour se souvenant des années où il avait fait porter si durement au Père de Clorivière et à Me"e de Cicé le contrecoup de l'attentat du 3 nivôse, Limoëlan, effrayé des responsabilités qu'il leur en avait fait encourir, en exprima humblement ses regrets à son saint oncle. Telle fut la réponse de l'homme de Dieu, 2 mars 1802 : " Il ne m'est jamais arrivé de me plaindre de ce que je pouvais souffrir à votre occasion. Je n'ai vu en tout cela qu'une conduite amoureuse de mon Dieu. J'ai trouvé mon bonheur dans mes peines „. — Puis par allusion à Melle de Cicé : " Telles ont été pareillement les pensées des personnes qui ont eu encore plus de part que moi à ces peines.Pourquoi vous afïligeriez-vous ?„-Et sur l'attentat lui-même et le repentir que le neveu lui en exprimait : " J'étais déjà persuadé de ce que vous me dites : qu'il y avait sur vos yeux un bandeau qui vous empêchait de voir le mal que votre cœur a toujours détesté. Cela m'a fait espérer que Dieu aurait pitié de vous, et que vous •pourries dire avec l'Apôtre : Misericordiam consecutus sum, quia ignorans feci. " Votre âme m'a toujours été très chère. Je vous aime comme un père aime son fils unique.
IV Le suppléant du P. de Clorivière. M.
L'ABBÉ BOURGEOIS, PBÊTRE DU SACRÉ CŒUR DE JÉSUS, MORT LE
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On lit dans l'Ami de la Religion du samedi 20 juillet 1822: M. Antoine-Jérôme Bourgeois —prêtre — ancien aumônier de l'Hospice des Ménages, est mort à Paris le 14 de ce mois, à l'âge de 57 ans. Sa grande piété, son zèle, son inaltérable douceur, lui donnent des droits aux regrets de tous ceux qui l'ont connu. Il était né à Etampes, et fit ses études au séminaire de S. Nicolas du Chardonnet à Paris. Il y était encore quand les orages de la révolution commencèrent à gron-
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der sur notre patrie. La crainte de la persécution ne l'empêcha point d'entrer dans l'état ecclésiastique, et il reçut les ordres dans le temps même où le sanctuaire était envahi par les Constitutionnels. Il avait trop de droiture et de piété pour prendre part au schisme. Quoiqu'il n'eut exercé aucune fonction publique, il ne put éviter les rigueurs de ce temps-là et subit un emprisonnement de 27 mois. Rendu à la liberté, il se. livra au ministère de la confession, et sa profonde humililé n'empêcha point que ses conseils ne fussent recherchés d'un grand nombre de personnes. Après avoir été attaché assez longtemps, comme chapelain, à la Communauté des Carmélites de la rue de Vaugirard, il fut nommé aumônier de l'Hospice des ménages ; mais l'état de sa santé le força à quitter cette place. Depuis le mois d'Août de l'année dernière, on le vit dépérir sensiblement sans que les progrès du mal aient pu altérer sa patience et sa douceur. Il ne s'occupait que des choses de Dieu. Il reçut les derniers Sacrements le 10, avec les signes de la plus grande ferveur, et, contre toute attente, il vécut jusqu'au 14, jour où on célébrait dans le diocèse la fête du Sacré-Cœur pour lequel il avait toujours montré une dévotion particulière. On a remarqué aussi que son enterrement a eu lieu le 16 juillet, jour consacré en l'honneur de N. D. du Mont Carmel, dévotion qui lui était aussi fort chère. L'Ami de la Religion. Tome 32 - p. 309-310. 1822.
V L'Institution des Filles du Cœur de Marie fondée par le P. de Clorivière et Melle de Cicé procède-t-elle de celle de la Congrégation des " Enfants du Cœur de la Mère Admirable „ fondée par le Père Eudes ? Réfutation d'une assertion du Père Le Doré, en son ouvrage : Les Sacrés Cœurs, et le Vénérable Jean Eudes lre partie, chap. VIIJ, p. 106. (Communiqué).
Empruntant un passage du Père Herambourg dans sa vie du P. Eudes, le P. le Doré nous dit d'abord : " Outre les Confréries qu'il a
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érigées en l'honneur du divin Cœur de Jésus et du S. Cœur de Marie, le P. Eudes institua encore une petite Compagnie qu'il nomma les Enfants du Cœur de la Mère Admirable pour les personnes qui n'ont pas la santé, les moyens, ou la vocation d'entrer dans les Congrégations. Dans cette Société, il voulut compenser l'absence de pratiques rigoureuses par l'obligation imposée à tous de s'engager, non par vœu, mais par forme de bon propos, à garder le célibat perpétuel. Il leur prescrivit de porter, par dessous leur habit ordinaire, un habit symbolique, composé d'une tunique blanche, d'une ceinture blanche et d'un cœur de soie rouge. Les règles et les pratiques de cette société furent tirées de celles des religieuses de N. D. de Charité. „ Ainsi exposée la nature de cette institution, le P. le Doré écrit en note : (p. 106) " Dans son enfance et pendant son long séjour au collège de Dinau dont il fut le directeur, le R. P. Picot de Clorivière fut témoin du bien que produisaient partout autour de lui ces Enfants du Cœur Admirable de la Mère de Dieu. Aussi, quand la Révolution eut dispersé les Communautés religieuses, il s'empara de l'idée et de l'œuvre du V. P. Eudes. Avec le concours de Melle de Cicé, qui elle-même avait eu des rapports avec le R. P. Hébert supérieur des Eudistes et confesseur de Louis XVI, il établit une société du même genre, sous le nom de Filles du Saint Cœur de Marie. " 11 modifia certains règlements pour mieux adapter l'œuvre à l'esprit de S. Ignace dont il était enfant ; il lui imprima une direction commune plus forte et une centralisation plus grande... Mais, par le fait, cette société très multipliée n'est qu'une transformation de celle du P. Eudes. " Le but est le même : procurer la gloire de Dieu par le salut des âmes, et ménager les avantages de la vie parfaite aux personnes qui ne peuvent se renfermer dans le cloître. Les deux associations se composent de Vierges et de Veuves ; l'ensemble des règlements est inspiré par la même pensée ; tout tend à permettre aux associées de pratiquer les conseils évangéliques, en restant dans le monde et dans leur famille. Les deux sociétés sont également sous le patronage du Saint Cœur de Marie ; elles en portent le nom, et c'est le 8 février que l'une et l'autre célèbrent leur fête du Saint Cœur de la Bienheureuse Vierge. Cependant le P. Letierce dans son récent ouvrage sur le Sacré-Cœur et la Compagnie de Jésus, ne semblé pas avoir aperçu les liens qui rattachent cet Institut au V. P. Eudes. (I. II. ch. X. 2) „ Le Père Letierce, et bien d'autres avec lui, auront encore de la peine à
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APPENDICES
reconnaître ces liens dans la page quelque peu fantaisiste du P. le Doré. Autant vaudrait dire, en reprenant le même genre d'arguments, que le V. P. Eudes s'est " emparé de l'idée et de l'oeuvre de S. Ignace „ pour établir sa Congrégation. En effet, le V. P. Eudes, qui a connu et apprécié les Jésuites, a fondé un institut de clercs réguliers, avec bon nombre des caractères que le Saint instituteur de la C'° de Jésus avait introduits le premier dans la vie religieuse apostolique. Il n'est pas besoin d'insister beaucoup pour faire remarquer que les rapprochements invoqués par le P. Le Doré pour rattacher à l'Association des Enfants de la Mère Admirable la Société du Cœur de Marie, consistent tout simplement en quelques caractères communs, dont plusieurs se retrouvent en divers Instituts ou tiers-ordres— même le fait de se composer de vierges et de veuves ! — Tandis que les différences sont essentielles, à commencer par la plus importante : La Société du Cœur de Marie repose toute entière sur les Vœux ; l'Association du V. P. Eudes n'en a pas. Celle-ci emprunte ses règlements et pratiques aux Règles des religieuses de N. D de Charité ; celle-là reçoit du P. de Clorivière un ensemble de Règles tirées, souvent quant à la lettre, toujours quant à l'esprit, de l'Institut de S. IgnacePas plus que de l'idée du V. P. Eudes, le P. de Clorivière ne s'empara de son œuvre, puisque ni Mademoiselle de Cicé ni ses premières compagnes n'appartenaient à l'Association du Cœur de la Mère Admirable. 11 paraît même, d'après une brochure de M1 l'Abbé Souchet, (" Essai sur la Piété bretonne dans le Tiers Ordre de la Mère Admirable „ S. Brieuc 1858), que l'Association du Cœur de la Mère Admirable n'était guère connue " dans le voisinage de S. Malo. „ (p. 60). Mais en même temps, celte brochure nous donne quelques détails, qui, rapprochés de l'historique de la Société, montrent ce qui peutêtre a donné lieu, sans la justifier, à l'erreur du P. la Doré. L'abbé Souchet nous apprend, en effet, que l'Association de la Mère Admirable était très répandue dans certaines paroisses des Côtes du Nord, et il ajoute : " La paroisse du Plaintel l'a emporté sur les autres pendant la grande persécution et depuis, par la fermeté de sa foi. Cette héroïque persévérance était le fruit du zèle de Mr Cormeaux, recteur de ce lieu, 1779-1792. Lui et son vicaire, Mr Basset, donnaient un soin particulier aux tierciaires, qui de leur côté faisaient tout pour étendre dans les familles les pratiques chrétiennes. L'une d'elles, Jeanne Richecœur donna son sang pour la foi sur l'échafaud à S. Brieuc. „ (Janvier 1794).
APPENDICES
461
Ce que l'auteur de ces lignes paraît ignorer, c'est que cette même paroisse de Plaintel comptait dès 1791 quelques Filles du Cœur de Marie, recrutées parmi les âmes les plus ferventes par leur curé M. Cormeaux, un des premiers disciples du P. de Clorivière dans l'Association du Cœur de Jésus. Mais à peine formé, ce petit groupe se trouva séparé de son Pasteur, qui devait être bientôt un martyr, et isolé par la tourmente révolutionnaire de la souche de S. Servan. Il subsista cependant, cultivé par M. Basset, et plus tard il devint une Communauté à part. Si l'existence de la Société a échappé à l'Abbé Souchet dans le passé de Plaintel, il l'a découverte plus facilement à Merdrignac où il a longtemps vécu M. Posnic, confesseur de la foi dans les prisons de la Révolution et ensuite curé de cette petite ville, y avait fait venir à sa suite une Fille du Cœur de Marie, Marie Chaignon „ qui donna toute sa vie les plus beaux exemples d'attachement à la foi, d'humilité et de détachement du monde. „ M Souchet cite encore une autre jésuitesse, Louise Guillemot, pieuse veuve " dont le modeste domicile était rempli du matin au soir d'enfants qu'on lui envoyait de toutes parts, car elle avait un talent remarquable pour leur inculquer de bonnes maximes „• La co-exislence des deux institutions dans ces paroisses et dans d'autres encore, au milieu des grands bouleversements religieux, a dû amener souvent à les confondre ou à les regarder comme greffées l'une sur l'autre. Ajoutons que Mr de Lange, un des plus chers disciples et amis du P. de Clorivière, essaya dès son retour en Bretagne (1803), de rassembler ce qui restait des commencements de la Société dans les campagnes des Côtes du Nord. Malheureusement, il crut pouvoir, en vue de s'accommoder à des éléments divers, introduire des m idificalions qui affaiblissaient l'institut et que le P. de Clorivière dut désavouer avec regret.comme en témoigne une de ses lettres. L'entreprise de Mr de Lange échoua donc sans pour cela le détacher de la société. Plus tard, c'est M. l'Abbé Souchet, qui nous l'apprend (p. 132-134). l'Evêque de S- Brieuc confia à Mr de Lange la charge de Supérieur des Enfants de la Mère Admirable. (1824). Il compléta et fit imprimer leur règlement et il se dévoua à leur direction jusqu'à sa sainte mort. (6 août 1834). Peut-être faut-il attribuer à ces détails d'un coin de notre histoire, la confusion que nous avons dû relever dans l'ouvrage du R. P. Le Doré. (Communiqué).
TABLE
CHAPITRE PKEMIER.
DES MATIÈRES.
- Les préparations humaines et divines.
Les Champion de Cicé — Adélaïde — Pieuse enfance — Crise mondaine — La Visitation — Direction de l'abbé Boursoul: — " Epouse de Jésus-Christ et Mère des Pauvres „ — Mort de la Mère — Où la vocation ? — Les Carmélites — La Retraite — Les Incurables — Aux Eaux de Dinan ....
1
— L'Homme de Dieu — Le saint « Projet. »
CHAPITRE DEUXIÈME.
Le P. de Clorivière — Le Religieux, le Directeur — Recteur à Paramé, à Dinan — Mademoiselle à Dinan — Son " Projet d'une Société pieuse „ — Fille d'obéissance — Retraite d'essai — La Décision
25
— La Bretagne soulevée — L'âme pacifiée — Vers le couvent.
CHAPITRE TROISIÈME.
L'Etat de Bretagne — Rennes — Soulèvement provincial — " L'esprit des Cicé „ — Paix en Dieu — Vers le couvent — Double idéal — Mère Marie de Jésus — Séparations et Départ CHAPITRE QUATRIÈME.
47
— L'initiation religieuse — Dinan —
Saint-Servan. Dinan : Saints préludes - Le T. S. Sacrement— Saint-Servan et le couvent : Humble novice - " Mère des pauvres „ : Apôtre — " Epouse de Jésus-Christ „ : Vie spirituelle — L'Oraison ; Les Voeux ; Les Règles — Le moule religieux •
64
TABLE DES MATIÈRES
464
— Révolution et Proscriptions. Les saintes Femmes.
CHAPITRE CINQUIÈME.
Etats généraux — Elections ; les deux frères de Cicé — La Constituante — Le Garde des sceaux — Les vœux abolis ; le serment — Vers l'Amérique ? — Le Cénacle de Paramé — Les saintes femmes — Missionnaires ?
81
— L'Inspiration — Le premier Plan La consécration des XII.
CHAPITRE SIXIÈME.
L'Inspiration des deux Sociétés — Plan et statut des Filles de Marie — L'approbation épUcopale — La Fondatrice à Dinan — Le Fondateur à Paris — France ou Amérique ? — " En France pour souffrir davantage,, — La consécration des XII.
100
— Les « Filles de Marie » de Bretagne. — Appel à Paris.
CHAPITRE SEPTIÈME.
Melles Amable et Thérèse Chenu — Les Pauvres — Merveilles de Charité — Zèle des retraites à La Croix — Appel à Paris — Vœu d'obéissance — Dernières œuvres en Bretagne — Départ, et Voyage " avec Notre-Seigneur Jésus-Christ „ .
122
— Paris — Mère Supérieure Ses Vœux — Son dévouement.
CHAPITRE HUITIÈME.
L'émigration de ses frères —■ Lois sinistres. Le Déchaînement — La Solitude et les Œuvres — Les vœux : Assomption 1792 — Dévouement filial — Aux Incurables — Repentir de Mgr de Bordeaux — La Terreur Les Victimes.
CHAPITRE NEUVIÈME.
143
La Martyre
Mme de Bassablons — Son arrestation : sa prison et sa charité — Sa condamnation et son martyre — Perine Guichard et Marie Terti-a ; Leur dévouement sublime
164
TABLE DES MATIERES
465
Bretagne — L'âge héroïque Les deux sœurs Chenu.
CHAPITRE DIXIÈME.
—
M. Engerrand— Melles Thérèse et Araable Chenu —Leur emprisonnement — Melle Amable à l'hôpital — L'abbé Vielle — L'élargissement — Nouvelles recrues — Melle de Gouyon — Thérèse Chenu supérieure — Ses conquêtes — Melle Amélie Sauvage —Mort de Thérèse
182
Paris : souffrances fécondes Deux grandes vocations — L'Arrestation.
CHAPITRE ONZIÈME.
—
Réunions de l'Ile SaintLouis—La rue Cassette—Melle d'Esterno — Mme de Carcado — Prévention et détention de Mlle de Cicé , . .
207
Le Procès — La Prison L'interrogatoire.
CHAPITRE DOUZIÈME.
—
L'atLentat du 111 Nivôse — Arrestation de Mademoiselle — A Sainte Pélagie — La comparution, l'Interrogatoire — L'héroïque silence — Défense de Melle de Cicé par elle-même .
225
— Le Procès (suite) — Les témoignages — La Défense - Le Triomphe.
CHAPITRE TREIZIÈME.
Les Témoins — Les Assistés — Le Réquisitoire — La Défense, Plaidoirie de M. Bellart— Le Tribunal—L'acquittement— Maître Bellart :" Une sainte „ !
248
— Sous la Surveillance Rouen — Paris — Aix.
CHAPITRE QUATORZIÈME.
Démarches à Rome: Encouragements — Perquisitions policières — Fouché — Adélaïde à Rouen — Le Concordat sans les ordres religieux — De Rouen à Paris — Appel à Aix. . CHAPITRE QUINZIÈME.
—
269
Aix — L'apostolat en Provence.
Le voyage — L'Archevêque d'Aix — Sa sainte Sœur, ses œuvres — Entraves — Missions du Père en Provence — Sa tournée dans l'Est et l'Ouest — Retour à Paris — Perquisitions — Arrestation du P. de Clorivière
283
466
TABLE DES MATIERES
CHAPITRE SEIZIÈME.
—
Procès et Prison du P. de Clorivière
L'Interrogatoire — La prison du Temple — Visites — l'Hostie ! — Charité et démarches de Me,ie de Cicé —Faveurs de S. S. Pie VII - L'humble Démission? — Réconfort et soumission — Au Devoir et à l'Action ! CHAPITRE DIX-SEPTIÈME.
299
-■- Conseil et Réunion de Paris.
La maison de Mme de Carcado — M",e de Saisseval. " Œuvre des Enfants délaissés „ — Humbles et fortes compagnes — Meile d'Acosta ; Melie d'Esterno ; M= de Clermont-Tonnerre — Mme de Gratnont d'Aster — Mmc de Goësbriand — Extension et union familiale CHAPITRE DIX-HUITIÈME.
—
Captivité et Charité.
A la prison du Temple — La correspondance — l'Arthrite ; pauvreté, pénitence, patience résignée — Anxiétés et confidences — Assistance filiale, Démarches — Transfert à la Maison du Buisson — Mort de Mme de Carcado — La Libération CHAPITRE DIX-NEUVIÈME.
—
323
345
Supérieure générale.
Dons et grâces de supérieure — Affaires et Gouvernement — Les Directeurs et la Vocation—Les Nominations — Autorité et décisions — Direction spirituelle — Douce Condescendance de Melle — Son Exemple
360
— Réunions de Province. Franche-Comté, Bretagne, Normandie.
CHAPITRE VINGTIÈME.
Meile de Cicé sexagénaire — Les deuils de la Société : Mc,,e Deshayes — Groupe de Franche-Comté : M11'16 d'Esterno ; Mme de Buyer ; Mme Chifflet de Fangy — Groupe de Bretagne : Melle A. Chenu ; McIie Desguets ; Mcl,e de Gouyon — Fondations rurales — Groupe de Normandie et du Centre L'expansion
380
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TABLE DES MATIERES
467
— La vie Spirituelle — L'âme crucifiée — La Consommation.
CHAPITRE VINGT-ET-UNIÈME.
Vie intérieure — Saints renoncements : Pauvreté, humilité — Les ascensions : Union à Jésus-Christ — L'oraison, la communion : la Croix — La crucifixion : Angoisse et Martyre — Le Consolateur éternel
402
— Dernières œuvres — La Restauration — Deux prédestinées.
CHAPITRE VINGT-DEUXIÈME.
Aux Missions Etrangères — La journée d'œuvres — Les Enfants assistés — L'Hotel-Dieu — Rétablissement de la Compagnie de Jésus — L'Œuvre des Séminaires — Missions en Bretagne — Mort de Melles Céleste Mettrie-Offray et Marie Amélie Sauvage .
419
Les Adieux — La Sainte mort.
CHAPITRE VINGT-TROISIÈME.
—
La Maladie— Instruction testamentaire : La Charité — Dernière assemblée — Les Sacrements — M. l'abbé Desjardins — Le sacrifice — " C'est le Seigneur ! „ — Paroles de M. Boursoul — Souffrances et délices. — Le Saint Tabernacle — Le Ciel — Les Témoignages : " La Sainte „
442
APPENDICES. ellt:
I. — M de Cicé dans les années de sa jeunesse en Bretagne, d'après deux esquisses primitives II. — Résolutions d'une Retraite de M=ile de Cicé pour la fête de l'Assomption 1783, copiées sur l'original III. — Joseph de Limoëlan en Amérique , . . . IV. — Le suppléant du P. de Clorivière, M. Bourgeois. . . . V. - L'institution des Filles du Cœur de Marie, et le P. Eudes ?
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