Aplanir la route - ce que Sade a dit

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Aplanir la route  ce que Sade a dit Hisashi Fukui

Il faut des spectacles dans les grandes villes, et des Romans aux peuples corrompus. Rousseau À l’envie que nous avions de démêler la vérité partout où elle se dérobait, s’est joint, nous l’avouons, un désir bien plus délicat encore, celui de disculper, s’il était possible, une femme aussi intéressante qu’Isabelle, tant par les grâces de sa personne, que par la force de son esprit et la majesté de ses titres ; de la disculper, disons-nous, si cela se pouvait, des reproches honteux dont on la chargeait, et de ne trouver de crimes que dans ses délateurs. Sade Pourquoi avez-vous de mauvaises pensées dans vos cœurs ? Mt. 9.4 On peut être honnête homme et faire mal les vers. Molière

Contre le rigorisme Nous devons d’abord admettre que l’œuvre de Donatien Alphonse François, marquis de Sade (1740-1814) est terriblement inquiétante et décourageante, bien qu’elle ne soit nullement ennuyeuse, quoi qu’affirment Georges Bataille et Maurice Blanchot. Lorsque celui-ci parle de l’ennui et l’illisibilité de Sade, de quoi s’agit-il ? N’est-ce pas une nouvelle méthode adroite pour proscrire la lecture de l’œuvre du marquis par la main d’un écrivain scrupuleux ? Les savants nous assurent que Blanchot est un commentateur excellent de ce romancier abject de la fin du Siècle des Lumières. Si quelqu’un qui veut lire Sade pour un intérêt culturel s’apercevait que cet écrivain affirme qu’il est fastidieux de lire ce romancier maudit, oserait-il tenter la lecture ?


D’autre part, l’auteur de Lautréamont et Sade soutient qu’il faut tout lire Sade. Qu’il sera fatigant de lire entièrement les livres ennuyeux et illisibles ! Il nous démoralise. En tout cas, comme Jean Paulhan dit, l’œuvre de ce romancier repousse le lecteur sans doute nécessairement à une première tentative. Quand Blanchot parlait de la peine de la lecture, il était peut-être question de cette répulsion, impression physique, qui ne convenait pas au vocabulaire métaphysique de cet écrivain de notre temps. Mais comme Annie Le Brun remarque avec justice, ce critique sibyllin qui veut toujours désincarner la pensée  ce qui est évident dans ses récits où les personnages féminins n’ont guère la corporalité  se situe en réalité à l’opposé de Sade « qui lie la pensée au corps et le corps à la pensée »1. Si la métaphysique vient après la physique à l’instar d’Aristote, le marquis ne parlera pas de celle-là ; il ne va jamais au-delà de la φύσις comme s’il s’agissait d’une question d’éthique. Un personnage sadien dit : « Demeurons dans la nature quand nous voudrons nous rendre compte des effets de la nature. »2 Mais il nous semble que Blanchot et Bataille veulent aller au-delà de la nature. Nous sommes maintenant loin de ces admirateurs de Sade qui l’ont découvert avec les surréalistes comme un héros révolutionnaire, mais qui ne l’ont fâcheusement lu que d’une façon arbitraire et à leur propre façon. Il leur manquait définitivement de respect pour ce romancier philosophique, le plus grand écrivain français selon JeanJacques Pauvert. Dire que Sade est ennuyeux et illisible ne peut être un propos sérieux. Contrairement aux commentateurs lugubres de Sade comme Bataille, Blanchot ou 1

Annie Le Brun, Soudain un bloc d’abîme, Sade, Gallimard, 1986, Folio essais, p. 277. D. A. F. de Sade, Histoire de Juliette, in Œuvres III, Bibliothèque de la Pléiade, 1998, p. 220. On avait longtemps considéré que le roman publié en dix volumes La Nouvelle Justine, ou les Malheurs de la vertu, suivie de l’Histoire de Juliette, sa sœur a été publié en 1797, mais cette indication sur la couverture est maintenant considérée comme l’antidate par prudence. On suppose que les quatre premiers tomes (La Nouvelle Justine) ont paru en 1799 et les six derniers (Histoire de Juliette) en 1801. Nous utilisons l’édition de la Pléiade, dont la ponctuation paraît assez étrange à notre époque, mais elle montre plus clairement la logique de Sade. Grâce à cette édition dont les alinéas sont également fidèles à la version originale, le propos de Roland Barthes est désormais inutile. 2

Celui qui feuillette les livres de Sade sait bien que deux grandes formes typographiques y alternent : des pages serrées, suivies : c’est la grande dissertation philosophique ; des pages coupées de blancs, d’alinéas, de point de suspension, d’exclamation, langage tendu, troué, vacillé ; c’est l’orgie, la scène libidineuse ou criminelle. Quoi qu’en fasse la pratique de lecture (plus ou moins paresseuse), ces deux blocs sont à l’égalité : la dissertation est un objet érotique. (Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola, Seuil, 1971, Points essais, p. 150). En réalité, ces deux blocs étaient littéralement à l’égalité, mais la dissertation n’a plus l’apparence d’un objet érotique : L’égalité est neutre et indifférente. Il n’y a plus de deux blocs évidents. Il n’y avait pas à vrai dire de rapports sujet-objet entre la pornographie et la philosophie pour Sade. De plus, la description de l’orgie sans alinéa renforce le caractère linéaire de la narration. C’est grâce à cette édition par Michel Delon que nous pouvons parler de la masturbation sans fin de Juliette.


Klossowski, nous n’oublions pas la gaîté secrète de cet écrivain que Jean Paulhan suggère en alléguant le nom de Jésus qui lui semblait étrangement gai dans la Bible. D’autre part, la même Annie Le Brun parle d’un roman exotérique de Sade intitulé Aline et Valcour ou le roman philosophique (1795) : « Il faut être bien naïf pour regretter, comme certains, que ce livre n’ait pas la place qu’il devrait avoir dans la littérature française. Cette prétendue injustice est, au contraire, fort compréhensible »3. Ainsi dans les écrits des sadiens récents peut-on presque toujours s’apercevoir de l’existence quasi imaginaire qui veut injustement normaliser ou vulgariser Sade. Quelle est cette crainte presque ridicule aux yeux d’un lecteur qui lit Sade pour un simple plaisir ? Ou bien cet écrivain est-il toujours interdit bien qu’on puisse facilement acheter ses livres ? Devons-nous tout bonnement remercier, sans les lire, la tolérance des autorités assez indulgentes pour fermer les yeux sur la republication des romans trop bizarres pour prendre une bonne place dans la littérature française, mais probablement moins pernicieux que les livres condamnés de Céline ? Si la deuxième censure de Sade était la propagande de l’ennui et l’illisibilité comme Roland Barthes affirme, la troisième censure serait comme ceci : « Il faut garder coûte que coûte le mythe du divin marquis pour l’honneur de la littérature. Il ne représente pas la littérature, mais il est exceptionnel. Et cependant, nous ne bannissons pas l’exception ». C’est une hypocrisie que Sade déteste. Mais même si les livres de Sade ne se vendent pas bien, la consommation devance le discours littéraire. Nous pouvons à présent admettre que le marquis de Sade est un grand écrivain, mais étrangement toujours avec une certaine réserve. Peut-être a-t-on raison de déconseiller la lecture aux plus jeunes, mais cette réserve ne concerne pas cette restriction. Ce sont surtout les littérateurs qui reculent devant l’œuvre de ce romancier, comme s’ils voulaient éviter la contamination du malheur de la littérature. Mais cet écrivain prisonnier disait : « Ce n’est pas ma façon de penser qui a fait mon malheur, c’est celle des autres ». Nous ne pouvons qu’être autre que lui, mais nous devons nous approcher de l’écrivain pour le comprendre et pour le dégager de son énorme malheur par une parole. Nous ne sommes pourtant pas non plus intéressé par le fameux « plaisir du texte » à la Barthes qui veut négliger encore une fois le vrai dessein artistique du romancier. Comme nous croyons que l’œuvre du marquis exceptionnellement et curieusement légendaire veut toujours être bien comprise par un écrit, nous allons faire les efforts. Il y a une règle secrète : Celui qui comprend Sade n’écrit pas sur lui. Le divin marquis est un ésotérisme de la littérature française. Ce que nous allons écrire sera

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Le Brun, op. cit., p. 181.


donc probablement trop évident pour ceux qui ont déjà lu l’œuvre du marquis. Tout de même, nous écrirons pour nous-même. Au premier abord, il nous semble que la sensibilité de Sade est très loin de nous : l’œuvre du marquis ne laisse jamais intacte notre propre sensibilité. La lecture de Sade nous donne plus d’impressions physiques que celle d’aucun autre écrivain, car il voulait dévaloriser la métaphysique humaine en la rabaissant jusqu’au règne animal. Nous sommes obligés d’envisager notre propre animalité quand nous lisons Sade. Mais il faut savoir que ce n’est pas lui seul qui nous semble avoir désiré dégrader, prostituer l’être humain. Sade lui-même donne des noms de précurseurs dans la préface du recueil de nouvelles Les Crimes de l’amour (1800), intitulée Idée sur les romans : L’épicurisme des Ninon de Lenclos, des Marion de Lorme, des marquis de Sévigné et de La Fare, des Chaulieu, des Saint-Évremond, de toute cette société charmante enfin, qui, revenue des langueurs du Dieu de Cythère, commençait à penser, comme Buffon, qu’il n’y avait de bon en amour que le physique, changea bientôt le ton des romans.4 Ce dont il s’agit ici est le changement du ton au dix-septième siècle avec les libertins dont le marquis cite les noms, plus ou moins oubliés à notre époque. Ce n’est peut-être qu’une « histoire du goût » comme un personnage dit dans l’Histoire de Juliette (1801 ?)5, mais le goût ne se discute pas. Le ton du roman changera encore une fois au début du dix-neuvième siècle, ce qui a rendu ces romans libertins peu accessibles pour nous. Mais nous devons les retrouver pour connaître divers aspects des sensibilités humaines bien variables. Si ce que le naturaliste Buffon disait était vrai 6, il ne changerait presque rien de notre comportement. Nous vivons avec notre propre sensibilité, particulière à chacun d’ailleurs, qui doit nécessairement être différente de certains écrivains du dix-huitième siècle. Si ce principe de Buffon allégué par Sade nous affecte, il ne nous altère pas. Il faut bien comprendre qu’il n’y ait pas d’au-delà du physique pour Sade. C’est seulement sa façon de penser que personne n’a le droit de reprocher. Le malheur du marquis mal compris pourrait par hasard être celui de la parole romanesque du Siècle des Lumières, opprimée et oubliée par le mensonge

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Sade, Idée sur les romans, in Les Crimes de l’amour, Gallimard, 1987, Folio classique, p. 36, souligné par l’auteur. 5 Histoire de Juliette, p. 231. 6 Michel Delon pense que Sade détourne l’intention de ce naturaliste qui voulait plutôt critiquer les passions humaines.


romantique qui domine la modernité, dans laquelle il semble que nous nous trouvions encore. La lecture de ces romanciers libertins nous servira à diminuer la sévérité du jugement contre les autres. Il s’agit d’adopter beaucoup de points de vue. Il faut tenir compte de ce que notre point de vue sur le genre romanesque est anachronique. Il n’est pas juste de dire que le roman était un genre sous-estimé ou bien qu’il n’avait pas encore de forme stable avant le dix-neuvième siècle, mais le roman était essentiellement un genre du mauvais goût au dix-huitième siècle. L’essence du roman est la bassesse de l’esprit par comparaison avec la poésie et le théâtre. C’est le goût du siècle romantique et bourgeois qui s’est en un sens rabaissé jusqu’à aimer le roman. C’est pour cela qu’on appelle faussement le dix-huitième siècle le siècle de la philosophie, tandis que cette période foisonnait de romans en réalité. Nous sommes sans doute inconsciemment forcés à croire que la sensibilité humaine était la même depuis toujours, sinon qu’elle était autrefois moins développée qu’à présent, mais en vérité, elle varie selon époques, pays et climats. La certitude d’une humanité homogène n’est fondée que sur l’oubli et l’ignorance imposés, qui risqueraient d’entraîner une dureté désagréable envers autrui, ce qui est précisément ce que Sade hait. Ceux qui ne savent pas relativiser leurs propres valeurs commettront des fautes graves tout en se croyant justes. Cet écrivain refuse le rigorisme qui impose les valeurs qui ne sont au fond qu’arbitraires. Nous allons témoigner la colère de Sade contre la sévérité morale tout en faisant la lecture de son roman relativement méconnu par le grand public, intitulé Aline et Valcour, publié en 1795 sous la signature « Citoyen S*** ». Nous traiterons surtout du dénouement de ce roman. Mais avant de commencer la lecture, nous examinerons les idées principales de cet écrivain sur le genre romanesque.


Quelques principes Relativisation des faits Nous pourrions normaliser Sade  si on ne parle pas de la vulgarisation de sa pensée  sans trahir son texte. La crainte pour lui ne montre qu’une ruse utilisée pour opprimer une certaine sorte de discours. Le but de cet écrivain était la relativisation des valeurs poussée à l’extrême : chacun sa vérité. Et cette vérité doit être fondée sur la « volupté », les plaisirs physiques. Mais il faut comprendre que tous les attributs de l’être humain soient nécessairement physiques pour Sade. On peut appeler cette relativisation « la particularisation de la pensée ». La véritable pensée est ici essentiellement intransmissible par la parole. Nous ne comprenons ce que d’autres pensent que d’une façon relative et générale, et il ne doit y avoir aucun critère absolu pour juger autrui. On ne peut donc jamais imposer à personne aucune façon de penser. Chacun doit choisir sa méthode selon son propre corps. Delbène, un des personnages féminins les plus importants de l’univers sadien, dit à Juliette, l’héroïne vicieuse du roman le plus immonde de Sade, voire de la littérature française, voire mondiale. La parole est destinée au public féminin : Adoptez pour base de votre conduite, et pour règle de vos mœurs ce qui paraîtra de plus analogue à vos goûts, sans vous inquiéter si cela s’accorde ou non à nos coutumes, parce qu’il serait injuste que vous vous punissiez par la privation de cette chose, de n’être pas nées dans le pays où elle se permet.7 Mais il faut toujours choisir avec une réflexion profonde sans en appeler aux avis des autres. Delbène prononce ailleurs la meilleure maxime de Sade : « Affirmer qu’une chose est telle qu’on l’a dit, c’est le comble de la folie et de la vanité. »8 Nous parlerions du snobisme. Sade ne va nous donner aucun autre conseil. Blamont vicieux veut corrompre le héros vertueux Valcour dans le roman Aline et Valcour, mais celui-ci ne l’écoute pas : — Je viens vous donner un conseil. — Je les aime peu. — Le devoir d’un homme sage est de les suivre quand ils sont bons. 7 8

Histoire de Juliette, p. 259. Ibid., p. 219.


— L’homme le plus sage encore n’en donne jamais.9 Si Sade ne nous donne pas de conseils, il nous offre en revanche des détails en abondance. « Il faut tout dire », c’est la première règle connue de Sade. Mais c’était aussi la première parole de Félicia, héroïne du roman charmant d’un écrivain contemporain du marquis. Ce n’est pas Sade qui a inventé ce principe, qui par contre représente probablement une sensibilité commune de cette époque. Le premier roman d’Andréa de Nerciat (1739-1800), Félicia ou mes fredaines, a été publié en 1775. Voici le début du roman : — Quoi ! c’est tout de bon, me disait, il y a quelque temps, un de mes anciens favoris, vous écrivez vos aventures et vous vous proposez de les publier ! — Hélas, oui, mon cher : cela m’a pris tout d’un coup comme bien d’autres vertiges, et vous savez que je m’amuse guère à me contrarier. Il faut tout dire, je ne me prive jamais de choses qui me font plaisir.10 On ne peut jamais trop souligner que Sade avait la même sensibilité que d’autres romanciers du dix-huitième siècle, car on a toujours la tendance à le considérer comme une étoile filante. Si le marquis décrit beaucoup de détails, Nerciat ainsi que Crébillon fils (1707-1777) font un même exercice. Et d’ailleurs, l’excès des détails donne la possibilité du choix au lecteur. Le narrateur du premier roman du marquis inachevé et posthume, Les 120 Journées de Sodome (sic), dont les brouillons ont été recopiés par l’auteur en 1785, explique dans l’introduction le contenu de cette œuvre, qui aurait dû donner six cents épisodes au total, s’il en avait fini la rédaction. Le narrateur s’adresse au lecteur : Si nous n’avions pas tout dit, tout analysé, comment voudrais-tu que nous eussions pu deviner ce qui te convient ? C’est à toi à le prendre et à le laisser le reste ; un autre en fera autant ; et petit à petit tout aura trouvé sa place. C’est ici l’histoire d’un magnifique repas où six cents plats divers s’offrent à ton appétit. Les manges-tu tous ? Non, sans doute, mais ce nombre prodigieux étend les bornes de ton choix, et, ravi de cette augmentation de facultés, tu ne l’avises pas de gronder l’amphitryon qui te 9

Aline et Valcour, in Œuvres I, Bibliothèque de la Pléiade, 1990, p. 987. André-Robert Andréa de Nerciat, Félicia ou mes fredaines, in Romans libertins du XVIIIe siècle, Robert Laffont, collection Bouquins, 1993, p. 1067. 10


régale. Fais de même ici : choisis et laisse le reste, sans déclamer ce reste, uniquement parce qu’il n’a pas le talent de te plaire. Songe qu’il plaira à d’autres, et sois philosophe.11 Si Sade a décrit le mal, c’était pour donner des choix possibles aux lecteurs. La dissimulation du mal qui existe sur terre sans conteste ne servirait à rien. L’ignorance est dangereuse. Ce ne serait pas juste si la ne donnait pas tous les détails possibles aux yeux du lecteur. La littérature est un lieu privilégié où on peut tout montrer sans nuire à personne. Le narrateur interroge au lecteur sur le contenu du roman (une rareté dans la narration du roman) : « Comment voudrais-tu que nous eussions pu deviner ce qui te convient ? », mais beaucoup d’écrivains imaginaient que seul le bien pouvait convenir aux lecteurs. Mais Sade par exemple ne le pensait pas, parce qu’il croyait à la faculté du jugement de certains lecteurs. Le passage cité explique bien que des détails qui ne plaisent pas à un lecteur sont indispensables et inévitables. C’est le résultat logique de la volonté de tout dire. Cette économie de la narration qui éloigne le lecteur nous semble en effet étrange. Un écrivain misanthrope de ce siècle a dit en revanche : « Ce livre n’est point fait pour circuler dans le monde, et convenait à très peu de lecteurs ». Un romancier éminent du siècle suivant dira à son tour : « Je n’écris que pour cent lecteurs, et des êtres malheureux, aimables, charmants, point hypocrites, point moraux, auxquels je voudrais plaire ». La direction est contraire à Sade, mais la volonté est pareille. Si le marquis veut écrire sans s’imposer de bornes, Stendhal qui vient après coup se met les limites dès le début ainsi que Rousseau. Sade laisse choisir au lecteur, mais Rousseau choisit le lecteur. Et Félicia qui a charmé le jeune Henri Brulard s’excuse au lecteur : Je suis forcée d’entrer dans ces détails minutieux, parce qu’ils deviennent nécessaires à l’intelligence des faits dont je dois rendre compte. Au surplus, le lecteur, averti désormais que je détaille trop, est le maître de passer outre, lorsqu’il se verra menacé de l’ennui que pourra lui procurer ma scrupuleuse ponctualité.12 Ainsi chaque lecteur choisit-il des détails qui lui plaisent selon son goût. Si un lecteur de notre temps éprouvait l’ennui en lisant ces romans libertins, ce serait à cause de l’abondance des détails, qui montre la sensibilité délicate du dix-huitième siècle. Le prochain siècle a oublié ou ignoré ces romanciers soucieux des détails, et retenu 11 12

Sade, Les 120 Journées de Sodome, in Œuvres I, Bibliothèque de la Pléiade, p. 69. Félicia, p. 1196.


primordialement les contes philosophiques du Siècle des Lumières. Et le marquis a ces deux côtés : libertin et philosophique. C’est sans doute pour cela qu’il n’a jamais été oublié ni négligé. C’est un romancier qui a appris les mœurs relatives de « sage et savant Montesquieu » et la tolérance de l’homme de génie Voltaire. Même si les romans de Sade ont une apparence des romans philosophiques, sa philosophie n’est ni une ontologie ni une éthique comme d’autres philosophes français de ce siècle, mais d’abord un instrument pour rompre les préjugés, qui ne sont pas éprouvés par la corporalité particulière. Il refuse les idées non réfléchies. Il met tout en cause avec son propre critère qu’il tient de la nature. Dans le roman épistolaire Aline et Valcour, appelé précisément « le roman philosophique », dans lequel l’auteur donne divers « systèmes » évidemment contradictoires, nous pouvons lire cet avertissement dans une note : Quelques lecteurs vont dire : « Voilà une bonne contradiction […]. » Mais ces vétilleux lecteurs veulent-ils bien nous permettre de leur faire observer que ce recueil épistolaire n’est point un traité de morale dont toutes les parties doivent se correspondre et se lier ; formé par différentes personnes, ce recueil offre, dans chaque lettre, la façon de penser de celui qui écrit, ou des personnes que voit des personnes que voit cet écrivain, et dont il rend les idées : ainsi, au lieu de s’attacher à démêler des contradictions ou des redites, choses inévitables dans une pareille collection, il faut que le lecteur, plus sage, s’amuse ou s’occupe des différents systèmes présentés pour ou contre, et qu’il adopte ceux qui favorisent le mieux, ou ses idées, ou ses penchants.13 En conséquence, un sadien scrupuleux qui souligne ce qu’on appelle l’érotisme comme le premier principe de Sade ne serait pas forcément son lecteur fidèle. Si le premier principe de Sade est l’érotisme, c’est parce que c’est la vérité du corps. L’érotisme affirme que chaque corps a sa propre pensée. En plus, ce romancier aime employer le mot « sage ». Mais comment peut-on être sage après la relativisation totale des valeurs ? Le lecteur adopte un système selon son goût et son corps, mais les deux ne sont ni uniques ni cohérents. Le corps change à chaque instant, à cause du métabolisme ou de la maladie. Il se divise en détail. Si la vérité est corporelle, elle est floue. Ce n’est pas une unicité, elle est parsemée dans les détails. En conséquence, un sage doit savoir lire les détails. 13

Aline et Valcour, p. 824.


En fait, le goût aux détails est particulier aux romanciers de ce siècle. Une héroïne de Crébillon parle d’une comédie : « L’intrigue […] ne m’en paraît pas neuve, mais j’en aime assez les détails : elle est noblement écrite, et les sentiments y sont bien développés. »14 Sade écrira à son tour dans la préface de sa dernière œuvre : « En général, peignons pour intéresser, et ne racontons pas, ou si nous somme obligés de raconter, que ce soit toujours en peignant. » Si le lecteur sadien veut être sage, il doit examiner minutieusement chaque détail, pour analyser l’art de la relativisation. Il faut surtout être attentif aux « redites » données sous différents points de vue, considérant tous les livres de Sade comme un corpus qui ne donne pas une pensée, mais les pensées présentées pour faire réfléchir le lecteur. Il faut être vétilleux pour ne pas l’être. C’est un principe paradoxal imposé au lecteur.

Expressions non gazées Mais en réalité, il est curieux que les anciens sadiens aient fait peu de cas des « détails » qui pourraient ranger le marquis de Sade comme un bon écrivain, mais nous croyons que la volonté de l’écrivain que nous allons alléguer pourrait relier tous ces détails trop disparates en apparence. Si on continuait à les négliger, il resterait un écrivain ennuyeux et peut-être dangereux. Le marquis nous présente son projet audacieux dans l’Idée sur les romans. Mes pinceaux, dit-on, sont trop forts ; je prête au vice des traits trop odieux ; en veut-on savoir la raison ? Je ne veux pas faire aimer le vice ; je n’ai pas, comme Crébillon et comme Dorat, le dangereux projet de faire adorer aux femmes les personnages qui les trompent ; je veux, au contraire, qu’elles les détestent ; c’est le seul moyen qui puisse les empêcher d’en être dupes ; et, pour y réussir, j’ai rendu ceux de mes héros qui suivent la carrière du vice, tellement effroyables, qu’ils n’inspireront bien sûrement ni pitié ni amour ; en cela, j’ose le dire, je deviens plus moral que ceux qui se croient permis de les embellir ; […] jamais, enfin, je le répète, jamais je ne peindrai le crime que sous les couleurs de l’enfer ; je veux qu’on le voie à nu, qu’on le craigne, qu’on le déteste, et je ne connais point d’autre façon pour arriver là que de le montrer avec toute l’horreur qui le caractérise.15 14

Claude-Prosper Jolyot de Crébillon, Les Égarements du cœur et de l’esprit (1736), in Romans libertins du XVIIIe siècle, p. 29. 15 Idée sur les romans, p. 51.


Un propos qui risquerait de décevoir par rapport à l’image répandue du divin marquis ? Sans doute. Mais n’oublions pas qu’il a du moins réussi à ce projet. Pourquoi un admirateur de Sade ne veut-il même pas lui permettre le droit d’être normal concertant la morale ? Un homme qui a jadis fouetté des prostituées n’aura-t-il plus jamais le droit d’avoir la morale assez saine ? Nous croyons que le fait qu’un pareil homme est banal conviendrait plutôt à la logique de la vie quotidienne, bien que la morale de Sade soit loin d’être banale. C’est un romancier très intelligent qui a structuré un univers romanesque sans exemple ; ce fait est déjà suffisant pour l’admirer. Il n’y aurait aucun inconvénient à lui supposer une mentalité assez équilibrée. Pourquoi doiton penser que la parole citée là-dessus soit nécessairement le « masque » du divin marquis ? Cette hypothèse médiocre qui veut admirer en lui un Satan ne peut être jamais convaincante. Si elle est juste, pourquoi Sade répète-t-il de pareilles paroles dans plusieurs textes d’une façon tenace ? En plus, il est évident qu’il est le plus éloquent et le plus sérieux lorsqu’il parle de ce ton. Dans l’« Avis de l’éditeur », préface du roman Aline et Valcour, rédigée par Sade lui-même — une méthode commune aux romans épistolaires qui prétendent être de vrais recueils des lettres publiées par un certain éditeur —, le romancier dit presque la même chose que le passage cité, mais montre plus clairement sa pensée : Ah ! quelque prononcé soit le vice, il n’est jamais à craindre que pour ses sectateurs, et s’il triomphe il n’en fait que plus d’horreur à la vertu : rien n’est dangereux comme d’en adoucir les teintes ; c’est le faire aimer que de le peindre à la manière de Crébillon, et manquer par conséquent le but moral que tout honnête homme doit se proposer en écrivant.16 Selon Sade, la description du vice « n’est jamais à craindre que pour ses sectateurs ». C’est d’abord probablement parce que ce n’est qu’un roman. Le romancier croyait sans doute qu’il fallait montrer le vice pour choquer les vicieux et les hypocrites. Dans Justine ou les Malheurs de la vertu (1791), la narratrice Thérèse, pseudonyme sous lequel Justine vertueuse est déguisée, hésite à donner des détails crus. Alors M. de Corville, auditeur de l’histoire de l’héroïne, les lui sollicite : Oui, Thérèse, […] oui, nous exigeons de vous ces détails, vous les gazez avec une décence qui en émousse toute l’horreur, il n’en reste que ce qui 16

Aline et Valcour, p. 824.


est utile à qui veut connaître l’homme ; on n’imagine point combien ces tableaux sont utiles au développement de son âme ; peut-être ne sommesnous encore ignorants dans cette science, que par la stupide retenue de ceux qui voulurent écrire sur ces matières. Enchaînés par d’absurdes craintes, ils ne nous parlent que de ces puérilités connues de tous les sots, et n’osent, portant une main hardie dans le cœur humain, en offrir à nos yeux les gigantesques égarements.17 Il semble que Sade décrive le mal pour le progrès humain. Et en fait, cet écrivain se fût situé en un sens au point culminant du progrès de la raison philosophique, si la philosophie avait voulu dire la lutte contre la crainte. Ainsi ce que Sade voulait écrire est-il évident. Nous allons appeler ces principes moraux l’« antidote sadien »18, qui sert à neutraliser le poison sadien dont les épines ne cessent de charmer les vicieux médiocres et d’ailleurs étranges — franchement incompréhensibles —, car il nous semble que les épines dans la carrière de la vertu (Justine) sont plus piquantes que celle du vice (Juliette) dans l’œuvre de Sade. Nous répétons que ce que nous appelons l’antidote sadien est le contrepoison, prescrit exprès par Sade lui-même, qui neutralise le mal décrit par l’auteur, mais nullement une ordonnance pour le confort des polissons. Nous ajouterons enfin que dans la préface de l’œuvre vers la fin de la vie de cet écrivain, La Marquise de Gange (1813), la volonté de tout dire recule devant celle de plaire aux gens vertueux, comme s’il regrettait d’avoir écrit quelques œuvres avec les pinceaux trop forts.

17

Sade, Justine ou les Malheurs de la vertu, in Œuvres II, Bibliothèque de la Pléiade, 1995, p. 325. Il existe trois versions de l’histoire de Justine. Pour la première version intitulée Les Infortunes de la vertu, on n’a pas besoin de craindre la confusion, mais le problème est délicat pour la deuxième et la troisième. Nous abrégeons en Justine le titre de la deuxième version Justine ou les Malheurs de la vertu, et en La Nouvelle Justine le titre de la troisième version La Nouvelle Justine ou les Malheurs de la vertu, suivie de l’Histoire de Juliette, sa sœur, lorsqu’il s’agit de la première moitié de ce roman. Quand nous citons le titre Histoire de Juliette, nous parlons de la seconde moitié. Et lorsque nous voulons traiter de ce roman comme une unité, nous abrégeons le titre en La Nouvelle Justine et Juliette. 18 Un livre anonyme du dix-neuvième siècle (vers 1875), Mémoires d’une chanteuse allemande rapporte le cas d’un homme qui a été guéri des obsessions sexuelles par la lecture de Sade. Il a conseillé de le lire à un ami, qui mourra par l’excès de débauche en revanche ! « Que voulez-vous, Madame, [il parle à la femme de l’homme décédé] moi aussi j’ai été tourmenté par le démon de la chair, mais guéri par la lecture de ce livre qui, au contraire, l’a encore entraîné plus bas, alors qu’il m’avait sauvé de tous les appétits contre-nature. Je ne dis pas que je sois devenu un “ascète”, mais je ne suis pas non plus de ces gens dont la démesure transforme en cloaque d’agréables plaisirs. Le dégoût m’a dégrisé ; il a cédé à son attrait. Qu’y puis-je ? » (Mémoires d’une chanteuse allemande, La Musardine, collection Lectures amoureuses, p. 175)


Mais il est si pénible d’offrir le crime heureux que si nous ne l’avons pas montré tel, que si nous avons, pour ainsi dire, contrarié, ou corrigé le sort, c’est dans la vue de plaire aux gens vertueux, qui nous sauront quelque gré de n’avoir pas osé tout dire, quand tout ce qui est ne sert qu’à ébranler l’espoir, si consolant pour la vertu, que ceux qui l’ont persécutée doivent infailliblement l’être à leur tour.19 Les épines Mais dans le roman scandaleux Justine, Sade décrit avec ténacité le monde où la vertu est incessamment persécutée et le vice toujours couronné. Dans la réécriture de ce roman La Nouvelle Justine ou les Malheurs de la vertu (1799 ?), dont la suite est l’Histoire de Juliette, la vertu ne sera même pas récompensée au dénouement, tandis qu’à la fin des ceux versions précédentes (la nouvelle Les Infortunes de la vertu, écrite en 1787, posthume, et le roman Justine ou les Malheurs de la vertu, publié en 1791), la vertu triomphe et le vice est vaincu. Un lecteur assez attentif pour s’apercevoir de ce changement se demandera pourquoi l’auteur l’a fait s’il voulait faire détester le vice. Sade s’explique sur ce point dans le roman Aline et Valcour. Zamé, souverain vertueux d’une île utopique dans l’océan pacifique, propose l’abolition de la loi en affirmant que la loi ajoute au goût de l’infraction et dit : La science du législateur n’est pas de mettre un frein au vice ; car il ne fait alors que donner plus d’ardeur au désir qu’on a de le rompre ; si ce législateur est sage, il ne doit s’occuper, au contraire, qu’à en aplanir la route, qu’à la dégager de ses entraves, puisqu’il n’est malheureusement que trop vrai qu’elles seules composent une grande partie des charmes que l’homme trouve dans cette carrière ; privé de cet attrait, il finit par s’en dégoûter ; qu’on sème dans le même esprit quelques épines dans les sentiers de la vertu, l’homme finira par la préférer, par s-y porter naturellement, rien qu’en raison des difficultés dont on aurait eu l’art de la couvrir.20

19

Sade, La Marquise de Gange, Autrement, 1994, collection Littérature, p. 5, souligné par l’auteur. Aline et Valcour, pp. 675-676. Cf. Sade fait dire à Noirceuil le vicieux (Histoire de Juliette, p. 309) : « Est-ce d’ailleurs la vertu que l’on attache les places, les honneurs, les richesses ; ne voyons-nous pas tous les jours le méchant comblé de prospérité, et l’homme de bien, languir dans les fers. ». 20


Une logique renversée ? Probablement. Mais par exemple, rappelons-nous un Nobel, pacifiste paradoxal qui n’a cessé d’inventer des bombes puissantes pour faire connaître l’horreur de la guerre. La logique du marquis est pareille à celle de Nobel. Sade était certainement hanté par ce qu’on appelait les perversions sexuelles, mais Nobel par le goût du sang. Toutefois, osons admettre que tous les deux avaient la mentalité assez saine. Du moins le romancier était-il beaucoup plus raisonnable que le pacifiste, car il ne croyait pas à la méchanceté naturelle de l’homme, comme nous pouvons constater dans la parole de Zamé. On peut facilement imaginer la réfutation contre le projet de l’abolition de la loi, qui signale qu’il y a des méchants nés sur terre. En effet, le narrateur de la longue lettre qui raconte cette histoire contredit Zamé de cette façon, qui lui répond simplement : « Les gens dont vous me parlez sont rares. Ils ne m’inquiètent point ; j’emploierais le sentiment, la délicatesse et l’honneur avec ces freins seraient plus sûrs que ceux de la loi. »21 Ceux qui voudraient autrefois censurer l’œuvre de Sade étaient loin de ce point de vue. Ils aimaient punir, tandis que Sade préférait faire comprendre la faute. Dans ce roman, Mme de Blamont, mère de l’héroïne Aline dit : Il n’y aurait pas par siècle dix condamnations à mort, si la collection des juges était pendant ce siècle entièrement composée d’honnêtes gens ; au lieu de soutenir, comme ces faquins-là font, qu’il faut toujours supposer qu’un individu coupable une fois d’une sorte de délit, le sera toute sa vie du même genre, ce qui est un paradoxe abominable, j’oserais affirmer qu’un homme, au contraire, réprimandé ou puni pour une sorte de crime quelconque, ne le commettra sûrement de sa vie… Voilà l’opinion des bonnes gens, l’autre est celle de ceux qui, se connaissant méchants, et capables par conséquent de récidive, imaginent que les autres doivent leur ressembler ; et de tels êtres ne doivent pas juger les hommes ; ils jugeront toujours sévèrement… Or, la sévérité est dangereuse ; il vaut infiniment mieux, sans doute, sauver un coupable par trop d’indulgence, que de condamner un innocent par trop de sévérité, le plus grand danger de l’indulgence est de sauver le coupable, il est léger ; l’inconvénient de la sévérité est de faire périr l’innocent, il est affreux.22

21 22

Ibid., p. 671. Ibid., p. 1029.


C’est un passage qui montre clairement la tolérance de Sade, qui ne tardera pas à être victime de la sévérité du jugement public qui le condamnera sans le lire. Il n’y a guère d’écrivains qui peuvent affirmer que le danger de sauver le coupable est léger. Et ce qu’il dit est juste.

L’imagination impunie Sade savait peut-être physiquement qu’on ne devait punir personne en aucune façon. Il ne pouvait surtout jamais supporter l’existence de la peine de mort. Sa fureur contre la peine capitale est sans exemple. L’Histoire de Juliette était le produit de cette colère et une contre-attaque scandaleuse qui osait prouver l’impunité du crime. Mais au fait, si Sade ne croyait pas à la méchanceté humaine, comment le crime absolument impardonnable pourrait-il exister pour lui, sauf les crimes toujours légitimement impunis des autorités ? Nous mettons de côté cette aporie pour le moment. Nous nous bornons maintenant à affirmer avec prudence que le roman n’est qu’un produit de l’imagination. Le premier principe de Sade, c’est qu’on ne peut surtout jamais punir l’imagination. Cet écrivain est un athée à la lettre, parce qu’il ne peut admettre avant tout les mœurs chrétiennes qui lui semblent injustement sévères. Il les trouve trop rigoureuses d’abord sans doute parce qu’elles punissent l’imagination qui n’aura aucune suite si on est sage. « Quiconque aura regardé une femme avec un mauvais désir pour elle a déjà commis l’adultère dans son cœur. » (Mt. 5.28). C’est la logique de Jésus que Sade onaniste ne peut adopter. Au commencement de l’Histoire de Juliette, l’abbesse Delbène dit à la jeune héroïne pour nier l’existence de Dieu, qui n’est qu’un pur produit de l’imagination de l’être humain : Cette imagination est la vraie cause de toutes nos erreurs. Or la source la plus abondante de ces erreurs vient de ce que nous supposons une existence propre aux objets de ces perceptions intérieures, et qu’ils existent séparément de nous, de même que nous les concevons séparément.23 C’est la logique qui supporte et innocente le monde romanesque de Sade. Il ne faut pas confondre l’imagination avec la réalité extérieure. L’imagination est certainement coupable de causer l’erreur de jugement, mais c’est celle-ci qui engendre 23

Histoire de Juliette, p. 209.


des conséquences réelles, mais non pas celle-là. Même si le roman de Juliette est immonde, ce n’est qu’un simple ouvrage de l’imagination, et tout est permis dans le monde imaginaire. Le marquis tolère inconditionnellement n’importe quelle imagination tant qu’elle reste dans sa sphère. Dieu qui est un produit de l’imagination pour les athées est impardonnable parce qu’on le suppose réel. Mais on a toujours tendance à chercher quelque chose qui correspond au réel dans le monde imaginaire, ce qui est fâcheux pour un romancier comme Crébillon qui veut décrire sans moralité « le vrai » qui n’est naturellement pas réel. Il dit dans la préface des Égarements du cœur et de l’esprit : Il est vrai que ces romans, qui ont pour but de peindre les hommes tels qu’ils sont, sont sujets, outre leur trop grande simplicité, à des inconvénients. Il est des lecteurs fins qui ne lisent jamais que pour faire des applications, n’estiment un livre qu’autant qu’ils croient y trouver de quoi déshonorer quelqu’un, et y mettent partout leur malignité et leur fiel.24 Même si Sade reproche souvent Crébillon ; leurs pensées ne sont pas si loin l’une de l’autre. On suppose le danger des « applications » (dans un sens légèrement différent de ce que Crébillon veut dire dans ce contexte) quand il s’agit de la littérature libertine. On a peur que l’imagination libertine ne puisse pas toujours rester dans le territoire de la littérature. C’est bien Mme de Sade qui montre la crainte à Donatien à propos du roman Aline et Valcour : Il est fâcheux pour l’humanité qu’il y ait d’un certain genre. Il faut, me direz-vous, les faire connaître pour s’en préserver et le détester. Cela est vrai, mais quand ce n’est que pour cela uniquement que l’on travaille, il y a une certaine touche où il faut s’arrêter, afin d’ôter à un esprit dépravé les moyens de se corrompre encore davantage. Ces détails le rendent inlisible (sic) pour des gens honnêtes, et cela est dommage. Il me paraît qu’il y a des caractères charmants et vertueux, des réflexions et des maximes superbes, justes, vraies. Il est dommage de ne pouvoir les faire connaître et briller que par des choses trop fortes qui navrent, révoltent et ôtent toute faculté pour sentir la vertu avec cette douce satisfaction que l’on se peut lui refuser [puisqu’elle excite les monstres au crime (rayé)].25 24

Les Égarements du cœur et de l’esprit, p. 20. Mme de Sade, « Suite de réflexions sur le roman d’Aline et de Valcour », in Sade, Œuvres I, Bibliothèque de la Pléiade, p. 1216. 25


Critères du crime Mais Sade ne s’est pas arrêté à « une certaine touche », ce qui a fait de lui l’écrivain le plus mal compris de la littérature française. Les mots de sa femme nous apprennent bien la volonté en un sens édifiante de Sade malgré les avis de certains sadiens qui veulent penser qu’un écrivain non moins vicieux qu’eux a écrit des romans qui auraient pu être excellents pour le grand public dans un certain monde d’avenir. Mais en effet, ils sont assez bizarres pour imaginer que Mme de Sade était trop stupide pour cerner le vrai caractère noir de son mari, ou bien qu’elle était sa complice. Si jamais elle l’était, ce couple qu’on supposerait méchant correspondait-il avec un code secret dans la lettre citée ? Ce n’est pas possible à notre avis. Il faut dessiller les yeux. Les deux sont tout à fait sincères. Le marquis est assez honnête pour se compromettre pour la cause de la volonté de tout dire. Du moins faut-il tout de même admettre que l’œuvre de Sade est illisible pour les gens honnêtes proprement dits. Pour le marquis, les articles du libertinage comme la sodomie, l’homosexualité, la masturbation, qui ne nuisent à personne, ne peuvent être des crimes. Le jugement doit dépendre du critère personnel, mais non pas des conventions sociales. L’écrivain souhaite l’abolition de la loi qui ne peut jamais être universelle. Il faut une gradation pour le jugement moral, mais il n’est pas convenable d’interdire catégoriquement tous les prétendus crimes à la fois. On doit toujours juger selon son propre corps. Zamé parle de sentiment, délicatesse et honneur, parce que le jugement doit d’abord dépendre de la conscience de celui qui a commis le soi-disant délit. Pour réaliser son projet utopique, il faut avant tout détruire les préjugés qui nuisent au jugement rationnel. Et cet écrivain prisonnier qui s’estimait plus ou moins libre des préjugés ne se croyait pas criminel. Voilà un passage très connu de la lettre signée avec le sang, à laquelle il a donné le titre « Ma grande lettre », envoyée du donjon de Vincennes à sa femme le 20 février 1781, avant la rédaction de ses grands romans. Oui, je suis libertin, je l’avoue ; j’ai conçu tout ce qu’on peut concevoir dans ce genre-là, mais je n’ai sûrement pas fait tout ce que j’ai conçu et ne le ferai sûrement jamais. Je suis un libertin, mais je ne suis pas un criminel ni un meurtrier, et puisqu’on me force à placer mon apologie à côté de ma justification, je dirai donc qu’il serait possible que ceux qui me condamnent aussi injustement que je le suis ne fussent pas à même de contrebalancer


leurs infamies par de bonnes actions aussi avérées que celles que je peux opposer à mes erreurs. Je suis un libertin, mais trois familles domiciliées dans votre quartier ont vécu cinq ans de mes aumônes, et je les ai sauvées des derniers excès de l’indigence. Je suis un libertin, mais j’ai sauvé un déserteur de la mort, abandonné par tout son régiment et par son colonel. Je suis un libertin, mais aux yeux de toute votre famille, à Évry, j’ai, au péril de ma vie, sauvé un enfant qui allait être écrasé sous les roues d’une charrette emportée par des chevaux, et cela en m’y précipitant moi-même. Je suis un libertin, mais je n’ai jamais compromis la santé de ma femme. Je n’ai point eu toutes les autres branches du libertinage souvent si fatales à la fortune des enfants.26 Ce n’est peut-être pas forcément une lettre émouvante, parce que l’ironie du ton est évidente, et que le style manque de franchise par comparaison avec celui de ses grands romans à venir. Celui-là est plus ou moins maniéré. Sade savait bien que cette apologie ne changerait rien au jugement de la société. Noirceuil, personnage très important du roman Histoire de Juliette, explique à l’héroïne qui lui demande ce que c’est que le crime : « On appelle crime, toute contravention formelle, soit fortuite, soit préméditée, à ce que les hommes appellent les lois »27. Pour juger un crime formel, seule la justification doit être nécessaire, mais nullement une apologie pareille. Si Sade critique souvent le remords, c’est pour une part parce qu’il n’a rien à voir avec le délit commis, et qu’on peut facilement feindre de se regretter devant la loi. Ce serait par hasard plus courageux de ne pas montrer le remords. Toutefois, Meursault devra être jugé de l’indifférence pour la mort de sa mère. Sade était fâché contre la vertu humaine qui voulait juger autrui par rapport à sa vraie nature dont on ne savait pratiquement pas comment connaître l’essence. On pourrait facilement reprocher l’argument du marquis en disant que sa pensée est égocentrique, puisque son critère est absolument personnel. Alors que les filles qu’il a maltraitées ont porté plainte en public, comment ose-t-il prétendre qu’il ne peut pas être criminel ? Cette accusation a raison. Mais ce raisonnement n’a aucune force contre la certitude de Sade qu’il n’est pas criminel. Le critère de l’écrivain prisonnier est physique, mais non pas moral. Il sait physiquement qu’il n’est pas criminel. Et il va développer l’apologie des crimes dans l’Histoire de Juliette en affirmant que toutes les lois dépendent des pays et des climats, pour justifier cette 26 27

Sade, Lettres à sa femme, Acte Sud, collection Babel, 1997, pp. 229-230, souligné par Sade. Histoire de Juliette, p. 330.


certitude physique : il est criminel en France, mais peut-être innocent en Chine. Le jugement ne doit dépendre que de la conscience sans préjugés. Delbène dit à Juliette : « De là, naît cette autre sorte de conscience qui, dans un homme au-dessus de tous les préjugés, s’élève contre lui, quand par des démarches fausses, il a pris pour arriver au bonheur, une route contraire à celle qui devait naturellement y conduire »28. Il joue sur le double sens du mot « conscience » : connaissance partagée (morale) et connaissance de soi (psychologique). Il soutient que celle-ci doit dominer celle-là. Pour avoir la véritable conscience, il faut d’abord se connaître soi-même avant d’adopter une quelconque morale admise dans la société. Cette logique ne semble pas être généralement convaincante, et ce n’est que naturel, car elle n’est pas générale, mais littéralement particulière. Cependant, il ne s’agit pas encore ici de mettre la pensée de Sade en cause, mais d’abord de la montrer. Il n’est pas essentiel non plus de juger s’il était criminel ou non. Cette discussion n’apportera aucun fruit. Selon la loi, ce sodomite était criminel. Selon sa conscience intime, il n’était pas criminel. C’est tout ce que nous pouvons dire sur ce problème, car nous ne sommes pas juriste. En revanche, il est important de savoir ce qui était pardonnable pour lui dans ce qui était répréhensible pour les conventions sociales et ce qui le révoltait parmi elles. Il n’a par exemple jamais toléré la peine capitale qui punit un criminel par un autre crime impardonnable, mais paisiblement impuni. Comme nous avons vu dans la parole de la présidente de Blamont, la punition semblait à l’écrivain une action très basse de toute façon. Un homme d’esprit ne punirait jamais personne. Après avoir rapidement parcouru les principes fondamentaux du roman de Sade, nous allons maintenant examiner un exemple des « crimes » mis en question au dénouement du roman Aline et Valcour. C’est un crime de l’homme envers lui-même : le suicide. Si le suicide était un crime, on ne pourrait jamais punir le criminel en cause. Dieu seul pourrait se venger de ce soi-disant crime. Mais Dieu n’existe pas pour Sade. Si le marquis tolère le suicide, se permet-il en plus de conseiller de se suicider ? Quant au suicide, on se demande souvent si c’est vraiment un crime ou un vice. Si c’est un vice, comment doit-on aplanir la route du suicide pour l’empêcher ? Nous choisissons comme notre sujet d’étude ce thème fréquent dans le genre romanesque pour nous approcher de l’univers du marquis de Sade. Primo, nous allons traiter dans notre écrit de la vie intenable dans le monde imaginaire qui amène les personnages à la mort. Secundo, on va parler de la signification du suicide littéraire et du problème du libre arbitre pour Sade. Tertio, nous examinerons la distance entre le réel et l’imaginaire, c’est-à-dire la théâtralité de 28

Ibid., p. 189.


l’œuvre sadienne, pour mieux comprendre le sens de la mort et de la survivance dans l’espace littéraire.


I La vie honteuse — Conseil de Déterville —

Intrigue du roman Revenons au point de départ : l’œuvre de Sade est inquiétante et décourageante. Même si nous voulons la normaliser, nous devons admettre que cette impression de l’inquiétude et du découragement restera certainement hors du régime de la littérature. Même si nous reconnaissons que le roman Aline et Valcour est une œuvre excellente, comparable à d’autres grands romans de ce siècle comme Manon Lescaut (1731), La Nouvelle Héloïse (1761) et Les Liaisons dangereuses (1782), l’impression principale de ce roman ni triste ni amère, mais bouleversante le met hors rang. Il n’y aurait pas de sens si on l’appelait tout bonnement une œuvre exceptionnelle, car tous les titres cités sont assurément exceptionnels. Il nous semble que tous ces romans nous donnent des impressions plus ou moins inquiétantes qui sont causées par une certaine ambiguïté. Tout de même, le trouble physique que nous éprouvons en lisant le roman de Sade est unique. Ce choc est provoqué par l’incitation au suicide donnée au héros Valcour par son meilleur ami Déterville à la fin du roman. Ce roman épistolaire commence par une lettre de Déterville à Valcour où dans laquelle il lui fait connaître le projet de mariage d’Aline avec Dolbourg, conçu par le président de Blamont, père d’Aline. Aline et Valcour s’aiment, mais le père insolent de l’héroïne veut marier sa fille à son ami libertin plus riche que Valcour avec l’idée de l’inceste. La présidente vertueuse respecte la volonté d’Aline et Valcour. Le roman se développe autour de cette intrigue. Les vertueux veulent empêcher ce mariage en dévoilant le libertinage ignoble du président et de Dolbourg, concernant une jeune fille qui s’appelle Sophie, et les vicieux achever leur projet coûte que coûte. À cause de cette situation où on doit être soumis à la volonté du père, les deux amants ne peuvent se voir que rarement, et Déterville qui reste près de la mère et la fille sert du correspondant à son ami Valcour. Finalement, le président réussit à séduire Augustine, femme de chambre de sa femme, qui finit par empoisonner celle-ci. Les libertins enlèvent Aline pour le mariage après la mort de sa mère, mais ils la violent avant la cérémonie, et elle se suicide dans le désespoir comme une Lucrèce de Rome : L’arme qu’elle avait employée était une branche de longs ciseaux, dont elle se servait à sa toilette ; elle avait séparé cette branche de l’autre, et se l’était


enfoncée à trois reprises au-dessous du sein gauche ; le sang avait abondamment coulé des trois blessures, et il ruisselait à grands flots dans la chambre.29

À la vue de cette tragédie, Dolbourg renonce au libertinage et quitte son complice. M. de Blamont dénoncé s’enfuit à Stockholm, pour être assassiné par des voleurs. La particularité de ce roman consiste en l’insertion des histoires de Sainville et de sa compagne Léonore, sœur d’Aline. Ces deux histoires indépendantes de l’intrigue principale constituent la moitié de ce roman. Chaque histoire est racontée dans une lettre de deux cents pages destinée à Valcour, dans laquelle Déterville transcrit tous les mots prononcés par les deux narrateurs, ce qui est d’autant invraisemblable pour le lecteur moderne que ces lettres sont respectivement écrites en un jour. La composition du roman se trouve ci-dessous. La graphie de chiffres pour la numérotation des lettres varie selon les parties. (La pagination est celle des Œuvres I de la Bibliothèque de la Pléiade.) Avis de l’éditeur (pp. 387-388) Essentiel à lire (pp. 389) Lettres première à dix-huitième (pp. 391-456) Histoire d’Aline et Valcour (Le projet du mariage et la rencontre avec Sophie.) Lettres XIX à XXXIV (pp. 457-524) Histoire d’Aline et Valcour (Autour de Sophie.) Lettres trente-cinquième (pp. 525-723) Histoire de Sainville Lettres trente-sixième et trente-septième (pp. 724-736) Intermède Lettre trente-huitième (pp. 737-953) Histoire de Léonore Lettre trente-neuvième (pp. 954-964) Avis de Déterville sur Sainville et Léonore Lettres XL à LXXII et dernière (pp. 967-1106) 29

Aline et Valcour, pp. 1092-1094.


Histoire d’Aline et Valcour Note de l’éditeur Épilogue

(pp. 1107-1109)

Si ce roman est philosophique comme Sade prétend, sa philosophie est développée dans les histoires de Sainville et de Léonore. Pour cet ouvrage injustement et curieusement méconnu de Sade, les sadiens font généralement moins de cas de l’histoire principale que celle de Léonore et de Sainville, mais l’histoire du couple Aline et Valcour et de leur ami Déterville n’est pas moins intéressante d’un certain point de vue. Ainsi traiterons-nous de ces personnages oubliés. Il y a une raison évidente pour cet oubli : ces personnages principaux ne font rien. Contrairement au couple énergique de Sainville et Léonore qui voyagent en Italie, Afrique, océan pacifique et Espagne, à la recherche de l’un de l’autre, les amants tragiques et leur ami sont dans l’immobilité et l’inertie. Qu’est-ce qu’ils ont fait pour lutter contre le président vicieux ? Rien. Qu’estce qu’ils ont fait pour éviter la tragédie ? Rien. Pourquoi est-ce le président qui enlève Aline et non pas Valcour ? Nous ne le savons pas. Cet amant passionné n’en avait-il pas le temps ? Si. Mais il ne l’a pas fait. À cause des conventions sociales. Mais il ne faut pas trop souligner seulement la critique de Sade contre les préjugés. Nous devons comprendre le regard certainement ironique mais sympathisant à la fois du romancier pour ce couple faible. On n’avait vu que l’ironie et la critique contre la vertu dans l’œuvre de Sade — peut-être avec raison à certaines époques —, mais cette attitude n’est pas justifiée. Ce roman ne s’appelle pas Léonore et Sainville, mais Aline et Valcour. Nous ne traiterons pas de l’histoire entière. Nous allons examiner seulement le dénouement de la tragédie de l’inertie.


Déterville est-il choquant ? On peut répartir les personnages des romans de Sade en deux catégories : vertueux et vicieux. Nous adoptons cette classification dualiste, bien qu’elle ne soit pas notre critère, et qu’elle semble purement formelle dans les romans de Sade. Seul le président de Blamont, le père de l’héroïne Aline, personnifie le vice dans ce roman. Même s’il reste une certaine équivoque dans son attitude à la fin de l’histoire, il ne montre pas la conversion perceptible vers la vertu. Parmi ses complices, Dolbourg, destiné à se marier avec Aline, se convertit au dénouement, mais le lecteur ne peut guère avoir d’image d’Augustine qui empoisonne la mère de l’héroïne, car elle n’est pas bien décrite dans le roman. L’opposition des deux sœurs Aline tragique et Léonore énergique est évidemment comparable à celle de Justine vertueuse et de Juliette vicieuse, mais si Léonore représente l’énergie et sa sœur la faiblesse, on ne peut dire que Léonore est vicieuse, tandis que sa sœur est vertueuse sans aucun doute. Léonore reste un personnage ambigu à cause de la narration complexe du roman épistolaire, qui est exceptionnel dans les œuvres de Sade. On pourrait dire que la sœur de l’héroïne est véritablement vertueuse, parce qu’elle est courageuse, car la vertu veut dire la force à l’origine. Elle est certainement maligne et ne respecte pas certains devoirs chrétiens, mais c’est tout ce qui est considéré comme des défauts en elle. Du moins reste-t-il chaste même aux yeux des conventions sociales. Quant à Déterville, le président le qualifie de vertueux 30. Nous ne doutons pas de cette qualification, mais il reste une petite ambiguïté. Peut-être n’est-il pas parfaitement vertueux dans le contexte des mœurs chrétiennes, même s’il paraît vertueux aux yeux du libertin. Dans la lettre dix-septième destinée à Valcour, Déterville parle de sa rencontre avec un curé : Je dînai chez le curé que je trouvai là, comme dans nos opérations, un homme de très grand sens ; l’événement qui m’attirait chez lui fit tomber le discours sur la dépravation des mœurs, cause unique, prétendait-il, de toutes les atrocités qui se commettent journellement.31 Cet « honnête ecclésiastique » parle avec l’« enthousiasme chaleureux de la vertu » . Le curé prononce le discours sur la mendicité, et reproche le luxe mondain. 32

30

Ibid., p.735. Ibid., p. 445. 32 Ibid. 31


Après avoir transcrit les paroles du prêtre, Déterville écrit : « J’aurai pu répondre au curé, car tu sais que je ne pense pas comme lui, sur ce luxe que tu blâmes aussi quelquefois avec tant de force ; mais l’heure me pressait, […] je me séparai donc promptement de ce bon prêtre »33. Le lecteur ne sera jamais informé de la pensée de ce personnage sur le luxe tout au long du roman. Le ton ironique de Déterville suggère qu’il n’est pas du côté du couple scrupuleusement vertueux et malheureux d’Aline et Valcour, entravé sous le joug des conventions sociales, mais qu’il ressemble plutôt au couple de Sainville et Léonore — elle déteste l’aumône — qui fraye le chemin de vie avec énergie. Si l’ami de Valcour ne fait rien pour aider le couple malheureux, c’est par hasard parce que leur affaire ne le concerne pas au fond, dans la mesure où les affaires des autres ne peuvent être jamais importantes. Déterville est le plus énigmatique parmi les personnages de ce roman. Il n’y a en effet aucun autre personnage sadien qui lui soit comparé. L’ami du héros écrit deux tiers des lettres du roman comme quantité, mais le lecteur n’arrive à saisir ni sa pensée ni ses sentiments. Le passage cité qui rapporte le dialogue avec le curé est purement exceptionnel. Et il ne révèle pas sa pensée même là. S’il analyse le caractère de Léonore, sa parole est toujours objective et sèche, et ne laisse pas voir au lecteur sa propre façon de penser, et sa figure est très floue même dans les lettres écrites par d’autres personnages. On sent parfois en lui même l’indifférence pour l’intrigue. Il raconte l’histoire comme le narrateur principal du roman, mais il ne s’y compromet jamais. Il est toujours objectif et très loin du ton pathétique que prennent Aline, Valcour et la présidente. On peut dire que le style de l’ami du héros est subrepticement joyeux. Nous pouvons supposer avec justice qu’il est le double de Valcour, dans l’univers sadien qui met toujours en scène l’opposition de deux personnages comme jumeaux. Si le héros reflète l’aspect biographique de Sade comme des sadiens affirment, Déterville est probablement le personnage qui représente l’attitude du romancier philosophique. S’il représentait l’écrivain Sade, il ne serait pas étonnant qu’il n’expose jamais de moralité dans « ce recueil épistolaire [qui] n’est point un traité de morale ». Mais après le meurtre de la présidente suivi du suicide d’Aline, Déterville change de ton d’une façon inattendue. Il choque et ébranle profondément la sensibilité du lecteur. Jusqu’ici, les « gens honnêtes » auraient pu lire ce roman relativement modéré de Sade avec plaisir, malgré l’ironie évidente contre les bonnes œuvres de la présidente, mais ils sont précipités tout d’un coup dans un monde typiquement sadien avec la lettre LXVII « Déterville à Valcour » ; un véritable « bloc d’abîme » abat le lecteur. Déterville commence la lettre par les mots suivants : 33

Ibid., p. 447


Ils ne sont plus, ces jours heureux où ma main, occupée à te transmettre des faits intéressants, passait les jours entiers à dissiper tes peines, en t’amusant des mêmes récits qui charmaient les objets de la tendresse ; vois maintenant les traits de cette plume funèbre comme autant de serpents cruels qui vont déchirer ton cœur ; frémis en ouvrant ce paquet, je ne te dirai point ; ranime ton courage… je ne t’engagerai point à te consoler. Je te connaîtrais mal ou t’estimerais peu, si tels étaient les accents de la voix qui te parle… non… lis, et meurs… Je ne te retiens plus à une existence trop cruelle pour toi, après les pertes que tu viens de faire… Renonce à la vie, Valcour, elle ne peut plus t’offrir que des épines ; unis ton âme à celle de tes amies… encore une fois, lis, te dis-je, et descends au tombeau.34 Ce style avec beaucoup de points de suspension n’était pas celui de Déterville. C’était le style des amants passionnés. Cette lettre où il raconte la mort de la présidente est suivie par la lettre LXVIII de Julie, femme de chambre d’Aline, qui rapporte à Déterville le suicide cruel sa maîtresse, et ensuite par trois lettres testamentaires de l’héroïne tragique dont les destinataires sont Déterville, les mânes de sa mère et Valcour (LXIX-LXXI). Ces cinq lettres étaient dans le paquet remis à Valcour par Déterville. L’effet de la surprise par la parole de Déterville est d’autant plus fort que le lecteur ne connaît pas vraiment le caractère de ce personnage. L’amitié de Déterville pour Valcour nous était simplement montrée par l’assiduité du correspondant. Les lettres trente-cinquième et trente-huitième destinées à Valcour étaient respectivement de deux cents pages, où l’ami du héros reproduisait tous les propos de Sainville et de Léonore. Si on pouvait y voir une vraisemblance, l’attachement de Déterville serait excessif. Il avait prouvé au lecteur la fidélité extraordinaire sans lui laisser entrevoir sa façon de penser. Maintenant il conseille à Valcour de se suicider. Comment le lecteur doit-il comprendre ce conseil imprévu ? De quel droit Déterville demande-t-il à son meilleur ami de mourir ? Valcour doit-il périr pour la fidélité et l’amitié de Déterville ? Mais Déterville ne peut être ni cruel ni insolent. Sa parole est sincère. Nous comprenons ce fait par l’objectivité équilibrée que ce personnage n’abandonne jamais. Aussi ce conseil doit-il être sage. Objectivement, Valcour doit se suicider. Ce n’est pas un avis personnel de Déterville. Il ne peut jamais écrire avec un ton personnel. Sa voix est celle de la raison. Même si la volonté d’écrire de Déterville nous semble exagérée, il est extrêmement rationnel. C’est un homme qui réussit à transcrire tous les mots de 34

Ibid., p. 1052, souligné par l’auteur.


Sainville et de Léonore sans insérer sa propre pensée. Il pourrait être étrange aux yeux du lecteur, mais jamais insensé. Ce personnage extrêmement logique sait avec raison que le héros doit disparaître.

Le droit à la mort Avant d’examiner la signification des mots de Déterville, nous allons réfléchir sur la possibilité du suicide dans l’univers de Sade. Beaucoup de personnages tels qu’Aline préfèrent la mort à la vie honteuse — du moins le prétendent-ils — dans les romans de cet écrivain, mais il y en a très peu qui arrivent à se donner la mort. Par exemple, la première victime de la main de Juliette monstrueuse — qui est à la fois un des personnages les plus charmants de la littérature —, Mme de Noirceuil demande la mort au milieu de la scène honteuse préparée par son mari lui-même, mais elle avait déjà été empoisonnée par Juliette. Par conséquent, elle n’a pas le droit à sa propre mort. « Vous allez mourir, [Noirceuil dit à sa femme], y êtes-vous bien déterminée. — Madame est trop raisonnable, poursuit d’Albert, pour ne pas sentir que quand une femme a perdu l’estime et la tendresse de son époux, qu’il est dégoûté d’elle et qu’il en est las, le plus simple est de disparaître. — Oh oui ! la mort… la mort, s’écria cette infortunée, c’est la dernière grâce je demande… Au nom du ciel ne me la faites point attendre… — La mort que tu désires, infâme bougresse, est dans tes entrailles », lui dit Noirceuil, en se faisant branler le vit sous les yeux de sa triste épouse, par l’un de ses gitons ; « tu l’as reçue des mains de Juliette ; son attachement était tel pour toi, qu’elle nous a disputé le bonheur de t’empoisonner »35 Oui, le plus simple est de disparaître, et la mort se germe toujours dans les entrailles d’une façon métaphorique. Mme de Noirceuil aurait dû toujours continuer à vivre dans la honte, si elle n’avait pas été empoisonnée. Alors pourquoi ne s’est-elle pas suicidée avant d’être tuée ? Il n’y aurait eu aucun inconvénient. Ce qui est étonnant dans l’œuvre de Sade est le fait qu’une personne qui réussit à se suicider est favorisée par le sort dans le monde maudit. La logique y est toujours systématiquement renversée. 35

Histoire de Juliette, p. 378. En réalité, ce n’est pas Juliette qui l’a voulu, mais elle a reçu l’ordre du ministre Saint-Fond, ami de Noirceuil. Mme de Noirceuil va mourir en se croyant que Juliette était son bourreau. Ainsi est-ce Juliette qui sera maudite.


L’attachement de Juliette pour Mme de Noirceuil n’est pas une simple ironie. Il est bien l’image renversée dans ce monde à l’envers. D’autre part, Justine vertueuse qui a presque la même sensibilité qu’Aline survit à tous les revers, pour être foudroyée à la fin de toutes les trois versions de son histoire, comme si le Ciel la jugeait de sa faiblesse. On pourrait dire qu’elle ne trouve jamais le « courage » pour se suicider. Surtout dans la troisième version de son histoire La Nouvelle Justine, ou les Malheurs de la vertu, suivie de l’Histoire de Juliette, sa sœur, dont le dénouement est à l’opposé de celui des deux premières versions, l’héroïne perd tous les aspects d’une vierge sainte qui aurait pu prendre place dans une Légende dorée si elle avait vécu dans une autre époque, et elle semble plus faible que l’autre jeune fille Aline. Même si Justine ne pensait jamais au suicide, cela ne prouverait pas sa force, c’est-à-dire la vertu (virtù) dans le sens étymologique du terme : la virilité. La vertu suprême des mœurs chrétiennes est de « savoir rendre grâces dans la fustigation ». Cette vertu manquait même à Job selon saint Grégoire. Mais Justine, la Vertu persécutée et affaiblie, qui n’est pas une virago (l’étymon est pareil au mot vertu), ne cesse jamais de remercier Dieu, sans doute un peu comme une femme sotte. À la fin de l’Histoire de Juliette, Noirceuil, l’amant de Juliette, veut « tenter le sort » de Justine. Il dit : « Un orage se forme, livrons cette créature à la foudre ; je me convertis, si elle la respecte. »36 Mais par un curieux hasard, il n’aura pas besoin de se convertir. La malheureuse, confuse, humiliée de tant d’ingratitude et tant d’horreurs, trop contente d’échapper peut-être de plus grandes infamies, gagne en remerciant Dieu, le grand chemin qui borde l’avenue du château ; elle y est à peine arrivée qu’un éclat de foudre la renverse, en la traversant de part en part : « Elle est morte ! » s’écrient, au comble de joie, les scélérats qui la suivaient : « accourez ! accourez ! madame, venez contempler l’ouvrage du Ciel ? venez voir comme il récompense la vertu : est-ce donc la peine de la chérir, quand ceux qui la servent le mieux deviennent aussi cruellement les victimes du sort. »37 Ainsi Justine devient-elle victime du « sort », qui ne signifie rien de bon. Elle meurt par un hasard pur et simple.

36 37

Ibid., p. 1258. Ibid., p. 1259.


La foudre est « entrée par la bouche » et « sortie par le vagin ». Curieusement, Dieu « a respecté le cul ». Les scélérats se mettent à la sodomie nécrophile, et « l’exécrable Juliette » se masturbe en les regardant la faire. Ils se retirent, la laissent, et lui refusent jusqu’aux derniers devoirs. Triste et malheureuse créature ; il était écrit dans le Ciel, que le repos même de la mort ne te garantit pas des atrocités du crime, et de la perversité des hommes.38 Le dessein de cette description est ambigu. Si l’auteur voulait faire l’éloge du triomphe du vice, pourquoi appelle-t-il Juliette « exécrable » ? En outre, l’humour dérangeant est toujours manifeste. Il est évident que ces roués ne penseront jamais aux « derniers devoirs ». Ce ricanement contre la religion ou bien plutôt les conventions que les gens respectent est bouleversant. Peut-être ce qu’on appelle la perversion sexuelle est-il moins choquant ici que l’expression « au comble de la joie » ou le fait que Dieu n’a respecté que le « cul », ce qui dispense Noirceuil de se convertir, alors que l’éprouve consistait à vérifier si la foudre respectait la personne de Justine. Mais nous devons admettre que Justine elle-même a vécu jusqu’à sa mort avec piété, tandis que l’auteur garde une certaine rationalité qui qualifie Juliette d’exécrable comme il faut. Le lecteur ne doit pas perdre de vue de ce que Sade emploie systématiquement les mots injurieux pour appeler les libertins dans ce roman. De plus, cette scène de la mort de Justine est écrite par la troisième personne, alors que toute l’histoire de Juliette était racontée à la première personne par l’héroïne elle-même. Aussi Juliette est-elle objectivement « exécrable » (cela va de soi). Justine aurait par hasard dû se suicider avant d’être victime de cette ignominie provoquée par sa sœur lubrique. Seul le lecteur qui ne s’est pas métaphoriquement suicidé dans ce roman, en s’interdisant l’interruption de la lecture de cet ouvrage toujours désespérant pendant deux mille pages, comprend qu’il n’est pas toujours juste de proscrire le droit de se donner la mort. Ce roman démoralisant est au moins convaincant sur ce point : Il y a une sorte de vie honteuse qui n’est pas digne de vivre jusqu’à la fin. C’est peut-être une pensée d’athée.

38

Ibid.


Martyr sadien On ne peut cependant pas nier que ce roman de la vertu persécutée a comme modèle l’hagiographie populaire comme La Légende dorée à laquelle le marquis emprunte des exemples de supplices. Dans l’histoire des vierges saintes, elles sont souvent amenées au lupanar par les impies qui veulent les prostituer. Dieu fait en ce moment-là un miracle pour les sauver, mais ensuite elles meurent parfois au bout d’un autre supplice pour garder sa virginité. Peut-être suffit-il à Dieu de faire un seul miracle à chaque vierge pour montrer sa puissance. Mais pourquoi la laisse-t-il mourir par la suite ? C’est une question juste pour les athées, qui provoque probablement le reproche de la part des bigots. On dirait d’un Dieu capricieux. Sade était vraiment fâché contre ce Dieu fabriqué par les chrétiens qui lui paraissait injuste. Si cet écrivain était athée, ce n’était pas un athée qui était indifférent à Dieu. C’était plutôt un a-théologien. Il haïssait primordialement les médiateurs, soi-disant porte-parole de Dieu. Sade était certes un athée qui avait des principes philosophiques, mais avant tout anticlérical comme sensibilité. C’est cette sensibilité innée qui lui fait en appeler aux livres philosophiques, auxquels il emprunte souvent les discussions dans ses romans, qui risqueraient d’être qualifiées de plagiats à notre époque. La pensée philosophique de Sade n’est pas très originale, mais c’est la haine profonde contre le logos de Dieu qui lui est propre. Dans la série de Justine, le miracle n’est jamais possible, mais l’héroïne reste toujours pieuse jusqu’à la fin. Les gens honnêtes pourraient reprocher à l’auteur la violence des descriptions. Mais comment doit-on penser de Justine elle-même ? Elle a gardé sa foi malgré tous les revers. Pour la morale chrétienne, est-il plus important de faire une fable moralisante qui finit par une merveille que de créer un personnage qui ne perd jamais sa foi, même si un seul miracle ne lui arrive pas ? C’est une question dont la portée est très longue. Pourquoi le prosélytisme devrait-il croire qu’il faut convertir les gens par l’histoire improbable ? Huysmans qui a appelé Sade un « bâtard du catholicisme » écrira des romans catholiques sans la possibilité de miracle cent ans plus tard. Mais les sadiens qui imaginent que ce romancier doit toujours être sadique contre l’héroïne vertueuse et malheureuse diraient que Justine est un personnage débile et qu’elle est presque risible dans la troisième version, contrairement à l’héroïne de Huysmans. Mais devons-nous toujours penser que seule l’énergie manifeste compte dans l’univers sadien ? Sade, lecteur de Machiavel, connaissait que la vertu a perdu sa force d’origine. Il nous semblerait que Justine incarne la vertu misérablement affaiblie. Et toutefois, même si l’ironie est évidente dans la narration de ce roman, peut-on nier que Justine est déjà


assez forte pour arriver à la fin sans perdre l’espérance ? Bien que même le lecteur soit déprimé en lisant ce roman, Justine peut remercier Dieu à la fin ! Il ne s’agit pas là de la foi, différemment de Huysmans converti, mais il est question de la puissance avant tout. Nous nous posons la question : Laquelle est la plus forte, Aline qui avait le courage de se suicider ou Justine qui a réussi à vivre une vie honteuse jusqu’au dénouement du roman ? Justine n’a-t-elle pas l’énergie latente, mais plus puissante qu’Aline ? La réponse est déjà faite pour la morale chrétienne. C’est Justine qui est la plus forte. Mais une restriction suit : Si son histoire était moins longue et moins détaillée, Justine pourrait être considérée comme quelqu’un de vertueux plus ou moins. Ce n’est pas l’intrigue, mais ce sont les détails qui assassinent la vertu de Justine aux yeux des gens honnêtes. Les malheurs de la vertu sont précisément l’existence du corps trop visible, non gazé, car l’intrigue est l’âme du roman, et les détails en sont le corps. L’héroïne aurait dû perpétrer le suicide littéraire plus tôt en abrégeant le corpus pour sauver l’âme du roman. Même si elle ne se tuait pas littéralement, elle aurait dû disparaître avant que les détails ne commencent à troubler les lecteurs honnêtes. Le suicide littéraire voudrait dire l’abréviation de l’histoire, c’est-à-dire l’autocensure. Ce qui est vraiment étonnant en ce qui concerne la narration du roman est le fait qu’on ne peut censurer que des détails. Il ne s’agit pas ici de la liberté d’expression 39, mais simplement de l’excès de détails : la priorité du corps par rapport à l’âme. En revanche, si on supprime les détails, l’intrigue reste intacte, de même que la chasteté de Justine subsiste si son corps est mutilé. Mais Justine ne peut malheureusement pas se supprimer. L’auteur ne lui permet pas de disparaître avant la fin de l’histoire. Comme nous avons vu, M. de Corville oblige à Justine-Thérèse de continuer à raconter les détails. De plus, alors que les deux premières versions de la série de Justine sont racontées par l’héroïne elle-même, l’histoire est écrite en troisième personne dans la troisième version La Nouvelle Justine. La malheureuse n’a donc pas le droit d’arrêter le cours du récit. On ne décrit que les détails des aventures qui lui arrivent, à son corps, et ce n’est plus elle qui manipule l’intrigue. Elle ne peut commettre le suicide littéraire même si elle veut. Elle doit vivre la honte qu’est la littérature, qui est devenue la pro-stitution de l’âme dans la troisième version. Celle-ci doit être exhibée devant le regard des lecteurs d’une façon très cruelle, sans aucun voile. Il n’y a plus de place pour l’hésitation délicate dans La Nouvelle Justine même si l’héroïne veut cacher quelque chose. Elle ne peut plus se déguiser sous 39

Si Sade a été admiré comme le roi de la liberté d’expression par certains, c’était à cause des préjugés communs que les gens concevaient pour lui. Ils ne l’ont pas lu sérieusement. Ils ont appris la notion de la liberté ailleurs, mais non pas dans l’œuvre de Sade. Sade détestait la nouvelle liberté bourgeoise autant que les préjugés.


un pseudonyme. La pureté de la vertueuse n’est plus possible, mais on montre la saleté abjecte, qui est une réalité incontestable du monde réel. Mais l’intrigue principale est toujours la même pour les trois versions. Cela veut dire que le cœur de Justine reste le même, même si son âme est apparemment salie dans la dernière version. Si on doit tout dire dans la honte et la cruauté qu’est la littérature, on doit tout pro-stituer, c’est-à-dire tout exposer aux yeux du monde. La prostituée est étymologiquement proche des Lumières, et les femmes philosophiques sont toutes lubriques dans l’univers renversé de Sade. Delbène qui enseigne la philosophie à la petite Juliette explique le peu de valeur de l’âme : L’estime que tant de gens ont pour la substance spirituelle, ne paraît avoir pour motif que l’impossibilité où ils se trouvent de la définir d’une manière intelligible ; le peu de cas que nos théologiens font de la matière, ne vient que de ce que la familiarité engendre le mépris ; lorsqu’ils nous disent que l’âme est plus excellente que le corps, ils ne nous disent rien, sinon que ce qu’ils ne connaissent aucunement, doit être bien plus beau que ce dont ils ont quelques faibles idées.40 Delbène défend la prostitution après et recommande à Juliette de devenir prostituée, conseil qu’elle ne manque pas de suivre. Il faut bien réfléchir sur les rapports entre cet athéisme philosophique et la prostitution. Si on méprise la prostituée, c’est à cause de la familiarité, voire le manque de distance. La pensée de Sade nous renvoie sans doute à la parole de Nietzsche, « Si la vérité était la femme ». Nous sommes obligé de nous demander si la vérité n’était pas la prostituée. Il est possible que la vérité ne soit point cachée, mais tout exposée à nos yeux. La philosophie consiste alors à décrire les détails visibles, sans parler de la métaphysique. Toute la première moitié du roman La Nouvelle Justine est narrée en troisième personne, et la seconde moitié l’Histoire de Juliette est racontée par l’héroïne ellemême, mais on y insère parfois — assez rarement — des scènes décrites par la tierce personne. Justine ne peut jamais être ni philosophe ni prostituée. Si la voix de Justine ne raconte plus l’histoire dans La Nouvelle Justine et Juliette, c’est Juliette exhibitionniste, prostituée et philosophe qui parle à la première personne. Cela ne veut pas du tout dire que Sade mette plus d’importance à Juliette qu’à Justine. C’est le personnage de Justine la vertueuse qui le hantait. On devrait penser que c’est plutôt l’âme sale de Juliette qui serait mise en cause par une tierce personne éventuelle dans l’Histoire de Juliette. Au 40

Ibid., pp. 220-221.


fait, Justine a déjà été pardonnée par Sade, non par Dieu, dans les deux premières versions. Il s’agit dans la dernière version de donner un nouveau point de vue. Toute La Nouvelle Justine est une redite, qui ne serait pas forcément une amélioration. Par hasard, il ne serait pas juste de dire que La Nouvelle Justine est la réécriture de Justine. On devrait plutôt penser que ce sont des romans différents. L’auteur donne une même histoire de divers points de vue, c’est-à-dire une même intrigue avec différents détails. La Nouvelle Justine n’était probablement ni amélioration ni détérioration des versions précédentes, mais simplement différentes. Lorsque Lawrence Durrel a entamé l’écriture de son Quatuor d’Alexandrie avec le tome intitulé Justine, n’était-il pas conscient que Sade avait déjà fait la relativisation de points de vue dans le genre romanesque avant lui ? Après la mort de Justine vertueuse et malheureuse de la troisième version, on peut lire ce dialogue entre Noirceuil et Juliette la prostituée heureuse, qui met la fin au roman : Allons, mes amis, réjouissons-nous, je ne vois dans tout cela que la vertu de malheureuse : nous n’oserions peut-être pas le dire, si c’était un roman que nous écrivissions. — Pourquoi craindre de le publier, dit Juliette : quand la vérité même arrache les secrets de la nature, quelque point qu’en frémissent les hommes, la philosophie doit tout dire.41 C’est un passage ambivalent, mais Noirceuil dit : « Je ne vois dans tout cela que la vertu de malheureuse ». Justine écoutait Juliette pendant qu’elle racontait son histoire. La jeune fille triste était toujours latente dans la narration de sa sœur énergique. C’est sans doute la preuve de la puissance de Justine. En fait, Juliette veut raconter son histoire principalement pour sa sœur : « Juliette annonça à ses amis qu’elle voulait raconter son histoire à sa sœur, afin, dit-elle, de la faire mieux juger de la puissante manière dont le Ciel protège et récompense toujours le vice, quand il abat et contriste la vertu »42. Mais Justine ne se convertira pas vers le vice même après l’histoire de sa sœur. C’est son choix vertueux que personne ne peut critiquer. Juliette ne réussit pas à convaincre Justine. C’est un fait beaucoup plus important que les apparentes prospérités du vice. Ce roman est un roman de la vertu malheureuse qui n’arrive jamais à se suicider, mais à la fois une louange de la vertu qui serait sotte aux yeux des libertins. Justine était sotte, peu importe. Si Sade applaudissait l’énergie patente de Juliette — 41 42

Ibid., p. 1261. Sade, La Nouvelle Justine, in Œuvres II, Bibliothèque de la Pléiade, p. 1110.


mais cette jolie fille bête n’est pas moins risible que sa belle sœur sotte —, il n’estimerait pas moins la force latente de Justine. Le marquis appelle Justine la vertu. Cela veut dire sans doute qu’il voit en elle une énergie en puissance. Si Justine est moins forte que sa sœur, elle est toujours vertueuse même dans la troisième version. Elle y est par hasard plus vertueuse et plus heureuse que dans les versions précédentes, car elle y meurt en remerciant Dieu sous le ciel.

Principes de décence Ainsi beaucoup de personnages sadiens destinés à être victimes ne peuvent-ils choisir le suicide, comme Mme de Noirceuil et Justine. Alors pourquoi Aline arrive-telle à se tuer ? Les deux premières versions de l’histoire de Justine ne sont pas l’objet de comparaison, car l’héroïne trouve le bonheur précaire avant d’être foudroyée, différemment de La Nouvelle Justine. Si on compare Aline et Valcour et La Nouvelle Justine, on peut dire qu’Aline peut se suicider pour une part parce que son roman se permet des expressions gazées aux narratrices. La pro-stitution de l’âme n’y est pas obligée. Quant aux narrateurs masculins, le comte de Beaulé recommande à Sainville d’ôter les gazes de ses mots, comme M. de Corville disait à Thérèse-Justine. Pour de la pureté dans les expressions, tant qu’il vous plaira […] ; mais pour des gazes, […] je m’y oppose ; c’est avec toutes ces délicatesses de femmes, que nous ne savons rien, et si messieurs les marins eussent voulu parler plus clair, dans leurs dernières relations, nous connaîtrions aujourd’hui les mœurs des insulaires du Sud, dont nous n’avons que les plus imparfaits détails ; ceci n’est pas une historiette indécente : monsieur ne va pas nous faire un roman ; c’est une partie de l’histoire humaine qu’il va peindre ; ce sont des développements de mœurs ; si vous voulez profiter de ces récits, si vous désirez y apprendre quelque chose, il faut donc qu’ils soient exacts, et ce qui est gazé ne l’est jamais. Ce sont les esprits impurs qui s’offensent de tout. Monsieur, […] les dames qui nous entourent ont trop de vertu pour que des relations historiques puissent échauffer leur imagination. Plus l’infamie du vice est découverte aux gens du monde […] et plus est grande l’horreur qu’en conçoit une âme vertueuse. Y eût-il même quelques


obscénités dans ce que vous allez nous dire, […] de telles choses révoltent, dégoûtent, instruisent, mais n’échauffent jamais…43 Le dessein de Sade est toujours tellement clair qu’un honnête homme ne peut le négliger : « Ce sont les esprits impurs qui s’offensent de tout ». Mais il parle également de la délicatesse des femmes. Il faut donc utiliser les mots convenables pour celles qui écoutent. On doit tenir compte de ce que le marquis pensait au public féminin. La particularité de l’œuvre de Sade n’est pas l’abondance de descriptions de ce qu’on appelle la perversion sexuelle dans ses romans pornographiques. Un pornographe de notre époque pourrait, par chance, remplir des livres avec plus de violence et de saleté. En revanche, ce qui est frappant dans l’univers sadien, c’est qu’il fait dire au personnage que « des obscénités révoltent, dégoûtent, instruisent, mais n’échauffent jamais ». Nous y cernons clairement la volonté de l’écrivain pour la prochaine publication de la pornographie anonyme comme La Nouvelle Justine et Juliette, le produit littéraire le plus indécent, voire le moins conventionnel, de la littérature.44 Sade a écrit la pornographie pour ceux qui oseraient la lire. Il pensait pour une part aux femmes qu’il supposait probablement plus ou moins frustrées à cause des conventions sociales qui leur interdisaient l’adultère et l’inconstance. Il s’adresse souvent au public féminin dans ses livres. Il voulait dégoûter par la pornographie violente les femmes esclaves des préjugés qu’il méprisait en un sens. D’ailleurs, il dit clairement qu’il veut faire détester le vice aux femmes en critiquant Crébillon. Si l’adultère est séduisant pour certaines femmes, c’est parce que c’est un crime. Le marquis veut leur montrer que l’adultère n’est au fond que des actes sexuels. Par ce moyen, il anéantit le charme de la transgression. Quoi que les sadiens disent, la transgression est quelque chose de banal pour Sade. La parole de Zamé le prouve. Elle neutralise tous les mots des autres personnages libertins, mais aucune parole des vicieux ne peut renverser la logique paradoxale de ce prince vertueux, d’ailleurs parce que le roman Aline et Valcour est une œuvre signée, contrairement à Justine et Juliette, qui sont des romans publiés sous l’anonymat. Il est absurde de dire que les épines dans la carrière de la vertu inciteraient les gens à la transgression. Tout au plus, ce serait une 43

Aline et Valcour, pp. 554-555, souligné par l’auteur. Les « principes de décence » sont une expression de Vivant Denon : « Comme on le verra, Mme de T… avait les principes de décence auxquels elle était scrupuleusement attachée. » (Dominique Vivant Denon, Point de lendemain, Gallimard, 1995, Folio classique, p. 35). Michel Delon dit dans la note : « La décence n’est qu’une conformité sociale, dénuée de toute valeur morale » (Ibid., p. 166). 44 N’en déplaise aux sadiens qui défendent Sade en prétendant que ses œuvres sont érotiques, non pas pornographiques. Notre avis est à l’opposé. Il est question de l’avilissement dans les romans de Sade, mais non de l’amour (Éros). Le fameux mot de Gilbert Lely « Tout ce que signe Sade est amour » ne faisait pas forcément partie de cette défense purement hypocrite.


transgression renversée. Il est question du plaisir du jeu qui défie les difficultés. C’est une épreuve de la force véritablement vertueuse. Le but de la pornographie de Sade est délicat. Il démontre que les conventions sociales ne sont que des préjugés sans fondement, et laisse choisir en même temps à la lectrice, la vertu selon ses propres principes moraux. Il admet l’adultère pour le plaisir physique, mais non pas pour le goût de l’infraction. Il aurait dit : « Il n’y a aucun mal dans l’adultère. Si vous voulez le commettre, n’hésitez pas. Si vous n’osez pas le faire, ne vous plaignez pas des conventions sociales. Si vous voulez rester vertueuse, c’est votre choix. Il ne faut pas vous sentir forcée à l’être. Choisissez la vertu de vous-même, et soyez heureuse. Mais si vous ne pouvez pas être heureuse dans la vertu, comme vous voulez. Agissez toujours selon votre désir. Moi, je vais vous peindre tous les écarts sexuels tels qu’ils sont, afin que vous choisissiez le bon chemin, car, si vous voulez commettre l’adultère, ce n’est au fond que pour votre plaisir. Descendez dans votre cœur pour voir si ce que je dis n’est pas vrai. C’est à vous de choisir ». Cela pourrait être le message latent de Sade pour le public féminin dans le discours de Delbène sur l’adultère45. La préface du roman La Nouvelle Héloïse, que Sade a bien lu, va bien avec l’œuvre de Sade qui ne craint pas de dire ce qu’il pense. Pourquoi craindrais-je dire ce que je pense ? Ce recueil avec son gothique ton convient mieux aux femmes que les livres de philosophie. Il peut même être utile à celles qui dans une vie déréglée ont conservé quelque amour pour l’honnêteté. Quant aux filles, c’est autre chose. Jamais fille chaste n’a lu de Romans ; et j’ai mis à celui-ci un titre assez décidé pour qu’en l’ouvrant on sût à quoi s’en tenir. Celle qui, malgré ce titre, en osera lire une seule page, est une fille perdue : mais qu’elle n’impute point sa perte à ce livre ; le mal était fait d’avance. Puisqu’elle a commencé, qu’elle achève de lire : elle n’a plus rien à risquer.46

45

Nous ne croyons pas que Sade soit loin de Buffon sur ce point. Delbène parle du comportement sexuel des femmes dans la deuxième grande dissertation de l’Histoire de Juliette, alors que la première était la critique de la religion. Elle s’adresse au public féminin : « je voudrais bien que quelqu’un me répondît à quoi sert une femme sage dans le monde, et s’il existe quelque chose de plus inutile que ces pratiques de vertu dont on ne cesse d’étourdir notre sexe : nous existons dans deux situations où ces pratiques nous sont recommandées, et c’est dans l’une et l’autre époque de notre vie où je vais entreprendre leur inutilité. » (Histoire de Juliette, p. 234) Mais la discussion sur la jeune fille est beaucoup moins courte que celle sur l’adultère. Cela voudrait dire que la lectrice que Sade imaginait était la femme mariée. 46 Jean-Jacques Rousseau, Julie ou La Nouvelle Héloïse I, Gallimard, 1993, Folio classique, p. 72. Le titre dont il s’agit est Lettres de deux amants, habitants d’une petite Ville aux pieds des Alpes. Julie ou La Nouvelle Héloïse est le titre courant.


Mais le roman Aline et Valcour est naturellement destiné au public plus honnête que celui que vise la pornographie. C’est « le roman philosophique » avant que le marquis n’écrive La Nouvelle Justine et Juliette. La description est décente et honnête. Le comte de Beaulé continue après la parole citée : « Parlez, monsieur, parlez, que vos mots soient décents ; tout passe avec de bons termes ; soyez honnête et vrai, et surtout ne nous cachez rien »47. En fait, Thérèse-Justine répondait à M. de Corville : « je tâcherai d’offrir mes esquisses sous les couleurs les moins révoltantes. »48 Léonore à son tour dit dans son histoire : Comment vous rendre tout ce qui fut dit ? vous le cacher est manquer le tableau ; j’userai donc de quelques figures, il n’y a que les expressions malhonnêtes qui choquent, on peut tout montrer sous le voile.49 Ici, Léonore parle précisément du voile, bien qu’elle n’aille rien cacher. D’une façon générale, Sade veut tout dire avec des expressions non maniérées, mais il y a une dynamique de la narration pour écrire un roman. Il ne cesse de penser au lecteur d’une façon plus ou moins névrotique. Il ajoute une note préparatoire pour la réécriture à la fin du manuscrit du roman inachevé Les 120 Journées de Sodome qui aurait dû être constitué de quatre parties : « Adoucissez beaucoup la première partie : tout s’y développe trop ; elle ne saurait être trop faible et trop gazée. »50 Enfin, la première partie achevée, mais non pas adoucie, et seuls les plans des trois dernières parties nous sont parvenus. Il y a une possibilité que ce roman insolent eût été moins choquant s’il en avait fini la rédaction, du moins pour la première partie. En outre, Léonore est considérée comme une femme « maniérée ». Voici la description du couple Léonore et Sainville donnée par Déterville : Elle a le ton gracieux et poli, sans doute, l’air de l’excellente éducation ; mais en l’examinant un peu mieux, on voit qu’il y a plus d’art que de nature dans ce qui lui donne les dehors de la bonne compagnie. Ses manières sont étudiées, ses gestes arrangés, sa prononciation belle, mais affectée ; elle est compassée dans ses mouvements, et au travers de tout cela, cependant, on trouve de la candeur et de la modestie. Le jeune homme est d’une très jolie figure, brun, un peu hâlé, lestement fait, de très beaux yeux, les cheveux 47

Aline et Valcour, p. 555. Justine, p. 325. 49 Aline et Valcour, p. 934. 50 Les 120 Journées de Sodome, p. 383. 48


superbes ; son ton est moins maniéré que celui de la personne qui l’accompagne, mais on voit qu’il connaît celui du monde, et qu’il a tout ce qu’il faut pour y réussir.51 Par conséquent, il est très normal que Léonore raconte son histoire avec les expressions adoucies. Et ce n’est pas seulement Léonore qui prend le ton voilé dans ce roman, mais Julie, la femme de chambre d’Aline, écrit son « journal exact » qui rapporte le suicide de l’héroïne avec des mots gazés. Voici la scène racontée par Julie où Aline est violée par son propre père et l’ami de celui-ci Dolbourg juste après la mort de sa mère. « Sauvage créature, [le président dit à Aline] il n’y a plus de défense ici, il n’y a plus de mère dans le sein de laquelle tu puisses te jeter. » Mais à ces cruels mots, mademoiselle tomba à la renverse dans un fauteuil, et ses larmes… ses sanglots allaient la suffoquer infailliblement, si Dolbourg, beaucoup plus effrayé que son ami, ne m’eût appelée fort vite ; cachée dans un coin, en dehors, d’où rien ne m’échappait, j’accourus, mademoiselle était sans connaissance, je la déplaçai promptement… mais les scélérats… je frémis en traçant ces indignités… ils osèrent porter les yeux impurs sur ce sein d’albâtre, agité des soupirs de la douleur… inondé des pleurs du désespoir… ils osèrent… Oh ! monsieur, n’en exige pas davantage, leurs exécrations furent au comble… on me tenait pendant ce temps-là. Mademoiselle en reprenait ses sens s’aperçut de tout. « Ah ! ma chère Julie, s’écria-t-elle, qu’est-ce donc que les monstres ont fait ?... — Hélas ! répondis-je, en fondant en larmes, c’est à ce prix qu’ils vous accordent vingt-quatre heures… — Bon, reprit-elle avec une fermeté qui m’étonna, je n’ai pas besoin d’un plus long délai.52 Cette fermeté qui surprend Julie annonce la décision d’Aline de se suicider. Pensons maintenant à l’économie de la narration. Si cette description de la scène cruelle avait été écrite à la façon crue de La Nouvelle Justine et Juliette, la décision de l’héroïne aurait-elle pu être convaincante aux yeux du lecteur ? Le roman La 51 52

Aline et Valcour, p. 523. Ibid., p. 1086, souligné par l’auteur.


Nouvelle Justine et Juliette est écrit d’un langage qui appelle un chat un chat, mais pis. Les mots vulgaires comme con, cul, vit, foutre, enconner, enculer, limer, bander, branler, décharger, gamahucher…, inondent ce roman qualifié d’infernal. Si l’histoire d’Aline était entourée de ces mots, pourrait-elle gravement se tuer ? Son suicide tragique auraitil quelque chose de sérieux au niveau littéraire ? Assurément non. Il faut indispensablement de la décence pour le suicide romanesque.

La vie des personnages imaginaires Grâce à la décence de Julie, Déterville peut dire à son meilleur ami Valcour sans perdre le sérieux dans le post-scriptum ajouté à la lettre de cette jeune fille : Je t’envoie toujours ce funeste détail, ainsi que ses lettres posthumes. Que ces cruels écrits entretiennent éternellement ta douleur. Si tu fais tant que de pouvoir survivre à celle qui sut t’aimer ainsi… au moins regrette-la sans cesse, qu’elle nourrisse toutes les pensées de ta vie, et consacre-lui tous les instants de ton existence ; je ne te permets d’autres distractions que celles que la piété pourra t’offrir… Mais si jamais, quoi qu’elle te conseille, le monde te revoit après une telle perte, je dirai : Valcour n’était pas digne d’Aline, il ne l’est plus de Déterville.53 Cette parole pulvérise le cœur du lecteur encore une fois. Mais pourquoi les effets de ces mots sont-ils tellement puissants ? Nous avons dit que ces chocs sont particuliers à ce roman. L’art de roman propre à Sade est de ne pas permettre au lecteur de se plonger dans le roman ni de s’identifier au héros. Si Déterville est un personnage flou, les autres personnages ne sont pas plus mis en relief dans ce roman. Au fait, nous connaissons par exemple la naissance et la carrière de Valcour, mais il nous semble que les personnages sont les pièces d’un jeu, pour ne pas dire les pions de l’auteur qui se cache derrière. Ce que nous voulons dire est que les personnages de ce roman ressemblent à ceux de la pièce de théâtre : les mots attendent qu’on les incarne. Sade avait d’ailleurs conseillé au lecteur d’adopter les systèmes qui « favorisent le mieux, ou ses idées, ou ses penchants » dans la note que nous avons citée. Le lecteur a donc la liberté du choix. Or, les paroles n’ont pas encore la vie dans le roman. Par conséquent, le lecteur à son tour, en lisant ce roman, doit recevoir les mots comme une parole 53

Ibid., pp. 1096-1097.


vivifiante. Lorsque la parole « lis, et meurs » frappe le lecteur, il se croit qu’elle est aussi destinée à lui-même qu’à Valcour, tout en ne s’identifiant pas à lui. Le lecteur est à côté de Valcour, comme un acteur qui objective le rôle de ce héros (on peut penser au Paradoxe sur le comédien de Diderot). Le lecteur doit savoir ne pas confondre l’imagination avec la réalité, mais il a connu en tant que comédien Aline imaginée par le romancier dramaturge et lu ses lettres d’amour destinées à son amant. Cette fois-ci, le guide de ce roman Déterville conseille de regretter l’héroïne pendant toute la vie, à Valcour et au lecteur. Il est vrai qu’Aline est enfermée dans le monde imaginaire, mais l’expérience de la lecture du roman théâtral doit être à la fois morale et physique. Le lecteur en tant qu’interprète connaît physiquement Aline dans le sens que la lecture est une expérience physique. Il est vrai qu’Aline est l’héroïne de Sade la moins impressionnante (l’impression de Florville, héroïne tragique de la nouvelle à soixante pages Florville et Courval, un des chefs-d’œuvre de Sade recueilli dans Les Crimes de l’amour, est beaucoup plus forte que celle d’Aline, héroïne du roman à huit cents pages), mais cela n’empêche pas de faire éprouver au lecteur une certaine expérience physique dans ce roman théâtral, comme si elle était vivante à côté du lecteur. Nous nous bornons ici à retenir le fait que le lecteur ne s’identifie pas exactement au héros et que les mots écrits n’ont pas encore la vie dans le roman. Nous traiterons de la théâtralité du roman de Sade ailleurs, mais nous allons maintenant examiner la signification de la vie pour les personnages du roman théâtral pour mieux comprendre le suicide d’Aline. Quels sont les personnages dans un roman d’ailleurs ? Sont-ils vivants en chair en os ? Assurément non. Mais ils parlent. C’est un fait étonnant, si on y réfléchit sérieusement. Y a-t-il d’autres lieux que la littérature où les êtres imaginaires sans corps parlent ? On dirait des voix d’outre-tombe. Pourrait-on entendre le cri des personnages imaginaires injustement enterrés vivants dans un monde de fiction par l’auteur ? Arriverait-on à éprouver la véritable empathie pour eux ? Ce sont des questions réservées au genre romanesque plutôt qu’à la poésie ou au théâtre. Aline dit à Julie qui lui conseille de dénoncer son père. Julie, me dit cette inestimable maîtresse, tu ne sais pas ce que c’est que d’accuser son père ? Tu ne sens pas ce qu’il en coûte à une âme comme la mienne, pour divulguer des torts de cette espèce, dans celui de qui je tiens le jour ; j’aimerais mieux mourir que d’oser une telle chose ; et dans tout ceci, d’ailleurs, il n’y a encore rien de réel, rien que je puisse prouver, et rien


qu’il ne puisse combattre… Ô ma chère amie ! espérons, ceci ira peut-être mieux que tu ne crois.54 Ce dont il est question ici n’est que le projet du président de préparer une chambre à coucher pour Aline, Dolbourg et lui-même ; et de séparer sa fille de Julie, et les deux jeunes filles ne pressentent pas encore la tragédie qui arrivera tout de suite. Aline dit : « Il n’a encore rien de réel, rien que je puisse prouver ». Mais à vrai dire, il ne pourra jamais y avoir rien de réel dans le roman fermé et fini, même si le viol aura été achevé. Personne ne pourra rien prouver. Aline est triste, mais cette tristesse d’un personnage imaginaire sans corps ne sera jamais compréhensible pour le lecteur en chair et en os, sauf par l’analogie avec le monde réel. On ne pourra jamais comprendre le monde imaginaire sans le récupérer dans la réalité. L’espérance d’Aline ne peut être que vaine. Sade connaissait qu’il n’y avait jamais de pensée sans corps, mais Aline est toujours privée de corps, au moins pour les êtres vivants. Mais du moins ne peut-on prétendre qu’Aline n’ait jamais vécu au monde. C’est la force curieuse de l’imaginaire qui pénètre le réel. Si le lecteur connaît Aline en un sens physiquement, il conçoit son image comme quelque chose d’incarné, comme une obsession qui le hante pendant la lecture. Nous répétons qu’il n’y a que le physique pour Sade, ce dans le contexte de la philosophie du dix-septième siècle. Dire que nous connaissons cette héroïne physiquement paraîtrait étrange, mais toutes les idées ne sont que des résultats de quelques réactions chimiques dans le corps pour cet écrivain. Sade qui pratiquait quotidiennement la masturbation dans les prisons connaissait bien la corporalité des idées. Le suicide d’Aline est la mort d’une idée érotique qui correspond à une activité physique. Aline a véritablement vécu et est morte. Mais qui a conçu l’idée de cette personne ? C’est Sade, mais l’idée conçue par l’auteur et celle par le lecteur sont particulières et différentes l’une de l’autre. Ce romancier n’emploie que les lieux communs comme le « sein d’albâtre » pour qualifier l’héroïne, mais cela permet au lecteur une imagination étendue. Chacun conçoit l’image d’Aline selon son propre corps55. Alors l’idée sur cette héroïne fait une partie incontestable du corps du lecteur pendant la lecture. Avec son suicide, avec la disparition de la corporalité d’idée, une partie du corps du lecteur est détruite et déchargée. Elle était vivante, et puis elle est morte. 54

Ibid., p. 1082. Nous précisons que Juliette est brune dans les deux premières versions de l’histoire de Justine, mais cette indication disparaît dans La Nouvelle Justine et Juliette pour permettre au lecteur plus d’imagination sur le personnage. 55


Ainsi les personnages imaginaires vivaient-ils. Mais quand vivaient-ils vraiment ? Dans l’introduction des 120 Journées de Sodome, le duc de Blangis, un des bourreaux libertins de ce roman, dit aux victimes enlevées de toute la France pour être immolées au château de Silling : Vous voilà hors de France, au fond d’une forêt inhabitable, au-delà de montagnes escarpées dont les passages ont été rompus aussitôt après que vous les avez eu franchis. Vous êtes enfermées dans une citadelle impénétrable ; qui que ce soit ne vous y sait ; vous êtes soustraites à vos amis, à vos parents, vous êtes déjà mortes au monde, et ce n’est plus que pour nos plaisirs que vous respirez.56 Le duc parle de « vous ». Mais ces libertins qui les captivent ne sont-ils pas aussi enfermés avec eux ? Ils immolent les victimes dans ce château comme des cobayes dans un laboratoire du libertinage. Le sadien Gilbert Lely a parlé de la « cent vingt et unième journée ». Toutes les victimes ressusciteront à la cent vingt et unième journée, et annonceront que tout n’était que la littérature. Peut-être a-t-il raison. Mais n’étaient-elles pas déjà pratiquement mortes au début du roman ? Alors quant aux bourreaux libertins, vivaient-ils aux commencements ? Voici la première phrase de ce roman : Les guerres considérables que Louis XIV eut à soutenir pendant le cours de son règne, en épuisant les finances de l’État et les facultés du peuple, trouvèrent pourtant le secret d’enrichir une énorme quantité de ces sangsues toujours à l’affût des calamités publiques qu’ils font naître au lieu d’apaiser, et cela pour être à même d’en profiter avec plus d’avantage.57 Ce roman a l’air d’un roman historique, même s’il n’est que purement imaginaire. Sade raconte une histoire des personnages d’autrefois. Même ses « sangsues » libertines qui enferment les victimes étaient déjà mortes au monde au moment de l’ouverture de ce roman. Nous pourrions volontiers adopter le point de vue de Gilbert Lely, mais nous suggérons plutôt que c’est primordialement le lecteur qui reprend le souffle au lendemain de la fin de lecture. Quant aux personnages, ils ressusciteront plutôt au début du roman pour chaque lecture. La cent vingt et unième 56 57

Les 120 Journées de Sodome, p. 66. Ibid., p. 15.


journée est peut-être la première journée pour eux comme, s’ils vivaient réellement l’Éternel Retour. En lisant ce roman le plus dégoûtant de Sade, la sensibilité du lecteur, une part de sa personne, est profondément molestée. Il serait libéré du monde infernal à la fin de cette œuvre, s’il avait pu lire jusqu’à la fin de ce roman inachevé, comme on sort du théâtre après la tragédie cruelle, avec une catharsis incomparable. Les victimes à leur tour sont physiquement et moralement avilies par ces sangsues au cours de ce roman. Il y a une connivence flagrante entre les bourreaux et les victimes, mais le lecteur en est peut-être exclu. Il a sans doute le droit de ressusciter plutôt que les victimes. Le lecteur sera un jour physiquement déchargé du poids imposé par ce roman insupportable. Si vous parlons de la décharge par la lecture, nous avons une raison précise (c’est un terme de la pornographie, mais non pas celui de la psychanalyse). Sade nous montre clairement que l’expérience de la lecture est physique en nous offrant la pornographie qui ne doit permettre aucune place à la métaphysique au fond. Comment peut-on parler de la « pornographie métaphysique » tout en lisant cette phrase pragmatique ? : C’est maintenant, ami lecteur, qu’il faut disposer ton cœur et ton esprit au récit le plus impur qui ait jamais été fait depuis que le monde existe, le pareil livre ne se rencontrant ni chez les anciens ni chez les modernes. Imagine-toi toute jouissance honnête ou prescrite par cette bête dont tu parles sans cesse sans la connaître et que tu appelles nature, que ces jouissances, dis-je, seront expressément exclues de ce recueil et que lorsque tu les rencontreras par aventure, ce ne sera jamais qu’autant qu’elles seront accompagnées de quelque crime ou colorées de quelque infamie. Sans doute, beaucoup de tous les écarts que tu vas voir peints te déplairont, on le sait, mais s’il s’en trouvera quelques-uns qui t’échaufferont au point de te coûter du foutre, et voilà tout ce qu’il nous faut.58 Le narrateur dit que tout ce qu’il lui faut est du « foutre ». Alors comment peuton dire que le but de ce paragraphe n’était-il pas de décharger tout bonnement le lecteur en le faisant décharger ? Mais le comte de Beaulé disait que les obscénités n’échauffaient pas la vertu. Alors le narrateur de Sodome s’adresse à un lecteur masculin vicieux. Si cet écrivain soucieux de lecteurs veut faire éjaculer du « foutre » aux vicieux 58

Ibid., p. 69. Cf. Histoire de Juliette, p. 263 : « C’est du foutre qu’il faut, répond l’abbesse, oui, du foutre, voilà les seuls secours que je veuille donner à cette garce. » Il s’agit d’une petite fille qui est martyrisée dans la première orgie de ce roman.


par Les 120 Journées de Sodome desquelles les jouissances honnêtes sont expressément exclues, il n’essaie pas moins de faire verser les larmes aux vertueux par Aline et Valcour. Bien qu’on divise les œuvres de Sade en deux groupes, celles exotériques qu’il a reconnues et celles ésotériques qu’il a désavouées, nous proposons de les partager en deux selon les fonctions pragmatiques, celles du « foutre » et celles des « larmes ». Selon ces critères, Les Infortunes de la vertu et Justine seront classées dans la catégorie des larmes et La Nouvelle Justine dans celles du foutre. Tous les deux genres visent une sorte de catharsis, déclenchée plutôt par les détails que par l’intrigue. Et la catharsis est une purification par les descriptions du vice pour les deux catégories. Et le lecteur se sent toujours déplacé dans le roman de Sade, troublé par les détails qui l’arrachent au monde imaginaire, puisqu’ils affectent son physique malgré lui. Il doit être conscient de son corps pendant la lecture59. Il éprouve l’érection ou la nausée en lisant le roman pornographique. Le lecteur doit être conscient de son corps également pour Aline et Valcour, quand il lit la phrase de Déterville « lis, et meurs ». Il est privé de plaisir de s’y plonger, parce qu’il doit toujours être conscient que les personnages sont loin de lui. Et la mort volontaire de personnage est un moyen efficace pour la distanciation, car nous ne pouvons pas vraiment nous affliger par elle. Les personnages qui choisissent la mort nous montrent la vie intenable dans l’espace fermé qu’est la littérature. Tous les personnages y meurent volontairement en un sens, car, s’ils meurent dans un roman, c’est toujours conforme à la volonté de l’auteur. Par conséquent, nous devons reconnaître que nous vivons et restons loin des personnages malheureux et que notre catharsis est une jouissance purement égoïste qui n’a rien de commun avec eux. Et le dénouement qui devrait être la vraie catharsis est l’extrême opposé pour ce roman. Le conseil de Déterville ne nous purifie pas. En tout cas, si jamais les personnages du roman étaient des comédiens, ils ne mourraient pas dans le vrai sens. Ils sont toujours morts-vivants dans le livre. Aline était déjà morte à la fin du roman au moment de la publication, mais nous commençons la lecture depuis l’incipit, comme si elle était toujours vivante. Aline ne ressuscitera jamais, parce qu’elle ne mourra jamais en un sens, car elle n’a pas de corps réel. Comment une femme sans corps peut-elle mourir ? Elle se suicide dans son rôle, mais non pas en tant que comédienne toujours absente de l’écriture. Elle éclipse son corps pour laisser la vie à l’imaginaire qu’est la littérature. C’est donc le lecteur qui regagne une nouvelle vie par la lecture du roman tout en étant expulsé de son univers par le contrepoint de la catharsis. Le lecteur va être absent du roman. Il sort du théâtre, voire 59

C’est probablement une des raisons du scandale de la pornographie.


du théâtre à venir de Zamé. Nous devons reconnaître que nous ne pouvons faire que revivre le roman comme un spectateur pour notre propre plaisir, si tragique soit-il. Nous avons examiné jusqu’ici la signification de la vie honteuse des personnages enfermés dans un monde imaginaire et à la fois exhibés impitoyablement aux yeux du lecteur. Nous allons traiter du cœur de la suicidaire romanesque au chapitre suivant.


II Le suicide d’Aline

Testaments d’Aline et de Sade Revenons au roman Aline et Valcour qui veut arracher les larmes au lecteur. Aline vit et finit par se suicider dans le cœur du lecteur. Contrairement à Déterville, elle ne conseille pas à Valcour, ni par conséquent au lecteur, de se tuer : « pleure sur ma faute, et ne l’imite pas. »60. En revanche, elle veut lui faire connaître le précaire de l’existence de personnage imaginaire : « que c’est une chose courte que la vie !... il semble que tout cela ne soit qu’un songe. »61 À vrai dire, il n’y a aucun autre écrivain que Sade qui sache mettre en scène la détresse du personnage imaginaire qui ne peut exister au monde réel, qui est « déjà mort au monde ». Aline va disparaître à la fin du roman comme une ombre. C’est elle qui parle : Cette Aline, dont tu étais si fier, ne se présentera plus à tes yeux ; anéantie dans l’obscurité des tombeaux, on ne parlera pas plus d’elle incessamment que si elle n’eût jamais existé… elle ne vivra plus que dans ton cœur. En recevant ces caractères, en les arrosant de tes larmes, ton imagination, frappée de celle qui les trace, la réalisera peut-être encore à tes sens, mais elle n’existera plus ; il y aura longtemps qu’elle aura été plongée dans l’abîme ; et si ton illusion te la présente, ce ne sera plus que comme ces rayons de lumières colorant encore la cime des Alpes, quoique l’astre soit déjà dans le sein des ondes.62 Ainsi Aline va-t-elle disparaître de notre vue, comme si elle n’avait jamais existé. Pourra-t-elle rester dans notre mémoire ? Si elle existe désormais comme une illusion, comment pourra-t-on distinguer l’illusion et la perception réelle, car nous avons en un sens déjà physiquement connu la personne d’Aline ? Écoutons la parole de Delbène dans l’histoire de Juliette. Les perceptions représentatives d’un objet sont encore de différentes espèces. Si elles nous montrent les objets comme absents, et comme ayant été 60

Aline et Valcour, p. 1103. Ibid., p. 1091. 62 Ibid., pp. 1104-1105. 61


autrefois présents à notre esprit, c’est ce que nous appelons alors mémoire, souvenir. Si elles nous offrent les objets sans nous avertir de leur absence, c’est alors ce qu’on nomme imagination.63 Cette définition empruntée à un philosophe contemporain qui s’appelle Fréret est claire, mais il y reste une certaine ambiguïté. Comment peut-on être sûr de l’inexistence des choses absentes ? Aline et Sade, tous deux ne sont-ils pas toujours présents dans notre esprit ? L’écrivain existerait dans l’histoire, mais non pas dans notre expérience vécue. Il est vrai que Sade a écrit le roman d’Aline, mais ce romancier n’existe-t-il pas pour nous par le livre sous nos yeux qui est Aline et Valcour ? D’ailleurs, le marquis imite le ton d’Aline dans le testament rédigé dix ans après la publication de ce roman. La fosse une fois recouverte, il sera semé dessus des glands, afin que par la suite le terrain de ladite fosse se trouvant regarni, et le taillis se retrouvant fourré comme il l’était auparavant, les traces de ma tombe disparaissent de dessus la surface de la terre, comme je me flatte que ma mémoire s’effacera de l’esprit des hommes, excepté du moins du petit nombre de ceux qui ont bien voulu m’aimer jusqu’au dernier moment et dont j’emporte un bien doux souvenir au tombeau.64 La lecture la plus fidèle de Sade serait par hasard de l’oublier, si on passait l’éponge sur l’histoire d’Aline après la lecture du roman. Tous les deux personnages seront indifférents dans l’oubli. On peut affirmer normalement que Sade est un personnage historique et Aline l’héroïne d’un roman. Mais, si par hasard l’histoire n’était qu’une illusion, nous n’en serions sûrs de rien. En tout cas, c’est le testament de l’écrivain qui ressemble à celui du personnage imaginaire qui s’est suicidé dans un roman, mais non le contraire. Le testament de Sade a l’air de celui qui va se suicider. Cette ressemblance est très importante. Nous disons que le ton de Sade ressemble à celui d’Aline, ce qui paraîtrait absurde. C’est Sade qui a écrit le roman. Mais il variait 63

Histoire de Juliette, p. 209. Maurice Lever, Donatien Alphonse François, marquis de Sade, Fayard, 1991, p. 653. Ce testament a été rédigé le 30 janvier 1806, huit ans avant sa mort. Annie Le Brun a bien raison de critiquer cette biographie pour ses contradictions journalistiques, et je partage son opinion. Ce livre est énervant pour les gens qui lisent Sade d’une façon sérieuse. Sade était l’ennemi des préjugés avant tout, mais M. Lever le juge sans jamais quitter les lieux communs sur ce divin marquis… N’empêche qu’elle reste une biographie bien documentée, plus compacte et facile à consulter que la bonne biographie par Jean-Jacques Pauvert. 64


les styles selon les narrateurs. Ce romancier reprend le ton d’Aline vers la fin de sa vie. La vie de Sade n’est que comme les « rayons de lumière » pour nous. Nous devons l’admettre, et si nous n’oublions pas Aline, nous ne devons pas moins garder la mémoire de Sade. Nous voulons dire que, si nous parlons de Sade, il faut l’aimer comme Valcour aime Aline. Comme nous nous trouvons du côté de Valcour pendant le roman, personnage autobiographique, et que nous aimons Aline, nous devons essayer de nous compter parmi le « petit nombre » privilégié, si nous lisons Sade. C’est sans doute une trahison pour la vraie volonté du marquis, mais nous avons le droit de le faire. Mais du moins Sade ne s’est-il pas tué. Cependant, nous pourrions dire que son activité littéraire après la mort d’Aline était en un sens suicidaire. Delbène réfute l’immortalité de l’âme dans l’Histoire de Juliette. Peut-être Sade aurait-il voulu commettre le suicide de l’âme de refusant la cérémonie religieuse dans son testament. S’il désirait être oublié, cela ne voudrait pas dire le remords, mais signifierait qu’il n’a cessé d’être athée en niant sa vie après la mort. Mais nous ne sommes pas aveugles. Il faut renoncer à fermer les yeux sur ce qu’il a écrit. Il restait certainement athée, mais il dit précisément qu’il « emporte un bien doux souvenir au tombeau » de ceux qui l’aimaient. Ce qu’il nie avant tout est la médiation des religieux. Zamé dit : « Nous croyons l’Éternel assez grand, assez bon pour nous entendre, sans qu’il soit besoin de médiateur »65. Nous ne confondons pas les efforts intelligents de la relativisation des valeurs avec la propre sensibilité de Sade. Les livres ésotériques qu’il a reniés sont un jeu pour la relativisation et ceux exotériques dont il était fier montrent sa sensibilité. Cela ne veut aucunement dire qu’il dise ce qu’il ne pense pas dans les romans anonymes. C’est certainement ce qu’il pense au contraire. Il n’a écrit que ce qu’il pensait. Mais la raison et la logique ne vont pas toujours bien avec la sensibilité. Et il montre ses dernières volontés d’une façon sensible comme un athée dans son testament. Nous sommes sûr qu’il n’était pas déiste. Mais il n’était pas du tout extravagant comme sensibilité. Il pensait comme Delbène et Noirceuil et sentait comme Justine et Aline. En fait, c’est Aline seule qui écrive le testament dans les œuvres de Sade. Le marquis a créé beaucoup de personnages, et il ressemble aux vertueux comme sensibilité.

Signification du suicide Nous pourrions dire que notre aveuglement à l’égard de Sade est partiellement causé par Georges Bataille qui ne voit pas la sensibilité du marquis. A-t-il bien compris 65

Aline et Valcour, p. 629.


la logique de Sade ? Comme Annie Le Brun remarque tout en admettant qu’il est difficile de parler de Sade sans faire mention de Bataille à notre époque, la pensée de Bataille hantée par le sacré n’a presque rien à voir avec celle de Sade typiquement matérialiste. Le romancier philosophique veut abolir la loi parce qu’elle n’ajoute qu’au goût du crime. Ce libertin se moquerait de l’idée scrupuleuse de la transgression de Bataille apostat66. D’ailleurs, Sade n’est pas attiré par la mort que Bataille chérit du fond de son cœur, mais plutôt par la violence sexuelle sans doute. Alors pourquoi a-t-il fait se suicider Aline ? Comme nous avons dit, c’est pour mutiler une partie de notre idée corporelle par la lecture. Son œuvre a une certaine utilité physique. Le mécanisme de son roman est l’action et la réaction. Il accable le lecteur, et puis il le soulage à la sortie du roman. Le lecteur est un ressort. S’il est faible, il ne s’en tirera pas. En plus, l’antagonisme est toujours essentiel pour la pensée de Bataille, mais l’opposition dualiste n’est qu’un art du roman pour Sade. Il y a toujours une gradation nuancée entre l’unicité et la pluralité abstraites, qui est les détails. Le suicide d’Aline n’est pas forcément une alternative entre la vie et la mort, car elle ne comprend pas vraiment qu’elle meurt. Ce qui l’a poussée était son abattement, non pas l’envie de la mort. Lorsque Annie Le Brun dit pour réfuter Bataille qu’« à par elle [Amélie dans l’Histoire de Juliette] — cela vaut la peine de souligner — aucun héros sadien ne recherche la mort. »67, elle ne fait même pas mention des suicidaires comme Aline et Florville. Elles ne la cherchent pas en effet, mais elles se tuent comme si elles étaient poussées par une pulsion momentanée. Voici la réflexion de Michel Leiris sur le suicide, qui aurait été le cas de ces héroïnes : Il peut s’agir aussi d’un mode d’action magique : conjurer le mauvais sort, écarter la sale histoire qui nous menace en exécutant cette sale histoire en petit et exprès, tout comme s’il s’agissait de régler une facture à bon compte, de sacrifier la partie pour être quitte de tout, de faire la part du feu et de laisser joyeusement flamber les écuries. Ce même comportement magique consistant à réaliser exprès ce dont nous avons peur pour nous en délivrer […] peut se retrouver dans le suicide qui, à bien des égards, tire son prestige du fait qu’il nous apparaît, paradoxalement, comme le seul moyen d’échapper à la mort, en en disposant librement, en la réalisant nous-

66

Ce qui est bien curieux est que les gens respectent souvent les écrivains qui parlent de Sade sans le respecter, tout en imitant leur attitude par rapport à lui. C’est le mystère sadien. 67 Le Brun, op.cit., p. 153.


mêmes ; mais, en nous suicidant, ce n’est pas une part du feu que nous faisons, c’est tout entier que nous nous y jetons, — sans rémission.68 Ce sacrifice « en petit » qui sert à une action magique fait penser au suicide d’Aline, qui ne manque pas de laisser voir une espérance paradoxale d’une mourante malgré le ton désespéré : « Et avec cette foi, et avec cette force, nous nous reverrons, mon ami, nous revivrons encore dans l’éternité »69. Elle utilise une expression qui anticiperait Rimbaud : « encore dans l’éternité ». Nous nous permettons de citer un long passage vertigineux de la dernière lettre d’Aline destinée à Valcour, qui montre clairement l’idée de la gradation. Oui, j’ai mieux aimé la mort que la certitude de n’être jamais l’un à l’autre… J’ai préféré la cessation de ma vie au double opprobre qui devait la souiller : ce parti est affreux, sans doute, puisqu’il nous sépare pour toujours… pour toujours !… Quel mot, mon ami ! il n’est que trop vrai… c’est pour toujours que nous sommes séparés ; il est impossible à présent que nous soyons jamais l’un à l’autre ; les années s’accumuleront… les générations présentes et futures s’écrouleront dans l’abîme des temps… les crimes et les vertus se mélangeront, se croiseront, se multiplieront sur la terre ; tout variera, tout renaîtra, tout se détruira sous la voûte des cieux, sans qu’aucune de ces circonstances puisse ramener celle qui pourrait rendre Aline à Valcour. Non, mon ami… toutes les gouttes d’eau de la mer, cent millions de fois multipliées par elles-mêmes, ne donneraient pas encore la plus faible idée de la multitude des siècles qui doivent composer l’intervalle, pas une seule combinaison, pas un seul acte d’autorité, émanâtil même de Dieu, ne pourrait renouer ces liens terrestres où nous avions la folie de nous complaire.70

68

Michel Leiris, L’Âge d’homme, Gallimard, 1939, Folio, p. 88. Il compare la mort avec le coït : « La tristesse bien connue après le coït tient à ce même vertige inhérent à toute crise non dénouée, puisque dans l’aventure sexuelle comme dans la mort le point culminant de cette crise s’accompagne d’une perte de conscience, au moins partielle dans le premier cas. S’il arrive que l’on songe à l’amour comme moyen d’échapper à la mort — de la nier ou, pratiquement, de l’oublier — c’est peut-être parce qu’obscurément nous sentons que c’est le seul moyen dont nous disposons d’en faire un tant soit peu l’expérience, car, dans l’accouplement, nous savons au moins ce qui se passe après et pouvons être le témoin — d’ailleurs amer — du désastre consécutif. » (Ibid., pp. 87-88, souligné par l’auteur). 69 Aline et Valcour, p. 1104. 70 Ibid., pp. 1102-1103, souligné par l’auteur.


Il y aurait peut-être des gens qui reprochent la banalité et la pauvreté de l’image — car il n’en manquera jamais surtout quand il s’agit de Sade —, mais le but de Sade n’est pas d’orner le monde littéraire avec les mots précieux. En revanche, sa verve est toujours adorable. La mélodie haletante, vibrante et vertigineuse de ce passage qui essaie de combler l’écart entre l’instant et l’infini est composée d’une gradation nuancée. Il n’est pas question de l’unité abstraite et inaccessible, mais le tout est fait de nombreuses parties. Et Aline est consciente qu’elle n’est qu’un petit élément — un détail — de l’univers. On pourrait l’appeler une modalité. La pensée sadienne que le désordre sans Dieu peut créer l’ordre est clairement montrée dans ce passage poétique. Noirceuil quant à lui dit à Juliette : « c’est par un mélange absolument égal de ce que nous appelons crime et vertu, que ses lois [de la nature] se soutiennent ; c’est par des destructions qu’elle renaît ; c’est par des crimes qu’elle subsiste ; c’est, en un mot, par la mort, qu’elle vit. »71 Si jamais le suicide est un crime, cet acte qui est à la fois crime et mort servirait doublement à la nature selon cette logique. Jean Duprun dit d’ailleurs que trois rubriques de l’écart de la pensée sadienne sont isolisme, intensivisme et antiphysisme. On peut sentir dans la parole d’Aline le dernier article qui veut dire que la nature est mauvaise. Sade, homme passionné des récits de voyage, avait un point de vue digne des anthropologues modernes. Il pressentait qu’on se rendrait compte un jour que les mœurs européennes étaient profondément conditionnées par la nature tempérée et gentille à l’espèce humaine, mais qu’elle pouvait être cruelle à l’envers de la terre. Noirceuil dit en outre : « Toutes les créatures naissent isolées et sans aucun besoin les unes des autres. »72. Ici, Aline vertueuse affirme que nous mourons tous isolés. Même Dieu ne peut y rien faire. Delbène dit à Juliette : « Et qu’étais-tu […] avant de naître […] ; quelques portions pleines de matière non organisée, n’ayant encore reçu aucune forme, ou en ayant reçu dont tu ne peux te souvenir ; eh bien ! tu deviendras [après ta mort] les mêmes portions de matière prêtes à organiser de nouveaux êtres, dès que les lois de la nature le trouveront convenable. »73 C’est surtout l’isolisme bouleversant qui caractérise le dernier mot d’Aline. À l’antre des limbes, la pensée d’Aline est très près des libertins sadiens.

71

Histoire de Juliette, p. 331, souligné par l’auteur. Ibid., p. 335. L’isolisme est un néologisme de Sade. Valcour est toujours condamné à l’isolisme. Il écrit à Mme de Blamont par exemple : « Je vais m’isoler absolument, puisque vous le jugez nécessaire » (Aline et Valcour, p. 1007). 73 Histoire de Juliette, p. 222. 72


Imitation de Jésus-Christ sans limites Mais pour quoi Aline vertueuse doit-elle se suicider ? Il s’agit en effet d’une action magique et sacrificielle. Un pharisien chrétien de cette époque, qui n’était certainement pas le véritable chrétien pour Sade, aurait été fâché de l’insolence apparente d’Aline. Elle exige que Valcour vive dans la solitude pour éviter le vice. Elle dit : Lorsque le véritable chrétien veut exciter en lui des actes d’amour pour le Dieu qu’il adore, lorsqu’il veut opposer cet amour dont il brûle à la tentation qui le séduit, il jette ses regards sur l’image souffrante de ce Dieu bon qui s’immola pour lui… il se rappelle les douleurs de ce Dieu ; il se dit : il est mort pour moi. Si cette pensée ne suffit pas pour contenir ton âme dans la route du bien, si, toute belle qu’elle est, elle ne peut la remplir assez… tourne tes yeux sur le portrait d’Aline, dis, en le regardant : Et celle-là qui m’aimait est morte aussi pour moi, elle s’est immolée pour éviter le crime ; périssons, s’il le faut, mille fois, plutôt que de le commettre.74 Lorsque Sade athée et anticlérical parle du véritable chrétien, ce mot signifie le chrétien dans son cœur, qui ne fait aucun cas des médiateurs. Sainville en est probablement un exemple dans ce roman. Et l’héroïne se compare ici à Jésus. L’imitation de Jésus-Christ est officiellement recommandée, mais en réalité, il n’est curieusement pas permis de se comparer à lui. L’imitation doit être modérée, parce que l’imitation sans limites doit causer la tragédie. C’est comme si l’imitation de JésusChrist voulait dire la modération. Si on veut pleinement imiter Jésus, il faut finir par être crucifié. L’imitation doit être limitée, par le dogme de la trinité par exemple, qui nous interdit de comprendre l’expression « le Fils de l’homme » par exemple, alors que nous ne pouvons croire que Jésus ait parlé de la trinité lorsqu’il employait cette expression. Les chrétiens interprètent la Bible plus ou moins arbitrairement, mais ne la lisent pas comme elle est écrite. Et quelle était l’attitude des sadiens envers l’œuvre du marquis ? En outre, Aline suggère dans ce passage cité que la mort de Jésus était une sorte de suicide. C’est une preuve que Sade a lu le Nouveau Testament sans avoir de préjugés. S’il était essentiellement anticlérical, a-théologien, peut-être n’était-il pas forcément contre la pensée de Jésus lui-même, telle qu’elle est lue dans la Bible, car c’était un penseur éminent qui avait la noblesse de pardonner le péché : « Jésus, voyant leur foi, 74

Aline et Valcour, p. 1104, souligné par l’auteur.


dit au paralytique : Mon fils, vos péchés vous sont remis. Il y avait quelques scribes assis au même lieu, qui s’entretenaient de ces pensées dans leur cœur : Que veut dire cet homme ? Il blasphème. Qui peut remettre les péchés si ce n’est Dieu seul ? Jésus connut aussitôt par son esprit qu’ils pensaient en eux-mêmes, et il leur dit : pourquoi vous entretenez-vous de ces pensées dans vos cœurs ? Lequel est le plus aisé ou de dire à ce paralytique : Vos péchés sont remis ; ou de dire : Levez-vous, emportez votre lit et marchez ? Or, afin que vous sachiez que le Fils de l’homme a le pouvoir sur la terre de remettre les péchés, il dit au paralytique : Levez-vous, emportez votre lit et allez-vousen en votre maison. » (Mc 2.5-11) Il y a des paroles de Jésus qu’on doit prendre à la lettre et ceux qu’on doit déchiffrer. Quant à ce passage, il faut le prendre à la lettre, et on peut l’imiter, car, si nous croyions que seul Jésus avait eu le droit de pardonner, nous commettrions la même erreur de jugement que ces scribes hargneux. Ce qui est important dans cet épisode n’est pas le miracle, mais la question « Pourquoi vous entretenez-vous de ces pensées dans vos cœurs ? » (« Pourquoi avez-vous de mauvaises pensées dans vos cœurs ? » Mt 9.4)75 qui lie les pensées ironiques de Jésus et de Sade n’ayant rien à voir avec la morale sévère. Des penseurs qui préfèrent pardonner plutôt que de juger sont malheureusement très rares. Il semble que le pardon soit la philosophie difficile à adopter. Il est bien étrange que les hommes se permettent de juger et de punir au nom de Dieu dans la vie, mais que Dieu seul a le droit de pardonner. L’incapacité de pardonner est la cause du remords. On ne peut surtout pas pardonner à soi-même, à cause des mœurs sévères et cruelles. Jésus et Sade ont réussi à rompre ce cercle vicieux comme deux boucs émissaires. Jésus montre la relation entre la pensée et le corps dans ce passage de saint Marc. Les miracles de Jésus et d’autres saints qui ont guéri la maladie consistent généralement à profiter de cette relation. Si on enlève le remords, le corps guérit. C’est une pensée sadienne. Seules les méthodes d’anéantir le remords sont différentes entre le saint et le divin marquis. Pour l’un, la foi, et pour l’autre, l’habitude. Toutes les deux étaient l’art de vivre heureusement sans remords à l’origine, même si elles sont mal comprises. Quant au suicide calculé de Jésus, Sade fait dire à Gaspard, un interlocuteur de Léonore, en matière de la transsubstantiation : Tout est purement symbolique ici comme dans ce que proférait Jésus ; et quand il dit à ses apôtres, quelque temps avant sa mort : Mangez, ceci est 75

Saint Matthieu ajoute : « Et le peuple, voyant ce miracle, fut rempli de crainte, et rendit gloire à Dieu de ce qu’il avait donné une telle puissance aux hommes. » (Mt 9.8) La traduction française de la Bible est de Lemaître de Sacy dont Sade gardait un exemplaire.


mon corps ; buvez, ceci est mon sang, il voulait dire : Le repas que vous faites est des deniers que Judas a retirés de la vente de mon corps. C’est mon corps que vous allez manger, c’est mon sang que vous allez boire. Étudiez bien toutes les autres paroles de ce prophète : cherchez à pénétrer leur sens, vous reconnaîtrez dans toutes ce même ton de figure, positivement ce même genre symbolique, et c’est sous cet unique sens qu’il est quelquefois admirable ; mais prendre ses discours à la lettre, est, non seulement en perdre tout le fruit, c’est s’exposer même, comme dans ce cas-ci, à tomber dans d’exécrables idolâtries et à commettre des impiétés révoltantes ; renonçons donc à des erreurs aussi dangereuses ; abjurons à jamais le système effrayant de la transsubstantiation, et n’imaginons pas être athées, pour oser nous écrier du fond du cœur avec le Capharnaïte : Quomodo potest hic nobis dare carnem suam. [« Comment celui-ci peut-il donner sa chair à manger ? » (Jn 6.53)]76.

76

Aline et Valcour, pp. 775-776.


Suicide profane Il est clairement montré ici que Sade rejette l’interprétation des catholiques, voire les « impies révoltants » pour lui, mais non pas la parole symbolique de Jésus. Cet acte de Jésus est en effet le sacrifice « en petit et exprès » exécuté d’une façon symbolique. Son corps est divisé en détail, en articles. En plus, il a prostitué son corps à la lettre si on croit à l’interprétation de Gaspard. La chair et le sang sont ironiquement dégradés plutôt que les aliments sont divinisés. D’autre part, les Israélites repoussent la prostitution, d’ailleurs parce qu’ils se sont prostitués si on croit à des passages de l’Ancien Testament qui s’avère être une pornographie sans nuance péjorative, c’est-àdire des écrits sur la prostitution. C’est toujours la culpabilité contagieuse qui fonde leur logique circulaire : « Allez prendre pour votre femme une prostituée, et ayez d’elle des enfants nés d’une prostituée, parce que Israël quittera le Seigneur en s’abandonnant à la prostitution. » (Os 1.2) ; « Et après cela vous avez mis votre confiance en votre beauté, vous vous êtes abandonnée à la fornication dans votre gloire, et vous vous êtes prostituée à tous les passants pour être asservie à leur passion. » (Ez 16.15. Le Seigneur s’adresse à Jérusalem). Jean Paulhan a raison d’alléguer la Bible quand il parle de Sade. Mais la prostitution est pardonnable pour Jésus et Sade, qui ont la clairvoyance pour discerner les victimes des conventions sociales. La prostitution ne peut pas être un crime volontaire. Ces deux personnes renversent la logique de la vie quotidienne. Elles devancent la loi. Elles pardonnent avant que la loi ne fonctionne. Même si la littérature qui prostitue l’âme peut être infâme pour Sade, elle n’est pas coupable. Le marquis pardonne à toute l’imagination tant qu’elle reste imaginaire. La littérature existe pour consoler les victimes des préjugés, c’est-à-dire « les femmes épouses, ou les putains » à qui Sade s’adresse souvent. Il tolère aussi le suicide désespéré des victimes. Mais si le suicide arrangé de Jésus — Judas n’aurait pu le trahir, mais il a simplement suivi le chemin préparé par le Christ — était pour échapper à la mort véritable, celui d’Aline a-t-il le même but ? Nous avons fait mention de la ressemblance de ton des testaments d’Aline et de Sade. N’ont-ils pas renoncé à la vie après la mort ? Certainement si, dans le contexte du christianisme. Mais du moins la pieuse Aline a-telle le remords. Nous allons citer un passage qui reflète la colère déchirante de Sade contre ces « impies révoltants » qui ne tarderont pas à punir l’âme tendre de l’héroïne. Ô mon Dieu ! cette âme pure, en sortant de vos mains, serait-elle souillée pour avoir été quelque temps dans le corps fragile où vous l’enfermâtes ? elle n’y connut jamais que le désespoir et les pleurs… elle s’en échappe pour


revoler à vous… Peut-être est-ce faiblesse… peut-être a-t-elle manqué de courage… Au lieu de se révolter contre son frein, si elle vous eût appelé dans ses tribulations, elle eût peut-être obtenu votre secours… ne la punissez pas de sa débilité, elle a eu plus d’amour que d’espoir, plus de désir d’être réunie à vous que de forces pour vous implorer… Ce sont les crimes d’une âme tendre, daignez ne pas l’en châtier. Quand vous la créâtes à votre image, le don d’aimer fut la première des vertus que vous imprimâtes en elle ; ne la punissez pas de s’y être livrée… ne la condamnez pas à la douleur parce qu’elle en a redouté la sensation, mais faites-la reposer dans la joie, parce qu’elle a désiré de connaître la vôtre, et qu’elle a voulu franchir avec rapidité le gouffre épais des misères humaines, pour se retrouver plus promptement dans l’immensité de votre gloire.77 Aline est débile (le mot est utilisé dans le sens de faible). Même si elle est vertueuse, sa vertu manque de force. Mais il n’est pas juste d’exiger d’être fort tout le temps. Le grand juge de Dostoïevski le savait aussi. Ce n’est pas l’ironie évidente contre le christianisme qui est principale ici, mais la colère contre l’injustice des médiateurs de Dieu et la sympathie pour l’être faible. Cette sympathie pour la débilité d’Aline prouve celle qu’éprouve Sade pour la faiblesse de Justine. La sympathie existe pour les personnages, non pour la religion qu’ils soutiennent, obligés par les conventions sociales. Et Dieu dont Aline parle dans ce passage ressemble curieusement à la nature des libertins sadiens de laquelle on ne peut jamais connaître l’intention, puisqu’il semble qu’il soit indifférent à l’être humain. L’héroïne continue : Ô mon Dieu ! ne faites rien pour moi ! n’accordez mon pardon qu’aux larmes de cette mère adorée qui ne cessa de vous connaître et de vous servir ; regardez-nous comme deux fleurs desséchées par le venin du serpent, et que le souffle pur de votre âme céleste peut ranimer au sein de l’immortalité.78 L’ironie est encore manifeste. Celui qui pèche le premier est toujours la femme à cause du serpent que Dieu lui-même envoie 79. Si Dieu est méchant et jaloux, Sade doit 77

Aline et Valcour, p. 1100. Ibid. 79 Juliette vicieuse dira à son tour : « Oh, crime ! Oui, tes serpents même sont des jouissances » (Histoire de Juliette, p. 358). 78


être athée. Ne pensez pas le contraire, car Sade n’est nullement le prince des ténèbres. Alors qu’il nie Dieu sans indulgence dans La Nouvelle Justine et Juliette, il fait parler ici de Dieu à Aline et à Valcour. Même si l’écrivain athée appelait les chrétiens des sots ailleurs, il est absurde de dire qu’il n’avait pas de sympathie pour ce couple qui croyait en Dieu. Le roman Aline et Valcour dont les héros sont croyants est un roman reconnu par l’auteur, et le roman La Nouvelle Justine et Juliette qui foisonne de personnages libertins est renié par lui. Et au début de ce roman renié, Delbène athée parle de Dieu : « L’idée d’une telle chimère est, je l’avoue, le seul tort que je ne puisse pardonner à l’homme ; je l’excuse dans tous ses écarts, je le plains de toutes ses faiblesses, mais je ne puis lui passer l’érection d’un tel monstre, je ne lui pardonne pas de s’être forgé luimême le col sous le joug honteux qu’avait préparé sa bêtise. Je ne finirais pas, Juliette, s’il fallait me livrer à toute l’horreur que m’inspire l’exécrable système de l’existence d’un Dieu »80. Elle dit précisément : « je le plains de toutes ses faiblesses ». Alors nous ne devons pas regarder ces amants malheureux qui ne sont que des victimes de « l’érection d’un tel monstre » comme un simple objet de l’ironie de l’écrivain, ce qui serait une erreur monumentale, d’ailleurs négligée par beaucoup d’amateurs de Sade.

Suicidaire malgré elle À la fin de sa vie, Aline nous semble impie selon la tradition chrétienne. Mais il n’était sans doute question que de l’apparence et des conventions pour le christianisme et les mœurs de ce siècle — du moins devait-ce être le monde que Sade voyait. Il fallait suivre le code pour être pieux. Si elle avait voulu convaincre qu’elle était vraiment vertueuse, elle aurait dû survivre cette honte, pour dénoncer son père infâme. Ce devrait être la force de la foi. Ces honnêtes gens qui exigent la force qu’est la vertu demandaient autrefois aux jeunes filles de résister de toutes leurs forces pendant tout le temps du viol et de n’y jamais renoncer. Sinon, elle n’aurait pas été violée. C’était l’honnêteté chrétienne jusqu’à hier. En tout cas, la fille d’un tel père qui ose la violer ne pourrait paraître honnête aux yeux du public. Alors Aline admet qu’elle n’a pas la force. Elle dit qu’elle commet une faute en se suicidant. C’est ce qu’elle pense. Aline est impie au niveau littéraire parce qu’elle dit ce qu’elle pense. Mais ce qu’on pense vraiment n’est nullement important dans la communication quotidienne. C’est pour cela que l’héroïne ne peut être la nouvelle Lucrèce. Elle est trop sincère pour le rester dans le code littéraire. Si elle n’eût pas tout dit, le public aurait eu plus de pitié 80

Histoire de Juliette, p. 195.


pour elle. Elle aurait dû se suicider sans avoir trop écrit. « Celui qui garde sa bouche, garde son âme ; mais celui qui est inconsidéré dans ses paroles, tombera dans beaucoup de maux. » (Pr 13.3) ; « Les longs discours ne seront point exempts de péchés, mais celui qui est modéré dans ses paroles est très prudent. » (Pr 10.19) Valmont dit dans Les Liaisons dangereuses en revanche : « Ce sont ces petits détails qui donnent la vraisemblance, et la vraisemblance rend les mensonges sans conséquence, en ôtant le désir de les vérifier. »81 Les « petits détails » sont l’apparence qui n’a rien à voir avec l’âme. Merteuil dit à Cécile Volanges à son tour : « vous dites tout ce que vous pensez, et rien de ce que vous ne pensez pas. […] Vous voyez bien que, quand vous écrivez à quelqu’un, c’est pour lui et non pas pour vous : vous devez donc moins chercher à lui dire ce que vous pensez, que ce qui lui plaît davantage. »82. Et Delbène dit à Juliette : « le public, qui n’a jamais le temps d’approfondir, ne juge jamais que sur les apparences. »83 Aline dit ce qu’elle pense. C’est une calomnie contre le prétendu Dieu qui n’est qu’une machine opprimante inventée par la méchanceté collective de l’être humain. Si Abraham, Joseph, Moïse, David, Salomon, Tobie, Esther, Jésus, saint Paul, n’étaient pas méchants comme individus, le mécanisme sociétal qui fonctionne est plein de haine basse. Pour cet automate sans cœur que le pouvoir s’approprie afin de manipuler l’opinion publique, il n’est jamais question si Aline a un bon cœur ou non. Elle ne dit pas ce qui plaît au public qui n’a pas le temps d’approfondir. Mais si cette héroïne dit ce qu’elle pense, cela veut-il dire la liberté d’esprit ? Pas du tout. Elle le dit malgré elle. Elle n’a aucune liberté dans son comportement, dirigée par quelque puissance irrésistible. Sade n’a jamais été partisan de la philosophie de liberté, quoi que les gens disent. Par contre, il n’y a aucun autre écrivain que lui qui mette les personnages principaux sous le joug des conditions physiques. La pensée de Sade est tout simple : on est dominé par le climat, la nourriture, et la réaction chimique que l’homme ne peut contrôler. Juliette ne peut commettre des crimes que quand elle est sexuellement excitée. Elle n’apprend rien de sa meilleure amie Clairwil, criminelle de sang-froid, quoi qu’elle lui dise. Cette héroïne indépendante en apparence n’est désespérément pas libre de son corps bestial et impudique, incessamment embrasé par la lubricité impétueuse et insatiable. On est enfermé dans son corps. On n’est pas libre. D’ailleurs, comment voulez-vous que ce noble libéral défende l’idée de la liberté bourgeoise, qui se contente de vivre sous le joug de la prétendue vertu ? La 81

Pierre Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, 1996, Flammarion, p. 278. Ibid., p. 347. On remarque que Cécile a un patronyme sadien. Le marquis a inventé plusieurs personnages avec la terminaison –ange (Saint-Ange, Lorsange…). 83 Histoire de Juliette, p. 254. 82


liberté pour ne pas déranger le bien-être public ne serait qu’une mauvaise blague pour tous les personnages sadiens, vertueux ou vicieux. Sade ne pense jamais à cette liberté contradictoire, conditionnée par la société où on vit. Delbène dit : « ce qui fait, ma chère Juliette, que l’on éprouve du remords après une mauvaise action, c’est que l’on est persuadé du système de la liberté, et l’on se dit : “Que je suis malheureux de n’avoir pas agi différemment !” »84 Même si cet écrivain prisonnier qui se croyait innocent voulait toujours l’élargissement (ce qui n’est que trop normal), nous n’avons pas encore trouvé un passage où ce personnage emblématique chante la liberté métaphysique. Suite de la parole de Delbène : Mais si l’on voulait bien se persuader que ce système de la liberté est une chimère, et que nous sommes poussés à tout ce que nous faisons, par une force plus puissante que nous ; si l’on voulait être convaincu que tout est utile dans le monde, et que le crime dont on se repent est devenu aussi nécessaire à la nature, que la guerre, la peste ou la famine, dont elle désole périodiquement les empires, infiniment plus tranquilles sur toutes les actions de notre vie, nous ne concevrions même pas le remords […]. Tous les effets moraux […] tiennent à des causes physiques, auxquelles ils sont irrésistiblement enchaînés […] ; de certaines dispositions de nos organes, le fluide nerval plus ou moins irrité par la nature des atomes que nous respirons… par l’espèce ou la quantité de particules nitreuses contenues dans les aliments que nous prenons, par le cours des humeurs, et par mille autres causes externes, déterminent un homme au crime ou à la vertu, et souvent dans le même jour, à l’un et à l’autre.85 C’est un des passages les plus importants de l’œuvre de Sade, parce qu’il montre clairement que la division dualiste des vertueux et des vicieux ne veut rien dire au fond. On n’est essentiellement ni vertueux ni vicieux dans le sens ordinaire des mots, même s’il y a par hasard des actes vertueux ou vicieux. 84

Ibid., p. 190. Même Justine ne regrette pas son passé. Elle ne se souvient jamais de son enfance probablement heureuse ni de ses parents. Sur ce point, elle pourrait être quelqu’un de « philosophique ». Elle ne voit que ce qui est présent. Le passé dans le passé n’est presque jamais mis en question dans la narration. Cette absence du manque est un problème autrement important dans le monde sadien. Sade lui-même ne reproche que ce qui est visible : la potence et la prison. S’il est question de l’absence dans Aline et Valcour, c’est une absence présente en un sens : l’absence réciproque des amants malheureux. 85 Ibid., 190-191. Note de Michel Delon sur le mot nerval : « Nerveux signifiant alors fort, vigoureux, nerval est l’adjectif qui concerne les nerfs au sens moderne du terme. » (Œuvres III, p. 1391)


Sade réfute l’idée de la liberté au début de la première partie magnifiquement structurée de ce roman, avant de critiquer celles de l’égalité (Dorval) et de la fraternité (Noirceuil). Tous les dogmes imposants sont révoltants pour le marquis. Il faut dire que la liberté qui a le sens pour lui est la liberté infantile et corporelle, qui refuse les contraintes tout bonnement, mais nullement la liberté politique et métaphysique que les bien-pensants modernes chérissent. Par conséquent, la pensée du libre arbitre est le plus rusé de tous les dogmes, car elle est paradoxalement l’origine de toutes les obligations. C’est la peur de se faire opprimer qui fait penser à la liberté politique. En plus, la liberté moderne doit être accordée par l’État. Cet écrivain ne demande pas l’abolition de la loi pour la liberté, mais parce que la loi ajoute au goût de la transgression. Si on agissait comme on veut, il ne s’agirait jamais du libre arbitre. On n’y penserait jamais. La pensée de Sade est en un sens proche du jansénisme, comme Des Grieux, l’amant de Manon Lescaut, libertin passionné malgré lui. Il est vrai que le lecteur ne croit pas qu’il soit libertin en lisant ce roman. Mais nous avons déjà dit que Sade était considéré comme un criminel par la société par le public, mais ce n’était pas ce qu’il pensait. Le lecteur du roman Manon Lescaut ne voit pas un libertin dans le personnage de Des Grieux, parce qu’il lit l’histoire racontée par lui-même à la première personne. Ce n’eût été qu’un libertin aux yeux du public de l’époque. D’ailleurs, « malgré » est un mot-clé de la pensée sadienne qui n’a rien à voir avec la liberté, et qui correspond parfaitement à la dissertation développée là-dessus par Delbène. Alors Aline se suicide comme malgré elle. Elle veut être chrétienne irréprochable, mais on ne sait quelle pulsion physique l’emporte sur elle (nous ne parlons pas de la pulsion métaphysique de la mort). La vraie raison n’est pas claire. Peut-être aurait-elle pu agir autrement dans une situation différente, mais elle a fait ce qu’elle a fait dans les circonstances définies. C’est tout. L’héroïne dit dans la dernière lettre à Déterville : « Il ne me restait plus d’autres parties entre celui que je prends, ou celui d’être une créature infâme… était-il en moi de balancer ? »86. Aline choisit le suicide. Même si on se demande pourquoi elle se croit qu’elle doit être infâme, cette question restera sans réponse convaincante. C’est simplement ce qu’elle pense. Elle se croit infâme peut-être parce qu’elle a commis l’inceste involontaire. Et d’ailleurs, elle n’est pas libre de son choix. Le libre arbitre n’est qu’apparent ici. Si on ne comprenait pas bien que la liberté n’existe pas pour Sade — c’est un prisonnier réaliste qui savait bien qu’il n’était physiquement pas libre —, on n’arriverait jamais à le lire. Nous savons bien que la liberté est le seul gage pour les sadiens hypocrites pour leur défense de la

86

Aline et Valcour, p. 1097.


mauvaise lecture, mais nous n’y pouvons rien faire. Il suffit qu’ils arrêtent de le lire. Noirceuil donne un exemple du suicide à son tour : Les Siamois croient non seulement le suicide permis, mais ils pensent même que de se tuer soi-même, est un sacrifice utile à son âme, et que ce sacrifice lui vaut son bonheur dans l’autre monde.87 Cet exemple du suicide est autrement important pour la relativisation des valeurs, puisque, précisément, il parle du « bonheur dans l’autre monde » qui n’existe pas pour les libertins sadiens, dont Noirceuil lui-même. Il s’agit en premier lieu de relativiser coûte que coûte en recherchant la quintessence de la vérité humaine. Dans cette longue dissertation philosophique, Noirceuil donne des exemples de l’inceste, la prostitution, l’adultère, l’homosexualité, la zoophilie, le cannibalisme, et beaucoup de sortes de violence. Cela veut-il dire que le suicide est considéré comme un crime comparable à ces vices ? Probablement que oui. Mais Delbène à son tour met en parallèle le vol, la sodomie, la poltronnerie, d’une façon indifférente 88. Mais la poltronnerie, qui n’est pas punie par la loi, est-elle comparable au vol ou à la sodomie ? Il y a une sorte d’humour déconcertant dans cet arrangement. Sade souligne l’arbitraire des mœurs de cette façon. Le suicide est permis à ceux qui le veulent. Selon la logique de Zamé, si on interdisait le suicide, le nombre de suicidaires augmenterait à cause de l’attrait de ce caractère criminel. Même si on ne condamnait pas le suicide, il n’y aurait naturellement pas beaucoup qui désirent se tuer à tout prix. Le suicide ne doit donc pas être un seul problème vraiment sérieux comme Albert Camus affirme. Ce problème n’est pas trop important. (Il est bien possible que la philosophie elle-même ne soit pas trop importante…) Si Aline s’est donné la mort, ce n’est pas un modèle à imiter. Elle rompt la chaîne d’imitation89. Sade ne donne presque jamais de modèles à imiter en réalité, car il demande au lecteur de ne pas confondre l’imagination avec la réalité, et il veut que le jugement se prononce tout bas dans l’âme du lecteur bien réfléchi90. Il accentue même le 87

Histoire de Juliette, p. 346. Ibid., p. 256. 89 Juliette utilise très souvent le mot imiter. Elle ne cesse d’imiter les actes ignominieux des autres débauchés. 90 « Que la vicieuse est une femme, et qu’assurément si j’avais puni cette femme, ma pièce était détestable. Mais quoique impunie, qui est-ce qui voudrait lui ressembler ? Or, voilà l’art : il consiste non pas à punir le vice dans la comédie, mais à le peindre de telle sorte que personne ne veuille lui ressembler ; et étant ainsi, on n’a plus besoin de le punir. Sa condamnation se prononce tout bas dans l’âme de tous les spectateurs. » (26 mars 1783) (Sade, Lettres à sa femme, Actes Sud, 1997, collection Babel, p. 361) 88


caractère romantique de l’héroïne avec l’ironie sèche. Aline demande à Déterville juste après la mort de sa mère, mais avant le viol : « Maintenant, dites-moi, mon ami, si vous croyez qu’il y ait au monde une créature plus malheureuse que moi. » L’homme rationnel jusqu’au bout lui répond net : « Assurément, […] il y en a ; il s’en faut bien que votre sort soit désespéré »91. Aline mourra dans peu de temps.

Horreur de la raison Déterville a toujours raison. Il est irréprochable. S’il représente la raison de l’auteur, il est à la fois manipulateur du roman. Il est comme le détective qui laisse achever tous les crimes dans le roman policier. Ou bien, ce serait un photographe qui n’empêche pas le déclenchement de la tragédie spectaculaire pour sa déontologie. En un sens, il laisse mourir la présidente de Blamont et sa fille Aline, et conseille à Valcour d’imiter son amie. Et Aline le connaît. Peut-être les romanciers de ce siècle des Lumières connaissaient mieux le problème du genre romanesque qui n’était qu’imaginaire que ceux du siècle suivant. Ne serait-ce pas l’oubli d’une tradition romanesque qui a engendré le nouveau discours critique au dix-neuvième siècle ? Sade ainsi que Prévost ont intelligemment construit le roman sans s’expliquer, mais il souligne toujours le caractère fictif du monde imaginaire, tout en ne perdant pas la vraisemblance. L’héroïne du roman philosophique connaît l’horreur qu’est la raison analytique et descriptive, représentée ici par le personnage qui assiste à toutes les scènes, mais qui n’agit pas. Sade sourit cyniquement, mais gentiment à la fois, sous le masque de Déterville brave et stoïque. Déterville décrit toujours avec raison et précision dans la dernière lettre à Valcour la réaction d’Aline après la mort de sa mère. On a porté Aline dans sa chambre, livrée aux soins de sa chère Julie et du médecin… au bout d’une heure elle est revenue, et me trouvant au chevet de son lit, elle m’a demandé sa mère… elle m’a dit avec égarement que c’était moi qui la lui ravissais… que c’était moi qui l’empêchais de la voir, et qu’elle appelait au tribunal de Dieu de toutes les injustices que je commettais envers elle. Je l’ai pressée dans mes bras, elle s’en est arrachée, et s’y rejetant bientôt avec transport, elle m’a demandé mille pardons des reproches qu’elle m’adressait : elle m’a dit qu’elle n’était plus maîtresse de sa tête ; qu’elle savait bien l’affreuse perte qu’elle avait faite, mais que si je 91

Aline et Valcour, p. 1073.


l’aimais, je lui procurerais la douceur d’embrasser encore une fois sa tendre mère. En disant cela elle nous est échappée, et malgré les efforts de Julie, elle s’élançait infailliblement vers le cadavre qui venait d’être exposé dans un lit de parade, si heureusement Julie, au risque d’être renversée, ne lui eût opposé un rempart de son corps, ne l’eût saisie et reportée promptement sur son lit.92 C’est un passage inquiétant et étrange. Sade emploie souvent le discours indirect dans les lettres qui rapportent la mort de la présidente et d’Aline. Peut-être a-t-il appris cette méthode de l’Abbé Prévost. Si le discours direct était utilisé, l’effet frappant de ce passage diminuerait sensiblement. Pourquoi le marquis a-t-il inséré ce passage ? Seulement pour souligner le délire d’Aline ? Mais l’expression « elle appelait au tribunal de Dieu de toutes les injustices que je commettais envers elle » est trop forte pour arriver à cette conclusion innocente. Déterville dit : « elle m’a dit qu’elle n’était plus maîtresse de sa tête ». Mais comment peut-elle revenir tout d’un coup du délire pour prononcer cette observation objective ? D’ailleurs, elle refuse les caresses de Déterville. Et il parle de « reproches ». Mais est-ce le mot qu’elle a utilisé ? Étaient-ce vraiment des reproches ? Cet homme restait toujours à côté d’Aline et sa mère, mais il ne pouvait empêcher la tragédie. Il est possible que l’héroïne pense que c’est une faute passive de Déterville pour une part. Du moins le lecteur n’arrive-t-il pas à connaître le vrai sentiment d’Aline de ce moment-là par la narration rationnelle de Déterville. Mais l’impression un peu comique et en même temps cruelle que donne la parole « heureusement Julie, au risque d’être renversée » renforce le doute qu’Aline n’ait eu une aversion pour Déterville trop contemplatif et secrètement gai. C’est juste après la mort de l’héroïne qu’il écrit la lettre. Comment a-til pu écrire heureusement alors ? Cet humour noir met en relief à l’envers les souffrances inapaisables d’Aline. C’est l’art magnifique de Sade. Déterville restera tout de même le « meilleur ami » d’Aline jusqu’à la mort. Julie rapporte à Déterville : « Regarde les suscriptions de ces lettres », me dit-elle… Je les lis ; sur l’une était écrit : À mon meilleur ami. « Je gage, lui dis-je, que celle-là est pour M. Déterville. — Assurément… »93 92 93

Ibid., 1062-1063. Ibid., p. 1088, souligné par l’auteur.


L’adresse pour Valcour va être « À celui que j’idolâtrerai même au-delà du tombeau »94. Aline dit d’une manière touchante dans la dernière lettre à Déterville : Vous souvenez-vous de ces soirées charmantes, passées dans quelques-uns de nos hivers, à Paris, entre vous, ma mère, votre aimable famille et Valcour, où vous me disiez que ce serait moi qui vous survivrais tous, que c’était moi qu’était réservée l’épitaphe de la société ? Ce pronostic me désolait, vous vous le rappelez, comme il s’est heureusement démenti !… Oui, monsieur, je dis heureusement, c’est l’être qui, restant seul au monde, se trouve avoir à pleurer tout ce qu’il avait de plus cher que l’on doit regarder comme à plaindre… celui qui meurt l’est beaucoup moins, et connaissant votre sensibilité, voilà pourquoi je m’afflige infiniment plus pour vous que moi.95 Même si Aline est une suicidaire romanesque, elle connaît pleinement l’égoïsme qu’on reproche aux suicidaires. Elle meurt heureusement. Ce qui est important pour Sade avant tout est de reconnaître l’égoïsme. Celui qui ne reconnaît pas son égoïsme doit être hypocrite. Aline meurt comme un stoïque qui se permet de se suicider. Elle est sans doute beaucoup moins sotte que Mme de Tourvel des Liaisons dangereuses qui ne trouve pas le courage de se donner la mort, bien que toutes deux soient également victimes des préjugés selon la pensée sadienne. Mais ces héroïnes sont heureuses de disparaître. C’est le lecteur qui survit à Aline et doit la pleurer.

Égoïsme sadien

94 95

Ibid. Ibid., p. 1098.


Aline meurt pour Valcour. Et peut-être aussi pour Déterville. Elle laisse ses « petits ouvrages » et ses dessins à celui-là, et ses livres à celui-ci. Pour ce qui reste, elle veut qu’il soit partagé par les pauvres de son village et Julie. Mais même si Aline est apparemment généreuse, elle est égoïste au fond. Ce romancier n’a presque jamais fait de personnages parfaitement aimables96. Si la présidente de Blamont fait l’aumône dans ce roman, la description est ironique. Ce qui est le plus choquant dans un roman comme Histoire de Juliette est probablement d’abord le refus total de la bienfaisance. Mais Sade qui appréciait Tobie généreux détestait simplement le masque maniéré des bienfaiteurs. S’ils sont conscients qu’ils font de bonnes œuvres pour leurs propres plaisirs, le marquis n’a rien à dire contre eux. Aline dit dans sa dernière lettre à Déterville : « je dispose de bien peu de choses, mais au moins personne ne peut m’enlever ce qui est à moi »97. Ailleurs dans l’Histoire de Juliette, un voleur Dorval dit qu’« il ne saurait y avoir aucune propriété légitimement établie »98. Il semble parfois dans l’œuvre sadienne que le vicieux soit plus juste que le vertueux. Nous devons naturellement penser que c’est un piège intellectuel. Noirceuil dit : « Analysez telle belle action qu’il vous plaira, et vous verrez si vous n’y reconnaîtrez pas toujours quelque motif d’intérêt : le vicieux travaille dans les mêmes vues, mais avec plus de franchise, et n’en est par là que plus estimable »99. Quant au roman Aline et Valcour, l’intérêt personnel, qui n’est pourtant qu’affectif, que porte Mme de Blamont vertueuse dans les bonnes œuvres est évident. Cette pensée ironique est embarrassante, mais il ne faut pas perdre de vue l’essentiel qu’est la relativisation des valeurs. Noirceuil montre que la vertu est vicieuse parce que c’est une jouissance égoïste de même que le vice : « je soutiens seulement que tant que la vertu est jouissance, non seulement elle est vicieuse, […] mais qu’elle est faible, et qu’entre deux jouissances vicieuses [la vertu et le vice], je dois me déterminer pour la plus vive. »100. Noirceuil philosophe ne parle que de son choix. Si la présidente de Blamont et Aline préfèrent sincèrement au vice la vertu qui n’est qu’une jouissance faible et égoïste, elles peuvent et même doivent la choisir comme leur principe de vie. C’est précisément la pensée de Sade. Nous nous souvenons que le premier conseil de Delbène à Juliette était de lire Spinoza101. D’ailleurs, le premier principe de Sade est la maxime rabelaisienne, FAIS CE QUE VOUDRAS sans limites. Si quelqu’un fait l’aumône, il ne doit pas se 96

Nous pouvons citer comme exceptions rares Zamé dans Aline et Valcour et l’avocat M. S*** dans Justine. 97 Aline et Valcour, p. 1098. 98 Histoire de Juliette, p. 285. 99 Ibid., p. 307. 100 Ibid., p. 308. 101 Ibid., p. 195.


sentir obligé par les conventions sociales, mais il doit agir selon sa propre volonté. C’est l’art sadien pour vivre heureux. Il est toujours question du bonheur. Tant que la bienfaisance reste une obligation, on n’en sera jamais heureux. Noirceuil parle d’un homme généreux qui donne cent louis à quelqu’un qui souffre : Dites-moi donc, maintenant, ce que je dois à un homme qui n’a travaillé que pour lui ? Parvinssiez-vous à me prouver qu’il n’a eu que l’homme qu’il oblige en vue, en agissant comme il l’a fait, que son action est secrète, qu’elle n’éclatera jamais, qu’il ne peut avoir eu aucun plaisir à donner ces cent louis, puisqu’il est au contraire dérangé par ce don ; et qu’en un mot, son action est tellement désintéressée, qu’on n’y peut démêler l’égoïsme ; à cela, je vous répondrai d’abord que c’est impossible, et qu’en analysant bien l’action de ce bienfaiteur, nous y démêlerons toujours, pour son compte, quelque jouissance secrète qui diminuera le prix.102 Sade déteste simplement l’hypocrisie et le prétexte moral du bienfaiteur. Il souligne subrepticement l’égoïsme d’Aline qui veut laisser une part de sa propriété aux pauvres. Mais même si elle n’est pas une femme parfaite, qu’importe. Sade ne nous donne pas d’illusions. Aline meurt pour Valcour, Déterville et le lecteur. Le sacrifice de l’héroïne aurait quelque chose de réel pour les personnages imaginaires. Ils vont choisir la carrière de la vertu en gardant la mémoire de leur amie. Mais nous qui nous trouvons à l’extérieur de l’univers de roman ne confondons pas l’imagination et la réalité. Quelle est la force de l’imagination sadienne pour nous ? C’est au fond une consolation — inquiétante malgré tout. Aline écrit à Valcour : Non, mon ami, ne me plains pas, ne me plains pas ! te dis-je ; songe au peu que tu perds, pense à ce que tu peux retrouver… à ce qui t’attend au sein de l’Éternel ; mais, pour mériter cette fin céleste, ne te dérobe point au monde, Valcour, fait pour en être l’ornement ; je ne te condamne point à l’abandonner ; je n’exige de toi que de continuer d’y vivre honnête ; plus son séjour nous offre d’occasions de chutes… plus il est beau de n’y montrer que des vertus ; il est, au milieu de ce monde pervers, une solitude profonde… c’est le cœur de l’homme sage… il y descend, il s’y recueille, il y trouve des forces pour résister à la corruption. Que mon image l’embellisse, cette solitude que je t’exile ! fais-l’y régner sans cesse, mon 102

Ibid., p. 360.


ami, j’ai encore assez d’orgueil pour croire qu’elle servira de rempart au vice, et que jamais rien de honteux ne saurait pénétrer au sanctuaire érigé à cette image chérie.103 On n’y trouve pas la puérilité propre au roman sentimental, puisqu’Aline parle de son orgueil et condamne Valcour à la solitude. Si ce roman nous paraît plus réaliste que d’autres romans sentimentaux, c’est qu’il montre l’égoïsme étrangement consolant. Si l’histoire de Manon Lescaut admirée par Sade est un grand roman qui montre la vérité du sentiment, c’est à cause de la narration — non forcément égoïste, mais très subjective — de Des Grieux, laquelle dissimule le sort de Manon qui est en réalité toujours plus malheureuse que le héros. Le regard de Prévost est à la fois gentil et perçant pour ces deux personnages. Mais Prévost lui-même ne se montre pas dans la narration. L’ambiguïté est dominante dans ce roman. Si Des Grieux dit que Manon est infidèle, c’est une plainte malgré lui, il ne veut pas du tout faire croire à son interlocuteur (l’homme de qualité), voire au lecteur du roman, qu’elle soit vraiment inconstante. Sade a appris cette rhétorique à l’envers. Le narrateur dit ce qu’elle pense, mais cela ne veut pas dire qu’il désire convaincre le lecteur. Un lecteur qui ne sait que faire la distinction nette entre le vrai et le faux n’arrivera pas à comprendre cette rhétorique. Le marquis a dû être charmé par cette narration complexe. La parole du narrateur est vraie, mais elle ne reflète qu’une émotion passagère. Les grands romanciers de ce siècle, dont la plupart sont relativement méconnus, nous montrent la vérité qui nous soulage tout en nous troublant. S’ils nous consolent, c’est parce qu’ils sont philosophiques. Cela veut dire qu’ils nous dessillent les yeux sans nous donner de moralité. Ils nous montrent la nudité ambiguë de l’être humain. Leur discours n’est pas artificiellement cohérent. En commençant par Crébillon qui a laissé beaucoup de romans inachevés, ils nous montrent d’abord des détails intéressants. Ils ne s’expliquent pas, ils ne veulent pas se faire comprendre à tout prix, comme les personnages romantiques dans le sens prosaïque du mot. Ils voulaient nous montrer avec une philosophie l’ambiguïté vraie de l’être humain.

103

Aline et Valcour, pp. 1103-1104.


Corps imaginaire Si nous utilisons le mot nudité, ce n’est pas forcément une métaphore. Nous parlons du romancier plus ou moins libertin. L’Histoire de Juliette commence précisément par la critique de la pudeur pour la nudité. Voici la première scène du roman qui décide son ton. C’est Delbène qui parle à Juliette : Vous rougissez, petit ange, je vous le défends ; la pudeur est une chimère ; unique résultat des mœurs et de l’éducation ; c’est ce qu’on appelle un mode d’habitude ; la nature ayant créé l’homme et la femme nus, il est impossible qu’elle leur ait donné en même temps de l’aversion ou de la honte pour paraître tels. Si l’homme avait toujours suivi les principes de la nature, il ne connaîtrait pas la pudeur, fatale vérité qui prouve, ma chère enfant, qu’il y a de certaines vertus qui n’ont d’autre berceau que l’oubli total des lois de la nature ; quelle entorse on donnerait à la morale chrétienne, en scrutant ainsi tous les principes qui la composent. Mais nous jaserons de tout cela. Aujourd’hui parlons d’autre chose, et déshabillez-vous comme nous.104 C’est un roman pornographique avant d’être philosophique. Une première scène saphique de ce roman suit immédiatement ce passage. Nous ne devons pas penser que la philosophie soit a priori supérieure à la pornographie lorsque nous parlons de Sade. Il faut mettre en cause cette hiérarchie culturelle qui nous paraît évidente, pour comprendre la vraie valeur de ce romancier qui voulait anéantir tous les préjugés. S’il nous montre l’animalité de l’être humain, c’est pour une part pour nous débarrasser de certaines valeurs humaines sévèrement imposées. Nous ne considérons pas forcément « le roman philosophique » Aline et Valcour comme une œuvre meilleure que ses autres 104

Histoire de Juliette, pp. 182-183. La Nouvelle Justine, ou les Malheurs de la vertu, suivie de l’Histoire de Juliette, sa sœur est un roman, mais nous pouvons traiter d’Histoire de Juliette comme un roman plus ou moins indépendant, car Sade lui-même dit dans l’« Avis » inséré au début d’Histoire de Juliette : « Les deux ouvrages, quoique se liant ensemble, se vendent séparément. » (Histoire de Juliette, p. 180) Par conséquent, il n’est pas abusé de dire que cette scène se situe au début de roman. Il faut sans doute souligner que ce passage est pour une part fidèle au début de la Genèse. Sade anéantit le critère du bien et du mal dans cette œuvre. Et en effet, Adam et Ève ne rougissaient pas avant de connaître le bien et le mal : « Adam et sa femme étaient alors tous deux nus, et ils n’en rougissaient point. » (Gn 2.25) ; « Mais c’est que Dieu sait qu’aussitôt que vous aurez mangé de ce fruit vos yeux seront ouverts, et vous serez comme des dieux, en connaissant le bien et le mal. » (Gn 3.5) Mais pour Sade, il faut au contraire ouvrir les yeux pour savoir qu’il n’y a ni le bien ni le mal absolus. On pourrait penser que ce péché n’était pas originel, mais causé par le goût de l’infraction que Sade déteste. Il se peut que la connaissance du bien et du mal soit pour le marquis le « préjugé originel ».


romans pornographiques, bien que nous soyons sûr que la vraie intention de l’écrivain a été imprimée dans ce roman vertueux. Pourquoi le roman pornographique Histoire de Juliette commence-t-il par refuser la pudeur ainsi ? C’est parce qu’elle censure les détails du corps. Elle ne cache pas tout, mais seulement une partie. La volonté de tout dire, tout détailler à celle de tout montrer. Si on cache seulement une partie du corps, l’ambiguïté du corps est dissimulée. Sade déclare au début de ce roman qu’il ne cache rien, et recommande au lecteur de débarrasser de ses préjugés obscurs en lui disant « déshabillez-vous comme nous ». Si la pornographie a une valeur incontestable dans la littérature, c’est qu’elle montre le corps humain tout nu. Elle le dévoile, mais elle ne le donne pas. C’est un lieu où on peut mettre « l’humanité » en cause, même si tous les pornographes n’en profitent pas de la possibilité. En plus, la pornographie donne au lecteur des effets physiques, s’il n’est pas quelqu’un que les obscénités n’échauffent jamais. Elle suggère que la pensée humaine est physique, ce que la culture officielle doit nier à tout prix, et pourtant une évidence pour Sade. Ce genre de roman fait remarquer clairement par ce moyen les sphères de l’imaginaire, qui ne manque pas de contaminer le réel. La pornographie de Sade est une épreuve imposée au lecteur vicieux pour mieux faire la distinction entre les deux domaines. Delbène insiste sur la distinction de l’imaginaire et du réel dans la première dissertation philosophique de l’Histoire de Juliette. Il faudrait par hasard que le lecteur devienne quelqu’un qui n’est pas excité par les obscénités, si c’était possible. Nous citerons ici une scène importante insérée au milieu de la narration lubrique de Juliette pour souligner la distance encre l’imaginaire et le réel dans le roman pornographique de Sade. C’est cette héroïne qui parle à la première personne dans ce roman, mais des scènes racontées à la troisième personne sont quelquefois intercalées, dont l’intention de l’auteur ne semble pas trop claire au premier abord. Le « marquis » sans nom qui écoute l’histoire interrompt la narratrice, et lui exige plus de détails minutieux, comme d’habitude dans l’œuvre de ce romancier. « Soit, dit Mme de Lorsange [Juliette], j’aurai soin cependant de ne tracer que des débauches les plus singulières, et pour éviter la monotonie, je passerai sous silence celles qui me paraîtront trop simples… — À merveille », dit le marquis, en faisant voir à la société un engin déjà tout gonflé de luxure ; « mais songez-vous à l’effet que ces récits peuvent produire en nous, voyez l’état où me met leur simple promesse… — Eh bien ! mon ami, dit cette femme charmante, ne suis-je pas tout entière à vous ? Je jouirai doublement de mon ouvrage, et comme l’amour-propre est toujours


pour beaucoup chez les femmes, vous me permettrez d’imaginer que dans l’embrasement que j’aurai produit, si quelque chose est pour mes tableaux, bien plus encore sera pour ma personne. — Il faut que je vous en convainque tout de suite, dit le marquis très ému », en entretenant Juliette dans un arrière-cabinet, où tous deux restèrent assez de temps pour se livrer aux plus doux plaisirs de la luxure.105 Sade nous dérobe le corps imaginaire de Juliette charmante dans ce passage. C’est Juliette constamment affamée du plaisir charnel qui jouit doublement de son « ouvrage », mais ce n’est pas le lecteur. Il ne peut être excité par la description sans pouvoir admirer le corps de la jolie héroïne. Ce n’est pas juste. Comment ne peut-on pas y voir le ricanement malicieux de Sade ? En plus, Juliette a même recouvré de la pudeur pour se cacher dans l’arrière-cabinet pour ses ébats, comme si elle était honteuse du regard du lecteur. Peut-être ne trouve-t-on pas de pareils passages qui engendrent la déception chez le lecteur vicieux dans d’autres romans pornographiques de ce siècle. Mais le premier but de Sade est de causer la désillusion auprès du public et de faire disparaître toutes les chimères. Comme nous avons déjà expliqué plus haut, le suicide d’Aline a un effet plus ou moins sensible à l’enlèvement de Juliette par la narration. Sade nous montre que les personnages n’existent pas réellement à la fin du roman d’Aline infiniment plus modéré que le roman de la lubrique Juliette. Si Déterville donne l’ordre à Valcour et à nous de nous suicider et de ne plus apparaître devant ses yeux, c’est une exhortation de quitter « ce monde pervers » qu’est la littérature. C’est un point très important. « Lis, et meurs » voudrait dire « Sors du livre, et ne l’oublie pas ». Aline disait : « pleure sur ma faute, et ne l’imite pas ». Cette conjonction est significative. Elle montre la coexistence du réel et de l’imaginaire, bien qu’ils soient distincts. Ils ne s’excluent pas l’un de l’autre. Si l’imaginaire n’existe pas réellement, n’empêche qu’il est vrai. Les ordres « pleure sur ma faute » et « meurs » concernent le monde imaginaire, tandis que les mots « lis » et « ne l’imite pas » sont destinés au lecteur réel pour une part. Aline aurait pu bien dire à son amant « pleure sur ma faute, mais ne l’imite pas » ou « pleure sur ma faute, et meurs ». Dans ces cas-là, la logique serait plus compréhensible, conviendrait mieux à l’attente du lecteur. Mais ces mots ne suggéreraient pas l’existence du réel à l’extérieur du roman. Il y a une sorte d’indifférence frappante dans la parole « pleure sur ma faute, et ne l’imite pas ». Cette indifférence montre l’existence distincte du personnage imaginaire qui n’est pas réelle, 105

Histoire de Juliette, p. 273.


mais vraie tout de même. Elle est vraie comme ce qui est imaginaire, car le personnage réel ne prononcerait peut-être pas cette phrase. Aline l’écrit parce qu’elle sait que le lecteur réel ne l’imitera pas. Le suicide d’Aline n’a au fond rien à voir avec le lecteur qui regrette l’héroïne comme un personnage lointain dont il ne peut même pas apercevoir le corps. Et Déterville aurait dit à son tour : « lis, mais ne l’imite pas », ce qui est sans doute plus compréhensible que le mot prononcé : « lis, et meurs ». Mais ils ne parlent pas comme des personnages romanesques. Ces personnages du roman théâtral attendent le lecteur. Quand l’ami du héros dit « si jamais, quoi qu’elle te conseille, le monde te revoit après une telle perte, je dirai : Valcour n’était pas digne d’Aline, il ne l’est plus de Déterville », il nous interdit d’être épris par le vice décrit dans cet univers, bien que nous l’ayons connu dans ce livre. Celui qui connaît de tous les vices et ne les pratique pas est digne du vrai qui fait la distinction entre l’imaginaire et le réel. Il faut que lecteur coupe le lien avec le monde imaginaire ignoble et qu’il n’y retourne plus. C’est le sens de la parole d’Aline « Et ne l’imite pas », qui suggère la contiguïté de ces deux univers, et qui n’est pas « Mais ne l’imite pas », qui oblige au lecteur de rester dans l’imaginaire. Et Déterville, la raison de l’auteur, veut tuer le c ôté romanesque du lecteur qui est intrus dans le monde imaginaire en lui disant « lis, et meurs ». Sade dit dans l’Idée sur le roman concernant le dénouement sur le roman : « Une fois au dénouement, qu’il soit naturel, jamais contraint ; je n’exige pas de toi, comme les auteurs de l’Encyclopédie, qu’il soit conforme au désir du lecteur ; quel plaisir lui reste-t-il quand il a tout deviné ? »106 L’auteur fait le dénouement précisément contre le désir du lecteur, mais tout à fait naturel. Sade chasse le lecteur du monde imaginaire tout en lui souhaitant : « Qu’Aline vertueuse nourrisse toutes les pensées de ta vie. Si elle n’existe pas réellement, elle est vraie ». C’est l’utilité du roman de Sade. Seul le lecteur du roman peut ne pas oublier Aline. Le souvenir de cette héroïne va être une certaine réalité corporelle particulière à chaque lecteur. En effet, il y a une sorte d’analogie ambiguë entre le roman et le monde réel. Sade était soucieux de la vraisemblance. Même si le roman n’est qu’un roman au fond, cette vraisemblance accentue l’image d’Aline qui embellit la solitude de Valcour et du lecteur. La seule cohérence de la pensée de Sade est la relativisation sans une dose de moralité. Il espérait sans jamais sermonner que beaucoup de lecteurs choisiraient le parti sage. Ce n’est pas

106

Idée sur les romans, p. 47, souligné par l’auteur. Note de Michel Delon : « Marmontel, dans l’article Dénouement, demande pourtant que celui-ci soit imprévu, mais il note que les connaisseurs tendent à prévoir les situations et admet surtout que “le dénouement le plus parfait” peut être “celui où succombe le crime et où l’innocence triomphe” » (Les Crimes de l’amour, p. 422).


douteux. Comment voulez-vous qu’un écrivain vicieux ait écrit ces romans superbes ? Cela n’est pas possible. Nous avons examiné la signification du suicide d’Aline dans ce chapitre. Nous allons nous éloigner de ce couple vertueux pour le moment, afin de mettre en relief la distance de l’imaginaire et du réel dans l’univers sadien, et puis nous envisagerons la réaction de Valcour pour la mort de son amante. Nous parlerons enfin de la théâtralité de ses romans en traitant principalement de l’Histoire de Juliette.


III La survivance imaginaire — Décision de Valcour —

Communication physique L’absence de corps des personnages pour le lecteur montre bien l’érotisme sadien, qui veut dire la pensée particulière au corps. Elle est reconnue par les personnages, mais non pas forcément par les lecteurs. Comme l’éros veut dire amour, cet érotisme montre que toutes les pensées se lient essentiellement à l’amour particulier. L’érotisme de Sade est la philo-sophie, volonté de tout savoir, de dépasser physiquement l’innocence. C’est la philosophie de Juliette. La zoophilie la repousse un peu dans la quatrième partie de son histoire (composée de six parties), bien qu’elle ait déjà connu presque tous les écarts sexuels (mais combien y en a-t-il précisément ?)107 : Je n’avais pas fini, que le gros dogue, accoutumé sans doute à ce manège, vint farfouiller sous mes jupes. « Ah ! voilà Lucifer en train, dit Olympe en riant : Juliette, déshabille-toi ; livre tes charmes aux libidineuses caresses de ce superbe animal, et tu verras combien tu en seras contente. » J’accepte… et comment une horreur m’eût-elle révoltée, moi, qui journellement, les recherchais toutes avec tant de soin. On me place à quatre pattes au milieu de la chambre ; le dogue tourne, me flaire, lèche, monte sur mes reins, et finit par m’enconner à merveille, et me décharger dans la matrice ; mais il arriva quelque chose d’assez singulier, son membre grossit tellement dans l’opération, qu’il n’essayait de le retirer qu’en me faisant des douleurs énormes. Le drôle alors voulut recommencer, on décida que c’était le plus court : une seconde décharge l’ayant effectivement affaibli, il se retira après m’avoir deux fois arrosé de son sperme.108

107

Est-ce qu’on a oublié que, si Krafft-Ebing a énuméré les écarts sexuels, il les a puisés dans les romans de Sade ? Pourquoi ne lui a-t-on jamais reconnu la qualité de bon anthropologue ? 108 Histoire de Juliette, pp. 849-850. Ce passage est très important. Sade déconseille subrepticement la zoophilie en disant qu’elle est douloureuse. Il ne faut pas perdre de vue ces détails qui causent à Juliette des troubles physiques. Par exemple, presque personne ne rend Justine enceinte dans ce roman, mais elle est obligée d’avorter après l’inceste avec son père putatif. La grossesse est la première chose gênante pour elle, bien qu’elle ne prenne pas de précaution. Il ne faut pas ignorer l’intention morale de Sade. S’il ne sermonne jamais, c’est parce que la nature ne prêche pas.


Juliette se prostitue à un chien à quatre pattes comme une chienne, et elle se vantera de cette expérience après. C’est le cynisme à la lettre : « Mais une femme peut très bien se livrer à un gros chien, dit le roi. — Assurément », répondis-je, de manière à faire croire que je connaissais cette fantaisie. »109 La candeur perfide, étrange et bête de Juliette est toujours adorable. C’est le charme de ce roman. Elle disait dès la première partie : « J’aime mieux ne pas être pure, et sentir ces légères atteintes ; j’aime mieux m’être livrée au vice, que de me trouver stupidement tranquille au sein d’une innocence que je déteste… »110. Elle veut tout savoir physiquement. Sa philosophie est celle de l’impureté. Mais si elle connaît tout et dit tout, le lecteur n’arrivera pas à tout connaître d’elle. Ce propos doit sonner étrange parce que Juliette n’existe que dans ce roman. Logiquement, si le lecteur lisait tout le roman et comprenait tout, il devrait tout savoir de l’héroïne enfermée dans le livre. On ne pourrait mieux faire. Mais cet écrivain démystificateur nous apprend que le corps de la fille charmante n’est pas disponible. C’est ici où Juliette est vraiment rebelle au niveau de la littérature. Elle parle à la première personne, mais elle ne s’approche pas de nous. La narration est détournée du lecteur. Elle parle devant le « marquis », le « chevalier » et Justine comme s’ils étaient sur scène. Et c’est exclusivement Juliette qui fait l’expérience de tout, mais ce n’est pas le lecteur, qui ne fait que l’expérience de lecture. Grâce à cette condition, Juliette peut faire parade de ses impudicités que le lecteur ne fera pas. La littérature montre ici malgré elle que la pensée n’est pas l’essence privilégiée d’une personne, puisque l’expérience de Juliette est d’abord corporelle. Si la pensée est liée au corps, l’absence de corps veut dire l’incommunicabilité essentielle des pensées et des sentiments. La pensée liée au corps doit englober le senti dans le principe du physique. Les mots écrits ne sont pas suffisants pour montrer la pensée liée au corps. La pensée sciemment conçue ne montre que le résultat d’un certain raisonnement. Mais on ne peut vraiment ni vouloir ni sentir. La pensée vient par un certain choc physique. Sade utilise beaucoup d’interjections qui sont hors du registre du langage descriptif surtout dans l’Histoire de Juliette. On pourrait dire que la littérature du dixhuitième siècle employait relativement plus d’expressions interjectives que nous, mais le blasphème spontané est propre à ce romancier. Les mots comme « Foutre ! », « Sacredieu ! », ou simplement « Ah ! », témoignent le choc physique. On n’arrivera jamais à prouver que ces mots sont dénués de pensée. Ces mots qui n’ont guère de sens,

109 110

Ibid., p. 1068. Ibid., p. 358.


mais expriment quelque chose d’ambigu suggèrent la corporalité de la pensée 111. Et ces jurons sont souvent prononcés dans l’orgie sexuelle dans ce roman pornographique. Qu’est-ce qui cause le choc physique ? C’est ce choc physique qui déclenche le mécanisme de la communication. La sensation la plus importante qui encourage la communication est probablement le toucher pour Sade éthologiste qui anticiperait un Desmond Morris. C’est peut-être pour cela qu’il est obsédé par les descriptions de tourments physiques et d’actes sexuels. Si Aline refuse la caresse de Déterville, elle ne veut essentiellement pas communiquer avec lui. Et puis, la vue affectera les sensations. Le regard est le premier moyen de contact corporel. Nous allons reprendre un schéma important de Sade : moyen pour transmettre la pensée corporelle est les « larmes » pour les vertueux et le « foutre »112 pour les vicieux. Cette sécrétion n’est pas contrôlée par la raison humaine, donc elle exprime la pensée primaire qui n’est pas transmise par la parole. Mais comment les amants séparés peuvent-ils communiquer leurs vraies pensées en premier état ? Aline écrit à Valcour dans sa lettre antépénultième : Je crains que vous me trouviez sombre… Cette teinte lugubre éclate malgré moi ; elle noircit tout ce que je pense et tout ce que j’imagine ; je crois l’éclaircir un instant, lorsque je vous parle, et sur les traits que ma main trace, le chagrin coule malgré moi ; des larmes viennent effacer mes lignes à mesure que je les écris…113 111

Nous soutenons que l’emploi d’interjection de Sade est beaucoup moins vulgaire que celui de Restif de la Bretonne dans L’Anti-Justine par exemple. 112 Le sperme d’homme est le liquide émis de la vulve de la femme n’étaient pas distingués à l’époque. Sade nous donne une opinion scientifique sur le « foutre ». Il faut que le sperme soit mélangé avec la sécrétion vaginale pour faire un enfant. EUGÉNIE : [C]ette définition m’explique en même temps le mot foutre que je n’avais pas d’abord bien compris. Et l’union des semences est-elle nécessaire à la formation du fœtus ? MME DE SAINT-ANGE : Assurément, quoiqu’il soit néanmoins prouvé que ce fœtus ne doive son existence qu’à celui de l’homme, élancé seul sans mélange avec celui de la femme, il ne réussirait cependant pas ; mais celui que nous fournissons ne fait qu’élaborer, il ne crée point, il aide à la création sans en être la cause ; plusieurs naturalistes modernes prétendent même qu’il est inutile, d’où les moralistes, toujours guidés par la découverte de ceux-ci, ont conclu, avec assez de vraisemblance, qu’en ce cas l’enfant formé du sang du père ne devait de tendresse qu’à lui. Cette assertion n’est point sans apparence, et, quoique femme, je ne m’aviserais pas de la combattre. (Sade, La Philosophie dans le boudoir, in Œuvres III, Bibliothèque de la Pléiade, p. 24.) Nous faisons des réserves sur la question du sexisme du marquis, mais nous pouvons au moins dire qu’il n’aimait pas la mère. 113 Aline et Valcour, p. 1035.


Aline répète « malgré moi » deux fois dans ce court passage où elle écrit qu’elle pleure. Elle ne peut penser ce qu’elle veut vraiment penser à cause des larmes qu’elle ne peut maîtriser. Mais c’est la sécrétion qui s’exprime malgré elle qui est ici l’essence de la pensée corporelle. Le corps pense avant que la pensée ne pense. Julie écrit à Déterville à son tour au début de son unique lettre recueillie dans le roman (on publie rarement des lettres écrites par les ouvriers), qui rapporte le suicide d’Aline : J’exécute vos ordres et ceux de ma maîtresse ; puissent être lus de vous de tristes caractères, que mes larmes effacent à mesure que ma main les écrit. Vous exigez des détails, quelques douloureux qu’ils soient, j’obéis.114 Le lecteur ne peut lire que le livre imprimé, il n’arrive jamais à voir ni les caractères tremblés ni les taches de larmes. Les détails qui nous sont donnés sont dénués d’essentiel. La communication par le roman ne peut pas être suffisante. Sade montre ce fait, et pourtant, il recherche une façon de communiquer avec les mots imprimés en même temps. Si la première passion de Sade en tant qu’homme de lettres était le théâtre, ce n’est guère étonnant, parce que le théâtre montre le corps et la parole en même temps. Dire que Sade était plein d’imaginations est une interprétation moderne. Il a dû inventer beaucoup de détails pour faire la compensation de l’absence corporelle dans le roman. Le roman de Sade doit être un défi pour dénuder le corps et les sentiments, tandis que le théâtre ne peut normalement pas exhiber la nudité du corps d’une façon convenable, encore à notre époque au moins. Mais la priorité du roman se trouve contre toute attente dans la corporalité incommunicable par le langage, que Sade souligne par l’enlèvement du corps de Juliette par le « marquis ». C’est le principe de la vraisemblance démystifiante, qui montre le vrai du doigt, mais ne le réalise pas. Les « larmes » et le « foutre » que le lecteur n’aperçoit pas cachent la signification insuffisante pour lui à jamais. Sade sait que même la parole écrite donne des impressions physiques, mais le roman était probablement un genre moins efficace que le théâtre pour lui, comme d’autres écrivains de ce siècle pensaient. Mais Sade veut s’approcher du théâtre avec le roman. Les romans pornographiques du marquis sont théâtraux, où l’orgie est décrite comme un spectacle inondé du « foutre », du sang et des larmes. L’auteur essaie de représenter coûte que

114

Ibid., p. 1079. Il nous semble que ce que dit Julie n’est pas logique, puisque ce n’est que le début de la lettre.


coûte le théâtre imaginaire dans l’Histoire de Juliette. Tout est spectacle divertissant pour Juliette, et le théâtre principal est son corps : Singulièrement échauffée de ce spectacle, j’encourageais les acteurs, et les déterminais à changer de supplice. Par mon conseil on la frotte [Mme de Noirceuil] d’esprit-de-vin, on y met le feu ; elle a l’air un instant de ne former qu’une flamme, et quand la matière s’éteint, son épiderme entièrement brûlé la rend horrible à regarder. On n’imagine pas les louanges que cette cruelle idée me valut.115 Ici, Juliette est à la fois spectatrice, metteur en scène et souffleuse. L’aventurière était une comédienne qui répétait et un théâtre charnel où on jouait. La scène fut aussi longue, que les tableaux étaient recherchés ; les trois libertins déchargèrent, et la pauvre Noirceuil ne se tira de leurs mains que meurtrie de coups. D’Albert, en perdant son foutre, lui avait tellement mordu un téton, qu’elle était couverte de sang. Imitatrice de mes maîtres, et parfaitement foutue par deux des gitons, j’avoue que j’avais de même étonnamment déchargé ; rouge, échevelée comme une bacchante, je leur parus délicieuse au sortir de là ; Saint-Fond surtout, ne cessait de m’accabler de caresse… « Comme elle est bien ainsi, disait-il, comme le crime l’embellit », et il me suçait indistinctement sur toutes les parties de mon corps.116 Le corps de Juliette un théâtre à deux sens. Elle regarde les acteurs pour les imiter quand elle est spectatrice. Et elle regarde son corps comme celui de quelqu’un d’autre, en les imitant en tant que comédienne. Elle est surprise de son propre corps indomptable. Telle Aline qui s’afflige malgré elle, Juliette jouit malgré elle. La supériorité se trouve toujours dans le corps 117, qui se lie toujours avec la tête. Elle jouit doublement en regardant sa propre personne, voire le corpus raconté. Si l’érotisme représente la pensée propre à chaque corps, il doit d’abord être l’auto-érotisation avant le narcissisme. Les jouissances de Juliette sont particulièrement intérieures. Les 115

Histoire de Juliette, p. 377. Ibid., p. 376. 117 Je répète que c’est par exemple Clairwil qui agit avec sang-froid dans ce roman. Quoi qu’elle dise, Juliette n’arrive jamais à l’état d’esprit des autres libertins sadiens. Elle est toujours excitée, elle n’agit que par les pulsions. 116


« gitons » qui n’ont pas de nom ne sont que des facteurs, véhicules des plaisirs presque onanistes. Le regard introverti de Juliette influe sur le désir de Saint-Fond à son tour. L’héroïne va tout de suite jouer un autre rôle au sortir d’un acte. Elle ne peut jamais sortir du théâtre charnel de la cruauté qui est son propre corps. Le lecteur est choqué de lire ce passage. Il crie à la comédienne qui ne le regarde ni ne l’écoute : « Mais Juliette, ce n’est pas un spectacle ! Mme de Noirceuil est réellement torturée devant tes yeux ! » Mais c’est Juliette qui a raison, et le lecteur a tort. Il faut lire ce roman comme si on regardait un spectacle. La joie étrangement innocente de Juliette devant l’horreur cruelle est le principe de joliesse, ennemie de la beauté118. La jolie fille bête s’extasie en voyant l’agonie de la belle sotte défigurée, comme si ce n’était pas de la réalité. L’héroïne est une comédienne qui joue le r ôle de la spectatrice de théâtre érotique en même temps. Elle joue dans la salle comme une actrice et une spectatrice à la fois, mais la salle fait partie du théâtre. Le lecteur peut y participer, mais il n’est jamais autorisé de regarder le corps de Juliette. Il n’y a pas de lumière dans le théâtre, la scène et la salle sont indistinctes. C’est le théâtre de la masturbation, décoré par l’ambiguïté de la nudité du corps de Juliette.

Le théâtre de la masturbation La narration de Juliette est étrangement charmante, puisqu’elle met en relief la distance entre l’imagination et la réalité, c’est-à-dire la théâtralité du roman. Tout n’est que spectacle ici. Cette pièce de théâtre obscène est inconcevable sur la scène. Elle doit être fermée dans un livre dont le corpus est le corps narré de Juliette. Cette héroïne représente ses actes d’amour sans une once d’amour en exhibant son corps à tous les personnages dans l’univers du roman. Voici la scène de la première « fouterie » de Juliette avec des hommes, laquelle s’était déjà habituée à la masturbation et au lesbianisme. « Elle a le plus joli cul du monde » dit le grand vicaire dès qu’il m’eut vue toute nue ; et des baisers… des attouchements couvrirent aussitôt mes fesses, puis passant une de ses mains sur ma motte, l’homme de Dieu tâchait que son membre pût frotter assez hermétiquement mon derrière, pour en être lubriquement chatouillé : bientôt il y pénètre sans peine, et dans le même 118

« L’amour du Beau, c’est l’horreur du Joli » Villiers de l’Isle-Adam. Cf. « Sade aime le joli » Alain Robbes-Grillet. L’Ève future de Villiers de l’Isle-Adam met en scène l’opposition sadienne : Alicia la belle sotte et Èvelyne la jolie bête, comme les sœurs Justine et Juliette.


instant Télème enfile mon con. Tous deux déchargèrent, et j’avoue que je les suivis de près. « Juliette, me dit la supérieure [Delbène], nous venons de vous procurer les deux plus grands plaisirs dont une femme puisse jouir ; il faut que vous nous disiez franchement duquel des deux vous avez été le mieux délectée — En vérité, madame, répondis-je, l’un et l’autre m’ont donné tant de plaisir, qu’il me serait impossible de prononcer. J’éprouve encore par réminiscence des sensations en même temps si confuses et si voluptueuses, que je leur assignerais bien difficilement leur véritable place. — Il faut la faire recommencer, dit Télème, l’abbé et moi nous varierons nos attaques, nous prierons la belle Juliette d’interroger ses sensations et de nous en rendre un compte plus exact. — Eh bien, volontiers, répondis-je, je crois comme vous, que ce n’est qu’en recommençant qu’il me sera possible de décider. — Elle est charmante, dit la supérieure, il y a bien là de quoi nous faire la plus jolie putain que nous ayons formée depuis longtemps ; mais il faut arranger tout ceci, non seulement pour que Juliette décharge délicieusement, mais pour qu’il rejaillisse quelque chose sur nous des plaisirs qu’elle va goûter.119 On n’a aucun besoin de demander à Juliette, le personnage féminin le plus lubrique et impudique de la littérature, de faire des expressions non gazées. En revanche, on lui exige d’expliquer les sensations. C’est un problème un peu plus délicat. En plus, il s’agissait de raconter le passé irrécupérable pour Thérèse-Justine, mais tout est facilement répété pour Juliette. Elle peut tout représenter avec son corps spectaculaire comme si elle jouait dans une pièce de théâtre. Elle est habituée à y jouer d’ailleurs. Sa narration est répétitive. L’Histoire de Juliette ne serait pas vraiment une histoire, à peu près comme Les Aphrodites d’Andréa de Nerciat (1793), mais c’est un recueil des détails du corps de Juliette. C’est toujours Juliette bestiale qui « décharge délicieusement », mais nous ne pouvons obtenir que « quelque chose » rejailli de ses plaisirs fougueux, effrénés et ineffables, qu’elle goûte à multiples reprises dès le début jusqu’à la fin du roman. Elle « décharge » énergiquement tel un homme, à l’instar d’Aline et Julie qui pleurent. Son « foutre » sale et impur est omniprésent dans ce roman comme si elle se masturbait sans arrêt et toutes ses forces en racontant son histoire. Qu’est-ce qu’elle fait dans ce roman ? Elle parle, c’est presque tout. Elle joue parfois à cache-cache et se masturbe en regardant le cadavre de sa sœur, mais elle ne coïte jamais

119

Histoire de Juliette, pp. 228-230.


devant les yeux du lecteur spectateur. Il faudrait remarquer le fait curieux qu’elle ne soumet pas Juliette à sa lubricité insatiable. La théâtralité y est double. Juliette représente le théâtre de la masturbation en peignant les tableaux inconcevables sur scène. C’est la pudeur paradoxale de Juliette. Elle sait que c’est l’aveu qui est honteux, mais non pas l’acte lui-même. C’est la représentation, la littérature qui est impudique. Jean Paulhan a raison de dire que Sade dépeint la pudeur de ce siècle avec Marivaux. Il semble que Juliette veuille dire que la littérature est une masturbation sur scène. Le lecteur est inondé du « foutre » langagier de Juliette énergiquement et incessamment « déchargé » pendant la narration. Les phrases sont très longues avec beaucoup de points-virgules et de points de suspension, comme s’ils étaient des gouttes de son « foutre ». Elle parle en jouissant et soupirant. C’est la représentation en solo du théâtre cruel de Juliette à la lettre. Le pornographe — n’oubliez pas que Sade en est un — détaille minutieusement les indications scéniques. Il nous montre tous les décors et les accessoires mis en abyme dans la narration. En conséquence de ces libertins projets, voici comment le tableau se dessina. Télème, qui venait de foutre mon con, s’arrangea dans mon cul, il l’avait un peu plus gros que son confrère, mais toute novice que j’étais, la nature sans doute m’avait si bien créée pour ces plaisirs, que je ne souffris point de la différence ; j’étais couchée à plat ventre sur la supérieure, de manière que mon clitoris posa sur sa bouche, et la friponne, mollement étendue sur des carreaux, le suçait en écartant les cuisses. Entre ses jambes, Laurette couchée, lui rendait ce qu’elle me faisait, et le plaisir que la coquine recevait, elle le faisait voluptueusement refluer sur Volmar et Flavie qu’elle masturbait de droite et de gauche. Ducroz, derrière Laurette, se branlait légèrement sur les fesses, mais sans y pénétrer ; l’honneur de l’un et l’autre pucelage de cette petite fille ne regardait absolument que moi.120 Tout est systématiquement contre le bon sens. C’est ce qu’on appelle précisément la perversion. D’abord, Juliette avait été déflorée par la supérieure Delbène avec un godemiché. C’est l’instrument qui est primordial pour les jouissances de Juliette, et l’homme-machine en est le substitut. Si un homme altéré d’un personnage rabelaisien (l’abbé Thélème est un personnage de Gargantua) donne du plaisir à la jeune femme ici, c’est dans la direction contraire au bon sens. En plus, cette jeune fille a 120

Ibid. Nous nous voyons obligé de citer ce passage pour les soi-disant défenseurs hypocrites de Sade, qui ne l’ont jamais sérieusement lu. Son but éthique consiste bien précisément à décrire les scènes pornographiques, mais pas du tout érotiques.


été « créée par la nature pour la sodomie », jouissance « antiphysique121 », c’est-à-dire « contre la nature ». Sade intelligent ne souligne pas cet humour noir : comment la nature pourrait-elle créer une femme pour la sodomie ? Delbène à son tour reçoit du plaisir d’une autre jeune fille pour le refluer sur deux autres, dont l’une est Julie vertueuse transformée en une lesbienne (le nom marital de Julie de La Nouvelle Héloïse est Wolmar). Et les « deux pucelages » des la victime de ces libertins sont réservés pour l’héroïne essentiellement onaniste et tribade. De pareils détails inondent ce roman. La préparation de la scène est faite alors. Le rideau est levé dans le théâtre derrière la narration de la jeune fille. Toutes les scènes de fouterie commencent par un moment de calme ; il semble que l’on veuille savourer la volupté tout entière, et qu’on craigne de la laisser échapper en parlant ; il m’était recommandé de jouir avec attention afin de comparer ; j’étais dans une extase silencieuse ; et, je l’avoue, les plaisirs incroyables que je recevais des secousses vives et réitérées du vit de Télème dans le trou de mon cul, les angoisses lubriques où me plongeaient les frétillements de la langue de l’abbesse sur mon clitoris, les scènes luxurieuses dont j’étais entourée, la réunion enfin de tant d’épisodes lascifs tenaient mes sens dans un délire où j’aurais voulu vivre éternellement.122 Juliette veut combler l’écart entre l’instant et l’éternité, tout comme le suicide d’Aline. Si l’héroïne romanesque parlait de « générations », « gouttes d’eau de la mer », « multitude des siècles », la femme-machine s’approche plutôt de l’intensité de l’instant. Il est question de « secousses vives et réitérées du vit » et « frétillements de la langue ». Tout est machinal, rapide et répétitif. Tandis qu’Aline, enterrée vivante dans un livre, renonce à sortir du monde imaginaire, il nous semble que Juliette frappe vivement la porte entre le réel et l’imaginaire, comme si elle voulait sortir du cercueil, en faisant fonctionner le physique du lecteur123. L’épreuve imposée au lecteur pour 121

Note de Michel Delon : « Synonyme d’antinaturel, antiphysique s’est répandu au XVIIIe siècle pour désigner l’homosexualité. » (Sade, Œuvres II, p. 1323). 122 Ibid., pp. 230-231. Nous sommes désolé de citer ces passages non convenables, mais Sade est bien un écrivain qui n’est pas convenable. 123 Juliette est enfermée dans un cercueil dans une scène de libertinage : On met à bas les restes de la jeune fille, je les remplace ; Cordelli m’enveloppe du linceul ; il me baise trois ou quatre fois le trou du cul : « Ah ! le beau cadavre ! » s’écrie-t-il en tournant trois ou quatre fois autour de moi, puis il remonte avec la Durand.


distinguer l’imaginaire et le réel est plus dure dans le roman de Juliette que celui d’Aline. Ainsi toutes les deux héroïnes transforment-elles le silence en parole avec une certaine poésie : ποιήσις. Peut-être est-il juste de dire qu’il y a des points communs entre les jouissances égoïstes de Juliette et le suicide d’Aline. Toutes deux prouvent la supériorité du corps à l’âme en se dégradant, l’une volontairement, l’autre malgré elle. Quant au suicide, c’est en effet la main, mais non la pensée qui tue l’âme. L’acte est unique et quelque chose de littéraire pour Aline, elle vise à l’éternel avec une poésie conventionnelle. Le coït multiple de Juliette est peu littéraire, elle invente un nouveau langage qui ne pourra jamais vieillir, car elle transporte toujours le passé au présent même pour le corps du lecteur. La description de l’acte sexuel avec les mots vulgaires pourrait être le passé commun à tous, qui est refoulé tout de même. Tandis que le personnage d’Aline reste dans les lieux communs littéraires, Juliette actrice (quelqu’un qui agit) rend sa poésie possible par la répétition avec son propre corps de rêve. Elle décrit la scène au moment de la narration longtemps après l’expérience. Elle a obtenu le langage par l’habitude et l’imitation. Elle écoute les paroles des autres dans la première moitié de son histoire. Elle les répète dans la narration du roman. Mais elle commence à parler elle-même dès le début de la quatrième partie (le roman de Juliette est composé de six parties). Elle se répète elle-même dans la seconde moitié du roman. Elle s’approprie son corps, son corpus, par ce moyen. Elle représente la scène, la mettre en scène à plusieurs reprises, en tant qu’actrice et spectatrice dans son théâtre charnel. Je l’avoue, un froid mortel me saisit quand j’entendis la pierre se refermer sur moi. « Me voilà donc, me dis-je, à la disposition de deux scélérats ; étrange aveuglement du libertinage, où vas-tu peut-être me conduire ? Mais cette épreuve était nécessaire... » Je vous laisse à penser combien mon trouble s’accrut quand j’entendis ouvrir la chapelle, la refermer, et le plus effrayant silence succéder à ces deux mouvements. « Oh, Ciel ! me dis-je, me voilà perdue ! perfide Durand, tu m’as trahie ! » et je sentis une sueur froide s’exhaler sur mes pores, depuis l’extrémité de mes cheveux, jusqu’à la cheville de mes pieds : puis, reprenant courage : « Allons, me disais-je, ne nous désespérons point, ce n’est point un acte de vertu que je viens de faire, je frémirais si c’en était un ; mais il n’est question que de vice, je n’ai donc rien à craindre. » À peine terminais-je ces réflexions, que les cris de la décharge de Cordelli se font entendre, la pierre se lève, Durand se précipite sur moi. (Ibid., pp. 1131-1132) La sueur est ici le substitut du « foutre » (ou des larmes). Le « foutre » s’exhale de tous les pores de cette héroïne lubrique ailleurs. La description n’est pas linéaire, mais circulaire et répétitive. L’héroïne ne va pas directement au tombeau, mais vit dans la répétition nerveuse faite des instants multiples. Et le retour du vice pour Juliette est une prière pour les vertueux pour ainsi dire. C’est pour cela qu’elle n’est pas plus philosophique que les vertueux, contrairement à ce qu’elle veut faire croire au lecteur. Elle n’est pas du tout le personnage le plus intelligent de l’univers sadien, loin de là. L’effet de ces réflexions renversées est un peu comique pour le lecteur, comme une histoire sentimentale où les amants se déclarent « je te hais » (Gilda par exemple). Léonore aussi est mise vivante dans un cercueil pour s’en tirer d’une situation difficile (Aline et Valcour, pp. 745-746).


Si la narration de Juliette ne perd jamais une certaine fraîcheur, c’est parce qu’elle ressent vivement la joie de parler, le plaisir de jouer comme une actrice et celui de regarder le spectacle joué sur son propre corps. Juliette, ainsi que l’auteur, est essentiellement onaniste avant d’être narcissique. C’est d’abord elle qui jouit du plaisir physique dans ce roman : le sens est unique. C’est probablement pour cette raison qu’elle peut être considérée comme un personnage préromantique. Elle est précurseur des figures littéraires qui se soucient de soi-même plutôt que de vouloir plaire au public. Elle ne parle que de ses jouissances particulières, mais il ne s’agit là surtout pas du désir des hommes réduits en chiffres. Ils ne sont que la quantité et la taille mesurables. Tandis que Justine vertueuse suscite le désir des hommes, on ne sait pas trop si Juliette lubrique et impudique est vraiment désirable aux yeux des hommes à cause de la narration à la première personne. Il semble qu’elle excite plutôt les lesbiennes. Juliette onaniste, lesbienne et sodomite (caractères antiphysiques de l’époque), représente quelque chose de disparate et de précaire, mais ne reproduit rien de concret ni d’éternel. Sa narration peint le tableau, mais n’y ajoute rien, comme Déterville qui reproduit l’histoire de Sainville et de Léonore. Les « plaisirs incroyables » qu’elle recevait à l’âge de quinze ans restent toujours « incroyables » (elle a trente ans quand elle raconte son histoire). Elle reçoit du « foutre » de son anus et le fait remonter jusqu’à sa bouche en passant par ses entrailles, pour donner une forme langagière aux sensations. L’antiphysisme consisterait à faire monter le « foutre » contre la direction naturelle. Si la nature elle-même est mauvaise, la parole est pervertie (détournée du bon sens), ravageuse et stérile. Le coït est ici simplement pour le plaisir sexuel momentané, mais jamais pour la propagation. La parole de l’héroïne qui ne fait que peindre ni plus ni moins que les expériences vécues par le corps signifierait la stérilité d’imagination spirituelle, qui ne fait que refléter. C’est sans doute le sens métaphorique de la sodomie. La sodomie fait éjaculer la parole du corps mortel, mais non pas de l’âme immortelle. Elle ne produit aucun fruit profitable, mais elle donne le jour au bavardage obscène, parole jetée par terre comme le sperme d’Onan. La littérature est ici un espace d’impudicité sans limites. Klossowski considère la sodomie comme un « simulacre » de l’acte sexuel, mais nous disons plutôt que c’est le moyen pour représenter le « foutre », consommé pour le simple plaisir sexuel de Juliette, collée au canapé avec du sperme indifféremment éjaculé. Son corps est un gouffre béant qui absorbe de tout. Juliette ne répond pas aux hommes avec son corps en leur donnant un fruit, mais avec la parole stérile reproduite selon le modèle de l’homme qui parle. S’il nous semble que l’héroïne veut passer de l’imaginaire au réel pour montrer clairement leur frontière, on peut dire qu’elle représente le « symbolique » plutôt que le « réel », du moins superficiellement.


Elle va devenir une femme réelle en quittant la figure de la femme imaginée par l’homme. Le « réel » se trouve au niveau plus profond dans le fait qu’elle ne répond pas à l’homme par son corps. Elle ne le lui donne pas. Sur ce point, il n’est pas juste de dire que les personnages masculins de Sade sont incapables de donner le plaisir aux femmes. Il faut plutôt dire que les femmes ne répondent pas aux hommes, tout en les reflétant comme un miroir. Juliette ne reçoit pas de « foutre » pour la reproduction, mais elle en dévore pour en redonner abondamment. La cyprine prolixe de Juliette est l’ironie multiple du sperme. Elle montre la stérilité essentielle du sperme par ce moyen, car ces deux sécrétions sont indistinctes pour Sade sous le nom du « foutre ». Il n’est pas vrai que les personnages masculins imaginés par Sade soient impuissants. Mais c’est le « foutre » qui est essentiellement improductif.

Le sperme et la parole Mais le sperme n’est pas le substitut de la parole dans les romans de Sade, contrairement à ce que Roland Barthes veut nous faire croire. En revanche, « Au commencement était le Foutre » pour le marquis, si nous nous permettons cette expression scandaleuse. Mais quand on parle d’un écrivain, on doit s’approcher de sa manière de penser. Ce que Barthes amateur du Verbe fait est la « vulgarisation » de Sade. Il ne peut comprendre que cet écrivain soit un naturaliste. On pourrait continuer ainsi : « Et le Foutre était avec la Nature, et le Foutre était la Nature ». Cette déclaration séminale montrerait ce que la Bible, qui est pour une part une allégorie de l’histoire de la propagation de l’être humain, cache jalousement derrière elle (les mots « sperme » et « diaspora » ont le même étymon qui signifie « semer », le mot qui va très bien avec le devoir). C’est assurément la parole qui est le substitut du sperme pour Sade, qui pense que les effets moraux tiennent à des causes physiques. L’héroïne reste un personnage relativement candide dans la première partie d’Histoire de Juliette124, mais elle devient une scélérate sans aucun scrupule, bien qu’elle garde toujours une candeur pervertie, dès le début de la deuxième partie (la scène où elle brûle Mme de Noirceuil). Même si Juliette n’apprend rien dans son histoire comme Annie Le Brun affirme, la nymphomane à jamais insatiable ne reste pas identique à elle-même à cause du « foutre » qu’elle avale en abondance comme une pompe. Si Sade pense que des « particules nitreuses contenues dans les aliments » sont 124

« [M]on air d’innocence et de timidité, m’enchaîna promptement à Scheffner. » (Histoire de Juliette, p. 280) Mme de Noirceuil est la première personne que Juliette tue.


un des éléments qui déterminent les effets moraux, il n’est pas naturel de supposer qu’il n’imagine pas que le sperme affecte la personne qui l’avale plus profondément que les aliments. Le sperme a l’énergie pour engendrer la vie. Mais l’héroïne ne l’utilise pas pour sa propre fin. Si elle donnait naissance à des enfants, ils pourraient dégager de l’énergie de son corps en surplus. Mais elle ne donne le jour qu’à une seule enfant dont le père est vertueux. Que se passera-t-il alors ? Juliette inondée du « foutre » hétérogène devra être un assemblage de différentes personnes. Ce roman n’est donc pas un roman d’apprentissage, mais plutôt un roman de bricolage. Juliette n’a pas d’identité stable. D’ailleurs, on ne peut parler de l’identité proprement dite dans un monde où on est tantôt vertueux tantôt vicieux dans le même jour par « le fluide nerval ». Si Juliette devient de plus en plus méchante, elle ne se détériore pas au fond, ni ne s’améliore, mais elle est obligée de changer à cause du sperme. Et elle s’en tire tant bien que mal, quelle que soit la situation. Si elle est « unique en son genre »125, c’est parce qu’elle parle. Elle peut, veut et ose affirmer qu’elle est heureuse, si horrible que soit sa vie à nos yeux. C’est uniquement sur ce point qu’elle est adorable. Même si Justine est la jeune fille la plus malheureuse du monde, sa sœur n’est pas du tout la plus heureuse — objectivement. Juliette tombe dans des situations aussi difficiles que sa sœur malheureuse, mais elle doit toujours dire qu’elle est heureuse. Elle ne veut jamais se plaindre. Elle n’avoue même pas qu’elle ne veut rien regretter. C’est pour cela qu’elle devient de plus en plus incompréhensible aux yeux du lecteur honnête. Juliette serait plus libre que sa sœur en apparence, mais elle n’est qu’un boudoir mobile au fond. Elle ressemble aux filles de Minski. Vous voyez que cette table, ces lustres, ces fauteuils, ne sont composés que de groupes de filles, artistement arrangés ; mes plats vont se placer tout chauds sur les reins de ces créatures ; mes bougies sont enfoncées dans leurs cons ; et mon derrière ainsi que les vôtres, en se nichant dans ces fauteuils, vont être appuyés sur les doux visages ou les blancs tétons de ces demoiselles ; c’est pour cela que je vous prie de vous trousser, mesdames, et vous,

125

Histoire de Juliette, p. 1261. Le dernier mot de l’histoire : « Au bout de ce temps, la mort de Mme de Lorsange la fit disparaître de la scène du monde, comme s’évanouit ordinairement tout ce qui brille sur la terre ; et cette femme, unique en son genre, morte sans avoir écrit les derniers événements de sa vie, enlève absolument à tout écrivain la possibilité de la remontrer au public. Ceux qui voudraient l’entreprendre, ne le feraient, qu’en nous offrant leurs rêveries pour des réalités, ce qui serait d’une étonnante différence aux yeux des gens de goût, et particulièrement de ceux qui ont pris quelque intérêt à la lecture de cet ouvrage. » (Ibid., pp. 1261-1262)


messieurs, de vous déculotter, afin que d’après les paroles de l’Écriture, la chaire puisse reposer sur la chair.126 Juliette est toujours enfermée dans son propre corps qui est le boudoir théâtral même au moment où elle fait l’amour en plein air avec une foule des garçons au port de Naples. Elle est prisonnière de sa chair bestiale. Ce qui la distingue des filles de chez Minski n’est que la parole pervertie qui lui survit. Si l’Histoire de Juliette est une histoire, c’est une histoire d’accès à la parole. Juliette avait déjà connu Noirceuil, libertin charmant, à la première partie du roman, mais elle restait une jeune fille mignonne et gaie qui peut intéresser pas mal de lecteurs même si c’était une libertine peu scrupuleuse. Mais elle se métamorphose en une personne extrêmement repoussante et révoltante au début de la deuxième partie tout d’un coup. Elle transforme tout le plaisir physique en un plaisir violent depuis la deuxième partie, alors qu’elle pleure pendant un acte sexuel et ne trouve aucun plaisir lorsqu’elle est fouettée. Pourquoi ce changement inattendu pour un lecteur attentif ? C’est à cause du sperme de Saint-Fond, libertin révoltant tout différent de Noirceuil. Nous assistons à l’agonie des répugnances de Juliette contre l’ignominie dans la scène que voici : Et quelles que fussent [les répugnances] que j’éprouvais, je les vainquis, mon intérêt m’en faisait une loi ; je fis tout ce que désirait ce libertin, je lui suçai les couilles, je me laissai souffleter, péter dans la bouche, chier sur la gorge, cracher et pisser sur le visage, tirailler le bout des tétons, donner des coups de pieds au cul, des croquignoles, et définitivement foutre en cul, où il ne fit que s’exciter, pour me décharger après dans la bouche, avec l’ordre positif d’avaler son sperme : je fis tout ; la plus aveugle docilité couronna toutes ses fantaisies. Divins effets de la richesse et du crédit, toutes les vertus, toutes les volontés, toutes les répugnances vont se briser devant vos désirs ; l’espoir d’être accueillis par vous, assouplit à vos pieds tous les êtres et toutes les facultés de ces êtres ! La décharge de Saint-Fond était brillante, hardie, emportée ; c’était à très haute voix qu’il prononçait alors les blasphèmes les plus énergiques et les plus impétueux ; sa perte était considérable, son sperme brûlant, épais et savoureux, son extase énergique, ses convulsions violentes, et son délire bien prononcé.127 126

Ibid., p. 706. C’est une des meilleures blagues du roman. Ibid., pp. 370-371. Roland Barthes écrit : « Rien d’étonnant, donc, à ce que, devançant Freud, mais aussi l’inversant, Sade fasse du sperme le substitut de la parole (et non le contraire), le 127


Étrangement, la description du corps de Saint-Fond suit ce passage troublant, où la répétition du mot « tout » donne un effet hyperbolique, comme si Juliette le regardait pour la première fois après l’éjaculation. Le regard de l’héroïne remonte de bas en haut d’une façon rétrospective, car elle a dû voir le visage de l’homme avant d’avaler son sperme : Son corps était beau, fort blanc, le plus beau cul du monde, ses couilles très grosses, et son vit musculeux pouvait avoir sept pouces de long sur six de tour, il était surmonté d’une tête de deux pouces au moins, beaucoup plus grosse que le milieu du membre, et presque toujours décalotté ; il était grand, fort bien fait, le nez aquilin, de gros sourcils, de beaux yeux noirs, de très belles dents et l’haleine très pure ; il me demande, quand il eut fini, s’il n’était pas vrai que son foutre fût excellent… « De la crème, monsieur, de la crème, répondis-je, il est impossible d’en avaler de meilleur. »128 Ce passage révoltant et affligeant en même temps est une des scènes les plus importantes de l’œuvre sadienne. Cette scène est juste avant le premier meurtre de la main de Juliette. Elle empoisonne Mme de Noirceuil. Saint-Fond lui avait remis le poison juste avant ce passage cité. Le poison et le sperme sont parallèles ici. Si le sperme de Saint-Fond est le meilleur, cela veut dire que c’est le meilleur poison pour pulvériser vertus, volontés, répugnances, et surtout l’amour-propre qui est le fondement de l’individualisme rousseauiste. Si l’héroïne parle de son amour-propre dans sa narration, c’est l’amour propre de sa personne, de son corps : l’auto-érotisme qui ne recherche que le plaisir d’organe.

Le danger des liaisons Juliette appelle le derrière de Saint-Fond « le plus beau cul du monde » et elle appliquera cette expression à trop de personnages jusqu’à venir à l’indistinction décrivant avec les termes qu’on applique à l’art de l’orateur » (Sade, Fourier, Loyola, p. 35). Il est précisément très étonnant pour nous que Sade devance Freud. Barthes a eu le curieux souci de mettre la restriction entre parenthèses. Sa subconscience savait qu’il se trompait. Tous les lecteurs sérieux de Sade savent bien que tout est matériel et physique pour le marquis. Le prestige du marquis de Sade est d’être un écrivain que les gens se permettent de commenter sans le lire sérieusement, car ils imaginent que personne ne le lit sérieusement comme eux. 128 Ibid.


complète. Mais ce compliment avait d’abord été donné à Juliette elle-même dans la première partie (« “On prétend, mon cœur, que vous avez le plus beau cul du monde”, me dit Noirceuil, dès que sa société fut réunie. »129. Après qu’elle a mangé le sperme de Saint-Fond, elle commence à s’avilir, en neutralisant sa première qualité physique par la répétition indéfinie. Le sperme de ce libertin est le poison fatal du vice qui réduit en cendres l’âme prétendument indivisible et individuelle. Si cette scène est affligeante, c’est parce qu’elle est celle de l’empoisonnement de Juliette. L’âme de l’héroïne commence à s’affaiblir à du poison lent au début de la deuxième partie du roman. Le corps de Juliette qui survivra à son âme en agonie jusqu’à la fin. Nous affirmons cette hypothèse avec justice, car si l’héroïne répète infiniment la description de la physionomie de personnages, l’expression « le plus beau cul du monde », la mensuration du pénis, elle ne parlera jamais plus du goût du sperme. Le « foutre » de Saint-Fond est exceptionnel, et ce qui est exceptionnel est très rare dans ce roman qui pulvérise l’individualisme humain.130 Quant à Aline sans immunité, elle meurt après le premier coït par le vice dans le sperme du président. Si on dégradait le corps par la prostitution, on l’avilirait dans n’importe quel acte sexuel par le sperme, au moins s’il est d’un homme vicieux. Si le marquis déconseillait subrepticement la prostitution, ce serait parce que ceux qui achètent les filles sont nécessairement libertins. Sade ne prétend pas que le coït soit un bonheur. En revanche, il ose s’attacher à une hypothèse. Le sperme des vicieux peut être le poison fatal. Ainsi même Justine avilit-elle son corps malgré elle par le viol répété sans cesse, puisque les violeurs sont naturellement vicieux. Mirabeau (1749-1791) dit à son tour dans Le Rideau levé ou l’Éducation de Laure (1788) que Juliette appelle « production manquée net, par de fausses considérations »131. Qu’une femme, fût elle-même très saine, s’unisse à plusieurs hommes coup sur coup qui ne seraient pas infectés, cette diversité de semence produira, par la fermentation aidée et accélérée par la chaleur du lieu, les effets les plus dangereux. […] Ces semences fermentent avec plus d’aisance et de promptitude par la chaleur, s’aigrissent, se tournent en acide et deviennent un poison d’autant plus subtil que la matière qui l’a produit l’est elle-même ; 129

Ibid., p. 299. Mon opinion sur Sade n’est pas étonnante. Ce qui est étonnant est que les anciens admirateurs de Sade ont tiré leur conclusion moderne et individualiste de leur tête, mais non pas de ses œuvres. 131 Ibid., p. 591. D’autres titres de romans libertins sont cités dans ce passage : Le Portier des chartreux, Académie des dames, Thérèse philosophe. Le jugement de Juliette sur ces livres est sévère, mais c’est pareil à la critique de Sade contre Crébillon. Ces romans semblaient insuffisants à ses yeux, alors que leur but n’était pas loin du sien. 130


ce qui prouve que les femmes ne sont point faites pour être infidèles, et encore moins pour la prostitution.132 Si Sade ne pouvait jamais accepter la conclusion, lui aussi verrait un caractère vénéneux dans le sperme des libertins. Et il y a des particularités qui ne peuvent être réduites à la parole, même dans le sperme des vicieux. On ne peut donc substituer la parole au « foutre » de Saint-Fond. Si jamais c’était une allégorie, cela signifierait que c’est une impression physique qui est plus fatale que la parole dans la communication quotidienne. Et ce poison qu’est le « foutre » est précisément le « danger des liaisons »133. Tout se dégrade avec le contact de corps. Ainsi le vice puissant de SaintFond donne-t-il à Juliette une énergie destructrice. Ne perdons cependant pas de vue de ce que Juliette est maltraitée par Saint-Fond dans la scène citée. Elle y éprouve de la douleur désagréable encore et presque pour la dernière fois. Justine vertueuse ne transformera presque jamais la douleur en plaisir134, mais sa sœur le fait à son corps défendant, mais volontairement par son cerveau en même temps. Ce sont les seuls moments où sa tête est supérieure à son corps. Elle transforme ce qui n’était pas voulu 132

Honoré Gabriel Riqueti, comte de Mirabeau, Le Rideau levé ou l’Éducation de Laure, Acte Sud, 1994, Collection Babel, pp. 146-147. Ce roman n’est plus attribué à Mirabeau, mais au marquis de Sentilly (Alexandrian, Histoire de la littérature érotique, Payot & Rivages, 1995, Petite Bibliothèque de Payot, p. 182 ; Romanciers libertins du XVIIIe siècle, tome II, Gallimard, 2005, Bibliothèque de la Pléiade, p. 1528). Nous le citons comme une œuvre de Mirabeau malgré cela parce qu’il « a pourtant été, parmi les textes publiés sous le nom de Mirabeau, l’un des plus souvent réédités » (Ibid.). Nous croyons qu’il est encore permis de parler de ce livre sous son nom. Quand nous parlons de Mirabeau en citant ce roman, nous parlons de quelqu’un de contemporain qui partageait la même sensibilité que Sade, mais moins radical que lui. 133 C’est un premier titre que Choderlos de Laclos aurait donné à son roman. La présidente de Tourvel dit : « À présent, dites-moi, ma respectable amie, si M. de Valmont est en effet un libertin sans retour ? S’il n’est que cela et se conduit ainsi, que restera-t-il aux gens honnêtes ? Quoi ! les méchants partageraient-ils avec les bons le plaisir sacré de la bienfaisance ? Dieu permettrait-il qu’une famille vertueuse reçût, de la main d’un scélérat, des secours dont elle rendrait grâce à sa divine Providence ? et pourrait-il se plaire à entendre des bouches pures répandre leurs bénédictions sur un réprouvé ? Non. J’aime mieux croire que des erreurs, pour être longues, ne sont pas éternelles ; et je ne puis penser que celui qui fait du bien soit l’ennemi de la vertu. M. de Valmont n’est peut-être qu’un exemple de plus du danger des liaisons. Je m’arrête à cette idée qui me plaît. » (Les Liaisons dangereuses, Lettre XXII, p. 122) 134 Justine « décharge » malgré elle au moins trois fois dans La Nouvelle Justine (« Célestine triomphe ; la gueuse y met tant d’adresse et tant d’énergie, que le plaisir l’emporte sur la douleur, et que notre innocente décharge… » pp. 562-563 ; « L’infâme retourne Justine ; elle l’encule, pendant qu’on la sodomise elle-même. Rien ne venant encore, elle encule un garçon et gamahuche Justine, qu’Omphale branle sur le clitoris, pour hâter l’éjaculation d’un sperme qui va combler Victorine de plaisir, et peut-être décider le sien : tel est l’écart qui réussit. Justine décharge malgré elle » pp. 662-664 ; « « Eh bien ! Justine, lui dit son bourreau, je gage que si tu veux être vraie, tu n’as senti que du plaisir. » Rien malheureusement n’était aussi sûr : le con tout barbouillé de notre héroïne démontrait l’assertion de Roland. Un instant elle voulut nier. « Putain, dit le scélérat, croistu m’imposer, lorsque je vois le foutre inonder ton vagin ! tu as déchargé, bougresse ; l’effet est inévitable. — Non, monsieur, je vous jure. » pp. 1018-1019).


au premier abord en ce qui est volontaire par la parole (une méthode proustienne sans doute). Mais cette volonté même a été obtenue par l’habitude, chose plus animale qu’humaine. Juliette s’est simplement habituée à être torturée. Ce qui est étonnant dans ce roman qui met de l’importance dans la vraisemblance est que le corps de Juliette est celui de Candide. Il ne laisse aucune trace de tourments physiques, si maltraité qu’il soit135. Son corps ressemble à celui de Dorian Gray, mais la différence est importante. Quant au beau garçon, son portrait est sali lorsque son âme est noircie. Mais c’est exactement le contraire pour Juliette. À cause de la douleur physique, son cœur se corrompt, tandis que sa peau reste blanche. Lorsque son derrière est fouetté jusqu’au sang, c’est son âme qui est meurtrie. Le corps guérit aussitôt pour noircir le cœur davantage. Sade dit dans une note du roman Aline et Valcour. L’effet de l’infortune sur le cœur de l’homme est de l’endurcir ; voilà pourquoi le bas peuple est toujours plus cruel que les gens qui ont reçu une bonne éducation ; si cela est, et nous ne devons pas en douter, l’infortune ne peut être bonne à rien, car ce qui blesse l’âme, ce qui éteint les sentiments de sensibilité, ne saurait qu’entraîner au crime.136 Le marquis ne croit pas du tout à la belle fable, mais à la fois sournoise de la « pauvreté vertueuse » qui veut laisser les pauvres dans leur état permanent. Le ministre 135

« Mes connaissances particulières se bornèrent là, et c’est dans ce cercle délicieux où vous allez me voir renouveler tous les égarements de ma jeunesse... de ma jeunesse, oui, mes amis, je puis me servir de cette expression, puisque j’entrais alors dans ma vingt-cinquième année. Je n’avais pourtant point encore à me plaindre de la nature ; loin de dégrader aucun de mes traits, elle leur avait donné cet air de maturité, d’énergie, communément refusé à l’âge tendre, et je puis dire sans orgueil que si j’avais passé pour jolie jusqu’alors, je pouvais maintenant prétendre, avec juste raison, à la plus extrême beauté. La délicatesse de ma taille s’était parfaitement conservée, ma gorge, toujours fraîche et ronde, s’était merveilleusement soutenue, mes fesses, relevées, et d’une agréable blancheur, ne se ressentaient nullement des excès de luxure où je les avais livrées ; leur trou était un peu large à la vérité ; mais d’un beau rouge brun, sans poil, et ne s’offrant jamais sans appeler des langues ; mon con n’était pas non plus très étroit ; mais avec de la coquetterie, des essences et de l’art, tout cela reprenait à mes ordres, l’éclat des roses de la virginité. À l’égard de mon tempérament, acquérant des forces avec l’âge, il était vraiment excessif ; et toujours aux ordres de ma tête, une fois en train, il devenait impossible de le lasser ; mais, pour l’allumer plus sûrement, je commençais à désirer l’usage du vin et des liqueurs, et lorsqu’une fois ma tête était prise, il n’était plus d’excès où je ne me portasse ; j’employais aussi l’opium et les autres stimulants d’amour, dont j’avais reçu les indications chez la Durand, et qui, dans l’Italie, se vendent ouvertement et avec profusion. On ne doit jamais craindre d’irriter ses appétits lascifs par de tels moyens ; l’art sert toujours mieux que la nature, et le seul inconvénient qui résulte d’en avoir essayé une fois, est l’obligation de continuer toute sa vie. » (Œuvres, III, pp. 769-770) 136 Aline et Valcour, p. 926. L’infortune tombe sur quelqu’un, alors qu’il arrive qu’on attire le malheur sur soi.


Saint-Fond qui foule aux pieds Juliette, prostituée orpheline, met ce schéma en relief. Le « foutre » du libertin la contamine définitivement afin qu’elle ne puisse jamais plus revenir du côté de la vertu. Si elle raconte à la première personne le bonheur d’être « foutue » mille fois dans ce roman, elle n’est que physiquement tourmentée au fond. Comme nous avons dit, elle transforme ce qui n’était pas voulu en ce qui est volontaire, surtout par l’habitude. Juliette nous montre d’une façon dissimulée le cœur endurci par l’infortune — qui n’anéantit curieusement pas les charmes de cette héroïne comme un personnage. Il faut dire que ce roman est la réalisation du projet de Zamé, qui est d’aplanir la carrière du vice dans le monde imaginaire. Le « bonheur » de Juliette lubrique et bestiale n’est pas du tout enviable pour la plupart des lecteurs, si ce n’est des héroïnes de Pieyre de Mandiargues. Si elle éprouvait des répugnances contre les actes exécrables de Saint-Fond dans la scène citée, elle les oubliera désormais complètement, mais elle va trouver les jouissances d’être salie par les excréments. Par hasard, nous pourrions y voir une version de la racaille heureuse sans scrupule qui s’amuse à commettre des crimes, tout en ignorant qu’elle est opprimée en réalité. Il nous semble que Mirabeau parle de Juliette dans la citation suivante. C’est Juliette elle-même qui veut faire penser au lecteur qu’elle est intelligente, mais nous avons le droit de nous demander si une femme cultivée parle avec son langage extrêmement vulgaire. Cette héroïne est intelligente comme nature en effet, mais c’est une prostituée très demandée depuis l’âge de quinze ans137. Qu’une fille, une femme jeune, jolie, libre et indépendante, mais de la lie du peuple et, par conséquent, sans éducation, sans soin, sans propreté, sans précaution, se trouve abandonnée à la publicité, soit par son propre besoin, soit par celui de vieilles coquines qui, fondant sur ses appas leurs avantages, la dirigent et l’entraînent dans cette affreuse conduite, soit par les suites d’un égarement ou libertinage de caractère, reçoive plusieurs hommes en un jour et presque à la suite l’un de l’autre, il est constant qu’elle ne tardera pas à être infectée : ce sont différentes liqueurs versées dans un même vase.138 Si Sade est loin d’interdire la prostitution, nous ne devons pas oublier qu’il veut faire détester le poison charmant du vice, mais d’une façon incompréhensible pour 137

Norbert Élias dit que les jeunes Français avec ambition mondaine ont tendance à rechercher le milieu des gens cultivés plutôt que d’être enfermés pour lire comme leurs équivalents Allemands. 138 L’Éducation de Laure, pp. 146-147.


les gens sans esprit qu’il méprise du fond de son cœur. L’interdiction ajoute au charme. Mirabeau n’est différent de Sade qu’en apparence. L’orateur veut convaincre par un raisonnement quasi scientifique, tandis que le romancier par des romans « philosophiques » sans moralités. Il est vrai que Juliette qui transforme tous les revers en situations favorables par la parole est adorable en un sens, mais c’est une autre chose, qui n’a rien à voir avec le problème principal de la vertu et du vice. Il faut dire ce qui doit être une évidence : le problème le plus important pour Sade est celui de la vertu et du vice. On doit savoir comment le marquis voulait aplanir la route du vice pour en diminuer le charme, avant d’interpréter son œuvre librement. Le contrepoison pour le « foutre » du vice sera les larmes de la vertu, mais il est aussi douteux que l’entropie négative. Cet antidote faible et peu fiable n’est efficace que pour les gens essentiellement vertueux, pour lesquels Sade écrit. Nous ne savons pas pourquoi la vertu doit pleurer toujours et le vice « décharger », mais c’est ce que Sade a imaginé pour aplanir la carrière du vice. (Même la Vertu « décharge » malgré elle au moins trois fois dans La Nouvelle Justine, ce qui rend ce roman maudit d’autant plus difficile à comprendre pour les honnêtes gens. Mais si Justine sent le plaisir sexuel malgré elle, ce n’est pas sa faute.) Il faut tirer l’antidote que sont les larmes de la vertu au milieu de l’inondation du « foutre » du vice. Et il faut avaler les pleurs. Mais on ne lèche pas les larmes d’autrui. On ne peut avaler que ses propres larmes. Le vice est une épidémie comme une maladie sexuellement transmissible, mais la vertu ne peut faire que guérir soi-même. C’est pour cela que Noirceuil peut affirmer avec conviction et justice que la vertu est une jouissance égoïste et faible. Mais Sade veut augmenter la jouissance de la vertu coûte que coûte pour récupérer sa vraie valeur qui est la force. En conséquence, il ne faut pas tarder de faire couler les larmes par les romans dans le siècle corrompu. La lectrice vertueuse de Justine va dire : « Ô combien ces tableaux du crime me rendent fière d’aimer la vertu ! Comme elle est sublime dans les larmes ! Comme les malheurs l’embellissent »139. Si le roman Les 120 journées de Sodome veut faire éjaculer le « foutre » pour sa part, cela veut-il dire qu’il faut faire sortir le poison des lecteurs vicieux dans la masturbation pour qu’il ne soit pas transféré à l’enfant ? Lorsque Sade conseille la sodomie dans l’Histoire de Juliette, voulait-il empêcher la procréation des vicieux qui liraient la pornographie, bien que ce roman soit destiné au petit nombre de lecteurs qui 139

Justine ou les Malheurs de la vertu, p. 130. Nous imaginons que ce livre est destiné au public féminin, à cause de cette préface à la forme d’une lettre adressée à une amie. Nous devons nous rappeler, pour être impartial, que Saint-Fond disait à Juliette qui venait de « décharger » étonnamment, « parfaitement foutue par deux des gitons, […] rouge, échevelée comme une bacchante » : « Comme elle est bien ainsi, […] comme le crime l’embellit. »


comprendraient son vrai but moral ? Si tous les libertins disent dans ces romans qu’ils n’aiment pas la propagation du genre humain, est-ce pour diminuer le nombre des vicieux ? Et le trait caractéristique de ces gens-là est qu’ils adorent imiter les autres !140 Cette hypothèse est tout à fait probable et logique, puisque les obscénités n’échauffent pas les véritables vertueux. Sade naturaliste du dix-huitième siècle croyait probablement que le sperme des vicieux était pathologiquement dangereux. C’est le « foutre » des vicieux qui est abondamment consommé sur le corps de Juliette. Elle devient l’héroïne la plus vicieuse dans la littérature mondiale à cause de ce sperme. Il est facile de devenir vicieux : Il suffit de faire l’amour avec des vicieux. En plus, l’acte est plaisant. Il n’y a aucune difficulté, voire aucun attrait pour les jeunes dans cette carrière.

Le regard baissé de la masturbatrice Ainsi l’Histoire de Juliette, publiée après Aline et Valcour, est-elle la réalisation du projet de Zamé. Il faut tenir compte de la distance entre le réel et l’imaginaire pour le comprendre : la théâtralité. Ce roman de Juliette nous repousse. Mais il nous met à l’écart comme si nous étions des spectateurs dans un théâtre trop obscur pour admirer le corps de Juliette qui interprète sa vie comme une bonne comédienne. Si un lecteur perd du sperme en lisant ce roman, il a pratiqué, pour ainsi dire, la sodomie imaginaire avec Juliette dans les ténèbres indistinctes pour le plaisir intérieur du corps de la fille onaniste. La direction est unique. Elle ne lui rend rien pour récompenser le sperme. C’est une actrice, c’est elle qui agit. La comédienne est paradoxalement absente de la scène. L’actrice elle-même représente la tête plutôt que le corps. Juliette met en écart son corps qui devrait être réel. C’est le paradoxe de la masturbatrice. L’acte représenté sur scène doit être imaginaire, tandis que le corps sur scène devrait être réel. L’acte joué est imaginaire, mais le corps qui joue n’imagine pas. C’est le spectateur qui fait fonctionner l’imagination. C’est le moment où le corps réel engendre l’imaginaire. Le « fluide nerval » qui remonte du corps stimule la tête. Et ce n’est pas le corps de l’acteur qui imagine, mais c’est le regard du spectateur. Celui-ci est toujours déterminé par celui-là. L’acteur qui pleure est remué par un choc plus ou moins conditionné par la « répétition », mais l’acte est unique et imaginaire pour le spectateur.

140

Juliette n’arrête pas d’imiter les autres libertins, et elle emploie ce verbe très souvent dans ce roman.


Juliette qui se masturbe énergiquement sans fin ne voit pas son corps réel, car le regard de la masturbatrice est détourné de sa personne vers l’imaginaire tout en la regardant. Son corps réel qui attire son regard est déjà trempé d’imagination. C’est le corps réel qui éprouve le plaisir, et c’est le corps imaginaire qui lui donne. C’est le corps réel de Juliette qui est habitué à « décharger », mais chaque acte est unique pour le corps imaginaire. Ainsi l’onanisme rend-il vague la frontière entre le réel et l’imaginaire. On se demande pourquoi Sade aurait écrit le roman s’il ne s’était pas permis de faire la confusion entre l’imagination et la réalité. Mais enfin, l’impunité de l’imagination qu’est la masturbation est la plus essentielle dans l’acte d’écriture. Il n’a pas écrit pour pulvériser la confusion, mais la distinction lui était déjà évidente au moment d’écriture. C’est enfin ce regard détourné de la masturbatrice qui est le ressort de la narration et qui pardonne tout. Juliette ne fait que parler et représenter quelque chose en baissant son regard — d’une manière pudique — pour contempler son corps. Si elle parle de l’imaginaire, c’est une imagination jadis imaginée. Mais quand on parle du regard détourné, ce vers quoi il est dévié est une imagination plus essentielle que telle ou telle chose imaginée. C’est un regard du peintre réaliste pour ainsi dire. Ce n’est pas telle ou telle imagination, mais le monde imaginaire. La masturbatrice regarde son corps comme quelque chose imprégné d’imagination, quelque chose de bas et honteux. Le corps est alors l’objet et le sujet de l’imagination à la fois. À ce moment-là, la parole imaginée est tout exempte du poids du réel, tout en gardant le lien avec le réel. Si Juliette fait parade des infamies, la narration elle-même ne peut être infâme, car elle est déjà plongée dans l’imagination impunie. Pour Déterville également, l’invraisemblance de l’histoire de Sainville et Léonore est pardonnée à cause du regard détourné du narrateur. C’est Sainville et Léonore qui ont raconté l’histoire. Mais c’est Déterville qui l’a écrite. C’est lui qui a détourné le regard vers l’imaginaire, car les choses racontées sont déjà déchargées de poids du réel par lui. Nous ne parlons pas de mensonge. Mais en revanche, nous pensons au mouvement allègre de la main de Juliette masturbatrice qu’elle ne sait contrôler elle-même. Elle parle dans son paroxysme, mais elle ne ment pas. Pour Juliette, son propre passé ne lui semble plus réel, puisqu’elle le considère comme un spectacle. Ce regard détourné n’efface pas la frontière entre le réel et l’imaginaire, mais attire celui-là à celui-ci. Le réel n’est jamais représentable, mais l’imaginaire est toujours langagier. La déviation du regard est par conséquent accès à la parole légère. Michel Foucault dit : « La vérité grecque a tremblé, jadis, en cette seule affirmation : “je mens”. “Je parle” met à l’épreuve toute la fiction moderne. »141 141

Michel Foucault, La Pensée du dehors, Fata Morgana, 1986, p. 9.


Juliette et Déterville ne mentent pas, mais ils parlent à la légère. Cette légèreté est l’essence de la fiction. La femme lubrique parle en disant « je parle », tandis que Déterville ne le fait pas. Mais au fond, ce n’est ni Sainville ni Léonore qui parle, mais c’est l’ami de Valcour. Il nous semble que Maurice Blanchot parle de la main de l’onaniste au début de son essai « La littérature et le droit à la mort » : On peut assurément écrire sans se demander pourquoi l’on écrit. Un écrivain, qui regarde sa plume tracer des lettres, a-t-il même le droit de la surprendre pour lui dire : arrête-toi ! que sais-tu sur toi-même ? en vue de quoi avances-tu ? Pourquoi ne vois-tu pas que ton encre ne laisse pas de traces, que tu vas librement de l’avant, mais dans le vide, que si tu ne rencontres pas d’obstacle, c’est que tu n’as jamais quitté ton point de départ ? Et pourtant tu écris : tu écris sans relâche, me découvrant ce que je te dicte et me révélant ce que je sais ; et les autres, en lisant, t’enrichissent de ce qu’ils te prennent et te donnent ce que tu leur apprends. Maintenant, ce que tu n’as pas fait, tu l’as fait ; ce que tu n’as pas écrit est écrit : tu es condamné à l’ineffaçable.142 Le rapport « je-tu » d’ici est celui de la tête et le corps de l’onaniste. En plus, « les autres t’enrichissent » comme les gitons sans nom contribuent aux plaisirs intérieurs de Juliette. Mais la différence entre Blanchot et Juliette n’est pas négligeable. Il est vrai que le critique emploie ici le mot « condamner » dans un sens léger. Mais en tout cas, Juliette impunie n’est condamnable en aucune façon. La littérature n’est pas punissable pour Sade, mais plutôt honteuse. Juliette est une bonne actrice, voire une bonne masturbatrice qui sait distancier son corps tout en effaçant la frontière entre le réel et l’imaginaire. Après l’avoir compris, nous allons revenir au roman Aline et Valcour, tout en gardant cette distance entre l’imaginaire et le réel, soulignée par l’onaniste d’une façon paradoxale. Si la réaction de Valcour pour le suicide d’Aline nous semble étrange, il ne faut pas oublier que ce n’est pas un personnage pour nous identifier. C’est un bouffon qui ne fait pas rire. Nous devons avoir de la sympathie pour lui parce qu’il ne joue pas bien, contrairement à la bonne comédienne Juliette qui distancie l’imaginaire. C’est un piètre comique qui veut devenir Alceste en vain. Mais il ne sait pas qu’Alceste luimême ne parle presque rien en réalité, mais que c’est Molière qui parle. Valcour ne sait détourner le regard vers l’imaginaire pour écrire. 142

Maurice Blanchot, La Part du feu, Gallimard, 1949, p. 293.


Renoncement au suicide Aline et Julie pleurent dans les dernières lettres du roman. Mais qu’est-ce qui va arriver après les larmes ? Le héros romantique a sous ses yeux les lettres que lui aussi a mouillées de pleurs. Il ne se tuera pas après avoir avalé les larmes de la vertu. Nous citerons la dernière lettre du roman destinée à Déterville : Je les ai lus ces funestes écrits… je les ai lus, et je respire encore ! Le sentiment de mon amour est si vif, que même en perdant celle qui en est l’objet, il m’est impossible de trancher une vie qu’elle anime et qu’elle enflammera jusqu’au dernier moment… Je ferai bien plus que mourir, je vivrai, Déterville, je me nourrirai des serpents de la vie… je m’abreuverai du fiel qu’ils exhalent. Le sacrifice est plus affreux que si je m’immolais moimême ; celui qui, ne pouvant supporter les fléaux qui le pressent, s’y soustrait en se privant du jour, n’est-il donc pas infiniment plus faible que celui qui consent à vivre dans les maux et dans les tourments ? L’un craint la peine et s’y soumet ; l’autre la brave et s’y résigne… Non que je désapprouve, en disant cela, l’affreux parti qu’Aline a pris, elle m’arrache tout ce que j’ai de plus cher… et je ne saurais pourtant la blâmer… mais ma position, différente, me permet le choix des moyens, et j’aime mieux ce qui doit entretenir ma douleur, que ce qui me forcerait à la perdre… Une retraite profonde va m’ensevelir à jamais, je me jetterai dans les bras de Dieu… je m’y jetterai… et n’adorerai que mon Aline.143 Si Des Grieux raconte son histoire avant de se remettre de la mort de Manon, Valcour écrit cette lettre juste après la tragédie. Il est dans un désespoir sans fond en apparence. Même si nous y trouvons un ton un peu moralisant (« n’est-il donc pas infiniment plus faible […] »), il est tout de suite effacé par la parole mélangée de l’amour et de l’aversion malgré lui (« Non que je désapprouve, en disant cela, l’affreux parti qu’Aline a pris », et après une virgule, « elle m’arrache tout ce que j’ai de plus cher »). Il ne sait pas comment sentir, il hésite (« et je ne saurais pourtant la blâmer… »). Et il prend un ton réaliste inattendu (« mais ma position, différente »). Il sait que la vie n’est que terrestre (« ce qui me forcerait à la perdre » veut dire la mort). 143

Aline et Valcour, pp. 1105-1106.


Il choisit de vivre dans le monde et avec le monde dans la solitude. Il ne cherche pas la pureté chimérique. Il veut vivre en se nourrissant les serpents de la vie. Cette description complexe donne la vraisemblance. Si Laclos a écrit seulement la dernière lettre de Mme de Tourvel au langage en délire, Sade applique systématiquement ce langage aux dernières lettres d’Aline et de Valcour avec un art plus convaincant. Et voici le reste de la dernière lettre du roman : Abandonné dès mon enfance, n’ayant vécu que pour souffrir… n’ayant respiré que l’infortune, n’ayant vu luire sur chaque instant de mes malheureux jours que les sinistres feux du flambeau des Furies, je devais bien savoir qu’aucune des heures de ma vie ne pouvait s’écouler sans revers… mais je ne croyais pas à celui-là… il n’entrait pas dans mon cœur de pouvoir l’admettre une minute… Quel asile irai-je chercher ? Où pourraije aller pour la fuir ? Quels lieux ne m’offriront pas son image ?… Je la verrai partout… elle me poursuivra dans la retraite, elle s’offrira sous les traits de ce Dieu, au sein duquel j’aurai cru le bonheur… Ô mon ami ! entrouvre-moi le tombeau qui l’enferme… ce n’est que là qu’il m’est permis de vivre. Laisse-moi l’aller mouiller chaque jour des larmes amères de mon désespoir… Qui sait si cette âme ardente et sensible, uniquement embrasée du feu de l’amour, ne se rallumera pas à toute la violence du mien ? Ouvremoi son cercueil, te dis-je, que je la ranime ou que je meure… Je cesse d’écrire… ma raison s’égare ; trop violemment aigri… je deviendrais bientôt ou stupide ou cruel… Adieu… Aime-moi… oublie-moi, ne cherche jamais surtout à savoir où je suis ; si malgré tous mes soins… ton amitié découvre ma retraite, je verrai ton souvenir bien comme une preuve de mépris, que comme des marques d’une tendresse que tu ne dois plus à celui qui abjure, de ce moment-ci, pour jamais, tout ce qui lui rappeler un monde où la main féroce du destin ne le plongea que pour les larmes.144 Le dernier mot du roman est « les larmes ». Valcour évoque ici sa vie malheureuse en répétant la restriction « ne… que… », pour souligner le destin inchangeable. Il veut fuir Aline qui va le hanter. Dieu va porter le visage de la jeune fille 144

Ibid. L’adaptation charmante d’Henri-Georges Clouzot à l’écran montre la sensibilité de notre siècle à nous. Manon y est considérée comme une femme fatale à la manière de Loulou et Lola Lola. Les héroïnes candides, malignes et friponnes comme Félicia et Juliette ont complètement disparu de la littérature. On pourrait voir leur ombre plutôt dans la littérature enfantine. D’ailleurs, on qualifie parfois l’Histoire de Juliette de conte de fées.


à cause de la dernière lettre. Il demande à son ami d’ouvrir le cercueil de l’amante. Même si le lecteur ne connaît pas le parallèle entre les « larmes » et le « foutre », il peut facilement voir une tendance à la nécrophilie. Le lecteur ne manquera pas de penser à Des Grieux après la mort de Manon : J’ouvris une large fosse. J’y plaçai l’idole de mon cœur, après avoir pris loin de l’envelopper de tous mes habits, pour empêcher le sable de la toucher. Je ne la mis dans cet état qu’après l’avoir embrassée mille fois, avec toute l’ardeur du plus parfait amour. Je m’assis encore près d’elle. Je la considérai longtemps. Je ne pouvais me résoudre à fermer la fosse. Enfin, mes forces recommençant à s’affaiblir, et craignant d’en manquer tout à fait avant la fin de mon entreprise, j’ensevelis pour toujours dans le sein de la terre, ce qu’elle avait porté de plus parfait et de plus aimable. Je me couchai ensuite sur la fosse, le visage tourné vers le sable ; et fermant les yeux, avec le dessein de ne les ouvrir jamais, j’invoquai le secours du Ciel, et j’attendis la mort avec impatience. Ce qui vous paraîtra difficile à croire, c’est que pendant tout l’exercice de ce lugubre ministère, il ne sortit point une larme de mes yeux ni un soupir de ma bouche. La consternation profonde où j’étais, et le dessein déterminé de mourir, avaient coupé le cours à toutes les expressions du désespoir et de la douleur.145 (Souligné par nous.) Des Grieux sait que la séparation sera « pour toujours » comme Aline. Et c’est Sade qui souligne cette expression dans la dernière lettre de l’héroïne. La comparaison de ces deux scènes nécrophiles nous amène immédiatement à la conclusion évidente. Valcour est égoïste, et en plus, il est bizarre. S’il verse les larmes, c’est pour son plaisir, mais non pas pour Aline. Elle pleure et ordonne à Valcour de ne pas la plaindre. Mais le héros pleure. Pour lui. Et c’est Sade admirateur de Manon Lescaut qui souligne expressément cet égoïsme bouleversant, triste et cruel. Mais ce héros n’arrive pas à admettre son égoïsme, différemment d’Aline. C’est son malheur. Il est plus faible et en un sens plus malheureux que son amante qui a eu le courage de mourir. Il deviendra un cadavre vivant, loin de Des Grieux qui nous fait pressentir un avenir digne de lui. Celuici a une fois renoncé à la vie. Il peut donc survivre à soi-même. Mais notre héros ne peut le faire. Valcour cesse d’écrire. Il dit « Aime-moi… oublie-moi » comme si l’oubli était l’amour, tandis qu’Aline disait « Aime-moi, Valcour, aime-moi… » dans sa dernière 145

Antoine-François Prévost d’Exiles, Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut, Flammarion, 1995, p. 216.


lettre146. Il ne peut avoir l’orgueil de son amante qui survit à elle-même dans la mémoire du « petit nombre ». Par conséquent, il ne peut distancier son passé qui passe à l’imaginaire à chaque moment, différemment d’Aline. Il se sépare de son double Déterville, qui l’avait chassé d’ailleurs. Le personnage principal du roman lui jette la parole aussi cruelle que l’incitation au suicide, mais sans force. Ce n’est qu’une réaction faible à la parole de Déterville. Les deux qui tissaient le roman finissent par se séparer pour lui mettre la fin, pour n’arriver à rien. Peut-être Déterville sortira-t-il mieux de l’histoire que le héros. L’ami de Valcour ne raconte presque jamais sa vie, mais restera heureux avec sa famille. C’est probablement un personnage qui est conscient de son « égoïsme » pour vivre heureux, bien que nous ne sachions rien sur lui. Déterville est malgré tout un des personnages les plus charmants que Sade ait créés avec Juliette. Il a la gaieté secrète de l’écriture qui survit au suicide. Ainsi ce roman nous expulse-t-il sans combler notre désir. Le romancier nous laisse dans un vide horrible. L’auteur nous met dans un état de l’incertitude et l’indécision envers les personnages. Déterville nous interdit de relire le roman en nous ordonnant de nous suicider ou bien de sortir définitivement du monde du roman. Mais nous sommes invités à ouvrir encore une fois le livre par cette interdiction. Nous voulons voir une autre représentation qui doit être différente de la première fois. Si jamais il s’agit de la transgression dans l’œuvre de Sade, c’est le problème de la relecture. Et ce romancier doté du sens logique très développé le pensait certainement. C’est pour cela qu’il repousse le lecteur expressément. La répulsion nous attire d’une façon paradoxale. Le personnage principal de ce roman nous bannit de son univers au bout du livre. Celui qui a tout lu le roman va le relire en risquant de ne plus être digne d’Aline, pour ne plus pouvoir rester dans un monde romantique et romanesque. Pour mieux sortir du théâtre du roman, différemment de Juliette qui ne peut jamais finir de jouer sur scène imaginaire. Et avant tout, c’est pour mieux faire la distinction entre l’imaginaire et le réel, pour ne pas être trompé par l’imaginaire. Enfin le roman Aline et Valcour est une prévention pour ne pas admirer bêtement comme une déesse Juliette qui apparaîtra sur scène aussitôt après ces héros vertueux. D’ailleurs, si par hasard Déterville avait interdit à Valcour de se suicider, qu’est-ce qui se serait passé ? Si le dénouement avait apaisé le désir du lecteur, aurait-il recommencé la lecture ? C’est un écrivain vraiment « monstrueux », plus que personne n’a jamais imaginé. Sa logique est toujours renversée avec une logique. On pourrait dire que la parole de Déterville a empêché le suicide de Valcour. C’est une interprétation probable. Sade a ainsi aplani la route du suicide pour le prévenir. En fait, nous ne 146

Aline et Valcour, p. 1105.


sommes pas sûr si le mot « meurs » est vraiment efficace pour faire obstacle au suicide. Mais ce romancier ne parle pas de la généralité. C’est un cas particulier de Valcour et Déterville. Du moins faut-il retenir le fait que Déterville disait à Valcour « la vie ne peut plus t’offrir que des épines ». Ainsi Valcour choisit-il volontairement de survivre selon la logique de Zamé. N’oubliez pas que Zamé est bien un personnage de ce roman, et Valcour a lu ses préceptes. Le marquis ne veut jamais que le fonctionnement du cerveau de lecteur s’arrête. Il a trop intelligemment construit son œuvre. Nous n’avons même pas essayé de déchiffrer ce trésor littéraire pendant deux siècles simplement à cause de sa vie dont on n’est sûr de rien au fond147. La psychanalyse qui veut regarder l’envers n’apportera pas grand-chose à la lecture de Sade. Il faut écouter ce que le marquis a dit à haute voix, alors que beaucoup de pervers ne recherchaient que l’obsession trahie de Sade en négligeant sa volonté. Mais on a d’abord dû commencer à lire les œuvres exotériques, tout naturellement. Le point de départ doit être la question : Qu’est-ce que Sade a dit ?

Valcour homme de lettres Comme nous avons dit, on suppose que le personnage de Valcour reflète un aspect autobiographique de l’écrivain. En effet, le héros sensible est dominé par la passion de la littérature. Mais qui lui a inspiré cette passion ? C’est Rousseau à qui Sade rend hommage dans l’Idée sur les romans. Le marquis lui-même n’a jamais rencontré le philosophe musicien, mais il envoie Valcour à Genève au début du roman. Voici un passage de l’« l’histoire de Valcour » écrite pour son amante dans la lettre cinquième : « Mon ami, me disait-il [Rousseau] un jour, dès que les rayons de la vertu éclairèrent les hommes, trop éblouis de leur éclat, ils opposèrent à ses flots lumineux les préjugés de la superstition, il ne lui reste plus de sanctuaire que le fond du cœur de l’honnête homme. Déteste le vice, sois juste, aime tes semblables, éclaire-les ; tu la sentiras doucement reposer dans ton âme, et te consoler chaque jour de l’orgueil du riche et de la stupidité du despote. » Ce fut dans la conversation de ce philosophe profond, de cet ami véritable de la nature et des hommes, que je puisai cette passion dominante qui m’a depuis toujours entraîné vers la littérature et les arts, et qui me les fait

147

La vie de Sade est un sujet autrement intéressant en effet, mais nous n’en traiterons pas ici.


aujourd’hui préférer à tous les autres plaisirs de la vie, excepté celui d’adorer mon Aline.148 Mais, comme Philippe Sollers par exemple cite le nom de Sade contre Rousseau pour réclamer l’humour déconcertant contre le discours contigu, ces deux hommes de lettres sont sans doute considérés de nous comme écrivains situés aux deux pôles opposés de la littérature du Siècle des Lumières. Si l’un est précurseur de la sensibilité romantique, l’autre représente tout ce qui est contre le romantisme, car il nie l’individualité de l’homme qui pense, en le déchirant en détails charnels. Si le nom de Julie fait penser à la vertu, celui de Justine supposée être vertueuse n’évoque que le « sadisme » généralement. Rousseau humain exige l’égalité, et Sade « inhumain » défend l’inégalité pour justifier le vol. L’écart entre les deux écrivains nous semble très grand. Mais du moins n’est-il pas douteux que le marquis adorait l’auteur de La Nouvelle Héloïse. De Vincennes, il écrit à sa femme avec ironie — il s’adresse aux surveillants à la fois, et même principalement à eux — une lettre très intéressante qui montre sa pensée de la relativité de la gradation, et nous laisse voir son attitude d’écrivain : Me refuser les Confessions de Jean-Jacques est encore une excellente chose, surtout après m’avoir envoyé Lucrèce et les dialogues de Voltaire ; ça prouve un grand discernement, une judiciaire profonde dans vos directeurs. Hélas, ils me font bien de l’honneur, de croire qu’un auteur déiste puisse être un mauvais livre pour moi ; je voudrais bien en être encore là. Vous n’êtes pas sublimes dans vos moyens de cure, messieurs les directeurs ! Apprenez que c’est le point où l’on est qui rend une chose bonne ou mauvaise, et non pas la chose en elle-même. On guérit les paysans russes de la fièvre avec l’arsenic ; l’estomac d’une jolie fille ne s’arrangerait pourtant pas de ce remède-là. Voilà donc la preuve que tout est relatif. Partez de là, messieurs, et ayez le bon sens de comprendre, en m’envoyant le livre que je vous demande, que Rousseau peut être un auteur dangereux pour de lourds bigots de votre espèce, et qu’il devient un excellent livre pour moi. Jean-Jacques est à mon égard ce qu’est pour vous une Imitation de Jésus-Christ. La morale et la religion de Rousseau sont des choses sévères pour moi, et je les lis quand je veux m’édifier. Si vous ne voulez pas que je devienne meilleur que je ne 148

Ibid., pp. 412-413. Sade fait entrer en scène beaucoup de personnages contemporains surtout dans l’Histoire de Juliette.


suis, à la bonne heure ! Le bien est un état de peine et de gêne pour moi, et je ne demande pas mieux que de rester dans mon bourbier ; je m’y plais.149 Cette lettre de juillet 1783, cinq ans avant la rédaction du roman Aline et Valcour , nous fait connaître que « tout est relatif », à nous qui sommes très loin de la sensibilité de cette époque. Même si les images de Rousseau et Sade sont divergentes à présent, Les Confessions ne semblaient pas moins un mauvais livre pour le public, moins recommandé que De la nature de Lucrèce, et cela se comprend. Sade dit : « je voudrais bien en être encore là », ce qui ne voudrait cependant pas dire les affinités des deux écrivains, bien que Sade montre clairement son désir de lire Rousseau. En fait, il se moque des incultes qui considèrent le « philosophe profond » comme un écrivain moins convenable que Lucrèce et Voltaire. Ce dont il s’agit là n’est que l’opinion publique qui considère Les Confessions comme un livre scandaleux, mais De la nature, 150

un livre classique, est en réalité un fondement de l’athéisme. Sade dit : « C’est le point où l’on est qui rend une chose bonne ou mauvaise, et non pas la chose elle-même ». Même la pornographie du romancier pourrait être un moyen de cure, non pas un objet de l’analyse, pour certains lecteurs151. Si la pensée de Rousseau est sévère pour Sade, le jugement prononcé par un personnage d’une œuvre du marquis n’est pas moins dur contre celui-là : Quel est, je vous en prie, le mortel assez imbécile pour oser affirmer, en dépit de l’évidence, que tous les hommes naissent égaux en droits et en forces ! il n’appartenait qu’à un misanthrope comme Rousseau d’établir un pareil paradoxe, parce que, très faible lui-même, il aimait mieux rabaisser à lui ceux auxquels il n’osait s’élever.152 Ces mots sont tout naturellement prononcés par un personnage libertin. L’hyperbole ne manque pas de s’y trouver. D’ailleurs, Rousseau ne nie pas l’inégalité naturelle. Et pourtant, nous devons comprendre que la scène de l’entrevue de Valcour à Genève et cette critique contre Rousseau ont été écrites par le même auteur. Les points de vue se multiplient pour faire réfléchir le lecteur. Du moins doit-on tenir compte que Sade compare dans sa lettre le philosophe misanthrope avec L’Imitation de Jésus-Christ pour le chrétien. Le marquis était probablement inconditionnel de Rousseau, bien que 149

Lettres à sa femme, p. 390. Ses grandes lettres ont été écrites avant qu’il ne commence à écrire des romans. 151 Voir la note sur Mémoires d’une chanteuse allemande. 152 La Nouvelle Justine, p. 927. 150


leurs pensées soient incompatibles en apparence. Si Sade nie l’égalité, c’est parce qu’il ne la voit pas. Dire que les hommes sont égaux est un mensonge, c’est la logique cynique de Sade. Il n’accepte pas le retour au mythe de la communauté idéale, mais son regard vise toujours l’avenir. Affirmer que les hommes sont égaux, cela rend possible la logique malsaine : Il est pauvre, parce qu’il est paresseux ! Le marquis dit donc qu’on n’est évidemment pas égal. Si on lit Sade avec attention, on comprendra qu’il nie seulement l’opinion que les hommes sont égaux, mais non pas la notion de l’égalité elle-même. C’est en un sens un révisionniste rare du rousseauisme. D’autre part, Sade cite le nom de Rousseau pour défendre le suicide. Le meurtre est-il un crime ou ne l’est-il pas ? S’il n’en est pas un, pourquoi faire des lois qui le punissent ? Et s’il en est un, par quelle barbare et stupide inconséquence le punirez-vous par un crime semblable ? Il nous reste à parler des devoirs de l’homme envers lui-même. Comme le philosophe n’adopte ces devoirs qu’autant qu’ils tendent à son plaisir ou à sa conservation, il est fort inutile de lui en recommander la pratique, plus inutile encore de lui imposer des peines s’il y manque ; le seul délit que l’homme puisse commettre en ce genre est le suicide ; je ne m’amuserai point ici à prouver l’imbécillité des gens qui érigent cette action en crime, je renvoie à la fameuse lettre de Rousseau ceux qui pourraient avoir encore quelques doutes sur cela ; presque tous les anciens gouvernements autorisaient le suicide […].153 Des exemples de l’autorisation du suicide suivent ce passage. La lettre dont il s’agit est la lettre XXI, IIIe partie de La Nouvelle Héloïse, où Saint-Preux justifie le suicide. Chercher son bien et fuir son mal en ce qui n’offense point autrui, c’est le droit de la nature. Quand notre vie est un mal pour nous et n’est un bien pour personne il est donc permis de s’en délivrer. S’il y a dans le monde une maxime évidente et certaine, je pense que c’est celle-là, et si l’on venait à bout de la renverser, il n’y a point d’action humaine dont on ne pût faire un crime.154 153

La Philosophie dans le boudoir, pp. 151-152. La Nouvelle Héloïse I, p. 448. Saint-Preux continue : « Quelles maximes plus certaines la raison peut-elle déduire de la Religion sur la mort volontaire ? Si les Chrétiens en ont établi d’opposées, ils ne les ont tirées ni des principes de leur Religion, ni de sa règle unique, qui est l’Écriture, mais 154


Fin « tragique » Ainsi, Sade qui laisse la justification du suicide à Rousseau, commence-t-il son roman exotérique Aline et Valcour par la visite du héros à Genève et le finit-il par le suicide de l’héroïne. Ce roman dont le héros est un homme de lettres inspiré par Rousseau est sans doute la plus sentimentale et la plus « rousseauiste » des œuvres de Sade. Mais il finit par l’échec total du héros. Celui-ci a dit à la fin : « Je cesse d’écrire ». Dans l’épilogue donné sous la forme de la « Note de l’éditeur », on nous fait savoir que Valcour est mort dans une abbaye deux ans après le suicide de son amante. Il ne lui a pas suffisamment survécu. Son destin est toujours sombre jusqu’à la fin : « ce tendre et délicat amant n’avait jamais cessé de porter sur son cœur le portrait de celle qu’il aimait. Il y fut trouvé quand il expira. »155 Il s’enfermait dans la solitude cruelle, où un héros rousseauiste aurait dû trouver un bonheur, mais pour n’arriver à rien. Quant à Déterville, qui a remis la correspondance à l’éditeur, il est « dévoré du désir de venger de si tendres amies »156, et exerce la vengeance sur M. de Blamont, aidé par le comte de Beaulé. Le libertin s’enfuit pour être tué par le hasard. Les honnêtes gens sont « contents d’avoir vengé, sans répandre de sang »157. Le lecteur est toujours gêné par ce langage officiel et quelque peu ironique. La vengeance doit être une bassesse pour Sade. Nous ne manquons pas d’y trouver son ricanement. Finalement, ni Valcour ni Déterville ne nous semblent pas être vraiment dignes d’être le double de l’écrivain, même s’ils en reflètent respectivement quelques aspects. C’est enfin une « comédie » sous l’apparence de la tragédie. Les personnages sont inférieurs à l’auteur et au lecteur. Mais l’impression du lecteur se complique d’autant plus que ce roman finit par la phrase qui raconte la mort heureuse de Zamé, le souverain vertueux de l’île utopique, qui voulait aplanir la route du vice et parsemer des épines dans la carrière de la vertu. Sade veut-il dire que l’Europe est désespérément corrompue et qu’il cherche un espoir ailleurs qu’en Europe ? Il est possible que le lecteur fervent de Montesquieu n’ait pas été content de la conclusion où ce philosophe était arrivé après la relativisation des seulement des philosophes païens. […] En effet, où verra-t-on dans la Bible entière une loi contre le suicide, ou même une simple improbation ; et n’est-il pas bien étrange que dans les exemples de gens qui se sont donnés la mort, on n’y trouve pas un seul mot de blâme contre aucun de ces exemples ? » (Ibid., pp. 454-455) Cette lettre entière est très importante pour comprendre Aline et Valcour. 155 Aline et Valcour, p. 1109. 156 Ibid., p. 1107. 157 Ibid., p. 1109.


valeurs européennes : Montesquieu a finalement admis la supériorité de la civilisation occidentale. Le relativiste extrême n’en était sans doute pas d’accord. Seul Zamé peut sortir de ce roman comme un personnage véritablement respectable. Mais Valcour est-il vraiment un personnage misérable ? Peut-être que non, parce qu’il choisit la solitude comme l’auteur lui-même. Jean Paulhan insinue que Sade s’identifiait avec Justine injustement persécutée, et Béatrice Didier réfute cet avis en affirmant qu’il n’est pas possible de supposer que Sade ait choisi lui-même l’incarnation continuelle, car Paulhan considère la malheureuse comme un personnage plus ou moins masochiste. D’autre part, on considère Valcour comme le double du marquis avec justice. Et ce héros se décide de renoncer au monde comme malgré lui sous l’ordre de Déterville et d’Aline. Ne peut-on alors penser que Sade s’enferme comme Valcour par quelque incitation irrésistible ? Valcour met les remparts autour de sa solitude comme pour fuir l’image d’Aline, mais il est toujours hanté par elle. Sade n’a-t-il pas dû préférer rester dans l’incarcération à cause d’un impératif qu’il n’osait considérer comme une loi imposante ? S’il ne restait pas dans les prisons à l’instar de Justine malheureuse, martyrisée par le monde pervers, il y a une possibilité qu’il ait dû s’y fixer pour la pleurer, cependant malgré lui, par on ne sait quelle pulsion physique. Il est au moins indéniable qu’il ait été hanté par l’image de ces infortunées imaginaires. Combien de pages a-t-il consacrées pour décrire les malheurs de Justine ? Sade devait peut-être s’installer dans la solitude à cause des malheurs d’Aline et de Justine. Il ne pouvait rien contre elles. On pourrait penser aux Muses ou à un Daimon, ou bien peutêtre à Laure de Pétrarque qu’il a vue au chevet à Vincennes. Quant à Valcour qui aurait dû être écrivain sensible, il cesse d’écrire après la mort cruelle d’Aline pour périr tragiquement, mais Sade leur survit pour écrire des romans. Son œuvre littéraire est un produit de la survivance imaginaire. Dans le roman où il est question du suicide, Aline et Déterville exhortent Valcour à vivre seul dans le monde pour éviter le vice. Le héros rousseauiste qui reflète un aspect autobiographique de l’auteur échoue finalement à sa vie. Ainsi ce roman supprimera-t-il superficiellement une partie rousseauiste de l’auteur, c’est-à-dire l’aspect qui montre pleinement la sensibilité. Cette œuvre que Sade a appelée « le roman philosophique » est en un sens ses adieux à un genre romanesque conventionnel, et cet écrivain va dorénavant partir tout seul en voyage littéraire sans aucun précédent à l’histoire, avec la décision ferme d’avaler tous les « serpents de la vie ». Il choisit volontairement de survivre, puisque la survie est plus épineuse que la mort. C’est le résultat logique de la pensée de Zamé. Sade va commencer à aplanir la carrière du vice à la place de Zamé à sa propre façon en en appelant au sentiment, à la délicatesse et à


l’honneur de quelques lecteurs privilégiés. Il ne raconte plus l’histoire sur lui-même, pour devenir le mystificateur le plus hermétique de la littérature. Sur ce point, son œuvre peut-être consolante pour certains qui choisissent la solitude non rousseauiste, à cause de tel excès de sensibilité qu’ils ne veulent plus laisser l’apparence de la sensibilité à la vie. Même si la solitude semble être malheureuse, il y en a qui la choisissent d’eux-mêmes, si ce malheur peut être un bonheur relatif. Sade est sans doute un écrivain qui connaissait mieux le malheur de la sensibilité que Rousseau, probablement mieux que personne. « En vérité, c’est un grand malheur d’être organisé moins grossièrement qu’un autre ; pour une ou deux jouissances meilleures, on y trouve vingt tourments de plus » ; « Oui, madame, je l’avoue, trop de sensibilité est un des plus cruels présents que nous ait fait la nature ; en ce moment, cet excès fait votre malheur ». Est-ce Rousseau qui a écrit ces phrases ? Non, c’est le marquis de Sade 158. Si la sensibilité est une question de la constitution naturelle, on ne peut l’échapper selon la logique de Sade. On doit alors chercher un bonheur relatif : la solitude. Comme Jean Paulhan suggérait avec justice, le danger de Sade est qu’il pousse le lecteur vers la solitude. Mais enfin, ceux qui choisissent la solitude y ont naturellement été destinés. Comme Rousseau dit : « Qu’ils n’imputent point leur perte à ce livre ». Valcour disait : « je deviendrais bientôt ou stupide ou cruel ». On doit comprendre le mot « stupide » dans le sens premier : « Frappé de la stupeur, paralysé d’étonnement ». Tandis que le héros vertueux cesse d’écrire, Juliette stupide et cruelle ne s’arrêtera pas de bavarder. Valcour évite le contact de corps pour ne pas se corrompre. Mais la femme lubrique et bestiale choisira l’impureté sans limites. C’est une forme de survie possible. Alors que le vertueux se tait, c’est la vicieuse qui continue à griffonner. C’est parce que le genre romanesque est un lieu de la honte. Rousseau disait : « Jamais fille chaste n’a lu de Romans », puisque même la lecture de romans est une sorte de contact avec le monde. Il faut donc choisir la solitude complète pour éviter le vice contagieux. On ne s’y sent peut-être pas heureux, mais celui qui y est forcé par la nature doit s’y plaire. Du moins est-il plus heureux que les personnages injustement enfermés dans le monde imaginaire pour vivre la solitude essentielle. Mais enfin, quel vice faut-il éviter dans la survivance solitaire ? La réponse se trouvera plutôt dans l’œuvre ésotérique que dans l’œuvre exotérique, puisque celle-là pousse jusqu’à l’extrême le jeu de la relativisation des valeurs. D’ailleurs, un héros vertueux ne pourrait parler du vice. Pour conclure, nous allons traiter du problème principal de la vertu et du vice tout en réfléchissant sur la question de l’être et du paraître de Sade écrivain. 158

Ibid., pp. 514, 515. En réalité, la deuxième phrase peut être l’imitation de Rousseau.


IV Triomphe de l’être

Dessein de Sade Nous avons traité du roman Aline et Valcour, puisque c’est un roman que les sadiens appellent exotérique. S’il y a des œuvres exotériques et des œuvres ésotériques pour Sade, celles-ci doivent servir d’exégèses de celles-là. Comme nous avons dit, Aline est un personnage très faible même au niveau littéraire. Elle n’est pas trop charmante pour le lecteur. Nous lui préférons nettement Juliette énergique, vive et gaie. Mais nous respectons tout naturellement la volonté de l’écrivain. Même si un Apollinairien préférait les récits pornographiques aux autres œuvres, il ne commencerait pas ses études par là. Sade était fier du roman Aline et Valcour, et il a renié l’histoire de Justine et Juliette. Quant au lugubre Les 120 Journées de Sodome curieusement adoré par certains sadiens, il ne l’a même pas publié, puisqu’il a perdu le manuscrit. S’il l’a beaucoup regretté, ce n’est que trop naturel. C’était un maniaque, il avait même établi un catalogue raisonné de ses ouvrages avant de ne rien publier. D’ailleurs, si ce roman eût été aussi essentiel que certains sadiens affirment, pourquoi ne l’aurait-il pas réécrit, Sade qui a fait trois versions de l’histoire de Justine et Juliette, et qui de plus aurait voulu écrire La Nouvelle Nouvelle Justine ? Cet homme hanté de « folie d’écrire » aurait pu le faire sans le manuscrit perdu, s’il avait voulu. Du moins eût-il pu écrire un roman qui lui ressemblait. Mais ce n’est pas le cas, et il n’a pas tenté d’écrire un deuxième Sodome. Si ce roman qui n’est rien d’autre que dégoût est étonnamment surestimé par les sadiens, c’est probablement à cause de la conjoncture historique. Ce roman a été publié avec la redécouverte de Sade au début du vingtième siècle, en 1904 en Allemagne, deux ans après la mort du psychiatre Krafft-Ebing, l’inventeur du sadisme. C’était la naissance de Sade, l’écrivain le plus important du vingtième siècle. Mais ce roman inachevé, non pas remanié, n’a qu’une valeur secondaire pour comprendre l’écrivain Sade. Sade était utilisé pour la recherche des perversions sexuelles par Krafft-Ebing, et cette nouvelle découverte aurait été certainement une nouvelle étape pour la psychiatrie de l’époque, mais Sade l’écrivain n’a rien à voir avec tout cela. D’ailleurs, ce roman est peu intéressant, au moins pour nous qui cherchons des personnages charmants dans le roman. Nous n’en trouvons presque aucun dans cette œuvre. En plus, le style « délicat » qu’un Roland Barthes va aimer est trop loin de celui que le marquis adoptera dans ses grands romans. Alfred Delvau dit dans l’introduction de son Dictionnaire érotique moderne (1864) : « Je


serais même disposé à absoudre le marquis de Sade (assuré que je suis de la parfaite innocuité de sa Justine) si ce misérable avait écrit en meilleur français : les livres dangereux sont les livres mal faits ». S’il avait pu lire Les 120 Journées de Sodome, il en aurait cité quelques phrases dans le dictionnaire par hasard. Bref, c’est un roman « bien écrit » au niveau de la langue écrite. Mais nous comprenons bien que les efforts difficiles de Sade consistent à écrire dans un langage dont l’argotiste du dix-huitième siècle n’entrevoit même pas le dessein. Sade voulait s’éloigner de la langue écrite. Il voulait inventer une langue théâtrale pour la vraisemblance. Il a fini par créer le style infiniment bavard de Juliette. À notre avis, Sodome qui ne fait que repousser le lecteur n’est qu’une production manquée net. Ce n’est pas écrit pour voir la publication. N’estce pas un simple produit de la frustration sexuelle de Sade ? Si jamais il en avait fini la rédaction, le roman sombre aurait été littéralement illisible, sans narratrice charmante comme Juliette. L’estime pour l’œuvre dont l’auteur a perdu le manuscrit est une marque du mépris. Même si on pouvait apprécier une œuvre laissée inachevée par la volonté ou la mort de l’écrivain, il ne serait pas juste d’apprécier comme la meilleure une œuvre de début que l’auteur a perdue et qu’il n’a pas essayé de réécrire. Estimer Sodome, c’est d’avouer ne pas respecter Sade. C’est franchement mauvais goût. En matière du divin marquis, le curieux est que nous nous permettons de négliger sa volonté d’écrivain, comme s’il avait été un scélérat méprisable qui a tout de même laissé des œuvres qui méritent une attention de la part des défenseurs de la liberté bien-pensants. Par exemple, il y a plusieurs interprétations pour cette lettre-ci qui fait part de la publication de Justine, destinée à un ami avocat, parlant du roman Aline et Valcour en même temps. On imprime actuellement un roman de moi, mais trop immoral pour être envoyé à un homme aussi pieux, aussi décent que vous. J’avais besoin d’argent, mon éditeur me le demandait bien poivré, et je le lui ai fait capable d’empester le diable. On l’appelle Justine ou les Malheurs de la vertu. Brûlez-le et ne le lisez point, si par hasard il tombe entre vos mains : je le renie. Mais vous aurez bientôt le roman philosophique que je ne manquerai certainement pas de vous envoyer.159 On connaît surtout deux interprétations. D’abord, Gilbert Lely suppose dans la première biographie sérieuse sur le romancier, Vie du marquis de Sade, que cette lettre pour une demande d’argent montre la prudence pour « dérober, aux yeux d’ami bien159

Maurice Lever, op. cit., p. 424, souligné par Sade.


pensant, l’inquiétante nécessité métaphysique qui avait présidé à sa composition ». Et ensuite, Maurice Lever réfute l’hypothèse de Lely dans la biographie scientifique qui décharge de cet écrivain du dix-huitième siècle de la modernité illusoire, en disant : « En écrivant Justine, Sade a fait volontairement dans la pornographie, afin de pouvoir publier ce à quoi il tenait le plus : Aline et Valcour et son théâtre » et ajoute : « Sade a peut-être écrit ses chefs-d’œuvre sans le savoir. Qu’importe ! On ne peut exiger d’un écrivain qu’il soit toujours à la hauteur de son œuvre. »160 Si ce biographe se croit supérieur à Sade comme un homme, ce n’est pas étonnant. C’est une attitude bien commune aux sadiens, puisqu’on ne tolère surtout pas l’orgueil du marquis qui se croyait supérieur aux autres. Voilà tout de même les avis de deux grands spécialistes de Sade. Tous les deux ont raison sans doute pour une part, mais il y a toutefois des impertinences évidentes. Ils ne font pas suffisamment d’efforts pour s’approcher de la façon de penser de Sade qui n’est pas du tout extraordinaire au fond. Mais c’est toujours un écrivain naturellement bizarre pour eux. Ils sont convaincus que la façon de penser du divin marquis doit être différente des autres. Ils tranchent étrangement le paraître et l’être de Sade, qui tous deux ne doivent pas être cohérents, si on examine les détails expressément divergents de ses romans. Nous devons voir dans cette lettre les efforts pour bien paraître, ce qui ne voudrait dire ni la dissimulation ni la vraie et unique volonté, mais un simple fait que Sade a écrit au destinataire ce qu’il croyait devoir lui dire. Il n-y a rien de singulier. Et peut-être le marquis ne savait-il pas distinguer son paraître et son être d’une façon conventionnelle. C’est sans doute un cas de névrose. En effet, Sade savait au moins comment il fallait paraître. Il a donc publié Aline et Valcour sous la signature de « Citoyen S*** », et Justine sous l’anonymat. Mais où est son vrai être ?

Visages voulus Si le sadien surréaliste pense que le roman modéré Aline et Valcour est une sorte de « masque », l’essence du marquis se trouvera dans la pornographie comme Justine (selon Maurice Lever161), écrite avec « l’inquiétante nécessité métaphysique ». Est-ce probable ? N’est-ce pas trop contradictoire à la volonté sincère de Sade qui déteste l’hypocrisie du fond de son cœur ? D’ailleurs, il aurait bien pu n’écrire que des 160

Ibid., p. 425, souligné par l’auteur. Nous ne considérons pas Justine ou les Malheurs de la vertu comme une œuvre pornographique. Cette qualification correspond à ces œuvres : Les 120 Journées de Sodome, La Nouvelle Justine ou les Malheurs de la vertu, suivie de l’Histoire de Juliette, sa sœur et La Philosophie dans le boudoir. 161


œuvres anonymes, mais il a publié le roman Aline et Valcour et l’a reconnu comme son œuvre. La logique de Lely n’est pas trop convaincante. Si Sade avait voulu publier ses œuvres pornographiques avec l’argent qu’il gagnerait avec Aline et Valcour, l’hypothèse serait tout à fait possible, mais la situation était tout le contraire. S’il eût été fier de Justine avant tout, il n’aurait pas eu besoin de publier le roman philosophique qui ne se vendrait pas bien. Simplifions les choses. Si ses œuvres exotériques — où l’ironie serait trop évidente pour croire à l’honnêteté de l’écrivain aux yeux d’un lecteur attentif — ont l’air d’une dissimulation, c’est parce qu’il savait tout naturellement que son paraître n’était pas son vrai être (personne ne l’ignore), mais qu’il préférait paraître devant les yeux du public honnête avec les apparences que les conventions sociales lui demandaient. Il a donc reconnu les œuvres recommandables selon les conventions, et renié les œuvres pornographiques, et il s’imaginait que c’était sa vraie volonté d’une façon névrotique. Le roman philosophique Aline et Valcour n’est pas un masque, mais il s’agit de quelque chose comme un compliment malgré lui, volontaire cependant. Moqueur des conventions, il les respecte tout en se ridiculisant un peu lui-même. Mais il ne peut agir autrement. Il u a beaucoup de gens plus ou moins névrosés comme lui, et surtout il est aristocrate des plus noble. Nous répétons : Il ne croyait pas du tout au libre arbitre. Il était parfaitement conscient qu’il était un jouet du destin. Les hommes sont essentiellement malheureux pour le marquis, mais il faut que chacun transforme le malheur en bonheur relatif coûte que coûte. Nous allons citer le début des Infortunes de la vertu, qui montre la pensée de Sade sur la fatalité. Le triomphe de la philosophie serait de démêler l’obscurité des voies dont la Providence se sert pour parvenir aux fins qu’elle se propose sur l’homme, et de tracer d’après cela quelque plan de conduite qui pût faire connaître à ce malheureux individu bipède, perpétuellement ballotté par les caprices de cet être qui, dit-on, le dirige aussi despotiquement, la manière dont il faut qu’il tienne pour prévenir les caprices bizarres de cette fatalité à laquelle on


donne vingt noms différents, sans être encore parvenu à le définir. 162 (Souligné par nous.) Sade a reconnu les œuvres recommandables, et renié les romans pornographiques. Il a simplement fait ce qu’on faisait. Ce n’est pas un personnage hors du commun en tant qu’être social. Et même s’il savait que le paraître n’était pas son vrai être, ce procédé n’était pas contraire à son aspiration pour la vérité, parce qu’il savait comme tout le monde presque parfaitement qu’il ne mentait pas par là, tandis que d’autres écrivains ne pensent même pas à cette question. Ils écrivent ce qui plaît au public, et il est curieux qu’ils ne le trompent jamais par cela. D’ailleurs, suivre les conventions n’était pas forcément mentir, car il se croyait honnête au fond, même s’il savait bien qu’il était reconnu comme un libertin par la société. Par exemple, dire que l’amour est spirituel, mais non pas physique, ne peut jamais être un mensonge pour les conventions sociales. Mais Sade avait la sensibilité subtile qui lui soufflait que ce serait un mensonge. On n’écoute pas cette voix secrète à l’ordinaire, et on ne ment jamais par ce fait. Mais Sade doutait que les conventions ne soient pas authentiques. Il a donc également écrit l’envers des conventions dans les œuvres ésotériques, ainsi que leur endroit dans celles exotériques. Peut-on le reprocher à cause de ce supplément ? Sade est un écrivain qui a écrit Aline et Valcour et Les Crimes de l’amour. Ce seraient normalement les objets de la critique, puisque ce sont ses œuvres. Il a écrit sous l’anonymat ce que les autres ne publiaient pas. Il faut plutôt admirer sa sincérité excessive comme un écrivain qui se sentait obligé de tout écrire. Généralement, un homme de lettres veut paraître un bon écrivain. Cela ne peut jamais être un mensonge ni un masque selon les conventions sociales. En tout cas, qui ose écrire ses vraies pensées dans une œuvre signée ? Pourquoi doit-on toujours analyser l’envers de Sade ? Nous voulons dire : Pourquoi continuons-nous de ne mettre en cause que ses œuvres ésotériques sans nous poser de questions ? C’est ridicule, parce qu’il est le premier écrivain qu’on n’ait aucun besoin d’analyser, car il a tout écrit. Il a écrit ses vraies pensées dans l’œuvre anonyme. Il est incontestable que tous les écrivains portent un 162

Sade, Les Infortunes de la vertu, in Œuvres II, Bibliothèque de la Pléiade, p. 3. Le début de la deuxième version Justine est presque pareil au premier état, mais les commencements de la troisième version La Nouvelle Justine sont sensiblement différents : « Le chef-d’œuvre de la philosophie serait de développer les moyens dont la fortune se sert pour parvenir aux fins qu’elle se propose sur l’homme, et de tracer d’après cela quelques plans de conduite qui pussent faire connaître à ce malheureux individu bipède la manière dont il faut qu’il marche dans la carrière épineuse de la vie, afin de prévenir les caprices bizarres de cette fortune qu’on a nommée tour à tour Destin, Dieu, Providence, Fatalité, Hasard, toutes dénominations aussi vicieuses, aussi dénuées de bon sens les unes que les autres, et qui n’apportent à l’esprit que des idées vagues et purement objectives. » (La Nouvelle Justine, p. 395, souligné par nous).


certain masque, et Sade, auteur d’Aline et Valcour, en était conscient. C’est Sade qui en était conscient, ce n’est pas à nous de découvrir sa face cachée. Il a déjà montré son projet d’écrivain dans ses œuvres exotériques, et il a aussi publié les œuvres que les autres n’auraient pas osé sortir, parce qu’il savait que le paraître n’était pas l’être. Le marquis savait bien qu’il paraissait libertin. Son être était déchiré par les apparences voulues par lui et par le public, mais il savait maîtriser la situation tant bien que mal. Demandons-nous maintenant pourquoi il détestait les préjugés avec la colère incomparable. C’est parce qu’il savait au moins qu’il agissait malgré lui selon les conventions sociales, mais qu’il imaginait que les gens sans esprit vivaient sans jamais se poser de questions. S’il avait été rebelle comme mentalité, il n’aurait pas si sévèrement attaqué les préjugés. Il lui semblait que les gens croyaient que le paraître était l’être, et il fallait d’abord être sensible à cette époque-là comme un homme de lettres et un homme social. Sade qui était essentiellement sensible — même si on ne pourrait dire ni extrêmement ni profondément — ne pouvait supporter ce falloir paraître. C’est pour cela qu’il a écrit la pornographie apparemment peu sensible, mais essentiellement sensible. Il savait que quelques lecteurs le comprendraient. Le roman Aline et Valcour est pour un public honnête. Et la série de Justine est destinée aux lecteurs qui portent un masque honnête dans la vie quotidienne, mais qui ne sont pas libertins dans le cœur que le romancier qui ne nie pas qu’il est libertin. Il voulait dire par ses œuvres reniées : « Je parais libertin, et je le suis. Mais je ne le suis pas essentiellement. Mais vous ne voyez que les apparences. Vous pouvez apaiser votre conscience avec ces livres impudiques qui seraient la preuve que je suis libertin. Comme vous êtes libertins, et que vous avez peur qu’on ne vous démasque, vous voulez que je ne sois pas moins libertin que vous. Vous refuserez de comprendre le vrai dessein de ces livres. Mais le peu de gens qui sont dignes de moi verront mon vrai être derrière ces apparences ». Il est logique qu’il les ait publiées sous l’anonymat, parce que leur but était de faire crier les hypocrites qui étaient libertins dans leur cœur et que les vrais destinataires étaient peu, et cet aristocrate méprisant savait bien que ceux qui ne comprendraient rien liraient ces pornographies sciemment composées avec une sorte d’esprit à l’Encyclopédie (sans renvois, mais avec beaucoup de redites qui renvoient le lecteur dans le réseau d’interprétations), sans arriver à voir leur vrai dessein, tout simplement dévoilé dès les préfaces. Il ne faut pas oublier que, de même que Sade critiquait le catholicisme, il se moquait du public qui faisait confiance à l’opinion publique sans prendre la peine de lire. Mais il n’a pas moins montré son côté sensible au public par Aline et Valcour. Ce n’est pas du tout un masque. Si on doit parler des masques, il a plutôt porté le masque


d’un pornographe voulu par le public, parce qu’il était considéré comme un libertin infâme. Il s’amusait à être joué par le destin, malgré lui et volontairement. Cette formule doit être un principe de l’absence de libre arbitre, qui serait proche de la pensée janséniste163 (ce n’est pas le masochisme). Il a certainement fait ce qui lui méritait la renommée honteuse, et il en était conscient. Mais il se croyait ne pas être mauvais dans son cœur. Il s’imaginait qu’il savait comment paraître, mais enfin, il ne savait pas quelle apparence était vraiment voulue. Il fallait généralement paraître honnête au dix-huitième siècle, mais voulait-on qu’il soit libertin en ce qui le concerne ? Il voulait paraître tel qu’il était voulu, mais quel visage était vraiment voulu ? Il ne le savait pas. Son dessein était de donner les apparences que le public demandait de lui dans ces deux formes de publication, sans besoin de masque (homme de lettres) ou cachée (libertin), tout en méprisant la plupart des lecteurs sans esprit dans l’une et l’autre. Il ne pensait qu’au petit nombre privilégié de gens spirituels dont il aimerait bien emporter l’espoir au tombeau lorsqu’il écrivait l’œuvre reniée. Il écrit à la préface de Justine d’une façon de la postface de La Reprise de Kierkegaard, ou du dénouement de Nadja d’André Breton, mais le marquis donne le nom à la destinataire : « Oui, Constance, c’est à toi que j’adresse cet ouvrage […]. Mes motifs dévoilés par toi, n’en seront point désavoués ; ton opinion suffit à ma gloire, et je dois après t’avoir plu, ou plaire universellement, ou me consoler de toutes les censures. »164 Le résultat : la censure. Peut-être le prévoyait-il, tandis qu’il faut toujours lire ce qu’il a écrit : Il avait un espoir, tout petit qu’il soit, de plaire à tout le monde qui serait assez intelligent et dégagé de préjugés. Du moins, si le but du romancier était de plaire à sa maîtresse en premier lieu, la nécessité d’écrire n’était-elle pas aussi métaphysique que Lely imaginait. Mais si le roman a été publié sans signature, Marie-Constance Quesnet a reconnu son auteur (Sade avait divorcé d’avec sa femme à l’année précédente de la publication de Justine). Et l’avocat Reinaud, destinataire de la lettre citée, n’était malheureusement pas dans le petit nombre à qui cette œuvre était destinée. Il n’y a rien de métaphysique ici.

Double langage Et puis, l’autre sadien plus récent et scientifique attribue l’être du marquis prétendument assez méchant — que le chercheur sévère ne veut jamais exonérer des 163

Des sadiens ont souligné l’importance de l’éducation jésuite que Donatien a eue dans sa jeunesse. Nous pensons qu’il y a quelque chose de janséniste dans ses pensées, mais il faudra faire des recherches approfondies là-dessus pour l’affirmer sans en appeler au conditionnel. 164 Justine, p. 129.


moindres fautes même en 1991 — à sa vie vécue, personnelle et mondaine, pour sauver la qualité de sa littérature. Et l’être de Sade se cache derrière une sorte de masque porté au quotidien dans cette curieuse biographie. Quand Lever cite une lettre passionnée d’amour écrite à l’âge de vingt-deux ans de Sade, il dit que celui-ci la considérée « comme un exercice de style », prétextant que l’écrivain l’a mise dans les Œuvres de M. de Sade, recueil d’écrits de jeunesse. Mais nous doutons de ce raisonnement. Nous ne croyons pas du tout que le fait qu’il considérait la lettre comme une œuvre littéraire puisse être la preuve de l’absence de sincérité pour la destinataire. Presque tous les épistolaires de ce siècle seraient menteurs selon cette logique. Lorsque le jeune aventurier réclame un confesseur, ce biographe s’écrie : « Petit Tartuffe ! » Mais qu’estce que Sade dirait s’il savait qu’il est qualifié de Tartuffe, par le sadien qui représente l’aube du vingt et unième siècle ? Il serait désespéré de constater la lenteur du progrès de l’esprit humain qui n’arrive pas se dégager de préjugés… Nous comprenons bien que le biographe adore le divin marquis à sa façon, mais nous craignons qu’il ne soit pas trop juste de demander à Sade d’être toujours fermement athée depuis sa jeunesse. Ce savant parle de l’« admirable duplicité » du marquis ailleurs, en mettant cause une autre lettre d’amour : « Sade pratique le double langage, qui dit simultanément une chose et son contraire, et se joue des sentiments qu’il énonce ! […] Jamais le cynisme n’a si habilement pris les couleurs de la passion. »165 Mais un homme cynique n’a-t-il jamais le droit d’être passionné ? Était-il vraiment aussi excentrique ? C’est probablement ce que Le Brun appelle les « contresens journalistiques » de Lever, qui ne veut pas comprendre que Sade est tantôt vertueux tantôt vicieux même dans la même journée, à cause des « particules nitreuses contenues dans les aliments ». Nous sommes d’accord pour le double langage de Sade, mais nous ne sommes pas trop sûr s’il maîtrisait si bien cyniquement le langage quand il était jeune. Généralement, quand un homme de vingtdeux ans parle de la passion, il est passionné. Mais en fait, il y avait trop de dupes facilement trompées par les apparences de ce coquin vers la fin du dix-huitième siècle. C’est peu probable à notre avis. Le biographe adore Sade trop. Le marquis n’était pas si habile sans doute. Un homme rusé et cynique n’aurait pas mené une vie si misérable. Sade se croyait que les gens confondaient le paraître et l’être, mais en vérité, c’est lui qui ne savait pas bien distinguer les deux. Voici une partie de la lettre — peu habilement écrite à notre avis — dont il est question quand Lever parle du double langage. 165

Lever, op. cit., p. 136. Nous ne savons même pas si Sade était vraiment un homme cynique. C’était un personnage étrange et inquiétant, mais le cynisme ne correspond pas tellement à son caractère à notre avis.


Ah, Dieu ! Que ne puis-je à vos pieds, tout à l’heure, Mademoiselle, réparer l’ouvrage dont vous m’accusez ! Moi, capable de vous offenser ! Ah, puisséje mille fois mourir plutôt ! Que je suis malheureux de m’être trop livré, dans cette lettre que vous me reprochez, à toute la violence de ma passion ! J’en réprimerai le langage, je le puis, mais l’étouffer n’est plus en moi. Je n’en suis plus le maître. Il faudrait que je cessasse de vivre pour cesser de vous aimer. Je conviens que je n’ai pas le bonheur de vous connaître particulièrement, mais la réputation de vertu, d’honnêteté, dont vous jouissez est plus que tout, croyez-moi, ce qui m’a décidé à vous offrir mon cœur, ne vous connaissant que d’après cette excellente réputation que le public vous donne et que vous méritez si bien. Comment pouvez-vous soupçonner que j’aie voulu vous déplaire ou vous offenser par ma lettre d’hier ? Ah, Dieu ! vous l’avez cru ! Je suis le plus malheureux de tous les hommes.166 (Souligné par nous.) La destinataire qui était actrice avait sans doute une mauvaise réputation. Mais nous croyons que si ce langage est double, cette doublure n’est pas un effet du cynisme. Nous craignons que ce biographe n’arrive jamais à imaginer de dire par exemple : « Elle paraît peu sage, mais je l’aime ». Si « je l’aime » veut dire « je la veux », qu’importe. C’est sans doute l’amour. « Nous ne nous sommes pas proposé de faire des romans platoniques » (Mirabeau). Pour cette lettre de jeunesse de Sade, nous avons plutôt l’impression qu’il ne maîtrise pas bien le langage, et c’est précisément ce qu’il dit ici. Il n’écrit pas bien sûr : « Vous êtes une salope, mais je vous aime », même si c’est le mot que Maurice Lever attend de lui. Il fait un effort pour plaire à la destinataire — souvenons-nous du principe de Merteuil —, et son vrai être est parsemé dans cette apparence, d’une façon probablement ironique. Mais il nous semble qu’il ne veut ni offenser la destinataire ni se moquer d’elle (c’est ce qu’il dit), de même qu’il ne ridiculise pas l’avocat Reinaud en l’appelant « un homme aussi pieux, aussi décent que vous ». Il essaie d’écrire comme d’autres écrivent, mais il n’y parvient pas. L’ironie le trahit toujours malgré lui. Même si jeune Donatien connaissait le code social, il ne l’a peut-être pas bien saisi, parce qu’il confondait un peu mais irrévocablement l’être et le paraître. Il veut dire la vérité, montrer tout son être, mais il emploie un langage mondain, c’est ce qui le rend double dans cette lettre de jeunesse. Mais tout le langage mondain n’est-il pas double au fond ? Et quand il dit à la destinataire « vous êtes vertueuse », il est amené à se croire d’une façon névrotique qu’elle est potentiellement 166

Ibid., p. 135.


vertueuse, par le code social qui n’est que des préjugés, parce qu’il s’imagine encore qu’il faut qu’elle soit conventionnellement sage pour qu’il l’aime. Il trahit son cœur scrupuleux en disant : « croyez-moi ». Même s’il ne s’agissait que du désir sexuel au fond comme Lever imagine, Sade a écrit cette lettre pour que la destinataire la lise. Nous croyons qu’il ne l’aurait pas écrite, si l’ironie flagrante avait été précisément destinée à cette femme. S’il l’avait jugée comme Lever suppose, il aurait changé d’objet de désir tout de suite. S’il s’attachait pendant un moment à une actrice de mauvaise réputation, il avait forcément une raison. Nous croyons qu’on ne sait clairement distinguer la passion d’amour du désir sexuel, et que même Sade a le droit d’être passionné. Au fait, penser autrement serait de raisonner comme Pierre Larousse, dont le dégoût envers le marquis de Sade risque d’être presque incompréhensible dans son Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle 167 à présent, qui a tout de même décidé le bon ton envers ce grand romancier. Il est incroyable que ce biographe puisse imaginer que ce libertin était toujours amoral depuis sa jeunesse. Ce n’était qu’un noble hautain fier de sa naissance comme Des Grieux. Lorsqu’il admire Manon Lescaut en disant : « Quelles larmes que celles qu’on verse à la lecture de ce délicieux ouvrage ! »168, il s’identifie avec le héros malheureux. Il est normal de croire qu’il a vraiment versé les larmes en le lisant, d’autant que les gens du dix-huitième siècle pleuraient beaucoup. Tous les lecteurs sérieux de Sade savent qu’il ne sait mentir. Si l’ironie est flagrante dans la lettre citée, c’est parce qu’il se sent peut-être ridicule d’écrire dans le ton obligé de bonne compagnie. C’est une ironie pour lui-même. Delbène s’écrira quarante ans après cette lettre. Non, mes amies, non, jamais la vertu ne sera faite pour le bonheur, il ment, celui qui se flatte de l’avoir trouvé dans elle, il veut nous faire prendre pour le bonheur les illusions de son orgueil ; pour moi, je vous le déclare, je la foule aux pieds de toute mon âme, je la méprise autant que j’avais la faiblesse de la chérir autrefois, et je voudrais joindre aux délices de

167

L’article sur Justine ou les Malheurs de la vertu commence par cette phrase : « Il faut que le Grand Dictionnaire pousse jusqu’au dévouement l’exactitude biographique pour donner placer dans ses colonnes, à côté des chefs-d’œuvre littéraires, à ce produit honteux de la manie et de l’érotisme. Nous n’en dirons que quelques mots ». C’était probablement une attitude commune envers le divin marquis de l’époque, mais nous devons dire que celle de Lever est particulièrement archaïque. Le commentaire s’avère assez juste en revanche, surtout lorsqu’il affirme qu’il n’y avait pas de mots honteux dans la première édition de Justine ou les Malheurs de la vertu, différemment des éditions suivantes, bien qu’il ne montre pas clairement la différence, omettant de citer le titre de La Nouvelle Justine. 168 Idée sur les romans, p. 40.


l’outrager sans cesse, la volupté suprême de l’arracher dans tous les cœurs.169 Cette phrase, une des plus shakespeariennes de Sade, représente un côté de sa sensibilité foncièrement fragile et délicate, qui fait tous les charmes de ses œuvres. Si l’écrivain nie le remords à plusieurs reprises, il est plus normal de se douter qu’il en a souvent eu que d’imaginer que c’était un homme cynique. Delbène qui déteste avoir le remords l’éprouve ici, puisqu’elle a chéri la vertu une fois. Sade regrette d’avoir été injuste à cette période de sa vie pour avoir méprisé certaines femmes malgré lui, trompé par les préjugés, tout en les aimant passionnément, sentimentalement ou sexuellement, à cause de leur manque de la prétendue vertu. Et il s’adresse ici au public féminin, en empruntant la bouche de l’abbesse libertine. Il veut atteindre les femmes qu’il n’a pas connues à titre personnel. Nous croyons que notre hypothèse est moins chargée de préjugés malsains que celle de Lever. D’ailleurs, Valcour parlait de la passion qui lui fait préférer la littérature et les arts « à tous les autres plaisirs de la vie, excepté celui d’adorer mon Aline ». Et c’est Maurice Lever lui-même qui identifie Valcour avec jeune Donatien. Comment peut-il négliger ce passage pour justifier que l’unique passion de Sade était la littérature ? C’est une véritable maladie d’imagination de certains littérateurs qui ne connaissent pas la honte essentielle de la littérature. Sade est un homme qui aimait les femmes. Nous ne parlons pas d’une seule femme. Nous n’affirmons pas non plus que la passion passagère ne soit pas une passion. Si Sade respectait le code social lorsqu’il était jeune, il ira jusqu’à faire nier la pudeur par les personnages de ses romans quand il aura près de soixante ans, pour tout dire, tout montrer, dans un lieu supposé être hors la loi, c’est-à-dire dans l’anonymat. Sade va voir désormais une dissimulation même dans les vêtements, qui représentent l’hypocrisie des conventions sociales d’une façon plus ou moins métaphorique. Les gens ordinaires croient qu’ils savent voir l’essence derrière l’apparence sans se poser de questions. Mais Sade ne sait pas le faire bien. Donc, il dit ce qu’il dit. Il dit ce qu’il pense comme Aline. Il est assez maladroit comme un homme social. Et malheureusement, il voit ce qu’on ne voit pas avec sa perspicacité sans exemple. Il dévoile toujours les débris du paraître dans le prétendu être derrière lequel le regard des autres n’ose aller. Cette apparence attachée à l’être est ce qu’il appelle les préjugés : ce que les autres prennent pour une partie inhérente à leur être. Il voit toujours plus que ce qui paraît, comme les personnages névrotiques du Horla ou de Fitz-James O’Brien. C’est précisément le malheur de la sensibilité. C’est pour cela qu’il va jusqu’à demander 169

Histoire de Juliette, p. 260.


la nudité. Où est l’être ? Il est toujours inquiet. Peut-être se demande-t-il également quel est le vrai être de la destinataire de la lettre citée. Il méprise ce que dit le public, mais il a peur que lui-même ne la connaisse pas vraiment. En tout cas, il n’est pas normal d’imaginer que Sade croyait sans poser de questions ce que disait l’opinion publique qui attribuait une mauvaise réputation à cette femme. Et il doute à la fois de son être et de son paraître à lui-même en pensant à elle. Lui aussi a une renommée honteuse, mais il se croit essentiellement honnête. Ainsi a-t-il employé le double langage malgré lui. Ce langage ne montre que son malaise de ne pouvoir faire que paraître tel ou tel sans pouvoir montrer tout son être. S’il avait été assez méchant et malin comme Lever imagine, il aurait pu mieux vivre, mieux paraître. Il n’aurait pas écrit la lettre qui pourrait choquer la destinataire encore une fois. Il n’aurait jamais écrit de roman comme Justine et Juliette.

Renversement des valeurs morales


Ce qui est fondamental dans l’œuvre de Sade est l’inquiétude concernant l’être et le paraître. L’essentiel consiste à cette question dans les œuvres pornographiques qui montrent la nudité : Pourquoi ne se méfie-t-on pas de belles apparences des hypocrites ? Mais le vertige qu’on éprouve en lisant La Nouvelle Justine et Juliette est causé par le fait que les libertins avec de belles apparences qui occupent de hautes places dans la société triomphent toujours et qu’on se doute parfois que leurs dissertations philosophiques seraient justes au moins à ce « siècle corrompu » (« Il y a du danger, d’ailleurs, à vouloir être vertueux dans un siècle corrompu »170). Si Juliette, courtisane protégée par eux, avait « le cul le plus blanc et l’âme la plus noire », cette âme n’y est guère mise en cause. Tout est l’apparence ici — apparemment. Sade nie l’existence de l’âme dans ce roman d’ailleurs. L’angoisse du lecteur vient de cette apparente indistincte de l’être et du paraître, mais il n’y a personne qui croie à l’être essentiel plus que Sade n’y croit. Ce monde où l’être non dévoilé ne semble avoir presque aucun sens devant le paraître est celui imaginé par Sade qui croit que les gens manquent de perspicacité pour deviner l’hypocrisie derrière le paraître. Mais cet écrivain qui ne sait arrêter d’être ironique pousse la description de l’empire du paraître jusqu’au bout. Personne ne l’avait fait plus méthodiquement que lui. Le comble de son ironie est La Nouvelle Justine et Juliette. Et le triomphe du vice et la perdition de la vertu veulent dire dans ce roman, avec un chiasme étonnant et inquiétant, le triomphe de l’être de la perdition du paraître, car la vertu est le vice ici, et le vice la vertu. Mais quel est le vice, et quelle est la vertu au fond ? Il n’y aurait pas de sens si on prétendait que Justine vertueuse et Juliette vicieuse sont un personnage identique comme Blanchot imagine. L’avis du critique ne traduit que le désespoir de chercher une quelconque identité dans l’empire du paraître. Il est probable que les sœurs aient la même apparence. Si la vertueuse est blonde et la vicieuse brune 171, c’est intéressant comme un thème littéraire, mais l’essentiel ne s’y trouve pas. Elles sont jolies et belles, et elles ont toutes les deux « le plus beau cul du monde ». Mais l’une est vertueuse et l’autre vicieuse, ce qui est évident pour le lecteur. Mais comment pourraient les personnages du roman en être sûr ? Justine est reconnue comme criminelle, fauxmonnayeur, infanticide, voleuse, tandis que Juliette n’a rien à reprocher. Elle bénéficie de l’impunité, accordée par l’État, comme si elle était un bourreau qui massacre les gens faussement accusés sans aucun scrupule. Comment pourrions-nous savoir que Juliette a un bon cœur et Juliette une âme noire, sans l’indication de l’auteur ? Il nous semble que nous n’avons qu’à suivre le texte de Sade avec soin. Généralement, un bon personnage 170 171

Ibid., p. 309. La notice que Juliette est brune disparaît curieusement dans la troisième version.


dans un roman paraît plus ou moins exemplaire au lecteur, mais Sade détourne cette méthode. C’est tout son art. Nous ne devons pas être trompés par l’apparence sotte de Justine. Il a fallu à ce romancier la longueur de deux mille pages pour décrire abondamment les détails des deux héroïnes. Il renverse la valeur humaine fondamentale par cette méthode : L’âme n’est que l’apparence, et le corps est l’essence. On peut feindre le cœur par la parole, mais on ne peut dissimuler l’essence qui est montrée dans la conduite exhibée sous les yeux. Ce n’est pas l’intrigue (l’âme) qui est l’essence du roman, mais ce sont les détails (le corps). Mais en réalité, ce n’est pas Sade qui a renversé la valeur. C’est le genre romanesque qui est essentiellement perverti, car il montre l’âme invisible et cache le corps de personnage. Aussi le marquis voulut-il restituer la valeur telle qu’elle devait être, bien qu’il soit impossible de montrer le corps dans un roman quoi qu’il fasse. Nous nous apercevons petit à petit au cours de ce roman, dans la littérature qui montre la noirceur de l’âme de Juliette, et met en avant — pro-stitue — sa personne, que même cette noirceur n’était qu’une apparence. L’être essentiel de Juliette ne peut être mauvais. Le bourreau ne peut commettre des « crimes » que sous l’ordre de l’État. Juliette tue pour sa lubricité, puisqu’elle est impunie, et que le ministre Saint-Fond lui a ordonné de perpétrer les meurtres indifféremment avant tout. Si l’héroïne est exécrable, c’est à cause des liaisons dangereuses : le « foutre » des vicieux. Et d’autre part, le bonheur de cette héroïne n’est nullement enviable. Qui souhaiterait le destin du bourreau qui exécute des gens sous l’impunité ? Il n’y a aucun attrait. On comprend alors que l’écrivain a — personnellement — réussi à son projet de faire détester le vice sans juger la personne. Nous devons admettre que ce succès n’a eu aucun effet public. C’était un échec total aux yeux de la communauté qui n’a même pas compris l’intention de Sade. Il a tout de même réussi à son projet à lui de faire haïr le mal relatif dont la notion concrète reste insaisissable au fond pour le lecteur à cause de la particularité de la pensée corporelle de l’écrivain. Il est arrivé à faire détester ce qu’il voulait faire détester. Mais qu’est-ce que c’est précisément ? On ne le sait jamais concrètement. Au fond, quel « crime » le marquis s’est-il permis ? Le délit qui n’aura aucune conséquence — selon lui. Ce n’est pas du tout convaincant. Mais nous ne doutons pas au moins qu’il avait la répugnance profonde à l’égard du massacre par le pouvoir religieux. Delbène dit à Juliette : Mon sang bouillonne à son nom seul [de Dieu], il me semble voir autour de moi, quand je l’entends prononcer, les ombres palpitantes de tous les malheureux que cette abominable opinion a détruits sur la surface du globe ;


elles m’invoquent, elles me conjurent d’employer tout ce que j’ai pu recevoir de forces ou de talent, pour extirper de l’âme de mes semblables, l’idée du dégoûtant fantôme qui les fit périr sur la terre.172 Saint-Preux disait dans la lettre qui justifiait le suicide : Tu ne tueras point, dit le Décalogue. Que s’ensuit-il de là ? Si ce commandement doit être pris à la lettre, il ne faut tuer ni les malfaiteurs ni les ennemis ; et Moïse, qui fit tant mourir de gens entendait fort mal son propre précepte. S’il y a quelques exceptions, la première est certainement en faveur de la mort volontaire, parce qu’elle est exempte de violence et d’injustice ; les deux seules considérations qui puissent rendre l’homicide criminel, et que la nature y a mis, d’ailleurs, un suffisant obstacle.173 Sade qui ne croyait pas à la méchanceté naturelle de l’être humain était sans doute d’accord avec Rousseau sur ce point. Mais ce qui énerve les lecteurs de Sade est que nous savons qu’il s’est permis une certaine sorte de violence. Mais en réalité, l’essentiel se trouve dans ce qu’on appelle son délit : Si un libertin fouette des filles, c’est un crime, mais si c’est un ecclésiastique qui les fustige, c’est une correction. Mais comment pourrait-on prouver que les religieux ne sentent jamais la volupté dans cet acte ? Un seul acte pour la volupté peut être un délit pour un libertin. Quant à un ecclésiastique, s’il en éprouvait plusieurs fois dans cet acte, il serait toujours impuni. Le pouvoir existe donc pour assurer l’impunité pour certains. La logique de Sade est comme suit : Si le pouvoir se permet la violence, puisqu’il nous montre des exemples, elle doit être impunie sans condition. Mais ce ne serait qu’une ironie. Nous n’arrivons finalement pas à bien comprendre ce que le marquis voulait repousser comme vices intolérables. Ce qui nous gêne de plus est que Sade utilise une terminologie double. D’une part, nous ne doutons pas qu’il parle du vice dans le sens qu’on comprend dans le contexte quotidien, mais d’autre part, ce mot signifie pour lui le manque d’énergie. Mais nous ne trouvons pas le point unique où ces deux vices coïncident. Du moins peut-on affirmer : il veut faire détester les vicieux médiocres qui commettent des délits par le simple goût au vice. Si c’est pour la « volupté » personnelle, comme certains écarts sexuels, c’est sans doute admissible. Il n’y a ici aucune place pour la transgression. Si beaucoup de sadiens n’ont pas compris Sade, c’est parce qu’ils ont négligé la parole de 172 173

Ibid., p. 195. La Nouvelle Heloïse, I, p. 455.


Zamé par on ne sait quelle raison. L’ironie de l’histoire est que, ce sont souvent les gens pleins de préjugés, que Sade détestait du fond de son cœur, se prennent pour admirateurs de Sade. Pour mieux approcher de la pensée de Sade, nous allons citer encore une fois une idée de la gradation qui risquerait d’être moins radicale que le projet de Zamé pour l’abolition de la loi, mais qui sert toujours à la relativisation. C’est une note d’Histoire de Juliette, qui nous fait imaginer une fois encore que Sade voulait trouver une utopie ailleurs qu’en France, voire loin d’Europe. La paresse et l’imbécillité des législateurs leur firent imaginer la loi du talion. Il était bien plus simple de dire, faisons-lui ce qu’il a fait, que de proportionner spirituellement et équitablement la peine à l’offense : il faut infiniment d’esprit pour ce dernier procédé, et au-delà du nombre de trois ou quatre, qu’on me cite en France, depuis mille huit cents ans, un seul faiseur de lois qui seulement ait eu le sens commun.174 De même qu’il faut une gradation pour la punition, on doit juger les personnes avec les degrés sans en appeler aux critères empruntés aux conventions sociales qui sont pleines de préjugés.

Le mal de la littérature Nous allons maintenant examiner l’idée de la gradation dans l’Histoire de Juliette. Parmi les libertins du roman, Juliette, Delbène, Noirceuil, Clairwil, Brisa-Testa, sont des scélérats charmants, libertins par le danger des liaisons, mais Saint-Fond et Durand sont détestables, scélérats par nature. Et également pour les vertueux, il y a Zamé charmant et Mme de Blamont fade dans Aline et Valcour. Le fait que Juliette et Justine sont sœurs veut montrer que Juliette n’est pas méchante par nature. Par hasard, on pourrait dire le contraire : Justine ne serait pas forcément vertueuse. Mais cette hypothèse-ci n’est pas admissible, puisque Justine ne montre jamais aucune méchanceté, mais que Juliette est souvent critiquée de sa douceur par d’autres libertins cruels. En tout cas, on ne peut parler catégoriquement du bien et du mal en faisant l’abstraction des personnes. C’est un problème qui ne doit être affronté que dans la « littérature », qui risque paradoxalement d’endurcir la sensibilité du lecteur contre le 174

Histoire de Juliette, p. 288, souligné par l’auteur.


mal, bien qu’elle paraisse un outil pour comprendre la bonté de l’être humain. La question importante — dans le roman au moins — peut être si une personne est intéressante ou charmante, mais il ne s’agit pas du tout du fait formel qu’elle a commis de prétendus crimes ou non. Sade en tant qu’homme de lettres montre ce qui devrait être évident. Il se peut que le bien soit le charme et le mal la médiocrité dans l’univers de Sade. Il est alors bien possible que les prétendus vicieux soient plus intéressants que les prétendus vertueux. Un vicieux est conscient de son égoïsme, et il agit à sa façon. Il a la force de vivre sur ce point, c’est-à-dire la vertu. Un vertueux ne voit pas la vérité, et il ne pense pas par sa tête. C’est un défaut, à savoir le vice. Est-ce que cela veut dire que Justine et Zamé soient vicieux ? Mais non. Zamé est parfaitement un homme vertueux sans préjugés, et Justine relativement moins vertueuse, mais non pas vicieuse, parce qu’elle paraît spirituelle même aux yeux des libertins. Lorsque Sade veut faire détester le vice, il désire récupérer la vraie valeur de la virtù, la force essentiellement égoïste et voluptueuse, conatus indéfini. Le principe de Sade : Si chacun vivait pour soi sans lois, il y aurait moins de malheurs. Mais cet étonnant écrivain (utopiste ?) qui n’arrive pas à voir l’être derrière le paraître d’une manière convenable ne peut arrêter à ce niveau purement théorique à la façon de Spinoza. Saint-Fond est toujours vicieux, parce qu’il paraît mauvais aux yeux du lecteur dans tous les détails. C’est un fait indéniable. Son être, ainsi que son « foutre », est inexplicable par une parole. Mais on pourrait dire au moins que son être est mauvais, parce qu’il est contaminé par le paraître. Le vrai être doit être plus ou moins indifférent du paraître. Noirceuil chassera Saint-Fond du siège du ministre à la fin du roman. C’est le triomphe de l’être qui ne paraît pas d’une façon évidente. En fait, Sade ne démontre pas du tout que l’être de Noirceuil serait bon. Mais un lecteur sage sait faire la distinction entre les personnages charmants et ceux dégoûtants. Alors que Noirceuil dit qu’il n’aime personne, il n’abandonne pas Juliette lorsqu’elle est disgraciée par SaintFond, bien que ce soit probablement contre son propre intérêt. Si nous disons que l’être de Juliette et de Noirceuil ne peut être mauvais, cela ne veut pas dire qu’il soit bon à la lettre. Ils n’inspirent « ni pitié ni amour ». Ils sont charmants dans le sens primaire du mot, ou bien séduisants plutôt. Nous disons simplement qu’il y aurait une possibilité qu’ils soient des personnages aimables s’ils se trouvaient dans une situation différente. Mais Saint-Fond restera toujours détestable. Lorsqu’on écrit un roman, on peut imaginer qu’un personnage conçu comme une bonne personne trouve le plaisir dans le crime, et qu’un personnage conçu comme une mauvaise personne vit en accord avec la société. Nous croyons que Sade a écrit des romans avec cette méthode, qui met en épreuve la sensibilité du lecteur. Le romancier


pousse ainsi le jeu du paraître et de l’être jusqu’au bout. Ce jeu est très difficile à déchiffrer. On se demande par exemple : Pourquoi Clairwil intéressante est-elle tuée par Juliette, et Durand exécrable survit-elle jusqu’à la fin de l’histoire ? Mais c’est peut-être que c’est la vérité. Une criminelle charmante sans âme ne survit pas forcément à une maquerelle ignoble. Nous devons recommencer à interpréter le jeu relativisant, qui n’aura des sens que dans la culture codifiée. Car nous connaissons physiquement et très naturellement que l’amour, l’amitié et la sympathie ne dépendent pas du tout de la valeur morale, mais simplement des impressions physiques et physionomiques, dont celle de la parole qui n’est que matérielle, puisqu’elle reflète on ne sait quelle réaction chimique dans le cerveau. Sade n’est hors norme que dans les normes de la littérature qui ne fait qu’indiquer les personnes dans les montrer, ce qui serait toutes les origines de l’erreur de jugement. On ne doit pas dire que la littérature ne serve à rien. En revanche, elle servirait à stabiliser le système du pouvoir moralisant et opprimant. Le crime de l’opinion publique doit nécessairement quelque chose à la littérature. Normaliser Sade, ce sera enfin restituer la valeur perdue de la littérature moraliste.

Vaccination morale Si Sade croit à l’être qui ne paraît pas bien, il n’est ni si naïf ni si simple pour croire que l’être est intact derrière le paraître. On doit toujours désespérément chercher l’être dans le paraître diversifié. En réalité, l’être apparent n’est que dans le paraître suivi par un attribut. On paraît tel ou tel. Et cette apparence est détaillée. Donc, si Sade voulait bien paraître, et montrer pleinement son être par ce moyen, il devait tout exhiber en détail. Dans l’avant-propos d’Aline et Valcour « Essentiel à lire », il faut remarquer que l’auteur invite les lecteurs « à ne le juger qu’après l’avoir bien exactement lu d’un bout à l’autre ; ce n’est ni sur la physionomie de tel ou tel personnage, ni sur tel ou tel système isolé, qu’on peut asseoir son opinion sur un livre de ce genre ; l’homme impartial et juste ne prononcera jamais que sur l’ensemble. »175 Et au début de la longue lettre trente-cinquième, il ajoute une note : « Le lecteur qui prendrait ceci pour un de ces épisodes placé sans motif, et qu’on peut lire ou passer à volonté, commettrait une faute bien lourde. »176. Oui, Sade était un homme tellement maladroit à s’exprimer. Il ne pouvait jamais être concis. Ce prisonnier dont la parole n’atteignait presque personne avait peut-être peur qu’on ne l’entende pas. Bataille a dit : « rien ne serait 175 176

Aline et Valcour, p. 389. Ibid. p. 525.


plus vain que de prendre Sade, à la lettre, au sérieux. Par quelque côté qu’on l’aborde, il s’est à l’avance dérobé. »177 Il a tort. Sade est toujours derrière chaque parole comme un enfant qui s’effraie en se croyant invisible aux yeux du monde. Il faut lire Sade à la lettre avec attention, car la vérité est toujours partiellement présente dans chaque mot qu’il écrit. Il dit à la préface de ses « histoires » véritables : « Que ceux qui aiment à trouver un peu de fiction, même dans les narrations purement historiques, ne nous blâment point de n’avoir employé que celle de la vérité se retrouve à chaque ligne, le fait pur et simple, sans les accessoires dont nous l’avons entouré, ne pouvant soutenir la lecture »178. L’effort pour lire Sade à la lettre sera certainement vain si nous voulons voir l’être de l’écrivain dans une seule phrase, ou bien même dans un seul roman. Même si on feuillette scrupuleusement et principalement le prétendu catalogue de perversions, la lecture n’apportera jamais aucun fruit pour s’approcher de l’essence de Sade. Si nous n’avalions pas courageusement ce que nous avons appelé l’antidote sadien qui est le nombril incontestable de toutes ses œuvres, et que nous ne cessions de nous amuser à souffrir de la douleur causée par le poison sadien qui inonde les détails, nous n’arriverions même pas à lire Sade. L’antidote sadien est une lettre volée. Tout le monde sait que c’est ce que Sade a dit, mais on ne veut pas l’admettre. On se dit : « Mais tous ces détails… ils sont trop forts pour reconnaître le dessein moral de l’auteur ». Mais nous ne devons pas avoir peur des détails, c’est-à-dire du corps. C’est enfin la crainte du corps que la tête n’arrive pas à maîtriser, crainte peut-être plus ancienne que le mépris de la chair, qui empêche de lire ce que Sade a vraiment dit. Le marquis a probablement moins de peur du corps que d’autres écrivains. Il peut donc donner en abondance les détails qui contrediraient sa volonté, puisqu’il connaît que la vérité du corps est aussi une vérité. Nous allons citer le dernier contrepoison qui orne le début de La Nouvelle Justine, ou les Malheurs de la vertu, suivie de l’Histoire de Juliette, sa sœur, le roman prétendument le plus immonde et illisible au monde. La véritable vertu ne s’effraie ni ne s’alarme jamais des peintures du vice, elle n’y trouve qu’un motif de plus à la marche sacrée qu’elle s’impose. On criera peut-être contre cet ouvrage ; mais qui criera ? ce seront les libertins, comme autrefois les hypocrites contre le Tartuffe.179 177

Georges Bataille, La Littérature et le mal, Gallimard, 1957, Folio essais, p. 83, souligné par l’auteur. 178 La Marquise de Gange, p. 5. 179 La Nouvelle Justine, p. 393. Sade dit dans la préface de Justine : « Malheur à ceux que les tableaux de Justine pourraient corrompre ! […] Il est une sorte de gens pour qui la vertu même est un poison. » ; « Le procès du Tartuffe fut fait par les bigots ; celui de Justine sera l’ouvrage des libertins, je les redoute peu » (Justine, pp. 127, 129).


Si Bataille ne peut prendre Sade au sérieux, c’est que cet écrivain s’effraie devant ce roman. Cet antidote vaccinal montre clairement comment Sade sans frayeur voulait paraître avec fierté. Ce vaccin qui peut neutraliser tous les détails a le même trait caractéristique que le poison, et risque d’en être vaincu, ou même de contaminer ceux qui sont faibles, car le vice qu’il veut faire détester est pour une part un manque d’égoïsme. Mais si les acceptions des mots vertu et vice y sont détournées, il rejette indéniablement le vice qui cause les malheurs. La véritable vertu sans préjugés n’aura peur de rien si elle a connu de tous les vices. C’est pour cela qu’elle ne tombera jamais dans le malheur. Respectons la volonté de Sade qui est toujours claire tant qu’elle reste une parole. Même si cette parole nous semble hermétique, la volonté du marquis est sincère. Il y a une sincérité qu’on ne comprend qu’à travers une prolixité accablante. Peut-être la définition de la vertu était-elle plus ou moins claire dans la tête de l’écrivain, même si nous ne la saisissons pas encore et probablement jamais, car si la définition était saisissable par lui-même, elle était essentiellement conditionnée par son propre corps. Ce que nous savons est que la véritable vertu est celle qui a récupéré le sens étymologique : la force. Dégageons-nous des préjugés contre Sade, et essayons de nous approcher de sa façon de penser. Du moins s’agit-il d’acquérir une immunité contre le vice avec ces romans pour les « peuples corrompus » que sont les Français. Sade est tellement maladroit et ironique à la fois qu’il se vante qu’il a tiré ce contrepoison au milieu du vice. Et ce qui est curieux est que Jenner trouve le vaccin contre la variole en 1796, un an après la publication d’Aline et Valcour, et trois ans avant celle de La Nouvelle Justine. Il faut être plus ou moins vicieux et égoïste pour lutter contre le vice. Peut-être la vertu puissante ne s’effraie-t-elle pas d’être un petit peu vicieuse. La pensée véritablement unique de Sade est de faire détester le vice au lecteur tout en le contaminant avec une certaine dose de tous les vices, et ce, en ne montrant presque jamais une moralité. Le lecteur doit combattre son propre mal intérieur — qui dépend toujours du critère de chacun —, dévoilé et même implanté par Sade. « Je me nourrirai des serpents de la vie… je m’abreuverai du fiel qu’ils exhalent » : c’est la façon de vivre, « plus affreuse que s’immoler », qu’on doit choisir, puisque c’est plus affreux que de mourir. C’est probablement le chemin qu’un lecteur qui veut ressembler à Valcour plutôt qu’à Juliette doit suivre. Mais la vaccination morale est une méthode très peu efficace pour la communication. On ne veut pas saigner pour le traitement si douteux, puisqu’on ne sait pas clairement ni quelle est la vertu ni quel est le vice. La méthode de Jenner aura le


succès tardif, mais Sade échouera complètement180. Cela ne voudrait pas forcément dire que l’œuvre de Sade ait été moins éloquente que le vaccin de Jenner, mais la variole, maladie physique, était sans aucun doute plus menaçante que la corruption morale voilée sous l’apparence de la fausse vertu. Mais quelle est la corruption, quelle est la fausse vertu ? On le sent, mais on ne peut le dire. Nous pouvons néanmoins avoir une certitude physique ainsi que Sade. Il nous renvoie toujours à notre propre corporalité ambiguë de cette façon. Une pareille maladresse à communiquer se retrouve dans les héroïnes malheureuses. Elles sont toujours mal comprises. Leurs particularités restent au-delà du langage. Justine est injustement considérée comme criminelle, puisqu’on ne voit qu’une part de ses apparences. Et malheureusement, Justine est inconsciemment fière d’être d’autant plus vertueuse qu’elle est victime de tous les vices, comme Sade qui croyait honnête au fond de son cœur, mais qui était regardé comme un criminel par le public. Également pour Aline qui pourrait être considérée comme un apostat à la fin de sa vie, elle reste toujours vertueuse en réalité, même si le sens de ce mot est détourné du contexte chrétien. Mais au fond, on ne peut être sûr de rien sur elles, qui sont enfermées dans l’espace imaginaire. Il s’agit encore d’une certitude physique, c’est-à-dire d’une certitude donnée par les détails, qui nous soufflent qu’elles sont véritablement vertueuses. Mais ne pourrait-on par hasard affirmer que la plus mal comprise soit la brave Juliette qui cache son affliction pour faire parade de ses vices ? Le romancier lui-même renoncera enfin à la vaccination morale pour écrire des « histoires » biographiques de femmes qui ne sont pas moins intéressantes, après ce défi littéraire audacieux de la relativisation morale. Tout était probablement un défi téméraire sans réponse, mais ces œuvres essentiellement impures nous posent toujours d’innombrables questions aux frontières entre le langage et le corps.

Langue mal employée Sade voulait tout dire pour le lecteur. La volonté de Sade est pareille à Félicia, le chefd’œuvre de Nerciat. L’héroïne dit : « Je ne cherche point à faire secte. » et « Décidez, lecteur. »181. Le marquis n’allait pas tout dire au lecteur pour se faire comprendre. Il a 180

Les idées d’historiens du dix-neuvième siècle comme Henry Thomas Buckle ont une certaine ressemblance avec la philosophie de Sade. 181 Félicia, pp. 1119, 1221. Des sadiens parlent du silence de Sade sur Laclos, mais celui sur Nerciat est peut-être autrement important, d’autant que Félicia était un best-seller de l’époque. On dit qu’une pièce de théâtre de cet écrivain méconnu est intitulée Dorimon ou le Marquis de Clairville, que nous n’avons pas eu la chance de lire. Et un personnage appelé Dormon et sa sœur Félicité entrent dans la


montré un exemple de tout dire pour le lecteur ainsi que Nerciat. La philosophie de Sade n’est pas celle de Hegel ; mais celle de Crébillon, malgré la divergence : la gradation. Lorsque le marquis dit qu’il faut tout dire, il ne s’agit pas de la totalité possible, générale, idéale et absolue, que l’être humain doit atteindre un jour. C’est la pensée de l’homme du Nord qui préfère ce qui est lointain à ce qui est proche. Mais Sade provençal se moquait des Allemands comme beaucoup de Français du dix-huitième siècle avant l’essai de la fille de Necker. Il n’est question pour lui que la totalité relative, particulière, déjà atteinte, de ce qu’il peut dire. Il a dit tout ce qu’il pensait « sans s’inquiéter si cela s’accorde ou non aux coutumes » et écrit des romans dont le ton « convient mieux aux femmes que les livres de philosophie ». Comme nous avons vu, il n’est pas question de la liberté. Il était poussé par quelque Daimon. Ce qui est clair est que Sade déteste l’hypocrisie. Une apparence partielle pourrait être un mensonge pour lui. Il savait qu’elle ne l’était pas vraiment, et cependant, il en était inquiet. C’est l’inquiétude, non la certitude, qui fonde l’œuvre du marquis. Et toutefois, on ne peut montrer qu’une partie de l’imagination, même si on la veut entière. Sade dit dans l’Idée sur les romans : « On n’a jamais le droit de mal dire, scène après l’introduction de Clairwil dans l’Histoire de Juliette. Si nous mettons l’onomastique douteuse de côté, le but artistique de Félicia ressemble sensiblement à celui de Sade. Elle répond à la question « pourquoi prendre la peine d’écrire ? » : « La peine ! Je vous ai déjà dit que c’était un plaisir pour moi. Je me plais à garantir de l’oubli des folies dont le souvenir m’est cher. Si, par occasion, quelqu’un peut en être amusé, si quelque femme de mon caractère, mais trop timide, se trouve enhardie par mon exemple et tranche les difficultés ; si quelque autre, attaquée par des Béatins, apprend à s’en méfier et à les berner ; si quelque mari, prêt à se formaliser pour une aigrette, rougit d’avoir donné quelque importance à cet accident et se pique d’imiter le sage Sylvino ; si quelque Céladon renonce aux grands sentiments et se soustrait au ridicule des passions, prenant pour modèle certain chevalier, dont vous ne devriez pas condamner le système ; si enfin quelque aimable bénéficier apprend de mon prélat que, malgré l’habit ecclésiastique, on peut aimer les femmes et s’arranger avec elles sans se compromettre dans l’esprit des honnêtes gens, ce seront autant d’accessoires agréables à la satisfaction que je m’étais promise de mon griffonnage. Au surplus, qu’il scandalise les prudes et les dévots, on croit qu’il n’ait pas assez de gros sel pour certains débauchés crapuleux, c’est de quoi je ne me soucie guère. Quant aux lecteurs avides de ces romans enchevêtrés, qui ne peuvent souvent se dénouer que par des miracles, qu’ils retournent à la Clélie et aux ouvrages du même genre que l’on ait fait depuis ; il ne faut pas que ces gens-là s’amusent à lire des histoires véritables. » On ne sut que me répondre : c’est que j’avais raison. (Ibid., p. 1119, souligné par l’auteur). Nous ne pouvons pas dire toutefois que Sade apprécie ce roman. Peut-être au contraire, car le marquis probablement plus conservateur que les romanciers libertins voulait vraiment faire détester le vice. Nerciat est du côté de Crébillon. Le ton nonchalant de l’héroïne est loin de Sade. Mais il y a tout de même une certaine communauté de sensibilité. Ils déconseillent principalement au public féminin les passions romantiques qui risquent de mener au malheur (Madame Bovary suit le chemin de Sade d’une autre manière ironique) et veulent prévenir le remords. Ce roman de Nerciat nullement nuisible mais gai, humoristique et encourageant a été interdit pendant le dixneuvième siècle prude. En fait, les censeurs ont généralement beaucoup plus d’imagination pernicieuse que les écrivains.


quand on peut dire tout ce qu’on veut ; si tu n’écris comme R[estif de la Bretonne] que tout le monde sait, […] ce n’est pas la peine de prendre la plume : personne ne te contraint au métier que tu fais ; mais si tu l’entreprends, fais-le bien. Ne l’adopte pas, surtout, comme un secours à ton existence ; ton travail se ressentirait de tes besoins ; tu lui transmettrais ta faiblesse ; il aurait la pâleur de ta faim : d’autres métiers se présentent à toi ; fais des souliers, et n’écris point des livres. »182 Sade était très fier de son métier. Il savait qu’on pouvait tout imaginer en tant qu’homme de lettres. Et l’imagination solitaire est parfois violente, érotique et cruelle. Il a écrit tout ce que tout le monde pourrait imaginer. Il n’a presque rien imaginé à notre lieu, comme Andy Warhol qui n’a quasiment rien fait de nouveau. L’imagination de ce romancier nous frappe parfois (par exemple, l’épisode de l’auberge d’Esterval dans La Nouvelle Justine), mais c’est surtout son audace ou plutôt son impudence apparente qui nous choque. Le lecteur se dit en lisant Sade : « Je pourrais l’imaginer, mais je ne l’écrirais pas. » Il a tout montré parce que c’était la vérité de l’imagination et de la langue. Mais il ne faut pas oublier : il a écrit des romans. Il ne savait pas faire des bottes, il ne pouvait qu’écrire. Il est de cette race sensible et délicate. Ce romancier croyait sans doute qu’il pourrait bien paraître s’il montrait tout son être qu’il reconnaissait en lui-même. Mais ce n’est pas la communication, mais la logorrhée incompréhensible. Il lui manquait de tact social. Par exemple, il ne devait pas demander à sa femme d’envoyer à sa prison des outils pour la masturbation anale. Et toutefois, il l’a fait parce qu’il les voulait. Mme de Sade aurait dit comme Mme de Merteuil : « Vous écrivez toujours comme un enfant ». Mais au contraire, c’était un écrivain paradoxalement mûr. Il était étonnamment mature pour intelligence et jugement, mais il était probablement assez enfantin dans son comportement. S’il a été mal compris, ce n’est pas du tout étonnant. Un homme qui dit toujours la vérité comme un enfant doit être stigmatisé tôt ou tard dans une communauté, comme si la parole existait essentiellement pour donner l’illusion. Sade a-t-il mal employé la langue ? Peutêtre que oui. Mais ce n’est pas sa faute. Il dit dans la préface des Crimes de l’amour : « On ne te demande pas d’être vrai, mais seulement d’être vraisemblable ; trop exiger de toi serait nuire aux jouissances que nous en attendons »183. Ce serait un cri désespéré de Sade. Il ne sait que trop exiger de lui-même jusqu’à nuire les plaisirs de la lecture par l’inquiétante nécessité physique, causée par le « fluide nerval ». Il a en conséquence fini par écrire des « histoires » qu’on appelle faussement romans historiques, si on respecte la volonté de Sade. Il répète souvent : « Ce n’est pas un roman ». Il ne veut pas inventer, 182 183

Idée sur les romans, p. 45. Ibid.


mais décrire la vérité telle qu’elle est. Sur ce point, il serait trop ridicule d’admirer en lui la liberté d’expression. C’est plutôt un homme sans secours qui ne sait quoi faire comme un enfant abandonné et qu’on doit aimer — Valcour disait qu’il avait été abandonné depuis son enfance. La littérature en général que Roland Barthes défend est un « protocole » du tact social. Ce n’est pas étrange si Sade est plus apprécié et mieux compris par des musiciens et des artistes, par exemple Luis Buñuel qui était profondément indigné par la misère, que par les hommes de lettres. Ceux-ci ne sont-ils pas par hasard moins sensibles que ceux-là ? L’anti-protocole sadien est celui de manque de tact littéraire, qui est à la fois une témérité audacieuse qui dépasse la compréhension du public. Mais ce qui est vraiment important est que Sade n’a pas suivi le chemin des Confessions ni de Restif, qui voulaient tout dire au lecteur comme un « citoyen ». Sade ne voulait pas faire le drame bourgeois, et c’est la pudeur paradoxale du marquis. Il savait qu’il allait nécessairement « gazer », s’il voulait parler de lui-même. Ou bien plutôt, il n’a pas pensé à le faire. Par conséquent, ce romancier et dramaturge comme Molière — Sade jouait aussi sur scène — a fait tout dire à Juliette impudique qui ne pouvait être lui-même. Il était très fidèle à ce principe de la « comédie » qui met en scène les personnages inférieurs aux spectateurs. Il a simplement écrit la « comédie », mais non pas la tragédie ni le drame. Si lui-même servait d’un « bouffon » aux yeux du public, il est possible qu’il se soit décidé à continuer à jouer ce rôle avec plaisir, comme un enfant solitaire qui répète les bizarreries malgré lui et volontairement pour attirer les yeux. Nous répétons que ce n’est pas le masochisme, mais plutôt la névrose. Le marquis n’est pas malade, mais malheureux. Si le malheur de Sade dans l’histoire de la littérature consiste dans le fait qu’il n’a pas écrit que des œuvres recommandables, Aline et Valcour, Les Crimes de l’amour, La Marquise de Gange, c’est parce qu’il croyait que le simple « bien paraître » n’était pas vraiment « bien paraître ». Cela ne montrerait qu’un aspect de l’être, donc ce n’est peut-être pas suffisant. Il pensait qu’il fallait paraître bien et paraître mal pour paraître parfaitement bien, pour être. Le simple « bien paraître » aurait mené à un autre suicide littéraire pour Sade. Littéraire, parce qu’Aline et Valcour ne sortent pas de leur univers. Même si c’est un roman très important du dix-huitième siècle, nous ne pouvons malheureusement nier que l’intrigue principale de ces héros est moins forte que les histoires insérées de Sainville et de Léonore, et ce couple énergique qui brise les jougs sociaux survit aux amants malheureux, même dans l’histoire de la littérature, grâce à Déterville qui ne fait qu’écrire. L’échec véritable de ces héros vertueux dans le sens conventionnel nous renvoie à la parole de Noirceuil : « Un univers totalement vertueux,


ne saurait subsister une minute ; la main savante de la nature fait naître l’ordre du désordre, et sans désordre, elle ne parviendrait à rien. »184 Sade voulait également montrer ce point de vue quasi entropique, pour tout dévoiler. Il a donc dit d’une façon indifférente ce qu’on pouvait dire et ce qu’on ne devait pas dire. Par exemple : Examinons-nous bien au moment où nous nous surprenons en commisération, nous verrons qu’une voix secrète crie au fond de nos cœurs… “Tu pleures sur ce malheureux, parce que tu es malheureux toimême, et que tu crains de le devenir davantage.” Or, quelle est cette voix, si ce n’est celle de la crainte ; et d’où naît la crainte, si ce n’est de l’égoïsme ? Personne ne veut écouter cette sorte d’analyse. On n’aurait pas dû stigmatiser Sade pour autant. À cause de cet ostracisme, nous n’avons pas encore le langage pour réfuter cette pensée, bien qu’il l’ait écrite pour faire réfléchir. Si Sade a créé un nouveau langage, probablement avec d’autres écrivains contemporains, nous n’avons fait que reculer derrière celui-ci. Mais il ne faut plus reculer. Il n’y aurait aucun inconvénient à approuver cette possible vérité, qui a une apparence cruelle. Il faudrait simplement admettre que nous sommes égoïstes sans le savoir, et c’est bien l’essence du problème, car seul l’égoïste conscient peut faire la distinction entre l’imaginaire et le réel, puisqu’il connaît la réalité de son corps. C’est le point de départ sadien. Ce ne sera pas difficile après le premier pas, parce qu’un égoïste peut tout faire, mais il ne fait pas tout. Il faut toujours choisir selon son propre critère ce qui lui convient. Sade dit précisément que c’est un égoïste qui sent la commisération. Alors, soyons égoïstes sans crainte. Même si on n’éprouvait plus la commisération, on ne fermerait pas les yeux à la misère — peutêtre alors n’aura-t-on plus envie de détourner les yeux des malheurs. Ce qui est important pour les malheureux, ce n’est pas du tout la commisération. Et même si on suivait le principe de l’égoïsme, ceux qui choisissent le vice nuisible seraient toujours très peu, pourvu qu’ils agissent sans préjugés. Si on n’était pas égoïste, on devrait toujours suivre quelques conventions obligées qui causeraient des sottises. Et nous nous rappelons enfin que nul n’est méchant volontairement.

Dire ce qu’on pense

184

Histoire de Juliette, p. 331.


Le roman de Juliette un recueil de paroles qu’on ne veut pas écouter. Même si on n’acceptait pas le principe de l’égoïsme de Sade, du moins pourrait-on écouter ce qu’il dit. Il ne faut pas boucher les oreilles à ces mots, car Sade pornographe, Juliette et les personnages disent ce qu’ils pensent, ils ne veulent pas mentir au lecteur. S’ils trompent d’autres personnages, ils sont étonnamment sincères à l’égard du lecteur. Nous ne devons pas refuser leurs paroles parce qu’elles ne sont pas de notre goût. Juliette répond à Delbène après une épreuve sexuelle : De nouvelles libations à Cypris terminèrent cette seconde épreuve et l’on m’interrogea, « Ô mon amie ! dis-je à Delbène qui me questionnait, j’avoue, puisqu’il faut que je réponde avec vérité, que le membre qui s’est introduit dans mon derrière, m’ait causé des sensations infiniment plus vives et plus délicates que celui qui a parcouru mon devant. Je suis jeune, innocente, timide, peu faite aux plaisirs dont je viens d’être comblée, il serait possible que je me trompasse sur l’espèce et la nature de ces plaisirs en eux-mêmes, mais vous me demandez ce que j’ai senti, je le dis.185 Juliette est Sade. Il se pouvait qu’il se trompe, mais il a dit tout ce qu’il a pensé, parce qu’il croyait que c’était le devoir de l’écrivain. On se demande : Comment cette petite putain-là ose-t-elle dire qu’elle est innocente et timide ? Mais c’est ce qu’elle pense. Il ne s’agit pas de la façon de penser des autres. La relativisation de l’un relativise la relativisation de l’autre. Sade était certainement libertin, mais il se croyait un écrivain doué. Il détestait le vice. Il dit tout ce qu’il pense « puisqu’il faut qu’il réponde avec vérité ». C’est précisément la responsabilité de l’écrivain névrosé qui se soucie toujours de lecteurs idéaux peu nombreux qui lui demandent la vérité nue. La pensée de Sade se résume en peu de mots : je dis ce que je pense puisqu’on me demande de dire ce que je pense. C’est la pensée d’un accusé impuissant devant un tribunal. Le marquis ne s’explique pas d’une façon libre, mais il répond timidement et pudiquement. Il est toujours inquiet de ce qu’il dit, mais il ne veut rien cacher pour être vrai ainsi que Juliette. Dans Aline et Valcour, si Sainville et Léonore disent la vérité dans un procès en Espagne, le juge intéressé ne les écoute pas. Ils rencontrent les revers les plus cruels en Europe corrompue que dans les pays sauvages comme l’Afrique ou l’océan pacifique. Sade montre toujours l’impuissance de l’être devant le paraître dans 185

Ibid., pp. 231-232. Juliette dit ailleurs : « Telles étaient mes réflexions, vous vouliez les savoir, je vous les trace ; en quels soins seraient-elles mieux confiées, que dans ceux de mes meilleurs amis. » (Ibid., p. 359)


le siècle corrompu, mais sa seule arme est le vrai être dans toutes les occasions. Il ne la rejette jamais. Dire ce qu’on pense est vraiment la pensée unique qui n’a presque aucun exemple (peut-être la pensée postérieure d’Emmanuel Levinas est-elle proche de celle de Sade au niveau profond). L’écrivain ne recule même pas devant les contradictions. S’il a pensé ce qui est contradictoire, il l’a dit, puisqu’il l’a pensé. Dire ce qu’on pense est d’ailleurs le premier et le dernier principe de la relativisation totale. Même s’il paraît égoïste ou orgueilleux, celui qui peut dire ce qu’il pense sait mieux que personne que ce qu’il dit ne serait pas juste. Cependant, s’il dit ce qu’il pense, on ne l’écoute pas. Il y a ici une aporie dont on ne peut trouver la solution. Cette pensée de Sade ne pourrait pas être une faute selon la logique stricte, mais c’est lui qui a tort. C’est toujours Merteuil qui a raison : Il faut toujours dire ce que tu ne penses pas lorsqu’on te demande de dire ce que tu penses. Et on ne ment pas par là. C’est une réalité indéniable. Si on ne suit pas les conventions obligées dans la communication quotidienne, il y a trop d’informations nouvelles dans un énoncé pour qu’on puisse le comprendre. Même si la parole de Sade et prolixe, il lui manque de redondance informatique. Il a libéré la logique de l’apparence, pour montrer l’être du langage, tout en prouvant la supériorité des détails à l’intrigue. Il a montré la véritable matérialité du langage mieux que personne. C’est probablement pour cela que le marquis n’est pas compris. Il y est question de la langue composée des mots qui correspondent aux choses, différente de la langue quotidienne. Mais Sade ne demandait que des « philosophes » comme ses vrais lecteurs. Eux seuls peuvent être d’accord avec lui. Les psychanalystes ne pourraient jamais être philosophes aux yeux de Sade, car leur point de départ est le refoulement : les conventions littéraires qui bannissent la sexualité du discours. Mais enfin, il ne serait pas juste de dire que Sade n’ait pas tenu compte des conventions littéraires. Il a peutêtre simplement trop respecté la matérialité de la langue représentative. Une première faute littéraire du marquis, s’il y en a, fut de se croire que le sexe de la femme s’appelait le « con ». Est frappant le fait qu’un écrivain quinquagénaire a commencé à employer les mots vulgaires qui n’avaient pas été sous sa plume auparavant. Nous pouvons supposer que Sade ait retrouvé ces mots au cours de la quête de la vérité. Il a dû être trop âgé pour s’amuser à choquer les gens avec ces mots, même si on doit accepter qu’il garde des côtés enfantins. En réalité, le mot « con » est étymologiquement beaucoup plus vieux que le mot « vagin » par exemple186. Qui pourrait prétendre avec justice que le sexe doit être appelé « vagin » ou bien la « vulve », mais non pas le « con ». C’est 186

Le con devrait être considéré comme le synonyme de la vulve, plutôt que le vagin. Cf. Gérard Zwang, Le Sexe de la femme, La Musardine, 1997, Lectures amoureuses.


une question du « philosophe » qui quête le vrai savoir. Nous le disons sérieusement, parce qu’elle concerne le refoulement essentiel. C’est une question de la pudeur. Pourquoi doit-on dissimuler le sexe même au niveau du langage ? N’est-ce pas une autre forme de confusion des deux sphères : l’imaginaire et le réel ? Nous mettons le mot « con » en question, parce que ce mot ambigu ne correspond pas exactement au vagin ni au sexe, tandis que le « vit » signifie précisément le pénis. Le « con » représente l’ambiguïté de la nudité humaine. Valmont parle de Cécile dans Les Liaisons dangereuses : Je m’amuse à n’y rien nommer que par le mot technique ; et je ris d’avance de l’intéressante conversation que cela doit fournir entre elle et Gercourt la première nuit de leur mariage. Rien n’est plus plaisant que l’ingénuité avec laquelle elle se sert déjà du peu qu’elle sait de cette langue ! elle n’imagine pas qu’on puisse parler autrement. Cette enfant est terriblement séduisante ! Ce contraste de la candeur naïve avec le langage de l’effronterie ne laisse pas de faire de l’effet ; et, je ne sais pourquoi, il n’y a plus que les choses bizarres qui me plaisent.187 La langue de Juliette donne au lecteur le même effet que celle de Cécile que Laclos tait avec prudence. Mais c’est probablement la décence qui est perverse en matière de la sexualité. Les mots « il n’y a plus que les choses bizarres qui me plaisent » trahissent cette vérité cachée. Ce dont il s’agit dans ce passage est l’expression « parler autrement ». Pourquoi doit-on parler autrement ? Ce devoir est évident pour Laclos, mais non pas pour Sade. Nous disons que les psychanalystes ne seraient pas philosophes pour le marquis, parce que leur science des d’abord celle de « parler autrement ». Mais là se situe le problème qu’il faut résoudre. On devra retrouver la candeur de Juliette pour trouver la solution. Et peut-être sa pudeur paradoxale. Il faut l’innocenter tant qu’elle reste une narratrice qui ne sort pas de son univers imaginaire. On éprouve une étrange impression en lisant la pornographie de Sade. Elle est quitte de perversité qui se trouve par exemple dans l’œuvre de Restif. C’est que le sexe de la femme s’appelle le « con » pour Sade. Le marquis ne parle pas autrement. Il n’emploie pas de mots plus vulgaires comme « conin » que Restif aime utiliser dans L’Anti-Justine, ni d’expressions métaphoriques. Cette univocité de vocabulaire donne à Sade une certaine sorte d’élégance paradoxale, puisque si on emploie le mot « con » 187

Les Liaisons dangereuses, p. 363. Sade aussi emploie l’expression « le mot technique » : « Et ces boules, quel est leur usage, et comment les nomme-t-on ? — Le mot technique est couilles, … testicules est celui de l’art. » (La Philosophie dans le boudoir, p. 18)


comme un choix arbitraire, non pas celui éthique, voire esthétique, on ne manquera pas d’y trouver une perversité qui tourne autour du refoulement qui nous renvoie toujours à d’autres termes possibles. Si on désigne le sexe tantôt par le mot « con » tantôt par le mot « conin » à la manière de Restif, le lecteur est importuné par la bassesse de l’esprit qui se préoccupe de l’obscénité sexuelle. Il est question de la liberté d’expression pour Restif, mais jamais pour Cécile Volanges ni pour Juliette. Et si Cécile parle avec des « mots techniques », elle ne pourra jamais être turpide, car elle ne sait parler autrement. Ce que Restif fait n’est pas une description, mais un conte. Restif raconte, mais Sade peint. Celui-là choisit librement les termes, mais celui-ci ne le fait pas et il ne sait le faire non plus. Le mot « con » est transparent pour le marquis, mais opaque pour l’écrivain imprimeur. Ce mot est un substitut de quelque autre mot pour Restif, mais Sade l’emploie parce qu’il croit que le sexe de la femme s’appelle le « con » en réalité. Il s’est débarrassé des préjugés concernant le langage avant d’entamer la rédaction de La Nouvelle Justine. Nous répétons ce qui doit être évident. Si Sade a écrit la pornographie avec les mots vulgaires, c’est parce qu’il ne pouvait faire autrement. On ne peut le reprocher au nom de la liberté. Cette notion moderne et bourgeoise est inconnue de lui. Nous devons penser qu’il n’a pas écrit librement. Il faut que nous comprenions sa façon de penser. Ce n’est pas lui qui a choisi d’écrire. S’il réfute le système de la liberté, ce n’était pas du tout un prétexte pour écrire n’importe quoi, mais il y était poussé par quelque pulsion physique qu’il ne pouvait contrôler. La liberté n’est qu’une idéologie qui n’est nullement universelle. On a le droit de ne pas se sentir libre. Le refus de la liberté est sans doute difficile à comprendre pour nous, mais on peut se poser toujours cette question : Quelle est la liberté d’expression pour Cécile Volanges qui ne sait parler autrement ? N’est-ce pas ridicule de penser à cette liberté dans ce caslà ? Oui, c’est tout à fait ridicule. On ne fait que ce qu’on fait. Il ne s’agit pas là de la liberté qui ne serait que possible dans un monde parallèle de Kripke. Il n’y a pas de monde possible autre que ce monde devant nos yeux. Il n’y a pas d’« autrement ». Il s’agit certainement toujours du bonheur, mais c’est un bonheur relatif et réalisable, ni parfait ni idéal. C’est la pensée de Sade et d’autres écrivains libertins de ce siècle. Le marquis a peint la nudité humaine avec les mots transparents. La correspondance de la langue représentative est presque univoque pour lui. C’est la langue avant le refoulement (par conditions historiques) qui nous oblige ou de nous permet de parler autrement, c’est-à-dire la langue limpide des « philosophes ». Peut-être s’est-il amusé à écrire, car il ne voulait ni raconter ni sermonner, mais seulement peindre exactement. Il ne devait pas être plein de scrupules.


Delbène est une femme philosophe qui parle une langue transparente d’une façon adorable. Elle est institutrice admirable de la petite Juliette. Ce personnage charmant ne raisonne presque jamais comme Valmont ou Merteuil. L’abbesse recluse ne prend pas le ton du « monde ». Elle reste amie de la jeune fille pendant que celle-ci sert à son plaisir. Delbène répond avec amitié à Juliette qui a avoué avec pudeur ses vraies sensations : « Viens me baiser mon ange, […] tu es une fille digne de nous »188. Alors, soyons Delbène à notre tour et accueillons amicalement cet écrivain qui était trop sincère pour parler autrement dans sa maturité.

188

Histoire de Juliette, p. 232. Mais Delbène abandonnera Juliette cruellement après la banqueroute de ses parents : « je vous assure que je ne me rappelle pas la moindre circonstance des faits dont vous me parlez ; quand à l’indigence qui vous menace, rappelez-vous le sort d’Euphrosine, elle se jeta sans besoin dans la carrière du libertinage : imitez-la par la nécessité. C’est l’unique parti qui vous reste, le seul que je vous conseille ; mais quand vous l’aurez pris, ne me voyez plus, peut-être cet état ne vous réussirait point, vous auriez besoin d’argent, de crédit, et je ne pourrais vous offrir ni l’un ni l’autre. » (Ibid., p. 271)


Imagination. — C’est cette partie décevante dans l’homme, cette maîtresse d’erreur et de fausseté, et d’autant plus fourbe qu’elle ne l’est pas toujours ; car elle serait règle infaillible de vérité, si elle l’était infaillible du mensonge. Mais étant le plus souvent fausse, elle ne donne aucune marque de sa qualité, marquant du même caractère le vrai et le faux. Le silence est la plus grande persécution : jamais les saints ne se sont tus. Pascal

Disculper Isabelle Sade commence à penser à la postérité, dont la moindre idée faisait rire ses personnages libertins autrefois, dans sa dernière œuvre. « Ce genre de littérature si sacré, puisque c’est d’après lui que la postérité juge, et qu’elle se conduit, vous osez l’écrire avec cette inconcevable paresse ? Une telle conduite, avouons-le, déshonore autant l’écrivain qui se la permet, qu’elle nuit au lecteur assez bon pour ne vous ouvrir qu’à dessein de croire, et qui, bientôt trompé, ne vous a lus que pour s’égarer. »189 Et il veut disculper la reine Isabelle de Bavière qui est traitée « tour à tour de méchante, d’incestueuse, d’immorale, d’adultère, de marâtre, de vindicative, d’empoisonneuse, d’infanticide, etc., etc., presque sans indices et sans preuves »190 dans cette histoire, en disant : « Nous croyons simplement pouvoir assurer que pour bien écrire cet événement, ou du moins pour le raconter juste, il faut en être un peu loin, c’est-à-dire à la distance suffisante pour se garantir de tous les mensonges dont peuvent l’environner l’espérance ou la crainte, l’envie de plaire ou la frayeur de nuire »191. Nous ne sommes pas sûr s’il a réussi à ce projet du point de vue objectif. Pourquoi Isabeau de Bavière ? Nous ne le savons pas vraiment. Mais il l’a voulu, et il a écrit son œuvre ultime pour innocenter la reine « tant par les grâces de sa personne, que par la force de son esprit et la majesté 189

D. A. F. de Sade, Histoire secrète d’Isabelle de Bavière reine de France, p. 26. Elle est communément appelée Isabeau de Bavière. 190 Ibid., p. 23. 191 Ibid., p. 20.


de ses titres »192. On ne pouvait être sûr que de la dernière donnée de ses trois, mais il l’a fait. À notre tour, nous voulons totalement disculper Sade qui était fier de sa naissance, et nous l’essayons. Nous le disons, parce que si par hasard cet aristocrate provençal a volontairement écrit la pornographie dans son revers, et qu’il ait prostitué sa plume, nous sommes sûr qu’il n’a jamais perdu cette fierté. Il est en effet très facile de dire que Sade était un criminel. Mais nous ne l’affirmerons pas. Nous devons nous approcher de sa sensibilité pour le comprendre. « Le siècle écrit, la postérité juge, et si celle-ci veut écrire encore, elle est bien plus vraie que le contemporain. Car, dégagée de toute espèce d’intérêt, elle a pesé les faits dans la balance de la vérité, et l’autre ne nous les transmet que celle de ses passions… »193 Il répète « la postérité juge » dans la préface de sa dernière œuvre. Nous devons écouter la voix de ce vieillard injustement maltraité dans l’histoire de la littérature. Même ses prétendus adorateurs ne l’aiment pas. Ce n’est pas juste. Il faut l’aimer. Une seule réserve : Il n’eût quand même pas dû désavouer ses romans pornographiques. C’est le dernier mot de la préface des Crimes de l’amour, publié juste avant qu’il ne soit rayé du monde pour être enfermé jusqu’à sa mort. Qu’on ne m’attribue donc plus, […] le roman de J[ustine] : jamais je n’ai fait de tels ouvrages, et je n’en ferai sûrement jamais ; il n’y a que des imbéciles ou des méchants qui, malgré l’authenticité de mes dénégations, puissent me soupçonner ou m’accuser encore d’en être l’auteur, et le plus souverain mépris sera désormais la seule arme avec laquelle je combattrai leurs calomnies.194 Juliette raconte son histoire en répétant « j’avoue » avec une certaine pudeur, et elle y parle de ses plaisirs sexuels. Mais Sade a désavoué pendant toute sa vie l’aveu de Juliette et l’histoire de sa sœur. À vrai dire, beaucoup d’écrivains du dix-neuvième siècle ont lu l’œuvre du marquis, mais ne l’ont pas avoué. Ils l’ont certainement mieux compris que ceux du vingtième siècle. Mais ils ont imité l’attitude de Sade. Ils n’ont pas affirmé qu’ils apprécient ce romancier. Le problème : Ce n’était pas un mensonge, mais c’était probablement le refoulement conditionné par la société. Cette communauté 192

Ibid., p. 24. Ibid., p. 22. 194 Idée sur les romans, p. 51. La ressemblance avec la « grande lettre » est frappante. Sade y disait : « j’ai conçu tout ce qu’on peut concevoir dans ce genre-là [du libertinage], mais je n’ai sûrement pas fait tout ce que j’ai conçu et ne le ferai sûrement jamais. » 193


inavouable a fini par engendrer le nouveau discours plus ou moins opprimant qu’est la psychanalyse. Le refoulement se reproduit toujours à cause de ce désaveu. Sade aurait dû reconnaître Juliette. Si par hasard il était précurseur de la psychanalyse, c’est parce qu’il n’a pas signé la pornographie. Il a donné naissance à un refoulement qui donnera le jour à l’inconscient cent ans après. Il est en un sens un des pères du refoulement moderne195. Mais c’est une réserve, et ce n’est pas un reproche. Parce que nous savons bien que Sade n’est pas libérateur, mais complice de la vertu. Nous savons qu’il a suivi, peut195

« « Que l’œuvre de Sade anticipe Freud, fût-ce au regard du catalogue des perversions, est une sottise, qui se redit dans les lettres, de quoi la faute, comme toujours, revient aux spécialistes. » (Jacques Lacan, Écrits II, Seuil, 1971, Point Essais, p. 119). C’est un propos intéressant. Nous nous demandons si une sottise dans la psychanalyse peut refluer sur les spécialistes des lettres. L’écrit de Lacan est intitulé « Kant avec Sade ». Mais peut-être la comparaison avec Mme de Staël apportera-telle plus de fruits que celle avec le philosophe allemand contemporain de Sade. Il faut examiner l’écart des langages entre la génération de Sade, Laclos, Nerciat, Vivant Denon et celle de Mme de Staël, Chateaubriand, Constant, tout en tenant compte des orateurs et des idéologues qui lient ces deux générations. Sade pour qui la folie et le crime n’existent pas est plutôt précurseur de Michel Foucault. Et les romanciers du dix-huitième siècle qui montrent clairement le mimétisme du désir dans les détails devancent René Girard qui comprend Sade probablement mieux que Bataille. S’il ne parle que du dénouement de grands romans dans son livre Mensonge romantique et vérité romanesque, ce n’est qu’une ironie. Quant à la question de l’anticipation de psychanalyse, nous allons fournir des exemples significatifs. L’héroïne ne doute pas que le président Blamont est son père dans le roman dont le marquis a reconnu la paternité. Mais le savant Jean Ehrard pense que le comte de Beaulé, ami de la présidente, est le vrai père de l’héroïne. Michel Delon réfute cette hypothèse dans la note pour la phrase suivante de Mme de Blamont : « Sacrifiée bien jeune à un époux qui n’avait rien pour me plaire, et que je connaissais à peine, je n’en formai pas moins, dans le fond de mon âme, le plan des plus rigoureux devoirs… Dieu sait si je les enfreignis jamais… » (Aline et Valcour, p. 505) Mais il faut préciser que c’est une lettre destinée à l’amant de sa fille, et il est possible qu’elle mente. Aline dit juste après cette lettre : « Julie me disait hier que c’était un amant de ma mère… Quelle histoire ! J’en ai ri ; le comte est bien plus vieux, mais il était encore jeune, quand ma mère entrait dans le monde, et ils se connaissent depuis cette époque... Ah ! si jamais cette femme respectable avait dû s’écarter des devoirs pénibles et rigoureux que lui imposait le Ciel, assurément le choix qu’elle aurait fait du comte aurait bien excusé ses erreurs. Oh mon ami ! laissez-moi rire une minute avec vous » (Ibid., p. 512). Si nous tenions compte de l’économie de la narration et de la colère de Sade contre la férocité de Dieu qui ne comprend rien, l’hypothèse de J. Ehrard nous paraît la plus juste. Mais Aline ne doute pas de la paternité, et elle est tuée par le père en un sens. Elle disait à Julie : « tu ne sais pas ce que c’est que d’accuser son père ? ». En effet, un personnage dans une œuvre signée ne sait jamais critiquer son auteur du fond de son cœur, mais l’auteur à son tour peut tuer le personnage comme il veut. C’est exactement la relation entre Dieu et les hommes dans l’Ancien Testament. Mais une fille qui s’appelle Sophie apparaît dans cette œuvre reconnue par l’auteur. Nous n’avons pas parlé d’elle dans notre écrit, mais c’est un personnage autrement important dans ce roman. Il n’y a pas de lien de sang entre Aline et Sophie, mais celle-ci ressemble à celle-là plus que Léonore ne lui ressemble. Sade souligne l’insignifiance de la paternité légale qui est imaginaire par ce moyen. D’autre part dans le roman désavoué par le marquis, Juliette rencontre un homme supposé être son père biologique qui s’appelle Bernole : « Oh, Ciel ! que vois-je, […] quoi, ma mère !... elle fut coupable… et c’est avec vous ? — Oui, Juliette, je suis votre père, […] c’est moi qui vous donnai le jour » (Histoire de Juliette, p. 595). Mais Juliette le séduit avec son corps irrésistible, et le tue avec un complot ignoble. C’est Juliette elle-même qui prépare le parricide :


être non sans scrupule, les conventions sociales, lorsqu’il a renié Justine et Juliette. Peut-être a-t-il écrit la pornographie dégoûtante parce qu’il n’y avait pas livres assez répugnants pour faire détester le vice d’une façon définitive. Mais du moins a-t-il créé Juliette, et l’a aimée comme Delbène. La parole sur la reine Isabelle en est une preuve. En plus, le marquis a publié l’Histoire de Juliette juste après la sortie des Crimes de l’amour avec la préface qui désavouait la série des sœurs, pour que le monde ne le revoie plus.

L’heure du souper vint enfin ; j’avais ordonné qu’il fût aussi délicieux que la veille, et comme la veille ; dès qu’il fut fini, j’entraîne Bernole sur un canapé, et c’est mon cul que je lui présente. Séduit par mes sophismes, le malheureux s’y plonge… À peine y est-il, que Clairwil, Noirceuil et Saint-Fond se jettent sur nous avec impétuosité : Bernole est garrotté de tous ses membres. « Juliette, me dit Saint-Fond, tu mériterais que je t’immolasse à côté de ce monstre, pour te punir d’abuser ainsi de ma confiance… Un seul moyen, perfide, peut te sauver la vie : saisis ce pistolet destiné pour ton crime ; trois balles sont dedans… il faut qu’elles fassent voler la cervelle de ce scélérat ! — Oh, Ciel ! qu’exigez-vous, c’est mon père. — Celle qui fut à la fois sodomiste (sic) et incestueuse, pourra bien être parricide. — Quel arrêt ! — Il le faut, ou vous périssez à l’instant vous-même. — Confiez dont cette arme à ma main chancelante : père adoré, m’écriai-je, pardonneras-tu cette mort aux violences dont tu vois que je suis la victime ?... — Monstre, répond Bernole, exécute, et souviens-toi seulement que tu ne me rends pas ici la dupe de tes fourberies et de tes crimes… — Eh bien ! papa, dit Clairwil, en éclatant de rire, cesse donc d’être dupe, puisque tu ne veux pas l’être, et sache qu’il est très vrai que ta mort est l’ouvrage de ta fille, qui certes n’a pas grand tort d’immoler un individu qui ne peut être qu’un grand scélérat, puisqu’il a pu donner le jour à une telle fille. » Tout s’arrange, Bernole est lié sur une chaise attachée par de grands clous à terre ; sa tête à dix pas de moi, se trouve à ma portée. Saint-Fond se couche dans un canapé, et me fixe sur lui, par le moyen du membre qu’il m’introduit dans le derrière. Noirceuil dirige l’instrument d’une main, il se branle de l’autre ; Clairwil à droite, baise la bouche de SaintFond, et chatouille mon clitoris. Je mets en joue : « Saint-Fond, dis-je, attendrai-je les flots de ton foutre. — Non, non, sacré nom d’un foutre Dieu, non, non ; tue garce, tue ; c’est le coup qui fera jaillir mon sperme. » Je le lâche. Bernole, atteint au front, expire, et nous déchargeons tous les quatre, en jetant des cris furieux. (Ibid., pp. 601-602) C’est surtout la logique circulaire de Clairwil qui frappe le lecteur, plutôt que l’arrêt humoristique de Saint-Fond et la scélératesse à la lettre de Juliette. Cette logique est parallèle à la haine de Dieu : Si Dieu a créé des hommes méchants, il doit être méchant. Aussi les hommes ont-ils raison de le tuer. La relation du père et de l’enfant est contraire au roman signé. C’est le marquis qui a décidé de renier la paternité de l’histoire de l’héroïne, mais c’est sa « fille » Juliette qui tue ce « grand scélérat » dans l’histoire de la littérature. La parole anonyme est dorénavant indépendante, et elle n’est plus sous la maîtrise de l’auteur. Delbène parle de la paternité à son tour : « Mais supposons un instant qu’il ne soit pas de vous : que vous importe dans le fait ? Vous voulez un héritier, le voilà : C’est l’éducation qui donne le sentiment filial, ce n’est pas la nature. Croyez que cet enfant désabusé par rien, d’être votre fils, accoutumé à vous voir, à vous nommer, à vous chérir comme son père, vous révérera, vous aimera tout autant et peut-être plus que si vous aviez coopéré à son existence ; il n’y aura donc plus en vous que l’imagination de malade » (Ibid., p. 248). La paternité qu’une imagination. Et Noirceuil : Que les liens de famille ne te paraissent pas plus sacrés, Juliette, ils sont tout aussi chimériques que les autres ; il est faux que tu doives quelque chose à l’être dont tu es sorti (sic) ; encore plus faux, que tu doives un sentiment quelconque à celui qui est sorti de toi ;


Nous savons que le marquis était onaniste et sodomite (nous le savons, et peutêtre n’est-ce pas Sade qui est exceptionnel, mais c’est cette information qui est rare). Et il voulait sans doute faire perdre le sperme aux vicieux par sa pornographie, pour réduire leur population. Il n’y a là aucune contradiction. Kierkegaard ne se croyait pas bon chrétien, mais il voulait amener les gens au christianisme. Sade est pareil à Kierkegaard. Mais Sade n’adorait-il pas les tyrans comme Néron ou Messaline ? Peut-être que oui. Si jamais on rejetait un jour le christianisme pour de bon, Néron serait le héros. On irait tolérer ses autres fautes. Mais on ne peut rien dire sur ce problème au fond. Sade aimait Néron qui se plaisait dans les atrocités pour la volupté, en ne se souciant pas de la transgression, puisqu’il était empereur. Mais le marquis serait-il criminel, s’il aimait les tyrans exceptionnels ? Du moins sommes-nous sûr que Sade n’aurait pas toléré le mal de la banalité d’Eichmann qui ne prouvait pas la banalité du mal 196. Les gens qui ne mettent pas les préjugés en cause tombent facilement dans le mal qui est la absurde d’imaginer que l’on doive à ses frères, à ses frères, à ses neveux, à ses nièces ; et par quelle raison le sang peut-il établir des devoirs ; pourquoi travaillons-nous dans l’acte de la génération ? N’est-ce pas pour nous ; que pouvons-nous devoir à notre père, pour s’être diverti à nous créer ? que pouvons-nous devoir à notre fils, parce qu’il nous à plu de perdre un peu de foutre au fond d’une matrice ; à notre frère ou à notre sœur, parce qu’ils sont sortis du même sang ? anéantissons tous ces liens comme tous les autres, ils sont également périssables. (Ibid., pp. 349-350) En fait, Sade ne devance pas du tout Freud, mais il le nie par avance : Il refuse de considérer le père comme tel. Juliette ne tue pas son père qui ne peut qu’être putatif, parce qu’il est son père, mais parce que c’est amusant. D’ailleurs, elle ne savait pas que c’était son père. Et le sperme est encore fatal dans le passage cité du parricide. L’« instrument » de Saint-Fond est l’arme qui tue. Peut-être l’isolisme et l’antiphysisme veulent-ils dire la même chose : la négation de la reproduction. La reproduction est une idéologie établie par l’imagination de l’être humain. Même si « au commencement était le Foutre », le sperme n’est peut-être pas une semence proprement dite, mais plutôt un foyer du désordre. Il n’est pas destiné à reproduire. En vérité, la grande partie est consommée en vain, même si on ne pratique ni l’onanisme ni la sodomie. Il est vrai que le sperme peut reproduire, mais ce n’est pas son essence pour Sade. Il représente une énergie destructrice plutôt. Ce qui est engendré n’est que le résultat du hasard. Et l’enfant est un fruit engendré par le désordre, produit qui n’est pas reproduction, mais produit tout neuf et particulier, indépendant du dessein des parents et tout de même représenté sous une forme concrète. Le passage du parricide est nécessairement scandaleux pour le lecteur, mais les paroles de Delbène et de Noirceuil ne le sont pas forcément, puisqu’il y a des gens à qui elles servent du soulagement. 196 Pier Paolo Pasolini a transposé la scène des 120 Journées de Sodome au régime fasciste italien (Salo ou Les 120 Journées de Sodome). Cette adaptation est juste pour ce roman dont les libertins sont tous dégoûtants. L’épisode du suicide de la pianiste, ajouté par le réalisateur poète, semblerait être une trahison, mais il met en relief la sensibilité sadienne par ce moyen. Peut-être l’œuvre de Sade évoque-t-elle Mussolini plutôt que Hitler à cause de la gaieté secrète et infâme. Le massacre sans volupté par le nazisme est loin de la gaieté subreptice de Sade. Mais en tout cas, la critique du marquis contre les préjugés n’a rien à voir avec le fascisme. Et quand nous disons que Sade n’aurait jamais pardonné le mal de la banalité d’Eichmann, nous parlons seulement du mal lui-même, mais non pas de la personne d’Eichmann qui était probablement victime des préjugés. « Ne jugez point » est le premier principe du marquis.


banalité sans rien penser selon leur propre corporalité. Hitler seul n’aurait pu rien faire. Il a été soutenu par la banalité. Nous refusons l’expression sur ce point (nous nions seulement l’expression). Ce n’est pas la banalité du mal qui a supporté le führer, mais c’est la banalité qui est le mal. L’œuvre de Sade nous sert d’une médecine préventive pour la médiocrité pernicieuse. On se demande toujours si la république platonicienne n’est pas meilleure que la démocratie, après avoir témoigné la tragédie du totalitarisme. Mais Sade avait déjà donné la réponse claire. Si vous voulez être républicains, soyez tous philosophes, car ce doit être les philosophes qui dirigent l’État. Il n’y a rien de révolutionnaire, rien de rebelle dans l’œuvre de Sade. Il y a là seulement la sagesse classique éprouvée par la corporalité particulière de l’écrivain. Si Paulhan cite le nom de Jésus quand il parle de Sade, nous n’hésitons pas moins à rapprocher la pensée de Sade de celle de Socrate qui a été accusé d’avoir corrompu la jeunesse, avec plus de justice (ce n’est pas seulement parce que Sade emploie le verbe « socratiser »197). Sade réfute la démonstration de la cause universelle en disant : « Peut-on faire un raisonnement plus imbécile, comme s’il ne valait pas mieux convenir de son ignorance, que d’admettre une absurdité ; ou comme si l’admission de cette absurdité devenait une preuve de son existence ; l’aveu de notre faiblesse n’a nul inconvénient sans doute ; l’adoption du fantôme est remplie d’écueils, contre lesquels nous ne ferons que heurter si nous sommes sages »198. L’ironie de Sade doit beaucoup à la maïeutique. Mais il veut dialoguer avec nous en nous offrant les œuvres vertueuses et vicieuses. Les deux se pénètrent mutuellement pour entraîner la réaction dans notre tête. Si Aline et Valcour ne peuvent sortir de leur roman, Juliette va les aider. Si Juliette nous semble trop dégoûtante, Aline va nous faire savoir qu’elle n’est pas aussi mauvaise que ses apparences. Donc si la première lecture de Sade est inquiétante et décourageante, même pénible sans doute, dès la deuxième fois, nous commençons à trouver petit à petit une sorte de soulagement, toujours inquiétant, comme si nous dialoguions avec un sage ironique. Mais c’est enfin un humoriste gentil, hautain, enfantin et aimable. Cependant, nous n’affirmerons pas que l’œuvre de Sade puisse être une lecture pour tout le monde. Mais dans la situation actuelle, le « petit nombre » de lecteurs plus ou moins vertueux et malheureux hantés par le remords, à qui le marquis s’adressait, doit continuer à ignorer ses livres qui les aideraient à vivre avec un peu plus de bonheur. Sade nous apprend que le malheur doit être une notion

197 198

Ce « mot technique » veut dire pratiquer la masturbation anale avec un ou des doigts. Histoire de Juliette, p. 311.


objective et le bonheur une notion subjective. Il nous a donc fallu montrer ce que Sade avait vraiment dit. Pour terminer, nous citerons la phrase de Sade qui nous a définitivement captivé. Juliette, devenue prostituée après la banqueroute et le décès de ses parents, rencontre Noirceuil dans la première partie du roman. Elle apprend que c’est lui qui a tué ses parents, et elle lui dit : « Oui, fous-moi, Noirceuil, j’aime l’idée de devenir la putain du bourreau de mes parents, fais couler mon foutre au lieu de mes pleurs, tel est le seul hommage que je veuille offrir aux cendres abhorrées de ma famille. »199. Si cette parole n’est pas esthétique, elle est lyrique et son lyrisme est sans exemple. Cette phrase n’est pas immonde. Juliette ne montre jamais ses ressentiments comme Félicia. Peutêtre ne faut-il pas y voir une tristesse cachée. Mais plus Sade répète qu’il faut tuer la sensibilité, et plus nous y sentons l’existence de mouvement contraire. Nous y voyons un homme délicat qui ne sait pas bien communiquer sa pensée, précisément parce qu’il ne veut dire que la vérité de plusieurs points de vue. Même si Sade voulait y exhiber le cœur endurci de Juliette, nous serions libres d’y entrevoir la sensibilité fraîche que l’écrivain n’arrive pas à cacher. La scène après le meurtre de la meilleure amie Clairwil de la main de Juliette elle-même, trompée par Durand, et celle du supplice que BrisaTesta donne à sa femme et sa fille retrouvées, couronnent la littérature française par le cœur pulvérisé des scélérats qui n’osent jamais montrer de remords au lecteur. Sade dévoile la vérité de sentiments qu’on ne décrit pas. Ces personnages vicieux sont « tellement effroyables, qu’ils n’inspirent bien sûrement ni pitié ni amour », mais ils trahissent le cœur sensible de l’auteur, bien qu’il ait tant bien que mal réussi à son projet. Il jette ainsi malgré lui une lumière sur le paradoxe dissimulé de la sensibilité de la littérature codifiée : Ne paraître que sensible est insupportable pour les gens véritablement et essentiellement sensibles. Nous avons fondé notre argument sur l’avis d’Annie Le Brun qui affirme que Sade lie la pensée au corps et le corps à la pensée. Mais nous ne sommes pas content de l’argument de cet écrivain, car elle met toujours la supériorité dans la généralité comme malgré elle. Elle dit que le fait que le roman n’occupe pas la bonne place dans la littérature est « fort compréhensible », à cause de la « prééminence du particulier sur le général » dans ce roman. Mais nous disons que cette logique moderne où le général l’emporte toujours sur le particulier est malsaine, pernicieuse et dangereuse. Nous soutenons que Sade n’est pas une exception particulière, mais qu’il représente la littérature inerte qui n’est qu’ignoble et honteuse, à cause de cette particularité éminente dans ce genre. Si on continuait à reconnaître la supériorité de la généralité dans ce 199

Ibid., p. 211.


domaine culturel, la littérature en général conditionnerait l’inertie et le mutisme du peuple dans les temps modernes. Mais la gaieté de la narration de Juliette et de Déterville est exempte du cercle vicieux de la culpabilité. Quoi qu’ils racontent, ils sont toujours innocents. Ils ne peuvent jamais être criminels tant qu’ils restent des narrateurs qui parlent dans leur particularité. Ceux qui doivent être coupables sont toujours les délateurs qui interdisent de parler ce qu’on pense tout en leur demandant de dire la vérité. C’est en un sens le régime de la littérature. Le juge ne demande à l’accusé que de lui répondre ce qu’il veut entendre. Celui qui ne suit pas ces conventions tacites doit être puni. Le problème essentiel n’est peut-être pas le fait qu’on punit le cœur, non pas l’acte lui-même. Mais ce qui est vraiment grave, c’est qu’on s’imagine qu’on peut représenter l’acte commis dans le tribunal. Le tribunal est un théâtre cruel où on s’amuse avec l’imagination pernicieuse au nom de Dieu, sans mettre la distance entre l’imaginaire et le réel comme Juliette. Oui, seule la punition est criminelle, parce qu’elle confond l’imaginaire avec le réel non représentable. C’est précisément la pensée de Sade. Nous savons qu’il avait raison. Cet écrivain a fait ce qu’on devait faire comme un homme de lettres qui avait accès à la parole. Nous ne devons plus faire la louange l’imagination assez pauvre de Sade, puisque ce n’est pas du tout juste. Il faut plutôt apprécier son intelligence sans exemple. En revanche, il a dénoncé le danger de l’imagination pernicieuse avec laquelle on juge autrui. Pourquoi la sodomie n’est-elle pas un crime pour le marquis ? C’est parce que c’est un crime imaginaire. Celui qui dit que cet acte est un délit est trop plein d’imagination. Sade refuse cet excès d’imagination. Il faut le lire à commencer par le roman Aline et Valcour où il parle du danger du goût de la transgression. Sade n’était pas du tout le premier à refuser la sévérité judiciaire. L’expharisien saint Paul disait : « C’est pourquoi vous, ô homme, qui que vous soyez, qui condamnez les autres, vous vous rendez inexcusable, parce qu’en les condamnant, vous vous condamnez vous-même, puisque vous faites les mêmes choses que vous condamnez. » (Rm 2.1) On bouche toujours les oreilles à ce que saint Paul a dit il y a deux mille ans. Il a dénoncé la culpabilité circulaire. D’ailleurs, combien de temps a-t-il fallu pour disculper Socrate ou Jésus ? Il semble qu’on ait déjà pardonné ces « criminels » corrupteurs, mais qu’on ne les ait pas encore bien compris à cause de leurs particularités éminentes qui ne peuvent jamais être réduites en généralité communautaire, à savoir en protocole. En plus, n’ont-ils pas été disculpés par les étrangers ? C’est Jésus qui était criminel, tandis que Néron ne l’était pas. En tout cas, le marquis de Sade n’est mort qu’il y a moins de deux cents ans. Il faudra toujours beaucoup de temps pour comprendre la pensée forte. Toute véritable « littérature » doit


enfin être une approche impossible sans fin de la particularité inaccessible. Penser Sade, c’est penser la littérature. Mais pourquoi ne finit-on jamais de juger ni de punir ? C’est parce qu’on ne cesse de croire à d’autres mondes possibles innombrables qui naissent à chaque moment avec la décision libre de chacun. Sade ne croit pas à cette absurdité vertigineuse. Il n’y a qu’un seul monde unique devant nos yeux. On juge un accusé en lui disant : « Vous auriez pu faire autrement ». Et c’est toujours sous le nom de Dieu, produit de l’imagination. Aline n’a pu ne pas se suicider, et c’était le contraire pour Justine. Juliette n’a pu ne pas devenir scélérate dans les circonstances définies. Mais nous avons parlé de la possibilité qu’elle ne soit pas méchante. N’est-ce pas une contradiction ? La réponse est no, dans le monde littéraire. Seulement dans la littérature, on peut penser à d’autres mondes possibles. Seulement dans la littérature, on peut imaginer n’importe quoi. Sade n’a pas montré la possibilité de la littérature. En revanche, il a dévoilé l’être de la littérature, à savoir l’essence de l’imagination qui pourrait être impitoyable à chaque moment où elle devient tellement collective qu’on ne peut plus douter de son être « réel » comme l’existence du seul et unique Dieu. Nous n’avons pas parlé du sadisme ni de la dialectique du maître et de l’esclave, simplement parce que nous n’y avons pas pensé. Nous nous surprenons de le constater. Pour nous, ce n’est qu’un grand romancier tolérant qui a montré tous les aspects de l’être humain, bons ou mauvais, toujours avec l’ironie, l’humour noir et l’amour. Contrairement à André Gide, nous dirons que Sade n’a pas écrit une seule mauvaise ligne, puisque c’est le seul écrivain qui n’ait écrit que ce qu’il a pensé avec son propre corps.


TABLE

Contre le rigorisme QUELQUES PRINCIPES Relativisation par les détails Expressions non gazées Les épines L’impunité de l’imagination Critère du crime I LA VIE HONTEUSE Intrigue du roman Déterville scandaleux ? Le droit à la mort Martyre sadien Principes de décence La vie des personnages imaginaires II SUICIDE D’ALINE Testaments d’Aline et de Sade Signification du suicide Imitation illimitée de Jésus-Christ Suicide profane Suicidaire malgré elle Horreur de la raison Égoïsme sadien Corps imaginaire III LA SURVIVANCE IMAGINAIRE Communication physique Le théâtre de la masturbation Le sperme et la parole Le danger des liaisons Le regard baissé de la masturbatrice


Renoncement au suicide Valcour homme de lettres Fin tragique TRIOMPHE DE L’ÊTRE Dessein de Sade Visages voulus Double langage Renversement des valeurs morales Le mal de la littérature Vaccination morale Langue mal employée Dire ce qu’on pense Disculper Isabelle


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