Marquis de Sade et les sentiers épineux de la vertu

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Sade et les sentiers épineux de la vertu – Comparaison des commencements de trois versions de Justine FUKUI Hisashi

Quand on évoque la dernière décennie du dix-huitième siècle après la révolution française, vous penserez aux noms de Robespierre comme un homme politique, André Chénier comme un poète, et le marquis de Sade comme un écrivain. Tous ces personnages ont des côtés obscurs, mais on peut imaginer que Sade qui a énormément écrit nous a laissé le plus de clefs d'interprétation parmi ces trois. Pourtant, nous sentons une grande gêne aussitôt que nous faisons face à ses œuvres avec un peu de sérieux. Elle est causée par le fait que ses ouvrages anonymes qu'il n'a même pas voulu reconnaître sont connus comme les romans de ce romancier, plutôt que ceux qu'il a proclamés comme ses propres œuvres. Bien qu'on compte des écrivains innombrables sur terre, il n'y a que lui qui subisse cette injustice. Cette réflexion nous amène à l'idée qu'il faut d'abord considérer comme les œuvres qui racontent les philosophies du marquis de Sade, les ouvrages comme Aline et Valcour, le roman philosophique, qu'il a signé au nom du Citoyen S., et le recueil de nouvelles Les Crimes de l'amour. Entre autres, Aline et Valcour est un roman qui aurait été compté parmi les œuvres représentant le genre romanesque de la dernière moitié du dix-huitième siècle, si le marquis n'avait publié que ce livre, sans oser écrire les ouvrages anonymes qui ont fait scandale. Un passage important qui éclaire la pensée de Sade se trouve dans le roman Aline et Valcour. Ce sont des mots de Zamé, le prince vertueux d'une île utopique dans l'océan du sud, qu'un personnage principal Sainville a visitée dans son long voyage autour du monde. [L]a science du législateur n’est pas de mettre un frein au vice ; car il ne fait alors que donner plus d’ardeur au désir qu’on a de le rompre ; si ce législateur est sage, il ne doit s’occuper, au contraire, qu’à en aplanir la route, qu’à la dégager de ses entraves, puisqu’il n’est malheureusement que trop vrai qu’elles seules composent une grande partie des charmes que l’homme trouve dans cette carrière ; privé de cet attrait, il finit par s’en dégoûter ; qu’on sème dans le même esprit quelques épines dans les sentiers de la vertu, l’homme finira par la préférer, par s'y porter naturellement, rien qu’en raison des difficultés dont on aurait eu l’art de la couvrir.1 Certes, c'est une logique renversée, qui serait dangereuse si on se trompait d'emploi, mais ces mots corrigent l'image fausse du « prince des ténèbres » qui séduit les gens par le vice, son image communément répandue au dix-neuvième siècle. Il faudra désormais réinterpréter toutes ses œuvres d'après ces mots, celles que le 1 Sade, Œuvres, I, Gallimard, 1990, Bibliothèque de la Pléiade, pp.675-676.


marquis a reconnues comme ses enfants légitimes, et celles anonymes qui en revanche sont des bâtards reniés par l'auteur lui-même. Le roman philosophique Aline et Valcour a été publié en 1795, où l'auteur avait cinquante-cinq ans. Mais c'est quatre ans avant cette année, en 1791 au lendemain de la révolution, que le marquis de Sade avait publié son premier livre scandaleux, Justine ou les Malheurs de la vertu. C'est un tel ouvrage que le marquis a demandé à son avocat de brûler dans une lettre, s'il tombe dans ses mains, parce que c'était un livre « trop immoral » et « bien poivré » qu'il avait écrit seulement pour le besoin d'argent. Le fonds était nécessaire pour faire publier Aline et Valcour, le roman dont il était fier. Gilbert Lely, qui a publié la première biographie de taille sur Sade en 1952, pense que le marquis a voulu « dérober, aux yeux d’ami bien-pensant, l’inquiétante nécessité métaphysique qui avait présidé à sa composition » ; et Maurice Lever donne l'interprétation que cette lettre signifie que Sade a écrit le chef-d'œuvre Justine sans le savoir lui-même. Pour nous, nous choisissons la position tout simple : Il est suffisant de constater que le marquis a publié sous l'anonymat l'œuvre qui est censée être publiée anonymement selon les conventions sociales. Il a seulement écrit une chose très simple que tout le monde peut comprendre : « Vous qui êtes un avocat respectable, vous ne devez pas lire le roman libertin que j'ai écrit. » Cependant, on ne peut croire que tout ce que le marquis voulait faire avec l'œuvre libertine anonyme Justine était seulement mercantile, car il a entièrement réécrit deux fois l'histoire de la belle Justine qui mène une vie malheureuse à cause de sa vertu, comme s'il était hanté par le personnage qu'il a imaginé, et il a même préparé la quatrième version qui sera brûlée par son fils. Nous connaissons donc trois versions de l'histoire de Justine. Celle qui a été publiée en 1791 était la deuxième version. La première version Les Infortunes de la vertu a été écrite en 1787, que l'auteur n'a jamais publiée, a paru par les soins de Maurice Heine en 1930. La première moitié de la troisième version La Nouvelle Justine ou les Malheurs de la vertu, suivie de l'Histoire de Juliette, sa sœur est sortie probablement vers 1799. (Mais nous l'appelons la version de 1797 suivant la coutume, par l'année antidatée de deux ans de peur de la police.) La première partie de ce long roman développe la première version de 1787 et la deuxième de 1791, et cette première moitié est déjà six fois plus longue que la première version, et la seconde moitié racontant l'histoire de Juliette sans Justine. Dans cette version de 1797, les violences que subit Justine vertueuse s'accumulent jusqu'à l'extrême, et Juliette vicieuse mène une vie au comble du bonheur sans aucune difficulté, du moins de ses propres yeux. Je vais faire succinctement la comparaison de deux premières pages de ces trois versions. Quant à la terminologie, on s'aperçoit au premier abord que les mots qui font penser à l'existence de quelque chose d'extrinsèque et de surnaturel comme « Providence » et « fatalité », utilisés dans les deux premières versions, sont remplacés par le mot neutre « fortune » dans La Nouvelle Justine. Selon le Trévoux, le dictionnaire français du dix-huitième siècle, la Fortune est une « divinité aveugle, bizarre et capricieuse » avant tout. « Les Chrétiens ne


connaissent point d'autre Fortune que la Providence » et « un Prédicateur ne doit jamais attribuer au personnage de la Fortune, ce qui ne convient qu'à Dieu. » Le marquis de Sade athée rejette le vocabulaire des Chrétiens, et l'a remplacé par les mots païens. Voici un passage qui était dans la version 1797, mais supprimé dans celle de 1799. Pourra-t-on être fâché d'avoir établi un fait, d'où il résultera pour le sage qui lit avec fruit, la leçon si utile de la soumission aux ordres de la Providence, et l'avertissement fatal que c'est souvent pour nous ramener à nos devoirs, que le Ciel frappe à côté de nous l'être qui nous paraît le mieux avoir rempli les siens [?] »2 Ainsi, ce passage qui semblait justifier le motif pour écrire une histoire cruelle où Justine vertueuse est suppliciée sans cesse est-il supprimé dans la version de 1797. On voit la métaphore de la rose et des épines, récurrente dans les romans de Sade et également de beaucoup d'œuvres littéraires de ce siècle, aux commencements de ces trois versions. La version de 1787 parle ainsi. Car si, partant de nos conventions sociales et ne s'écartant jamais du respect qu'on nous inculqua pour elles dans l'éducation, il vient malheureusement à arriver que par la perversité des autres, nous n'ayons pourtant jamais rencontré que des épines, lorsque les méchants ne cueillaient que des roses, des gens faibles et sans un fonds de vertu assez constaté pour se mettre au-dessus des réflexions fournies par ces tristes circonstances, ne calculeront-ils pas qu'alors il vaut mieux s'abandonner au torrent que d'y résister [...] ?3 On ne peut négliger que le narrateur du roman Justine qui est considéré comme un ouvrage scandaleux se présente comme quelqu'un qui appartient à ce « nous » qui respecte les conventions sociales. Mais la version de 1797 substituera les « conventions sociales » encore présentées comme quelque chose de positif ici, à l'expression furieuse « un respect vain, ridicule et superstitieux pour nos absurdes conventions sociales ». Le passage suivant ne se trouve que dans la version de 1787, et déjà supprimé dans la version de 1791. [N]'ajouteront-ils pas à cela d'eux-mêmes que puisqu'il y a dans la constitution imparfaite de notre mauvais monde une somme de maux égale à celle du bien, il est essentiel pour le maintien de l'équilibre qu'il y ait autant de bons que de méchants [...] ?4

2 Sade, Œuvres, II, Gallimard, 1995, Bibliothèque de la Pléiade, p.132. 3 Ibid., p.3. 4 Ibid., p.4.


Il s'agit des « gens faibles et sans un fonds de vertu assez constaté » mentionnés ci-haut. Mais le marquis poursuit comme voici. Je cite la version de 1791, bien que celle-ci et la version de 1787 proposent presque la même phrase. Il est donc important de prévenir ces sophismes dangereux d'une fausse philosophie; essentiel de faire voir que les exemples de vertu malheureuse, présentés à une âme corrompue, dans laquelle il reste pourtant quelques bons principes, peuvent ramener cette âme au bien tout aussi sûrement que si on lui eût montré dans cette route de la vertu les palmes les plus brillantes, et les plus flatteuses récompenses.5 La version de 1791 ajoute les mots « fausse » et « corrompue » à la phrase de 1787, et il semble que le marquis de Sade se donne ici l'air d'un moraliste critique. Mais ces mots qui montraient clairement sa position comme un écrivain philosophique disparaissent dans la version de 1797. Le changement qui paraît encore plus décisif est le passage suivant ajouté à la version de 1797. Il est essentiel que les sots cessent d'encenser cette ridicule idole de la vertu, qui ne les a jusqu'ici payés que d'ingratitude, et que les gens d'esprit, communément livrés par principe aux écarts délicieux du vice et de la débauche, se rassurant en voyant les exemples frappants de bonheurs et de prospérité qui les accompagnent presque inévitablement dans la route débordée qu'ils choisissent.6 Doit-on voir ici la naissance du « prince des ténèbres » ? Nous ne le croyons pas, car on peut penser que c'est plutôt l'approfondissement direct de la logique renversée du prince vertueux Zamé. La défense de la vertu par le marquis de Sade qui apparaissait parfois dans les versions de 1787 et de 1791 disparaît dans la version de 1797. C'est l'aboutissement logique de la pensée de Zamé qui veut détourner les gens du vice et les amener à la vertu, tout en ornant le vice des roses et semant les épines sur les sentiers de la vertu. Et pourtant, on peut peut-être y lire la déception envers l'être humain du marquis, qui était au fond du désespoir pour avoir vu ce qui s'est passé après la révolution. Cependant, je vois une réponse au roman La Nouvelle Héloïse que JeanJacques Rousseau a écrit pour « le peuple corrompu », dans le titre de La Nouvelle Justine, intelligemment choisi par le marquis. Cela veut donc dire que La Nouvelle Justine de 1797 n'est pas une simple réécriture de la version de 1791, ni une amélioration avec beaucoup d'ajouts et d'élaborations, mais en revanche, c'est une nouvelle œuvre qui décrit à nouveau la vie malheureuse d'une autre Justine de l'ère moderne. Ici, la vertu est humiliée jusqu'au dernier degré, et cette vie infortunée ne sera même pas récompensée à la fin du roman. Juliette vicieuse qui s'était convertie 5 Ibid., p.132. 6 Ibid., p.396.


au bout de l'histoire malheureuse de sa sœur Justine dans les deux premières versions, continue à marcher sur la route de victoire ignoble, sans aucunement montrer le moindre repentir dans la troisième version. Pourquoi le marquis de Sade ne fait-il pas convertir Juliette dans la version de 1797 ? La question est apparemment difficile à répondre. Mais cet écrivain avait déjà répondu à la question en 1783, huit ans avant la publication de son premier livre Justine. La réponse se trouve dans une lettre à sa femme à qui il avait fait lire une pièce de théâtre écrite par lui. Que la vicieuse est une femme, et qu'assurément si j'avais puni cette femme, ma pièce était détestable. Mais quoique impunie, qui est-ce qui voudrait lui ressembler ? Or, voilà l'art : il consiste non pas à punir le vice dans la comédie, mais à le peindre de telle sorte que personne ne veuille lui ressembler; et étant ainsi, on n'a plus besoin de le punir. Sa condamnation se prononce tout bas dans l'âme de tous les spectateurs. (26 mars 1783)7 Ainsi, peut-on penser que le projet littéraire du marquis de Sade, romancier très intelligent, a été exécuté d'une façon bien logique au cours d'une dizaine d'années. Celle qui dit « Je suis heureuse » dans l'Histoire de Juliette, qui fait la suite du roman La Nouvelle Justine dans lequel la femme vertueuse subit les supplices interminables, est Juliette elle-même qui raconte son histoire à la première personne. On doit comprendre que son bonheur ne soit nullement enviable, mais extrêmement horrible au contraire. Le marquis invente un nouveau genre du monologue dans l'Histoire de Juliette, qui est d'un langage extrêmement obscène, auparavant jamais tenté par personne, et dorénavant jamais atteint. On peut imaginer que cet écrivain a écrit vers la fin de sa vie des romans historiques revenus au style classique, tout différents de l'œuvre remplie des atrocités que subit Justine et des obscénités de Juliette, parce que ce grand roman à double face intellectuellement structuré n'avait été compris de personne, ou qu'il avait dépassé sa propre compréhension. Le public du vingtième siècle avait la tendance d'être intéressé par les soidisant perversions sexuelles quand il parlait du marquis de Sade. Mais cela va sans dire que c'était bien un écrivain qui était dans le courant des écrivains philosophiques du dix-huitième siècle. Il est nécessaire à présent de bien replacer ses romans et ses pensées, et surtout l'évolution des œuvres de ce romancier exceptionnel, dans l'époque où il vivait, sans tomber dans l'anachronisme farfelu qui veut qu'il soit précurseur du surréalisme. Il faut puiser pleinement l'intention philosophique des œuvres de Sade, qui est un écrivain utile pour nous qui vivons dans la société corrompue qui ressemble à la France au dix-huitième siècle. Pour finir, je cite une question que le narrateur pose au lecteur au début du roman de la version de 1797. Nous devons réfléchir au sens de cette question, tout en tenant compte de la logique apparemment renversée de Zamé. Sade a ajouté le mot « comme celui dans lequel nous vivons » à la phrase qui était déjà dans la première version. C'est certainement une question significative pour les Japonais qui vivent 7 Sade, Lettres à sa femme, Actes Sud, 1997, collection Babel, p.361.


dans les temps modernes. Vous devez vous apercevoir dans cette question que la tentative de Sade pour aplanir la route du vice était accompagnée d'amertume profonde. Ne diront-ils pas, avec quelque apparence de raison, que la vertu, quelque belle qu'elle soit, devient pourtant le plus mauvais parti qu'on puisse prendre, quand elle se trouve trop faible pour lutter contre le vice, et que, dans un siècle absolument corrompu, comme celui dans lequel nous vivons, le plus sûr est de faire comme les autres?8

8 Œuvres, II, p.395.


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