Hémisphères N° 12 - Réinventer la nuit - Dossier et bulletin

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HANDICAP

L’obscurité perçue par les non-voyants Dans l’imaginaire collectif, les aveugles sont associés à l’obscurité. Leur univers ne correspond pourtant en rien à cela. Visite d’un monde achromatique aux sonorités diffuses. TEXTE

| Daria Ardèvol

de ouaté dans l’obscurité. Comme lorsqu’on marche sur une couche de neige fraîche ou qu’un brouillard épais atténue les bruits. Le bruit n’a pas la même couleur la nuit que le jour.»

«L’aveugle qui voit l’obscurité, c’est comme ce type qui sent encore sa jambe amputée. Le noir est une douleur fantôme.» Jean-Marc Meyrat a le sens des mots. Aveugle depuis ses 8 ans, le représentant du centre de compétence et d’accessibilité de l’Association pour le Bien des Aveugles et malvoyants (ABA) a accepté de nous guider à travers sa nuit.

Ce mercredi matin, les sonorités diffuses du marché de la Madeleine, en Vieille-Ville de Genève, percent justement à travers les parois du «vaisseau». Des sources sonores qui fonctionnent – parmi d’autres – comme des points de repère diurnes. Pour Jean-Marc Meyrat, le plus difficile quand on ne perçoit pas l’obscurité, c’est de régler son horloge interne. «Je ne connais pas un seul aveugle qui dorme bien», explique celui qui dit avoir pris des somnifères tous les soirs pendant son adolescence.

En bon capitaine, c’est au sommet du «vaisseau» – le troisième étage de la bibliothèque centenaire de l’ABA – qu’il a choisi d’illustrer son propos. «Ce livre de Grisélidis Réal, Le noir est une couleur, vous l’avez lu?» Sa propre bibliothèque de couleurs, Jean-Marc Meyrat ne l’utilise plus depuis qu’un glaucome infantile lui a enlevé la vue, il y a 51 ans. Progressivement, les teintes de ses songes se sont estompées. Puis le cerveau a oublié.

Le noir renvoie à nos propres angoisses Contrairement aux aveugles, les malvoyants perçoivent l’obscurité. «La nuit est une angoisse», souligne Hervé Richoz, de la Fédération suisse des aveugles et malvoyants. En particulier pour ceux qui sont au début de leur processus de deuil. La nuit les confronte à la réalité.»

Un néant aux sonorités ouatées C’est désormais en nuances de gris que sont tournés les rêves de Jean-Marc Meyrat. Une couleur qu’il associe à la cécité. Pourtant, l’imaginaire collectif associe plus volontiers les aveugles au noir ou à l’obscurité. Un réflexe qu’il attribue à «la difficulté pour les voyants de se représenter ce qu’est le néant».

Contrairement à l’aveugle qui apprend à construire sa vie dans un univers inconnu, le malvoyant – en particulier s’il est atteint d’une maladie dégénérative – doit accepter de désapprendre certaines choses, de voir son cercle se rétrécir. Hervé Richoz souffre lui-même d’une

Son voyage au bout de la nuit, c’est à l’oreille que Jean-Marc Meyrat le mène: «Il y a quelque chose

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Le musée Tinguely à Bâle accueillait au printemps 2016 l’exposition «Prière de toucher». Elle permettait aux visiteurs de suivre un parcours tactile et d’explorer les sculptures du projet les yeux bandés.


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