Le Monde & Le Monde Mag - 20-04-2019

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MAGAZINE LA BEAUTÉ AU NATUREL

idées

Culture : jusqu’où pousser le respect des identités ?

WEEK-END

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SAMEDI 20 AVRIL 2019 - 75E ANNÉE - N O 23102 - 4,50 € - FRANCE MÉTROPOLITAINE WWW.LEMONDE.FR ―

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Le laxisme de l’Etat face aux sociétés d’autoroutes ▶ La Cour des comptes a

▶ Les plans d’investisse-

▶ En échange de ces

▶ En 2015, le plan de travaux

▶ Estimant l’Etat incapable

rendu, jeudi 18 avril, un sévère référé sur la manière dont les pouvoirs publics défendent leurs intérêts face aux exploitants privés

ment sur le réseau, payés par les concessionnaires, s’accompagnent de contreparties disproportionnées, selon les magistrats

investissements, l’Etat accorde principalement des prolongations de la durée des contrats qui s’avèrent très rentables

de 3,2 milliards d’euros s’est fait contre un allongement de la concession rapportant aux sociétés 15 milliards de recettes supplémentaires

de défendre ses propres intérêts, la Cour propose de créer « un organisme expert indépendant »

RAPPORT MUELLER

TRUMP ÉPARGNÉ MAIS PAS INNOCENTÉ sions du procureur, rendues publiques jeudi 18 avril, les Russes ont tenté d’interférer dans la campagne américaine et

le président a voulu entraver l’enquête sur ces faits ▶ Mais rien ne permet d’engager des poursuites pénales PAGE S 2 - 3 ÉDITORIAL PAGE 3 0

Donald Trump, à la Maison Blanche, le 18 avril. CARLOS BARRIA/REUTERS

Le mouvement des gilets jaunes, cinq mois après depuis le début du mouvement, le 17 novembre 2018, les « gilets jaunes » ont beaucoup évolué et, si la mobilisation est objectivement en baisse, elle se maintient au point que les manifestants appellent à un rassemblement fin août pour le G7 à Biarritz (Pyrénées-Atlantiques).

Pour rester visibles, les « gilets jaunes » ont adopté de nouveaux modes d’action, leur composition sociologique s’est modifiée et les syndicats ne sont désormais plus interdits de défilés. Mais l’un des changements majeurs est bien la disparition de l’ultradroite et la montée en puis-

sance des black blocs, à l’ultragauche ; nombre de manifestants voient la violence comme un mal nécessaire. Le mouvement, très composite, se fédère autour d’une seule rhétorique antisystème, qui rend difficile toute anticipation de son avenir. PAGE S 8 - 9

Ukraine Le blues des vétérans de guerre ils s’étaient engagés par patriotisme dans la guerre menée dans l’est du pays contre les séparatistes prorusses. Alors que l’Ukraine s’apprête à voter, dimanche 21 avril, pour élire un nouveau président, ces soldats expriment leur écœurement devant la vie politique, la corruption et l’omniprésence de l’oligarchie. Abandonnés par l’Etat, ils se sentent reniés par leurs compatriotes qui les jugent parfois dangereux. « On nous fait sentir que l’on n’est rien », affirme une vétérane. Reportage à Houliaïpole. PAGE S 2 0 - 2 1

Vétérans de l’armée ukrainienne, à Houliaïpole, le 17 mars. GUILLAUME HERBAUT POUR « LE MONDE »

Procès Trente ans de réclusion pour Merah

Notre-Dame Viollet-le-Duc, restaurateur de mythes

Abdelkader Merah a été jugé coupable, jeudi 18 avril, de « complicité d’assassinats » par la cour d’assises de Paris et condamné à trente ans de réclusion criminelle, assortis d’une peine de sûreté des deux tiers

Portrait de l’architecte, en robe de bure, qui a réinventé la cathédrale dans un Moyen Age fantasmé. Aujourd’hui, la pluie de dons pour restaurer le bâtiment fait grincer des dents, tout comme le faible engagement de l’Etat

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P. 2 4 – ANALYSES P. 2 9 E T P. 3 0

ENA Les énarques se voient comme des victimes expiatoires

Forêts Comment l’ONF peut surmonter sa crise financière

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Cannes Quentin Tarantino sera-t-il prêt pour le Festival ? Thierry Frémaux, le délégué général du 72e Festival de Cannes, revient sur la sélection – et sur le suspense lié à la présence ou non du film du réalisateur PAGE 2 2

Vêtement Primark, puissant phénomène de mode Les centres commerciaux se battent pour accueillir l’enseigne de vêtements bon marché, dont un quinzième magasin vient d’ouvrir à Bordeaux

PARC ZOOLOGIQUE DE PARIS

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INTERNATIONAL

0123 SAMEDI 20 AVRIL 2019

P U B L I C AT I O N D U R A P P O R T M U E L L E R

Trump sauvé sans être innocenté Le rapport sur les ingérences russes détaille dix exemples de pression exercée par le président américain, tout en renonçant à poursuivre, faute de preuves suffisantes new york - correspondant

P

our Donald Trump, l’affaire est close : « Pas de collusion, pas d’obstruction. Pour les haineux et les démocrates d’extrême gauche : fin de partie. » Côté démocrates, rien de tel, et la speaker (« présidente ») de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi, élue de Californie, veut faire auditionner le procureur spécial Robert Mueller « par la Chambre et le Sénat aussi rapidement que possible. Le peuple américain a le droit d’entendre la vérité ». La publication, jeudi 18 avril, des 448 pages du rapport Mueller sur l’interférence russe dans l’élection présidentielle de 2016, la possible collusion avec les équipes de campagne

LE CONTEXTE EN PARTIE EXPURGÉ Fruit de vingt-trois mois d’enquête, 500 perquisitions et 2 300 assignations en justice, le rapport de 448 pages a été partiellement expurgé pour protéger les sources des agences de renseignement et les informations classées, les procédures pénales ou des enquêtes en cours, et enfin les personnes tierces citées mais non impliquées dans l’affaire. Il a été écrit en collaboration entre les équipes Mueller, le ministère de la justice et les services de renseignement. La Maison Blanche n’a pas exigé que le texte soit expurgé des entretiens de M. Trump avec ses conseillers, ce qui aurait été possible selon la tradition qui veut que le président des Etats-Unis puisse échanger librement avec ses conseillers. En revanche, les avocats de M. Trump ont pu lire le rapport avant sa publication, même s’ils n’avaient pas la possibilité de l’amender et ne l’ont pas demandé, selon M. Barr. Un texte non expurgé, à l’exception des éléments concernant les procès en cours, a été transmis aux commissions habilitées du Congrès, où siègent démocrates et républicains.

de Donald Tump et l’éventuelle obstruction à la justice du président, n’a pas permis de rapprocher les positions. L’ancien patron de la police fédérale (FBI), un républicain de 74 ans, a bien conclu à la tentative d’ingérence du Kremlin, mais il n’a pas pu prouver de complicité volontaire américaine. Sur l’obstruction à la justice, M. Mueller a été incapable de trancher, et l’attorney général (le ministre de la justice), William Barr, s’est empressé de dire qu’il n’y aurait pas de poursuites contre Donald Trump. En réalité, le président l’a échappé belle, selon les propos qu’il a luimême tenus en apprenant il y a vingt-trois mois la nomination du procureur spécial. « Oh, mon Dieu, c’est terrible. C’est la fin de ma présidence. Je suis foutu », s’était affligé, le 17 mai 2017, le locataire de la Maison Blanche dans son fauteuil, selon le rapport Mueller. L’affaire a mobilisé tous les médias américains, avec une émission spéciale de CNN dès 6 heures du matin, mais ce sont les républicains qui avaient la main : le ministre de la justice, William Barr, avait choisi de faire sa conférence de presse à 9 h 30, soit une heure et demie avant la transmission du rapport au Congrès et sa publication. Au grand dam des démocrates et des médias, qui l’ont accusé de vouloir orienter la lecture du document, comme il l’avait fait dans sa lettre-résumé publiée le 24 mars. De fait, le rapport n’est pas un blanc-seing. Ce diagnostic général a d’ailleurs exaspéré Donald Trump, comme en atteste son Tweet de fin de soirée : « J’aurais pu tous les virer, y compris Mueller. » NOMBREUX CONTACTS AVEC LES RUSSES

Le rapport du procureur Mueller établit, dans sa première partie, la tentative d’ingérence russe, mais il n’a pas rassemblé de preuves suffisantes pour inculper des citoyens américains. Les Russes ont d’abord agi par l’intermédiaire de l’Internet Research Agency (IRA). Cette officine basée à Saint-Pétersbourg a commencé par dénigrer, en 2014, le système électoral des Etats-Unis, puis a basculé en faveur du candidat Trump au détriment de Hillary Clinton dont la détestation à l’égard de Vladimir Poutine était de notoriété publique. L’IRA a agi par le biais d’achat de publicités en organisant des événements politiques aux Etats-Unis. « Les employés de l’IRA se faisaient passer pour des personnes ou des entités américaines locales et ont noué des contacts avec des partisans de Trump et des

membres de son équipe de campagne », écrit le rapport. Toutefois, « l’enquête n’a pas identifié de preuve selon laquelle des Américains aient comploté ou se soient coordonnés avec l’IRA ». Les Russes sont aussi intervenus par le biais du GRU : le service de renseignement de l’armée a commencé à hacker les emails des équipes de campagne de l’ancienne secrétaire d’Etat à partir de mars 2016 et les a disséminés, notamment avec WikiLeaks durant l’été. Les contacts des équipes Trump avec les Russes furent nombreux : en 2015, lors d’un projet de tour Trump à Moscou ; au printemps 2016, lorsque le conseiller pour les affaires étrangères du candidat, George Papadopoulos a appris que Moscou avait de « la boue » sur Hillary Clinton ; le 14 juin 2016, à la Trump Tower de New York, lorsque des Russes ont proposé à Jared Kushner, gendre de Donald Trump, et à Paul Manafort, son directeur de campagne, des documents compromettants sur Mme Clinton ; à l’été, lorsque M. Manafort a rencontré son associé d’affaires Konstantin Kilimnik, considéré comme proche des services de renseignements russes ; après l’élection, lors de contacts entre Michael Flynn, conseiller à la sécurité de M. Trump, et l’ambassadeur de Russie à Washington. Les contacts suspicieux sont nombreux. Les équipes Trump ont-elles agi pour le compte d’une puissance étrangère, violé la loi sur les campagnes électorales, comploté avec le gouvernement russe pour les élections de 2016 ? La réponse est invariablement la même : « Les preuves n’étaient pas suffisantes pour mettre en accusation quiconque dans l’équipe de campagne de Trump. » Le procureur rappelle certes que des témoins (condamnés depuis) ont menti – Paul Manafort, Michael Flynn, l’ancien avocat personnel de Donald Trump Michael Cohen – et que des « documents pertinents » ont été détruits. Il concède prudemment qu’il ne « peut pas exclure la possibilité que [des] informations non disponibles [permettraient] d’éclairer davantage ou sous un nouveau jour les événements décrits dans ce rapport ». Il n’empêche, en ancien patron du FBI, Robert Mueller a constaté qu’il n’avait pas les moyens d’aller plus loin. C’est ici qu’intervient la seconde partie du rapport. M. Trump a-t-il tenté de faire obstacle à la justice – ce qui est un crime ? M. Mueller est incapable de trancher. « Si nous avions la conviction après une enquête approfondie

L’attorney général (équivalent du ministre de la justice aux EtatsUnis), William Barr, lors de laprésentation du rapport Mueller, le 18 avril à la Maison Blanche, à Washington. JONATHAN ERNST/REUTERS

que le président n’a clairement pas obstrué la justice, nous l’écririons. Mais en se fondant sur les faits et les règles de droit, nous sommes incapables de parvenir à ce jugement », écrit l’ancien patron du FBI, qui résume : « Si ce rapport ne conclut pas que le président a commis un crime, il ne l’exonère pas non plus. » M. Mueller n’a pas entendu personnellement Donald Trump. Celui-ci a répondu par écrit à ses questions, mais uniquement sur l’interférence russe, et non pas sur les reproches d’obstruction. Mais obstruction sur quoi ? « A la différence des cas dans lesquels quelqu’un fait de l’obstruction pour cacher un crime, les preuves que nous avons obte-

William Barr, ministre très politique de la justice Apprécié par Donald Trump, l’attorney général est critiqué par les démocrates pour sa gestion de l’enquête russe

RÉCIT washington - correspondant

A

utant Donald Trump s’était acharné sur son premier ministre de la justice, Jeff Sessions, finalement limogé en novembre 2018, autant son successeur, William Barr, jouit de sa confiance. Le président des Etats-Unis n’avait cessé de reprocher à son premier attorney général de s’être récusé dans l’« enquête russe », pour avoir omis de rendre compte pendant son audition de confirmation au Sénat des rencontres avec l’ambassadeur de Russie pendant la campagne présidentielle. Le second, en revanche, a eu le privilège de résumer cette enquête dans une note de quatre pages faisant état de l’absence de

preuves d’une éventuelle collusion entre l’équipe de campagne de Donald Trump et Moscou. Il a récidivé, jeudi 18 avril, lors d’une conférence de presse, juste avant la publication du rapport du procureur spécial Robert Mueller. Absence d’obstruction William Barr a écarté également le soupçon d’obstruction à la justice, alors que Robert Mueller avait évité de trancher sur ce point. Une appréciation qui n’a surpris personne. Dans une note non sollicitée, expédiée au numéro deux du département de la justice, Rod Rosenstein, William Barr, ancien attorney général de George H. W. Bush passé par la suite dans le privé, avait présenté, en juin 2018, ses arguments pour conclure à l’absence

d’obstruction de la part du président, notamment pour le limogeage du directeur du FBI, James Comey – au nom d’une vision extensive du pouvoir exécutif incarné par le président. Cette note avait valu au candidat au poste de ministre un feu roulant de questions de la part des élus démocrates lors de son audition au Sénat, en janvier. La note avait alors éclipsé un autre épisode de la carrière de William Barr, rappelé par le site Internet Just Security, le 15 avril. En 1989, alors haut fonctionnaire du département de la justice, ce dernier avait en effet interprété très librement, pour le Congrès, une analyse juridique consacrée à la question de savoir si le FBI pourrait s’emparer d’un ressortissant d’un pays étranger sans

feu vert des autorités compétentes, manifestement dans la perspective de l’arrestation de l’homme fort du Panama, Manuel Noriega. Une hypothèse matérialisée en 1990, après l’invasion du territoire par les Etats-Unis. Contrairement à ce précédent, cependant, l’extrême attention portée par les démocrates du Congrès au rapport Mueller a sans doute empêché William Barr de prendre, dans sa note, la moindre liberté avec ses conclusions. Le ministre de la justice a, en revanche, exaspéré ces mêmes démocrates, le 10 avril, en reprenant à son compte une thèse avancée dès le mois de mars 2017 par Donald Trump : celle d’un « espionnage » de sa campagne. « Je pense que de l’espionnage a

eu lieu. La question est de savoir si c’était justifié. Je ne dis pas que cela ne l’était pas, mais je dois vérifier », a assuré l’attorney général au cours d’une audition au Congrès. « Manquements » La police fédérale américaine (FBI) avait ouvert, dès le mois de juillet 2016, une enquête sur l’ingérence de Moscou dans la campagne présidentielle, avant de s’intéresser aux contacts entre l’entourage du candidat républicain et la Russie. Mais les responsables du FBI ont toujours déclaré avoir agi sur la base des éléments à leur disposition, sous l’autorité de la justice, et sans motivation politique. « Je veux être sûr qu’il n’y a pas eu d’actes de surveillance non autorisés, a commenté

William Barr. Je ne pense pas seulement au FBI, mais à toutes les agences de renseignement. » « Il y a probablement eu des manquements au sein d’un groupe de responsables dans les échelons supérieurs » de la police fédérale, et il pourrait être nécessaire de « regarder de plus près les activités de certains anciens responsables », a ajouté le ministre de la justice. Une position qui ne peut que plaire à Donald Trump, alors que les alliés du président au Congrès, les républicains Lindsey Graham au Sénat et Mark Meadow à la Chambre, envisagent déjà une contre-attaque pour accréditer l’accusation de « chasse aux sorcières » répétée pendant deux ans par le président à propos de l’« enquête russe ». p gilles paris


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« Pas de collusion, pas d’obstruction. Pour les haineux et les démocrates d’extrême gauche : fin de partie », peut-on lire sur le Tweet, inspiré par la série « Game of Thrones », posté par Donald Trump le 18 avril. HAMBACH/AFP

Le Cachemire indien boude les élections législatives L’abstention traduit la défiance de la population envers le pouvoir central dans une région autonomiste où les tensions restent fortes

Jammu-etCachemire

Srinagar

CHINE

PAKISTAN

NÉPAL

New Delhi BANG.

INDE Mer d’Oman

500 km

Golfe du Bengale

SRI LANKA

REPORTAGE srinagar (inde) - envoyé spécial

L

nues n’ont pas établi que le président était impliqué dans un crime lié à l’interférence russe dans l’élection. » Inculper Trump pour avoir caché un crime qu’il n’a pas commis ou qui est en tout cas improuvable, l’affaire est délicate. Et pourtant, le procureur relate une dizaine d’événements plus ou moins accablants. Pendant des mois, Donald Trump n’a cessé de mentir. Après la réunion de juin 2016 à la Trump Tower, il a faussement nié tout lien avec les Russes. Après l’élection, il s’est efforcé d’étouffer le scandale de son conseiller Flynn, lequel avait rencontré en secret l’ambassadeur russe. La crise est à son comble lors des pressions connues et répétées sur le patron du FBI, Michael Comey, pour qu’il cesse d’enquêter sur l’affaire russe. Le président finit par le limoger en mai 2017 et déclare à des interlocuteurs russes que cette mesure va « enlever » « la grosse pression subie à cause de l’affaire russe ». OBTENIR LA TÊTE DU PROCUREUR MUELLER

En réalité, après le débarquement de M. Comey et la nomination de M. Mueller, les affaires ne s’arrangent pas, au contraire. M. Trump fait pression sur son ministre de la justice, Jeff Sessions, pour qu’il reprenne le contrôle d’une affaire dans laquelle il s’est récusé. En vain. Il téléphone à son conseiller juridique Donald McGahn, 50 ans, pour qu’il obtienne la tête du procureur Mueller. Ce dernier résiste, refusant de provoquer ce que les Américains appellent « le massacre du samedi soir ». En octobre 1973, Richard Nixon avait provoqué la démission du ministre de la justice et de son adjoint en exigeant la tête du procureur enquêtant sur le Watergate. L’affaire n’avait fait qu’accélérer sa chute. Ainsi fonctionne la galaxie Trump : fidèle tant qu’il s’agit de rester aux affaires à la place des démocrates, résistante quand le pouvoir républicain est menacé. Lorsque l’affaire a été révélée par la presse, début 2018, M. McGahn n’a pas nié les faits, comme l’exigeait Donald Trump, mais confirmé sa version. Outre les manœuvres en coulisses, les propos publics

« SI CE RAPPORT NE CONCLUT PAS QUE LE PRÉSIDENT A COMMIS UN CRIME, IL NE L’EXONÈRE PAS NON PLUS » ROBERT MUELLER

procureur

du président, dont la violence sur Twitter n’a pas de précédent, peuvent s’apparenter à du chantage. Le locataire de la Maison Blanche agit-il en « parrain », comme le lui a reproché l’ex-patron du FBI James Comey ? Ceux qui restent fidèles sont épargnés, tels Flynn et Manafort salués pour ne pas avoir « craqué » tandis que Daniel Cohen, l’avocat qui a décidé de collaborer avec le procureur Mueller est devenu, à l’été 2018, un « rat » dans les insultes présidentielles. In fine, le procureur Mueller pose une question de droit. Le président est juge et partie, ayant autorité au moins partielle sur l’appareil judiciaire, ce qui pose des problèmes constitutionnels pour savoir s’il peut être accusé d’obstruction. M. Mueller estime qu’une mise en accusation du président « serait un fardeau sur sa capacité à gouverner et préempterait potentiellement le processus constitutionnel censé traiter l’inconduite présidentielle ». Sagement, il renvoie la responsabilité de poursuites au Congrès. « La conclusion selon laquelle le Congrès peut appliquer les lois sur l’obstruction dans le cas d’un exercice corrompu du pouvoir par le président s’accorde avec notre système constitutionnel de contre-pouvoir et le principe que nul n’est au-dessus de la loi. » A dix-huit mois de l’élection présidentielle américaine, reste à savoir si les démocrates, qui n’ont pas la majorité au Sénat, choisiront cette voie. p arnaud leparmentier

e scrutin organisé ce jeudi 18 avril à Srinagar, capitale du Cachemire indien, avait des allures de jour de deuil. Magasins fermés, rues désertes… Seuls les bureaux de vote étaient ouverts, facilement repérables aux petits groupes de soldats postés devant. Tandis qu’ailleurs en Inde, le vote est célébré comme un symbole de la démocratie, ici c’est tout le contraire : il est interprété comme un geste d’allégeance à New Delhi et à la souveraineté indienne dont de nombreux Cachemiris veulent se défaire. Le taux de participation a été de 14 % à Srinagar, l’un des plus bas dans le pays. La commission électorale avait pourtant redoublé d’efforts pour attirer le maximum d’électeurs, notamment l’aménagement de « bureaux de vote rose » avec uniquement des femmes comme assesseuses. Courte barbe et sac en bandoulière estampillée du logo de la commission électorale, Gulzar est le responsable du bureau de vote dans une école du quartier de Nowhatta. Il a passé les huit derniers jours à se rendre au domicile de chaque électeur pour leur distribuer l’attestation de leur inscription sur les listes électorales. Des efforts inimaginables ailleurs en Inde. « 80 % des gens m’ont fermé la porte au nez », expliquet-il. Mais il ne leur en veut pas, car lui-même a décidé de ne pas voter : « Ce serait capituler face à l’Inde, qu’ils aillent plutôt en enfer. » « Occupation » Gulzar s’est retrouvé responsable du bureau de vote malgré lui, en tant qu’employé municipal. A ses côtés, Mohammad, blouson en cuir noir et barbe de trois jours, a bien été obligé de voter, car il est l’observateur, au bureau de vote, de l’un des partis en lice : « Une journée de travail à 1 500 INR [19 euros], ça ne se refuse pas, même si j’aurais préféré m’abstenir. » Gulzar fulmine en l’écoutant : « Si la participation est élevée, alors l’Inde va se vanter en disant que le Cachemire plébiscite la démocratie indienne. » Dans le bureau de vote vide, les deux hommes continuent de discourir jusqu’à se mettre d’accord sur un point : « Le taux de participation sera le plus bas possible, Inch’Allah. » Vendredi, ils iront tous les deux à la grande mosquée de Srinagar protester contre l’« occupation indienne ». Soudain, un groupe de femmes arrive, le visage enroulé dans des foulards pour cacher leur identité dans une région où un électeur risque les représailles des séparatistes. Elles ne sont pas les seules. Lorsque des photographes de presse arrivent à leur tour au bureau de vote, la quasitotalité des assesseurs s’envole comme des moineaux. C’est la première fois de sa vie que Mughli vote, et pas vraiment pour des raisons politiques : « Un parti m’a promis un travail pour

mon fils si je votais pour lui. » Un peu plus loin, dans le quartier de Lal Chowk, les électeurs, pour la plupart des commerçants aisés, n’ont pas besoin de se déplacer pour obtenir un hypothétique emploi dans l’administration. Ici, le bureau de vote est quasi désert : « On attend 20 électeurs aujourd’hui sur une liste qui en comprend 380, c’est-à-dire le nombre de cadres des différents partis qui vivent dans le quartier. » A Srinagar, Shehla Rashid a voté pour la première fois de sa vie. Cette ancienne leader étudiante à l’université de Jawaharlal Nehru à Delhi, où elle fut à la tête de l’opposition aux extrémistes hindous, a décidé de se lancer en politique. On la retrouve dans le petit bureau de son nouveau parti, le Jammu and Kashmir People’s Movement, lancé avec Shah Faisal, un ancien haut fonctionnaire du gouvernement régional du Cachemire. Le jeune parti, qui va présenter ses premiers candidats lors des élections régionales, dans quelques mois, veut redonner du crédit à la politique auprès des jeunes qui n’ont connu dans leur vie qu’un conflit armé qui a fait au moins 80 000 morts et disparus ces trente dernières années. « Le conflit est ici le problème principal, il affecte notre vie quotidienne : du travail à l’éducation en passant par le développement, explique Shehla Rashid. Contrairement à Delhi qui prétend que la guerre au Cachemire n’est pas un problème interne à l’Inde, nous voulons qu’un référendum d’autodétermination soit organisé par l’ONU. » « S’aliéner davantage » Dans l’une des zones les plus militarisées au monde, la jeune dirigeante politique refuse toutefois de condamner, sans le soutenir, le combat des militants armés qui a gagné en popularité ces dernières années : « La violence est parfois nécessaire, l’Etat l’utilise contre nous quotidiennement, des jeunes sont blessés, aveuglés, portent des séquelles psychologiques toute leur vie et vous voudriez que l’on réponde par la nonviolence ? Un mouvement gandhien n’a pas sa place ici. » A Srinagar, en cette journée de scrutin, on se demande si le vote est un aveu de complicité vis-àvis de l’« occupation indienne » ou s’il permet au contraire de représenter au mieux les intérêts du Cachemire. « Nous ne voulons plus des violations des droits de l’homme, des lois qui donnent l’impunité aux forces armées, nous ne voulons pas seulement parler des problèmes d’eau ou de route, nous voulons la liberté à l’université, la liberté d’étudier l’histoire de notre région, et pour toutes ces raisons il faut une représentation politique », plaide Shehla Rashid. Mais certains craignent que l’irruption de ce nouveau parti émiette le paysage politique dans la vallée du Cachemire, dominé par les partis du National Conference (NC) et du People Democratic Party (PDP), au risque d’affaiblir son poids dans un Etat

C’est bien la première fois de sa vie que Mughli va voter, et encore seulement parce qu’un parti lui a promis un travail pour son fils

LE CONTEXTE SEPT PHASES Les Indiens votaient jeudi 18 avril pour la deuxième phase des élections législatives, qui en comptent sept. Lors de ce scrutin, qui va durer jusqu’au 19 mai, 900 millions d’électeurs sont appelés aux urnes.

FAIBLE PARTICIPATION Le taux de participation dans la circonscription de Srinagar, l’un des bastions de la rébellion cachemirie, plafonnait à 14 % jeudi, contre 7,1 % en 2017 (élection intermédiaire) et 25,8 % en 2014. Dans les circonscriptions de l’Etat du Jammu-Cachemire, où l’on votait jeudi, le taux de participation a été en moyenne de 45,7 %.

AFFRONTEMENTS Quatre manifestants ont été blessés à Srinagar, lors d’affrontements avec les forces paramilitaires. La sécurité avait été renforcée pour le jour du scrutin et l’Internet mobile a été coupé afin de prévenir les rassemblements. qui comprend aussi le Jammu, à majorité hindoue, et où le parti nationaliste hindou du BJP est très puissant. Sur le campus de l’université de Srinagar, on rumine sa colère et ses doutes. « Refuser de voter, c’est s’aliéner davantage. Nous sommes la seule région indienne à majorité musulmane, si nous disparaissons, l’Inde ne ressemblera qu’à une nation hindoue », témoigne un étudiant. Une opinion isolée, surtout depuis l’attaque suicide contre un convoi militaire qui a tué 40 soldats indiens, mi-février, provoquant un conflit entre l’Inde et le Pakistan. Vendredi, New Delhi a suspendu le commerce frontalier dans le Cachemire avec le Pakistan, affirmant que celui-ci permet de faire passer en fraude des armes et de la drogue. « De l’encre sur l’index » « Depuis [l’attaque suicide], les Indiens nous traitent de terroristes », s’agace un étudiant en pharmacie. Son cousin qui vit à Delhi ne donne plus là-bas son vrai prénom, Moin, à connotation musulmane, mais celui de Mohan, courant chez les hindous. Il a aussi retiré du muret de sa maison la plaque qui porte son nom de famille. Alors que l’attentat a eu lieu sur l’autoroute qui relie Srinagar au reste du pays, celle-ci est fermée à la circulation deux jours par semaine pour permettre le mouvement des troupes indiennes. Cette fermeture asphyxie Srinagar. La rage et le désespoir se lisent dans ses yeux d’Aafreen (nom d’emprunt), étudiante en journalisme : « Vous voulez savoir pourquoi je ne voterai jamais ? Parce que j’ai vu mon grand-père et mon père, roués de coup par des soldats pour ne pas avoir voté. Ils avaient tellement peur qu’à chaque scrutin, ils se mettaient de l’encre sur l’index pour faire croire qu’ils étaient allés au bureau de vote. » La seule politique qui existe à ses yeux est la résistance sous toutes ses formes, y compris armée. Peu lui importe de voir un jour ou non la « liberté » : « Notre vie sur Terre n’est qu’un petit bout de notre existence, la grande, la belle, celle où on est libre, elle est dans l’au-delà. C’est le Coran qui le dit. » p julien bouissou


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Au Venezuela, « on est trop occupés à survivre » Au milieu des pénuries, le temps passé à chercher de l’eau ou à manger étouffe les velléités de rébellion

Mer des Antilles

Caracas Maracaibo

VENEZUELA GUYANA COLOMBIE

BRÉSIL 500 km

caracas et maracaibo envoyée spéciale

E

lle s’est d’abord excusée de ne pouvoir nous recevoir chez elle, « à cause du rat ». Après deux semaines sans eau, les canalisations ont séché, et un rongeur y a fait son nid, privant Geraldine Montero de sommeil. La mère de 34 ans, webdesigner, qui refuse de révéler son vrai nom, de peur de s’attirer des représailles du gouvernement, habite sur les hauteurs de Caracas, dans le quartier de Catia, à l’ouest de la ville. « Je n’ai pas pu mettre de la mort-auxrats, si jamais l’eau revenait tout serait contaminé ! », raconte-telle, encore effrayée. Depuis 2015, les coupures d’eau sont incessantes à Caracas et dans le reste du Venezuela. Mais voilà quinze jours que l’eau ne monte plus du tout jusqu’à son domicile, ni jusqu’à celui des autres habitants du quartier. Pour boire, Geraldine remonte des bonbonnes d’eau qu’elle achète à prix d’or au marché. Les plus démunis remplissent, eux, des réservoirs en plastique d’un liquide trouble issu d’un tuyau débouchant sur l’autoroute, plus bas dans la vallée. Pour se laver, tout le monde s’est converti au baño frances (« bain français »), c’est-à-dire une toilette de chat. « Maduro nous a renvoyés au Moyen Age », soupire-t-elle. Dégradation vertigineuse Le gouvernement de Nicolas Maduro, à la tête du pays depuis la mort d’Hugo Chavez, en 2013, a longtemps justifié les rationnements d’eau par la sécheresse ou le phénomène climatique El Niño. Mais, lorsque l’eau a complètement cessé d’abreuver les robinets, du fait des apagones, des black-out géants, le chef d’Etat devenu autocrate a parlé d’un « sa-

botage » des installations électriques orchestré par « l’impérialiste américain » visant, selon lui, à en finir avec la révolution bolivarienne qu’il prétend défendre. Les experts mentionnent, plus prosaïquement, la dégradation vertigineuse des infrastructures, faute d’entretien. Selon le rapport de Prodavinci – un site de réflexion sur l’actualité qui recueille les analyses d’historiens, de scientifiques et d’universitaires sur la situation du pays –, titré « Vivir sin agua » (« vivre sans eau »), en 2016 et 2017, pas moins de 9,78 millions de Vénézuéliens, soit près de 30 % de la population, étaient soumis à un rationnement, recevant de l’eau seulement deux jours par semaine en moyenne. En 2019, cette crise s’est transformée en tragédie sanitaire. Dans le quartier populaire de La Urbina, dans l’est de la capitale, le courant d’eau traversant le petit parc local est devenu un endroit hautement fréquenté où hommes, femmes et même enfants traînent tant bien que mal de lourds bidons remplis depuis un point d’eau qu’ils remontent jusqu’à leurs barrios, les quartiers populaires. En contrebas, des familles lavent leur linge dans le petit fleuve, tandis que des femmes se cachent pour y prendre un bain. « Si vous montrez ça, le gouvernement dira que vous mentez ! », lance Hector Aguila, un père de famille, en étendant sur une branche d’arbre le pantalon de l’un de ses fils. Maudite inflation Protester ? Personne n’en a le « loisir ». « Les gens, ici, sont trop occupés à survivre », explique une passante. Dans le Venezuela de Maduro, chercher à boire ou à manger est devenu un travail à pleintemps. Un sport de combat qui étouffe les velléités de rébellion. Dans le marché municipal de Caracas, éclairé à la bougie, ce quotidien apocalyptique se lit sur les étiquettes des marchandises : le kilo de riz s’échange, en ce début avril, entre 5 000 et 7 000 bolivars, la botte de poireaux affiche 5 000 bolivars et la laitue 2 000, quand le salaire minimum ne dépasse pas 18 000 bolivars, l’équivalent de 5 dollars (4,50 euros). Cette maudite inflation, dont la croissance dépasse désormais le million de pour-cent, oblige les primeurs comme Enu Nuno de Freitas à changer leurs prix presque au jour le jour. « Le plus dur est peut-être la fatigue mentale », sou-

Au parc Romulos-Gallegos, à Caracas, le 31 mars. OSCAR B. CASTILLO/FRACTURES COLLECTIVES POUR « LE MONDE »

pire le vendeur. A quelques mètres, au rayon des fromagers, Fernando Silva de Navarro raconte avoir dû jeter 100 kilos de queso blanco, du fromage frais, et quelque 200 litres de lait lors du premier apagon, qui a brisé la chaîne du froid début mars. « Les vendeurs se cotisent pour acheter un générateur. En attendant, on ne fait aucun stock ! », raconte-t-il, avant d’ajouter, la voix lasse : « De toute façon, personne ne peut plus rien acheter. » A 700 kilomètres de là, dans la ville de Maracaibo, dans l’Etat de Zulia, dans l’ouest du pays, le sort de Caracas ferait presque rêver. Voilà des années qu’ici on s’est habitué aux pénuries d’eau, d’électricité et d’essence. Une situation tragique dans laquelle les médecins racontent avoir dû opérer à la lumière de leur iPhone dans des cliniques où tout manque, y compris des produits pour stériliser les instruments chirurgicaux. Pour l’ensemble de la région, grande comme deux fois la Belgique, seules treize ambulances sont encore en état de fonctionnement. « On vit comme dans un état post-catastrophe naturelle,

sauf qu’il n’y a eu ni ouragan ni tremblement de terre ! », constate, atterrée, Jeanette RinconMorales, épidémiologiste. Après avoir refusé toute aide humanitaire, arguant que le Venezuela n’était pas un « pays de mendiants », Nicolas Maduro a fini par reconnaître l’état d’urgence, acceptant quelque 24 tonnes de nourritures, médicaments et générateurs électriques envoyés à Caracas par la CroixRouge, mardi 16 avril. Aide depuis l’étranger A Maracaibo, les convois attendus ont ravivé les espoirs. Mais les professionnels de la santé redoutent que ces remèdes ne soient que des palliatifs insuffisants pour éviter ces morts inutiles provoquées par les épidémies d’hépatite A, de maladies gastriques, les complications touchant les personnes sous dialyse et les problèmes cardiovasculaires, liés à la malnutrition. « Paradoxalement, ce sont les classes moyennes qui sont les plus vulnérables, car elles sont les moins bien préparées à affronter ce genre de situation », explique Jeanette Rincon-Morales.

« On vit comme dans un état post-catastrophe naturelle, sauf qu’il n’y a eu ni ouragan ni tremblement de terre » JEANNETTE RINCON-MORALES

épidémiologiste

Directrice des ressources humaines dans une entreprise d’Etat, Mariela Gutierrez fait partie de cette petite bourgeoisie qui a subitement plongé dans les abîmes de la misère. Résidente d’une tour proche du lac de Maracaibo, non loin du très chic hôtel Intercontinental, elle gagne 25 500 bolivars par mois, l’équivalent de 8 dollars (7 euros). Sa survie, elle ne la doit qu’à ses deux enfants, partis vivre aux Etats-Unis, à Orlando (Floride). « Ils m’envoient entre 300 et 400 dollars par mois. Sans eux, je meurs. Je ne peux pas me plain-

dre, mais quelle humiliation ! », soupire-t-elle. Comme elle, la plupart des Vénézuéliens ne vivent que grâce à des devises étrangères envoyées par des proches, depuis les EtatsUnis, la Colombie, le Chili ou le Brésil. Les autres comptent sur la générosité des entreprises qui complètent les rémunérations par quelques paquets de riz ou de pâtes, ou acceptent de convertir une partie du salaire en dollars. Les plus « chanceux » comptent aussi sur le « clap », un colis alimentaire envoyé de façon sporadique par le gouvernement. Mais, pour qui n’est pas un bolichico (un enfant du régime), il est inutile d’espérer obtenir les faveurs d’un pouvoir vérolé par la corruption. « Des gens meurent chaque jour, et personne ne le sait », dénonce Mariela Gutierrez. Comme beaucoup, la mère de famille pense à partir, à rejoindre ses enfants en Floride. Mais son passeport est périmé et, pour le refaire, il faut débourser de 1 500 à 2 000 dollars en pots-de-vin. « Même les chavistes voient que Maduro détruit le pays. C’en est fini de la révolution ! », dit-elle. p claire gatinois

L’extrême droite allemande sanctionnée pour financement illégal Le parti Alternative pour l’Allemagne s’est vu infliger deux amendes pour avoir accepté des dons venant de l’extérieur de l’Union européenne berlin - correspondant

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ix jours après la parution d’une accablante enquête, dans le Spiegel, consacrée aux liens très étroits noués entre le Kremlin et l’un des députés du parti d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne (AfD), ce dernier est confronté à une autre affaire qui risque de rendre de moins en moins audibles les leçons de probité que ses dirigeants se plaisent à administrer à leurs adversaires des « vieux partis » : pour avoir accepté des dons financiers illégaux, l’AfD s’est vu infliger, mardi 16 avril, deux amendes d’un montant total de 402 900 euros. Décidées par le Bundestag, dont les services administratifs sont chargés de contrôler le financement des partis politiques en Allemagne, ces amendes visent

deux responsables importants de l’AfD : Jörg Meuthen, coprésident du parti et tête de liste pour les élections européennes du 26 mai, et un autre membre de la direction nationale, Guido Reil, numéro deux de cette liste. Les deux hommes sont accusés d’avoir enfreint la législation sur le financement des campagnes électorales, en acceptant l’aide d’une agence suisse de communication, Goal AG, dans des conditions frauduleuses. Cette société, qui travaille également pour le parti populiste suisse Union démocratique du centre (UDC), aurait payé des encarts publicitaires et fourni des affiches et des tracts à l’AfD à l’occasion de deux campagnes régionales : celle de 2016 dans le Bade-Wurtemberg, conduite par M. Meuthen, et celle de 2017 en Rhénanie-du-Nord-Westphalie, dont M. Reil était la tête de liste.

Le Bundestag reproche à l’AfD d’avoir tenté de camoufler l’identité des donateurs, en livrant des noms d’hommes de paille Au total, l’aide fournie par Goal AG s’élèverait 135 000 euros environ. Une aide considérée comme illégale, la législation allemande interdisant aux partis de recevoir des dons venant de pays non membres de l’Union européenne. Selon le Spiegel, qui enquête depuis plusieurs mois sur l’affaire, le

Bundestag reproche à l’AfD d’avoir tenté de camoufler l’identité des donateurs, en livrant des noms d’hommes de paille. Ces deux affaires de financement illégal ne sont pas les seules auxquelles est confronté le parti d’extrême droite. Autre figure en vue de l’AfD, Alice Weidel, la coprésidente du groupe au Bundestag est ainsi soupçonnée d’avoir reçu un don de l’entreprise pharmaceutique zurichoise PWS d’un montant de 130 000 euros lors de sa campagne pour les élections législatives de 2017. La somme, adressée à la section AfD de Bodensee (Bade-Wurtemberg), la circonscription de Mme Weidel, située au bord du lac de Constance et proche de la frontière suisse, a été remboursée depuis. Mais la justice allemande, qui a ouvert une enquête préliminaire, soupçonne Mme Weidel d’avoir

elle aussi dissimulé l’identité des donateurs. Vives crispations internes Ces affaires n’ont pas pour seule conséquence de ternir l’image de l’AfD vis-à-vis de l’extérieur, et ce à un moment où le parti est à la peine dans les sondages, qui le créditent de 10 % à 11 % des voix aux élections du 26 mai (en baisse d’environ 4 points par rapport à l’automne 2018). Elles créent également de vives crispations à l’intérieur du parti, notamment à cause de la décision, prise le 30 mars par la direction de l’AfD, de provisionner un million d’euros pour parer à d’éventuelles amendes. « La base est très remuée par le fait que le parti a mis de côté un million d’euros pour payer des amendes et que ce soit les cotisations des adhérents qui servent à ça », a ainsi publiquement fait

savoir Gerold Otten, vice-président de la fédération AfD de Bavière, estimant que les amendes devaient directement être payées par les dirigeants visés et non par le parti lui-même. Interrogé sur les suites qu’il entend donner à l’affaire, M. Meuthen a annoncé qu’il déposerait un recours au tribunal administratif pour contester la décision du Bundestag, et que l’AfD n’avait aucunement l’intention de payer les amendes qui lui sont réclamées. Dans un entretien publié, mercredi 17 avril, par le quotidien suisse Aargauer Zeitung, la tête de liste du parti d’extrême droite pour le scrutin du 26 mai a exclu de se mettre en retrait, se disant victime d’une machination visant à « empêcher [sa] réhabilitation avant les élections européennes ». p thomas wieder


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0123 SAMEDI 20 AVRIL 2019

Dans le Sud algérien, l’espoir du changement Loin d’Alger, Tamanrasset participe à la révolte et attend d’un nouveau régime une amélioration de son sort REPORTAGE tamanrasset (algérie) -

L

Mer Méditerranée

envoyé spécial

eur vie à « Tam » se regarde en sépia. En cette saison des vents, le sable a teint en ocre la lumière du jour. Celle-ci se rapproche drôlement de la couleur du latay (thé, en arabe) qu’ils sont en train de préparer. Sous le toit en paille d’une petite cahute, quelques Kel Tamasheq (Touareg) se retrouvent autour de charbons embrasés sur lesquels infuse leur « spiritueux ». La nuit tombe sur Tamanrasset : on s’éclaire avec un téléphone d’un autre temps et on soupire. Beaucoup. Comme ce trentenaire en boubou orangé, assez méfiant, qui n’est pas d’humeur à discuter. « Il faut le comprendre : celui qui a été piqué par un serpent a peur d’une corde », explique l’un de ses amis. Ce « serpent » qui l’a « piqué », c’est le système algérien. Lui et d’autres ont été condamnés jusqu’à un an de prison pour avoir « pacifiquement manifesté contre le chômage ou le gaz de schiste [que les autorités voulaient exploiter] », raconte l’un d’eux. Leur crime ? « Attroupement non armé », « outrage au président » ou avoir « offensé des organes publics » sur une page Facebook. C’était en 2016, une époque qui semble si loin déjà. Car depuis le 22 février, date de la première manifestation nationale contre le cinquième mandat que souhaitait briguer le président Abdelaziz Bouteflika, ces hommes n’ont pas hésité à reprendre les rues de la ville, pour dénoncer, comme ailleurs en Algérie, « le système mafieux » des hauts dirigeants de l’Etat.

Alger TUNISIE MAROC LIBYE

ALGÉRIE Tamanrasset MALI

NIGER 500 km

Chaque vendredi, ils sont plusieurs centaines à défier le pouvoir en place en reprenant les mêmes slogans qui résonnent d’Alger à Constantine, de Tiaret à Bouira. Le 5 avril, ils étaient près de 500 à répéter, pendant près de trois heures, « qu’ils dégagent tous », un cri de ralliement destiné, notamment, à Abdelkader Bensalah, président par intérim. Touareg en habit traditionnel, Kabyles, Arabes ou Chaouia (Berbères de la région des Aurès), ils se sont retrouvés autour du drapeau vert et rouge et du fanion coloré amazigh mêlés, sous 30 degrés. « L’Algérie est unie et réunie. Dans n’importe quel coin du pays, c’est pareil », se réjouit Ahmed, la cinquantaine, fonctionnaire. Depuis deux mois, cette petite cité rocailleuse de l’extrême sud du pays est elle aussi secouée par la révolution pacifique ; mais les autres jours de la semaine, « Tam » est endormie. La capitale du Hoggar, cernée par les majestueuses montagnes de l’Atakor, fracassées et façonnées par les tempêtes passées, semble être continuelle-

ment assoupie. « C’est ça qu’on apprécie ici : le calme, l’espace, la paix, raconte Mourad, un Kabyle installé depuis trois décennies. Ce que j’aime, c’est le mélange des ethnies. Il y a plus de cinquante nationalités chez nous. » Sans conteste, Tamanrasset n’a rien d’une ville du nord de l’Algérie. « Ici, c’est l’Afrique noire, ajoute-t-il. Nous sommes à côté du Niger et du Mali, nous regardons vers le grand Sud. Nous sommes loin du littoral, et donc de l’Occident. » Comment se sent-on algérien lorsqu’on vit aussi loin de la capitale, à 2 052 kilomètres de la Grande Poste d’Alger ? Lorsque l’on pose la question aux Touareg, ils ressortent la même histoire, une fable qui fait leur fierté. « En 1961, lorsque de Gaulle avait proposé à Bey Ag Akhamouk, notre chef, un royaume dont il serait le roi en proclamant l’indépendance du Hoggar, il a refusé, dit avec une force déroutante Ourzid Chenani, 82 ans, de la tribu des Kel Ghela et ancien maire de Tamanrasset. Nous sommes algériens, et nous le serons toujours. » Fracture entre le Nord et le Sud Les âmes et les espoirs peuvent se perdre dans le désert du Sahara encerclant au loin Tamanrasset, cheflieu de la plus étendue des 48 wilayas (préfecture) du pays – près d’un quart de la superficie nationale –, plus grande encore que la France métropolitaine. Même s’il fait bon vivre à « Tam », le mouvement antisystème a mis en exergue ses profondes difficultés, à commencer par l’éloignement de la capitale. Perchée à 1 400 mètres d’altitude, la cité souffre de son isolement et les habitants le ressentent. Comme les denrées alimen-

taires sont importées, les prix flambent : 150 dinars (1,10 euro) le kilo de pommes de terre, contre 50 à Alger ; 70 dinars la botte de coriandre, contre 10 dans le nord. « Et pendant le ramadan [qui commence début mai], elle se vendra à 150 », explique Ahmed. In Salah, la première ville en remontant vers le nord, se situe à plus de 660 kilomètres, près de dix heures de voiture ; et la route, cruellement esquintée, est un cauchemar pour tous les chauffeurs. Il y a bien l’avion qui relie en un peu plus de deux heures Tamanrasset à Alger, mais il faut payer 30 000 dinars (223 euros) pour un aller-retour, soit le salaire d’un fonctionnaire de base (le smic étant à 18 000 dinars). C’est ici, au cœur du Hoggar, que l’on constate la fracture algérienne entre le Nord et le Sud. « Négligence politique » pour certains, « volonté politique » pour d’autres, la cité manque d’infrastructures, notamment dans le domaine médical. Les spécialistes comme les ophtalmologues sont rares. L’hôpital Mesbah Bagdad est dans un triste état. Les autorités sont pourtant en train d’en construire un autre, mais le chantier a déjà plusieurs années de retard. « Il ne faut pas tomber malade », résume un infirmier. Le chômage est pesant et les perspectives compliquées. D’autant que la cité ne cesse de s’élargir jusqu’au pied du mont Adrien : quelque 180 000 habitants y vivent aujourd’hui, ils étaient 120 000 en 2005 et 4 000 il y a près de quarante ans. Elle n’a pas été capable de suivre cette explosion démographique. A titre d’exemple, Tamanrasset ne compte que trois stations d’essence, ce qui

« L’Algérie est unie et réunie. Dans n’importe quel coin du pays, c’est pareil » AHMED

fonctionnaire

provoque des files interminables et de belles bagarres. Assis sur la rive de l’oued Sersouf asséché, des Sénégalais, des Maliens et des Nigériens attendent qu’on vienne les débaucher pour effectuer n’importe quelle tâche. Ces jeunes garçons – sans papiers, faux papiers ou régularisés – sont présents dans toute la ville : sur les chantiers, dans les restaurants, aux marchés… Une main-d’œuvre parfois qualifiée et bon marché. Les migrants à « Tam » ? Pour certains, c’est la faute de la France qui pousserait les autorités algériennes à les maintenir dans la zone. Pour une partie des habitants, la présence des migrants gène. Les Touareg, d’origine berbère, désormais minoritaires, disent avoir peur de ne plus exister et de voir leur identité dissoute dans de futurs métissages. Lutte contre Al-Qaida Cette présence de migrants se heurte à une situation sociale déjà douloureuse. Depuis 2010, le tourisme de Tamanrasset, fantasme des grands voyageurs, est plongé dans un profond coma. La ville, extrêmement surveillée, paie cher la lutte des autorités contre les différents groupes terroristes du Sa-

Le Quai d’Orsay veut être compris des non-diplomates Un Collège des hautes études de l’institut diplomatique organisera des sessions de formation dès l’automne à Paris

S

e mettre dans la peau d’un diplomate » : le projet vise à offrir cette expérience aussi bien à des hauts fonctionnaires d’autres administrations qu’à des représentants de la société civile. Le ministère de l’Europe et des affaires étrangères a présenté, jeudi 18 avril, le Collège des hautes études de l’institut diplomatique (Cheid), qui entrera en fonction dès l’automne. « Il s’agit de permettre à des non-diplomates de comprendre mieux les réalités complexes du monde d’aujourd’hui », a expliqué le secrétaire général du Quai d’Orsay, Maurice Gourdault-Montagne, soulignant qu’il s’agit « d’échanger davantage avec la société civile, car la diplomatie n’est pas assez visible et le métier de diplomate pas assez compris, comme on le voit lors des discussions budgétaires ». Depuis des années sou-

mis à la rigueur par Bercy, mal compris dans leurs activités – qui sont souvent moquées comme de vaines mondanités –, les diplomates réfléchissaient depuis deux ans à s’ouvrir et à montrer toute la complexité de leur métier. Le modèle choisi est celui des sessions nationales de l’IHEDN (Institut des hautes études de défense nationale), mais avec des moyens beaucoup plus réduits, limités aux capacités budgétaires du Quai d’Orsay, et donc moins de gens. Au cœur de la machine A raison d’un ou deux jours par mois de réunions et de deux ou trois voyages sur une année, chaque session réunira une quarantaine de cadres de grands groupes industriels, mais aussi de taille moyenne, des élus, des journalistes et des diplomates en milieu de carrière, tous jugés « à haut poten-

tiel », entre 35 et 50 ans – des dérogations sont possibles –, qui sont à même d’occuper dans l’avenir des postes de décideurs. Il s’agit de plonger ces auditeurs dans le quotidien de l’action extérieure de la France, qui dispose encore, derrière les EtatsUnis, du deuxième réseau diplomatique au monde. « Nous voulons faire participer ces non-di-

Les formations seront ouvertes à des cadres, des élus, des journalistes et des diplomates en milieu de carrière

plomates à l’élaboration de la politique extérieure de la France », a précisé le secrétaire général du Quai d’Orsay, qui a porté cette idée avec le soutien du ministre JeanYves Le Drian. Les auditeurs de la session assisteront aussi bien aux réunions du Conseil de sécurité de l’ONU, à New York, qu’aux conférences régionales d’ambassadeurs ou à des négociations bilatérales. Ils verront comment s’élaborent les télégrammes diplomatiques ou comment se mettent en œuvre les instructions reçues par Paris, et ils seront réellement au cœur de la machine diplomatique. Ils devront, de ce fait, détenir ou obtenir une habilitation « confidentiel défense ». « Dans un monde toujours plus complexe et imprévisible, il reste essentiel de savoir distinguer l’essentiel de l’accessoire, de comprendre les mutations et les ruptures », a expliqué Eric

Danon, vice-directeur des affaires politiques au Quai d’Orsay, soulignant combien la remise en cause des règles par certains pays qui en furent longtemps les garants et le mépris des faits transforment un métier dont les fondamentaux se retrouvent ainsi remis en cause. Le but des sessions du Cheid est aussi de montrer le travail de la diplomatie dans tous ses aspects, notamment la diplomatie économique et le développement, la diplomatie d’influence où la compétition, pour être plus feutrée que sur d’autres terrains, n’en est pas moins aussi vive. Et aussi le travail consulaire essentiel pour les Français de l’étranger, mais pas seulement. « Un pays doit avoir des alliés, mais aussi des amis », aiment à répéter les diplomates. C’est vrai aussi pour leur ministère. D’où cette initiative. p marc semo

hel comme Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI). « Mais nous sommes fiers de ce sacrifice, avance Mohammed Zounga. Sans le Sud, le pays n’aurait pas connu de stabilité. L’armée a eu un rôle important. » Ce trentenaire est le directeur général d’Akar-Akar, agence de voyages emblématique de la ville. « Entre 2010 et 2016, j’ai eu zéro touriste étranger. Une vingtaine, ces deux dernières années. Nous sommes passés d’une centaine d’agences à une trentaine aujourd’hui », assure-t-il. Seuls viennent ici des Algériens du Nord en vacances, et cela ne suffit pas. Pour sauver son entreprise et ses cinquante employés, il a dû se diversifier : restauration et transport de marchandises. Désormais, le tourisme ne représente que 35 % de son chiffre d’affaires. « C’est triste, car les guides ne font plus leur métier et la jeune génération n’a pas été formée, nous risquons de perdre notre savoir-faire », s’alarme-t-il. « Nous ne sommes pas des terroristes, martèle Baba Agbah Cherifi, 44 ans, un guide réputé pour sa connaissance du Hoggar et ses quelques mois de prison, au début des années 2000, pour avoir participé à des manifestations. Il faut dire en France qu’il faut revenir nous voir. » « La sécurité est revenue », garantit Mohammed Zounga. En cette période politiquement troublée, il souhaite « le meilleur » pour l’Algérie, mais il tient tout de même à prévenir : « Si une nouvelle République doit naître, elle devra développer l’extrême Sud. Si un jour une autre révolution devait éclater, elle viendra du Sud. Il faut faire attention à ne pas être victime de l’ancien système et du nouveau. » p ali ezhar

LI BY E

La Libye accuse la France de soutenir Haftar Le ministère de l’intérieur du gouvernement d’union nationale libyen, reconnu par la communauté internationale, a accusé le 18 avril Paris de soutenir le maréchal Haftar, dont les forces ont lancé un assaut contre Tripoli. Il a ordonné la suspension des accords sécuritaires bilatéraux. L’Elysée a jugé ces accusations « complètement infondées ». – (AFP.) I R L AN D E D U N OR D

Une journaliste tuée lors de heurts à Londonderry Lyra McKee, 29 ans, a été tuée dans la nuit du 18 au 19 avril lors de heurts entre des émeutiers et les forces de l’ordre à Londonderry, en Irlande du Nord, une mort traitée « comme un incident terroriste » par la police. Les émeutes ont été provoquées par une perquisition dans une maison du quartier de Creggan, considéré comme un fief républicain. – (AP, Reuters.)

QUESTIONS POLITIQUES

ALI BADDOU, CARINE BÉCARD, FRANÇOISE FRESSOZ ET JEFF WITTENBERG EN DIRECT SUR FRANCE INTER ET SUR FRANCEINFO (TV CANAL 27)

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DIMANCHE 21 AVRIL À 12H JEAN-CHRISTOPHE LAGARDE, TÊTE DE LISTE UDI POUR LES ÉLECTIONS EUROPÉENNES IAN BROSSAT, TÊTE DE LISTE PCF POUR LES ÉLECTIONS EUROPÉENNES TV canal 27


6 | planète

0123 SAMEDI 20 AVRIL 2019

Confronté à une crise financière, l’ONF se cherche un avenir Les syndicats de l’Office national de forêts redoutent une course à la productivité reulle-vergy (côte-d’or) envoyé spécial

L’

alignement est parfait et les superbes pins noirs d’Autriche enserrent le chemin qui, sur quatre kilomètres, traverse la forêt domaniale de Mantuan, audessus du village de Reulle-Vergy (Côte-d’Or). Ces arbres, d’une bonne vingtaine de mètres de haut, ont atteint pour la plupart l’âge respectable de 120 ans. Autour, les chênes, les hêtres, des sapins aussi dont certains ne dépassent pas la vingtaine de centimètres complètent le tableau sylvestre. Moins hauts, des érables et des noisetiers densifient cette forêt où se côtoient feuillus et résineux. Certains troncs sont marqués d’un signe tracé à la peinture bleue, indiquant qu’ils doivent être coupés. Au sol, le muguet pointe déjà son nez entre les branchages qui jonchent la terre humide. « C’est mon jardin », avance, non sans fierté, Henri-François Paya, garde forestier, que l’on appelle maintenant « technicien forestier territorial ». A 42 ans, il a déjà occupé trois postes à l’Organisation nationale des forêts (ONF), qu’il a rejointe en 2007. Auparavant, M. Paya travaillait déjà dans le secteur forestier, pour un bureau d’étude puis pour une coopérative forestière. Aujourd’hui fonctionnaire, habitant d’une maison forestière dans le village de Reulle-Vergy, il assure la gestion de cette forêt « domaniale » de 430 hectares, un terme qui signifie qu’elle appartient à l’Etat. En France, les 17 millions d’hectares de forêt (31 % de la surface du territoire) sont aux trois quarts pri-

vés, 4,2 millions étant dans le domaine public, dont un tiers de forêts domaniales. Henri-François Paya est aussi chargé de onze forêts communales dont les noms font plus penser aux magnifiques crus de Bourgogne ornant les versants des coteaux : Morey-Saint-Denis, NuitsSaint-Georges, Chambolle-Musigny, Vosne-Romanée… « En tout, je veille sur 2 000 hectares. Je définis les plans de programmation pour chaque forêt, les soumets aux maires, et vérifie chaque année l’évolution de ces plans, définis sur vingt ans. Je dois prévoir les volumes de bois à sortir, et vérifier si les coupes sont possibles et toujours utiles », détaille Henri-François Paya. « Evaluer le contrat d’objectif » Ce métier, il l’adore, parce que « très diversifié », avec de nombreuses missions : économique, écologique et touristique. Mais, à l’instar du ciel plombé qui laisse échapper quelques gouttes de pluie, l’avenir lui semble sombre. « On a trop de pression, on est de moins en moins nombreux, ce qui augmente les superficies à gérer et surveiller, et l’ONF pousse à la récolte de bois, pour pouvoir se financer », estime le forestier. C’est un fait, l’ONF n’est pas en grande forme financière. Le déficit annuel atteint une quarantaine de millions d’euros chaque année pour un chiffre d’affaires d’environ 860 millions (en 2018). Une situation qui ne peut pas durer et que le gouvernement entend bien résoudre. Une mission a été confiée en novembre 2018 à des inspecteurs de quatre ministères (économie, agriculture, transition écologique et solidaire et intérieur pour le versant collec-

Une pile de pins débités dans les Landes, le 21 mars. REGIS DUVIGNAU/REUTERS

tivités territoriales). Ils devraient remettre leur rapport début mai aux deux ministres de tutelle de l’ONF, le ministre de l’agriculture, Didier Guillaume, et celui de la transition écologique, François de Rugy. « Le but est d’évaluer le contrat d’objectif et de performance 2016-2020 de l’ONF et de définir des scénarios pour son évolution. Comment ramener l’Office qui est un EPIC [établissement public à caractère industriel et commercial] à l’équilibre ? Au-delà des aspects budgétaires qui ne sont pas aussi dramatiques que certains veulent le dire, il faut aussi se poser la question de quelles doivent être les missions de l’ONF, de la répartition des personnels en fonction de ces missions, du temps passé pour chacune d’entre elles », explique Nathalie Barbe, la conseillère chargée de la forêt auprès du ministre de l’agriculture. Cette situation tendue inquiète les syndicats. Sachant que l’établissement se finance principalement par la vente de bois, qui a représenté 278 millions d’euros en 2018, soit un tiers du budget, ils redoutent une fuite en avant dans la recherche de productivité, au détriment de l’environnement. Des coupes trop importantes portent atteinte à la biodiversité de la forêt en modifiant son équilibre naturel, et diminuent sa

capacité de stockage de gaz à effet de serre. Les arbres assurent une meilleure qualité des eaux de surface en filtrant les polluants. L’autre piste pour réaliser des économies concerne le fonctionnement et la masse salariale, qui représente plus de la moitié du total des charges. « On sait que le modèle de financement par les ventes de bois n’est pas viable, avec des cours en baisse. L’objectif était de réduire le déficit total à 260 millions d’euros en 2020, et il est toujours de quelque 400 millions. La direction veut réduire la masse salariale et, depuis deux ans, il y a un gel de centaines d’emplois », dénonce Philippe Berger, forestier en Bourgogne et secrétaire national du Syndicat national unifié des personnels des forêts et des espaces naturels, première organisation à l’office. « Le modèle est un peu fragilisé » L’ONF compte 9 300 salariés, dont 56 % de fonctionnaires et 44 % de droit privé. « Alors qu’il existait un accord pour que les emplois de terrain restent publics, l’ONF recrute essentiellement des salariés de droit privé qui ne sont pas assermentés et ne peuvent plus assurer le travail de contrôle qui fait partie de nos missions », déplore aussi Philippe Berger. Jean-Marie Aurand, le directeur

« On a trop de pression (...) et l’ONF pousse à la récolte de bois, pour pouvoir se financer » HENRI-FRANÇOIS PAYA

garde forestier

général de l’établissement intérimaire nommé à la mi-janvier après le départ de son prédécesseur, attend comme les syndicats le rapport de la mission d’inspection. « Le modèle est un peu fragilisé, il faut consolider structurellement l’ONF. Face à cette situation tendue, il faut valoriser au mieux les ventes de bois, mais nous ne sommes pas dans une logique de surexploitation », affirme-t-il. Les chiffres de l’ONF attestent d’une relative stabilité du volume de bois coupé sur les dix ans passés, de 5,8 millions de mètres cubes en 2008 à 5,6 millions en 2018. « On peut aussi faire mieux sur le fonctionnement, notamment en termes de système d’information, tout comme sur les modalités de vente. Avec les nouvelles technologies, on pourrait économiser 10 millions d’euros », assure

M. Aurand, qui dit vouloir défendre le statut public de l’établissement, dont la mission, insistet-il, reste de « produire, de protéger et d’accueillir ». Au-delà de la crise de l’ONF, c’est bien la filière bois française qui est en crise. Alors que la forêt continue de s’étendre – plus de 7 millions d’hectares en un siècle selon l’Institut national de l’information géographique et forestière –, elle se trouve gravement déficitaire : entre juillet 2017 et juin 2018, le déficit du commerce extérieur de ce secteur s’est établi à 6,7 milliards d’euros – en hausse de 10,7 % en glissement annuel. En visite dans la forêt des Landes, jeudi 18 avril, Didier Guillaume, le ministre de l’agriculture, a voulu rassurer les professionnels. « On manque de bois et les industriels achètent à l’étranger. Il y a des possibilités de sortir plus de bois de nos parcelles », a-t-il assuré. De quoi ajouter à l’inquiétude des défenseurs de la forêt et des syndicats qui redoutent que « l’ONF ne soit plus qu’une coopérative forestière et que l’Etat abandonne toute politique publique, et les missions environnementales de la forêt qui joue pourtant un rôle fondamental face à la crise climatique », selon Philippe Berger. p rémi barroux

Nourrir l’Europe sans pesticides, un objectif réaliste L’agriculture peut être la fois nourricière et non polluante, à condition que les habitudes alimentaires changent, assure une étude

S

erait-il possible de nourrir la population européenne avec une agriculture débarrassée des intrants chimiques, moins émettrice en gaz à effet de serre et préservant la biodiversité ? Une étude publiée mardi 16 avril par l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri, think tank rattaché à l’Institut d’études politiques de Paris) entend démontrer qu’une production entièrement agroécologique est possible à l’échelle européenne dans les prochaines années. Le scénario établi par les chercheurs de l’Iddri vise à satisfaire plusieurs exigences parfois perçues comme contradictoires : améliorer la qualité de l’alimentation des Européens, diminuer l’impact climatique de l’agriculture et protéger l’environnement. Leur modèle agroécologique repose sur un affranchissement total du recours aux fertilisants de synthèse et aux pesticides. Il implique par ailleurs une désintensification de l’élevage, une augmentation de la surface des prairies permanentes et la replan-

tation de haies, arbres, mares et habitats pierreux. Ces paramètres induiraient une baisse des rendements agricoles, de l’ordre de 10 % à 50 % selon les cultures, et in fine une baisse de la production de 35 %, mais si en parallèle les pratiques de consommation évoluaient, ce scénario pourrait permettre de nourrir les 530 millions d’individus que comptera l’Union européenne en 2050, assurent les auteurs de l’étude. Pour cela, il faudrait que les Européens mangent plus de végétaux (céréales, légumineuses, fruits et légumes) et moins de produits carnés, comme le préconisent le Programme national nutrition santé pour la France ou l’Organisation mondiale de la santé. Dans ce scénario, une part de la production – les céréales, les produits laitiers et le vin notamment – peut encore être exportée. Proscrire les élevages intensifs Tandis que l’élevage est montré du doigt comme l’un des principaux contributeurs d’émissions de gaz à effet de serre du secteur agricole, les chercheurs de l’Iddri

L’agroécologie induirait une baisse des rendements de 10 % à 50 %, mais pourrait, même ainsi, nourrir la population considèrent que les ruminants ont un rôle à jouer, à condition de proscrire les élevages intensifs et les fermes-usines, et de diminuer les volumes de production. « On a besoin de bovins pour nos prairies, argumente Pierre-Marie Aubert, coauteur de l’étude, pour l’entretien des sols, pour conserver la biodiversité, et parce que les vaches mangent ce que les hommes ne peuvent pas manger. » L’élevage d’animaux dits monogastriques (porcs, volailles, poules pondeuses…, qui se nourrissent de céréales), dont l’alimentation rentre directement en compétition

avec l’alimentation humaine, serait, lui, réduit de 70 %. Un tel cahier des charges permettrait-il au secteur agricole d’atteindre la neutralité carbone ? Pour l’Iddri, la solution ne peut pas, en tout cas, consister en une intensification des cultures et des élevages existants pour améliorer les rendements à l’hectare. Ainsi, ils estiment que si l’agriculture européenne a diminué ses émissions de gaz à effet de serre de 20 % entre 1990 et 2015, notamment du fait d’une productivité accrue, cette efficience s’est réalisée au détriment de la biodiversité et des paysages agricoles. Viabilité économique Dans leur modèle d’agriculture extensive et sans intrants chimiques, les chercheurs calculent qu’il est possible de diminuer de 40 % les émissions de gaz à effet de serre de l’agriculture, par rapport à l’année 2010, en supprimant notamment la « déforestation importée » liée aux achats à l’étranger de soja pour alimenter le bétail. La question de la viabilité économique d’un tel modèle pour les

agriculteurs et les consommateurs reste en revanche posée. Celle-ci fera l’objet d’une prochaine étude, mais les chercheurs assurent que leur modèle n’entraînerait pas forcément une hausse de prix. « Quand on évoque la production alimentaire, il faut prendre en compte tous les coûts, y compris les externalités, comme les dépenses de santé ou celles liées à la dépollution de l’eau », explique Xavier Poux, coauteur. « L’analyse économique de notre modèle est encore à construire. Elle doit considérer un processus : comment la puissance politique entend-elle accompagner les changements, tant du côté de l’offre que de la demande ? » Les Etats généraux de l’alimentation, qui avaient permis de poser, durant l’automne 2017, la question de notre modèle de production et de consommation, ont déçu dans leur mise en application. L’un des quatorze ateliers était consacré à la transition agroécologique : douze propositions en avaient été tirées pour atteindre l’objectif d’un tiers de production bio en France à l’horizon 2030, un tiers de production

conventionnelle et un tiers de production à « haute valeur environnementale » (HVE). Mais ces formulations n’ont pas été retranscrites dans la loi Egalim votée le 30 octobre 2018, celle-ci se concentrant sur la question des prix. Quant à l’échelon européen, les négociations en cours sur la politique agricole commune (PAC) pour la période 2021-2027 achoppent pour le moment sur le montant de l’enveloppe globale, qui baisserait selon une proposition de la Commission de 5 % par rapport au cadre actuel. Face au risque de coupe budgétaire, l’appel à conditionner davantage les aides à des critères environnementaux – tel que le porte Pour une autre PAC, une plate-forme d’ONG et d’organisations paysannes – peine à s’imposer dans l’agenda. Reste à savoir si les futurs élus européens, qui poursuivront après les élections du 26 mai les discussions autour de la future PAC, afficheront la volonté de sortir du modèle agricole intensif et d’accompagner politiquement la transition écologique. p mathilde gérard


FRANCE Le blues des énarques, « touchés au cœur » 0123

SAMEDI 20 AVRIL 2019

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Les hauts fonctionnaires se voient comme des victimes expiatoires, alors que Macron veut supprimer l’ENA

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l y a ceux qui se montrent compréhensifs. Comme cette femme qui occupe un très haut poste dans l’administration. Certes, lundi 15 avril, Emmanuel Macron avait prévu d’annoncer la suppression de l’Ecole nationale d’administration (ENA), qui forme les hauts cadres de l’Etat. Mais, soupire-t-elle, « le président de la République a besoin de sortir de la crise des “gilets jaunes”. Et peut-être qu’à sa place j’aurais fait pareil. Pour autant, j’y vois un symbole, le gage d’une volonté réformatrice, plus qu’une martingale ». Et puis, il y a les autres, pour qui la pilule est amère. « On n’a pas à avoir honte de l’ENA, estime le président de l’association des anciens, Daniel Keller. Ce n’est pas en faisant de l’école et des fonctionnaires des boucs émissaires de la crise que nous ferons avancer les choses. » Un magistrat de la Cour des comptes, qui souhaite rester anonyme, se montre plus incisif : « Le recrutement n’est pas représentatif de la population, d’accord. Fallait-il pour autant la supprimer ? Non. La réformer, oui. Je ne comprends pas trop le raisonnement qui consiste à dire : “Il y a un dysfonctionnement, on supprime tout.” Il n’y a que la démagogie qui peut expliquer cette décision : comment faire ricocher sa propre impopularité sur d’autres ? » Les énarques, souvent critiqués pendant ces dernières semaines d’introspection nationale, régu-

lièrement bousculés par la Macronie, apprécient peu de faire office de victimes expiatoires. « Ils se sentent touchés au cœur, confie un haut fonctionnaire. Ils le vivent comme un désaveu. » La sentence présidentielle – si elle est confirmée – serait injuste, considèrentils. « Pour les Français, les politiques, les hauts fonctionnaires, c’est pareil », constate un haut fonctionnaire de Bercy. Or, soulignet-il, « les hauts fonctionnaires qui font de la politique, c’est une infime minorité. Mais ils le font souvent à des postes éminents. Depuis 1958, quatre présidents de la République sur huit sont des énarques. Ça fait beaucoup… » Mais ce qui agace le plus ce même interlocuteur, « c’est que la responsabilité de tout cela incombe aux politiques, aux ministres qui se défaussent sur la technostructure pour masquer leurs lâchetés et leurs renoncements ». Que rien ne soit possible dans ce

pays du fait de l’obstruction de l’administration est en effet un argument récurrent. Et l’actuel chef de l’Etat ne cesse d’ailleurs de se plaindre de la lenteur avec laquelle ses réformes sont mises en œuvre, voire de l’inefficacité de la chaîne de décision. Certes, reconnaît un haut fonctionnaire, il existe « une forme d’aversion au risque et une vision un peu surannée de l’autorité » dans l’administration française. « Cela tient le pays droit, mais cela ne répond pas à toutes les attentes du monde d’aujourd’hui », concède-t-il. Pour autant, les cadres de l’Etat manifestent « un dévouement qui confine au sacrificiel » : ils sont « archi engagés et les dix-sept heures de travail par jour sont monnaie courante. Ils savent comprendre et gérer des choses très complexes ». Enfin, ils sont « incorruptibles et loyaux ». D’ailleurs, une directrice d’administration centrale confie qu’il est « faux de dire que la

La bataille de l’ENA ne fait que commencer Lorsqu’elle était directrice de l’ENA, Nathalie Loiseau, tête de liste de la majorité pour les européennes, a tenté de faire évoluer l’école. Mais, jeudi 18 avril, elle en a tiré un constat d’échec. « J’ai fait ce que j’ai pu, sans être suivie à l’époque [de 2012 à 2017] ni par la volonté politique ni accompagnée par les moyens qu’il fallait. » Il faut donc, aujourd’hui, « donner un coup de pied dans la fourmilière », pour « s’attaquer vraiment sérieusement à l’égalité des chances ». Le même jour, le ministre de l’économie, Bruno Le Maire, et le député LRM Aurélien Taché ont abondé dans le même sens. De son côté, la tête de liste PS-Place publique pour les européennes, Raphaël Glucksmann, a dénoncé le fait de « se servir de l’ENA comme bouc émissaire ».

fonction publique n’en fait qu’à sa tête ». « Les fonctionnaires sont sous la responsabilité du ministre et ils appliquent ce qu’on leur demande de faire », insiste-t-elle. « Un truc de dingue » Cela fait plusieurs mois que les hauts fonctionnaires rongent leur frein, ulcérés par les critiques du président de la République ou de ses ministres, lesquels considèrent souvent que ces cadres sont trop bien payés, qu’ils ne vont pas suffisamment sur le terrain ou qu’ils constituent une « caste » jouissant de « protections hors du temps », pour reprendre les mots d’Emmanuel Macron dans son livre Révolution (XO Editions, 2016). « On est plusieurs centaines à vouloir servir le renouveau et, au lieu de ça, on nous dit qu’on est des nuls », soupire une directrice. Mais les cadres renvoient la balle. Selon nos informations, 180 d’entre eux ont profité d’une réunion avec le premier ministre, le 15 février dans une annexe de Matignon, pour rappeler que les ministres ne jouaient pas toujours le jeu : alors qu’ils sont censés travailler étroitement avec leurs directeurs d’administration centrale, un sur deux ne les voit « jamais ». « Un truc de dingue », a réagi Edouard Philippe, avant d’envoyer une circulaire, le 20 mars, pour demander sèchement aux membres du gouvernement de remédier à cet état de fait. Autant dire que la vraie fausse an-

Les ministres sont censés travailler étroitement avec leurs directeurs d’administration centrale, mais un sur deux ne les voit « jamais » nonce d’Emmanuel Macron arrive dans un climat passablement dégradé. « Le discours est assez blessant, déplore un haut fonctionnaire. Mais il faut dépasser ces susceptibilités, car la seule question qui vaille est celle du recrutement des élites administratives. » Si la suppression de l’ENA était confirmée, « maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? », interroge un conseiller maître de la Cour des comptes. « C’est là que tout va se jouer », prévient-il, en reconnaissant qu’« beaucoup de hauts fonctionnaires sont d’accord pour dire qu’il faut changer les choses ». Certains, comme ce préfet, approuvent même la suppression. « Que nous modifiions profondément le système de formation des cadres de l’Etat ne me dérange pas, explique-t-il. Supprimer l’ENA est un symbole, mais si cela est suivi d’une réforme qui nous permette de nous adapter au XXIe siècle, c’est

très bien. Il ne faut avoir aucune illusion rétrospective : l’ENA s’est montrée adaptée dans le demi-siècle qui vient de s’achever. Il faut maintenant construire quelque chose d’adapté aux cinquante années qui viennent. » Ceux qui déplorent la suppression de l’école soulignent tous le même risque : retomber dans les travers d’il y a un siècle lorsque le recrutement se faisait par connaissance et accointance. « La seule chose sur laquelle je serai vigilant, prévient l’un d’eux, c’est le concours. Je ne viens pas d’un milieu de fonctionnaires. En termes d’égalité des chances, on n’a rien trouvé de mieux que le concours. » Pour le reste, chacun a son idée sur la réforme à venir. Certains prônent la fin du classement de sortie, qui permet aux meilleurs de rejoindre directement les grands corps (Inspection générale des finances, Cour des comptes, Conseil d’Etat). Et si les hauts fonctionnaires ne vont pas assez sur le terrain, « il y a d’autres façons d’y remédier que de supprimer l’ENA, dit une directrice d’administration centrale. On pourrait développer les allers-retours entre administration centrale et terrain ». Tous admettent cependant que le recrutement de l’école favorise trop les milieux les plus aisés. Et que, même si la responsabilité en revient surtout au système éducatif lui-même, « il faut tout de même y réfléchir ». p benoît floc’h

A l’ENA, une faible mixité sociale Les classes supérieures sont surreprésentées dans l’école

L

e débat fait rage entre pourfendeurs et défenseurs de l’Ecole nationale d’administration (ENA), depuis que sa suppression est apparue dans le bouquet de mesures que devait annoncer Emmanuel Macron pour clôturer le grand débat, lundi 15 avril – annonces reportées en raison de l’incendie de Notre-Dame de Paris. Mais la prestigieuse institution, qui sélectionne et forme l’élite administrative et politique française depuis 1945, s’est refusée à entrer dans l’arène, se gardant de toute réaction officielle. Tout juste s’est-elle fendue, sur Twitter, d’une série de messages avec un seul et même objet : son ouverture sociale. « Dans la promotion actuelle de l’ENA, 26 % d’élèves boursiers de l’enseignement supérieur, 14 % d’élèves petits-enfants d’ouvriers, 9 % petits-enfants d’agriculteur, 12 % petits-enfants d’artisan ou commerçant, 12 % petits-enfants d’employé », peut-on lire notamment dans l’un de ces Tweet. « Il y a un problème » Ce sont aussi plusieurs témoignages d’énarques venant de milieux défavorisés que l’école a mis en avant. « Quand on en est à se justifier sur plusieurs générations et à parler des petits-enfants, c’est quand même qu’il y a un problème », a réagi, dans la foulée, le député La République en marche (LRM) du Val-d’Oise Aurélien Taché, qui s’est dit favorable à la disparition de l’école. Il faut dire que la faible mixité sociale de l’établissement est un constat établi de longue date : les catégories socioprofessionnelles supérieures y sont surreprésentées, à l’inverse des enfants d’ouvriers ou d’employés. « Alors qu’en moyenne, en 2013, 32 % des hommes exerçant un emploi en France étaient ouvriers, sur l’ensemble de notre échantillon, seuls 4,4 % des élèves de l’ENA avaient

un père exerçant cette profession », peut-on lire dans un article de Fabrice Larat, directeur du Centre d’expertise et de recherche administrative à l’ENA, publié en 2015 ; 52,6 % ont un père cadre ou enseignant, 16,2 % d’une profession libérale ou intellectuelle. « Si on compare la part respective des différentes CSP chez les candidats et chez celles des admis, poursuit le responsable, il en ressort d’un point de vue statistique que la probabilité pour un individu issu d’une classe supérieure d’être admis à l’ENA est en moyenne de 1/10, alors qu’elle est de 1/18 pour les classes populaires. » Comment expliquer que cette école, créée dans un esprit de démocratisation de l’accès à la haute fonction publique, en arrive à de tels écarts ? Depuis plusieurs décennies, l’ENA dit pourtant s’attacher à son ouverture sociale. La grande école publique a ouvert une classe préparatoire « égalité des chances » en 2009, destinée aux jeunes issus de milieux modestes, mais ses résultats apparaissent très limités, avec à peine quelques candidats devenus énarques en dix ans. Une seconde classe doit ouvrir à Strasbourg à la rentrée. Plus globalement, le développement des dispositifs « égalité des chances » dans les grandes écoles, principales pourvoyeuses des admis à l’ENA, a commencé dès le début des années 2000. Au pre-

« Les dispositifs égalité des chances sont une goutte d’eau. Ils n’ont pas inversé la tendance » ANNABELLE ALLOUCH

sociologue

mier rang desquelles Sciences Po, dont la majorité des admis au concours externe de l’ENA est issue, qui a créé une voie d’entrée spéciale dite « conventions éducation prioritaire ». « Démocratisation ségréguée » « Mais ces dispositifs constituent une goutte d’eau qui n’a pas inversé la tendance », analyse la sociologue Annabelle Allouch. Le concours de l’ENA intervient à la toute fin d’un parcours scolaire et universitaire, marqué par les écrémages successifs dont on connaît les logiques sociales. » En toile de fond : la démocratisation du baccalauréat et de l’enseignement supérieur depuis les années 1960 ne s’est pas faite harmonieusement, rappelle la chercheuse. « C’est une démocratisation ségréguée, décrit-elle. Les grandes écoles se sont fermées socialement, alors que la démocratisation s’est faite dans d’autres filières, comme l’université. » Le développement de nouvelles voies d’entrée à l’ENA, comme un troisième concours depuis les années 1980, destiné aux professionnels du monde privé et associatif, n’a pas suffi non plus à diversifier la haute fonction publique. « L’ENA fonctionne à plusieurs vitesses, rappelle le directeur de recherches au CNRS Luc Rouban. Le troisième concours, de même que la voie d’entrée interne [destinée aux agents publics], peut être plus ouvert sur le plan social, mais les probabilités d’intégrer les grands corps à la sortie ne sont pas du tout les mêmes. » Ce sont en effet les candidats issus du concours externe qui arrivent largement en tête du classement de sortie, la « botte », décrit le chercheur, ce qui leur permet d’intégrer les grands corps (inspection des finances, Conseil d’Etat, Cour des comptes…), là où le « pouvoir social » se concentre. p camille stromboni

présente

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0123 SAMEDI 20 AVRIL 2019

CRISE SOCIALE

Cinq mois après, qui sont les « gilets jaunes » ? Les manifestants sont moins nombreux, mais le mouvement, qui reste composite, survit. La rhétorique antisystème demeure le fil rouge de la mobilisation

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epuis leur naissance le 17 novembre 2018, il y a cinq mois, les « gilets jaunes » ont beaucoup évolué. D’un large mouvement social basé sur des revendications de pouvoir d’achat essentiellement, ils sont passés à une mobilisation beaucoup plus restreinte, hétéroclite, et bien plus agressive. L’ultradroite dans un premier temps, puis la présence récurrente de militants de l’ultragauche organisés en black blocs ont contribué à durcir les modes d’action. Mais de nombreux « gilets jaunes » ont, depuis, dupliqué ces méthodes radicales. Au point que les autorités, désarmées face à la persistance des manifestations, ont désormais un mot pour qualifier ces nouveaux militants, qui devraient encore participer au cortège de ce samedi 20 avril : les « ultra-jaunes ».

Une mobilisation en baisse mais qui risque de perdurer « On n’en voit pas le bout », soupire une source policière quand on l’interroge sur la persistance du mouvement. Si depuis novembre 2018, le nombre de manifestants est passé, selon le ministère de l’intérieur, de 288 000 à à peine quelques dizaines de milliers chaque samedi (entre 22 000 et 40 000 ces derniers week-ends), il ne se tarit pourtant pas. Les « gilets jaunes », qui crient à la désinformation face à ces chiffres de participation qui s’érodent, font cependant, au fond, le même constat : lorsqu’environ 700 d’entre eux, délégués par 235 groupes locaux, se sont réunis à Saint-Nazaire (Loire-Atlantique), début avril, tous ont témoigné d’une baisse de mobilisation dans leurs groupes locaux. De la Lorraine au Béarn, ceux qui comptaient plusieurs centaines de manifestants ne sont plus aujourd’hui que 30 à 40 encore très actifs. Mais cet effritement ne préjuge en rien d’un éventuel arrêt, selon de nombreux observateurs. Non seulement les manifestants continuent de se fixer des rendez-vous hebdomadaires, mais désormais ils voient plus loin, annonçant un mois à l’avance les étapes

LE CONTEXTE ACTE XXIII Il n’y aura pas de trêve post-incendie de Notre-Dame. Si les « gilets jaunes » déploraient unanimement sur Facebook le sinistre survenu lundi 15 avril, aucun n’annonçait renoncer à la mobilisation hebdomadaire. D’autant que l’acte XXIII de samedi est annoncé, depuis un mois, comme un rendez-vous fort, à Paris, devant marquer les esprits. A l’image de celui du 16 mars, particulièrement violent. La situation sera cependant bien différente cette fois, puisque à la suite du saccage des Champs-Elysées il est désormais interdit de manifester sur l’avenue et ses abords. La loi anticasseurs est par ailleurs entrée en vigueur depuis. Malgré quelques textes virulents sur les réseaux sociaux, la police s’attend à un mouvement « moins fort » que le 16 mars. « On ne sent pas le même bouillonnement », a précisé une source policière au Monde. Selon elle, l’ultragauche pourrait se réserver pour le 1er-Mai.

Manifestation de « gilets jaunes » à Laval, le 13 avril. JEAN-FRANCOIS MONIER/AFP

censées être plus « chaudes ». Au point que les forces de l’ordre s’inquiètent déjà d’appels au rassemblement pour la fin du mois d’août, avec la tenue du G7 à Biarritz (Pyrénées-Atlantiques). Sans compter que la plupart des « gilets jaunes » qui ont quitté les ronds-points ne sont pas rentrés chez eux par renoncement ou convaincus par les mesures du chef de l’Etat. Après cinq mois, certains ont été rattrapés par la fatigue, le poids sur leur vie de famille, leurs obligations professionnelles et, parfois, découragés par des querelles entre petits chefs. La répression policière semble également avoir été très dissuasive : beaucoup de « gilets jaunes » ont été impressionnés par le nombre de manifestants mutilés par des tirs de grenades ou de LBD. D’autres, enfin, ne se retrouvent pas dans les actions violentes des manifestants radicalisés. Pour autant, ces absents restent des sympathisants : en cinq mois, ils se sont éveillés à la politique. « Je ne peux pas rentrer chez moi et rallumer ma télé comme si de rien n’était », témoignait, fin mars, Christine, de Rouen. Ceux-là restent des contestataires, et pourraient à l’occasion, se remobiliser.

L’enjeu, rester visible Pour que le mouvement perdure malgré la baisse de mobilisation, les « gilets jaunes » se sont fixé deux objectifs : rester visibles et convaincre ceux qui continuent de les soutenir dans les sondages d’opinion de se mobiliser. « Si on ne voit plus de jaune, pour l’opinion publique cela veut dire que le mouvement est fini », résumait, début avril, à Saint-Nazaire, un « gilet jaune » nantais. Pour garder de la visibilité, de nouveaux modes d’action sont apparus. Et notamment des appels à manifester interrégionaux tournants : un week-end à Bourges, un autre à Rouen, un autre à Toulouse, etc. « Cela fait plus de monde pour les villes concernées même si à l’échelle nationale, ça mobilise moins », résume une source proche des services de renseignement. Après que les forces de l’ordre ont procédé à des évacuations systématiques, l’occupation des

ronds-points s’est raréfiée. Les cabanons qui persistent sont ceux installés, avec l’accord des propriétaires, sur des terrains privés. Mais les « gilets jaunes » ont fait le constat que ces points fixes ne permettent plus de conquérir des troupes. En dehors des manifestations, la priorité est donc désormais d’aller aux devants des non- « gilets jaunes », avec des actions populaires, pour donner une bonne image du mouvement : tractage sur les marchés, dans les boîtes aux lettres, spectacles de rue, convergence avec les luttes locales – contre la fermeture de services publics, contre des grands projets d’aménagement, ou des plans de licenciements. Beaucoup de « gilets jaunes » se sont ainsi rapprochés des groupes écologistes, et défilent dans les marches pour le climat. Les militants de l’Eure ont, par exemple, organisé le week-end du 13 avril une mobilisation écocitoyenne de ramassage des déchets, notamment sur les bords de la rivière à Louviers. Les mêmes ont fabriqué des stickers à coller sur les écrans tactiles des horodateurs avec l’inscription : « Pour dynamiser centre-ville et petits commerces, le stationnement devrait être gratuit ». Avant eux, ceux d’Argenton-sur-Creuse (Indre) avaient rejoint la mobilisation contre la fermeture de la maternité du Blanc, comme ceux d’Aubenas (Ardèche) celle contre la fermeture de lits à l’hôpital de Valence. Ainsi les autorités recensent chaque jour entre cinq et quinze actions à travers le territoire. Un bruit de fond moins spectaculaire que le mouvement initial mais qui permet d’entretenir la flamme.

La désertion de l’ultradroite C’est un des changements majeurs depuis cinq mois. Alors qu’au départ, le mouvement des « gilets jaunes » était en partie portée par la mobilisation des réseaux d’ultradroite, ces derniers ont depuis pratiquement déserté les cortèges. Il est aujourd’hui établi, par exemple, que lors du 1er décembre 2018, le fameux acte III qui s’est soldé par le saccage de l’Arc de triomphe, l’ultradroite

a clairement été la première à la manœuvre. L’ultragauche a plutôt emboîté le pas. Mais depuis, les choses se sont inversées. Ce noyau dur de militants a été particulièrement ciblé par les services de police et de renseignement – qui étaient assez bien documentés à leur sujet – notamment à travers les interpellations préventives. Or, les effectifs de l’ultradroite étant relativement réduits (880 membres de cette nébuleuse ont été identifiés par les services) et la violence au sein des manifestations n’étant pas leur mode d’action habituel, ils sont aujourd’hui bien moins présents. « L’ultradroite a perdu la bataille de la rue, elle n’a pas réussi à piloter le mouvement et elle s’est fait ensuite virer par l’ultragauche : ils sont moins bons, moins nombreux et dès qu’ils sont dix, ils font scission parce qu’ils veulent tous être chefs », ironise une source policière.

« L’ULTRADROITE A PERDU LA BATAILLE DE LA RUE, ILS N’ONT PAS RÉUSSI À PILOTER LE MOUVEMENT ET ILS SE SONT FAIT VIRER PAR L’ULTRAGAUCHE », ANALYSE UNE SOURCE La montée en puissance POLICIÈRE de l’ultragauche

Ils sont désormais une constante des manifestations des « gilets jaunes ». Même si leur présence dans les cortèges des mouvements sociaux en France ne date pas du mois de novembre, le black bloc compte aujourd’hui parmi les éléments moteurs de la mobilisation des « ultra-jaunes ». « Là où il y a des violences, c’est généralement là où l’ultragauche se trouve, car par définition, l’ultragauche est dans la revendication violente », décrypte une source régalienne. Beaucoup de « gilets jaunes » regrettent ces modes d’action. Mais, signe de la profonde division du mouvement face à la casse et au saccage, ils étaient aussi nombreux à applaudir l’arrivée du black bloc sur les Champs-Elysées, le 16 mars : sans forcément participer aux destructions, une partie des manifestants les voient comme un mal nécessaire, cette forme d’action permettant de garder une forme de visibilité. A chaque fois, le black bloc déclenche les hostilités. Des « gilets jaunes » leur emboîtent ensuite le pas : alors qu’ils n’étaient pas issus de cette mouvance, ils ont intégré les modes d’action des militants plus radicaux.


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Les violences policières, le tabou des autorités De Macron à Castaner en passant par Nuñez, le gouvernement refuse d’utiliser ces mots malgré les dérapages

C’

est une bataille des images, mais aussi et surtout une guerre des mots. Face aux nombreuses photos et vidéos de scènes où des membres des forces de l’ordre molestent des manifestants, les autorités opposent un front de défense uni, dont la ligne pourrait se résumer ainsi : « Les violences policières n’existent pas. » Dès le 8 mars, Emmanuel Macron avait montré la voie en répondant sèchement à un étudiant lors d’une étape du grand débat : « Ne parlez pas de “répression” ou de “violences policières”, ces mots sont inacceptables dans un Etat de droit. » Même interdit langagier pour le ministre de l’intérieur, Christophe Castaner, interrogé le 19 mars sur France Inter, qui rétorquait : « Arrêtons de parler des violences policières ! » Quant à Edouard Philippe, le premier ministre, il déclarait sèchement, sur BFM-TV, en réponse à la Haut-Commissaire aux droits de l’homme de l’ONU, Michelle Bachelet, qui évoquait début mars un « usage excessif de la force » : « Il faudra [lui] expliquer l’ensemble des faits et notamment l’extrême violence qui s’est déchaînée contre les forces de l’ordre. » Pourquoi un tel tabou dans la parole publique, alors que, depuis le début du mouvement des « gilets jaunes », des dizaines de vidéos explicites documentent des dérapages parfois graves des forces de l’ordre ? Plus de deux cents enquêtes ont été ouvertes « pour des faits allant de l’insulte aux violences qui ont pu faire des blessés

« L’ultragauche a publié sur Internet le manuel du parfait manifestant : comment s’équiper, comment ne pas vomir avec les gaz lacrymogènes, comment refuser de donner ses empreintes au commissariat… », explique une source policière, qui assure qu’il devient de plus en plus difficile de faire la distinction entre « ultra-jaune » et « ultragauche » : « Les seconds échappent mieux aux forces de l’ordre, mais ça ne va pas durer, ils [les premiers] apprennent… » Le black bloc n’est cependant pas présent à chaque acte. « Ils n’interviennent que dans des manifestations où la foule est suffisamment nombreuse pour leur permettre de se dissimuler », explique une autre source policière, qui estime à environ 2 000 le nombre de militants radicaux de l’ultragauche identifiés en France.

L’arrivée des habitués des mouvements sociaux Complètement invisibles lors des premières manifestations de novembre, dans ce mouvement très hostile aux étiquettes politiques comme syndicales, des drapeaux du Nouveau Parti anticapitaliste, de la CGT, des autocollants de La France insoumise (LFI), SUD ou Solidaires ont fleuri dans les cortèges depuis le début de l’année. Ils n’y sont plus contestés. Plusieurs figures des « gilets jaunes » avaient par ailleurs relayé l’appel à la grève de la CGT, de Solidaires et de la FSU, le 5 février. Ces habitués des mouvements sociaux, de la gauche de la gauche, d’extrême gauche, ou libertaires, représentent désormais une part non négligeable des manifestants parisiens. Parmi les délégués des groupes d’Ile-de-France présents à l’assemblée de Saint-Nazaire début avril, par exemple, plusieurs étaient des habitués des grandes luttes sociales de ces dernières années. Entre les « Macron, on vient te chercher chez toi » et le cri de guerre « Ahou ! », les « anti-antianti-capitalistes ! » se sont ainsi imposés parmi les slogans les plus scandés par les « gilets jaunes ». Inimaginable aux premiers temps de la fronde.

et parfois des blessés graves », selon les mots mêmes de Christophe Castaner. Plusieurs sources interrogées pointent une multitude de raisons à ce déni, à commencer par la nécessité de ne pas brusquer la base policière dont les autorités ont craint qu’elle ne fasse défaut en décembre 2018. Ce refus ferme de parler de « violences policières » trouve en effet un écho très favorable au sein des forces de l’ordre. « Je suis dans la police depuis le début des années 1980 et je n’ai encore jamais vu un ministre comme Castaner qui soutiennent autant ses hommes et ses femmes », dit Yves Lefebvre, secrétaire général d’Unité SGP Police-Force ouvrière, le premier syndicat au sein du ministère de l’intérieur. Sentiment d’équivalence Laurent Nuñez aussi a marqué des points, en tout cas chez les policiers. Invité à commenter sur BFM-TV les propos d’un colonel de gendarmerie qui parlait de « violences policières » pour qualifier le matraquage de manifestants dans un fast-food, le secrétaire d’Etat auprès du ministre de l’intérieur avait appelé l’intéressé à faire preuve de « la plus grande prudence » et s’était limité à évoquer des « suspicions de violence ». Une séquence perçue par la maison d’en face comme un recadrage bienvenu du gendarme. « C’était absolument scandaleux d’entendre ça. Est-ce qu’après Sivens nous sommes allés expliquer sur les plateaux qu’ils n’auraient pas dû jeter la grenade comme ça ? Ce sont des

mots inacceptables », s’emporte une source policière, en référence à la mort du manifestant Rémi Fraisse, touché par l’explosion d’une grenade offensive tirée par un gendarme mobile sur le site du barrage de Sivens en 2014. Confrontés aux images de violences policières lors de nombreuses interviews, le ministre de l’intérieur et son secrétaire d’Etat ont pris le parti de systématiquement appeler à respecter le temps long de l’enquête avant de qualifier les faits. Une présomption d’innocence à sens unique, quand les forces de l’ordre appellent régulièrement la justice à condamner plus rapidement et plus sévèrement les casseurs. Ce n’est souvent que sous le couvert de l’anonymat, et en usant moult périphrases, que les policiers reconnaissent des « dérapages », des « fautes » ou des « gestes déplacés ». Au risque que s’installe un sentiment d’impunité dans l’opinion, selon David Le Bars, patron du Syndicat des commissaires de la police nationale, organisation majoritaire : « La réalité, c’est qu’on a man-

RAPHAËL KEMPF

avocat de nombreux manifestants

qué de décisions administratives courageuses : il y a des images et des actions qui nous mettent en difficulté. Sans préjuger des suites judiciaires, il aurait pu y avoir des sanctions administratives plus fermes. » Pour les autorités, ce combat sémantique revêt aussi une dimension symbolique. « Il y a une bataille des mots parce que ceux d’en face, en parlant de “violences policières”, veulent dire que notre emploi de la force est illégitime, alors qu’au contraire c’est nous qui avons le monopole de cette force légitime », explique une source policière. Plusieurs policiers regrettent que ne s’installe parfois un sentiment d’équivalence entre manifestants et forces de l’ordre. « Avec la querelle politique et la

Acte XXIII : 60 000 policiers et gendarmes « Nous prendrons toutes les mesures nécessaires pour éviter les débordements, stopper les violences et arrêter les casseurs. » Christophe Castaner a présenté, vendredi 19 avril, en compagnie du préfet de police de Paris, Didier Lallement, le « dispositif renforcé » pour sécuriser l’acte XXIII des « gilets jaunes ». « Selon nos renseignements, les casseurs seront à nouveau présents demain », a-t-il indiqué, déplorant « les polémiques indignes » après l’incendie de Notre-Dame de Paris. Il y aura 60 000 policiers et gendarmes, avec des « consignes claires » : « Réactivité, mobilité, dispersion systématique des attroupements, interpellation des individus violents. »

Un mouvement fédéré autour de la rhétorique antisystème

« IL Y A UN REFUS DE CONSIDÉRER LÉGITIMES L’ÉTAT, SES REPRÉSENTANTS ET LES INSTITUTIONS TELLES QU’ELLES FONCTIONNENT », NOTE UN OBSERVATEUR

« IL Y A UNE VOLONTÉ DE L’ÉTAT DE FAIRE MAL AU CORPS »

Aux yeux d’un observateur avisé des « gilets jaunes », le mouvement « survit » aujourd’hui grâce à deux leviers : « la médiatisation et le sentiment d’injustice ». Une deuxième catégorie largement nourrie par les violences policières. Néanmoins, le fil rouge du mouvement, selon lui, outre « l’anticapitalisme », est la rhétorique antisystème. Avec un adversaire identifié en la personne d’Emmanuel Macron. Une base sur laquelle l’ultradroite et l’ultragauche, à défaut de converger, auraient pu, temporairement, enterrer la hache de guerre, au début du mouvement. Les déclarations en ce sens de certains leaders des deux camps ont été surveillées de près par les services de renseignements. « Mais la nature a rapidement repris ses droits », s’amuse une source policière, en racontant les scènes de bataille entre les deux camps qui ont vite redémarré. Parti d’un combat contre la hausse des taxes sur le carburant, la lutte des « gilets jaunes » a rapidement changé d’échelle, la démission du président de la République devenant l’une des revendications les plus partagées. « On est là pour dégager Macron, c’est ça notre objectif ! », a lancé au micro un « gilet jaune » à Saint-Nazaire, aussitôt acclamé par l’assemblée. Mais c’est en réalité l’ensemble de notre République qui est questionné. « Il y a un refus de considérer légitimes l’Etat, ses représentants et les institutions telles qu’elles fonctionnent », analyse un observateur. Beaucoup contestent aussi la représentativité des institutions européennes, considérées comme antidémocratiques et aux mains des lobbys. Les multinationales, notamment les GAFA, font partie de leurs cibles privilégiées – les entrepôts d’Amazon ont fait l’objet de plusieurs tentatives de blocages. Leurs idéaux rappellent souvent, au final, ceux des militants altermondialistes qui, au début des années 2000 soutenaient : « Un autre monde est possible ». A ceci près que le profil sociologique des « gilets jaunes » est

beaucoup moins homogène et qu’ils sont plus radicaux. Car ceux qui manifestent encore vivent ce combat comme révolutionnaire. Ils entendent bouleverser la marche du monde comme l’a fait en son temps la Révolution française, laquelle est une référence constante, aux côtés d’autres révoltes historiques : celles de 1830, 1848, et surtout la Commune de Paris, en 1871. Reviennent aussi des rêves d’internationalisme, avec l’espoir que leur lutte, et leur emblème jaune fluo, inspirent des mouvements similaires ailleurs en Europe et dans le monde.

Un mouvement « composite » Malgré la désertion de l’ultradroite sur le terrain et un rapprochement avec les thèses d’extrême gauche, aux yeux de nombreux interlocuteurs, le mouvement des « gilets jaunes » demeure très « composite ». Pour les autorités, la probabilité de le voir se faire totalement « aspirer » par l’ultragauche est donc, à ce titre, assez faible. D’abord parce que les revendications profondes des « gilets jaunes » sont différentes, voire opposées. « Les “gilets jaunes” sont des consommateurs, ils veulent plus d’argent pour vivre mieux », résume une source policière, qui voit avant tout dans le mouvement une démarche « bourgeoise », à rebours de toute l’idéologie de l’extrême gauche. Rares sont en effet les « gilets jaunes » qui formulent l’envie d’un mode de vie alternatif, décroissant, comme celui mis en place dans la ZAD de Notre-Dame-des-Landes (Loire-Atlantique). Leurs revendications les plus communes restent celles de « vivre dignement de son travail », « ne plus être dans le rouge à la fin du mois », ou « pouvoir partir en vacances. » C’est ce qui pourrait expliquer que les « ultra-jaunes » s’attaquent davantage aux « biens » (les banques, les vitrines des magasins de luxe, etc.) qu’aux « fluides » (les réseaux de transport, d’électricité, d’eau, etc.) dont ils sont les premiers usagers. Les appels au blocage des réserves de pétrole ont, par exemple, fait long feu. Le deuxième point de désaccord profond du mouvement concerne le rapport aux

crise des “gilets jaunes”, on a été les otages d’un match qui a parfois donné l’impression que c’était bande contre bande, explique David Le Bars. Il y a eu un alignement de la violence, et ce sentiment a parfois pu se diffuser chez des policiers également. » Pour les autorités, ne pas laisser s’installer l’expression de « violences policières » est enfin une façon de se dédouaner, en refusant une lecture systémique, et en renvoyant la « faute » sur l’individu, policier ou gendarme. « “Violences policières” suggère un système, sciemment organisé, c’est évidemment faux : s’il y a faute ou manquement à la déontologie, la justice et les inspections interviennent et sanctionnent », twittait Eric Morvan, le grand patron de la police nationale, le 9 avril. Une approche contestée par les défenseurs des « gilets jaunes », comme Raphaël Kempf, avocat de nombreux manifestants : « Il y a une volonté de l’Etat de faire mal aux corps. Quand le gouvernement fait le choix de continuer à utiliser des armes qui peuvent mutiler, alors qu’il connaît les conséquences, c’est l’adoption d’une stratégie de la tension, dans le but de dissuader les gens de manifester. » Avec certains de ses confrères, William Bourdon, Aïnoha Pascual, Chloé Chalot et Arié Alimi, Me Kempf a saisi, le 14 avril, le Conseil d’Etat d’un référé suspension pour faire interdire la très contestée grenade lacrymogène GLI-F4, à l’origine de plusieurs mutilations, et toujours utilisée par les forces de l’ordre. p nicolas chapuis

étrangers. Si l’ultragauche se revendique xénophile, de nombreux « gilets jaunes » sont beaucoup plus hostiles à l’accueil des migrants. Des divergences dont les « gilets jaunes » sont pleinement conscients. Mais beaucoup de ceux habitués des luttes sociales y voient justement la preuve que ce mouvement diffère de tous ceux portés uniquement par la gauche et l’extrême gauche ces quarante dernières années. Cette alliance large leur semble offrir plus de chances de succès. Le mot d’ordre est donc : « On parle de ce qui nous rapproche, pas de ce qui nous éloigne. » Les votes aux européennes s’annoncent ainsi très disparates : du Rassemblement national à LFI, en passant par l’UPR, Debout la France, le PCF ou EELV. Une diversité des opinions politiques qui bousculent les schémas établis des services de renseignement, qui peinent depuis le début à catégoriser ce mouvement. Les notes qui remontent en haut lieu tentent notamment de dresser le profil sociologique type. Elles s’appuient à la fois sur l’observation de terrain, mais aussi sur les données tirées des interpellations dans les manifestations. Si on s’en tient, par exemple, aux personnes arrêtées hors des grandes villes, un tiers ont des casiers vierges. Les autres peuvent avoir des casiers judiciaires, mais seulement pour des faits mineurs. Sociologiquement, le profil des mis en cause est par ailleurs plutôt celui d’hommes « sans profession » ou entrant dans la catégorie « employé ». Mais cette dernière regroupe des secteurs très larges. Les autorités considèrent par ailleurs que les manifestations du samedi se sont rajeunies, fédérant désormais des personnes âgées de 20 à 30 ans alors qu’au départ, la moyenne d’âge était autour de 55 ans. Des données assez vagues qui traduisent les difficultés rencontrées pour anticiper l’évolution du mouvement. « On ne sait pas ce que les “ultra-jaunes” vont devenir quand tout ça sera fini », s’inquiète une source policière, qui concède dans un souffle : « Depuis le début, ils foutent en l’air toutes nos belles théories. » p nicolas chapuis, aline leclerc et élise vincent


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La concertation sur les retraites s’achève sous les critiques

Le casse-tête de LRM pour les municipales à Marseille

Les contrariétés s’accumulent pour Delevoye dont la méthode était louée

Le parti présidentiel hésite entre s’allier avec LR ou le PS, ou partir sous ses propres couleurs

L

a vie de Jean-Paul Delevoye ne ressemble plus vraiment à un long fleuve tranquille. En l’espace de quarante-huit heures, le hautcommissaire à la réforme des retraites s’est fait bousculer par deux de ses interlocuteurs réguliers : Force ouvrière, qui s’en va – provisoirement ? – de la concertation qu’il conduit depuis plus d’un an, et le Medef, dont les dirigeants considèrent que l’ex-médiateur de la République cache la vérité aux Français. Ces frictions s’ajoutent à la longue séquence de cacophonie gouvernementale sur un possible recul de l’âge minimum pour liquider sa pension (aujourd’hui fixé à 62 ans) – hypothèse à laquelle M. Delevoye est opposé. La belle mécanique, pilotée en douceur jusqu’à présent, s’est donc grippée, alors même que le haut-commissaire s’apprête à mettre un point final à ses discussions avec les partenaires sociaux. Force ouvrière a été la première, mardi 16 avril, à semer le désordre. Rappelant l’engagement pris par M. Delevoye de ne pas toucher à la règle des 62 ans, la centrale syndicale a annoncé qu’elle suspendait sa participation à la concertation – très peu de temps après une rencontre bilatérale au haut-commissariat… Le secrétaire général de la confédération, Yves Veyrier, entend ainsi dénoncer le flou entretenu par l’exécutif au sujet de l’âge légal de départ à la retraite et de l’éventuel allongement de la durée d’activité. Une « confusion » qui remet en question « le sens et l’objectif de la concertation », d’après M. Veyrier. Dans un entretien au Parisien vendredi, le numéro un de FO ajoute que sa décision de retrait « est une demande de nos militants ». Elle relève de la « gestion interne »,

comme le remarque un représentant d’une autre confédération, en suggérant par là que M. Veyrier a donné des gages à l’aile frondeuse de son organisation. Jeudi, nouveau coup de semonce, à l’initiative, cette fois-ci, du Medef. Son président, Geoffroy Roux de Bézieux, a sorti l’artillerie lourde, lors d’une conférence de presse, et égratigné la méthode Delevoye. « Plus on le voit, moins on en sait », a déploré le leader du mouvement patronal. Il a proposé une solution clé en main pour équilibrer financièrement le système : modifier la borne d’âge en la faisant passer à 64 ans d’ici à 2028. Cela permettrait de dégager 17 milliards d’euros afin – entre autres – de prendre en charge les dépenses liées à « la perte d’autonomie ». L’exécutif s’était également appuyé sur ce prétexte (trouver des ressources en faveur de la dépendance) pour justifier un possible recul de l’âge de la retraite. « Mensonge par omission » « Il faut sortir de ce mensonge par omission qui consiste à dire qu’on ne touchera pas à l’âge légal, a affirmé M. Roux de Bézieux. On y sera obligés pour des raisons d’équilibre du système. » A ses yeux, le schéma envisagé par M. Delevoye n’est pas viable, sauf si l’on instaure « une très grosse décote » pour ceux cessant leur vie professionnelle à 62 ans, ce qui se traduirait, in fine, par une baisse des pensions. Une analyse proche de celle de FO : le leader du Medef a, du reste, reconnu que, sur ce point précis, il partageait l’avis de la centrale de M. Veyrier. « Il ne faut pas mentir aux Français, a répété M. Roux de Bézieux. On endort un peu la population en disant : “On passe au régime par points, ça ne change rien, on garde

« Jean-Paul Delevoye ne nous donne aucune réponse concrète sur les questions que se posent les Français » RÉGIS MEZZASALMA

conseiller retraite à la CGT l’âge légal et la surcote, c’est la petite récompense [qui a pour effet de majorer la pension de ceux restant en activité au-delà de 62 ans].” Ça n’est pas vrai. » Sollicité par Le Monde, le hautcommissariat n’a pas souhaité commenter les déclarations abrasives de M. Roux de Bézieux. « Ça laisse Delevoye un peu indifférent, assure une personnalité qui le croise fréquemment. Tout cela tient de la gesticulation. » « Les arguments du Medef ne sont pas sérieux, réagit Frédéric Sève (CFDT). Ils veulent repousser l’âge minimum de départ pour financer la dépendance ? Autrement dit, transformer le système de retraites en pompe à fric pour des dépenses d’une autre nature ? Voilà qui est surprenant. » Reste que les sujets de contrariété s’accumulent pour M. Delevoye. Et surtout, il y a toujours la menace, au-dessus de sa tête, d’un arbitrage de l’exécutif remettant en question la règle des 62 ans. Ce climat d’indécision, très palpable depuis un mois, le fragilise vis-àvis de ses interlocuteurs, qui en viennent à douter de sa parole. « Ça part en eau de boudin, se désole François Hommeril, le président de la CFE-CGC. Le dérapage gouvernemental sur les 62, 63, 65 ans a jeté la confusion dans

l’opinion publique. Ce qui se passe illustre la méthode de Macron : il y a toujours une phase où s’ouvre une large concertation, mais c’est un artifice, en fait, qui permet d’habiller la forme de façon à garder la maîtrise du fond. Ce n’est pas honnête. » « Nous ne sommes pas dupes, renchérit Régis Mezzasalma (CGT). Delevoye est un très bon communicant, il est respectueux et cherche à consulter au maximum, mais il ne nous donne aucune réponse concrète sur les questions que se posent les Français : avec combien je pars à la retraite ? » Le président de l’Union des entreprises de proximité, Alain Griset, s’interroge, lui aussi, alors même qu’il a une bonne opinion de la tâche accomplie par le hautcommissaire et son équipe : « Si ce que fait M. Delevoye est mis en œuvre, on peut continuer à travailler. Mais si c’est contredit par le gouvernement, on ne va pas rester. » « Il serait dommage de jeter le bébé avec l’eau du bain », enchaîne Eric Chevée, de la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME), pour qui la concertation a permis d’avancer sur des dossiers-clés : la réversion, les droits familiaux… La dernière série de réunions entre M. Delevoye et les partenaires sociaux doit avoir lieu durant la semaine du lundi 6 mai. A l’ordre du jour : le cumul emploi-retraite, notamment. Une ultime rencontre, avec l’ensemble des protagonistes, pourrait ensuite être organisée, en guise de conclusion à toute la réflexion menée depuis un an et demi. Si tout se déroule comme prévu, M. Delevoye remettra des recommandations avant la fin du printemps. L’examen du projet de loi, lui, est annoncé pour l’automne. p raphaëlle besse desmoulières et bertrand bissuel

Les collectivités locales rivalisent de générosité après l’incendie de Notre-Dame Des critiques se font entendre sur ces dons qui auraient pu servir au patrimoine local

D

epuis que la cathédrale de Notre-Dame de Paris a été ravagée par les flammes, lundi 15 avril, un exceptionnel élan de solidarité se manifeste en France et de par le monde. Les collectivités territoriales ne sont pas en reste. Nombre d’entre elles ont d’ores et déjà annoncé leur intention de faire adopter par leurs conseils des aides exceptionnelles pour la reconstruction de la cathédrale. Le gouvernement, de son côté, s’est engagé à faciliter ces démarches. Ainsi, le conseil des ministres du 17 avril a confirmé que les dons qu’effectueraient les collectivités seraient comptabilisés en dépenses d’investissement et non de fonctionnement. Elles n’entreront donc pas dans le périmètre des dépenses soumises à une contrainte de modération. Par ailleurs, le ministre de la culture, Franck Riester, a indiqué au président de l’Assemblée des départements de France (ADF), Dominique Bussereau, qu’un fonds de concours destiné aux collectivités allait être mis en place, ce qui leur permettra de transférer directement les aides sans passer par une fondation. Un dispositif déjà utilisé, notamment, après le passage de l’ouragan Irma qui avait dévasté l’île de Saint-Martin, aux Antilles.

Régions, départements, communes, des plus grandes aux plus petites, les collectivités ont immédiatement réagi et l’ont fait savoir. La présidente de la région Ilede-France, Valérie Pécresse, a annoncé qu’une aide d’urgence de 10 millions d’euros allait être débloquée. « La région s’engage dans la reconstruction de Notre-Dame, cœur blessé mais toujours battant de l’Ile-de-France », a-t-elle indiqué sur son compte Twitter. Celui d’Auvergne-Rhône-Alpes, Laurent Wauquiez, s’est engagé à hauteur de 2 millions. « Notre-Dame de Paris, c’est la France. Les collectivités doivent aider à sa reconstruction », estime le président de la région. En Occitanie, Carole Delga devait proposer à la commission permanente réunie vendredi une aide exceptionnelle de 1,5 million d’euros. D’autres régions encore ont annoncé le versement de dons, comme les Hauts-deFrance, la Bretagne, le Centre-Val de Loire, jusqu’à La Réunion.

Certains soupçonnent les élus de ne pas être dénués d’arrière-pensées électoralistes

Dans un communiqué, l’ADF a également précisé que les départements solidaires se mobiliseraient pour la reconstruction. « D’ores et déjà, plus de vingt départements ont annoncé leur mobilisation et se sont engagés à adopter une aide exceptionnelle », signale l’association. « Une aide d’urgence d’au moins un million d’euros sera proposée au vote des conseillers départementaux », font ainsi savoir le président du département des Alpes-Maritimes, Charles Ange Ginesy, et son président de la commission des finances, Eric Ciotti. Récrimination L’Association des maires de France a lancé un appel à toutes les communes de France pour s’associer à la restauration de la cathédrale. Tout comme l’Association des petites villes de France ou le Réseau des villes-cathédrales de France. Le maire de Toulouse et président de France urbaine, JeanLuc Moudenc, va proposer à son conseil municipal une aide de 500 000 euros. Le président de la Fédération nationale des élus socialistes et républicains, et maire de Dijon, François Rebsamen, a tenu lui aussi à faire savoir que les élus socialistes devraient proposer que chaque collectivité fasse voter une aide exceptionnelle. Un empressement, un élan de solidarité qui expriment l’émo-

tion partagée mais qui soulèvent aussi quelques interrogations, voire des grincements de dents. En témoignent les réactions d’administrés recueillies sur les sites de la presse régionale. Certains soupçonnent les élus de surfer sur l’émotion, et leur générosité, avec l’« argent des contribuables », de ne pas être dénuée d’arrièrepensées électoralistes. D’autres s’étonnent de la facilité à débloquer des fonds aussi rapidement alors que les mêmes collectivités ne cessent de faire entendre leurs récriminations sur les contraintes budgétaires qu’elles subissent. Nombreux aussi sont ceux qui se demandent si ces fonds n’auraient pu être employés à satisfaire des besoins locaux. Dans un entretien à La Dépêche du 17 avril, l’historien spécialiste des religions Odon Vallet lance un appel qui détonne dans ce concert ambiant. « Ce qui est promis à Notre-Dame pourrait venir à manquer pour d’autres causes, estime-t-il. Je dirais aux collectivités territoriales, communes, départements, régions : “Gardez vos sous !” Parce que l’état de certaines églises propriétés des communes est parfois désastreux. » Cela ne devrait cependant pas tarir le flot de générosité qui s’est manifesté de la part des collectivités territoriales. p patrick roger

marseille - correspondant

Q

uel candidat ? Quelles alliances ? A un an des élections municipales, La République en marche (LRM) n’a pas encore défini sa feuille de route pour le scrutin de 2020 à Marseille. Après vingtquatre ans de règne du maire LR sortant, Jean-Claude Gaudin, le parti macroniste nourrit pourtant l’ambition de prendre la mairie ou, au moins, de peser au maximum dans les futurs exécutifs municipal et métropolitain. « Les choses restent assez ouvertes en termes de personnalité et de stratégie », explique au Monde le délégué général du mouvement présidentiel, Stanislas Guerini, qui confie avoir besoin d’encore « un peu de temps » pour trancher cette question. Le patron de LRM multiplie les entretiens avec des acteurs locaux pour nourrir sa réflexion. « Je rencontre des parlementaires, des personnalités marseillaises… », précise-t-il, en indiquant avoir vu récemment, « entre autres », le président d’AixMarseille université, Yvon Berland. « La décision n’est pas encore prise », confirme le délégué général adjoint du parti, Pierre Person, qui consulte lui aussi. « Ce choix sera tranché en juin, après les européennes, par la commission nationale d’investiture du parti », précise-t-il. Depuis plusieurs mois, les dirigeants macronistes répètent vouloir définir leur stratégie dans chaque ville « au cas par cas ». Une quête de pragmatisme qui, à Marseille, prend pour l’heure des allures de casse-tête. Alliance avec la droite, la gauche ou candidature du mouvement présidentiel en solo, choix plébiscité par les « marcheurs » marseillais ? Le champ des possibles reste vaste.

« Toute alliance est possible » Quatre scénarios sont à l’étude, selon des sources internes. Vu de Paris, la piste jugée la plus crédible, explique un dirigeant LRM, semble être une alliance, « dès le premier tour ou au second » avec Martine Vassal, présidente LR de la métropole Aix-Marseille et du conseil départemental des Bouches-du-Rhône, dont la candidature officielle pourrait intervenir en juin. Une perspective qui hérisse au niveau local, où parlementaires et cadres LRM ferraillent presque quotidiennement avec les élus de la majorité Gaudin, dont Mme Vassal est membre. « Toute alliance est possible sauf avec les héritiers de Gaudin », glissait, lapidaire, il y a encore quelques jours, la députée LRM Cathy Racon-Bouzon. Deux autres hypothèses « méritent d’être analysées », selon les stratèges macronistes, tout en paraissant, à ce stade, « plus compliquées » : une alliance avec la socialiste Samia Ghali ou une candidature LRM indépendante. Le 5 avril, la secrétaire d’Etat à l’égalité entre les femmes et les hommes, Marlène Schiappa, a longuement rencontré à Marseille la sénatrice PS, pour laquelle elle affirme avoir « beaucoup d’admiration ». Un tête-à-tête à la terrasse d’un café

« La République en marche ne peut se contenter d’un strapontin dans une autre liste » PASCAL CHAMASSIAN

cadre de LRM

Depuis des mois, les dirigeants macronistes répètent vouloir définir leur stratégie dans chaque ville « au cas par cas » du Vieux-Port qui ne cherchait pas la discrétion. Une « initiative personnelle » de Mme Schiappa, selon les termes d’un cadre LRM, peu appréciée au siège du parti, où cette option n’est pas jugée comme la plus consensuelle. « Le cas Ghali me paraît compliqué », grimace un membre du bureau exécutif. La sénatrice, qui a lancé son microparti Marseille avant tout et clame son indépendance vis-à-vis du PS, apprécierait, elle, un soutien présidentiel. « Avoir des “marcheurs” sur mes listes, cela conforterait ma stature », reconnaît l’élue, qui s’est donné jusqu’à juin pour annoncer sa candidature. « L’impatience du novice » La dernière option, enfin, est celle que préfèrent les responsables des comités LRM de Marseille. Des listes La République en marche dans les huit secteurs de la ville, sans alliance avant le premier tour. « Le parti présidentiel ne peut se contenter d’un strapontin dans une autre liste », juge Pascal Chamassian, candidat battu aux législatives en 2017 et cadre actif du mouvement à Marseille. La tête d’affiche macroniste pourrait alors être Saïd Ahamada, 46 ans, député des quartiers nord et porte-parole du groupe LRM à l’Assemblée nationale. « C’est l’option prioritaire, mais un peu par défaut », juge un dirigeant. Dans leur quête d’une autre solution à soumettre à leurs instances pour « incarner leur liste indépendante », les responsables marseillais de LRM ont approché, mi-mars, le président d’Aix-Marseille université, Yvon Berland. A 68 ans, ce Marseillais de naissance et médecin de formation est connu pour avoir réussi la fusion des trois universités locales en une seule entité, devenue la première université francophone du monde. S’il refuse pour l’instant de l’exprimer publiquement, M. Berland apparaît très motivé par l’idée de porter une candidature LRM. « Il est chaud pour y aller », assure un de ses proches du milieu universitaire. Preuve de son intérêt, M. Berland a rencontré à Paris Stanislas Guerini, mais aussi Pierre Person et Christophe Castaner. « Il a l’impatience du novice et voudrait annoncer sa candidature à la candidature au plus tôt. Mais il n’a pas encore l’onction de Macron », tempère un cadre LRM. Le flou artistique qui nimbe encore la seconde ville de France est diversement apprécié au sein de LRM. Certains tentent de positiver, en soulignant que le parti macroniste garde toutes les cartes en main. « Nous avons pas mal d’appels du pied, car c’est nous qui allons faire le roi », se félicite un dirigeant. Un autre, en revanche, s’inquiète en constatant qu’aucune évidence ne s’impose : « Il faut vraiment qu’on accélère. On a besoin de faire un choix rapidement pour partir en campagne juste après les européennes. » Une date limite. En juin, le casting des municipales marseillaises devrait déjà être bien avancé. p alexandre lemarié (à paris) et gilles rof


france | 11

0123 SAMEDI 20 AVRIL 2019

Procès Merah : peine aggravée en appel

S AN T É

« Complice » de son frère, Abdelkader Merah a été condamné à trente ans de prison

L’ensemble des syndicats de police a lancé un appel à des rassemblements, vendredi 19 avril, et demande à être reçu « en urgence » par Christophe Castaner, après deux nouveaux suicides de policiers, jeudi, portant à vingt-huit le nombre de fonctionnaires s’étant donné la mort depuis le début de l’année. Une capitaine de police de la sûreté départementale de l’Hérault s’est suicidée jeudi matin dans son bureau, à Montpellier, avec son arme de service. Un autre policier, âgé de 25 ans, membre de la division régionale de la sécurité routière, s’est lui aussi suicidé par arme à feu. Il a été retrouvé jeudi à son domicile, à Villejuif (Val-de-Marne). – (AFP.)

P

eu avant 10 heures du matin jeudi 18 avril, invité à prendre la parole une dernière fois depuis son box, Abdelkader Merah a regardé Xavière Simeoni, la présidente de la cour : « Je voudrais simplement dire que je n’ai rien à voir avec les actions perpétrées par mon frère. » En l’occurrence, l’assassinat par Mohammed Merah, en mars 2012 à Toulouse et Montauban, de trois militaires parce qu’ils étaient militaires et de quatre juifs parce qu’ils étaient juifs. Peu avant 22 heures, après avoir passé douze heures enfermée dans la salle des délibérés, Xavière Simeoni a regardé Abdelkader Merah : « A la question portant sur la complicité, la cour a répondu “oui” à la majorité. » Abdelkader Merah a regardé vers le plafond. Me Eric Dupond-Moretti a regardé vers le plancher. La défense a échoué, lors de ce procès en appel, là où elle avait réussi en premier instance, à l’automne 2017 : au bout de quatre semaines d’audience, la cour d’assises de Paris spécialement composée de magistrats professionnels déclare l’accusé, âgé de 36 ans, coupable de « complicité d’assassinats » et le condamne à trente ans de réclusion criminelle – il en a déjà purgé sept – assortie d’une peine de sûreté des deux tiers. « Abdelkader Merah a sciemment apporté aide ou assistance dans la préparation des crimes commis par Mohammed Merah », lit-on dans la feuille de motivation du verdict signée par Xavière Simeoni. « Il n’est pas démontré l’existence d’une aide apportée en connaissance de cause par Abdelkader Merah à son frère lors de la commission des assassinats », lisait-on il y a un an et demi sous la plume du président Franck Zientara, qui l’avait acquitté du chef de complicité, mais condamné à vingt ans de prison pour « association de malfaiteurs terroriste » – dont il a de nouveau été reconnu coupable en appel. D’un procès à l’autre, d’une cour à l’autre, sur un dossier identique, l’intime conviction a changé. Le point de bascule se situe le 6 mars 2012. Ce jour-là, Abdelkader Merah est au volant d’une voiture louée par son frère, lorsque ce dernier lui

demande de s’arrêter, descend, et dérobe le scooter qui le mènera sur les lieux de ses crimes les jours suivants. Abdelkader Merah a toujours dit n’avoir pas su pourquoi son frère lui avait demandé de s’arrêter, et n’avoir pas eu la moindre idée de ce qu’il ferait de ce scooter par la suite. Xavière Simeoni n’a pas cru un mot de ses explications, qui avaient fait douter Franck Zientara il y a un an et demi. La comparaison entre les deux feuilles de motivation démontre à quel point la justice n’est pas une science exacte. Verdict de 2019 : « En permettant à Mohammed Merah de disposer d’un scooter, Abdelkader Merah a apporté son aide à la préparation des actions criminelles de son frère. A cette date, [il] était parfaitement informé des projets criminels de Mohammed Merah. En effet, [il] reconnaissait qu’à son retour du Pakistan [cinq mois avant les faits], Mohammed Merah lui faisait part de ses intentions criminelles en lui confiant être prêt à lever l’étendard, expression ne laissant aucun doute sur [sa] résolution. » Débats plus sereins Verdict de 2017 : « La participation au vol du scooter est en soi insuffisante, selon cette cour, pour affirmer que ce vol a été commis en connaissance de cause de ce que ce véhicule allait précisément servir d’instrument aux assassinats commis. En effet, si Abdelkader Merah a précisé en garde à vue qu’il “se doutait bien” que son frère allait commettre “des braquages de station-service, des vols, des agressions”, et ce dans le cadre de son projet terroriste au service de la cause, il a pu ignorer lors de ce vol que ce scooter allait être l’instrument des assassinats effectivement commis. » Le vol du scooter, retenu en première instance comme un élément de l’association de malfaiteurs, fonde en appel la complicité d’Abdelkader Merah, qui se pourvoira « sans doute » en cassation, a indiqué Me Dupond-Moretti, l’œil sombre à la sortie de l’audience. Selon l’avocat de l’accusé, « tous les professionnels de la justice sont surpris par ce verdict »,

« La décision rendue est importante par rapport aux procès des autres attentats qui se profilent » ME OLIVIER MORICE

avocat de la famille Legouad

qu’il a lui-même qualifié de « totalement illisible et incompréhensible » car « la cour d’assises retient la complicité, et il est condamné à trente ans ». Sous-entendu : s’il y a complicité, pourquoi ne pas avoir prononcé la perpétuité qu’avait réclamée, deux jours plus tôt, les deux avocats généraux ? Il n’y avait cette fois pas de militants juifs extrémistes pour l’insulter à la sortie de la salle Voltaire, au bout d’un second procès dont l’atmosphère, de manière générale, n’a pas eu grandchose à voir avec celle du premier. « Ça n’avait pas été un procès historique, mais un procès hystérique », se souvient un avocat de la partie civile. Un de ses confrères de la défense confiait il y a dix jours : « Cette fois, le procès ressemble à un procès. » Cette fois, les débats n’ont été parasités ni par l’émotion immense, ni par la sensation qu’il s’agissait du procès de Mohammed Merah ou du salafisme, ni par les incidents d’audience de Me Dupond-Moretti. « Dès lors que le climat était dépassionné et serein, on a pu plaider le dossier », résume Me Laurence Cechman, avocate d’une partie civile. Aidée par une présidente qui a constamment maîtrisé son audience, l’accusation s’est attaché à enfermer Abdelkader Merah dans une chronologie à même de rendre difficilement vraisemblable l’idée qu’il ait pu ignorer les projets criminels de Mohammed. Les deux frères se sont vus le 11 mars 2012, quelques heures avant l’assassinat d’Imad Ibn Ziaten à Toulouse, le 15 mars, quelques heures après l’assassinat de Mohamed Legouad et Abel

Chennouf, et dans la nuit du 17 au 18 mars, vingt-quatre heures avant la tuerie de l’école Ozar Hatorah, où Jonathan, Arié et Gabriel Sandler et Myriam Monsonégo ont perdu la vie. Moins à l’aise qu’en première instance, s’égarant dans ses approximations et sa mémoire sélective, Abdelkader Merah a parfois donné l’impression, selon l’avocat général Frédéric Bernardo, d’« essayer de faire entrer un carré dans un triangle ». La formule vaut aussi pour l’accusation, dont la tâche s’est fréquemment avérée laborieuse. Elle obtient finalement une condamnation sur un faisceau d’indices et de suppositions, et sans preuve irréfutable (ADN, téléphonie, vidéo), dans un dossier dont un enquêteur est venu déplorer les « nombreux angles morts ». « La France nous regarde » « Si l’on condamne un homme sans preuve, fut-il un islamiste radical de la pire espèce, on oublie que ce qui distingue la civilisation de la barbarie, c’est la règle de droit, et ce sont les terroristes qui ont gagné », avait plaidé Me Dupond-Moretti, mercredi. « Quand la justice omet cette règle essentielle qu’est le doute, et son bénéfice, il y a de quoi désespérer de tout, même si l’accusé s’appelle Abdelkader Merah », a-t-il commenté jeudi, dénonçant « une justice rendue au pied du mur de l’exemple ». « L’enjeu de cette affaire dépasse très largement l’appréciation d’un

Les policiers appelés à se rassembler après plusieurs suicides

dossier judiciaire », avait prévenu l’avocat général Rémi Crosson du Cormier. « La France nous regarde, et veut vérifier que notre système judiciaire est bien adapté à la lutte contre le terrorisme », avait dit Frédéric Bernardo. « La décision rendue est importante par rapport aux procès des autres attentats qui se profilent, a commenté Me Olivier Morice, avocat de la famille Legouad. C’est un procès qui marquera, dans l’histoire judiciaire de la lutte contre le terrorisme, une étape majeure, dans la mesure où il a permis de juger un mode opératoire, et de bien comprendre les actions de chacun. » Le coaccusé du procès, Fettah Malki, pour avoir fourni une arme et un gilet pare-balles à Mohammed Merah, a été condamné à dix ans de prison, quatre de moins qu’en première instance. « Les débats n’ont pas établi que Fettah Malki avait pu avoir connaissance des projets terroristes de Mohammed Merah », a tranché la cour, qui n’a retenu à son encontre qu’une association de malfaiteurs criminelle. Les proches des victimes, majoritairement amers après le premier verdict, ont accueilli le second avec satisfaction. « On n’a pas regagné les frères qu’on a perdus, mais on a remporté une victoire contre les terroristes, a soufflé Naoufal Ibn Ziaten, frère d’Imad, rendu quasiment aphone par l’émotion. Aujourd’hui, je suis fier d’être français. Vive la justice ! Vive la République ! » p henri seckel

D I ST I N CT I ON

Macron a remis la Légion d’honneur à Michel Houellebecq Emmanuel Macron a remis, jeudi 18 avril, la Légion d’honneur à l’écrivain Michel Houellebecq, lors d’une cérémonie à l’Elysée. Michel Houellebecq figurait dans la liste des promus du 1er janvier, au grade de chevalier. Parmi ses invités figuraient notamment son ami le chanteur Jean-Louis Aubert, qui a mis en musique ses poèmes, l’exprésident de la République Nicolas Sarkozy, Alain Finkielkraut ou encore Frédéric Beigbeder. Le chef de l’Etat a salué en lui « un romantique dans un monde devenu matérialiste » et jugé que ses romans étaient non pas pessimistes, mais « pleins d’espérance ». – (AFP.)

HORS-SÉRIE UNE VIE, UNE ŒUVRE

Le téléphone de la demande d’asile ne répond pas (ou peu)

L

e téléphone de l’asile sonne souvent dans le vide. Depuis mai 2018, en région parisienne, où se concentre plus de la moitié de la demande d’asile en France, les personnes migrantes doivent appeler une plate-forme téléphonique pour obtenir un rendez-vous afin d’enregistrer leur demande. Ce procédé spécifique à l’Ile-de-France a été créé notamment pour éviter les files d’attente physiques sur les trottoirs parisiens. Or, seuls 10,8 % des appels sont traités par la centrale, selon des chiffres de la région communiqués par la Cimade, jeudi 18 avril. Pour obtenir ce chiffre, la Cimade a comparé les 571 115 appels passés à la plate-forme entre mai et décembre 2018 aux 61 957 appels effectivement traités par les agents de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII), qui pilote le dispositif. Plusieurs appels peuvent avoir été passés par une même personne qui tente à répétition et en vain de joindre la plate-forme. A l’arrivée, le délai moyen pour enregistrer une demande d’asile est de treize jours ouvrés, calcule la Cimade qui souligne les conséquences pour les personnes « livrées à elles-mêmes sans ressource et sans hébergement », au moment où plusieurs centaines de migrants dorment dans la rue dans le nord de Paris, aux abords du périphérique. Pour l’association, cet encombrement s’explique par le manque de moyens alloués par l’Etat à la plate-forme, mais aussi par le nombre insuffisant de rendez-vous disponibles en préfecture pour orienter les demandeurs d’asile.

« Malgré tout, la plate-forme téléphonique a amélioré l’accès à la procédure, relativise Pierre Henry, le directeur général de France Terre d’asile. Pour baisser la pression, il faudrait augmenter le nombre de rendez-vous disponibles en préfecture et élargir le dispositif au territoire national, sinon la concentration des gens à Paris s’accélérera. » « Le problème dans Paris, ce n’est pas tant l’accès à la demande d’asile, se défend Didier SEULS 10,8 % Leschi, directeur de l’OFII, que le maintien sur le trotDES APPELS toir de gens qui ont le statut de réfugié et de demanSONT TRAITÉS deurs d’asile qui sont déjà PAR LA CENTRALE, dans la procédure », mais qui n’ont pas de toit. SELON DES Aujourd’hui, seul un demandeur d’asile sur deux CHIFFRES est hébergé dans le dispoDE LA RÉGION sitif national d’accueil prévu à cet effet. ÎLE-DE-FRANCE L’OFII, qui gère ces hébergements, s’efforce d’ailleurs d’essayer d’en faire sortir les personnes qui n’en relèvent plus : celles dont la situation est de la responsabilité d’un autre Etat membre de l’UE, en vertu du règlement de Dublin, celles qui ont été déboutées de leur demande d’asile en France et celles qui ont obtenu le statut de réfugié mais qui doivent basculer dans du logement de droit commun. p julia pascual

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Victor Hugo considérait Honoré de Balzac, dont on célébre en 2019 le 220e anniversaire de la naissance, comme l’un des plus grands écrivains du XIXe siècle. Avec « La Comédie humaine » il a créé, tel un démiurge, une cathédrale de papier avec 2 500 personnages dont les plus célèbres, Vautrin, Rastignac, le Père Goriot, Eugénie Grandet, peuplent encore aujourd’hui nos imaginaires. S’il est le peintre féroce de la société bourgeoise et matérialiste de son époque, ses inspirations visionnaires, ses envolées mystiques et poétiques traversent l’ensemble de son œuvre avec une beauté et une puissance qui résonnent toujours.


ÉCONOMIE & ENTREPRISE Autoroutes : l’Etat piètre négociateur 12 |

0123 SAMEDI 20 AVRIL 2019

La Cour des comptes pointe la « faiblesse » des pouvoirs publics face aux sociétés exploitant le réseau

L

a charge ne pouvait pas mieux tomber, au moment où la contestation de la vente par l’Etat des aéroports de Paris se nourrit de la controverse jamais éteinte sur la privatisation des autoroutes. La Cour des comptes a rendu public, jeudi 18 avril, un sévère référé sur les plans de relance autoroutiers. Notant que ces plans d’investissement, « dont les sociétés concessionnaires semblent particulièrement désireuses », connaissent « une succession rapide et régulière », le premier président de la Cour, Didier Migaud, souligne qu’ils sont l’objet « de négociations difficiles dans lesquelles les pouvoirs publics sont souvent apparus en situation de faiblesse ». Les actions des « gilets jaunes » contre les péages cet hiver ont relancé jusqu’au Parlement le débat sur la cession des 9 000 kilomètres d’autoroutes à Vinci, Eiffage et Abertis en 2006. Avec cette conviction, alimentée par la forte rentabilité de ces concessionnaires depuis plus de dix ans : l’Etat, piètre négociateur, n’a pas été capable d’obtenir le juste prix de ce patrimoine, ni d’imposer aux sociétés des clauses permettant de réviser le partage des profits ou leurs obligations d’investissements. A lire le référé du 23 janvier, publié jeudi, cette incurie des services de l’Etat s’est poursuivie jusqu’à aujourd’hui, au fil des plans de relance. Par trois fois depuis dix ans, l’Etat et les sociétés concessionnaires sont convenus d’un programme de grands travaux autoroutiers non prévus dans le cahier des charges de la concession, moyennant une compensation consistant généralement à allonger la durée de la concession de

quelques années. Ces plans ont atteint 1 milliard d’euros en 2010, 3 milliards en 2015 et plus de 700 millions d’euros pour le plan lancé en 2016 et validé en 2018. Premier écueil : les investissements éligibles à ces compensations supplémentaires ne sont pas suffisamment définis. Les sociétés

Cacophonie sur Notre-Dame-des-Landes L’Etat et le groupe Vinci sont-ils engagés dans une négociation financière après l’abandon du projet d’aéroport de Notre-Damedes-Landes ? « Il n’y a pas de négociation. (…) Nous n’avons pas d’indemnité de résiliation à négocier ou à réclamer à l’Etat, puisque notre contrat de concession n’a pas été résilié », affirme le PDG de Vinci, Xavier Huillard, dans Les Echos jeudi 18 avril. Dimanche, la ministre des transports, Elisabeth Borne, avait assuré sur France 3 que Vinci réclamait « plusieurs centaines de millions d’euros » à l’Etat. « Nous ne sommes a priori pas d’accord sur les montants », précisait la ministre : « nous parlons de quelques dizaines » de millions. Le gouvernement avait annoncé en juin 2018 sa décision de résilier le contrat de concession signé en 2010 avec Vinci pour cinquante-cinq ans, comprenant la construction de Notre-Dame-des-Landes et la gestion des aéroports de Nantes-Atlantiques et de Saint-Nazaire.

concessionnaires ont inclus dans les plans de relance des travaux déjà prévus dans leur cahier des charges et financés par les péages, se faisant ainsi rémunérer une deuxième fois, ou des investissements de modernisation réalisés dans leur seul intérêt. L’Autorité de régulation des transports, l’Arafer, avait noté en 2017 que vingt-trois des cinquante-sept chantiers inscrits dans le plan de relance de 2016 étaient abusifs. « Surprofits » « Les plans autoroutiers comprennent de plus en plus des enveloppes financières correspondant à une catégorie générique de travaux, dont la consistance exacte n’est précisée que postérieurement à la modification du cahier des charges », écrit M. Migaud. La Cour des comptes appelle donc à « fixer par voie réglementaire une doctrine » sur les opérations compensables, une demande déjà formulée en 2010 – sans succès.

Deuxième difficulté : le calcul de la compensation due aux sociétés, qui intègrent l’inflation, coûts des travaux publics, l’évolution du trafic… reposent sur des estimations « globalement trop pessimistes quant aux risques réels supportés » par les concessionnaires. Résultat : la prolongation des contrats « fait courir le risque de surcompensation » en faveur des sociétés autoroutières. La Cour des comptes met ainsi en regard les 3,2 milliards du plan de relance de 2015 « avec la quinzaine de milliards d’euros de recettes supplémentaires que rapportera aux sociétés concessionnaires d’autoroutes l’allongement de leurs concessions ». La Cour des comptes demande donc que les hypothèses économiques fondant les compensations soient confiées à « un organisme expert indépendant ». Manière de souligner qu’à l’heure de manier les indicateurs et de sortir les calculettes à la table de négociation, les représentants des autoroutes

Par trois fois, l’Etat et les sociétés ont convenu d’un programme de grands travaux, moyennant un allongement de la concession sont un peu trop habiles pour les agents de l’Etat. Les magistrats de la rue Cambon ajoutent une troisième recommandation : que l’Etat précise les dispositifs permettant de réduire la durée des concessions ou le prix des péages en cas de « surprofits » des sociétés d’autoroutes par rapport aux prévisions initiales. Des clauses de « bonne fortune » déjà prévues, mais jamais appliquées.

Il y a urgence à redresser la barre, estime Didier Migaud : à l’heure où l’Etat peine à financer la rénovation de son réseau routier, comme le confirme encore la loi d’orientation des mobilités en discussion au Parlement, les sociétés d’autoroutes proposent avec insistance de prendre en charge certains travaux sur les portions d’autoroutes non concédées, en contrepartie d’un nouvel allongement de leurs concessions. Dans leur réponse à ce référé, les ministres des transports et de la transition écologique et solidaire, Elisabeth Borne et François de Rugy, contestent la plupart des « dérapages » pointés par la Cour des comptes, estimant que l’Arafer ou le Conseil d’Etat ont joué leur rôle de garde-fou quand c’était nécessaire. Et de citer un déluge d’articles de loi et de décrets censés garantir l’équité des contrats de concession. Pas forcément de quoi rassurer le front antiprivatisation. p grégoire allix

L’immobilier, terre d’accueil de politiques en quête de reconversion Action Logement, Nexity ou Barnes représentent autant de bases de repli pour des responsables politiques et leurs anciens collaborateurs

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ls ont été ministres, députés, élus de grandes métropoles, hauts fonctionnaires, membres de cabinets ministériels et ont dû se reconvertir à la suite d’un changement de gouvernement, d’une élection perdue ou par envie de changer d’air. L’immobilier est une terre d’accueil pour ces anciens – et parfois ces déçus – de la politique. Virginie Calmels, ex-vice-présidente de la métropole de Bordeaux et, surtout, première adjointe au maire Alain Juppé, un temps pressentie pour lui succéder, a quitté la politique en février, juste après que M. Juppé, appelé au Conseil constitutionnel, a été remplacé par Nicolas Florian (LR). Dès le 11 mars, elle a pris la tête du réseau d’agences immobilières de luxe Barnes et de sa branche hôtelière. Elle dénonçait, le 14 février, devant les conseillers municipaux bordelais, « la vie publique délétère, la violence, le discrédit des

politiques, la stigmatisation des élites… ». Jointe, Mme Calmels tient à préciser : « Pour moi, ce n’est pas une reconversion. J’étais chef d’entreprise et le suis à nouveau. J’ai toujours considéré mon engagement politique de cinq ans comme une mission, non un métier. » De son côté, Thibault de Saint Vincent, son nouvel employeur, confie : « J’étais plutôt réticent devant ce profil politique. Je cherchais un chef d’entreprise. Et c’est justement la femme d’affaires directe et efficace qui nous a séduits », explique-t-il. La rémunération de la nouvelle directrice générale est plus proche de celle qu’elle percevait chez Endemol, et évidemment très supérieure à ses indemnités d’élue locale. Le fil n’est cependant pas tout à fait rompu avec la politique, ne serait-ce que par les fonctions qu’occupe son mari, Jérôme Chartier, élu régional d’Ile-de-France, et parce que Mme Calmels reste élue

d’opposition au conseil métropolitain (PS) de Bordeaux. Benoist Apparu, ancien ministre délégué au logement du gouvernement Fillon III, avait décidé de ne pas se présenter aux législatives de mai 2017, en raison du non-cumul des mandats. Depuis cette date, il dirige la filiale d’Action Logement (ex-1 % logement) consacrée à l’habitat intermédiaire, qui compte 750 salariés. « On m’attend au tournant » « Le job de dirigeant d’entreprise n’est pas très différent de celui de maire ou de ministre, assure-t-il. Il faut avoir un projet stratégique, le faire partager et embarquer avec soi toutes les équipes. Comme j’ai été homme politique, on m’attend au tournant, avec le préjugé que les ministres ne savent rien faire… Mais c’est une fonction très difficile. Dans le privé, c’est plus rapide et simple. » Il reconnaît être sollicité par d’autres entreprises, « où [il]

pourrai[t] gagner deux à trois fois plus ». Mais lui aussi a conservé un pied dans la politique, comme maire de Châlons-en-Champagne (Marne), élu depuis 2014. Action Logement représente une base de repli pour d’anciens collaborateurs de ministre. C’est le cas de Koumaran Pajaniradja, ex-chef de cabinet de Jacques Mézard (cohésion des territoires), devenu directeur général de sa branche immobilier ; d’Isabelle Le Callennec, filloniste non réélue aux législatives de 2017, qui y dirige la branche développement urbain, ou de Sophie Donzel, ancienne chef de cabinet de l’ex-ministre du logement Emmanuelle Cosse, à la direction régionale Grand Ouest. François Fillon lui-même a choisi un fonds d’investissement, Tikehau Capital, à l’origine centré sur l’immobilier, avant de se diversifier. Dès septembre 2017, l’ancien premier ministre et candidat malheureux à la présiden-

tielle de 2017 en devenait le trentième associé, les dirigeants ne cachant pas leur intérêt pour « son expérience internationale », dont son carnet d’adresses. Le promoteur Nexity, leader de son secteur, constitue aussi un refuge accueillant pour ex-collaborateurs d’hommes politiques. Fabrice Aubert y a commencé sa carrière avant d’être appelé comme conseiller à l’Elysée en 2017 et 2018. Il vient d’y retourner en janvier. « C’est un énarque brillant, explique Alain Dinin, PDG de Nexity, et j’en ai deux autres, mais trois, ça suffit… » Nexity emploie aussi Véronique Bédague, ex-directrice de cabinet de l’ancien premier ministre Manuel Valls, et Jean-Luc Porcedo, ex-collaborateur de Claude Bartolone, qui fut président du conseil général de SeineSaint-Denis. « Savoir parler le langage des élus est un atout dans nos métiers d’aménageur et de promoteur », soutient M. Dinin.

Emmanuelle Cosse, dernière ministre du logement sous François Hollande, battue aux législatives de 2017, est devenue consultante au service des acteurs immobiliers, promoteurs, collectivités locales… et ne manque pas de sollicitations : « Les groupes français hésitent à embaucher des politiques pour des raisons d’image, alors que cela ne pose aucun problème dans beaucoup d’autres démocraties, explique Mme Cosse. Il ne faut pas réduire les personnalités politiques à leurs réseaux. » L’ancien préfet de Rhône-Alpes (2010-2015) puis de l’Ile-de-France (2015-2017) Jean-François Carenco, sollicité pour devenir le secrétaire général du promoteur Altarea Cogedim, en a, lui, été empêché, courant janvier 2019, par un veto prévisible de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique : « C’est dommage. Cela aurait été un beau challenge », regrette-t-il. p isabelle rey-lefebvre


économie & entreprise | 13

0123 SAMEDI 20 AVRIL 2019

A Boston, Keolis voit enfin le bout du tunnel Après de nombreux déboires, la filiale du groupe SNCF a redressé ses opérations dans la capitale du Massachusetts REPORTAGE boston

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l s’en rappelle encore. « C’était le 1er juillet 2014, à 5 h 15 du matin, le premier jour où nous prenions la gestion du réseau de RER du Grand Boston, un camion plein de homards s’est encastré dans un pont ferroviaire, provoquant un incendie et immobilisant toute la journée l’une de nos lignes, se souvient Jean-Pierre Farandou, le PDG de la filiale transport urbain de la SNCF. Les pompiers intervenaient tandis que des homards, le symbole par excellence de Boston, couvraient toute la route alentour. » La malédiction du homard venait de frapper Keolis. A l’époque, le groupe français s’enorgueillissait d’avoir remporté en partenariat avec son actionnaire, la SNCF, le « contrat du siècle » aux Etats-Unis, d’un montant de 2,68 milliards de dollars (2,4 milliiards d’euros) sur huit ans. Enlisée dans la neige Après une bataille homérique et une offre financière inférieure, la filiale française de SNCF avait raflé à Transdev, le précédent gestionnaire, le sixième réseau de trains de banlieue des Etats-Unis. Un gain qui allait permettre à Keolis de doubler sa présence en Amérique du Nord et d’y imposer sa marque. Cette victoire s’est ra-

pidement transformée en désastre, plombant les comptes de l’entreprise et ternissant son image. Pendant l’hiver 2015, l’un des plus rigoureux de la côte Est de mémoire de Bostonien, la société s’est enlisée dans la neige qui s’accumulait sur les voies. Des milliers de trains, faute de locomotives en état de fonctionner, ont été annulés. D’autres étaient systématiquement en retard. La propreté des wagons était un sujet de moquerie et l’information aux voyageurs inexistante. Enfin, la fraude, proche de 20 %, était endémique. Les trois premières années et demie d’exploitation se sont soldées par 70 millions de dollars de pertes ! Ce n’est qu’en 2018, que l’opération est revenue dans le vert : avec un résultat de 3 millions de dollars. Boston apporte enfin son écot aux résultats du groupe, en croissance de 15 % l’année dernière ! « Les premières années ont été très difficiles, convient JeanPierre Farandou, mais nous n’avons pas lâché et nous avons engagé les moyens et les expertises nécessaires pour remettre tout le système en ordre de marche. » Selon le site CommonWealth, la société a bien hésité à se retirer en 2016. « Nous avons eu à cette époque une discussion franche avec le MBTA [l’autorité de transports publics de Boston] au sujet des investissements à lancer pour

« Les premières années ont été très difficiles, mais nous n’avons pas lâché, et nous avons engagé les moyens nécessaires » JEAN-PIERRE FARANDOU

PDG de Keolis

améliorer et moderniser à la fois l’infrastructure et les trains », confirme M. Farandou. « Au départ, la relation entre nous et Keolis était très tendue, relate pour sa part Dan Grabauskas, le patron du MBTA. Et puis, cela s’est apaisé. » L’Etat a consenti un effort de 66 millions de dollars pour financer de nouveaux travaux sur le réseau. Au-delà de l’infrastructure, les premiers temps de Keolis ont parfois été cocasses, rappelle Clément Michel, le dirigeant de Keolis en Amérique du Nord qui a accueilli un groupe de journalistes à Boston. « Dans un dépôt de train, nous avons découvert un système de pointage organisé par certains salariés pour déclarer [et se faire payer] 16 heures de travail par jour

La crise du sucre secoue la filière betteravière française Après la décision de l’allemand Südzucker de réduire la voilure en France, Cristal Union a annoncé la fermeture de 2 de ses 10 usines

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ous les yeux sont fixés sur le cours du sucre à New York, qui oscille depuis le début de l’année entre 12,5 et 13 cents la livre, un niveau guère rémunérateur. Mais un peu moins amer que le seuil des 11 cents franchi à la baisse le 1er octobre 2018, un an jour pour jour après la fin des quotas sucriers européens. La libéralisation du marché du sucre a entraîné une crise de surproduction suivie d’une chute du prix de la matière première et suscite une nouvelle vague de restructuration de la filière betteravière européenne. Elle touche tout particulièrement la France. La coopérative Cristal Union, connue pour sa marque Daddy, a annoncé, mercredi 17 avril, lors d’un comité central d’entreprise, le projet de fermeture de deux de ses dix usines. L’une de 90 salariés, la sucrerie de Bourdon, située à Aulnat (Puy-de-Dôme), et l’autre de 150 salariés à Toury (Eure-et-Loir). L’usine de conditionnement d’Erstein (Bas-Rhin) sera également touchée par un plan de suppression de 70 emplois lié à la réduction de moitié de son volume de production. C’est un nouveau coup dur après la décision de l’allemand Südzucker de réduire la voilure en France. Il s’apprête à arrêter la production de deux des quatre sucreries de sa filiale hexagonale Saint Louis Sucre. Les jours de l’usine de Cagny (Calvados) et de celle d’Eppeville (Somme) sont comptés. Sans oublier un arrêt de l’activité de conditionnement sur son site de Marseille. Au total, 130 emplois salariés sont menacés. A priori, le couperet devrait tomber en 2020. L’onde de choc se propage à toute une filière agricole française. La Confédération générale des planteurs de betteraves (CGB), forte de

ses 26 000 adhérents, s’est immédiatement mobilisée dès l’annonce de Südzucker. Avec l’appui des élus et du ministre de l’agriculture, elle a organisé des manifestations au siège du groupe coopératif allemand, à Mannheim, et auprès des deux sites menacés. Didier Guillaume affirmant être prêt à soutenir les agriculteurs. Des planteurs sans alternative Le millier de planteurs qui apportent leurs betteraves à Cagny n’ont pas d’alternative, car ce site est isolé. La situation est différente pour les 1 500 fournisseurs du site d’Eppeville. Près de 60 % d’entre eux pourraient livrer leur marchandise à une autre usine de Saint Louis Sucre ou à des concurrents. De même, dans le cas de Cristal Union, les 450 planteurs auvergnats n’ont que l’usine de Bourdon pour valoriser leur production. Alors que ceux qui travaillent pour Toury auront d’autres débouchés voisins. Les élus et le ministre de l’agriculture, appuyant la CGB, s’en sont pris à Südzucker, affirmant que son plan de restructuration empêchait la reprise des deux sites, en laissant sur place une simple activité de stockage. Reste à savoir si un repreneur est intéressé. Quant à Tereos, premier groupe coopératif sucrier français, connu pour ses marques La Perruche et Béghin Say, il se refuse à tout commentaire. Toutefois, Alexis Duval, le président de son directoire, souhaite redire que le groupe n’a « pas de fermeture de sites prévue », tout en rappelant que Tereos a déjà arrêté 8 sucreries en France ces vingt dernières années et en possède désormais 9. La précédente crise date de 2006, lorsque Bruxelles avait décidé de réduire le prix du sucre, entraînant

la disparition de près de la moitié des sucreries européennes. L’objectif, aujourd’hui, est de saturer les usines pour accroître la compétitivité. Chacun souhaite étendre la durée de campagne, c’est-à-dire de broyage et de transformation de la betterave, pour mieux amortir de très lourds investissements. Quand la fin des quotas s’est profilée, tous les industriels, Tereos, Cristal Union comme leurs deux homologues allemands, Südzucker et Nordzucker, ont incité les planteurs à augmenter de 20 % la surface cultivée en betteraves. Résultat, l’Europe s’est retrouvée à la tête d’une récolte record. Et un stock de 3 millions de tonnes. Sauf qu’au même moment, au Brésil, en Thaïlande et en Inde, la cueillette de la canne était plus que généreuse. Le cours du sucre a plongé. Pris à contre-pied, les industriels européens ont vu leurs comptes virer au rouge en 2018. Et ils n’attendent pas un retournement de marché très rapide. Südzucker a estimé, fin mars, que le résultat opérationnel de son activité sucrière serait encore déficitaire de 200 à 300 millions d’euros en 2019. En France et, dans une moindre mesure, ailleurs en Europe. Nordzucker ferme une usine en Suède et Südzucker deux en Allemagne et une en Pologne. Nul ne sait encore jusqu’où ira la reconfiguration de l’industrie sucrière européenne. Dans ce contexte tendu, Tereos doit négocier un virage délicat. Confrontée depuis des mois à une fronde de coopérateurs et une profonde crise de gouvernance, la coopérative, qui a besoin de carburant financier, prépare une ouverture de capital. Le sujet sera au menu de l’assemblée générale du 26 juin. p laurence girard

au lieu des huit qu’ils effectuaient. Pour y répondre, nous avons mis en place un pointage avec empreinte digitale. » Dans les ateliers de maintenance, « tout était également compliqué, relève Ernest Piper, le patron de la production industrielle. Rien n’était organisé, planifié ou même enregistré. Bref, aucun process standard n’avait été mis en place. » « Cela ressemblait au rail britannique des années 1980, tant en termes de culture, de technologie ou de management, résume David Scourey, le patron gallois dépêché par Keolis pour redresser l’opération bostonienne. Pour y répondre, outre l’apport de cadres expérimentés venus d’Europe, nous avons multiplié les plans d’actions pour régler chaque problème rencontré. Nous avons également largement digitalisé nos opérations en lançant plus d’une vingtaine d’applications tant pour l’organisation interne que pour la communication ou la distribution de tickets. » Début 2019, la ponctualité des trains atteint 91 %, contre 84 % en 2015, tandis que les usagers reviennent dans les trains. « Aux Etats-Unis, le réflexe du train n’existe plus. Les gens préfèrent leur voiture, quel que soit le niveau d’embouteillage ou le prix exorbitant d’une place de parking, explique Clément Michel. Nous avons sensibilisé le MBTA, qui récupère l’ensemble des recet-

MÉD IAS

Europe 1 : motion de défiance contre Arnaud Lagardère Une motion de défiance contre Arnaud Lagardère, PDG d’Europe 1, a été adoptée, jeudi 18 avril, lors d’une assemblée générale des salariés de la radio. Ils protestent contre une « absence de stratégie » face à la chute des audiences. M. Lagardère avait décidé, il y a deux ans, de prendre la tête de la radio, et la motion le désigne comme « responsable au premier chef de la situation dans laquelle se trouve l’entreprise aujourd’hui ». Europe 1 est passée sous la barre des 6 % d’audience cumulée au premier trimestre. COMMER C E

Impact modeste du « nouvel Alena » sur l’économie américaine Le nouvel Accord nord-américain de libre-échange entre les Etats-Unis, le Canada et le Mexique aura un impact « modéré », a estimé, jeudi 18 avril, la Commission américaine du commerce internationale. Cet organisme indépendant a calculé que, s’il est pleinement appliqué, il se traduira par un gain de 68,2 milliards de dollars (60,6 milliards d’euros) pour le PIB (+ 0,35 %) et 176 000 créations d’emplois (+ 0,12 %). SOC IAL

En 2018, baisse de 1,5 % de l’emploi à domicile L’emploi à domicile a poursuivi son recul, au quatrième trimestre 2018, avec la baisse du nombre d’employeurs, qui est repassé sous la barre de 1,9 million pour la première fois depuis début 2007, selon les données publiées, vendredi 19 avril, par l’Agence centrale des organismes de sécurité sociale. Il s’élevait à 1,896 million au 31 décembre 2018, soit un recul de 0,8 % sur un trimestre, après une diminution de 0,2 % les trois mois précédents, et une régression de 1,5 % sur un an.

tes de billetterie, à cet aspect et mis en place un partage des recettes supplémentaires de tickets, ce qui nous incite à lancer des offres pour attirer les Bostoniens dans les trains le week-end ou pour certains événements, comme les grands matchs ou concerts. »

« Augmenter les fréquences » « Pour donner envie de venir dans les trains, il faut également augmenter leur fréquence pendant la journée, assure Russel Holmes, un député de l’Etat du Massachusetts. Aujourd’hui, il y en a le matin et le soir, mais presque rien entre… » L’élu s’est battu ces dernières années pour doter les quartiers afro-américains du sud de Boston de nouvelles gares et pour que les trains s’y arrêtent : « Grâce à ces gares, la fréquentation a triplé sur ma ligne. Il faut continuer ! » « L’ajout de nouvelles fréquences reste du ressort du MBTA, mais nous discutons avec eux pour les convaincre », assure M. Farandou. Alors que la fin du contrat est prévue en 2022, le PDG de Keolis souhaiterait obtenir une prolongation, prévue au contrat. Pour l’instant, l’Etat réserve sa réponse. « Si nous l’obtenons, nous devrions être à l’équilibre financier sur l’ensemble de la durée du contrat. » Et ainsi, conjurer enfin la malédiction du homard. p philippe jacqué

LES CHIFFRES 5,93 MILLIARDS C’est, en euros, le chiffre d’affaires affiché par Keolis, la filiale de la SNCF en charge du transport urbain. C’est une augmentation de 10 % par rapport à 2017. En dix ans, le chiffre d’affaires à l’international est passé de 566 millions d’euros à 2,7 milliards d’euros. Celui de la France a augmenté de 1,8 à 2,8 milliards d’euros.

392 MILLIONS C’est, en euros, la marge opérationnelle de l’opérateur pour 2018. Il représente 6,6 % du chiffre d’affaires. Cette marge progresse de 15 % sur un an, grâce à l’amélioration de la profitabilité des contrats à la fois en France et à l’international, notamment le contrat de Boston, désormais bénéficiaire.

79 MILLIONS C’est, en euros, le résultat net de Keolis, qui sera distribué à ses actionnaires, la SNCF (qui détient 70 % de la société) et la Caisse des dépôts et placement du Québec (30 %).

Samsung : quand l’écran plie… mais ne fonctionne pas

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amsung, le premier constructeur mondial de smartphones, qui avait été obligé, en 2016, de renoncer à la commercialisation de ses Galaxy Note 7 trois mois après leur lancement – plusieurs exemplaires s’étant embrasés en raison d’un défaut de la batterie –, va-t-il au-devant d’un nouvel accident industriel ? A quelques jours de l’arrivée sur le marché du Galaxy Fold, un téléphone révolutionnaire à l’écran pliant, la question peut légitimement se poser. Plusieurs journalistes américains qui s’étaient vu confier un exemplaire du produit en amont de sa sortie ont, en effet, rencontré des soucis avec l’appareil dont l’écran se mettait à clignoter, quand il ne virait pas au noir sur tout ou partie de sa surface. « L’écran de mon Galaxy Fold est complètement cassé et inutilisable après seulement deux jours d’utilisation. Difficile de dire si ce problème est répandu ou non », indique ainsi, mercredi 17 avril, Mark Gurman de l’agence Bloomberg. Pour l’équipe du magazine spécialisé The Verge, les soucis sont apparus après à peine un jour… Au total, la revue américaine a déjà recensé trois témoignages similaires. Pour deux d’entre eux, le proUNE BIEN MAUVAISE blème pourrait venir d’un problème de prise en main, puisque leurs utiliPUBLICITÉ POUR sateurs ont retiré le film de protection du téléphone, dont Samsung LE GALAXY FOLD, précise que son retrait « pourrait endommager » l’appareil. QUI DOIT ÊTRE Dans une première réaction, le VENDU AU PRIX constructeur sud-coréen a fait savoir, jeudi 18 avril, qu’il allait « inspecter DE 2 020 EUROS minutieusement » les unités défaillantes. Par ailleurs, il promet d’informer plus clairement les consommateurs des risques qu’entraînerait le retrait du film de protection. Une porte-parole de Samsung aux Etats-Unis a indiqué qu’aucun report n’était prévu pour le lancement de l’appareil. Dans une précédente communication, le fabriquant avait assuré, vidéo à l’appui, avoir fait subir des tests au Galaxy Fold permettant de garantir que celui-ci était assez robuste pour être plié et déplié au moins 200 000 fois. D’ores et déjà, ces signalements, qui posent la question de la fiabilité du smartphone, portent un dur coup à Samsung. Une bien mauvaise publicité pour le Galaxy Fold qui doit être commercialisé à partir du 3 mai, au prix de 2 020 euros. Déjà, à l’époque du lancement du Galaxy Note, l’empressement de Samsung à sortir rapidement son produit pour devancer la concurrence avait été pointé du doigt pour expliquer les défauts de conception de l’appareil. Le constructeur est-il de nouveau tombé dans le même travers ? Car Samsung n’est pas le seul à vouloir séduire les consommateurs avec un téléphone pliable. Son concurrent, Huawei, qui ambitionne de lui confisquer le titre de premier constructeur mondial, a également présenté un produit de ce type, le Mate X, fin février, au Mobile World Congress de Barcelone. La date de commercialisation n’a pas été donnée à l’époque, mais elle pourrait intervenir d’ici à cet été. Rien ne saurait plus ravir, d’ici là, le constructeur chinois qu’un faux pas de son rival. p vincent fagot


14 | économie & entreprise PERTES & PROFITS | UBER p a r p hil ip p e e s ca nde

Des milliards pour supprimer le chauffeur Etes-vous un bon conducteur ? L’institut Ipsos a posé la question à un échantillon de conducteurs européens pour le compte de Vinci Autoroutes. La réponse est largement positive pour soimême et franchement négative pour les autres. Plus de la moitié des personnes interrogées s’estiment calmes et vigilantes, mais jugent que leurs voisins sont irresponsables. Ainsi, 97 % des conducteurs reconnaissent qu’il est dangereux de consulter et d’envoyer des SMS en route, mais près du quart d’entre eux admettent le faire parce que, évidemment, ils connaissent leurs propres limites. L’inattention est la première cause de mortalité sur les routes. Que tout le monde se rassure, il sera bientôt beaucoup moins hasardeux d’écrire à son chéri, à ses enfants ou à son patron pendant le trajet, puisqu’il deviendra inutile de surveiller la route et même de tenir le volant. La voiture autonome frappe à la porte. BMW nous promet ses premiers modèles pour 2021. Pas étonnant que l’argent pleuve à torrent sur ce secteur qui laisse entrevoir une rupture totale dans la plus célèbre industrie mondiale. Toyota et le financier japonais Softbank ont annoncé, vendredi 19 avril, qu’ils allaient investir ensemble près d’un milliard de dollars (888 millions d’euros) dans la filiale « véhicules autonomes » d’Uber. Celle-ci, qui n’est pour l’instant qu’un grand laboratoire de recherche, est donc désormais valorisée plus de 7 milliards de dollars. Une bonne nouvelle pour le roi des plates-formes de réservation de taxis, à la veille de son introduction en Bourse. De quoi lui permettre d’atteindre la valorisation boursière stratosphérique de 100 milliards de dollars, soit deux fois plus que la valeur combinée de Renault et de PSA (40 milliards d’euros). Cette sainte alliance du financier, de la start-up et du cons-

tructeur automobile arrange tout le monde. Pour Uber, le pari de la voiture autonome est un passage presque obligé pour espérer un jour gagner de l’argent, alors qu’aujourd’hui le revenu du chauffeur représente près de la moitié des coûts du service. Pour le constructeur aussi, l’enjeu est existentiel. Si toute voiture de moyenne gamme peut avancer toute seule dans un embouteillage en se calant sur la voiture qui la précède, le passage à l’autonomie complète n’est pas si simple. Entre le niveau 3 existant, avec une conduite sécurisée et quasi autonome sur l’autoroute, et le niveau 4 (je ne touche plus du tout le volant et peux envoyer mes SMS tranquillement), le fossé est considérable. Paris risqués Aucun industriel du secteur n’a envie de vivre le cauchemar actuel de Boeing avec son 737 MAX qui s’écrase à cause d’un logiciel défaillant. Résultat : les coûts promettent de s’envoler et de donner naissance à des voitures si chères qu’elles seraient réservées à des acheteurs qui n’en ont pas besoin, car ils ont déjà un chauffeur privé. De fait, il faut développer un usage qui rentabilise ces gros bijoux. D’où les taxis. Les financiers arrivent au secours de fabricants de voitures confrontés à un mur d’investissements technologiques historique. Tous les constructeurs ne sortiront pas indemnes de cette nouvelle aventure qui nécessite de multiplier les alliances et les paris risqués. Un gagnant pourtant émerge déjà : la Californie. Ce royaume du logiciel est incontournable pour tous les industriels et financiers qui s’intéressent au sujet, qu’ils soient américains, européens ou asiatiques. Comme pour la précédente révolution, celle de l’Internet, ce coin de terre entre Pacifique et montagnes, est le laboratoire du monde. p

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Le « Financial Times » fête son millionième abonné Le quotidien économique britannique a réorganisé son fonctionnement autour du Web, et mis la pression sur les coûts londres - correspondance

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es employés du Financial Times ont trouvé sur leur bureau, le 1er avril, une petite bouteille de champagne au goulot saumon, la couleur caractéristique du quotidien financier britannique. Pas de poisson d’avril ici, mais un motif de célébration : un million d’abonnés. Un record historique. Un peu plus des trois quarts d’entre eux sont abonnés en ligne, les autres continuant de

LES CHIFFRES 175 000 C’est le nombre d’exemplaires vendus par le Financial Times au Royaume-Uni, contre 200 000 en 2016. Loin du pic d’un demimillion atteint en 2002.

50 LIVRES C’est le montant de l’abonnement en ligne (soit 58 euros) par mois dans sa version « premium ».

383 MILLIONS C’est, en livres, le chiffre d’affaires du FT en 2018, soit 442 millions d’euros. Le bénéfice opérationnel s’élève à 25 millions de livres.

2,5 MILLIONS C’est le nombre d’abonnés au Wall Street Journal, l’incontournable géant des milieux d’affaires américains.

recevoir l’édition imprimée. Près du tiers est installé au RoyaumeUni, suivi par l’Europe, le reste se répartissant entre les Etats-Unis et l’Asie. L’objectif, atteint avec un an d’avance, avait été fixé en 2015. Cette année-là, le FT avait été racheté par Nikkei pour 1,3 milliard de dollars (1,15 milliard d’euros au cours actuel). Le groupe japonais de journaux et d’information – qui a donné son nom au principal indice boursier du pays, le Nikkei 225 – avait été convaincu du prestige mondial de la marque dans le monde des affaires, mais aussi de sa stratégie commerciale : puisque la publicité en ligne rapportait peu, et que la version imprimée disparaissait progressivement, la seule façon de rentabiliser un tel quotidien de 550 journalistes était de faire payer ses lecteurs en ligne. Le FT a toujours choisi de faire payer ses lecteurs. Dès 2002, à rebours des grands quotidiens internationaux, il a imposé un paywall. Sa mise en place a largement évolué avec les années, mais le concept reste le même : hormis quelques rares articles gratuits pour les visiteurs peu fréquents, il faut mettre la main à la poche. L’abonnement en ligne est assez élevé, atteignant 50 livres (58 euros) par mois dans sa version « premium ». Réussir un tel basculement a nécessité un profond aggiornamento au niveau interne. « Autrefois, le site était une petite équipe en marge du journal. Aujourd’hui, les pages actualité du journal sont dérivées du site Web et produites par une petite équipe en marge du site », explique Robert Shrimsley, le directeur éditorial du quotidien. Les articles sont tous publiés prioritairement en ligne. Charge

La croissance des abonnements du « FT » ne signifie pas pour autant que le journal croule sous l’argent à quelques éditeurs de piocher le soir dans ce contenu pour élaborer le quotidien papier. Les chefs de service ne sont plus chargés de leurs « pages », qui sont préparées par d’autres, mais doivent superviser le contenu en ligne qu’ils produisent. « Cela évite de commander des articles en fonction de la place disponible dans une page, et permet de se concentrer sur la meilleure façon de présenter le sujet sur Internet, souligne M. Shrimsley. Nous utilisons ainsi beaucoup plus de graphiques qu’avant. » La bible de la City A l’image du Guardian, qui a récemment réduit la quantité d’articles produits, le Financial Times a décidé de mieux hiérarchiser son information en ligne, évitant de changer en permanence la « une » de son site pour réagir aux dernières informations. « Nous n’essayons pas d’être en concurrence avec les agences de presse, observe Robert Shrimsley. Désormais, Associated Press a même des robots qui publient des articles sur les résultats des entreprises. Nous devons offrir plus de valeur que ça. Les gens nous lisent pour être informés, mais aussi pour comprendre. » La croissance des abonnements du FT ne signifie pas pour autant que le journal britannique croule

sous l’argent. En 2017, il était tout juste à l’équilibre, le bénéfice net étant de 5,3 millions de livres (6 millions d’euros). Pour 2018, les comptes complets ne sont pas encore publiés, mais le groupe annonce un bénéfice opérationnel de 25 millions de livres (28 millions d’euros), pour un chiffre d’affaires de 383 millions de livres (442 millions d’euros). Un site d’information demeure bien moins rentable que le produit imprimé d’autrefois. Le virage est pourtant nécessaire. La chute de l’édition papier semble inexorable. D’un pic d’un demi-million d’exemplaires au Royaume-Uni en 2002, le quotidien est passé à 400 000 exemplaires en 2009, 300 000 en 2012, 200 000 en 2016 et est désormais à 175 000. Dans ce contexte, les dépenses demeurent très contrôlées et les notes de frais strictement encadrées. « Les cadres du journal n’ont pas idée de la pression qui pèse sur les journalistes, notamment au niveau des secrétaires de rédaction et de la mise en page », témoigne un vétéran du journal, qui évoque le recours de plus en plus courant aux pigistes. S’il est la bible de la City, le FT peine à s’imposer aux Etats-Unis, où le Wall Street Journal reste l’incontournable géant des milieux d’affaires américains, avec 2,5 millions d’abonnés. Comme un symbole, le Financial Times va déménager en mai. Le bâtiment au bord de la Tamise où il est actuellement situé appartient à Pearson, son propriétaire avant l’acquisition par Nikkei. En passe d’avoir réussi son virage à l’ère du numérique, le quotidien va retourner à Bracken House, où il était historiquement installé. p eric albert

dossier

Affaire Conforama : « Challenges » devant la cour d’appel de Paris pour la liberté d’informer

spécial

Le magazine avait dû retirer de son site un article consacré aux déboires de l’enseigne

CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX

L’

affaire avait fait grand bruit il y a un plus d’un an et suscité une forte émotion parmi les organes de presse et chez les journalistes, qui avaient dénoncé une censure inadmissible au nom du secret des affaires. En janvier 2018, l’hebdomadaire économique Challenges avait été obligé de retirer de son site, sous peine d’une astreinte de 10 000 euros par jour, un article consacré aux déboires financiers de Conforama, filiale du groupe sud-africain Steinhoff, après une condamnation du tribunal de commerce de Paris, statuant en référé. Il lui avait été aussi signifié de ne plus publier d’information sur ce sujet. Le juge s’était fondé sur une disposition du code de commerce – contenue dans l’article 611-15 –, prévoyant une obligation de confidentialité lorsqu’une entreprise est placée sous mandat ad hoc, une procédure d’aide aux entreprises en difficulté. Jeudi 18 avril, le magazine – qui avait reçu après la première décision de justice le soutien d’une vingtaine de sociétés de journalistes, de l’association Reporters sans frontières ou encore du collectif Informer n’est pas un délit – et la grande enseigne de distribu-

tion de meubles et d’électroménager se sont retrouvés devant la cour d’appel de Paris. Un moment important, avait estimé lundi Claude Perdriel, président des éditions Croque Futur, qui regroupent Challenges et d’autres publications. « La liberté de la presse est une chose indispensable en démocratie », avait-il dit. Pour sa part, le directeur de la rédaction de l’hebdomadaire, Vincent Beaufils, avait estimé que « pour la presse économique, c’est particulièrement important, alors qu’un glacis est en train de se former avec la loi sur le secret des affaires ». Après le rejet en février d’une demande de question prioritaire

La question a été de savoir si l’hebdomadaire participait à un débat d’intérêt général en publiant cette information sur le distributeur

de constitutionnalité, la question au cœur de l’audience de jeudi a été de savoir si Challenges participait à un débat d’intérêt général en publiant cette information sur Conforama. Dans sa plaidoirie, l’avocat de Challenges, Me Didier Leick, a souligné « l’importance de cette affaire » soulevée par l’interdiction de cet article, que le président de la chambre a lu au début de l’audience. Un papier de « 32 lignes, un titre, une photo, une légende, deux intertitres… » qui se contentait d’évoquer au conditionnel la procédure de mandat ad hoc mise en œuvre par Conforama sans entrer dans les détails. « Voilà la gravité du crime et la noirceur du mobile qui est l’information de notre lectorat et plus largement du public », déclare-t-il. « Confidentialité des procédures » Pour étayer son raisonnement, l’avocat du magazine économique a tenu à souligner les différences de son dossier avec une affaire déjà jugée qui a fait jurisprudence, opposant un groupe spécialisé dans le béton préfabriqué à un site d’informations financières spécialisé dans le suivi de l’endettement des entreprises. Tout cela pour démontrer le bien-

fondé de la démarche de Challenges dont l’intérêt était, a-t-il dit, « d’informer le public sur un sujet d’intérêt général ». « Caricatures », lui a répondu son confrère, Me Louis-Marie Pillebout. La liberté de la presse n’est pas en danger, a-t-il assuré, soutenant que « ce sont ces caricatures qui expliquent l’émotion ». Il a expliqué que la révélation d’une recherche d’un financement de 200 millions d’euros avec l’aide de la banque Rothschild avait motivé la démarche de son client. « Ce qui était craint par Conforama, c’était que ces articles de presse ne mettent en péril ces discussions extrêmement délicates menées sous l’égide du mandat ad hoc », a-t-il souligné, déplorant une « polémique entretenue par Challenges ». Il a écarté tout secret des affaires, puisque, a-t-il poursuivi, de nombreux articles avaient déjà été écrits sur les difficultés de l’enseigne. « Votre décision est très attendue, a-t-il lancé au juge, par ceux qui dans notre pays font profession de redresser les entreprises (…). Ces professionnels sont extrêmement attachés à la confidentialité de ces procédures. » La décision sera connue le 6 juin. p françois bougon


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PLEIN CADRE

Primark, le rouleau compresseur de la « fast fashion » Centres commerciaux et villes se battent pour accueillir un de ces supermarchés de vêtements low cost. Et ce, en dépit d’une image sociale et environnementale médiocre et d’un impact néfaste sur le reste des commerces

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egardez, nous étions plus de 2 000 à attendre », raconte, smartphone en main, une cliente, Ouarda Laroui, trois jours après l’inauguration à Bordeaux, le 12 avril, du quinzième Primark de France depuis son implantation en 2013. Lundi 15 avril, un magasin a ouvert à Bruxelles, puis, le lendemain, à Belfast. A Birmingham, plus de 115 millions d’euros ont été investis pour ouvrir une surface de 14 800 m². Partout, l’enseigne fondée en 1969 à Dublin connaît un succès phénoménal. La filiale du conglomérat AB Foods pèse plus de 5,1 milliards d’euros de chiffre d’affaires. Elle exploite 367 magasins dans 11 pays. Tous s’étendent sur plus de 4 000 m², soit la taille d’un supermarché. Les copines s’y fournissent en gloss, en strings et en tongs à 1 euro ou en simili Converse pour 11 euros. Les parents y équipent leurs enfants de la tête aux pieds. « Primark, c’est une destination, comme peut l’être Ikea », observe Hélène Janicaud, directrice des études chez Kantar Worldpanel. La moitié de sa clientèle provient de familles nombreuses. « Majoritairement, les clients sont issus de milieux modestes, populaires », selon Mme Janicaud. Avec des tarifs « 50 % moins élevés que chez H&M », calcule Mme Janicaud, ce « souk » version 2019 pousse à la surconsommation. « On a beaucoup de produits pour un petit prix », avance un couple en sortant du magasin de Bordeaux. TAPIS ROUGE

La formule a rebattu les cartes de tous les marchés sur lesquels Primark s’est implanté. En Allemagne, où elle est entrée en 2010, la marque a ringardisé Karstadt et Kaufhof. En Espagne, dès son arrivée en 2006, Primark a chipé des parts de marché à Inditex, gérant des magasins Zara, et s’est hissé à la troisième place du marché, avec 45 magasins en 2018. Au Royaume-Uni, le roi du petit prix fait figure de bête curieuse. Dans un pays où les faillites de distributeurs s’enchaînent, la filiale aux 189 magasins ouvre à tout-va. En 2018, ses ventes ont progressé de 5,3 %. En France, l’enseigne irlandaise se joue de la crise que traverse le

marché de l’habillement depuis dix ans. Sa part de marché atteint 2,3 %, en volume, selon Kantar Worldpanel. Soit un point de moins seulement que H&M, présent dans l’Hexagone depuis plus de vingt ans. Primark est désormais l’un des rares distributeurs, avec l’allemand Lidl et le néerlandais Action, à ouvrir des magasins sur notre territoire. Dès lors, les promoteurs de centres commerciaux lui déroulent le tapis rouge. Les Unibail-Rodamco et Klépierre espèrent que Primark soit leur nouvelle locomotive et tire la fréquentation de leur galerie, à l’heure où Internet lamine les ventes des boutiques. A leurs yeux, l’enseigne est, à elle seule, la promesse d’une galerie bondée, de parkings saturés et, donc, de loyers réévalués. Au Havre, depuis l’arrivée de Primark en 2018, ce sont un million de visiteurs supplémentaires qui ont arpenté les Docks Vauban. A Marseille, dans le centre Grand Littoral, l’impact est du même ordre. A Coquelles (Pas-de-Calais), la foncière Carmila rêve de ce jackpot. Le magasin Primark de 4 000 m² prévu en 2020 doit ranimer le Cité Europe, centre ouvert en 1995 à proximité du terminal Eurotunnel. Dix-huit mois de travaux sont budgétés. Ceetrus, propriétaire du centre de Bordeaux-Lac, a aussi beaucoup investi pour créer les 4 100 m² de son magasin. Plus de 22 millions d’euros de travaux auraient été déboursés par la foncière du groupe Auchan. Pourtant, le centre aligne déjà pléthore de boutiques de mode : Kiabi, Zara et autres Naf-Naf. Alors pourquoi un Primark ? « L’enseigne était très attendue de notre clientèle », explique Hélène Poitevin, directrice du centre. En fait le groupe espère

En Allemagne, en Espagne ou au Royaume-Uni, la formule a rebattu les cartes de tous les marchés où l’enseigne s’est implantée

L’inauguration du magasin Primark de Bordeaux-Lac, vendredi 12 avril. SEBASTIEN ORTOLA/REA

ainsi sécuriser l’avenir de ce centre, dont la fréquentation s’est érodée à 7 millions de personnes par an. Il y va de l’avenir du magasin Auchan qui génère 190 millions d’euros de ventes. A Noyelles-Godault (Pas-de-Calais), Primark doit aussi permettre d’endiguer le reflux de clientèle en hypermarché. Ceetrus a réduit d’un tiers la surface d’Auchan pour laisser 5 000 m² à l’enseigne au sein du centre Aushopping. Elle ouvrira fin 2019. Le maire de Noyelles-Godault l’attend comme le Messie. Car, dans cette ville où le taux de chômage excède les 15 %, le magasin promet « la création de 300 emplois », note Jean Urbaniak. Quinze ans après la liquidation de Metaleurop, qui a entraîné 830 suppressions d’emplois, la ville ne peut se passer de ces postes « peu qualifiés et adaptés aux jeunes », estime le maire, qui a plaidé sa cause devant la Commission nationale d’aménagement commercial pour décrocher son autorisation il y a deux ans. Jeudi 4 avril, le maire d’Echirolles (Isère) est lui aussi monté à Paris pour défendre le projet d’un Primark au sein du futur Grand’Place voulu par Klépierre. Son Carrefour et sa galerie sont mal en point, rapporte Le Dauphiné. L’enseigne serait aussi un remède aux maux des centres-villes, dont les boutiques se vident. A Toulouse, rue Rémusat, le Primark, ouvert fin 2018, s’est installé dans l’ancien grand magasin Au Capitole, un bâtiment Art nouveau qu’occupaient les Galeries Lafayette jusqu’en 2013. « Très

belle restauration », salue Philippe Roncalli, président de la Fédération des commerçants. A Orléans, François Foussier verrait bien un Primark en centre-ville. Le taux de vacance y est « très faible », mais l’adjoint au maire chargé du commerce « s’est posté à l’entrée d’un Primark » et en a conclu « qu’il valait mieux l’avoir en centre-ville qu’en périphérie ».

« Les élus n’ont pas l’honnêteté de compter le nombre d’emplois qui risquent d’être détruits » SYLVIE DEBREYNE

L’INQUIÉTUDE GAGNE

Cette vision idéaliste irrite. A commencer par les associations de commerçants. « Les élus n’ont pas l’honnêteté de compter le nombre d’emplois qui risquent d’être détruits localement », déplore Sylvie Debreyne, présidente de l’Union du commerce douaisien, opposée au projet de Noyelles-Godault. Car le groupe irlandais se révèle redoutable. Son expansion s’est faite au détriment de plusieurs enseignes. Pimkie, qui a fermé 37 magasins en 2018, a déjà payé un lourd tribut. H&M réagit aussi. Discrètement, la filiale du suédois toilette son réseau de magasins, en fermant ceux qui sont à la peine, selon un élu syndical. A Gennevilliers (Hauts-de-Seine), dans le centre Qwartz, Carrefour a réduit le rayon textile de son hypermarché au strict minimum dès son inauguration en 2014 au côté de Primark. L’inquiétude gagne. « Primark est connu pour siphonner les centres-villes », déplore Mme Debreyne, à Douai (Nord). L’enseigne est si attractive que ses clients y dépensent beaucoup, sans accorder le moindre euro à ses voi-

présidente de l’Union du commerce douaisien sins. « C’est un trou noir qui aspire les flux de clientèle sans en générer d’autres », décode Bertrand Boullé, coprésident de Mall & Market, spécialiste du commerce. A Bordeaux-Lac, l’effet est déjà flagrant. Mardi 16 avril, la responsable d’un magasin concurrent se désespérait de « voir tous ces clients aller chez Primark ». Dès lors, beaucoup ferraillent contre l’arrivée de l’enseigne low cost. A Bayonne (Pyrénées-Atlantiques), les commerçants ont eu gain de cause. A Montpellier, dans le centre Odysseum, l’ouverture prévue fait l’objet de deux recours. Le sujet est sensible. La foncière de ce centre, Klépierre, a obtenu l’aval des autorités en mars, mais se refuse à communiquer sur le sujet. Pas de quoi freiner les ambitions de Primark. Calais (Pas-de-Calais), Montpellier, Strasbourg, BelleEpine (à Thiais, dans le Val-deMarne) et Plaisir (Yvelines) : ses projets d’implantation se multiplient. Elle cherche aussi un emplacement dans la capitale.

Rien ne semble l’arrêter. Pas même une image sociétale et environnementale fort médiocre. En magasin, ses clients restent sourds aux critiques qui entourent le concept même de Primark, symbole de cette « fast fashion » qui menace l’environnement. Son image a pourtant été maintes fois écornée. En 2013, l’effondrement du Rana Plaza, à Dacca, avait notamment suscité l’indignation : 1 129 personnes avaient trouvé la mort dans cet immeuble où un soustraitant fabriquait des vêtements pour l’enseigne. Et depuis, les ONG alertent régulièrement ses clients sur les travers de cette mode produite à bas prix et en gros volumes. Le collectif L’Ethique sur l’étiquette a organisé une manifestation devant le magasin de Toulouse le jour de son inauguration, le 17 octobre 2018, pour dénoncer aussi « ce désastre écologique ». Mais rares sont les consommateurs à lire les étiquettes indiquant la provenance des vêtements qu’ils achètent. « On ne regarde que le prix », assurent Laurine et Solene Kieken, des sœurs de 18 et 21 ans, venues à Bordeaux. Aux yeux de ces jeunes consommateurs, l’impact environnemental des vêtements n’est pas un sujet. A l’hôtel de ville d’Orléans, l’argument ne semble pas non plus porter. « On met beaucoup de choses derrière le thème de l’environnement », juge M. Foussier, adjoint chargé du commerce, en appelant en revanche à des opérations de « recyclage des vêtements », en centre-ville. p juliette garnier


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Bruno Le Maire, ministre de l’économie, Laurence Boone, économiste en chef à l’OCDE, et Mark Leonard, directeur de l’European Council on Foreign Relations, étaient les invités du Club de l’économie du « Monde », jeudi 18 avril

« L’Europe ne doit plus avoir peur de sa puissance » Le ministre de l’économie, Bruno Le Maire, juge urgent de bâtir une souveraineté européenne capable de tenir tête aux volontés hégémoniques des Etats-Unis et de la Chine Pour le ministre de l’économie, il faut tenir tête à l’agressivité américaine et aux pratiques commerciales déloyales chinoises. Bruno Le Maire vient de publier Le Nouvel Empire. L’Europe du vingt et unième siècle (Gallimard, 112 pages, 10 euros). La souveraineté européenne, n’est-ce pas une idée très française ? La France reste le pays qui donne l’impulsion à l’Europe. Emmanuel Macron est le seul leader européen à ne cesser de faire des propositions pour le futur de l’Union européenne. Nous attendons toujours la vision de l’Europe pour les vingt-cinq prochaines années de la part du gouvernement allemand ou de l’Italie. Mais la grandeur de la France ne sera pas dans sa projection dans l’Europe, mais dans sa capacité à faire de l’Europe un grand projet politique. La souveraineté, c’est simplement la liberté de décider. Cette préoccupation est-elle nourrie par les conflits commerciaux avec les Etats-Unis ? Je suis fier que l’Union et la commissaire européenne au commerce aient pris la décision de réagir aux sanctions américaines sur l’acier et l’aluminium. Il en ira de même concernant le conflit entre Boeing et Airbus. Mais cela ne mènera nulle part. La croissance faiblit principalement pour des raisons politiques, notamment la menace de crise commerciale entre la Chine et les Etats-Unis. Si les EtatsUnis imposaient un régime de sanctions sur

les investissements à Cuba en contravention avec tout ce qui a été décidé par nos alliés américains, l’Europe se tient prête à imposer des sanctions. Comment faire avancer l’Europe quand la méfiance domine en Allemagne ? Il n’y a pas d’Europe sans relation entre la France et l’Allemagne. Nous avons des résultats, dont certains sont spectaculaires. Le budget de la zone euro est décidé. Les détails seront donnés en juin au Conseil européen. Nous allons dans quelques jours, avec mon homologue de l’économie, Peter Altmaier, lancer la création d’une filière de batteries électriques. Il y a une souveraineté européenne technologique qui se bâtit en commun. C’est ce que nous faisons avec notre filière de voitures électriques. Mais j’explique à mes partenaires allemands que ça ne suffit pas. Il faut pouvoir répondre à une question simple : « L’Europe, pour quoi faire ? » Nous savons ce que veut la Chine : la conquête par le commerce et la technologie. Ce qui dirige la pensée de Donald Trump, ce sont les intérêts économiques américains exclusifs, et tant pis si cela peut créer un conflit. Quel est le concept de l’Europe ? Si c’est uniquement d’être un port marchand et un marché unique, ça ne m’intéresse pas. L’Europe est non seulement un grand marché, à la pointe du développement économique, mais elle est aussi dotée d’une ambition politique et culturelle : défendre l’Etat de droit, la démocratie qui est affaiblie dans le monde entier, reconnaître la place de la culture. NotreDame en est le symbole. Nous sommes un continent de culture. C’est cela qui fait notre force. Il ne faut pas aller chercher ailleurs ce que seront notre modèle politique et notre modèle de souveraineté. L’Europe ne survivra pas à l’absence de frontières clairement définies et protégées. Nous voulons défendre nos

intérêts, notre mode de vie, notre conception de la société, notre conception de la vie, dans un cadre politique défini. Vous défendez l’Etat de droit, mais vous voulez réécrire les règles de la concurrence qui ont bloqué la fusion Alstom-Siemens. N’est-ce pas contradictoire ? Non. Il faut changer le droit de la concurrence en Europe. La fusion Siemens-Alstom n’est pas allée à son terme, et nous aurons des trains chinois en Europe. On a détruit l’industrie du panneau solaire européen sciemment et nous avons laissé entrer les panneaux chinois qui sont largement subventionnés. La compétition n’est pas équitable, et nous n’avons aucune chance de gagner. Si la politique ne reprend pas son droit de cité en Europe, vous aurez les populistes au pouvoir. Quand nous ne protégeons pas les gens, ils se vengent et ils ont raison. En Chine, vous ne pouvez pas bénéficier de subventions sur un véhicule électrique si votre batterie n’est pas chinoise. Demain, nous pourrions réserver nos subventions aux voitures équipées de batteries électriques européennes. L’Europe ne doit plus avoir peur de sa puissance. Nous sommes le premier marché au monde, le continent le plus riche. Il faut juste que nous ayons le courage de défendre nos intérêts. La faible croissance économique de la zone euro n’est-elle pas le principal obstacle à ces ambitions ? La langueur de la zone euro n’est pas soutenable à long terme. J’ai proposé un contrat de croissance à nos partenaires européens. Premièrement, je m’engage à poursuivre la transformation économique de la France. Nous avons transformé la fiscalité et le marché du travail. Nous pouvons transformer l’indemnisation du chômage, le système de retraite et la fonction publique. Je suis favorable à la suppression de l’ENA depuis de nombreuses an-

nées. Deuxième élément du contrat de croissance, nous avons une politique monétaire qui est souple. Profitons-en ! Troisième pilier de ce contrat, si nous nous engageons à rétablir les finances publiques et à faire des transformations structurelles ou économiques, il faut que nous puissions compter sur la capacité des Etats comme l’Allemagne, les Pays-Bas ou d’autres à investir davantage. Si nous ne prenons pas les décisions nécessaires pour aller au bout de la réalisation de la zone euro, elle disparaîtra. Nous avons une monnaie commune, mais nos économies divergent. Cette situation n’est pas tenable. Il faut aller au bout de l’union monétaire. Il faut faire l’union bancaire, l’union des marchés de capitaux et le budget de la zone euro. Il faut que ce soit fait dans les mois qui viennent et non dans les années qui viennent. Comment restaurer notre souveraineté numérique ? C’est une question stratégique. Nous avons besoin d’investir mille fois plus pour avoir des géants du digital à la hauteur de ce qui existe en Chine et aux Etats-Unis. Ce qui bloque les investissements, c’est l’absence d’union des marchés des capitaux. Regardez les opérations d’investissement en capital-risque en 2018 : 100 milliards de dollars aux Etats-Unis (88,94 milliards d’euros), 80 milliards en Chine, 20 milliards en Europe. Nous n’aurons pas de souveraineté numérique tant que les investissements seront trop faibles. Le point positif est que nous avons tous les atouts pour réussir dans l’intelligence artificielle. Nous avons une école mathématique exceptionnelle, des données qui sont fiables. Il faut pouvoir protéger les données de santé. C’est un trésor pour l’intelligence médicale, le décryptage et le diagnostic, dont aucune autre nation ne dispose. p propos recueillis par philippe escande et sylvie kauffmann

« Les Français sont les champions du “European bashing” » Laurence Boone, économiste en chef à l’OCDE, et Mark Leonard, directeur de l’European Council on Foreign Relations, ont débattu sur l’Europe, ses divisions et son avenir A un mois des élections européennes, la situation est plus indécise qu’on ne l’imagine, mais l’action positive de l’Europe n’est pas assez mise en valeur, estiment Laurence Boone, économiste en chef à l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), et Mark Leonard, fondateur de l’European Council on Foreign Relations. Les quatre tribus des élections européennes Mark Leonard : Beaucoup de gens s’attendent à un scrutin qui va opposer les « tribus » proeuropéennes, favorables à une société ouverte, et les nationalistes, obsédés par l’immigration. Nos études d’opinion, menées dans 14 pays, montrent une situation très différente. Plutôt que des groupes très polarisés, nous avons une situation très instable, avec plus de 100 millions d’électeurs qui se déclarent indécis. La moitié n’ira pas voter. Et, parmi ceux qui le feront, 70 % fluctuent encore entre droite et gauche, entre partis traditionnels et antisystème. Dans la plupart des Etats membres, la majorité de l’opinion publique est très pro-euro-

péenne. L’identité européenne est aussi importante que l’identité nationale. C’est encore plus vrai en Hongrie et en Pologne. Les partis eurosceptiques l’ont aussi compris. C’est pour cela qu’ils se repositionnent. Leur vision du système politique divise la société. Nous avons posé la question : pensez-vous que le système politique fonctionne bien au plan national et au plan européen ? Cela donne quatre groupes intéressants : – Le groupe qui croit encore au système, qui pense qu’il marche bien, au niveau de l’Union européenne [UE] et au niveau national. A l’échelle européenne, ça fait 25 % des électeurs, mais seulement 10 % en France. – Le deuxième groupe est désespéré, comme les « gilets jaunes ». Il trouve que le système est cassé, à la fois au niveau européen et national. En moyenne européenne, cela fait 38 %, mais en France 69 % : seulement un Français sur sept pense que le système fonctionne bien ! – Le groupe des nationalistes eurosceptiques considère que l’Europe est cassée, mais que leur pays marche bien. Ils sont 14 % en Europe, et 6 % en France. – Enfin, un autre groupe estime que son pays est cassé, mais que l’UE fonctionne bien. Ce groupe fait 14 % de la population en France et environ 25 % de la population sur le plan européen. Les sanctions et la souveraineté européenne Laurence Boone : Les Français sont les champions du « European bashing ». J’étais à un dî-

ner de dirigeants d’entreprise avec un investisseur américain, qui demande s’il fallait investir en Europe, et la première réponse naturelle a été de dire « surtout pas ». Jamais un Américain ne dirait ça. C’est un peu effrayant. Nous avons tous en tête les sanctions imposées par les Américains. Mais nous oublions celles infligées par l’Europe. Au total, cela fait environ 15 milliards d’euros, qui s’ajoutent aux 14 milliards demandés à Apple. C’est colossal. Et quand l’UE s’attaque aux abus divers des entreprises, c’est entre 30 et 50 milliards d’euros qui sont reversés aux citoyens européens. Nous sommes une puissance souveraine. Rééquilibrage des politiques économiques L. B. : L’Espagne a un taux de croissance supérieur à la moyenne européenne. C’est l’exemple d’une Europe qui marche. La réussite d’une politique équilibrée : on parle d’austérité, mais l’Europe a prêté près de 40 milliards d’euros, et le nettoyage des banques a été très rapide. Le soutien a été très fort. Beaucoup de pays ont connu ce mouvement de balancier avec des mesures drastiques et douloureuses d’abord, suivies d’autres qui mettent du baume sur les plaies. Cela change, car cette alternance brutale conduit à des situations très polarisées. On assiste désormais, notamment au Fonds monétaire international ou à l’OCDE, à un effort de promotion de politiques plus équilibrées, où l’on promeut la croissance en regardant à chaque fois quel est l’impact sur

la distribution des revenus, de façon à faire en sorte que tout le monde en bénéficie. Un corpus économique, idéologique et politique est en train de se former. C’est probablement un résultat positif de la peur du populisme. Le recul des classes moyennes L. B. : Notre étude montre un recul des classes moyennes pour plusieurs raisons, qui ne sont pas les mêmes dans tous les pays de l’OCDE. Deux tendances se dégagent. La première est l’accélération des hauts revenus. On la retrouve surtout dans les pays anglo-saxons, mais beaucoup moins en France. La deuxième raison combine l’ouverture des échanges et la numérisation de la société. L’automatisation menace surtout les emplois qui comportent une grande part de routine et qui sont moyennement qualifiés. La part des emplois faiblement ou hautement qualifiés augmente, mais celle des emplois moyennement qualifiés diminue. La part des revenus de la classe moyenne croît très peu, alors que les dépenses d’éducation, de logement et de transport ont beaucoup augmenté. Le sentiment de rejet, d’impuissance est à mon sens explosif. M. L. : 76 % des Français pensent que leurs enfants seront plus pauvres qu’eux. Dans presque tous les pays européens, une majorité pense que ce sera le cas. En revanche, l’Espagne et la Roumanie sont les deux seuls pays qui ont un sentiment contraire. p propos recueillis par p. es. et s. k.

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Dispositif Denormandie: des critères exigeants Bénéficier d’une réduction d’impôt peut sembler séduisant, mais gare aux contraintes

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e dispositif Denormandie, du nom du ministre chargé de la ville et du logement Julien Denormandie, va-t-il vraiment fonctionner ? Un décret et un arrêté parus le 26 mars en précisent les contours et le rendent désormais opérationnel. Reste à convaincre les investisseurs. Pour l’instant, il est un peu tôt pour dire si le succès sera au rendez-vous, même si tous les professionnels de l’immobilier comme les élus locaux ont reconnu l’intérêt de la démarche. « Enfin un dispositif pour le logement ancien privé, qui n’avait rien obtenu depuis de nombreuses années », se réjouit Christophe Demerson, président de l’Union nationale des propriétaires immobiliers (UNPI). Voté dans la loi de finances pour 2019, le Denormandie permet à l’investisseur qui rénove un logement ancien de bénéficier d’une réduction d’impôt de 12 % s’il le loue pendant six ans, de 18 % pour une location de neuf ans et de 21 % pour douze ans. Les travaux de rénovation doivent être importants et représenter au moins 25 % du montant de l’opération immobilière, c’est-à-dire le montant de l’achat, ajouté à celui des travaux. « Pour l’achat d’un logement de 150 000 euros, il faut réaliser 50 000 euros de travaux »,

précise-t-on au ministère du logement. Le montant de l’investissement ne doit pas dépasser 300 000 euros et, au total, la réduction d’impôt peut atteindre 63 000 euros. Le logement doit se situer dans une des 245 villes du programme Action cœur de ville, qui vise à revitaliser les centres de villes moyennes, ou des villes qui ont signé une opération de revitalisation du territoire (ORT). Action cœur de ville mobilise 5 milliards d’euros sur cinq ans et consiste notamment à développer une nouvelle offre commerciale en centre-ville et à accompagner les commerçants dans la transition numérique. Attention à la demande locative Les ORT, elles, apportent des moyens juridiques et fiscaux aux élus locaux pour redynamiser leur centre. Des lieux aussi divers que Morlaix, Fontainebleau, Blois, Cahors, Vichy et Agde sont donc éligibles au dispositif Denormandie. Aucun périmètre particulier n’a été fixé dans les différentes villes, ce qui fait que 90 % des logements sont potentiellement éligibles, selon le site d’annonces Seloger.com. Cependant, cet investissement n’est pas sans risque. Une étude de MeilleursAgents estime que dans certaines villes la demande locative n’est pas suffisante. Les

120 MILLIONS

C’est le coût estimé, en euros, du dispositif Denormandie pour 2019. A coté des 1,7 milliard d’euros prévus pour le dispositif Pinel, introduit par la loi de finances 2015, d’investissement locatif dans le neuf, les objectifs fixés sont plutôt modestes. Mais le ministère du logement prévoit que le dispositif monte en puissance grâce aux collectivités locales. Celles-ci ont manifesté leur intérêt pour le dispositif Denormandie et elles vont tout faire pour aider les particuliers à rénover les logements dégradés des centres-villes.

LES RÉNOVATIONS DOIVENT ÊTRE IMPORTANTES ET REPRÉSENTER AU MOINS 25 % DU MONTANT DE L’OPÉRATION IMMOBILIÈRE locataires doivent, en effet, répondre à des conditions strictes de revenu qui varient en fonction de l’endroit où est situé le logement. D’autre part, les loyers sont aussi plafonnés et ne peuvent dépasser 17,17 euros par m2 et par mois dans les endroits les plus chers, et 8,93 euros dans les zones les moins chères. Ces conditions limitent le nombre de locataires éligibles. Dans d’autres villes, le nombre de logements vacants est trop important ou le nombre d’habitants est en diminution année après année, ce qui pose problème pour revendre le logement à l’issue des douze ans. Certaines villes considérées comme intéressantes au premier regard, comme Thiers, Autun, Vichy ou Carpentras, s’avèrent finalement trop risquées après une analyse plus fine. Autre contrainte : le décret et l’arrêté du 26 mars indiquent que le propriétaire doit réaliser deux travaux parmi cinq proposés comme l’isolation de la toiture, des murs donnant sur l’extérieur, des fenêtres, mais aussi le changement des systèmes de chauffage et de production d’eau chaude sanitaire. Les travaux doivent améliorer les performances thermiques du bâtiment de 30 %. Pour un logement situé dans une copropriété, les performances du logement doivent être améliorées de 20 %. « L’investisseur ne doit pas oublier de faire réaliser un diagnostic de perfor-

mance énergétique avant et après les travaux, de façon à pouvoir montrer que les critères d’économie d’énergie sont bien pris en compte », prévient Thomas Lefebvre, directeur scientifique de MeilleursAgents. Des critères très précis de performance thermique doivent aussi être respectés pour le choix des matériaux utilisés. « L’administration fiscale peut demander tous les justificatifs et factures. Il faudra donc impérativement passer par des entreprises, ce qui exclut le public des particuliers qui réalisent les travaux par leurs propres moyens », pense Franck Vignaud, directeur des études du Laboratoire de l’immobilier. Bien connaître la ville Se lancer dans ce type d’investissement nécessite donc de bien connaître la ville où l’on investit, d’évaluer sans se tromper le montant des travaux à prévoir tout en vérifiant que les conditions sont bien remplies à chaque étape. Si un seul critère manque, tout l’avantage fiscal peut être remis en question, ce qui met le dispositif hors de portée des particuliers qui ne seraient pas habitués à ce type d’investissement. Pour sauter le pas, il faudrait qu’ils puissent s’appuyer sur des opérateurs proposant des opérations clés en main. « Mais ces opérateurs sont très rares et peu connus du grand public car cela demande beaucoup de connaissances, à la fois du marché immobilier local, des dispositifs de défiscalisation et des travaux de rénovation », estime Ulrich Maurel, président du directoire de la Compagnie européenne de crédit. Le Denormandie risque donc de rester un outil réservé à un petit nombre d’investisseurs et il n’est pas certain qu’un grand nombre de logements soient finalement rénovés avec ce système. p nathalie coulaud

IMMOBILIER

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Rentabilité aux Cézeaux Sur le plateau central, les petites rues piétonnes qui entourent la cathédrale sont bordées de bâtiments anciens avec du charme. Vivant et commerçant, ce quartier attire aussi bien les locataires étudiants que les jeunes actifs. Un appartement en bon état y vaut entre 2 000 et 2 200 euros le m2, de 10 % à 20 % de moins s’il est à rafraîchir. Les grands studios de 30 m2 se louent autour de 350 euros par mois et les deuxpièces aux environs de 450 euros. « Ce type de biens est très liquide,

CHRONIQUE PAR RAFAËLE RIVAIS

Les petits-enfants et l’égalité entre héritiers

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our assurer l’égalité entre les héritiers d’un défunt, le code civil (article 843) prévoit que ceux qui ont été gratifiés du vivant de celui-ci doivent « rapporter » à la succession les dons qu’ils ont reçus : leur montant sera alors fictivement ajouté à l’actif successoral devant être partagé, et pris en compte dans le calcul des parts qui reviennent à chacun. C’est en vertu de ce principe que, en septembre 2014, Annick et Yvon L. demandent que leur frère, Gérard, « rapporte » à la succession de leurs parents une somme de 58 000 euros. Ils affirment que les défunts, Francis et Yvonne, lui ont, comme à eux, fait don de cette somme en avril 2010. Ils en veulent pour preuve le fait qu’ils ont, sur leurs livres de comptes, inscrit leurs trois noms, face aux libellés « 58 000 euros ». Or Gérard affirme qu’il n’a rien reçu : ses parents ont fait un don à ses deux enfants, Yann et Christine, afin de les aider à démarrer dans leur profession. Ils ont émis deux chèques de 29 000 euros à leurs ordres, le 21 avril 2010, et ensuite fait des déclarations dans ce sens à l’administration fiscale. Or, explique-t-il, un héritier n’est pas censé rapporter l’argent qui a été donné à ses enfants, comme l’indique l’article 847 du code civil : « Les dons et legs faits au fils de celui qui se trouve successiPOUR LA COUR ble à l’époque de l’ouverture de la succession sont toujours réputés faits avec disDE CASSATION, pense de rapport et le père, venant à la GÉRARD N’A PAS ÉTÉ succession du donateur, n’est pas tenu de les rapporter. »

PERSONNELLEMENT GRATIFIÉ PAR LE DÉFUNT

Deux conditions Devant la cour d’appel de Rennes, Annick et Yvon assurent que les défunts ont voulu traiter leurs trois enfants de la même manière. Ils invoquent pour ce faire les termes d’un testament, qu’ils auraient laissé, et qui prévoyait « entre les trois [enfants] une égalité parfaite ». La cour, qui statue le 5 décembre 2017, les entend : elle considère que « c’est à chacun de leurs trois enfants que [Francis et Yvonne] ont entendu donner la somme de 58 000 euros, peu important de ce point de vue que M. [Gérard] L. ait préféré la faire remettre à ses propres enfants ». Elle ordonne que le notaire prenne en compte cette donation lors de la liquidation de la succession. Gérard se pourvoit en cassation, en soutenant que la cour d’appel a violé l’article 847 du code civil. Son avocat, Me Didier Le Prado, explique que l’obligation de rapporter des libéralités à la succession est soumise à deux conditions : il faut, en premier lieu, avoir la qualité d’héritier présomptif, ce qui n’est pas le cas des petits-enfants, héritiers de second rang, non appelés à la succession ; il faut, en second lieu, avoir été « personnellement » gratifié par le défunt, ce qui n’est pas le cas de Gérard, qui n’a pas encaissé les chèques. La Cour de cassation lui donne raison, le 6 mars (2019), et censure l’arrêt d’appel. p

CLIGNOTANT

Clermont-Ferrand se réveille doucement epuis la mi-2017, le marché immobilier clermontois est sorti de sa torpeur, car les acheteurs, autrefois hésitants, sont revenus prospecter. Comme ce retour des acquéreurs s’est accéléré en 2018, le volume de ventes a augmenté dans la préfecture du Puy-de-Dôme. « Depuis la rentrée de septembre 2018, notre marché connaît une bonne dynamique : nous avons des biens à vendre et ils trouvent preneur en moins de trois mois », précise Michel Geille, négociateur à Chanturgue Immobilier. Malgré tout, les prix sont globalement restés très stables, sauf dans l’hypercentre et dans les quartiers les plus huppés, où des hausses de 2 % à 4 % ont été constatées depuis six mois. D’après Meilleursagents.com, il faut aujourd’hui compter 1 745 euros le m2 en moyenne pour acheter un appartement dans la ville.

SOS CONSO

Bonne dynamique Prix moyen d’un appartement (studio-2 pièces) ClermontFerrand

Loyer (studio-2 pièces)

1 745 €/m2 9,8 €/m2

Rendement locatif (studio-2 pièces)

Evolution du nombre d’habitants (1999-2014)

Evolution des prix sur dix ans

8,2 %

+ 3,1 %

+ 8,4 % SOURCE : MEILLEURSAGENTS

car le secteur reste le plus recherché de la ville, un propriétaire n’aura donc pas de mal à revendre son bien si nécessaire », souligne Corinne Baron, directrice des agences Era Montferrand et Era Lafayette. L’autre quartier « valeur sûre » de la ville se situe aux abords de la place de Jaude, dont les tarifs moyens à l’achat oscillent entre 2 000 et 2 400 euros le m2, les loyers étant les mêmes que ceux du Plateau. Seule différence : l’urbanisme est plus récent et les nombreux immeubles des années 1960 et 1970 plaisent aux locataires plus âgés, séduits par la présence d’ascenseur et de parking. Attention : parfois, le niveau des charges collectives de certaines copropriétés est important.

Pour ceux qui souhaitent doper leur rentabilité, mieux vaut miser sur des quartiers périphériques du centre. Pour minorer le risque, il faut préférer le secteur sud, autour de la place des Salins. Très bien desservi par les transports en commun, ce quartier est recherché pour son côté village. Il plaît aux étudiants, aux célibataires et aux jeunes couples, ainsi qu’aux retraités. Les copropriétés sont de toutes les époques et on trouve des deux et trois-pièces entre 1 500 et 1 800 euros le m2. Ces derniers se louent entre 10 et 10,50 euros mensuels le m2. Autre solution : viser le nord, à Montjuzet ou la Glacière. Prisés des jeunes actifs et des retraités, ces quartiers offrent un vaste choix d’appartements dans des

ÉPAR GN E

L’investissement responsable progresse résidences datant des années 1960. « Un deux-pièces vaut entre 80 000 et 100 000 euros et un troispièces de 100 000 à 120 000 euros », explique Michel Geille. En bon état, ces biens se louent respectivement autour de 420 et 600 euros par mois. Dernier choix, pour obtenir une rentabilité un peu plus forte : acheter un studio aux Cézeaux, proche de l’université, et le louer à un étudiant. Ces biens se vendent de 10 % à 20 % de moins que dans l’hypercentre, et les loyers sont quasiment identiques. En revanche, il faut souvent accepter deux mois de vacance locative en été. Au nord de la gare, l’avenue de la République et le nouveau quartier qui la borde ont bénéficié d’une vaste rénovation urbaine lors de la construction de la ligne de tramway. Beaucoup d’immeubles neufs y ont été construits, dont une large part a été vendue sous des régimes de défiscalisation. Difficile d’espérer y réaliser des plus-values à terme. En revanche, en investissant plus au nord, au cœur du vieux Montferrand, les perspectives de gains sont plus fortes. « La typologie de logements est identique à celle du Plateau, mais les prix vont de 1 200 à 1 500 euros le m2 », confie Corinne Baron. Un deux-pièces se loue autour de 420 euros par mois s’il est en bon état. Pour espérer la plus-value la plus forte possible, restez à proximité immédiate de la ligne de tramway. p marie pellefigue

Les ventes de produits financiers responsables restent dynamiques en France, avec une croissance de 11 % en 2018, révèle l’observatoire Novethic dans une étude publiée le 16 avril. Novethic recense 488 fonds « durables », pesant 149 milliards d’euros, mais moins de la moitié ont obtenu le label Investissement socialement responsable (ISR) créé en 2016 par Bercy. L’attractivité des fonds bénéficiant du label public est manifeste puisqu’ils représentent plus de 52 % de la collecte. A fin 2018, ils étaient 146 (hors épargne salariale), contre 96 fin 2017, avec une augmentation de 67 % des encours.

QUESTION À UN EXPERT Usufruitier ou nu-propriétaire, qui paie les travaux ? olivier rozenfeld, président de Fidroit

Le droit définit la répartition des travaux entre usufruitier et nu-propriétaire. C’est l’usufruitier qui est redevable des dépenses d’entretien, c’est-à-dire des dépenses utiles au maintien en bon état et d’amélioration de l’immeuble. En revanche, c’est le nu-propriétaire qui est redevable des grosses réparations, qui touchent l’immeuble dans sa structure et sa solidité générale comme les gros murs, poutres, toitures… Attention, l’usufruitier ne peut pas forcer le nu-propriétaire à effectuer de grosses réparations. Si besoin, il peut seulement les effectuer et demander, au moment de l’extinction de l’usufruit, un dédommagement équivalent à la plus-value apportée à l’immeuble. L’usufruitier pourrait en avoir la charge définitive si elles sont causées par l’absence d’entretien de sa part. De son côté, le nu-propriétaire peut contraindre l’usufruitier à effectuer les travaux d’entretien. Il peut aussi réaliser ces travaux à ses frais et en demander le remboursement, même s’ils ont été effectués sans son accord. Le nu-propriétaire peut aussi demander la déchéance de l’usufruitier si ce dernier n’entretient pas l’immeuble. Dans les rapports avec le syndic, chacun est débiteur de sa propre part, sans solidarité entre eux, sauf clause prévue dans le règlement de copropriété. Enfin, fiscalement, c’est la personne qui a payé les travaux qui peut les déduire ! p


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0123 SAMEDI 20 AVRIL 2019

Coupe d’Europe de rugby : le Leinster à bonne école Tenant du titre européen, le club irlandais reçoit le Stade toulousain en demi-finale, dimanche 21 avril clé Johnny Sexton, formé au Saint Mary’s College. On dénombrait seulement trois renforts extérieurs : l’international fidjien Isa Nacewa, l’Australien Scott Fardy, et le « Munsterman » Sean Cronin. « La sociologie du Leinster Rugby reflète des origines privilégiées ou celles de la classe moyenne, selon Philip Dine. Pour l’évoquer, on parle souvent de “D4” ». Abréviation pour « Dublin 4 », le secteur huppé des ambassades et des stades, comme celui de Lansdowne Road (qui a perdu son nom pour celui d’une compagnie d’assurances), où se jouera la demi-finale contre Toulouse, ou celui de Donnybrook, l’ancien repaire du Leinster.

RUGBY

I

dublin - envoyé spécial

l faut d’abord passer devant la bibliothèque James-Joyce. Puis, quelques pas plus loin, entrer dans un long bâtiment d’un étage. Endroit très studieux : c’est dans le campus de l’University College Dublin que se trouve le siège du Leinster, quadruple vainqueur de la Coupe d’Europe de rugby. Un record. Détenu à égalité avec Toulouse, que le tenant en titre irlandais s’apprête à recevoir en demi-finales de la compétition, dimanche 21 avril après-midi. Mais, dans la capitale irlandaise, les raisons du succès se situent plutôt du côté des écoles secondaires. Dans les établissements privés, surtout, où le rugby se pratique déjà avec zèle. Autant de centres de formation officieux dont profite ensuite le Leinster. « Plus vous êtes petit, plus vous devez vous concentrer sur vos ressources, vous devez essayer de “boxer” avec intelligence », résume Michael Dawson, le président du club, qui revendique un budget annuel de fonctionnement d’environ 15 millions d’euros. Somme bien inférieure à celle du Stade toulousain. « Le rugby scolaire a toujours été et reste important dans la région de Dublin », contextualise l’historien Philip Dine, enseignant à l’université de Galway et collaborateur de la British Society of Sports History. Son ancrage précède la création de quatre équipes professionnelles, dans les années 1990, une pour chaque province irlandaise : outre le Leinster, le Munster, l’Uls-

Le 17 mars, à Dublin, le St Michael’s College remporte la Leinster Schools Senior Cup face au Gonzaga College. RAMSEY CARDY/SPORTSFILE/ICON SPORT

ter et le Connacht. « A l’époque de l’amateurisme, le rugby irlandais se construisait surtout autour de ses clubs historiques et de ses prestigieuses écoles privées, plutôt qu’avec ses provinces. » A Dublin, un rendez-vous interécoles illustre encore aujourd’hui

Retrouvailles presque au sommet La demi-finale Leinster-Stade toulousain, dimanche 21 avril à Dublin, oppose les deux clubs les plus titrés de la Coupe d’Europe : quatre trophées chacun. Les Irlandais l’ont emporté en 2009, 2011, 2012 et 2018, les Français en 1996, 2003, 2005 et 2010 – ils ont aussi perdu deux finales, en 2004 et 2008. Le vainqueur affrontera en finale soit les Anglais des Saracens, soit les Irlandais du Munster. Appréciés pour leurs qualités offensives, et notamment leurs lignes arrière, Toulousains et « Leinstermen » s’étaient déjà affrontés à deux reprises cette saison, dans le cadre de la phase de poules de la Coupe d’Europe. Les Français avaient d’abord gagné d’un point (28-27) à l’aller, devant leur public. Ils ont ensuite perdu plus lourdement au retour (29-13), chez des Irlandais qui ont en fini en tête de leur groupe.

l’importance de ces « pépinières », selon l’historien. La Leinster Schools Senior Cup reste « un événement important dans le calendrier sportif, avec une couverture médiatique dans la presse, et même une retransmission à la télévision nationale ». La finale se tient chaque année en mars. Idéalement la même semaine que la Saint-Patrick, le jour du saint patron de l’Irlande et donc aussi un peu celui des brasseries locales. Le glorieux Blackrock College Depuis 1887, le palmarès distribue surtout des bons points au Blackrock College : déjà 69 titres pour l’équipe de cette école privée catholique, qui doit sa fondation à un missionnaire français. Coût de l’inscription ? « Je ne sais pas, il faudrait demander à mes parents, ce sont eux qui ont fait des sacrifices », répond Garry Rin-

grose, 24 ans, actuel trois-quarts centre du Leinster et de l’Irlande. Le jeune homme a gagné la « Cup » en 2013. Il se sent « privilégié, très chanceux » : « A Blackrock, on jouait déjà avec des standards de très haut niveau, j’essaie de garder contact avec mes entraîneurs de l’époque. » Selon le quotidien The Irish Times, pour une année dans l’établissement, il en coûterait 6 900 euros par élève (qui y ont tous entre 13 et 18 ans). Contacté par Le Monde, le Blackrock College n’a pas souhaité donner d’indications. Sur son site Internet, un prospectus recense plutôt une liste d’anciens. Parmi eux, Eamon de Valera, héros de l’indépendance et ancien président de l’Irlande. Ou encore Leo Cullen, l’homme de tous les titres européens du Leinster, comme joueur (2009, 2011, 2012) puis

« Le rugby scolaire a toujours été et reste important dans la région de Dublin » PHILIP DINE

historien

comme entraîneur (2018). Ainsi que son ex-coéquipier, la « légende » Brian O’Driscoll. Il y a un an, les Leinstermen ont remporté leur quatrième Coupe d’Europe contre un club français, le Racing. Dans leurs rangs figuraient douze titulaires originaires de la province dublinoise, tous sous contrat avec la Fédération irlandaise de rugby. Dont le joueur-

« Le quatrième sport » Subsistent quelques exceptions. Fils de fermier, Tadhg Furlong vient bien du Leinster. Mais il a poussé dans un village du comté Wexford, à deux heures de voiture de Dublin. Loin des écoles privées de la capitale. A 26 ans, le pilier droit compte parmi les références mondiales. « Nous l’avions repéré dans une compétition de clubs, alors qu’il devait avoir 15 ans », raconte Philip Lawlor, « domestic rugby manager » du club, chargé de développer la pratique dans toute la province. L’ancien joueur commence les calculs : son territoire comprend 400 écoles primaires (de 6 à 12 ans) et 160 écoles secondaires (jusqu’à 18 ans). « Quarante agents de développement » travaillent à ses côtés. Avec pour objectif premier de pousser les plus jeunes à rejoindre les clubs du coin. Pas forcément simple. A regret, Philip Lawlor tient le rugby pour seulement « le quatrième sport » en Irlande, derrière le football gaélique, le hurling, ou le football tout court. « Dans chaque communauté, vous trouverez un terrain de football gaélique, un sport national qui se joue seulement ici », souligne l’ancien troisième-ligne, qui a, toutefois, un argument pour promouvoir le ballon ovale : « Si tu veux représenter l’Irlande à l’étranger, mieux vaut le rugby. » Raisonnement également valable pour la province du Leinster en Coupe d’Europe. p adrien pécout

Le retour en mêlée de Marc Dal Maso L’ancien talonneur du XV de France, qui, à 52 ans, se bat contre la maladie de Parkinson, a repris son métier d’entraîneur adjoint à Toulon bayonne (pyrénées-atlantiques) envoyé spécial

M

arc Dal Maso a quitté « la plus belle plage du monde », celle de Capbreton, dans ses Landes natales. Depuis le 15 avril, il a de nouveau le droit de reprendre son métier au Rugby Club toulonnais (RCT), entraîneur adjoint chargé de la mêlée. « Un malade – puisque je suis malade – a besoin de vivre autour des gens qui ne le sont pas. Besoin de rapports humains avec des “gens normaux”. » A 52 ans, l’ancien talonneur du XV de France se bat contre la maladie de Parkinson, diagnostiquée il y a sept ans déjà. Avec huit mois de retard, le Landais commence enfin sa troisième saison à Toulon. La plus compliquée de toutes : sans jamais cesser de le rémunérer, le club varois l’a tenu à l’écart jusqu’à ce que la médecine du travail le déclare de nouveau apte – celle-ci avait rendu un premier avis favorable en octobre 2018, mais le RCT l’avait contesté. En janvier, Marc Dal Maso avait donné ren-

dez-vous au Monde dans un restaurant de Bayonne. A une vingtaine de minutes en voiture de Capbreton, où il vivait alors. L’ancien rugbyman conduit encore, comme tout le monde. Il marche aussi. Joue au tennis, à l’occasion, pour le plaisir. Toujours avec l’envie de tenir tête. « Un malade qui se promène dans la rue, si tu n’as pas l’impression qu’il est malade, ça va. Mais si un malade ressemble à un malade, là… » L’ex-joueur d’Agen, Colomiers ou Perpignan estime qu’il « a de la chance » – façon de parler. « Parce que la maladie évolue peut-être plus doucement que prévu. Je n’ai pas trop changé physiquement. Quand j’aurai changé, je vais le payer cash. » Sous-entendu : dans le regard de ses vis-à-vis. Un rappel important rythme déjà les jours et les nuits. Une montre qui fait « bip » : au moins douze cachets à prendre par jour. « Cela se fait naturellement. C’est comme si tu allumes un feu, il doit être à 150 %, et si jamais tu loupes une bûche… » Fin du raisonnement : le corps s’éteint peu à peu. De sa vie quotidienne, le quin-

quagénaire tire une exigence. Faire bonne figure en toutes circonstances. « Nous, on n’a pas le droit d’être enrhumé, fatigué… Il faut être tout le temps en forme, au taquet. Sinon, les gens te regardent différemment. Une fois, j’étais un peu grippé, les gens te regardent encore plus. » Marc Dal Maso a longtemps attendu avant de révéler sa maladie. Jusqu’à décembre 2015 et un entretien à La Dépêche du Midi et à Midi Olympique, soit trois ans après le diagnostic. Soit, également, un mois après la fin de la Coupe du monde en Angleterre : une compétition qu’il a vécue

« Au début, tu penses que c’est un peu de ta faute. Malgré tout, tu as un peu honte » MARC DAL MASO

entraîneur adjoint du RCT

dans le survêtement d’entraîneur adjoint du Japon, l’équipe surprise du tournoi, malgré une élimination au premier tour. « Au Japon, personne ne me connaissait. Et mon traitement n’était pas très lourd. » La « timidité » du milieu L’ancien international tricolore a enseigné pendant deux ans sa science de la mêlée à la sélection japonaise (2013-2015). Manière de s’éloigner de la France, de mieux appréhender la maladie. « Pour comprendre que ce n’est pas de ta faute, il te faut du temps. Au début, tu penses que c’est un peu de ta faute. Malgré tout, tu as un peu honte. » A plus forte raison quand certains membres du premier cercle semblent aussi avoir du mal à admettre la réalité. « Au départ, l’un de mes frères n’acceptait pas que son petit frère puisse avoir ça. » Ce même frère a également reproché à l’ancien joueur d’avoir rendu public son mal : « Je lui ai répondu : “Tu sais, déjà que, quand je me lève le matin, c’est pas facile, si en plus je dois subir tes critiques…”

J’ai besoin d’avoir des gens qui savent ce que j’ai. » De retour en France, il fallait s’exprimer : « Il y avait beaucoup de choses qui se disaient. » Des rumeurs, à tort, évoquaient à son sujet un accident cardio-vasculaire. Jusque-là, Marc Dal Maso avait seulement confié son état de santé à un ancien joueur : le troisième ligne Patrick Tabacco. Depuis, les manifestations de soutien restent plutôt discrètes. « Je crois que le monde du rugby est assez timide par rapport à cette maladie », euphémise-t-il. Avant de passer à la deuxième personne du singulier pour résumer le sentiment général : « En réalité, t’as la trouille. La trouille de l’avoir. » Fin 2015, dans sa première prise de parole, l’entraîneur confiait déjà ses interrogations sur les causes de la pathologie : « Je ne sais pas exactement comment cela est arrivé, si ce sont les coups ou les protéines qui sont dans le corps. » Aujourd’hui, il récuse l’idée que le rugby ait eu une incidence. « C’est plus génétique qu’autre chose, estime ce membre

d’une fratrie de six enfants. Le cerveau est compliqué. » Sans se lamenter sur son sort, Marc Dal Maso insiste : « Il ne faut pas nous plaindre, on a une vie à vivre. Celle-là. » Dans ses souffrances, il a parfois trouvé des motifs d’espérance. « Je pense que si je n’avais pas cette maladie, jamais je ne serais allé au Japon. » C’est aussi là que débutera, en septembre, la prochaine édition de la Coupe du monde. Sous contrat avec le RCT jusqu’au mois de juin, Dal Maso se verrait bien retourner en Asie cet automne. Pour y retrouver Eddie Jones, désormais sélectionneur de l’Angleterre, après avoir été celui du Japon. Mais l’homme a surtout une autre priorité. Il y a bientôt un an, en juin 2018, il avait choisi l’intersaison pour se faire poser des électrodes au cerveau. Vite retirées, deux mois plus tard, pour cause de complications. L’intéressé projette de retenter un jour cette lourde opération qui, il l’espère, lui permettrait de réduire son recours aux médicaments. p a. pt


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0123 SAMEDI 20 AVRIL 2019

Aziz Chouaki Ecrivain algérien

Bruno d’ENFERT, Le Carnet

Vos grands événements Naissances, mariages, anniversaires de naissance Avis de décès, remerciements anniversaires de décès, souvenirs Colloques, conférences, séminaires, tables-rondes, portes-ouvertes, journées d’études, congrès, nominations, assemblées générales Soutenances de mémoire, thèses, Expositions, vernissages, signatures, lectures, communications diverses

orfèvre,

nous a quittés le 11 avril 2019. Janine, sa femme, Eric et Marie, Guillaume et Pierre, Antonin et Alex, Clémence, Sophie et Gabriel, Robin, Marin, Sacha, Frédérique, la mère de ses petits-enfants, Jérôme et Sylvie, ses filleuls, Sa famille, se sont réunis dans l’intimité pour ses obsèques. Nous avons la tristesse de faire part du décès de notre chère mère aimante,

Françoise FISCHER, née HUDLET d’ESTIMAUVILLE,

Vous pouvez nous envoyer vos annonces par mail :

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en précisant vos coordonnées (nom, adresse, téléphone et votre éventuel numéro d’abonné ou membre de la SDL)

Réception de vos annonces : du lundi au vendredi jusqu’à 16 heures le samedi jusqu’à 12 h 30

En 2004. JERRY BAUER/ OPALE/LEEMAGE

S

oudain, ses personnages se retrouvent, se soulèvent, se révoltent, dansent et rêvent. Sortis d’une longue torpeur empesée, ils n’ont plus peur des militaires, des flics, des barbus, des oligarques, du mythe du Front de libération nationale, de l’histoire sans cesse réécrite, de manifester, tout simplement. Réplique tirée de la pièce Europa (Esperanza) : « La baie d’Alger, ample croissant mousseux, embruns zéllidj tressé turquoise, et Alger, l’indolente blanche qui s’étale. Juste en face, l’Europe, l’Aryenne et si lascive Babylone : Allez viens. » Non, cette fois, ils ne partent pas voguer dans les cales de paquebots ou sur des canots de fortune, s’échouer en pleine Méditerranée ou sur les côtes d’un Occident fantasmé. Ils ne défient pas la mer mais un régime politico-mafieux jugé anachronique. Aziz Chouaki, poète, dramaturge, écrivain et musicien, mort mardi 16 avril d’un arrêt cardiaque, à l’âge de 67 ans, n’osait plus l’espérer, l’imaginer, l’écrire. Depuis le 22 février, date du début des manifestations en Algérie, il vibrait au présent en suivant l’actualité de son pays, l’Algérie, qu’il a dû quitter en 1991 pour que des terroristes n’aient pas à rayer son nom sur leur liste des hommes à abattre. De Paris et sa banlieue nord, l’exilé observait avec admiration et fierté cette rue algérienne, la dignité de ses personnages qui, dans un sursaut extraordinaire, écrivent eux-mêmes l’Histoire. En même temps, il relisait avec avidité son maître, James Joyce, ainsi que Gustave Flaubert ou Jorge Luis Borges et s’attelait à l’écriture d’un essai autobiographique. « James Joyce était au-dessus de son épaule lorsqu’il écrivait. Il régnait dans son cœur », dit son épouse, Yasmine Chouaki. La « Poestrie », pays imaginaire L’Algérie est encore française lorsqu’il naît le 17 août 1951, à Tizi Rached. Cette commune de Kabylie a déjà enfanté plusieurs figures de la lutte pour l’indépendance, comme le militant Ali Laïmèche, et paiera un lourd tribut durant la guerre. Le petit Aziz Chouaki s’installe à Alger avec sa mère, institutrice francophone qui lui lit les contes de Charles Perrault, en français et en kabyle. « Mon premier contact avec la littérature », racontait celui qui disait vivre en « Poestrie, un pays imaginaire dirigé par la poésie ». Et ce, depuis son adolescence bouleversée par la découverte du poète romancier irlandais James Joyce, consacrant sa thèse de littérature anglaise à Ulysse. Dans sa « Poestrie », il y a aussi la musique, le jazz et le rock parfois

17 AOÛT 1951 Naissance à Tizi Rached (Algérie) 1988 « Baya, rhapsodie algéroise » 1991 Quitte l’Algérie pour la France 2005 « Une virée » 2015 « Europa (Esperanza) » 16 AVRIL 2019 Mort à Paris

teinté de chaabi, qu’il joue dans les salles et les cabarets enfumés d’Alger. Son premier roman, Baya, rhapsodie algéroise, sort en 1988. Un texte, réédité trente ans plus tard en France (éd. Bleu autour), dans lequel il affirme son style rythmé, nerveux et percutant, drôle, parfois grossier, mais jamais vulgaire. Car Aziz Chouaki écrit comme parlent ces jeunes coincés dans les bas-fonds d’Alger. Sous sa plume, leurs mots virevoltent, leurs métaphores deviennent de la poésie et leurs aventures migratoires des odyssées extraordinaires. Le tout sur un air de swing jazz-rock rappé expérimental et unique. « Cette manière si personnelle de faire danser les mots, chavirer la syntaxe. Cette dextérité à créer de l’image avec ses mots, à s’imprégner de la violence du monde et à nous secouer de rire. Il y a chez lui quelque chose de Rabelais ou de Céline. Sa langue dynamite le réel », souligne Jean-Louis Martinelli, ancien directeur du théâtre des Amandiers, à Nanterre (Hauts-deSeine), qui a adapté trois de ses textes, dont Une virée (Editions Théâtrales, 2005), génial road trip statique et « destroy », dans une Algérie imaginaire. Auteur prolifique, l’artiste exilé était aussi un solitaire, fuyant les mondanités, abhorrant les clichés réducteurs sur les « écrivains arabes ». A son arrivée en France, il avait d’ailleurs décliné des propositions de grands éditeurs parisiens, se refusant à jouer l’Algérien rescapé du terrorisme prompt à vilipender l’islamisme. Il pensait, à tort ou à raison, qu’il ne rentrait pas dans le moule, trop punk, trop libre, trop différent. En Algérie, il reste encore plutôt méconnu, parfois incompris. Il est pourtant l’un des plus grands écrivains algériens contemporains. Aziz Chouaki voyageait peu. Il se réjouissait de partir à Avignon pour le Festival avec son ami Hovnatan Avédikian, metteur en scène et interprète d’Europa (Esperanza), qui réunit plusieurs de ses textes. Après plusieurs mois de représentations dans les théâtres du 18e arrondissement de Paris, les deux artistes s’offraient leur « virée » à eux. Aziz Chouaki a pris une autre route. p joan tilouine

Pour toute information complémentaire Carnet : 01 57 28 28 28

AU CARNET DU «MONDE»

Décès À l’occasion de la disparition de

Jean-Pierre BEAUVIALA, génial inventeur au service d’un cinéma proche du réel,

les Ateliers Varan saluent la mémoire de leur premier président, grand soutien de l’association. Ils présentent leurs condoléances à sa famille et à ses proches. (Le Monde du 14-15 avril.)

Louis BÉRIOT, 1939-2019.

Salut la compagnie ! Je pars sans regrets, heureux de la vie riche, exaltante et passionnante qui m’a été offerte ; insatiable curieux du voyage qui s’ouvre à moi. Comme disait Chateaubriand : « Il faut finir tôt ou tard ». Ne vous inquiétez pas, ne me pleurez pas. Riez, aimez et vivez à ma santé. Agnès Vincent-Deray, Laurence Bureau et Boss Quéraud, Jérôme Bureau, ses enfants, Benjamin Vincent et Sybille Cointepas, Justine Bellinger, Marie et Maxime de Boni, Alice, Léa, Jeanne et Fanny Bureau, ses petits-enfants, Louise, Julien, Gaspard, Hanae, Jules, Alix et Colombine, ses arrière-petits-enfants, Chantal et Pierre Lazarus, leurs enfants et petits-enfants, Kady Soumahoro et Yvonne Gil, ont la tristesse infinie d’annoncer la disparition de

Mme Claude BUREAU, survenue le 17 avril 2019. Les obsèques ont lieu dans une stricte intimité. 2 bis, avenue des Gobelins, 75005 Paris. 10, place de la Trinité, 31000 Toulouse. 20, rue Pernety, 75014 Paris. Monique Brisbout, Danièle (†) et Henri Tellier, Claude et Gérard Cosmi, Mireille et Michel Dupont, Patricia et Pierre Dupont et leurs enfants et petits-enfants, ont la tristesse de faire part du décès de

Françoise DUPONT,

survenu le 15 avril 2019, à SaintCloud, dans sa cent troisième année. Elle reposera auprès de son époux, à Saint-Mesmin (Aube). Pierre Dupont, 3, rue des Villarmains, 92210 Saint-Cloud.

survenu le 15 avril 2019, à l’âge de quatre-vingts ans. La cérémonie sera célébrée en l’église Saint-Laurent de Villemoissonsur-Orge, le 23 avril, à 11 heures. fredericfischer@hotmail.fr

Danielle GRIMBERT a quitté ce monde, à l’âge de soixante-quinze ans, entourée par l’affection chaleureuse de ses ami(e)s qui l’ont accompagnée tout au long de sa maladie. Nos plus vifs remerciements à toute l’équipe soignante du service de cancérologie de l’hôpital Cochin, et en particulier au docteur Jennifer Arrondeau dont l’attention positive et sans faille a permis à Danielle de garder son optimisme. De la part de Annette Grimbert-Raoux, sa sœur, Denis Raoux, son beau-frère, Emmanuel Greif, son neveu. Une cérémonie d’adieu aura lieu au crématorium du cimetière du Père-Lachaise, Paris 20e, le mardi 23 avril 2019, à 10 heures. Pauline Puig et Lucas Menget, ses enfants et leurs époux respectifs Patrick et Laurence, Iris, Zoé, Clea, Aurélien et Justine, ses petits-enfants, Anne Losonczy-Menget, son épouse, Marc et Alicia, ses beaux-enfants, Alain et Maïté Menget, Anne-Marie et François Paléologue, Gérard et Annie Menget, ses frères et sœurs et leurs enfants, Maryvonne Menget-Le Moal, la mère de ses enfants, ont la douleur de faire part du décès de

Patrick MENGET, ethnologue,

survenu le 13 avril 2019, à Budapest (Hongrie). Une cérémonie se tiendra le mardi 23 avril, à 14 h 30, au funérarium Legrand Val de Loire, 222, boulevard Charles de Gaulle, à Saint-Cyr-surLoire, suivie de l’inhumation au cimetière République de Saint-Cyrsur-Loire. Le Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative (CNRS - université Paris Nanterre), Le département d’anthropologie de l’université Paris Nanterre Et la Société des américanistes, ont la grande tristesse de faire part du décès de

Patrick MENGET,

Ses enfants et leurs conjoints, Ses petits-enfants, ont l’immense tristesse de faire part du décès de

André QUENDO, survenu le 12 avril 2019. Ses obsèques auront lieu le mercredi 24 avril, à 14 h 30, en la salle Mauméjean du crématorium du cimetière du Père-Lachaise, Paris 20e. Ramerupt. Paris. Massiac. Ses enfants, Ses petits-enfants,

née ROUMENGOUS, nous a quittés le 3 avril 2019, à l’âge de quatre-vingt-sept ans. Les obsèques ont eu lieu au cimetière du Montparnasse, dans la plus stricte intimité familiale.

Anniversaire de décès Le 20 avril 2014,

Jacques ZAJDERMANN

ont la tristesse de faire part du décès de

Mme Annie REY-GOLDZEIGUER, historienne de l’Algérie et du Maghreb, professeur des Universités,

survenu dans sa quatorzième année.

Mme Nicole URIARTE,

quatre-vingt-

Les obsèques civiles auront lieu le samedi 20 avril 2019, à 14 h 30, au cimetière de Ramerupt. Mme Florence Rey, 8, route de Bonnac, 15500 Massiac. Sam, Lionel (décédé), Solange, Rachel, Benny, Danièle, Eweda Et leurs familles, ont la douleur d’annoncer le décès, survenu le 14 avril 2019, de leur mère, grand-mère et arrière-grandmère,

Suzanne RUBIN (MALAPA),

née le 19 décembre 1918, à Varsovie. Ses parents, Lev et Malka et sa sœur, Shoulamit ont été arrêtés lors de la rafle du Vel d’Hiv, en 1942 et déportés. Son frère Julot le fut aussi en 1944. Tous furent assassinés dans les camps de la mort nazis. Les obsèques ont lieu ce vendredi 19 avril, à 15 h 30, au cimetière du Père-Lachaise, Paris 20e. La famille de

disparaissait. Il est toujours présent dans nos cœurs et vivant dans notre mémoire. Sa famille, Ses amis, pensent à lui.

Souvenir Le jeudi 19 avril 1979, il y a quarante ans,

Jean-Alain LESOURD, professeur d’histoire à l’université de Nancy,

nous quittait à l’âge de soixante et un ans. Son épouse bien-aimée,

Catherine LESOURD, l’a rejoint il y a quatre mois, le 15 décembre 2018, jour de son quatrevingt-dix-neuvième anniversaire. Leurs cinq enfants Et leurs dix petits-enfants, se souviennent. Que ceux qui les ont connus et aimés aient une pensée pour eux. Lesourd-Chaarani, 22, rue de Boudonville, 54000 Nancy.

Conférence

M. Michel SCHOTT, a la douleur de faire part de son décès, survenu le 17 avril 2019, dans sa quatre-vingt-troisième année. L’inhumation aura lieu le 19 avril, à 15 heures, au cimetière intercommunal de Chevilly-Larue. Christophe Testelin, directeur de l’Institut des NanoSciences de Paris, Ses collègues et amis, ont la tristesse de faire part du décès de

Grande Conférence Le JFP, Journal Français de Psychiatrie : présentation par les Drs Thierry Jean et Jean-Marc Faucher, psychiatres, psychanalystes

Michel SCHOTT,

chercheur actif jusqu’ à ses derniers mois, ancien directeur de recherche au CNRS, ancien directeur du Groupe de Physique des Solides de l’Ecole normale supérieure, devenu un des laboratoires fondateurs de l’INSP et s’associent à la peine de la famille et de ses proches.

Paris, le lundi 27 mai 2019, à 21 heures, Centre Sèvres, 35 bis, rue de Sèvres, Paris 6e. Entrée libre Plus d’infos : www.ephep.com

Communication diverse

Laurent Trastour, Nathalie et leurs enfants, Rébecca et Roxanne, Frédéric Trastour, Sandrine et leurs enfants, Gabriel et Raphaëlle, leur mère, Renée Trastour Fenasse, Jean-Claude Polack, Françoise Dalbet, Tous ses amis de Chimères et du Collectif 125, ont la profonde tristesse d’annoncer que

Guy TRASTOUR,

ancien professeur à l’université de Paris Censier, ancien directeur général du Centre d’observation de Vitry, s’est éteint le 15 avril 2019, à l’âge de quatre-vingt-deux ans, entouré de ses proches. Une cérémonie civile aura lieu le mercredi 24 avril, à 16 heures, au crématorium du cimetière du PèreLachaise, salle Mauméjean, 71, rue des Rondeaux, Paris 20e. 19, Rue Poliveau, 75005 Paris.

SOS AMITIE Envie d’être utile ? Rejoignez-nous ! Les bénévoles de SOS Amitié écoutent par téléphone et par internet ceux qui souffrent de solitude, mal-être et pensées suicidaires. Nous ne répondons qu’à 1 appel sur 3 et recherchons des écoutants bénévoles. L’écoute peut sauver des vies et enrichir la vôtre. Horaires flexibles, formation assurée. En IdF RDV sur www.sosamitieidf.asso.fr En région RDV sur www.sos-amitie.comw

survenu le 13 avril 2019. Membre du Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative et enseignant au département d’ethnologie de Nanterre entre 1970 et 1996, il fut vice-président de la Société des américanistes de 1990 à 2001 et membre du comité de rédaction de son journal de 1977 à 2001. Chercheur exceptionnel, enseignant hors pair, engagé dans la défense des droits des peuples autochtones, il a inspiré des générations d’étudiants et de collègues américanistes qui s’associent à la douleur de ses proches.

Société éditrice du « Monde » SA Président du directoire, directeur de la publication Louis Dreyfus Directeur du « Monde », directeur délégué de la publication, membre du directoire Jérôme Fenoglio Directeur de la rédaction Luc Bronner Directrice déléguée à l’organisation des rédactions Françoise Tovo Direction adjointe de la rédaction Philippe Broussard, Alexis Delcambre, Benoît Hopquin, Franck Johannes, Marie-Pierre Lannelongue, Caroline Monnot, Cécile Prieur Direction éditoriale Gérard Courtois, Alain Frachon, Sylvie Kauffmann Rédaction en chef numérique Hélène Bekmezian, Emmanuelle Chevallereau Rédaction en chef quotidien Michel Guerrin, Christian Massol Directeur délégué au développement du groupe Gilles van Kote Directeur du numérique Julien Laroche-Joubert Rédacteur en chef chargé des diversifications éditoriales Emmanuel Davidenkoff Chef d’édition Sabine Ledoux Directrice du design Mélina Zerbib Direction artistique du quotidien Sylvain Peirani Photographie Nicolas Jimenez Infographie Delphine Papin Médiateur Franck Nouchi Directrice des ressources humaines du groupe Emilie Conte Secrétaire générale de la rédaction Christine Laget Conseil de surveillance Jean-Louis Beffa, président, Sébastien Carganico, vice-président


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0123 SAMEDI 20 AVRIL 2019

Sacha Ianouchkevitch, 24 ans, vétéran devenu sculpteur, avec l’une de ses œuvres, à Houliaïpole, le 17 mars. GUILLAUME HERBAUT POUR « LE MONDE »

houliaïpole (ukraine) - envoyé spécial

C’

est donc cela, un chien de guerre. Un corps rempli de ferraille, des jurons de caserne, des placards garnis de bouteilles et de viseurs de haute précision… Vladimir Vlasenko coche toutes ces cases, auxquelles on peut ajouter une femme prête à fuir dès que s’annoncent un visiteur et le douloureux déballage des souvenirs. Vladimir Vlasenko, 55 ans, gueule cassée et main atrophiée, a surtout connu plusieurs champs de bataille. Ancien du conflit afghan (19791989), auquel il a participé côté soviétique, militaire à la retraite, il pensait rester à l’écart de la guerre qui s’est abattue sur son nouveau pays, l’Ukraine, en 2014. Cultiver son potager et ne pas prêter attention aux rumeurs du conflit qui débutait à une centaine de kilomètres de sa ville d’Houliaïpole, dans cette région du Donbass sur laquelle fondaient les séparatistes prorusses et leurs parrains de Moscou. Vladimir a tenu jusqu’en 2016, lorsqu’il est reparti pour prendre la tête d’un groupe de snipers. « Je sais ce que c’est, la guerre, lâche l’ancien combattant dans sa cuisine proprette, trop petite pour son corps sans cesse en mouvement. Une médaille, et, à côté de ça, du sang, de la merde et de la boue. Mais tout ça me perturbait trop. Les Russes ont pris la Crimée, le Donbass, et ensuite quoi ? C’est chez moi que j’allais faire la guerre contre eux ? En Afghanistan, j’obéissais aux ordres, là j’ai choisi d’obéir à ma conscience. » Ces mots, simples ou recherchés, ils ont été prononcés dans des dizaines de foyers d’Houliaïpole, ville typique de celles qui ont payé un lourd tribut à la guerre : rurale, pauvre, située en Ukraine centrale où l’on parle le patois sourjik, mélange de russe et d’ukrainien… De villes comme Houliaïpole sont partis nombre d’engagés volontaires ; celles-ci ont ensuite été le vivier des six vagues successives de mobilisation imposées par les autorités jusqu’en juin 2015 (depuis, seuls les contractuels volontaires partent au front). Depuis qu’il est revenu chez lui, après une blessure reçue en mai 2017 et neuf mois passés à l’hôpital, Vladimir Vlasenko n’a trouvé aucun travail. « Les employeurs ont peur, on est vus comme incontrôlables. » A vrai dire, on ne le lui dit pas, mais on comprend un peu ces employeurs effarouchés. La guerre

En Ukraine, la défiance nationale Quelque 350 000 hommes et femmes ont combattu ces dernières années au Donbass. Le retour de ces vétérans dans la société ukrainienne, qui les perçoit souvent comme une menace, ne se fait pas sans difficultés suinte de chaque pore de sa peau, elle brille dans ses yeux qui ne cessent de fureter. Quand il évoque l’avenir, Vladimir confie : « Je sais que je ne mourrai pas dans mon lit ; ma seule peur, c’est de savoir si j’arriverai à cacher ma famille, le jour où ce sera nécessaire, et à trouver une arme à temps. » LA GUERRE DES CHIFFRES

Le retour des guerriers. Comme tous les pays qui ont connu la guerre, l’Ukraine y est confrontée. Des Vladimir Vlasenko, archétype du vétéran brailleur et agité, tous les Etats ou presque en ont connu. En Ukraine, la question est particulièrement brûlante. En 2014, le pays n’était pas prêt au conflit : son armée, affaiblie par des années de gabegie et de corruption, n’était pas même capable de fournir habits et nourriture convenables à ses soldats. Cinq ans plus tard, comment l’Ukraine pourrait-elle être prête à accueillir ceux qui ont combattu ? Et s’ils venaient à demander des comptes à cet Etat si imparfait qu’ils ont défendu ?

« ON NOUS FAIT SENTIR QUE L’ON N’EST RIEN. CE N’EST PAS COMME EN ISRAËL, OÙ L’ENSEMBLE DU PAYS FAIT CORPS AVEC SES SOLDATS » ALIONA OPROUJAK

ancienne combattante

Quelque 350 000 hommes et femmes sont passés par les tranchées du Donbass, ont connu les batailles de chars dans la neige, les étés étouffants dans la steppe. Sans compter les quelque 40 000 soldats encore déployés en permanence à l’est. Dans toutes les villes d’Ukraine, les vétérans forment une nouvelle couche de la société, perçue le plus souvent comme menaçante. En réalité, signe supplémentaire de la désorganisation du pays, même les chiffres posent problème. A Houliaïpole, il y aurait 350 vétérans, sur une population totale de 16 000 personnes. Mais les chiffres ne prennent pas en compte Sacha Ianouchkevitch, et d’autres encore ont peut-être été oubliés… Visage d’ange au regard étonnamment voilé, Sacha aurait du mal à dire pourquoi il s’est engagé, si ce n’est qu’il est issu d’une famille de militaires et qu’à 20 ans et des poussières, dans une ville comme Houliaïpole, on a peu de chances de voir du pays ou la couleur d’un emploi. Lorsque Sacha a signé son contrat, à l’été 2017, celui-ci stipulait qu’il serait stationné sur une

base en Ukraine occidentale, simple cuisinier. Le jeune homme s’est retrouvé au front, cuistot le matin, combattant l’après-midi. Ce statut, qui lui donne théoriquement le droit à quelques avantages sociaux, l’armée le lui refuse : à lui de prouver sa qualité de participant aux opérations militaires. Dans ces conditions, comment ne pas cultiver de la rancœur ? Comment continuer de croire à un pays qui vous rejette après que vous l’avez défendu ? Un pays toujours aussi corrompu où, pendant que vous rampiez dans la boue, les oligarques, petits et grands, poursuivaient leurs affaires comme si de rien n’était ? Sans emploi depuis son retour, en février 2018, Sacha Ianouchkevitch fait de l’art. Dans la cabane qui jouxte la modeste maison de bois de ses parents, le jeune homme, aussi calme que Vladimir Vlasenko est agité, soude des morceaux de métal. Ses œuvres sont une réponse à ces questions angoissantes. Dans les premiers temps, il bricolait des objets affreux, comme cette main de métal aux longs doigts griffus, inspirée du film Freddy. C’était l’époque où il voulait fusiller tout le monde, à commencer par les politiciens. « INTOLÉRANTS À L’INJUSTICE »

Aujourd’hui, il fabrique des fleurs, délicates roses dorées ou noires. Il n’a pas tout à fait oublié ses rêves de peloton d’exécution, mais il découvre aussi la complexité de la politique. A 24 ans, Sacha est devenu l’un des piliers du Hub, une association citoyenne qui s’occupe aussi bien du contrôle des finances locales que de l’organisation d’ateliers cuisine pour les enfants. « Je suis encore plus jeune que notre Ukraine, constate-t-il. C’est d’abord à nous de changer, de tenter de faire des choses autour de soi, de montrer aux autres que l’on peut changer. » Sacha fait partie de ceux qui sont partis de la ville en emportant dans leurs cantonnements, puis au front, le drapeau noir de l’anarchiste Nestor Makhno (1888-1934). La seule caractéristique d’Houliaïpole, sa fierté, c’est d’avoir été la ville natale et, jusqu’à la fin de son épopée, le fief et la capitale du chef de guerre anarchiste. L’homme qui, durant la guerre civile (1917-1923), voulait « taper sur les blancs jusqu’à ce qu’ils deviennent rouges, et taper sur les rouges jusqu’à ce qu’ils deviennent blancs ». L’homme qui, après la gloire et les massacres, a fini abandonné de tous, ouvrier chez Renault, à Billancourt, en exil


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0123 SAMEDI 20 AVRIL 2019

Vladimir Vlasenko, 55 ans, à Houliaïpole, le 17 mars. GUILLAUME HERBAUT POUR « LE MONDE »

Aliona Oproujak, 28 ans, à Houliaïpole, le 17 mars. GUILLAUME HERBAUT POUR « LE MONDE »

Ukraine, largement sous-financée, quand la psychiatrie reste souvent associée dans l’inconscient collectif aux répressions soviétiques. « Dans une ville comme Houliaïpole, il n’y a rien, aucune prise en charge, ni avant leur départ, ni après, ni pour les familles », témoigne Irina Chtepa, directrice du Hub, l’association locale, et elle-même descendante de la famille Makhno. Certains soldats démobilisés quittent le front pour se retrouver douze heures plus tard, sans sas de décompression, dans leur maison ou dans un bar de Kiev, traînant avec eux les maladies − hépatite, tuberculose… – qu’ils ont contractées là-bas. Pour faire face à ce manque, cette femme dynamique, dont le mari a également combattu, a entrepris une formation en psychologie, pour être capable de venir en aide aux familles désemparées.

misérable, le corps rempli de ferraille, lui aussi. Dans le musée local qui lui est consacré, un pan de mur affiche les photos des enfants d’Houliaïpole brandissant, aux quatre coins du Donbass en guerre, l’étendard anarchiste ou celui de Makhno. Il y a bien sûr les énervés, les inconsolables, ceux qui se sont noyés dans l’alcool, mais cette sagesse rugueuse exprimée par Sacha Ianouchkevitch, désabusée, plus ou moins patiente, on la retrouve chez nombre de vétérans de la petite ville. « Quand tu es au front, tu imagines que tout le monde se bouge, d’une façon ou d’une autre… Tu rentres et rien n’a changé, témoigne Igor Azarov, 47 ans, du village de Zalitchne, tout proche de la ville. D’abord, cela rend fou. Puis on relativise, on se dit qu’on a défendu notre pays, pas le gouvernement, pas l’Etat. On sait aussi que, si l’on se laissait aller à l’énervement et à l’impatience, seule la Russie y gagnerait… » Beaucoup racontent des mobilisations locales auxquelles, avant, ils n’auraient pas même songé à se joindre. Manifestations pour obtenir la rénovation d’une route, le maintien de la maternité, rassemblement devant le commissariat pour exiger une enquête contre un député corrompu… « On est devenus plus intolérants à l’injustice », résume Sacha Ianouchkevitch. Plus organisés, aussi, prêts à lancer des initiatives. DÉCALAGE ENTRE « EUX » ET « NOUS »

Alexandre Kireev, dans les locaux de l’Union des vétérans d’Houliaïpole. GUILLAUME HERBAUT POUR « LE MONDE »

Malgré les déceptions, chez les plus âgés (les plus nombreux), on soutient même très majoritairement le président sortant, Petro Porochenko, en lice pour sa réélection, dimanche 21 avril, face au nouveau venu, le comédien Volodymyr Zelensky. Le chef de l’Etat sortant a fait campagne sur sa stature de chef de guerre patriote, de reconstructeur de l’armée, mais il incarne surtout une stabilité que les anciens combattants plébiscitent, quand les jeunes se montrent plus séduits par M. Zelensky. « Dire que rien ne change, c’est de la paresse », estime Alexandre Choutchko, 56 ans – descendant, lui, du secrétaire particulier de Makhno, Vassili Kharlamov. Pourtant, à titre individuel, aucun n’a gagné quoi que ce soit dans la guerre. Igor Azarov semblerait s’en tirer pas trop mal, dans son village. Il est le responsable technique des services communaux. Avant la guerre, il travaillait dans la construction, pour un salaire supérieur aux 5 000 hryvnias (165 euros) qu’il perçoit désormais. Mais sa jambe, laminée par le port répété des lourds gilets pare-balles de l’armée, lui interdit désormais le travail sur les chantiers. Il ne se résout pas à demander une pension d’invalidité ; ceux qui l’ont fait touchent des montants à peine suffisants pour survivre. Sans parler des médicaments auxquels les anciens combattants ont théoriquement droit, mais qui se révèlent introuvables, ou encore des avantages, comme la gratuité dans les transports publics, qui n’existent que sur le papier…

RUSSIE Kiev

Houliaïpole

UKRAINE

DONBASS

Mer Zone d’Azov contrôlée par les prorusses

CRIMÉE Région annexée par la Russie depuis le 16 mars 2014

COLLECTION D’UNIFORMES

Mer Noire 200 km

Kiev a promis d’améliorer les choses. Fin 2018, une ministre des vétérans a été nommée, pour veiller à ce que les législations existantes soient appliquées et en proposer de nouvelles. D’ores et déjà, des programmes spécifiques existent, qui facilitent l’accès des anciens combattants à la terre, à des études gratuites, à des crédits avantageux pour lancer des entreprises… De fait, la presse ukrainienne regorge d’histoires « positives » de vétérans dynamiques ayant monté des restaurants, des start-up. Mais, vu d’Houliaïpole et de ses anciens kolkhozes abandonnés, ces success stories paraissent bien lointaines. La presse se montre tout aussi friande des faits divers tragiques, les suicides, les coups de sang réglés à la grenade… « Les vétérans sont perçus en premier lieu comme des sources de problèmes potentiels, regrette Ivona Kostyna, fondatrice, à Kiev, d’une structure fédérant plusieurs associations. C’est une erreur : non seulement cela les marginalise, mais cela revient à effacer leur capacité de mobilisation, d’organisation… » Des faits divers, Houliaïpole n’en a pas connu, ou bien ils sont tus à l’étranger de passage. Mais la question de l’état psychologique des combattants est omniprésente. Plus que le mépris de l’Etat, c’est le décalage entre « eux » et « nous », les civils et les combattants, qui tourmente les vétérans. « T’as été là-bas pour baiser. » Voilà ce qu’Aliona Oproujak, 28 ans, affirme entendre régulièrement. La jeune femme au regard clair, formée dans les transmissions, s’est retrouvée avec une kalachnikov en main à Avdiivka, l’une des portions les plus dangereuses du front, à moins de 500 mètres de l’ennemi. Là-bas, elle a épousé son commandant, devenu, depuis, chauffeur routier, malgré ses trois blessures. Aliona, elle, élève leur nouveau-né, Daniil, et songe à l’exil, en Pologne, où les perspectives semblent meilleures. « Au front, tu te sens utile, tu es quelqu’un, confie-telle. Ici, même si la télé martèle que nous sommes des héros, on nous fait sentir que l’on n’est rien. Ce n’est pas comme en Israël, où l’ensemble du pays fait corps avec ses soldats. »

« DANS UNE VILLE COMME HOULIAÏPOLE, IL N’Y A RIEN, AUCUNE PRISE EN CHARGE, NI AVANT LEUR DÉPART, NI APRÈS, NI POUR LES FAMILLES » IRINA CHTEPA

directrice de l’association Hub

S’il n’y avait pas le petit Daniil, c’est au front qu’Aliona retournerait, comme nombre de ses collègues masculins. Eux, c’est d’avoir voulu gagner de l’argent qu’on les accuse. Depuis quelques années, la solde des combattants est, à l’aune ukrainienne, loin d’être ridicule, autour de 500 euros. Mais « quand on est arrivés au front, il n’y avait même pas de sacs de couchage », s’esclaffe Alexandre Kireev, 51 ans, ancien juriste dans une banque, parti comme infirmier en juin 2014, qui habite avec sa femme un petit appartement dans un village des alentours. « Ce qui nous manque à tous, dit-il, c’est que tout est plus simple au front : il y a tes frères et les autres. Même l’argent ne veut rien dire… » « Ici, c’est plus dangereux », tranchera même un autre vétéran, Petro Darmoroz, musicien. SYNDROME POST-TRAUMATIQUE

La réadaptation est lente, difficile. Il faut se réconcilier avec ces « autres » de l’arrière, ceux-là qui ne sont pas tout à fait des frères mais pas encore des ennemis, et dont le crime principal est d’oublier un peu trop facilement la guerre encore en cours quelque part dans leur pays. « Je reconnais tout de suite les bonnes personnes des mauvaises, assure Igor Azarov, l’employé des services communaux du village de Zalitchne. Au début, ça me mettait en colère, je leur voulais du mal. Une parole déplacée et je pouvais devenir violent. Aujourd’hui, je fais plus attention, j’arrive à me contrôler. J’ai transformé cette rage en valeurs positives. » Dans un souffle, après s’être éloigné de sa femme, Evguenia, bienveillante et attentive, Igor lâche : « Ce n’est pas toujours facile. Même avec elle ça m’arrive d’exploser pour un rien. » La détresse psychologique des vétérans est délicate à évaluer. Début 2018, le ministère de l’intérieur évoquait le chiffre de 500 suicides en quatre ans parmi les anciens combattants, mais celui-ci est perçu comme sous-estimé. Les statistiques faisant état d’une augmentation des violences domestiques à travers le pays sont elles aussi sujettes à caution. Surtout, la culture de la psychologie posttraumatique demeure balbutiante en

Si la plupart des vétérans reconnaissent sans mal des troubles psychologiques, voire se diagnostiquent eux-mêmes un syndrome posttraumatique, les mêmes doutent de l’utilité d’une prise de charge. « On n’est pas comme les Américains, nous ! Un homme de chez nous, c’est solide, ça sait s’en sortir tout seul ! », lance crânement le chien de guerre Vladimir Vlasenko lors d’une réunion de l’organisation locale des vétérans, où plusieurs des témoins interrogés ici ont été rencontrés. « Et quand tu as eu besoin d’un urologue, tu t’en es sorti tout seul ? », le reprend gentiment le chef du groupe, Valery Dombrovski, 56 ans, qui plaide : « Il faut que l’Etat embauche des psychologues, et surtout crée des programmes sur le long terme ! Parce que cette guerre va durer… » Lui-même, qui fait office de père bienveillant et patient pour les vétérans membres de son association, s’apprête à se réengager, parce qu’il n’a plus ni travail ni argent. « En attendant, explique-t-il, ma thérapie à moi, c’est de m’occuper des autres. » « Est-ce qu’ils peuvent nous comprendre, ces psychologues ? », interroge plus calmement Igor Azarov, qui provoque un éclat de rire généralisé en racontant une consultation où on lui demandait de choisir un arbre auquel s’identifier. A côté de lui, Igor Kameritsiy reste silencieux. Comme beaucoup d’autres, cet homme de 49 ans, parti au front emportant le drapeau noir de Makhno, a au fond des yeux une lueur vague, où l’on peut lire la détresse autant qu’une certaine forme de pondération. Celui-là, le soir venu, dans la petite maison familiale, revêt les différents uniformes d’époque qu’il collectionne. Les rêves d’avenir sont encore flous, hormis cet espoir fou de voir leur pays se transformer, devenir plus juste et plus hospitalier. Les souvenirs, eux, s’éloignent peu à peu, cantonnés dans la poche des pantalons, sur des téléphones portables chinois où défilent les photos de jeunes hommes bronzés aux visages heureux, mitraillette en bandoulière. Parfois, rarement, la guerre resurgit l’espace d’un instant, au détour d’une vidéo YouTube que l’on regarde en frissonnant ou lors d’un enterrement. Alexandre Kireev, l’ancien juriste devenu invalide, lui, a vu revenir le conflit trois mois après son retour à la maison, en novembre 2016. Son fils, un garçon chétif de 22 ans, lui a annoncé qu’il partait à son tour. « J’ai commencé par lui apprendre à survivre : ceux qui meurent, ce sont les fiers, ceux qui se croient encore sur Maïdan [le lieu de la révolution de 2014, à Kiev], et ceux qui se laissent aller. Puis je l’ai amené jusqu’à son unité, jusqu’à la première ligne. C’est là, quand je suis arrivé au front, que j’ai eu l’impression d’être rentré à la maison. » p benoît vitkine


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CULTURE « Quentin Tarantino rêve d’être prêt pour Cannes »

0123 SAMEDI 20 AVRIL 2019

Thierry Frémaux, le délégué général du Festival, revient sur la sélection et sur le suspense autour de la présence du dernier film du réalisateur américain

A

ENTRETIEN

u soir de l’annonce de la sélection officielle du 72e Festival de Cannes, jeudi 18 avril, son délégué général s’est expliqué sur la marche vers la parité, le renouvellement des réalisateurs en sélection, le suspense autour de la présence du film de Quentin Tarantino et de celle sur la Croisette des films mis en ligne par Netflix. Qu’est-ce qui a changé dans votre façon de travailler, avec notamment un comité de sélection modifié pour répondre aux engagements sur la parité ? Ces engagements n’ont pas été difficiles à tenir puisqu’on y était presque. Il a suffi d’ajouter une personne pour que nous soyons quatre hommes et quatre femmes. Ce qui change beaucoup, c’est que nous recevons de nombreux films par le biais d’Internet. Nous revenons donc à cette civilisation numérique qui offre une grande élasticité dans le temps, favorise les discussions, mais nous prive des projections 35 millimètres. N’y a-t-il pas, dans ce travail de sélection, des facteurs qui ont plus d’importance que par le passé ? Non, je suis délégué depuis 2007, mais je dispose d’une plus grande liberté qu’avant. Cannes reste le Festival des metteurs en scène, de ceux qui essaient de réinventer le cinéma, et d’explorer des formes nouvelles, mais aussi le Festival de ceux qui sont du côté d’un certain classicisme. La diversité des films, la présence d’une presse nombreuse et multi-

ple ainsi que la rapidité de communication exigent des audaces en compétition. On continue d’œuvrer dans ce sens tout en nous ouvrant à d’autres films qu’il s’agit de protéger. Il manque deux ou trois titres à la sélection ? On en est à dix-neuf, dont le film d’ouverture, et on peut aller jusqu’à vingt ou vingt et un. Nous avons gardé deux ou trois places au cas où… « Once Upon a Time in… Hollywood » de Tarentino a été annoncée par la presse professionnelle américaine, mais ne figure pas dans votre sélection. Pourquoi ? Le film devait être prêt pour Cannes. Il ne l’est pas. Peut-être qu’il le sera. Je ne peux pas l’annoncer sans en avoir la garantie. Quentin Tarantino m’a montré deux heures du film dans sa salle de montage. Il ne rêve que de ça, de le terminer à temps. Ce sera le quatrième film américain en compétition. Contrairement à d’autres, Tarantino, comme les frères Coen ou Clint Eastwood, face à l’obsession généralisée pour les Oscars, continue de montrer des films à Cannes en mai, qui sont toujours vivants en février pour les Oscars. Il y a, pour une certaine presse, un seul enjeu, celui de savoir qui ira aux Oscars. Qu’un festival de rentrée ait décidé de miser sur le cinéma américain et les plates-formes, je le respecte, c’est aussi la logique de la Mostra de Venise. Mais la légende Cannes, elle, a été écrite par Bergman, Fellini, Kurosawa, Tarkovski, Moretti ou Lars von Trier. L’an passé, on nous a jugés

Thierry Frémaux, le 18 avril, au siège du Festival de Cannes, à Paris. JÉRÔME BONNET POUR « LE MONDE »

coupables de ne pas nous soumettre à cet agenda qui voudrait qu’on ait beaucoup de films américains en compétition, de ceux qui concourent aux Oscars. Le projet de Cannes, c’est le cinéma mondial, la mise en scène et les auteurs, c’est donner des nouvelles du cinéma et du monde. Avez-vous pu tirer quelques réflexions quant aux films reçus et sélectionnés cette année ?

« J’ai le sentiment que règne dans la sélection une certaine fantaisie, à côté de films politiques »

Nous n’avons pas d’agenda. Quand nous commençons la sélection, nous ne décidons pas de sa couleur. J’ai pour habitude de dire que ce n’est pas nous qui sélectionnons les films mais que ce sont eux qui se font sélectionner. C’est leur qualité propre qui les distingue à nos yeux. Il est vrai, que le cinéma et l’art, en général, sont souvent graves. Et que la comédie n’a jamais été un genre bien considéré, à tel point que ces films ne nous sont pas montrés. Mais cette année, j’ai le sentiment que règne dans la sélection une certaine fantaisie, à côté de films politiques. Votre position consistant à refuser tout film non diffusé en salle est-elle tenable ? Il y a deux ans, le Festival de Cannes a pris des films Netflix, ouvrant ses portes au monde des plates-formes. J’étais convaincu de pouvoir convaincre Netflix de

faire en sorte qu’au moins, en France, ces films puissent sortir en salle. Mais le modèle Netflix est très précis, et ses dirigeants ne veulent pas y déroger. Le Festival a modifié son règlement pour dire que, pour le territoire français, il faut que le film sorte en salle pour aller à Cannes. Après l’épisode Roma l’an dernier, une telle situation ne s’est pas présentée cette année puisque Netflix n’avait pas de film prêt pour nous. On parle d’un projet de l’Américain Noah Baumbach. S’il amarre sa barque au vaisseau Netflix, il disparaît des radars cannois ? Il disparaît des radars du cinéma. Il faut remplacer le mot « Cannes » par le mot « cinéma » et « Netflix » par « télévision ». La question de Netflix pose à l’échelle planétaire des questions qu’on se posait à une époque au sujet de la télévi-

sion. Il fut un temps où les films de télévision ne postulaient pas à Cannes. Netflix a commencé par les séries et, maintenant, il y a ces épisodes « unitaires » qui ressemblent à des films de cinéma. En ce qui concerne Cannes, la production mondiale de films est assez volumineuse pour nous alimenter. Et si Netflix, qui a du goût, va chercher des réalisateurs de renom du cinéma, il pourra le faire, mais le monde du cinéma, lui, va continuer : regardez la présence de jeunes cinéastes en compétition. Ce monde est mouvant, changeant. Le Festival de Cannes est devenu l’incarnation de quelque chose qui n’est pas de l’immobilisme ni du vieux. On ne peut pas demander au Louvre de ne faire que de l’art vidéo ou à Gallimard de publier les auteurs du Net. p propos recueillis par véronique cauhapé et thomas sotinel

Au Festival, nouvelles venues, vétérans et quelques absents Les réalisatrices Mati Diop, Jessica Hausner, Justine Triet et Céline Sciamma côtoieront notamment Jim Jarmusch et Terrence Malick

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a 72e édition du Festival de Cannes, du 14 au 25 mai, sera « romantique et politique », a annoncé Thierry Frémaux, le délégué général de la manifestation qui présentait, jeudi 18 avril, en compagnie du président du festival, Pierre Lescure, 46 longs métra-

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Editions Amalthée 2 rue Crucy – 44005 Nantes cedex 1 Tél.

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ges retenus en sélection officielle (compétition, Un certain regard, hors compétition), soit « 90 % de ce que vous verrez », a-t-il précisé. Comme déjà annoncé, la compétition et le Festival s’ouvriront le mardi 14 avec The Dead Don’t Die (les morts ne meurent pas), film de zombies signé Jim Jarmusch, vétéran du festival, qui sortira le jour même de sa projection cannoise. Ce sera aussi le cas de l’un des derniers films présentés en compétition dix jours plus tard, Sibyl, de Justine Triet, la réalisatrice de Victoria, nouvelle venue en compétition. Avec la cinéaste sénégalaise et française Mati Diop, l’Autrichienne Jessica Hausner et sa compatriote Céline Sciamma, Justine Triet est l’une des quatre réalisatrices à concourir pour la Palme d’or. C’est une de plus que les deux années passées. De Mati Diop on verra Atlantique, chronique de

l’émigration vue par les femmes restées à Thiaroye, dans la banlieue de Dakar, de Jessica Hausner, Little Joe, film fantastique tourné en anglais et de Céline Sciamma Portrait de la jeune fille en feu, film en costumes avec Adèle Haenel. Les vétérans européens et américains sont largement représentés dans la compétition : Pedro Almodovar présente Douleur et gloire, qui vient de lui valoir l’un de ses plus grands succès en Espagne ; Marco Bellocchio, Il Traditore, portrait du mafioso repenti Tomaso Buscetta ; Jean-Pierre et Luc Dardenne, Le Jeune Ahmed (le film sortira le jour de sa projection à Cannes) ; Arnaud Despleschin, Roubaix, une lumière, avec Léa Seydoux et Roschdy Zem ; Ken Loach, Sorry We Missed You pendant que Terrence Malick vient tenir compagnie à Jim Jarmusch avec Une vie cachée. Malgré sa toute neuve trentaine, Xavier

Dolan fait aussi figure de vétéran : il revient avec un film tourné en français, Mathias et Maxime, qu’il interprète également après l’intermède anglophone de Ma vie avec John F. Donovan. Les grands frères Enfin, pour compléter la liste des cinéastes qui ont déjà foulé le tapis rouge, le réalisateur palestinien de l’intérieur Elia Suleiman présentera en compétition It Must Be Heaven, comme il l’avait fait de ses deux précédents films, Intervention divine et Le Temps qu’il reste ; le Coréen Bong Joon-ho montrera Parasite, « qui sortira en salle », a tenu à préciser Thierry Frémaux (En 2017, Okja avait été retenu en compétition avant d’être diffusé exclusivement sur Netflix en France) et le Brésilien Kleber Mendonça Filho reviendra, après Aquarius, avec Bacurau, coréalisé avec Juliano Dornelles.

Outre les quatre réalisatrices déjà citées, feront leurs débuts en compétition Diao Yinan, cinéaste chinois dont on découvrira un film policier, le Roumain Corneliu Porumboiu (La Gomera), l’Américain Ira Sachs (Frankie, avec Isabelle Huppert) et le Français Ladj Ly qui a baptisé son film d’un titre qui est en ce moment sur toutes les lèvres : Les Misérables. Sur les 16 titres de la section Un certain regard, six sont des premiers films, autant sont réalisés par des femmes. Christophe Honoré (Chambre 212) et Bruno Dumont (Jeanne) feront figure de grands frères, avec le Catalan Albert Serra (Liberté). Hors compétition, on n’est pas surpris de découvrir la présence de Rocketman, de Dexter Fletcher, biographie filmée d’Elton John, avec Taron Egerton. Claude Lelouch présentera Les Plus Belles Années d’une vie, avec les acteurs d’Un

homme et une femme et Asif Kapadia (Amy) proposera un documentaire sur les années napolitaines de Diego Maradona. Le rôle du film populaire adoubé à Cannes, qu’a tenu en 2018 Le Grand Bain, de Gilles Lellouche, est cette fois confié à La Belle Epoque, de Nicolas Bedos. Parmi les absences remarquées, celle de Once Upon A Time… In Hollywood, de Quentin Tarantino, dont Thierry Frémaux a fait savoir qu’il n’était pas terminé, tout en espérant qu’il le serait à temps pour arriver sur la Croisette et de Mektoub My Love : Intermezzo d’Abdellatif Kechiche. Restent encore une demi-douzaine de titres à venir. Deux ou trois concourront pour la Palme d’or, décernée par un jury présidé par le Mexicain Alejandro Gonzalez Iñarritu, dont la composition sera, elle aussi, annoncée ultérieurement. p t. s.


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Roberto Negro, du Tricollectif au piano solo Le pianiste aux mille influences se produira seul en concert, samedi 20 avril, à la Maison de la radio

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JAZZ

ignalement sur la Toile : « Roberto Negro, piano – compo – impro ». Sous l’apocope, le jazz : subliminal, non nommé, omniprésent. Turinois très tôt transbahuté en famille à Kinshasa, Roberto Negro est né le 28 mai 1981. Découverte de la France ? Plus tard : à FerneyVoltaire, dans l’Ain, en 1996. Fou de piano depuis ses 5 ans, il reçoit d’abord les leçons d’un professeur zaïrois qui lui demande de refaire ce qu’il lui montre et lui apprend à lire au fur et à mesure. « Cool : pas de barrière de la partition. » Il sera suivi par Mme Gasco, « une dame italienne qui en vient à l’apprentissage académique au bon moment ». Puis Mme Husic : elle peaufine le son, le toucher, le contrôle, et initie le garçon à la musique du XXe siècle : Debussy, Ravel, Fauré. Tout autour, Kinshasa est une énorme boîte à musique : « J’ai un rapport au rythme, jamais

travaillé, qui vient de là. » Curiosité omnivore, multiplicateur de groupes, duos, machines désirantes, praticien du solo, Roberto Negro ne tient pas en place. A Grenoble, il découvre le « jazz » dans la pratique et par l’exemple. Rencontre un programmateur d’exception, Jacques Panisset. A Genève, un artiste jamaïcain, Oswald Russell, lui donne des pistes. Il laisse vite tomber les études de médecine pour le piano, huit heures par jour. « C’est avec Michel Petrucciani, ses mélodies finement ciselées, limpides, que se dessine ma trajectoire. Après le conservatoire de Chambéry, j’intègre le Centre des musiques Didier Lockwood, à Dammarie-les-Lys [Seine-et-Marne] et tout bascule. C’est le moment où je rencontre Adrien Chennebault, batteur. Nous sommes aussi inséparables que Théo et Valentin Ceccaldi, Quentin Biardeau et Florian Satche, tous potes depuis le collège, brillants, remuants, pleins d’idées. » Vrai fil conducteur, le très secret

pianiste chicagoan à formation classique Lennie Tristano (19191978). Pianiste pour pianistes, pianiste pour musiciens, pianiste pour Roberto. En 2011, la communauté turbulente se change en association, le Tricollectif. Ouvert à tous les électrons, libres, libertaires ou libérés : Christophe Monniot, Sylvain Darrifourcq, Michele Rabbia, des chanteuses avec qui il crée des opéras miniatures, des poètes, comédiens ou vidéastes. Un raton laveur entre les cordes Plus le génie de susciter des escadrilles, des duos, des big bands ; celui de les affubler de noms prometteurs (La Scala, Kimono, Babies, Metanuits, Garibaldi Plop…). Vous arrivez vite au festival La Générale basé dans une ancienne usine du 11e arrondissement de Paris. Entrée gratuite, soirées tricot, cuisine attentive, ping-pong. Exubérant, bouillonnant, 37 ans, hyperprésent, Roberto Negro est un des acteurs centraux de cette

« Chercher la multiplicité des timbres, que ça sonne rugueux, précis, foutraque… » scène actuelle où le centre est partout. Les uns viennent de Marciac (Emile Parisien), les autres de Vienne, Lyon et Paris (Fred Nardin, Jon Boutellier, The Amazing Keystone Big Band), les frères Ceccaldi et leur Tricollectif d’Orléans. Roberto Negro, on vient de le voir en duo avec Emile Parisien au Château Palmer (29 mars). Le 10 avril, il présentait son duo avec Théo Ceccaldi (violon), à l’occasion de la sortie de leur album, Montevago, en l’église SaintMerri (Paris 4e). Samedi 20 avril, il sera en solo à la Maison de la radio, en première partie du quar-

tette de Louis Sclavis. Car, outre son énergie débordante et sa dégaine peu soucieuse des plans de carrière, cette génération a la singularité d’inviter le passé au festin de son aventure. Louis Sclavis, avant sa réputation mondiale d’artiste ECM, a débuté avec différents collectifs au début des années 1970 (Workshop de Lyon, ARFI, etc.). La vie continue. Et le solo, dans tout ça ? Une prouesse moins simple qu’il n’y paraît. Ses références ? Pas les maîtres du genre, Keith Jarrett, Martial Solal… « Ceux qui ont polarisé mon attention ? Christian Wallumorod (Piano Kammer), Craig Taborn (Angels), David Virelles (Antenna), Jozef Dumoulin (A Fender Rhodes Solo)… Des gens qui cherchent, qui fouillent et qui plaquent leur personnalité de musicien sans aucune retenue. » Au fait, près de trente ans après la mort du génial John Cage, c’est quoi, un « piano préparé » ? « C’est une façon d’écrire en fonction des

programmes. La partition la plus étonnante étant celle de mon album solo “Kings & Bastards” à laquelle est lié le Jazzdor de Philippe Ochem. Dans l’esprit de Cage, je prépare écrous, bouchons, gommes, pailles, fourchettes, pinces à linge, baguettes de restos chinois, métal… et un raton laveur entre les cordes du piano. Chercher la multiplicité des timbres, que ça sonne rugueux, précis, foutraque… » A la Maison de la radio, avant Louis Sclavis, Roberto Negro alignera deux pièces. La première pour piano préparé, avec les trafics sophistiqués de Mathieu Pion, chercheur. Maxime qui vaut pour tous : « On veut aller plus loin que ce que l’on sait faire. » p francis marmande

Roberto Negro (piano) ; deuxième partie : Louis Sclavis Quartet. Samedi 20 avril, 20 h 30 ; Maison de la radio, studio 104, 116, avenue du PrésidentKennedy, Paris 16e.

A Higelin, le Printemps de Bourges reconnaissant Ses enfants et de nombreux artistes lui ont rendu un hommage chargé d’émotion

A

près l’évocation de Serge Gainsbourg et Alain Bashung, du chorégraphe Jean Claude Gallotta, avec un spectacle créé en 2009, et repris pour l’ouverture, mardi 16 avril, du Printemps de Bourges, c’est un autre cher disparu de la chanson qui était au programme, mercredi, du festival. Jacques Higelin, mort le 6 avril 2018, avait été de la première édition du Printemps, en 1977. Le public avait grandi avec lui, le fêtant à chaque retour, dès 1979, puis une ou deux fois à chaque décennie suivante. Sa mort était encore trop proche pour qu’en 2018 le festival le célèbre. Nous voici, un an plus tard, conviés par ses enfants Izïa, chanteuse, Arthur H, chanteur et pianiste, et Kên, acteur et metteur en scène, et leurs invités à « Jacques, Joseph, Victor dort ». Même titre, avec les trois prénoms du chanteur et pianiste, que celui de la série de concerts d’Higelin au Cirque d’hiver, du 14 décembre 1981 au 13 février 1982, longues soirées folles avec section de vents, danseuses et danseurs (dont Jean Babilée pour un solo), Armande Altaï, guitares rock et improvisations au-delà de la nuit. Le Palais d’Auron n’est pas un cirque, mais le dispositif scénique en a un petit air. Devant la grande scène en hauteur, une volée de marches et un plateau au sol, avec le piano, les instruments de percussions. Avec Izïa et Arthur H, chanteuses (Jeanne Cherhal, Camille, Jeanne Added) et chanteurs (Rodolphe Burger, Fred Poulet), instrumentistes (le pianiste Sébastien Cortella, le guitariste Alice Botté, le percussionniste Dominique Mahut…), acteurs (Mathieu Amalric pour deux lectures de souvenirs d’Higelin, Kên offrant, avec L’Innocence, un moment en suspension) font du piano un point central, s’installent sur les marches, dansent sur la scène. Annoncée pour durer quatrevingt-dix minutes, la célébration, joyeuse, émouvante, tendre, avec des embrassades, des souvenirs des unes et des autres, trop courte pour tel passage, trop longue pour tel autre (Irradié qui s’éternise, en fin de soirée, mais le

L’émotion se diffuse dès le début avec Izïa et Arthur H interprétant en duo « Je ne peux plus dire je t’aime »

Record d’audience historique !

public d’Higelin aimait aussi ses dérives), a dépassé les deux heures. Parti pris réussi. C’est plutôt le répertoire des ballades, des romances, des déclarations d’amour et d’amitié qui a été choisi. Avec, ici et là, Higelin le feu follet, en héritier de Charles Trenet, que l’on retrouve dans Tombé du ciel, par Jeanne Cherhal ou Tête en l’air, par Camille et Jeanne Cherhal. Et l’Higelin rock, celui d’Avec la rage en d’dans, par Jeanne Added ou de Le Minimum, que la contrebassiste Sarah Murcia et Fred Poulet traitent avec retenue. Rodolphe Burger mène Cigarette, idéalement vers un blues boueux. Compositions pour l’absent L’émotion se diffuse dès le début avec Izïa et Arthur H interprétant en duo Je ne peux plus dire je t’aime. De Ballade pour Izïa, la chanteuse sort les larmes aux yeux. Alice Botté apporte une belle fragilité à La Rousse au chocolat. Et puis, il y a ces adresses à Jacques Higelin, compositions qui disent l’absence, écrites par Jeanne Cherhal (Un adieu), Izïa (Dragon de métal) et Arthur H, qui présente une version dépouillée du Passage et une autre, tout aussi sobre et légère du Destin du voyageur qu’il avait enregistré en duo avec son père. A la fin, quand les lumières se sont rallumées, que le public en veut encore, une première voix part de la salle, une autre suit, bientôt des dizaines, pour chanter les quelques lignes de la comptine Frère Jacques. En signe de remerciement à Jacques Joseph Victor et à celles et ceux qui l’ont fait revivre. p

Festival Le Printemps de Bourges, dans une dizaine de salles, jusqu’au dimanche 21 avril. Printemps-bourges.com sylvain siclier

1 527 000 auditeurs chaque jour + 28% en un an Médiamétrie 126 000 radio janv-mars 19 – AC 5h-24h – Ens 13+ - LV

MUSIQUE bourges - envoyé spécial

la plus forte progression du paysage radio

La Culture ce n’est pas que des belles lettres, c’est aussi des beaux chiffres

L’esprit d’ouverture.


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0123 SAMEDI 20 AVRIL 2019

Viollet-le-Duc, restaurateur de mythes L’architecte français réinventa Notre-Dame de Paris au XIXe siècle, en se référant à un Moyen Age revisité A vrai dire, il n’est pas le seul à penser ainsi. Jean-Baptiste Lassus, avec qui il s’est associé en 1844 (il n’a que 30 ans) pour gagner le concours de restauration de la cathédrale de Paris, est sur la même ligne. C’est Lassus qui a redonné vie à la Sainte-Chapelle. Ensemble, ils dessinent la flèche de Notre-Dame qui vient remplacer à la croisée du transept celle disparue en 1792. Mais Lassus, mort trop tôt, a été oublié. Et le vrai gothique des deux, c’est Viollet-le-Duc. Les gargouilles monstrueuses ressuscitées sur les tours de Notre-Dame viennent de son imagination. Mais celle-ci s’est bâtie sur une étude approfondie du Moyen Age qu’il s’applique partout à revisiter.

PORTRAIT

D

ébarquant rue Condorcet, dans le 9e arrondissement de Paris, dans l’immeuble construit par Viollet-le-Duc (18141879) et dont celui-ci habitait le dernier étage, le peintre Jules Laurens (1825-1901) racontera comment il fut accueilli par l’architecte habillé d’une robe de bure, un ceinturon de cuir à la taille et un bonnet de maître sur la tête : la tenue du Moyen Age alors qu’on était au XIXe siècle. « Cela dit bien Viollet-le-Duc, sourit Jean-Michel Leniaud, l’ancien directeur de l’Ecole des Chartes, biographe de l’architecte à qui il consacra une grande exposition en 2014. Il y a chez lui un côté “Dr Jekyll et Mr Hyde”. Le Dr Jekyll, c’est cette photo que l’on connaît de lui, prise par Nadar à la fin de sa vie : élégant, chic, l’homme à la ville, l’homme des réseaux. De l’autre il y a ce Mr Hyde, dans son atelier, installé dans les combles de la rue Condorcet. » Qui est donc cet homme qui redéclenche la querelle des anciens et des modernes ? Cet architecte, prince des restaurations, dont le précepte maintes fois répété – « Restaurer un édifice, ce n’est pas l’entretenir, le réparer ou le refaire, c’est le rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné » – se retourne aujourd’hui contre lui en posant clairement le dilemme. Faut-il restaurer Notre-Dame de Paris telle que nous, vivants, l’avons toujours connue, c’est-à-dire telle que lui, Viollet-le-Duc, la réinventa entre 1844 et 1862, ou en faire une lecture nouvelle, tel qu’il le professait à ses contemporains ? Eugène Viollet-Leduc (le nom coupé en trois parties n’apparaîtra que plus tard) naît en 1814

Eugène Viollet-le-Duc a restauré la cathédrale de Paris entre 1844 et 1862. RMN-GRAND PALAIS/MUSEE D’ORSAY/HERVÉ LEWANDOWSKI

à Paris. Son père est conservateur des résidences royales, un intendant chargé du mobilier du roi. Le jeune homme a la fibre artistique. Il refuse de faire les BeauxArts, préfère voyager. L’homme est intuitif, il voit, plus qu’il ne

Auguste Bellu, l’ingénieur en chef Le véritable concepteur de la flèche de Notre-Dame de Paris s’appelle Auguste Bellu (1796-1862). C’est à lui que Lassus et Violletle-Duc en ont confié la construction. Il est l’ingénieur en quelque sorte. L’entreprise Bellu, qui emploie 200 à 300 personnes, est à l’époque pratiquement incontournable. Elle a déjà réalisé les flèches de la Sainte-Chapelle et de la cathédrale d’Orléans (en attente de restauration dans les prochains mois) sur le même principe. Franc-maçon, Bellu est charpentier, mais également entrepreneur général et, à ce titre, chargé de coordonner les travaux sur la toiture avec les entreprises qui s’occupent des sculptures en plomb. Pour la charpente, en bois de pin, il s’appuie, à la Sainte-Chapelle comme à Notre-Dame et Orléans, sur un compagnon du devoir de liberté, Henri George, dit « Angevin, l’enfant du génie » (1812-1887), qui en dessine les plans. Haussmann a également chargé Bellu du Théâtre du Châtelet et du Théâtre de la Ville à Paris. L’année de la mort de ce dernier, à l’âge de 68 ans, la flèche et les deux théâtres sont achevés. Sa veuve léguera à l’Etat la maquette réalisée pour la construction qui est aujourd’hui conservée à la Cité de l’architecture et du patrimoine à Paris, en rendant la reproduction à l’identique possible.

cherche à calculer. C’est sa force. Toute sa vie, il dessinera : lavis, crayon, couleurs… Il remplit des carnets. Même pendant ses vieux jours, alors que, tombé dans une crevasse, il dresse une cartographie complète du massif du mont Blanc, attendant les secours et continuant de dessiner, assis là, sur un éperon de glace qui l’a miraculeusement arrêté dans sa chute. Marié très jeune, il a eu un fils, mais il est tout à son art. Sa femme le délaisse (notamment avec Sainte-Beuve), il n’en a cure : Viollet-leDuc a un rêve, qui a pris forme entre 1830 et 1836 lors de ses voyages en Italie. A Venise, il a vu « la lumière » en regardant les arcades du palais des Doges : du plein porté par des vides ! Comment ? Le jeune homme qui dessine comprend que le report de charge se fait par les colonnes. Cette « illumination de la raison » le pousse à étudier les mystères de l’architecture. Et il en vient à la conclusion, à une époque où le romantisme et le gothique sont partout à la mode (Victor Hugo a publié Notre-Dame de Paris en 1831), que l’architecture

n’a jamais été mieux servie qu’entre le XIIe et le XIIIe siècle. « La motivation primitiviste est une constante dans l’histoire de l’art, analyse Jean-Michel Leniaud. Ce qui était “avant” est mieux. De même que les préraphaélites veulent remonter aux peintures italiennes d’avant la Renaissance, Viollet-le-Duc choisit le MoyenAge. » Et il va avoir vite l’occasion de mettre ses théories en pratique.

Il impose l’idée qu’il faut retrouver l’état ancien des bâtiments avec les techniques anciennes. Une révolution

Gargouilles monstrueuses Il n’a que 26 ans lorsque Prosper Mérimée lui confie la restauration de Vézelay. La légende veut que l’écrivain, nommé inspecteur général des Monuments historiques (Mérimée est proche de l’impératrice Eugénie, l’épouse de Napoléon III), ne trouve pas d’architecte pour cette mission. L’oncle de Viollet-le-Duc, Etienne-Jean Delécluze, peintre, plus connu pour son salon où se pressent les intellectuels libéraux que pour son œuvre, propose son neveu. C’est le début d’une longue carrière. Côté face, Dr Jekyll se révèle un homme de pouvoir, qui agit dans

la pénombre des antichambres. Orléaniste de cœur, il est bien en cour chez Louis-Philippe comme plus tard chez Napoléon III ; il siège à la fin de sa vie à la gauche de l’Assemblée et pourtant il a tourné le dos à la Commune. Côté pile, Mr Hyde déploie de chantier en chantier sa conception médiéviste de la restauration. Avec la révolution industrielle, le dogme est à l’utilisation de matériaux modernes pour reprendre les bâtiments en péril. Lui va imposer l’idée qu’il faut retrouver l’état ancien des bâtiments avec les techniques anciennes. Une révolution.

Réinterpréter, transformer De Carcassonne, dont les murs effondrés servent à l’époque de carrières de pierre aux constructeurs locaux (la ville est aujourd’hui classée dans la version Viollet-le-Duc au patrimoine de l’Unesco), au château de Pierrefonds, dans l’Oise, qu’il redessine entièrement, il n’hésite pas à ajouter, retrancher, réinterpréter, quitte à s’attirer les foudres de l’opinion publique. Comme à Toulouse, lorsqu’il transforme entièrement la toiture de la basilique Saint-Sernin et utilise une pierre différente. Les générations se suivent et « la motivation primitiviste » reste. Viollet-le-Duc devient le dogme à abattre. Pierrefonds est qualifié chez Marcel Proust de « déjection louis-philipparde » et – comme tout ce qui a été construit sous le Second Empire – les réalisations de Viollet-le-Duc sont vouées aux gémonies. Au point qu’en 1995, quand il devient nécessaire de rénover la basilique de Toulouse, on décide de la « dé-violletiser ». Attirant en retour l’ire des habitants qui s’y étaient habitués. « La question, écrivait Viollet-leDuc, est de savoir si le public est fait pour les architectes ou les architectes pour le public. » Copiant son ami et associé Lassus qui s’était fait représenter en saint Thomas à la Sainte-Chapelle, l’architecte prêta lui aussi ses traits à Notre-Dame, au suspicieux apôtre qui voulait toucher le Christ pour vérifier l’impossible résurrection. Sur la flèche aujourd’hui effondrée, il s’est représenté regardant vers le ciel, comme pour encourager les gens à ouvrir les yeux sur les mystères de son art. A la main, une règle d’architecte, sur laquelle on peut lire Non amplius dubito (« Je ne doute plus »), et pour habit, une robe de bure. Son rêve incarné. p laurent carpentier

Des « Chantiers de France » pour former de jeunes bâtisseurs La ministre du travail, Muriel Pénicaud, a réuni, jeudi 18 avril, les représentants de plusieurs organisations professionnelles

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our tenir le cap des cinq ans qu’il a fixé comme objectif pour la reconstruction de Notre-Dame, Emmanuel Macron entend « bâtir un projet mobilisateur et puissant », tel qu’il l’a formulé, mercredi 17 avril, à l’occasion de la réunion organisée avec l’ensemble des parties prenantes. Parmi les axes de travail avancés figure la formation des jeunes, en coordination avec « l’ensemble des entreprises, artistes et métiers d’art de toutes les régions de France ». A ainsi été annoncé le lancement des « Chantiers de France », qui devrait concerner « des milliers de jeunes ». Dès le lendemain, pour lancer ces Chantiers de France, la ministre du travail, Muriel Pénicaud,

accompagnée du ministre de l’éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, et du ministre de la culture, Franck Riester, a rassemblé, Rue de Grenelle, les six organisations professionnelles liées aux métiers d’art du patrimoine, domaine où il s’agit de pallier un manque de main-d’œuvre chronique. Autour de la table, les représentants des Compagnons du devoir, du Comité français des Olympiades des métiers (Cofom), des Maisons familiales rurales, pour le volet de l’insertion, de la Confédération de l’artisanat et des petites entreprises du bâtiment (Capeb), de l’Assemblée permanente des chambres de métiers et de l’artisanat (Apcma) et de la Fédération française du bâtiment.

La liste des métiers concernés est vaste : couvreurs, charpentiers, tailleurs de pierre, ébénistes, menuisiers, vitraillistes, facteurs d’orgues, maçons ou encore peintres décorateurs. Si l’on peut d’ores et déjà identifier les expertises requises, l’ampleur des besoins, en matière de formation, n’est pas encore connue : « Il est encore trop tôt. Le premier travail est de dresser un inventaire de toutes les filières et spécialités qui pourront être mobilisées à travers la France », assure la ministre. Jean-Claude Bellanger, le secrétaire général des Compagnons du devoir, un mouvement considéré comme l’élite des artisans, a de son côté apporté quelques chiffres, évaluant le besoin à 550 emplois : 200 couvreurs, 150 char-

pentiers, 100 maçons et 100 tailleurs de pierre. Bernard Stalter, président des chambres de métiers et de l’artisanat, a de son côté parlé de la nécessité de « tripler le nombre des jeunes sur les différents métiers ». « On a le savoir-faire » « Ce drame doit devenir une chance pour former et valoriser ces métiers, estime la ministre. L’idée est que rebâtir peut être une force fantastique pour attirer les jeunes vers des métiers passionnants et qui ont du sens. Il s’agit aussi de montrer que ce sont des professions qui ont un avenir, car les besoins sur les chantiers du patrimoine sont importants en France. » Elle a ajouté : « Ce qui est rassurant, c’est qu’on a le savoir-faire, en France, pour re-

construire une cathédrale. Non seulement ces compétences n’ont pas été perdues depuis le Moyen Age, mais elles se sont même enrichies de nouvelles techniques. Ce ne sont pas des métiers du passé, ils s’inscrivent dans le présent. » L’accueil des apprentis à travers toute la France est envisagé dès septembre : « Il faut bâtir le plan, le scénario de construction, le choix des matériaux, mais on a déjà l’appareil de formation, et on saura accueillir plus de jeunes dès la rentrée », affirme encore la ministre, qui estime que cet élan est favorisé par la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel, adoptée à l’été 2018, qui « a levé de nombreux freins administratifs et permet de booster l’apprentissage ».

Le dispositif concerne les jeunes, mais aussi les moins jeunes, comme « les demandeurs d’emploi souhaitant compléter leurs compétences », et la ministre souhaite que la partie pratique de ces différentes formations puisse être « réalisée sur le chantier de Notre-Dame », à travers les entreprises mobilisées. « L’ensemble des représentants des professions concernées ont accepté de se mobiliser. Tout le monde est sur le pont pour la reconstruction de la cathédrale et pour relancer la formation des jeunes, avec l’envie pour la France que Notre-Dame puisse être rebâtie, fière et encore plus belle », résume, très enthousiaste, Muriel Pénicaud. p emmanuelle jardonnet


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0123 SAMEDI 20 AVRIL 2019

La chaîne Voyage à l’heure de l’urgence climatique

VOTRE SOIRÉE TÉLÉ

Une série de huit rendez-vous hebdomadaires permet d’aller à la rencontre d’initiatives écologiques positives VOYAGE SAMEDI 20 - 20 H 40 DOCUMENTAIRE

F

ace à l’urgence environnementale, les discours scientifiques se font alarmants. « Bientôt, il sera trop tard », entend-on à propos du réchauffement climatique, de l’épuisement des ressources, de la destruction de la biodiversité, de la pollution de l’air, des mers. Nous ne pouvons clairement plus continuer à consommer, à nous déplacer au rythme actuel, et le futur est à repenser. Faut-il pour autant opérer cette transition dans la peur ? La chaîne Voyage ne le pense pas et oppose à ces informations catastrophistes un engagement de solution, qu’elle décline en huit épisodes dans « L’Air du temps », sa série du samedi. Chaque documentaire présente dans huit pays différents des micro-initiatives positives, avec pour guide Antoine Auriol, champion du monde de kitesurf en 2010. Première escale, samedi 20 avril, en Californie. L’Etat le plus riche des Etats-Unis est aussi le plus en pointe en matière de développement durable. Mais, plutôt que de partir par exemple à la découverte de la deuxième plus grande centrale photovoltaïque du monde, Solar Star, qui couvre 17 % des be-

L’un des épisodes de la série documentaire a été tourné au Rwanda. WINDY PRODUCTION

soins énergétiques de l’Etat, « L’Air du temps » s’est rendu à « Downtown LA », le centre-ville de Los Angeles. Plus précisément, sous l’autoroute A11, où se niche une entreprise qui recycle… les décors de films en les rachetant de 10 % à 15 % moins cher que le coût de destruction aux productions d’Hollywood tout proche. Dans un vaste atelier, entre console de navette spatiale et pan de mur de maison, Antoine Auriol fait con-

naissance avec Chase, qui travaille sur une fenêtre. Principe de l’émission, il met la main à la pâte, agrafeuse à bois en main, avec candeur et bonne volonté. Un avenir meilleur En France, le week-end suivant, le sportif va de nouveau bricoler, dans l’atelier partagé de La Recyclerie, porte de Clignancourt, à Paris, installé dans l’ancienne gare de la petite ceinture – nom de

la ligne de chemin de fer qui faisait le tour de la capitale jusqu’à ce qu’elle soit désaffectée. Le lieu se veut citoyen, favorisant l’échange et les rencontres, autour des ruches, du jardin partagé et du restaurant. La déco, très mode, assemble chaises (dépareillées bien sûr) et tables en Formica ou en bois. Un lieu un peu trop bobo, certes, mais qui n’empêche pas la sincérité d’une majorité de clients, des habitués, convaincus

qu’ils participent à la construction d’un avenir meilleur en venant ici. Dans l’assiette, les bowls (quinoa, butternut, panais, asperges, pignons) sont à 11,85 euros, et les desserts à 5,85. Est-ce que l’on ne s’éloigne pas un peu de notre sujet ? Peut-être, sauf à penser que nourrir la planète est l’enjeu majeur de notre siècle. Le 4 mai, changement de décor aux Pays-Bas, d’où l’on retiendra, entre autres, que la protection de l’environnement ne doit pas dépendre d’associations mais d’entreprises au modèle économique florissant. Une semaine plus tard, le 11 mai, l’épisode tourné au Rwanda est à ne pas manquer. Pays le plus dense d’Afrique avec 13 millions d’habitants, associé au génocide de 1994, il tente, ce que l’on sait moins, d’unir son peuple autour de la cause environnementale. Le reportage montre les rues de Kigali sans un seul papier par terre. Le pays est, par ailleurs, un des premiers à avoir interdit les sacs en plastique – confisqués à l’aéroport, précise Antoine Auriol. Avant de partir pour le Japon, le 18 mai ; le Costa Rica, le 25 mai ; la Chine, le 1er juin ; l’Argentine, le 8 juin. p catherine pacary

« L’Air du temps », magazine présenté par Antoine Auriol (55 min).

Ce « 20 000 lieues sous les mers », joué par des marionnettistes, a reçu le Molière 2015 de la création visuelle gne, Valérie Lesort, comédienne et plasticienne. Pour adapter ce classique, le couple décide d’opter pour ce qu’on appelle le théâtre noir, une technique de trucage où le spectateur ne peut pas voir qui anime les objets. C’est donc armés de chaussons et de cagoules (comme on peut le vérifier au tout début de cette captation, qui nous ouvre les coulisses) que les marionnettistes évoluent. Autant de contraintes qui ont obligé les comédiens à être plus créatifs. Et il faut les voir – ou plutôt les imaginer – faire ! Jouer (être ?) tour

HORIZONTALEMENT

GRILLE N° 19 - 094 PAR PHILIPPE DUPUIS

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SOLUTION DE LA GRILLE N° 19 - 093 HORIZONTALEMENT I. Bredouilleur. II. Rotes. Niasse. III. Imagèrent. IV.

IV. Caton. Iota. V. On. Utricules. VI. Liât. Atémi. VII. Ecueils. Vue. VIII. UHT. Le. Speer. IX. Sérieuses. La. X. Electriciens. VERTICALEMENT 1. Bricoleuse. 2. Romanichel. 3. Etat. Autre. 4. Dégoûte.

Ic. 5. Osent. Ilet. 6. Râleur. 7. Inédits. Si. 8. Lin. Ce. Sec. 9. Latium. Psi. 10. Es. Olive. 11. Usité. Ueln (lune). 12. Rêvasseras.

I. Lot de consolation. II. Prive le batracien de queue. Possessif. Drame nippon. III. Grands coups de dés et de bluff. IV. Doit être bonne au premier coup d’œil. V. Principe suprême de la pensée chinoise. Traita sur le terrain et au chai. VI. Ouvre la gamme. Lances un appel pressant. Ses caïeux sentent fort. VII. A vous de trouver ses bons numéros. Beau trèfle. A qui mieux mieux avec à l’. VIII. Entretien particulier. Débrouillards mais roués. IX. Reprise. Revient régulièrement en juin. X. Comme des mandolines désagréables à nos oreilles. VERTICALEMENT

1. Prêt à tout lâcher. 2. Décrit à nos oreilles. 3. Coréenne du Sud sur la mer Jaune. Passes sous silence. 4. Déranger l’environnement. Soutint la charge. 5. Pas trop grosse, elle reste humaine. Pour comparer les énergies. 6. Sur les cartes asiatiques. Fis travailler son esprit dans la montée. 7. Ouvertures sur l’alto. Points en opposition. 8. Enveloppe d’embryon. Son âge succède au bronze. 9. Cuirassé sous les tropiques. D’un auxiliaire. 10. Arrivée sur terre. 11. La paix lui donne beaucoup de travail. Solidement assemblé. 12. Ont respecté les standards.

à tour un mérou, une méduse, un zanclus cornutus ou ce kraken tant attendu de « 28 mètres de long et quelque 50 tonnes », comme le rappelle le capitaine Nemo alias Christian Hecq lui-même. Avec quel talent donnent-ils vie à ces animaux marins, provoquant tour à tour cris d’effroi et fous rires dans la salle… ou, désormais, derrière son écran. Les nombreux gros plans permettent d’expérimenter au plus près le décor imaginé par Eric Ruf ; d’apprécier le spectre d’expressions d’Elliot Jenicot, ou le jeu de

Nicolas Lormeau, alias Professeur Aronnax. Récompensé par le Molière de la création visuelle, ce 20 000 lieues est une aventure hors du commun, dans laquelle on se laisse embarquer sans demander son reste, grâce à la voix profonde de Cécile Brune, qui se fait narratrice. p émilie grangeray

20 000 lieues sous les mers, d’après Jules Verne. Adaptation et mise en scène de Christian Hecq et Valérie Lesort. Réalisé par Philippe Béziat.

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Complétez toute la grille avec des chiffres allant de 1 à 9. 4 2 5 Chaque chiffre ne doit être utilisé qu’une 3 1 5 8 seule fois par ligne, colonne et par 6 7 4 2 1 par carré de neuf cases. Réalisé par Yan Georget (https://about.me/yangeorget)

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N° 50 MAI 2019

& CIVILISATIO LA RENAISSANCE FRANÇAISE

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COMMENT TOUT A COMMENCÉ

MATA HARI L’ESPIONNE A-T-ELLE TRAHI LA FRANCE ?

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Arte 20.50 Equus Une histoire de chevaux et d’hommes Documentaire de Dennis Wells et Niobe Thompson (Can., 2018). 22.20 Incroyables Bébés Documentaire de Barny Revill (RU, 2014). M6 21.00 MacGyver Série. Avec Lucas Till, George Eads, Tristin Mays (EU, 2019, 2017 et 2016). 0.30 Scorpion Série. Avec Elyes Gabel, Katherine McPhee, Jadyn Wong (EU, 2016).

0123 est édité par la Société éditrice

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abord, installez-vous. Confortablement et dans le noir le plus complet. Prêts à larguer les amarres ? Cela tombe bien, car, en embarquant à bord du Nautilus avec la troupe de la Comédie-Française, il se pourrait que vous ne vouliez (puissiez ?) plus en ressortir. Deux précisions tout de même : nul besoin d’être un inconditionnel de Jules Verne pour apprécier ce

20 000 lieues sous les mers, inspiré de son roman ; ensuite, comme le faisait remarquer Eric Ruf, l’administrateur du Français, si ce spectacle est résolument tous publics, « âme d’enfant recommandée ! » Pour le reste, RAS, si ce n’est que cette captation permet à tous et à chacun d’accéder au spectacle imaginé en 2015 et joué à guichet si bien fermé au Vieux-Colombier qu’il y fut repris deux fois. Cette version de 20 000 lieues sous les mers est sortie de l’imagination facétieuse et fantasque de Christian Hecq et de sa compa-

TF1 21.00 The Voice Divertissement présenté par Nikos Aliagas. 23.35 The Voice Divertissement présenté par Nikos Aliagas.

France 5 20.50 Echappées belles Patagonie, le grand spectacle de la nature Magazine présenté par Ismaël Khelifa. 22.30 20 000 lieues sous les mers Spectacle enregistré au Théâtre du Vieux-Colombier, à Paris, en 2018.

En immersion avec Jules Verne sur une scène noire FRANCE 5 SAMEDI 20 - 22 H 30 THÉÂTRE

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IDÉES

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Dans la culture, des identités sous contrôle Les pièces de théâtre « Kanata » et « Les Suppliantes » ont relancé le débat sur le racisme et l’appropriation culturelle. Certains artistes perpétuent-ils, à leur insu, des formes de domination ?

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arce qu’elles mettaient en scène des acteurs à la peau claire, portant des masques et du maquillage foncés, les représentations des Suppliantes d’Eschyle, à la Sorbonne, ont été annulées. Ces travestissements, communs dans l’Antiquité, se sont heurtés, en mars, à une accusation très contemporaine : autant de procédés inconsciemment « colonialistes », voire « racistes », ont dénoncé une cinquantaine de militants. La controverse a nourri le procès en racisme mené, depuis quelques années, à l’encontre des acteurs du monde culturel. En décembre 2018, des défenseurs des minorités autochtones canadiennes avaient ainsi, au nom de la lutte contre l’« appropriation culturelle », demandé au Théâtre du Soleil d’annuler les représentations de Kanata, une pièce sur les persécutions subies par les Amérindiens qui n’accueillait aucun autochtone sur scène. Le concept d’appropriation culturelle désigne, si l’on s’en tient à la définition qu’en donne le sociologue Eric Fassin, tout « emprunt culturel s’inscrivant dans un contexte de domination auquel on s’aveugle ». Il poursuit : « Le problème n’est pas d’emprunter mais de s’accaparer en faisant abstraction des rapports de pouvoir. L’appropriation devient expropriation. Que dirait-on si les seuls films montrant la France étaient réalisés par Hollywood ? » L’historien Pap Ndiaye précise les contours de la notion : « Le cas du boomerang commercialisé par Chanel, qui a choqué des Aborigènes, est souvent cité en exemple : des créateurs en position de force s’arrogent, à des fins esthétiques ou mercantiles, des éléments ayant une valeur symbolique forte pour un groupe minoritaire, sans son consentement. » Fréquemment, l’anathème d’appropriation culturelle est jeté sur des chanteurs, des cinéastes, des stylistes, des plasticiens, des cuisiniers ou des designers de renom, accusés de capter certains aspects d’une culture dite « dominée », sans lui témoigner assez

d’attention. Mais s’il est une discipline où la question se pose avec acuité, c’est bien le théâtre. Lieu de représentation par excellence, il est plus que jamais sommé d’offrir une juste représentativité aux minorités. Quitte à ce que de plus en plus de spectateurs confondent « la personne et le personnage », déplore l’universitaire Anne-Emmanuelle Berger. En 2014, à Saint-Denis, le spectacle Exhibit B, dénonçant les zoos humains, est ainsi bloqué par des manifestants : son metteur en scène, Brett Bailey, serait illégitime, car blanc. L’année suivante, Philippe Torreton est épinglé, sur le Web, pour avoir accepté d’interpréter le « Maure de Venise », ainsi que Shakespeare définissait le personnage africain d’Othello. UNE NOTION NÉE AU CANADA

En 2018, au Canada, la création de Kanata, de Robert Lepage, est annulée, faute d’argent : l’un des mécènes s’est retiré, sensible à la lettre ouverte publiée par 18 personnalités issues des minorités autochtones : « Peutêtre sommes-nous saturés d’entendre les autres raconter notre histoire, tonne le collectif. Nous ne sommes pas invisibles et nous ne nous tairons pas. » Peu importe que cette histoire soit incarnée, dans le cas de Kanata, par la troupe, ô combien cosmopolite, du Théâtre du Soleil : les souffrances endurées par les premières nations sont trop vives, décrètent certains de leurs représentants, pour que d’autres s’en saisissent. C’est au Canada qu’est née la notion d’appropriation culturelle. En 1976, un professeur de l’université de Toronto, Kenneth Coutts-Smith, rapproche l’« appropriation de classe » – soit, dans le vocabulaire marxiste, l’accaparement de la « haute culture » par la bourgeoisie – et ce qu’il appelle le « colonialisme culturel ». Né en 1926 au Danemark, l’homme, dadaïste jusqu’au bout des doigts, jure dans les milieux universitaires du pays où il a émigré en 1970. Tour à tour galeriste, poète, mili-

« RENDRE COMPTE DU MONDE IMPLIQUE DE RENDRE DES COMPTES AU MONDE » ÉRIC FASSIN

sociologue

tant, plasticien et critique d’art, il est féru de French Theory, ce courant de pensée qui invite, autour des Français Michel Foucault et Jacques Derrida, à « déconstruire » les rapports de pouvoir jusque dans l’art. Moustache de cow-boy, chemise en jean façon redneck, Coutts-Smith prend fait et cause pour la communauté inuite. « En parlant ainsi en leur nom, il fait de l’appropriation culturelle ! », ironise l’universitaire Isabelle Barbéris. Et tant pis si les notions qu’il agite s’avèrent approximatives. Le « colonialisme culturel », par exemple ? Un authentique pléonasme : « Jacques Derrida a démontré, dans Le Monolinguisme de l’autre (ed. Galilée, 1996), combien toute culture est, par essence, coloniale – les deux mots ont la même étymologie, “colere”, soit “cultiver” en latin », indique Anne-Emmanuelle Berger, qui a longtemps enseigné aux Etats-Unis. Après la mort de Coutts-Smith, en 1981, ses idées ricochent, au tournant du millénaire, sur les campus nord-américains. L’heure est

La notion d’appropriation culturelle au cœur d’expositions l’historienne de l’art Anne Lafont et l’historien Pap Ndiaye font tous deux partie du comité scientifique du « Modèle noir, de Géricault à Matisse », l’exposition du Musée d’Orsay (jusqu’au 21 juillet) qui retrace la représentation des Noirs en France, de l’abolition de l’esclavage en 1794 au milieu du XXe siècle. Le parcours s’arrête entre autres sur la tournée hexagonale, en 1866, de l’Afro-Américain Ira Aldridge, l’un des premiers comédiens noirs à interpréter Othello. Petit-fils d’une esclave, l’écrivain Alexandre Dumas, à l’issue d’une représentation à Versailles, se serait écrié : « Moi aussi, je suis nègre ! » Quant à son contemporain Théophile Gautier, il a ces mots, à la fois terriblement datés et d’une redoutable actualité : « Le répertoire d’un acteur nègre semble devoir se borner à des pièces de couleur ; mais, quand on y réfléchit, si un comédien blanc se barbouille de bistre pour jouer un rôle noir, pourquoi un comédien noir ne s’enfarinerait-il pas de céruse pour jouer un rôle blanc ? » L’exposition revient sur l’invisibilisation dont ont été victimes les artistes et modèles noirs, mais aussi sur l’engouement pour certaines figures archétypales, comme Joséphine Baker. Entre les couleurs de peau, les interactions fécondes le disputent à la caricature odieuse, l’indifférence, la curiosité ou la fétichisation. « L’appropriation culturelle, avec son schéma binaire

– dominants/dominés –, n’aide pas à saisir la dynamique de ces échanges, souligne Anne Lafont. Face au parcours d’un Alexandre Dumas, métis souvent célébré, parfois moqué, elle est inopérante. » « Le Modèle noir » n’est pas la première exposition à montrer combien les tensions raciales irriguent la création – et combien celles-ci, inversement, les apaise ou les attise. En 2016, « The Color Line », au Quai Branly, célébrait, selon son commissaire Daniel Soutif, « les artistes et penseurs africains-américains qui ont contribué à estomper la “ligne de couleur” discriminatoire qui divisait le pays ». « Passeurs » et « récupération » « Chez les Africains-Américains, la tentation du repli communautaire sur fond de nationalisme culturel n’a pas attendu l’invention de la notion d’appropriation culturelle, comme en témoignent les écrits d’Amiri Baraka dès les années 1960, met en perspective Pierre Evil, auteur de l’essai Gangsta-rap (Le Mot et le reste, 2018), et par ailleurs ancienne « plume » de François Hollande pour les questions de mémoire. Cependant, les artistes les plus novateurs, de George Clinton à Kanye West, sont souvent ceux qui ont osé traverser la “Color Line”, au risque de s’y brûler. » Autre parcours, mêmes conclusions, ce printemps, au Musée de l’immigration, à

Paris. L’exposition « Paris-Londres. Music Migrations (1962-1989) » rappelle à quel point les immigrés issus des ex-empires coloniaux français et britanniques ont contribué à faire de ces deux villes de véritables capitales musicales. Parmi les figures de « passeurs », plusieurs « blancs dominants » sortent du lot : l’entrepreneur londonien Chris Blackwell, patron du label Island, qui signa Bob Marley ; le journaliste parisien JeanFrançois Bizot, fondateur d’Actuel et de Radio Nova, et grand promoteur de la « sono mondiale » ; le chanteur Serge Gainsbourg, qui indigna les franges réactionnaires en reprenant La Marseillaise façon reggae, en 1979. Seraient-ils aujourd’hui taxés d’appropriation culturelle ? « Peut-être, admet l’un des commissaires, Stéphane Malfettes. Sans eux, cependant, les musiques jamaïcaines auraient touché un public bien plus restreint… Sans parler des autres genres qu’ils ont contribué à populariser. » Aussi inégale soit-elle, la circulation des formes ne s’effectue jamais à sens unique. « Dans les années 1980, on ne parlait pas d’“appropriation” mais de “récupération”, précise l’une des autres commissaires, Angéline Escafré-Dublet, notamment au moment de la Marche des beurs, à laquelle se greffent SOS Racisme et des vedettes de la chanson. » p a. to.

à l’« identity politics », la « politique d’identité ». Il s’agit, là encore, de « déconstruire » les savoirs universitaires – comprendre les « déracialiser », « dégenrer », « décoloniser ». Dans cette optique, les champs d’études se réagencent à partir d’un prisme identitaire – on relit l’histoire selon tel genre (gender studies), telle couleur de peau (black studies), telles origines ethniques (latino studies)… « Très vite, l’appropriation culturelle devient l’une des principales grilles d’analyse de l’identity politics, souligne Laurent Dubreuil, professeur depuis 2005 à l’université Cornell, aux Etats-Unis. Ce courant, assimilé par des néoconservateurs au “politiquement correct” dans les années 1990, est également battu en brèche par des intellectuels de gauche. Marginalisé, il se réfugie sur les forums de discussions qui prolifèrent aux tout débuts d’Internet : sur ces “safe spaces”, ces “espaces protégés”, toute parole ennemie est bannie. » Par quel prodige l’identity politics, hier discréditée, parvient-elle aujourd’hui à dicter sa loi, pour reprendre le titre de l’essai de Laurent Dubreuil, La Dictature des identités (Gallimard, 128 pages, 14,50 euros) ? « Il se trouve que le capitalisme connecté, qui se développe dans les années 2000, carbure justement aux identités : rien de plus précieux, pour un algorithme, que de connaître le sexe, l’ethnie et l’âge des utilisateurs, qui sont aussi des consommateurs. Les logiques identitaires trouvent sur les réseaux un formidable terrain de jeu, et peuvent alors gagner les esprits, à droite comme à gauche. » « UNE ARME PERFORMATIVE »

Là est le paradoxe. Brandir la notion d’appropriation culturelle, c’est sous-entendre que les cultures disposeraient de propriétaires légitimes. Cela revient donc à parler la même langue, véhémentement puriste, que les promoteurs du repli sur soi le plus droitier. « Insinuer qu’une culture serait le propre d’un groupe n’est pas très éloigné des positions d’un Trump ou d’un Salvini, poursuit Anne-Emmanuelle Berger. Cet effet de miroir devrait faire réfléchir. Comme toutes les formules-chocs, la notion d’appropriation culturelle aide à combattre, moins à penser. Elle simplifie, fige, réifie. Et contribue donc à ériger de nouvelles frontières. » L’anthropologue Jean-Loup Amselle a beaucoup travaillé au Mali, où il a déconstruit la notion d’ethnie, « une création coloniale », selon lui. « L’appropriation culturelle s’appuie sur une conception erronée, car statique et biologique, de la culture, explique-t-il. Le musicologue Philip Tagg a montré qu’il n’existe pas, à proprement parler, de “musique noire”. Les musiques créées par les Afro-Américains sont les pro-


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LE LIVRE

LE RIRE CONTRE LA TERREUR

C’

BORIS SEMENIAKO

duits, comme toute culture, de ce que j’appelle des “branchements”, une torsion entre des signifiants locaux et globaux. La soif éperdue d’origines est une impasse. » « J’aime les questions que pose cette notion, moins les réponses qu’elle suggère, renchérit l’historienne de l’art Anne Lafont. Il faut l’appréhender comme une arme performative et militante, visant à rendre le champ artistique plus perméable à la pluralité des voix, certainement pas comme un concept philosophique valide. Mes étudiants qui y sont sensibles ont tendance à condamner l’histoire. Mon rôle de chercheuse est de les aider à la comprendre, dans sa complexité. » Pap NDiaye, qui a enseigné aux Etats-Unis, y a observé les « dérives » de l’appropriation culturelle. « L’identité est le trésor de ceux qui n’en ont pas, a fortiori lorsqu’elle se forge dans un contexte d’oppression ; mais ce doit être un point de départ, pas un enfermement victimaire et dogmatique. Je suis en désaccord complet avec le discours de vulnérabilité exacerbée, surjoué par certains activistes. » L’appropriation culturelle a cependant des vertus : « Malgré tous ses défauts, cette notion a le mérite de repolitiser le champ culturel, où pullulent les termes devenus vides de sens », nuance Anne-Emmanuelle Berger. Trop lisses, la « diversité », le « métissage », le « vivreensemble » ou la « démocratisation ». Trop optimiste, la « créolisation » chantée par Edouard Glissant. Trop neutre, l’« acculturation » décrite par les sociologues anglosaxons. Trop froide, la « coalition entre les cultures » chère à Claude Lévi-Strauss. Dans Le Regard éloigné (Plon, 1983), l’anthropologue anticipait pourtant, dans ses grandes lignes, les termes du débat actuel : « La diversité (du monde) résulte pour une grande part du désir de chaque culture de s’opposer à celles qui l’environnent, de se distinguer d’elles, en un mot d’être soi : elles ne s’ignorent pas, s’empruntent à l’occasion, mais pour ne pas périr, il faut que persiste entre elles une certaine imperméabilité. » C’est dans cette perspective défensive qu’Eric Fassin comprend la popularité de la notion d’appropriation culturelle. « Bien sûr, il peut y avoir des excès. Mais l’artiste ne peut pas revendiquer de parler de la réalité et en même temps, de parler hors de toute réalité. Rendre compte du monde implique de rendre des comptes au monde. Dans une société démocratique, il me paraît sain que le public puisse interpeller l’artiste sur les conditions de sa prise de parole. » Des joutes aussi nécessaires que temporaires, veut croire l’historien Pascal Blanchard : « A ceux qui bloquent les spectacles, dans une sorte d’émulation groupusculaire, je dis : “Vous faites le jeu de vos pires ennemis !”. Est-il pos-

« INSINUER QU’UNE CULTURE SERAIT LE PROPRE D’UN GROUPE N’EST PAS TRÈS ÉLOIGNÉ DES POSITIONS D’UN TRUMP OU D’UN SALVINI » ANNE-EMMANUELLE BERGER

directrice du Laboratoire d’études de genre et de sexualité

sible d’éviter ces caricatures ? Nous sommes en train de fabriquer quelque chose d’inédit : une vraie société postcoloniale. Cela prendra des décennies et n’ira pas sans tensions. » Anne Lafont ajoute : « On critique trop facilement le politiquement correct. Ce qu’il exige, malgré tout, reste pertinent : de l’éthique, du raffinement, du soin dans notre rapport à autrui. » « TRIOMPHE DE L’AUTOCENSURE »

C’est bien pour ses à-peu-près, cependant, que l’appropriation culturelle est rejetée par une majorité de chercheurs : se retrouvent dans le même sac conceptuel des réalités très différentes, du vol d’œuvres d’art pendant la colonisation au port de dreadlocks par des Blancs. Les cas les plus graves sont protégés par d’autres notions, plus solides sur le plan légal : la spoliation, pour les biens culturels ; la contrefaçon, pour les œuvres de l’esprit. Y sont adossés d’importants arsenaux juridiques, du comité de l’Unesco pour la restitution de biens culturels aux législations sur le droit d’auteur. Or, si la plupart des cas d’appropriation culturelle ne contreviennent pas à la loi, ils n’échappent pas au tribunal de l’opinion. « Sur le Web, l’artiste est jugé davantage pour ce qu’il est que pour ce qu’il fait, résume l’universitaire Isabelle Barbéris. On focalise l’attention sur l’auteur, au détriment de l’œuvre. » Anne-Emmanuelle Berger éprouve « un peu de nostalgie » pour la première vague d’études post-coloniales, dans les années 1980 et 1990 : « Elles évitaient l’écueil de l’essentialisme en mettant l’accent sur l’hybridation et la circulation des cultures, tout en les resituant dans le contexte de marchandisation et de mondialisation générales. » Serait-il temps de ressusciter le concept d’« homologation culturelle », forgé par Pier Paolo Pasolini, pour brocarder ce capitalisme qui assimile, uniformise, édulcore les identités ? « Nous vivons dans l’oubli de nos métamor-

phoses », écrivait Paul Eluard, pour qui l’artiste se doit, précisément, d’en battre le rappel. « Je est un autre », arguait Arthur Rimbaud – ce qui l’autorisait à écrire, dans Une saison en enfer (1873) : « Je suis une bête, un Nègre. » « Si on suit la logique de l’appropriation culturelle, les dominants devraient demander aux dominés une autorisation de créer en leur nom, mais concrètement, comment fait-on ?, cingle Laurent Dubreuil. Quels critères de domination retenir ? Avec quels représentants négocier ? » Pour sortir des pièges tendus par l’identity politics, il suggère de ne plus penser en termes d’identités, mais d’« altérations ». « Envisager la culture comme propriété, c’est passer du droit de représenter au droit à être représenté : c’est le triomphe de l’autocensure, des œuvres lisses, à message, accuse Isabelle Barbéris. Les propriétaires finissent toujours prisonniers de leurs possessions. Or, l’artiste est d’abord un profanateur ! Il faudrait revenir à l’absurde, au non-sens. Le théâtre nu de Samuel Beckett se refuse aux appropriations non pas tant culturelles qu’idéologiques ; c’est une possible réponse aux effets de capture et à la moralisation des arts. » Anne Lafont incite ses étudiants à se pencher sur des notions plus « dynamiques » que l’appropriation culturelle, comme les « afrotropes » théorisés par Huey Copeland et Krista Thompson – du grec tropos, « ce qui tourne » : « La culture est d’abord affaire de circularités », dit-elle. Au Brésil, les musiciens du mouvement tropicaliste, de Gilberto Gil à Caetano Veloso, se réclament d’un concept qui a retourné quelques estomacs : l’« anthropophagie culturelle », troussé, en 1928, par le poète Oswald de Andrade, pour tordre le cou aux clichés exotiques sur son pays. S’il est une identité brésilienne, elle ne pourrait être que cannibale – condamnée, donc, à se bâfrer d’altérités. « Avec l’élection d’un président aussi raciste que Jair Bolsonaro, on voit bien que l’idée d’une “démocratie métissée”, à la brésilienne, tient du mythe : les Blancs dominent plus que jamais le pays, corrige Eric Fassin. « La critique culturelle afro-américaine bell hooks utilise une image éloquente : “manger l’autre”. L’anthropophagie est sans doute un plaisir pour la personne qui mange – mais beaucoup moins pour celle qui est mangée. » Faudrait-il pour autant cesser de s’alimenter ? Commençons par relire Jacques Derrida, dont Kenneth Coutts-Smith s’est si avidement nourri. Dans un entretien avec JeanLuc Nancy, en 1989, le philosophe résumait d’une formule savoureuse la nécessité des échanges culturels, sans minorer leurs enjeux éthiques : « Il faut bien manger. » p aureliano tonet

est un sentiment familier des chroniqueurs judiciaires : alors qu’ils ont quitté la salle d’audience émus, sonnés, parfois éblouis par une plaidoirie et qu’ils ont hâte de partager ces émotions avec leurs lecteurs, ils ouvrent leur carnet, relisent leurs notes et constatent que la magie s’est évanouie. Dépouillés du lieu dans lequel ces mots ont été prononcés, orphelins de l’écho de ceux qui les avaient précédés et du silence ou de la tension qui les avait accompagnés, le souffle s’est envolé, les phrases sonnent creux. Autant dire que cela ne prédisposait pas à la lecture des plaidoiries prononcées par Richard Malka et Georges Kiejman en défense de Charlie Hebdo, au procès dit « des caricatures de Mahomet », qui sont publiées dans leur intégralité chez Grasset – les débats avaient été exceptionnellement consignés par une sténotypiste – sous le beau titre d’Eloge de l’irrévérence. Le souvenir est resté si vif de ces deux jours enfiévrés de mars 2007 devant la 17e chambre du tribunal correctionnel de Paris, qui avaient débuté avec l’arrivée d’une joyeuse bande de dessinateurs, envahissant les tribunes crayons en main, s’étaient poursuivis dans une atmosphère d’interpellations cabotines, de tensions politiques, de fous rires et de fureur que la crainte prévalait de ne trouver dans ces pages, pour paraphraser Colette, « à la place du rameau d’or miraculeusement éclos en une heure flamboyante, une ronce sèche, une fleur avortée ». Sauf que ces mots-là, prononcés le 8 mars 2007 en défense de l’hebdomadaire satirique, sont devenus histoire. De la joyeuse bande de dessinateurs venus ÉLOGE croquer l’audience, plusieurs sont tombés DE L’IRRÉVÉRENCE sous les balles des frères Chérif et Saïd de Georges Kiejman Kouachi lors de l’attentat perpétré le 7 janet Richard Malka vier 2015 dans les locaux de Charlie Hebdo, Grasset, 144 pages, qui a fait douze morts et quatre blessés 15,90 euros graves. D’autres attentats, plus meurtriers encore, ont suivi. Et l’avocat de Charlie Hebdo, Richard Malka, fait partie de ceux qui, depuis cette date, vivent sous protection policière. Rembobiner un film noir Découvrir ou redécouvrir ces deux plaidoiries – avant de lire l’intégralité du jugement de relaxe publié en annexe – revient à rembobiner un film noir, à s’installer dans cette heure suspendue où les nuages s’amoncellent déjà mais où l’on veut rire encore à l’abri rassurant de l’histoire et du droit, comme en témoignent les digressions empreintes de légèreté des deux grands plaideurs. Mais avec le recul, c’est bien davantage la gravité du fond qui l’emporte que l’éloquence de la forme. Trois dessins fondaient les poursuites pour « injures publiques envers un groupe de personnes en raison de sa religion » : le premier, publié en « une » et signé Cabu, représentait le prophète Mahomet se tenant la tête dans les mains en disant : « C’est dur d’être aimé par des cons » ; les deux autres reprenaient des caricatures publiées dans le journal danois Jyllands-Posten, évoquant une pénurie de vierges au paradis des terroristes et un homme barbu coiffé d’un turban en forme de bombe. Pour la défense, ces poursuites tendaient à réintroduire le délit de blasphème dans notre code pénal. Mais, comme l’a rappelé Georges Kiejman aux plaignants, « l’atteinte à la morale religieuse a été poursuivie pour la dernière fois au XIXe siècle contre Baudelaire ! ». L’avocat leur a opposé une à une les fameuses jurisprudences qui, devant la justice française et la Cour européenne des droits de l’homme, ont construit la forteresse nationale de la liberté de penser et d’exprimer. « Il s’agit de savoir si vous allez respecter le fruit d’une histoire et d’une révolution » avait-il lancé au tribunal. N’en demandez pas trop, on pourrait vous l’accorder ! Avant lui, et en réponse aux accusations formées contre Charlie Hebdo par les plaignants de réserver un sort particulièrement hostile à la religion musulmane, Richard Malka avait exhibé les dessins, tous plus violents ou obscènes, consacrés à l’Eglise catholique ou à ses représentants. Un personnage en train de déféquer dans un bénitier, une caricature de Jésus sur la croix, de dos, fesses à l’air, un édito souhaitant la « bienvenue au pape de merde » lors d’une visite de Jean-Paul II, tous poursuivis devant les tribunaux et ayant donné lieu à une relaxe du journal. Et l’avocat d’interpeller chaque fois les plaignants – « Vous voulez vraiment la même égalité de traitement ? » – avant de les mettre en garde : « N’en demandez pas trop, on pourrait vous l’accorder ! » « Je ne vois pas pourquoi les musulmans seraient les seuls citoyens au monde qui ne seraient pas capables de rire d’eux-mêmes, poursuivait maître Malka. Ils peuvent dire : notre Dieu est mis en cause, cela nous blesse. Bien sûr que cette blessure est légitime. Mais si l’on cherchait à interdire tout ce qui nous blesse, il ne resterait plus rien dans le débat et plus rien dans la liberté d’expression. » On avait oublié cette phrase de sa plaidoirie : « Si on nous enlève le rire contre ce qui nous fait peur, contre la terreur, qu’est-ce que vous allez nous laisser pour dédramatiser, pour nous défendre contre ces actes de terreur ? » Elle résonne singulièrement. p pascale robert-diard


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0123 SAMEDI 20 AVRIL 2019

Adeline Baldacchino L’ENA ne doit pas servir de bouc émissaire

Pour construire

l’Europe,

reconstruisons son histoire

Ancienne élève de l’Ecole nationale d’administration, qu’Emmanuel Macron envisage de supprimer, l’écrivaine estime que s’en prendre à la haute fonction publique ne calmera pas la colère des « gilets jaunes »

A l’approche des élections européennes, un collectif de plus de 100 historiens déplore la tendance actuelle à enfermer le continent dans un grand récit au service d’une homogénéité factice. L’Europe est riche de ses divisions, et l’histoire doit en tenir compte

A

la veille des élections du Parlement européen, le sentiment d’une perte de sens de l’Union européenne taraude les opinions. Nous, historiens et citoyens d’Europe et d’ailleurs, constatons le délitement d’un projet porté par une utopie qui touche à ses limites : utopie téléologique, qui relisait l’histoire millénaire de l’Europe à la lumière de la construction européenne ; utopie providentialiste, qui vouait l’Europe à une irréversible unité, au mépris des pays restés en marge ; utopie paternaliste, qui faisait de la construction européenne une fin de l’histoire. Aujourd’hui, après bien d’autres crises, le Brexit nous force à reconnaître que le projet européen n’est plus irréversible. Il est même en grave danger. Avec le retrait des Etats-Unis, à l’ombre desquels les Européens vivaient des temps tranquilles, notre continent fait face à des questions inédites. Face au vide, nombreuses sont les tentatives d’ériger une histoire simplificatrice qui sépare de manière caricaturale les Européens et les autres. Pour un continent qui, il n’y a pas si longtemps, dominait le monde, se barricader ainsi au sein d’une forteresse fait sourire, comme si cette domination n’avait pas laissé de traces auprès des peuples non européens après des siècles de rencontres commerciales et coloniales. Les extrêmes droites s’efforcent d’identifier l’histoire du continent au récit autoritaire d’une civilisation chrétienne,

blanche, qui aurait à combattre un prétendu déclin en exaltant ses « valeurs » fondatrices. Nous condamnons ces lectures obsidionales qui vouent aux gémonies la diversité culturelle, religieuse et politique qui caractérise notre continent et la responsabilité héritée de notre histoire dans le monde. Elles font de l’autre – le musulman, le juif, l’immigré, le réfugié, le Rom, mais aussi Poutine, Trump & Co – le bouc émissaire de nos frustrations et impuissances. De même nous ne voyons pas bien où mènent les récits victimaires qui font de l’histoire de tel ou tel pays une somme unique de souffrances, de guerres et de génocides, ni la raison d’être d’une posture unilatéralement accusatrice, qui identifie les Européens à des bourreaux. Sortir de ce dilemme morbide et, pour cela, assumer face au monde les ombres comme les lumières de notre histoire. Penser l’Europe au prisme de ces oppositions est notre responsabilité. A ce défi, comment répondre ? Au lieu d’entretenir la nostalgie d’un récit linéaire, qui présuppose une unité préétablie – un héritage, une histoire, une mémoire… –, il importe de se mettre à l’écoute de mémoires fondamentalement polyphoniques. L’Europe ne se laisse plus enfermer dans un « grand récit » uniforme. Ce qui fonctionna naguère pour les Etats-nations ne fait plus florès : dans nos sociétés multiples, on ne peut que s’en féliciter, sans se résoudre pour autant à une parole paralysée ou émiettée. Le sentiment d’avoir quelque chose de commun demeure réel : un passé, un présent, et un futur – si nous le voulons.

Les auteurs de cette tribune sont : Stéphane Michonneau, université de Lille ; Thomas Serrier, université de Lille et Fondation institut d’études avancées de Nantes (IEA)

Frontières invisibles L’Europe est traversée de frontières invisibles qui opposent les Européens entre eux dans leurs imaginaires. C’est l’Europe atlantique, qui rêve de grand large sans prendre la mesure de son imbrication avec le reste du continent. C’est l’Europe riche du NordOuest qui donne des leçons aux « PIGS » du Sud sous couvert de bonne gouvernance économique [l’acronyme PIGS sert à rassembler le Portugal, l’Italie, la Grèce et l’Espagne (Spain, en anglais)]. C’est l’Europe occidentale qui regarde d’un œil paternaliste et méprisant ces Européens du Centre et de l’Est, au prétexte de cultures démocratiques récentes et déficientes. C’est l’Europe chrétienne qui exclut celle des minorités religieuses ou athées qui constituent aussi son histoire. C’est l’Europe des grands qui peine à entendre les angoisses légitimes des petits pays. C’est l’Europe « issue de l’immigration », dont les représentants sont considérés comme des

Ont lu ce texte et le soutiennent : José Emilio Burucua, Académie nationale d’histoire d’Argentine, Buenos Aires/IEA Nantes) ; Etienne François, université Paris-I/Université libre de Berlin ; Carlo Ginzburg, Scuola Normale Superiore, Pise, Italie ; John Horne, Trinity College Dublin, Irlande ; Svetla Koleva, Académie bulgare des sciences/IAS Nantes ; Paweł Machcewicz, Académie polonaise des sciences/Imre Kertesz Kolleg Jena ; Valérie Rosoux, Université catholique de Louvain, Belgique ; Irina Shcherbakova, Memorial international, Russie ; Jay Winter, Yale University Retrouvez la liste complète des signataires sur Lemonde.fr

ASSUMER FACE AU MONDE LES OMBRES COMME LES LUMIÈRES DE NOTRE HISTOIRE citoyens de seconde zone. La liste est infinie : l’Europe est un champ de failles qu’il n’est que trop aisé pour les démolisseurs de réactiver. Sans connaissance du passé, quel avenir construire ensemble ? L’Europe est riche de ses divisions. En reconnaissant pleinement les perceptions des autres et les mémoires divisées que ces conflits générèrent, leur récit commun nous fortifie à l’heure où de dangereuses puissances prétendent nous asservir à leurs modèles économiques, politiques, sociaux et culturels d’un autre âge. L’histoire de ces divisions comme patrimoine commun reste à écrire. Elle doit être narrée sans fatalisme, car ces divisions ont déjà été dépassées depuis 1945 et 1989, par un travail de mémoire que nous autres Européens avons su engager d’en bas, et qui est toujours un « travail des mémoires », comme disait Ricœur. D’autre part, l’Europe est un continent du droit, qui nous protège dans l’expression de nos diversités. A ceux qui opposent la souveraineté des Etats à une administration bruxelloise accusée d’être aussi pléthorique qu’antidémocratique, nous répondons que cette union est la meilleure protectrice des souverainetés nationales dans la mesure où elle organise leurs divergences. Ce projet est à l’opposé des empires-puissances qui prétendaient asservir le continent au bénéfice d’un seul. Il n’est pas non plus la « prison des peuples » que des élites mondialisées auraient imposée. Porté par la volonté de peuples qui partagent un même désir de liberté, le projet européen est un projet de solidarité inédit, qui vaut la peine d’être raconté et défendu. Reconstruire l’histoire de l’Europe pour reconstruire l’Europe, tel est notre objectif. Pour nous, il est crucial de donner du sens à cette expérience aussi unique que fragile. Forts de cette confrontation des mémoires, nous nous devons de raconter l’histoire d’une Europe qui s’efforce, envers et contre tout, de construire un autre rapport à soi et au monde. p

L

a vieille rengaine n’en finit pas de resurgir : faut-il supprimer l’ENA ? Elle en cache en vérité une autre, plus essentielle et plus subtile : suffit-il d’abattre le vieil arbre magique à l’orée de la forêt pour que celle-ci ne soit plus hantée ? Car le sujet n’est pas l’école, mais ce à quoi elle sert et ce qu’on en fait, au service de quelle politique. Croit-on vraiment que les « gilets jaunes » ne soient obsédés que par l’idée de couper la tête de quelques énarques ? Et qu’il suffirait, pour « rétablir l’ordre » auquel tiennent tant nos gouvernants, de leur livrer quelques aspirants hauts fonctionnaires découpés en tranches sur l’autel de la bonne gouvernance ? C’est une bien courte analyse, que celle qui ramène les « gilets jaunes » au populisme, le populisme à l’élitisme, l’élitisme à l’ENA – et pourtant, quelque part dans une bulle républicaine vaguement bonapartiste, on croit qu’il suffirait de supprimer la dernière pour apaiser les premiers. En réalité, la question de la formation des hauts fonctionnaires se pose bien, mais dans un contexte que l’on ne doit pas ignorer. Si elle est aujourd’hui en butte à la critique, c’est que l’école a trop longtemps ignoré tout ce qui contredisait une vulgate néolibérale associant le « nouveau management public » au rapprochement inéluctable entre le secteur public et le secteur privé. Elle s’est alignée – sans même s’en apercevoir, car l’esprit du temps l’y a menée plus sûrement qu’une quelconque volonté – sur une vision du monde étroitement économiciste, indifférente à l’analyse des rapports de force politiques et sociologiques. Bref, elle a cru qu’en formant des générations à ne pas faire de vagues elle leur permettrait de naviguer partout, et même par mauvais temps. On voit ce qu’il en est… Fertilisation intellectuelle Quoi qu’il en soit de la qualité des hommes et des femmes qui entrent à l’ENA, le problème tient au type de formation qu’ils y reçoivent – et aux instructions qu’ils appliquent ensuite, bien plus qu’aux modalités du recrutement ou de la sortie. Que la diversité sociale soit trop limitée à l’entrée, c’est une évidence. Les dispositifs pour y remédier doivent être mis en place en amont : par le développement des dispositifs d’égalité des chances, mais surtout par la lutte contre les inégalités sociales qui commence bien avant les études supérieures, dès l’enfance. De même que les modes d’affectation au classement se discutent, c’est certain. Mais ce dispositif a le mérite de limiter népotisme et cooptation, tentations naturelles des institutions où la nomination ne serait que le « fait du prince ». Ces deux sujets sur lesquels on glose à volonté, l’entrée et la sortie, n’en finissent pas d’escamoter le plus important : ce qui se passe entre les deux. Or, il se passe… trop peu de chose, ce qui n’est pas une raison pour supprimer ce « sas d’intérêt général » plus néces-

Adeline Baldacchino a notamment écrit « La Ferme des énarques » (Michalon, 2015) et « Celui qui disait non » (Fayard, 2018)

L’ÉCOLE A CRU QU’EN FORMANT DES GÉNÉRATIONS À NE PAS FAIRE DE VAGUES ELLE LEUR PERMETTRAIT DE NAVIGUER PARTOUT, ET MÊME PAR MAUVAIS TEMPS saire que jamais au moment où se délite la confiance populaire en des élites qu’elle soupçonne de se servir au lieu de servir. L’ENA doit devenir (je n’ose dire redevenir, car le fut-elle jamais ?) ce qu’elle était censée être dans l’esprit des gaullistes et des communistes qui l’ont créée ensemble ; ce à quoi les « gilets jaunes » aspirent en réalité : une école garante du sens commun au sens orwellien du terme, cette décence commune qui n’oublie ni le réel ni l’utopie. Refonder une école et un esprit C’est-à-dire ? C’est-à-dire un lieu de fertilisation intellectuelle, où chercheurs et praticiens de l’action publique se parleraient en se respectant ; et un lieu de confrontation au réel, où les futurs administrateurs se colletteraient au quotidien des administrés. Cela seul pourrait leur donner les armes pour affûter leur sens critique, trouver le courage de dire non aux réformes absurdes ou insupportables et inventer de nouvelles manières d’agir en cessant d’agiter des mantras abstraits – ce culte de la performance qui fait bon marché de l’utilité et de l’humanité. Mais encore ? Une ébauche de potion magique ressemblerait à cela : un an d’éthique économique et sociale, de sociologie et de philosophie politique contemporaine, accueillant les paroles les plus libres et variées, permettant de se forger des convictions et un horizon. Puis, un an de stages ouvriers du service public, de rapports rendus sur l’état des inégalités en France et sur les solutions concrètes à leur apporter. Ça ne suffira pas ? Non, certainement pas, puisque les technocrates ne feront pas les miracles que les politiques ne savent plus faire. Mais ce sera un bon début, car ils réapprendront que ce que l’on appelle miracle n’était parfois qu’une potentialité non encore envisagée – par exemple, l’idée révolutionnaire qui consisterait à remettre les finances (publiques et privées) au service des hommes et des femmes, plutôt que l’inverse. La pensée magique n’est pas là où l’on croit. Elle consiste surtout à ne pas abdiquer devant le possible, plutôt qu’à croire qu’en supprimant la question, on aura résolu le problème. Supprimer l’ENA pour ne la remplacer par rien et recruter directement en sortie de Sciences Po, de Normale Sup ou d’HEC ne produira qu’un énième effet de communication, quand c’est au contraire refonder une école (et un esprit) du service public qu’il faudrait. p


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0123 SAMEDI 20 AVRIL 2019

Notre-Dame de Paris : suspicions autour d’un élan de générosité ANALYSE

L BON NOMBRE D’ATTAQUES VISENT CES MÉCÈNES PRIVÉS, QU’ILS DONNENT EN DÉFISCALISANT OU NON. LES LARGESSES SUSCITENT DES FRUSTRATIONS ET DES IRRITATIONS

a question des dons pour reconstruire Notre-Dame de Paris prend un tour conflictuel. Les groupes qui apportent une impressionnante obole – près d’un milliard d’euros depuis le dramatique incendie du 15 avril – sont la cible de critiques de plusieurs partis de gauche, de syndicats, des « gilets jaunes » et d’associations caritatives. La famille Arnault et le numéro un mondial du luxe, LVMH, ont annoncé apporter 200 millions d’euros, autant que L’Oréal et la famille Bettencourt-Meyers, déjà mécène historique de la cathédrale. La famille Pinault, actionnaire de Kering, offrira 100 millions d’euros via sa société d’investissement Artemis. Parmi les autres donateurs figurent la famille fondatrice du groupe d’affichage JCDecaux (20 millions), Martin et Olivier Bouygues (10 millions), Disney ou Axa. La Fondation du patrimoine a également recueilli 131 millions de la part du groupe Total (100 millions), de Lily Safra et la Fondation Edmond J. Safra, du groupe BPCE, de Société générale, d’Arkema, du groupe Philippe Hottinguer, de BNP Real Estate, de Primagaz… Sans compter les particuliers (13 millions d’euros). Donner c’est à la fois prouver sa richesse, sa générosité, sa solidarité et sa puissance tout en améliorant son image et en faisant le bien. Dans son Essai sur le don, Marcel Mauss, en 1925, expliquait que « donner, recevoir et rendre » a longtemps constitué la

VIE DES IDÉES

source des échanges dans la société. Un constat toujours vrai. Pour inciter les entreprises à distribuer leurs largesses, la loi Aillagon sur le mécénat leur permet, depuis 2003, de défiscaliser 60 % des dons, dans la limite de 0,5 % du chiffre d’affaires. Pour les particuliers, ce seuil est porté à 66 %, dans la limite de 20 % du revenu imposable. Et Edouard Philippe, le premier ministre, a porté à 75 % le coup de pouce fiscal pour les dons de moins de 1 000 euros destinés à reconstruire la cathédrale. « L’argent ne ruisselle pas pour tout » Pour bien montrer que sa générosité est désintéressée, la famille Pinault a annoncé, mercredi 17 avril, qu’elle renonçait à tout avantage fiscal. Comme pour le futur Musée de la Bourse de commerce de Paris, FrançoisHenri Pinault, président d’Artemis, considère qu’« il n’est pas question d’en faire porter la charge aux contribuables français ». Il a fait école puisqu’il a été suivi par JCDecaux. Leur emboîtant le pas, Bernard Arnault – première fortune de France – a promis, jeudi 18 avril, que les dons de sa famille et du groupe ne seraient pas non plus défiscalisés. « Une partie de cette somme est donnée par la société familiale, qui n’a pas de chiffre d’affaires, donc la loi en question [sur le mécénat] ne s’applique pas », a-t-il détaillé. « Concernant LVMH, elle ne s’applique pas non plus car la Fondation Louis Vuitton utilise déjà la loi mécénat » et a atteint le plafond, at-il poursuivi. La Cour des comptes avait sou-

ligné, en octobre 2018, que la fondation, qui avait coûté 800 millions d’euros, était arrivée en tête des bénéficiaires des exonérations fiscales accordées par Bercy, avec 480 millions d’euros. « C’est assez consternant de voir qu’en France on se fait critiquer même quand on fait quelque chose » qui est « une preuve d’intérêt général », a déclaré M. Arnault. « Dans certains pays, on serait plutôt félicités », a-t-il ajouté. Bon nombre d’attaques visent pourtant tous ces mécènes privés, qu’ils donnent en défiscalisant ou non. L’élan de générosité est suspect. Les largesses suscitent des frustrations et des irritations. « L’argent ne ruisselle pas pour tout », a regretté Philippe Martinez, le secrétaire général de la CGT, sur Franceinfo. Du côté des « gilets jaunes », Ingrid Levavasseur a fustigé les grands groupes inertes face à la « misère sociale » mais mobilisés pour la cathédrale. Sur Twitter, Olivier Faure, premier secrétaire du Parti socialiste, a assuré : « Il faut une mobilisation supérieure pour ces familles qui ont du mal à finir leurs mois, qui forment une cathédrale humaine. » « On aimerait que cet élan aille aussi vers les gens les plus démunis. La solidarité, c’est un autre trésor national », a ajouté, en écho, Florent Gueguen, directeur de la Fédération des acteurs de la solidarité. « Si vous pouviez abonder 1 % pour les plus démunis, nous serions comblés », a renchéri la Fondation Abbé-Pierre. La reconnaissance sociale des philanthropes semble mise à mal. On leur reproche de

profiter de la loi sur le mécénat, de donner pour les vieilles pierres et pas assez aux déshérités. Se trompent-ils de combat ? Le milliard d’euros des mécènes est nécessaire à la reconstruction de l’édifice. Sans ces dons, les sommes devraient être prises à 100 % dans le budget de l’Etat. Là, l’Etat ne paiera au maximum que 60 % de la rénovation. Attaquer les mécènes au moment où un élan de charité se fait jour spontanément pour rebâtir un monument crucial de la culture française ne semble guère opportun. C’est oublier que, selon l’Association pour le développement du mécénat industriel et commercial (Admical), 49 % des entreprises mécènes ne demandent pas ou seulement partiellement à bénéficier de déductions fiscales. Elles atteignent seulement dans 14 % des cas le plafond autorisé. Mais plus encore, les mécènes financent en priorité des causes sociales (à 28 %) plus que les projets culturels et de patrimoine (25 %), les aides à l’éducation (23 %) et la santé (11 %). Le mécénat – qui a représenté 2 milliards d’euros en 2017 – aide les fondations d’art mais aussi Les Restos du cœur, la recherche scientifique, de nombreuses associations impliquées dans l’insertion professionnelle et la solidarité… Faut-il réformer la loi sur le mécénat, comme les députés l’ont évoqué à l’automne 2018, en plafonnant davantage les réductions d’impôts ? Les conséquences pourraient être fâcheuses. Pas seulement pour les plus riches. p nicole vulser (service économie)

Yémen, la guerre oubliée | par serguei

Des étudiants en droit s’essaient à une « révision » de la Constitution

C

onvaincu que « c’est par la pratique que l’on apprend » et que « c’est par la participation que l’on enseigne », Dominique Rousseau, professeur de droit à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne, a invité ses étudiants de première année à « se mettre en situation d’avoir à utiliser le droit ». Après un semestre de droit constitutionnel, les vingt et un travaux dirigés (TD) se sont transformés en autant de micro-Assemblées constituantes. Par petits groupes de quatre ou cinq, les étudiants ont réfléchi, discuté et (beaucoup) débattu avant de s’accorder sur la réécriture partielle de la Constitution. Pari réussi. Eminent juriste, ancien membre du Conseil supérieur de la magistrature, Dominique Rousseau se dit « très fier » de ses étudiants. Ils ont joué le jeu, et de fort belle manière, et en ont apporté la démonstration, mardi 9 avril, lors de la restitution de leurs travaux dans le grand amphithéâtre du Centre René-Cassin. Derrière le sourire de leur professeur, on devinait (pour le connaître un peu) non seulement la satisfaction de l’enseignant, mais aussi le plaisir de celui qui n’a de cesse de convaincre que les institutions, derrière leur apparence aride, forment une matière ô combien vivante. En cinq minutes chacun, les vingt et un porteparole ont exposé sur l’estrade les principales mesures issues des projets de leurs groupes. CERTAINS Menés à l’heure du mouvement des « gilets jaunes » et du grand débat national censé lui réONT CONSULTÉ pondre, leurs travaux en étaient naturellement imprégnés. Plusieurs étudiants ont d’ailleurs DES CAHIERS consulté des cahiers de doléances, et même DE DOLÉANCES testé leurs propositions auprès de manifestants – une manière, selon eux, d’affermir quelque ET TESTÉ LEURS peu la légitimité de leurs préconisations. Certains des jeunes, pour la plupart nés avec ce PROPOSITIONS siècle, ont pris en compte l’urgence climatique : AUPRÈS DE « Ce sujet dépasse largement l’actualité, c’est l’affaire d’une génération qui exige qu’on l’entende », « GILETS JAUNES » soulignait une étudiante qui a proposé, au nom de son groupe, de « remplacer le Conseil économique, social et environnemental par un Conseil environnemental », afin de « consacrer des droits de la nature ». Le nouvel article 71 de la Constitution préciserait que « les fleuves, les glaciers, la mer, les forêts, la biodiversité, les montagnes, la qualité de l’air disposeront chacun d’un représentant qui aura pour mandat de veiller à la préservation de leurs intérêts ». Etant entendu – on n’est jamais si bien servi que par soi-même – que « ces représentants devront être âgés, pour moitié, de moins de 40 ans ». En finir avec le « petit roi quinquennal » Renforcer le rôle et la place des citoyens dans les institutions a été une des préoccupations majeures des étudiants. Plusieurs projets visaient notamment à créer une « Assemblée citoyenne », dont les membres seraient élus ou tirés au sort, qui disposerait de divers contre-pouvoirs. Des styles sont apparus : des bûcheurs ont présenté dans les moindres détails une réforme de la très complexe tuyauterie de la question prioritaire de constitutionnalité, tandis que d’aimables provocateurs ont crânement défendu l’instauration d’une « monarchie parlementaire fondée sur la méritocratie », avec cet argument qui ne manque pas de saveur : « Face aux ravages de la présidentialisation des institutions, il nous faut en revenir, pour le chef de l’Etat, à l’arbitrage. Pour ce faire, il faut en finir avec cette temporalité politique qui conduit, tous les cinq ou sept ans, le peuple à se donner un homme providentiel, un petit roi quinquennal. Allons plus loin, choisissons un roi. » p jean-baptiste de montvalon

LA VRAIE NATURE DU POUVOIR POLONAIS LA REVUE DES REVUES

L ESPRIT Numéro 452 Coordonné par Jean-Yves Potel, 192 pages, 20 euros

a Hongrie de Viktor Orban passait pour une anomalie, jusqu’au jour où, en 2015, les Polonais ont porté au pouvoir le parti Droit et justice (PiS), dirigé par un homme peu familier de la scène européenne, Jaroslaw Kaczynski. Elu député, M. Kaczynski n’assume aucune fonction gouvernementale mais il est unanimement considéré comme le vrai leader de la Pologne, celui qui a imposé à ce pays un virage nationaliste et ultraconservateur, ouvrant un conflit avec l’Union européenne. 2019 est une grosse année électorale pour les Polonais qui, après le scrutin européen, retourneront aux urnes à l’automne pour les législatives. Le moment est donc propice pour étudier, avec suffisamment de recul, la vraie nature de ce pouvoir et sa rupture avec le quart de siècle libéral qu’avait connu la Pologne depuis sa libération de la domination soviétique. C’est ce que fait très utilement, et en sortant des sentiers battus, la revue Esprit.

Le dossier est dirigé par un excellent connaisseur des affaires polonaises, Jean-Yves Potel. L’un des grands mérites de ce travail est d’avoir fait appel à une nouvelle génération d’intellectuels polonais qui ont émergé dans les années 2000 : ils sortent de la grille de lecture de l’opposition traditionnelle. Les études menées sur le terrain depuis trois ans montrent en effet que l’électorat du PiS dépasse les clivages de classes, de revenus, d’éducation. Analyses éclairantes Ainsi, le politologue Michal Sulowski, rejetant le schéma classique de gauche selon lequel la défaite du parti centriste, en 2015, s’explique par le fossé entre l’optimisme des gouvernements libéraux et la réalité des perdants de la modernisation, identifie-t-il trois sources du soutien populaire au parti de M. Kaczynski : le sentiment d’appartenance à une communauté nationale, quelle que soit la classe, le rejet de tout ce qui est étranger, et le sentiment de bénéficier d’un pouvoir affranchi des contraintes. Ces éléments

fondent ce que le sociologue Maciej Gdula appelle « le nouvel autoritarisme », un « type de lien politique » entre un leader et les acteurs sociaux, nourri par la ferveur et un sentiment de puissance. Le rôle de l’Eglise et la mobilisation des femmes, qui a fait céder le pouvoir sur l’avortement en 2016, sont l’objet d’autres analyses éclairantes, de même que l’exploitation quasi mystique de la catastrophe aérienne de Smolensk, dans laquelle, en 2010, périrent le président Lech Kaczynski, jumeau de Jaroslaw, et 95 personnalités. Mais l’essai le plus audacieux, et sans doute le plus polémique, est celui du philosophe Andrzej Leder, qui dresse un parallèle entre le refus du pouvoir de reconnaître collectivement le rôle des Polonais dans les massacres de juifs au XXe siècle et le refus d’accueillir des réfugiés en 2015. La « fierté d’être capable de ressentir la honte » face à l’histoire, écrit-il, a été l’apanage de quelques communautés occidentales. L’alternative est « la fierté sans honte » : fermer les yeux et déguiser le passé. p sylvie kauffmann


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0123 SAMEDI 20 AVRIL 2019

CULTURE | CHRONIQUE p a r guil l a um e fr a is s a r d

Journées décisives pour le patrimoine

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nviron 850 millions d’euros de dons pour mener les travaux de reconstruction de la cathédrale de Notre-Dame de Paris endommagée par le feu, lundi 15 avril ; 326 millions d’euros de budget annuel pour l’entretien et la restauration de tous les monuments historiques de France. A eux seuls, ces deux chiffres illustrent de manière criante le gouffre financier qui sépare d’un côté une mobilisation internationale née instantanément pour sauver le site le plus visité d’Europe – entre 12 et 15 millions de visiteurs, selon les estimations – et, de l’autre, ce que l’Etat consacre à la sauvegarde du patrimoine. Depuis des années, les critiques fusent sur le désengagement progressif du ministère de la culture – une baisse de 15 % depuis 2010 sur ce poste – et sur un certain désintérêt de l’Etat pour les vieilles pierres en dehors des monuments les plus courus comme Versailles, le Grand Palais ou la basilique SaintDenis. Et, bien sûr, Notre-Dame de Paris, qui venait d’entamer un vaste chantier de rénovation estimé à 150 millions d’euros mais dont les besoins réels en financements étaient déjà, avant le sinistre, bien supérieurs. La création du Loto du patrimoine, en 2017, sous la houlette de Stéphane Bern, a permis de relancer l’intérêt national pour le secteur de la rénovation patrimoniale ; 43 millions d’euros (dont 21 millions d’euros de recettes fiscales reversées par l’Etat) ont été collectés lors de la première édition, en 2018. Pour le prochain tirage, qui aura lieu pendant les Journées du patrimoine, les 21 et 22 septembre, l’animateur, ami du couple Macron et « M. Patrimoine » du président de la République, espère atteindre la somme de 50 millions voire de 60 millions d’euros. Dix-huit projets ont été sélectionnés pour bénéficier de cette manne sortie du portemonnaie des joueurs. Nul doute que la catastrophe qui a vu partir en fumée la toiture séculaire de la cathédrale parisienne offrira une caisse de résonance supplémentaire à cette opération de financement participatif. Comme bien souvent, ce sont les événements tragiques, les disparitions subites qui font prendre conscience de la fragilité des choses. L’incendie de Notre-Dame de Paris en est l’exemple flagrant avec un afflux de dons jamais vu et une mobilisation immédiate du gouvernement et du président de la République : mesure fiscale pour les petits donateurs, nomination d’un général pour superviser les travaux, projet de loi pour encadrer la souscription nationale, coup de pouce pour les métiers d’art et, si besoin est, création d’un établissement public pour porter la reconstruction. De très gros moyens à la hauteur de l’émotion suscitée par les flammes qui ont embrasé la cathédrale chère à Victor Hugo. Mais après ? Une fois passés la stupeur et les discours volontaristes, quelle politique patrimoniale la France va-t-elle mener pour éviter que ne se répètent ces tragédies ? En matière de restauration de vieux bâtiments, il n’y

COMME SOUVENT, CE SONT LES DISPARITIONS SUBITES QUI FONT PRENDRE CONSCIENCE DE LA FRAGILITÉ DES CHOSES

QUELLE POLITIQUE LA FRANCE VA-T-ELLE MENER POUR ÉVITER QUE NE SE RÉPÈTENT CES TRAGÉDIES ? aura jamais de risque zéro. Des incendies, des destructions, des monuments meurtris accidentellement, la France en connaîtra d’autres, c’est certain. Mais, là comme ailleurs, la prévention reste l’une des armes les plus efficaces pour éviter les très gros chantiers sur lesquels les risques se trouvent multipliés. L’ampleur des polémiques qui ont éclaté depuis lundi soir, tant sur la défiscalisation dont bénéficient les grandes fortunes et les riches sociétés privées que sur l’importance même des sommes allouées et sur l’opportunité pour certaines collectivités (Paris notamment) de verser leur obole, alors que les dons affluent, prouvent qu’une fois encore il va être compliqué d’élaborer une politique lisible où la pédagogie et le long terme l’emporteraient sur le sensationnel. Double financement En janvier, dans une tribune au Monde cosignée avec Guillaume Poitrinal, président de la Fondation du patrimoine, Stéphane Bern exhortait le gouvernement à en faire plus. « Cessons enfin de considérer le patrimoine comme un coût, mais plutôt comme un investissement qui garantira la prospérité de tous nos territoires… Voilà pourquoi nous avons proposé de supprimer les taxes sur les jeux exceptionnels pour le patrimoine. » Nombre d’architectes, d’historiens ou de spécialistes de la restauration acquiescent, dénonçant ces travaux jamais réalisés ou ses restaurations plus « festives » que justifiées pour reprendre le mot d’Alexandre Gady, président de la Société pour la protection des paysages et de l’esthétique de la France (SPPEF). On retrouve ainsi avec ce débat sur la sauvegarde du patrimoine un condensé des paradoxes politiques français où l’Etat est sommé d’en faire plus sans dépenser plus, où le secteur privé joue les Zorro en se substituant à la puissance publique et où il est de bon ton d’opposer des dépenses qui n’ont pourtant rien à voir entre elles. Le tout sur fond de chasse aux niches fiscales, de pression budgétaire et d’une période de sortie de grand débat peu propice à la réflexion sur le financement de la culture. Mais, comme il est acquis que la sauvegarde de nos vieux monuments ne peut aujourd’hui se faire sans un double financement, public et privé, l’une des premières priorités serait pourtant bien de trouver un cadre budgétaire pérenne. Histoire d’éteindre les polémiques sur les dons ou le manque à gagner pour les recettes de l’Etat. Le succès du Loto du patrimoine, l’énorme élan de générosité pour Notre-Dame de Paris témoignent de notre attachement très fort à nos racines architecturales. « Désormais, les priorités en termes patrimoniaux vont être regardées de manière différente », veut croire le directeur du Centre des monuments nationaux, Philippe Bélaval. C’est souvent ce qui est dit après une tragédie. Il faut maintenant que cela se vérifie. Pour que notre cher patrimoine ne continue pas à partir en fumée. p

Tirage du Monde daté vendredi 19 avril : 190 309 exemplaires

TRUMP, DÉPLORABLE MAIS PAS COUPABLE

A

u-delà de tout doute raisonnable », dit le principe juridique… L’enquête du procureur indépendant Robert Mueller sur l’ingérence russe dans la campagne présidentielle américaine de 2016, publiée dans sa quasi-intégralité, jeudi 18 avril, n’a pas permis de lever ce fameux doute. En tout cas, pas assez pour inculper et faire condamner Donald Trump, ni pour collusion avec une puissance étrangère ni pour obstruction à la justice de son pays pour des faits qu’il n’aurait pas commis. Aux EtatsUnis plus qu’ailleurs, les procureurs ne mènent des procès que lorsqu’ils peuvent les gagner. Ce n’était manifestement pas le cas. Les 448 pages du rapport Mueller sont toutefois édifiantes. Elles révèlent des liaisons dangereuses avec les Russes, cou-

pables d’avoir piraté les courriels de la campagne de la candidate démocrate, Hillary Clinton. Elles décrivent un mélange de relations troubles, de mauvais coups et d’affairisme – Donald Trump, persuadé de n’être pas élu, menait sa campagne présidentielle tout en continuant à diriger son entreprise. Les faits et les condamnations dans des affaires connexes de ses proches (son exavocat, Michael Cohen, son ex-directeur de campagne, Paul Manafort, son ex-conseiller pour la sécurité, Michael Flynn) ont été égrainés depuis deux ans. Mais cet étalement dans le temps a finalement permis d’en relativiser l’impact dans l’opinion. Le rapport Mueller contient aussi une perle, qui a de quoi laisser perplexe : dans une sorte d’aveu lorsqu’il apprend la nomination du procureur Mueller en mai 2017, Donald Trump lâche : « C’est la fin de ma présidence. Je suis foutu ! » Il ne cessera ensuite de multiplier les pressions sur le procureur spécial pour entraver la machine judiciaire, agissant tel un « parrain », comme l’a accusé à juste titre James Comey, le patron du FBI, lui-même limogé pour avoir refusé d’enterrer l’affaire. Tweet mensongers, nominations et limogeages en fonction des services rendus : un président ne devrait pas agir comme ça, serait-on tenté de résumer. Donald Trump a répété qu’il était victime d’une chasse aux sorcières, mais on peine à lui donner rai-

son. Si, in fine, il échappe aux poursuites, c’est presque malgré lui, parce que son entourage, notamment le conseiller juridique de la Maison Blanche Donald McGahn, a refusé d’exécuter ses ordres. Les démocrates sont tentés de poursuivre le combat au Congrès et invoquent, avec les médias, le refrain de l’immoralité de Donald Trump. C’est vrai, mais politiquement aléatoire. En l’absence de collusion avec les Russes, l’affaire se résume pour beaucoup d’électeurs à un pitoyable combat dans le marais washingtonien. Les Russes ont probablement influencé à la marge le scrutin de 2016, mais ils ne sont pas responsables des insuffisances de la campagne d’Hillary Clinton. La candidate n’avait même pas jugé nécessaire de visiter le Wisconsin, pourtant l’un des Etats pivots de la « ceinture de la rouille », cette région industrielle en déclin du nord-est des EtatsUnis, et n’avait pas hésité à traiter les électeurs de Donald Trump de « déplorables ». Déplorable, le comportement du président l’a été à de maintes reprises depuis l’élection. C’est l’un des principaux enseignements du rapport Mueller. Un retour à un minimum de dignité s’impose, mais il sera le résultat de l’élection de 2020, pas son chemin. Faute de culpabilité avérée de Donald Trump, l’urgence pour les démocrates consiste désormais à se rassembler et à présenter un projet solide aux Américains. p

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carte blanche à

Luc Tuymans. à partir d’images piochées dans le cinéma ou l’actualité, le peintre belge questionne la réalité et explore la part d’ombre de l’histoire. à l’occasion de l’exposition “la pelle” au palazzo grassi, à Venise jusqu’au 6 janVier 2020, “m” lui ouVre sa carte blanche.

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20 avril 2019 — M Le magazine du Monde


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7

Qu’y a-t-il derrière l’artifice ? Qu’est-ce Que la beauté dit de nous ? Que symbolisent les

Illustration Satoshi Hashimoto pour M Le magazine du Monde

fards et les onguents ? Ces

questions peuvent sembler saugrenues ou artiicielles… Mais la réponse que donne Zineb Dryef, journaliste à M Le magazine du Monde, dans ce nouveau numéro Spécial beauté est passionnante. Elle s’est penchée sur le phénomène du glow (« brillant »), cette pratique qui consiste à n’avoir l’air de rien. Ou presque. C’est-à-dire à arborer une peau parfaite et fraîche, le teint de pêche de celles qui mènent une vie saine, la carnation à peine rosée de celles qui rentrent d’une grande balade en forêt. « Cuisse de nymphe émue », disent les spécialistes… Sauf que l’effet « balade en forêt » n’est guère naturel : il s’obtient à grands coups de soins, de gélules et de massages. Il rappelle le teint diaphane qu’arboraient, dans les salons, les aristocrates du xviiie siècle, quand les paysans avaient la peau brunie par le travail aux champs : un signe de distinction ! A contrario, aujourd’hui, beaucoup de jeunes illes dépensent des sommes folles en fonds de teint et crèmes, mais aussi beaucoup d’énergie, pour se faire l’allure des stars de la télé-réalité et des vedettes des réseaux sociaux. On appelle cela le « contouring » : cela sculpte le visage en photo, mais c’est épouvantablement chargé à la lumière naturelle. L’incarnation de cette tendance est Kylie Jenner, la demi-sœur de la célèbre Kim Kardashian, qui a lancé sa propre ligne de soins et de maquillage et est devenue, en quelques mois seulement, la plus jeune milliardaire du monde. Dans ce numéro, Claire Dhouailly raconte comment les idoles des jeunes, Kylie Jenner en tête, deviennent de richissimes reines de beauté, vendant à vil prix des fards à celles qui rêvent de leur ressembler. On est donc là à mille lieues de la – fausse – fraîcheur du glow et du détachement un peu surplombant qu’il suppose. Question de génération sans doute. Petite résurgence de la lutte des classes aussi. Marie-Pierre LanneLongue

20 avril 2019 — M Le magazine du Monde


20 avril 2019

Les chroniques

Le magazine

17

20

37

48

À Lyon, victimes de violences homophobes et de tempête médiatique.

Il était une fois l’Europe L’Allemagne bat son record de listes en lice.

22

Il est comme ça… Patrick Montel.

Le glow, une mine d’or. Les grandes prêtresses de la beauté rivalisent aujourd’hui de “glow”. Un teint resplendissant, “naturel”, qui se paie au prix fort.

Le héros masqué du journalisme africain. Pour préserver son anonymat qui lui permet de mener ses enquêtes, le Ghanéen Anas Aremeyaw Anas dissimule son visage derrière un rideau de perles.

Asadoya se bat comme une “lionne”pour les droits des Soudanaises. 24

L’histoire se répète Flambants neufs. 26

Le coup de sang des végans autraliens. 30

Le Furet du Nord accourt dans les centres-villes.

28

31

Le grand déilé Gad Elmaleh. 34

Il fallait oser Effet de groupes. 36

J’y étais Notre droite de Paris.

42

Cinq gendarmes au bord de l’amer. Perpétré en Corse il y a vingt ans hors de tout cadre légal, l’incendie d’une paillote a abouti à un iasco. Il n’en init pas de retentir dans la vie des protagonistes.

54

Selies, gloire et beauté. Kylie Jenner, Rihanna, Kim Kardashian… Les stars n’hésitent plus à lancer leur marque et à bouleverser l’industrie de la cosmétique. Avec de grosses fortunes à la clé.

48

La couverture a été réalisée par Harley Weir pour M Le magazine du Monde.

Illustrations Satoshi Hashimoto pour M Le magazine du Monde. Sam Gregg pour M Le magazine du Monde. Etang Chen

La semaine


9

La culture

Le style

Le portfolio 60

69

101

108

Coupes d’Angleterre. À Londres, dans les années 1990-2000, le salon de coiffure Cuts était un haut lieu d’art, de musique, de vie nocturne et d’excès. Steve Brooks a immortalisé cette période chaotique et foisonnante.

Les métamorphoses d’une femme.

éléments de langage Le Kobido.

Chanson Anderson .Paak. Et aussi : cinéma, danse, art.

86

102

La cologne se rafraîchit les idées.

Fil conducteur L’Oslo alternatif.

89

104

Fétiche Fioles à lier.

Garden-party Relais de croissance.

90

105

Posts et postures #hairy.

Comme si vous (y) étiez Famille d’accueil.

91

106

Variations Les fonds et la forme.

Une affaire de goût Atout beurre.

92

1 07

Librement inspiré Extrait de paradis.

Produit intérieur brut La bourrache.

118

Le DVD de Samuel Blumenfeld “Les Amants du Capricorne”, d’Alfred Hitchcock. 120

Les jeux 122

Le totem Le carnet de François Demachy.

Couverture : chemisier en soie, Saint Laurent par Anthony Vaccarello. Collier en perles, Beige Éditions. Teint : Les Beiges Eau de teint (medium light), palette essentielle (beige médium), baume essentiel (transparent). Yeux : Ombre Première Gloss (lunaire), baume essentiel (transparent). Lèvres : Gloss, Volume (transparent), le tout Chanel.

93

Ligne de mire Rat des villes. 94

Dans le bureau de... Frédéric Malle.

115

96

Tête chercheuse Fleur de Paname. 97

Ceci n’est pas un haltère. 98

À l’origine Peinture fraîche. 100

Ma vie en images Olivia Giacobetti.

20 avril 2019 — M Le magazine du Monde


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Président du directoire, directeur de la publication : Louis Dreyfus Directeur du “Monde”, directeur délégué de la publication, membre du directoire : Jérôme Fenoglio Directeur de la rédaction : Luc Bronner Directrice déléguée à l’organisation des rédactions : Françoise Tovo Direction adjointe de la rédaction : Philippe Broussard, Alexis Delcambre, Benoît Hopquin, Franck Johannès, Caroline Monnot, Cécile Prieur Directrice des ressources humaines : Émilie Conte Secrétaire générale de la rédaction : Christine Laget

directrice adjointe de la rédaction — Marie-Pierre Lannelongue directeur de la création — Jean-Baptiste Talbourdet-Napoleone directrice de la mode — Suzanne Koller rédaction en chef adjointe — Grégoire Biseau, Agnès Gautheron, Clément Ghys rédaction Carine Bizet, Samuel Blumenfeld, Zineb Dryef, Philippe Ridet, Vanessa Schneider, Laurent Telo. Style-mode — Chloé Aeberhardt (chef adjointe Style), Vicky Chahine (chef adjointe Mode), Fiona Khalifa (coordinatrice Mode) Chroniqueurs — Marc Beaugé, Guillemette Faure, Jean-Michel Normand, Philippe Ridet Assistante — Christine Doreau Rédaction numérique — Marlène Duretz, François Bostnavaron, Thomas Doustaly, Pascale Krémer, Véronique Lorelle, Jean-Michel Normand, Catherine Rollot Assistante — Marie-France Willaume département visuel Photo — Lucy Conticello et Laurence Lagrange (direction), Hélène Bénard-Chizari, Federica Rossi. Graphisme — Helena Kadji (directrice graphique), Audrey Ravelli (chef de studio) et Marielle Vandamme (adjointe). Avec Lola Halifa-Legrand Assistante — Françoise Dutech Photogravure — Fadi Fayed, Philippe Laure.

Documentation : Sébastien Carganico (chef de service), Muriel Godeau et Vincent Nouvet Infographie : Le Monde Directeur de la diffusion et de la production : Hervé Bonnaud Fabrication : Xavier Loth (directeur), Jean-Marc Moreau (chef de fabrication), Alex Monnet Directeur du développement numérique : Julien Laroche-Joubert Directeur informatique groupe : José Bolufer Responsable informatique éditoriale : Emmanuel Griveau Informatique éditoriale : Samy Chérii, Christian Clerc, Igor Flamain, Aurélie Pelloux, Pascal Riguel

M Le magazine du Monde — 20 avril 2019

diffusion et promotion Responsable des ventes France international : Sabine Gude Responsable commercial international : Saveria Colosimo Morin Directrice des abonnements : Pascale Latour Abonnements : abojournalpapier@lemonde.fr; De France, 32-89 (0,30 €/min + prix appel) ; De l’étranger (33) 1-76-26-32-89 Promotion et communication : Brigitte Billiard, Marianne Bredard, Marlène Godet et Élisabeth Tretiack Directeur des produits dérivés : Hervé Lavergne Responsable de la logistique : Philippe Basmaison Modiication de service, réassorts pour marchands de journaux : 0 805 05 01 47

m publicité Présidente : Laurence Bonicalzi Bridier Directrices déléguées : Michaëlle Goffaux, Tél. 01-57-28-38-98 (michaëlle.goffaux @ mpublicite.fr) et Valérie Lafont, Tél. 01-57-28-39-21 (valerie.lafont@mpublicite.fr) Directeur délégué - activités digitales opérations spéciales : Vincent Salini 80, bd Auguste-Blanqui, 75707 Paris Cedex 13 Tél. : 01-57-28-20-00/25-61 Courriel des lecteurs : mediateur@lemonde.fr Courriel des abonnements : abojournalpapier@lemonde.fr

M Le magazine du Monde est édité par la Société éditrice du Monde (SA). Imprimé en France : Maury imprimeur SA, 45330 Malesherbes. Origine du papier : Italie. Taux de ibres recyclées : 0%. Ce magazine est imprimé chez Maury certiié PEFC. Eutrophisation : PTot = 0.018kg/tonne de papier. Dépôt légal à parution. ISSN 0395-2037 Commission paritaire 0712C81975. Agrément CPPAP : 2000 C 81975. Distribution Presstalis. Routage France routage. Dans ce numéro, un encart « Réviser son bac » destiné aux abonnés France métropolitaine.

Illustration Satoshi Hashimoto pour M Le magazine du Monde

édition Anne Hazard (chef d’édition), avec Stéphanie Grin, Julien Guintard (adjoints) et Paula Ravaux (adjointe numérique). Et Boris Bastide, Béatrice Boisserie, Nadir Chougar, Agnès Rastouil. Avec Geneviève Caux et Bénédicte Poupon (stagiaire). Thouria Adouani (édition numérique). Avec Clémence Parente. Révision — Ninon Rosell (chef de section) et Adélaïde Ducreux-Picon. Avec Jean-Luc Favreau et Vanessa François.



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Ils ont participé à ce numéro.

Zineb Dryef est journaliste à M. Cette semaine, elle s’intéresse à l’obsession contemporaine pour la peau nue et brillante, la quête de ce que l’industrie cosmétique appelle le « glow » et qui suggère que la beauté intérieure irradie. Une beauté rayonnante, spontanée, qui s’impose comme une évidence. « Le merchandising de la quête de l’authenticité a métamorphosé les rayons beauté des grands magasins. À côté des fards et tubes de rouge à lèvres, on trouve désormais des gourdes, des compléments alimentaires vendus dans de jolis flacons, des taies d’oreillers en soie, des tisanes, etc.» (p. 37).

M Le magazine du Monde — 20 avril 2019

Diane Dal-pra, peintre et directrice artistique, s’est installée à Paris depuis un peu moins d’un an. Elle a réalisé pour ce numéro de M Le magazine du Monde les illustrations autour de la tendance glow. Sa production et son travail de l’image questionnent, entre autres, la représentation contemporaine des corps et des effets de groupe. Au-delà de ses productions personnelles, elle apporte son regard à différentes collaborations et projets éditoriaux. (p. 37).

antoine albertini est correspondant du Monde en Corse depuis quinze ans. Il a voulu revenir sur l’affaire de la paillote corse qui a sans doute donné naissance à sa vocation alors qu’il était étudiant à Paris. « Les faits sont connus : un restaurant de plage incendié illégalement sur l’ordre du préfet Bonnet par des gendarmes sous pression. Mais que sont devenus, vingt ans plus tard, les principaux acteurs de l’épisode, les gendarmes eux-mêmes? Ils ont été mutés dans des placards pas vraiment dorés, tués en intervention ou poussés à la démission de la gendarmerie, et leurs trajectoires sont émaillées de drames personnels.» (p. 42).

Maryline bauMarD est journaliste. Elle est spécialiste de l’Afrique. Comme tous les reporters qui enquêtent au Ghana, elle s’est entendu dire dès son arrivée à Accra, la capitale : « Ah, tu es journaliste. Comme Anas ? » Une réplique qui a donné envie à la rédactrice en chef du Monde Afrique de rencontrer ce mystérieux investigateur qui opère à visage masqué pour dénoncer la corruption. «Ce long entretien a été un moment très fort. Anas risque sa vie pour l’information, il écrit et filme pour faire émerger une société civile qui demande des comptes à ses dirigeants, même si ses pratiques journalistiques sont contestées.» (p. 48).

Illustrations Satoshi Hashimoto pour M Le magazine du Monde. Sophie Daret. Charlotte Robin. Antoine Albertini. Maryline Baumard

Journaliste — Photographe — Illustrateur Styliste — Chroniqueur — Grand reporter


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Ils ont participé à ce numéro.

Sa m G r e G G est un photographe britannique qui a développé un fort intérêt pour les communautés marginalisées.Dans ce numéro, il a tiré le portrait du journaliste d’investigation ghanéen Anas tout en se gardant bien de révéler sa véritable identité : «J’ai décidé au tout dernier moment de prendre les photos dans un cimetière de l’autre côté de la route. C’était l’endroit le plus calme disponible. Le cadre collait bien à l’effet étrange créé par les masques. Anas me rappelait l’image de la Faucheuse, celle d’un homme de l’ombre qui poursuit les politiciens corrompus jusqu’à tuer leur carrière.» (p. 48).

M Le magazine du Monde — 20 avril 2019

CLaire

D h o u a i L Ly,

journaliste, est une spécialiste des secteurs de la beauté et du bien-être. Pour ce numéro, elle a enquêté sur ces stars – Kim Kardashian, Kylie Jenner et Rihanna – qui font fortune dans les cosmétiques : « Elles ne donnent pas seulement envie de se maquiller, mais aussi de bosser et de réussir. Elles ont su changer la vision que l’on a des marques de stars et créer des labels ultradésirables en très peu de temps. Elles ont fait naître chez les jeunes générations un désir d’entreprenariat sur la beauté qui n’existait pas avant. Avec les réseaux sociaux, tout semble possible. » (p. 54).

eriC yahnker, artiste contemporain installé en Californie, est exposé dans divers musées et galeries aux États-Unis et en Europe. Il a réalisé les illustrations sur les nouvelles stars de l’industrie de la beauté : «Comme j’ai pour habitude de traiter de la satire politique et de m’attaquer à des sujets compliqués, c’était une récréation bienvenue pour moi de dessiner ces portraits. En plus de célébrer la beauté, ils m’ont permis de glorifier ces marques de stars qui apportent un peu de diversité à une industrie de la cosmétique qui en manquait cruellement.» (p. 54).

Jonathan LLenSe est un photographe et plasticien né en 1984 à Lille. Pour M, il a réalisé les portraits du chanteur Anderson .Paak. Diplômé en 2010 de l’École supérieure d’art et de design de Valenciennes, il intègre ensuite l’École nationale supérieure de la photographie d’Arles. Depuis 2014, son travail a été exposé dans de nombreuses galeries en France mais aussi à l’étranger, lors d’expositions collectives ou individuelles. (p. 108).

llustrations Satoshi Hashimoto pour M Le magazine du Monde. Sam Gregg. Claire Dhouailly. Scott Leon. Jonathan LLense

Journaliste — Photographe — Illustrateur Styliste — Chroniqueur — Grand reporter


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Le M de la semaine. «Un M à Saint-Antoine-l’Abbaye.»

Pour envoyer vos photographies de M : lemdelasemaine@lemonde.fr (sans oublier de télécharger l’autorisation de publication sur www.lemonde.fr/m-le-mag, la galerie). Pour nous écrire : mediateur@lemonde.fr ou M Le magazine du Monde, courrier des lecteurs, 80, bd Auguste-Blanqui, 75707 Paris Cedex 13.

M Le magazine du Monde — 20 avril 2019

Illustration Satoshi Hashimoto pour M Le magazine du Monde. Bernard Mandagaran

bernard mandagaran


1 — à Lyon, victimes de violences homophobes et de tempête médiatique. MyriaM et Marie hésitent (*). entre la volonté de parler, de dénoncer,

Richard Schittly

et l’envie de se faire oublier, de tout efacer. Victimes de violences homophobes, à Lyon, le 15 mars, les deux jeunes femmes sont devenues un symbole national, malgré elles. Traumatisées par l’afaire, elles sont

restées plusieurs jours recluses. Sous le choc. Tétanisées par la scène qu’elles ont vécue autant que par l’écho médiatique qui enlait, sans leur donner la parole, comme si elles ne s’appartenaient plus. Après beaucoup d’hésitations, elles acceptent un rendez-vous, chez leur avocat, à condition de ne pas être identiiées. « Ce qui nous est arrivé, il faut peut-être y trouver un sens. C’est l’occasion de dire à tous ceux qui ne nous acceptent pas que nous vivons, tous, dans un pays libre, un pays où on

a le droit de s’aimer comme on veut », conie Marie, 19 ans, étudiante en droit. Une longue mèche brune cache le côté gauche de son visage. Ses cheveux ondulés dissimulent une estailade rose, sur la joue, le long de la mâchoire, trace du coup de cutter qu’elle a reçu. « Nous n’avions rien demandé, tout est arrivé d’un coup, on a vu notre histoire à la télé ! On avait l’impression que ce n’était pas nous », ajoute Myriam, 22 ans. Gorges serrées, les jeunes femmes, en couple depuis six mois, •••

Les deux jeunes femmes agressées, dans le bureau de leur avocat, Gabriel Versini, à Lyon, le 30 mars.


18 ••• se remémorent ce vendredi, en début de soirée. Elles sortaient du cinéma, dans le centre commercial La Part-Dieu, à Lyon. Elles se tenaient la main en descendant les escaliers roulants. En empruntant le dernier couloir vers la sortie, elles ont échangé un baiser. Derrière elles, des jeunes illes se sont moquées. D’après leur souvenir, une voix forte leur a lancé : « Faites pas ça ici, il y a des mineurs, vous n’avez pas honte ! » Gendarme réserviste et étudiante, Myriam a les idées assez claires sur la loi et les règles à respecter. Elle s’est retournée en s’adressant franchement au groupe : « Quel est le problème exactement ? » Les jeunes illes étaient six ou sept, âgées de 16 à 20 ans environ, estiment-elles. Des paroles méprisantes ont fusé. Myriam a répliqué : « Il va falloir grandir un peu ! » L’efet de groupe a alors ampliié les tensions. Des insultes ont éclaté. « Sales gouines. » Une adolescente s’est détachée pour s’approcher de Myriam. Laquelle a décliné sa qualité de gendarme, espérant calmer le jeu. L’ado lui a asséné un coup de poing. « C’était comme une explosion. On ne pensait pas qu’elle allait devenir aussi violente comme ça, d’un coup », rapportent les jeunes femmes. Marie s’est interposée. En racontant, elle revoit la scène au ralenti : la lame, le geste éclair, la douleur piquante. Sans se rendre compte tout de suite de ce qui lui arrivait. Voyant la coupure sur la joue de sa compagne, Myriam a tenté de maîtriser l’adolescente. Les autres lui sont tombées dessus, la criblant de coups de poing. Tirée par les cheveux, la jeune femme est tombée au sol, où elle a été encore frappée. L’adolescente au cutter en a proité pour prendre la fuite. Marie l’a poursuivie. Une main sur sa joue, pour compresser la blessure, l’autre tenant le téléphone, pour appeler le 17. Elle l’a suivie sur l’esplanade et a traversé la gare de la Part-Dieu, tout en guidant la police. Finalement, des agents SNCF ont interpellé la jeune ille, en possession d’un scalpel et d’un couteau de poche. Âgée de 17 ans, elle a été mise en examen pour « violences volontaires aggravées, en raison de l’orientation sexuelle de la victime », selon la qualiication juridique. Face au juge, elle a nié les faits. Elle assure qu’il y a erreur sur la personne. Elle faisait partie du groupe, mais sans tenir de cutter, selon elle. « Je ne pensais pas que les violences

M Le magazine du Monde — 20 avril 2019

pouvaient aller aussi loin, pour un rien. Que, face à un couple de illes, la réaction serait aussi incontrôlable », témoigne Marie, efarée. Le récit des faits semble leur faire du bien. « Ça permet d’évacuer un peu », dit l’une. Timides, voix basses, les jeunes femmes parlent par petites phrases entrecoupées de longs silences. Elles racontent ce qu’elles vivent depuis : ces heures sans comprendre ce qui s’est passé, le sommeil troublé… Issues d’un milieu modeste, elles vivaient leur homosexualité discrètement, sans militantisme aiché. Les agressions, les discriminations? « On ne se sentait pas vraiment concernées », disent celles qui

Soudainement projetées au cœur d’un événement national, symboles d’agressions homophobes récurrentes, elles sont devenues une cause. Sans l’avoir choisi.

de soule médiatique. « Notre histoire était exposée sur les sites avec des titres accrocheurs, c’était irréel, on a appris sur BFM-TV que l’auteure du coup avait été remise en liberté. » Elle ressent une douleur supplémentaire, intime. Car l’adolescente violente, qui a les mêmes origines musulmanes qu’elle, a invoqué la religion pour justiier sa haine. « Je me sens attaquée dans ma culture, dans mes origines, j’ai l’impression d’être salie », dit la jeune femme, les larmes aux yeux. Après la tempête médiatique, le silence est brutalement retombé. Le couple n’osait plus sortir de son appartement. Peur de la foule, d’être reconnues. Quand il fallait passer près de La Part-Dieu pour aller à la fac, l’appréhension les étreignait. De quoi douter de tout. Y compris de leur entente. Elles ont failli se séparer. Un comble, alors que tout a basculé parce qu’elles se tenaient la main. Gabriel Versini, leur avocat, lâche : « Que faisaient-elles de mal ? Dans une terre de liberté, on ne peut pas accepter de telles violences, un tel rejet de l’autre. » Les deux victimes ont du mal à saisir le cours de la justice. L’enquête se poursuit pour identiier les autres participantes à la scène de violence. Le parquet a requis l’incarcération de l’adolescente qui a asséné le coup de cutter. Mais le juge d’instruction a seulement opté pour son contrôle judiciaire. Le procureur a fait appel. Une aUdience se tient mardi 16 avril

n’appartiennent à aucune association communautaire. «On ne s’est jamais cachées non plus», conie Myriam. Même si l’homosexualité est taboue dans sa famille, elle n’a pas voulu mentir. Tétanisées par l’ampleur donnée à l’afaire, elles ne veulent pas donner davantage de détails personnels. Les voilà soudainement projetées au cœur d’un événement national, symboles d’agressions homophobes récurrentes. Marlène Schiappa, secrétaire d’État chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations, a immédiatement tweeté son indignation. Gérard Collomb, maire de Lyon et ancien ministre de l’intérieur, a condamné les faits. Les associations ont fait part de leur révolte. Les deux Lyonnaises sont devenues une cause. Sans l’avoir choisi. Elles ont l’impression d’être récupérées. « On a entendu des grandes déclarations, est-ce que ça va vraiment changer quelque chose ? », dit Myriam, gênée par l’efet

à la chambre de l’instrUction de la coUr d’appel de lyon, pour réexaminer la question de l’incarcération de l’adolescente. La jeune femme est là, avec ses parents, dans la grande salle des pas perdus de l’ancien palais, pantalon blanc percé aux genoux, oreillettes reliées au téléphone. Grande, costaude, longs cheveux bruns, elle pleure en découvrant la solennité des lieux, des juges. « Elle est prise entre le dossier et les pressions de son quartier, ce n’est pas facile », soule son avocate, qui ne veut pas commenter l’afaire. Myriam et Marie devaient être présentes au tribunal. Leur avocat les y avait encouragées, souhaitant qu’elles fassent entendre leur voix dans le débat. Gabriel Versini les a appelées au téléphone. En vain. Pas de réponse. « Elles ont besoin de tranquillité, je les comprends », dit-il avant d’assister à l’audience à huis clos. Elles ont hésité. Mais, cette fois, elles ont reculé. Préférant leur anonymat. Ensemble. Richard Schittly



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IL ÉTAIT UNE FOIS L’EUROPE

L’Allemagne bat son record de listes en lice. 2—

THOMAS WIEDER

que, pour la première fois, aucun seuil d’éligibilité ne s’appliquerait été autorisés par la commission pour l’élection des eurodéputés. électorale fédérale à présenter des Jusque-là, une liste devait obtenir listes aux élections européennes au moins 3 % des voix pour entrer du 26 mai. Le record de 2009 est au Parlement européen. battu : cette année-là, les Alle- Cette modiication des règles du mands avaient eu le choix entre jeu a eu une conséquence directe : 31 listes. Il n’y en avait jamais eu en 2014, sept partis ayant recueilli autant, outre-Rhin, depuis le pre- entre 0,6 % et 1,5 % des suffrages mier scrutin européen au suffrage outre-Rhin ont ainsi réussi à décrouniversel direct, en 1979. cher un siège de député européen. Comment expliquer une telle Parmi eux, le Parti de la protection profusion? La réponse est à cher- des animaux;le Parti pirate,défencher dans les résultats des élec- seur des droits des citoyens sur tions européennes de 2014. En Internet; le Parti national-démoAllemagne,celles-ci se sont dérou- crate, ouvertement néonazi ; ou lées dans des conditions inédites. encore l’inclassable Die Partei À la suite de deux décisions de la («Le Parti»), dont la tête de liste, Cour constitutionnelle fédérale, à ex-rédacteur de la revue satirique Karlsruhe, il fut en effet décidé Titanic, s’est fait élire malgré des C’EST DU JAMAIS-VU EN

ALLEMAGNE : 41 partis politiques ont

M Le magazine du Monde — 20 avril 2019

mutations de la scène politique allemande. Ainsi de la présence de cinq petites formations écologistes : dans un pays où les Verts connaissent une poussée sans précédent dans les sondages et où les manifestations du vendredi pour le climat mobilisent davantage que dans la plupart des autres pays européens, cette inlation ne doit rien au hasard. De même, il n’est pas fortuit que trois formations ultranationalistes aient, cette fois, décidé de se présenter : deux ans après l’entrée en force de l’AfD au Bundestag, leurs candidatures témoignent de l’audience, inédite depuis la seconde guerre mondiale, dont jouit aujourd’hui l’extrême droite allemande. Enin, certaines listes témoignent de l’émergence de nouvelles thématiques dans le débat public allemand : l’une d’entre elles a ainsi pour seul programme l’instauration d’un revenu de base, tandis qu’une autre fait uniquement campagne propositions résolument loufoques sur la promotion de la démocratie allant de la construction d’un mur directe et du référendum. autour de la Suisse à l’octroi du Lesquels de ces petits partis droit de vote aux 12-52 ans… parviendront-ils à faire élire des En démontrant qu’il était possible eurodéputés? La question se pose d’entrer au Parlement européen d’autant plus que le scrutin du malgré des scores dérisoires, ces 26 mai pourrait être le dernier à petits partis ont fait des émules. leur offrir une chance de décrocher En vue du scrutin du 26 mai, pas un siège. Le 13 juillet 2018, le moins de 59 organisations ont Conseil de l’UE a en effet décidé ainsi cherché cette année à se que les États membres ayant plus faire adouber par la commission de 35 élus au Parlement européen électorale fédérale. Présidé par devaient, d’ici à 2024, fixer un le patron de l’Ofice de la statis- seuil d’éligibilité compris entre tique, l’équivalent de l’Insee en 2 % et 5 %. C’est déjà le cas de la Allemagne, cette instance, com- Pologne, de la France et de l’Italie. posée de juges administratifs et Seules l’Espagne et l’Allemagne, de représentants des grands partis, qui comptent respectivement en a inalement retenu 41. 54 et 96 eurodéputés, ne se sont Rendue publique le 15 mars, pas encore mises à l’unisson de la liste donne une idée des leurs voisins.

M Le magazine du Monde

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Asadoya se bat comme une “lionne” pour les droits des Soudanaises.

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juchée Sur une voiture pour faire entendre Sa voix, a fait Le tour du monde. Loin d’être une exception, la jeune femme immortalisée le 8 avril est représentative de la révolte en cours au Soudan qui a entraîné la destitution du président Omar Al-Bachir, 75 ans. Un mouvement largement mené par les femmes. Parmi elles, certaines sont déjà devenues des igures de la contestation. C’est le cas d’une militante de 24 ans, très active sur Twitter, et connue sous le pseudonyme d’Asadoya (« lionne »). Elle documente les manifestations au Soudan pour ses quelque 13 000 followers, directement depuis la rue, quand la connexion Internet le lui permet, et milite pour le droit des femmes. Avec un ton tour à tour drôle ou grave, mais toujours optimiste, elle enjoint les manifestants à ne pas lancher, elle poste des vidéos de Soudanais célébrant le départ d’Al-Bachir, elle raconte le courage des femmes. Et comptabilise les morts, aussi – une cinquantaine de manifestants auraient été tués depuis le début de la mobilisation en décembre. Avec ses yeux ourlés de noir, ses lèvres peintes en rouge et ses cheveux couverts, Asadoya est devenue une égérie, une militante dans la rue et une voix entendue sur les réseaux sociaux. Le déclic intervient dès le début des manifestations contre la vie chère et les trente années du régime oppressif d’Omar AlBachir. « J’ai commencé par utiliser ma plate-forme pour aider mon pays, mais quand le NISS [les services de renseignement soudanais] s’est mis à tuer les manifestants paciiques, j’ai su qu’il fallait que je sorte de chez moi, que j’exprime ma colère et ma douleur », raconte la jeune femme contactée par téléphone. Dans les rues de Khartoum, son militantisme féministe n’a jamais été autant à sa place. « Nous luttons contre un régime qui considère les droits fondamentaux de l’homme comme un luxe, s’écrie Asadoya. Nous combattons un régime qui punit les femmes qui se contentent de marcher dans

M Le magazine du Monde — 20 avril 2019

la rue, de porter un jeans et de revendiquer leurs droits fondamentaux. Nous combattons un régime qui non seulement déteste les Soudanais, mais surtout les femmes soudanaises et a fait tout ce qui était en son pouvoir pour les opprimer. » Asadoya n’a que 17 ans en 2012 quand elle s’inscrit sur Twitter (@Queen_Asadoya). Dès le début, elle utilise le réseau social pour parler du droit des femmes. L’adolescente vit encore dans la maison familiale d’Omdurman, la plus grande ville du pays, située face à Khartoum, au bord du Nil, où elle a grandi avec ses parents, sa sœur, ses frères, ses grands-parents et sa tante. C’est sa mère qui lui a transmis son féminisme. Elle lui explique les traditions avilissantes et les stéréotypes qui doivent être démolis. « Je viens d’une société où une femme qui exprime son opinion est considérée comme une menace, raconte Asadoya. La société a essayé très tôt de m’apprendre que je ne devrais aspirer qu’au mariage. En tant que femmes soudanaises, nous devrions au contraire apprendre à aspirer à la grandeur, à la réalisation de nos objectifs ou à la lutte contre le patriarcat. » Asadoya n’est pas dupe, elle sait qu’elle est chanceuse d’avoir reçu une telle éducation. D’après l’Unesco, près de 30 % des illes n’ont pas accès à l’école primaire (24 % des garçons) et seules 17,9 % des Soudanaises poursuivent des études supérieures (chifres 2015 et 2016). Une inégalité qui a nourri le militantisme de la jeune femme. Étudiante en dentisterie à l’université de Khartoum, elle rejoint l’association Salmmah’s Friends qui défend les droits des enfants, des femmes, et des détenues. En 2014, le gouvernement fait fermer l’association. Asadoya décide alors de continuer son travail en ligne. Elle y parle de misogynie, de sexisme, de patriarcat, de droits des femmes, mais aussi de racisme et de la pratique, courante au Soudan, d’éclaircissement de la peau. Mais sur Internet, l’avis d’Asadoya dérange. « La plupart de mes Tweet provoquent des réponses d’hommes qui veulent contrôler

Sous le pseudo d’Asadoya, la militante féministe Deema Alasad, 24 ans, participe, dans la rue et sur Twitter, à la révolution au Soudan.

ma pensée et qui essaient de projeter leur propre insécurité sur moi », explique-t-elle. Elle mise alors sur l’humour pour atteindre le plus grand nombre. Si aSadoya eSt déSormaiS en première Ligne

ce n’est pas sans appréhension. « Même à la maison, j’ai peur car je sais que le NISS est déjà entré chez des gens pour les tuer », raconte-t-elle. Le 6 avril, elle fait partie du million de Soudanais réunis rue Al-Qiyadah pour le premier jour des sit-in, mais le NISS essaie de la déloger et la gaze. Blessée à la jambe, elle est hospitalisée, ce qui ne l’empêchera pas de retourner s’asseoir dans la rue dès le lendemain, pleine d’espoir : « Chaque jour, le nombre de militaires qui se rangent du côté de la population augmente, ils ont même difusé des vidéos pour exhorter les autres militaires à défendre ce qui est juste et à les rejoindre. » À l’annonce, le 11 avril, de la destitution d’Omar Al-Bachir, Asadoya exulte : « C’est une révolution des arts. Les artistes remplissent Khartoum d’œuvres d’art, les photographes documentent la révolution, les avocats aident à faire sortir de prison les manifestants illégalement détenus, les écrivains et les poètes remplissent l’air avec leurs paroles et chants, le personnel médical soigne les blessés et sauve des vies, les musiciens créent de la musique révolutionnaire puissante. C’est une révolution moderne. » En ligne, son combat continue et Asadoya ose désormais dévoiler sa véritable identité : Deema Alasad. « Enin, je n’ai plus peur, je sais que tout le Soudan me protège. » Sarah Koskievic deS manifeStationS,

Courtsey Alasad Waleed

L’image d’aLaa SaLah, toute de bLanc vêtue,


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l’histoire se répète

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Flambants neufs.

commeNt restaurer uN moNumeNt historique raVagé par le feu ? la questioN qui se pose aujourD’hui pour Notre-Dame De paris tarauDe régulièremeNt les architectes. florilège. Roxana azimi

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i 2019, Notre-Dame De paris eN preND pour ViNgt aNs.

ii 2013, la mairie De la rochelle refaite à l’iDeNtique.

L’incendie du 15 avril a réduit en cendres la charpente en chêne du xiiie siècle, ainsi que la lèche surmontée d’un coq reliquaire. Abattue avant la Révolution, celle-ci avait déjà été reconstruite au xixe siècle par Viollet-le-Duc dans un esprit néomédiéval. Les restaurations tiendront-elles compte des technologies actuelles? Le chantier devrait durer au moins vingt ans et coûter des centaines de millions d’euros.

Après quatre ans de travaux, l’hôtel de ville de La Rochelle, endommagé lors d’un incendie, le 28 juin 2013, devrait rouvrir cet automne. La partie datant des xve et xvie siècles, notamment la salle des fêtes, a été reconstituée à l’identique : la toiture refaite à neuve, les pierres qui avaient éclaté sous l’efet de la chaleur ont été remplacées une à une, les sculptures refaites, les tapisseries restaurées.

M Le magazine du Monde — 20 avril 2019

ii

iii

iV

V

iii 1994, le parlemeNt De BretagNe restauré De l’iNtérieur.

iV 1914-1918, Notre-Dame De reims réNoVée aVec Du BétoN armé.

V 1870, Des murs coupe-feu pour la cathéDrale De strasBourg.

Du Parlement de Bretagne, vestige du xviie siècle dévasté dans la nuit du 4 au 5 février 1994, il ne restait plus que la structure extérieure. Le chantier de restauration, d’un coût de 60 millions d’euros, mobilisera pendant dix ans une centaine de restaurateurs, autant de menuisiers et de maçons, tous engagés dans une restauration à l’identique.

Dévastée par un incendie à la suite d’un bombardement allemand pendant la première guerre mondiale, la cathédrale Notre-Dame de Reims sera reconstruite en vingt ans grâce à une mobilisation internationale sans précédent. Plutôt qu’une reconstruction en bois, les restaurateurs opteront pour une charpente en béton armé.

Endommagée à plusieurs reprises, la cathédrale de Strasbourg brûlera en 1870, après des bombardements prussiens. En 1873, l’architecte Gustave Klotz veille à lui redonner son aspect d’origine en reconstruisant la couverture en cuivre et la charpente en bois. Depuis 1998, celle-ci se divise en tronçons séparés par des murs en béton pour éviter la propagation du feu.

Ed Alcock/MYOP. Pascal Couillaud/Sud Ouest/MaxPPP. BEP/Ouest France/MaxPPP. Neurdein/Roger-Viollet. Edimedia/WHA/Rue des Archives

par



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Le 8 avril, l’île-continent a connu une série d’opérations spectaculaires menées par des défenseurs de la cause animale. Ici, à Melbourne.

grâce à des images tournées sur plusieurs années par des centaines de témoins et de militants dans les fermes et abattoirs australiens. Il ofre, à travers une série de séquences pour la plupart insoutenables, une rare plongée dans les réalités les plus sordides de l’élevage industriel. « Nous pensons qu’informer les gens sur ce qu’il se passe réellement dans ces endroits est l’outil le plus puissant dont nous disposions », explique Alix Livingstone, bénévole pour Aussie Farms, une organisation fondée par Chris Delforce et à l’origine de la journée d’action du 8 avril. Une semaine plus tard, quelque 65 000 personnes supplémentaires ont visionné le documentaire. « C’est une vidéo de propagande qui passe totalement sous silence les bonnes pratiques de notre industrie », s’insurge Tony Mahar, directeur de la National Farmers’ Federation. « Les éleveurs aussi sont préoccupés par le bien-être animal, mais nous refusons que ces activistes, qui agissent en hors-la-loi, intimident, harcèlent et malmènent les fermiers australiens. » M. Mahar dit redouter des dérapages. En février, un éleveur excédé par la pénétration dans sa propriété de militants végans avait sorti une arme et tiré en l’air. Le mois précédent, la publication par Aussie Farms d’une carte interactive indiquant les adresses des fermes industrielles et des abattoirs sur l’ensemble du territoire avait déjà accru les tensions et ajouté à l’inquiétude ambiante. Le premier ministre, Scott Morrison, a airmé que le gouvernement était prêt à soutenir, en cas de démarches judiciaires, les éleveurs afectés par les agissements des militants végans qu’il a qualiiés de « criminels en col vert ». OppOsé à tOute fOrme de viOlence, l’activiste Brad King défend cependant l’utilisation de moyens illégaux. « Pendant dix ans, nous avons obéi aux lois. Quand nous découvrions des cas de cruauté envers les animaux dans des fermes ou des abattoirs, nous rassemblions des preuves, les envoyions aux autorités compétentes et attendions qu’elles agissent. Et il ne s’est jamais rien passé. Depuis que nous avons changé de mode d’action, nous parvenons enin à nous faire entendre. » Ces dernières années, la proportion de végétariens dans un pays de plus en plus soucieux du bien-être animal, et de plus en plus préoccupé par le fort impact du secteur agricole sur les émissions de gaz à efet de serre, a progressé régulièrement pour atteindre désormais environ 11 % de la population. Mais le véganisme, et plus particulièrement le combat de sa frange la plus radicale, suscite toujours hostilité et sarcasmes. En témoigne la riposte des amateurs de viande qui ont inondé la Toile de photos de bacon bien gras, de burgers dégoulinants et de pièces de bœuf encore saignantes. Isabelle Dellerba

Un pays où les tout-petits grandissent en mâchouillant des côtelettes d’agneau, où le traditionnel barbecue dominical a été érigé en art de vivre et où déguster une saucisse grillée les jours d’élection est un rituel tellement ancré dans les mœurs que l’expression « democracy sausage » igure dans le dictionnaire. Pourtant, même en Australie, le véganisme progresse et les défenseurs de la cause animale ne cessent de gagner en visibilité. Le 8 avril, ils ont pour la première fois mené une série d’actions coup de poing dans l’ensemble du pays, s’introduisant dans diférents abattoirs et bloquant l’accès à l’un des principaux carrefours de Melbourne. Une journée de mobilisation qui a provoqué l’ire du premier ministre conservateur, Scott Morrison. Le chef du gouvernement est immédiatement monté au créneau pour dénoncer l’attitude « scandaleuse et anti-australienne » de ces militants. « Une forme d’activisme qui va à l’encontre des intérêts nationaux », s’est-il étranglé sur les ondes de la radio 2GB. Sur l’île-continent, l’élevage compte pour 40 % de la production agricole et rapporte chaque année plus de 60 milliards de dollars australiens (38 milliards d’euros) à l’économie du pays. Le secteur s’appuie sur une forte demande locale et régionale, l’Australie étant l’un des premiers exportateurs de viande ovine et bovine de la planète. « Le problème, c’est que les autorités protègent systématiquement cette industrie lucrative en airmant qu’elle respecte les normes de bien-être animal les plus élevées au monde. Ce qui est faux », s’agace Brad King, fondateur de Farm Animal Rescue. Il a participé à l’occupation d’un abattoir, où les militants végans, qui s’étaient enchaînés aux équipements, ont obtenu la libération de trois moutons. À travers ce type d’actions très médiatisées, ils espèrent pousser l’exécutif à imposer davantage de transparence dans le secteur. Ils ont également appelé les consommateurs à regarder, à l’occasion des un an de sa sortie, le documentaire Dominion. Ce long-métrage, disponible en libre accès sur YouTube, a été réalisé par Chris Delforce c’est un rOyaume de viandards.

M Le magazine du Monde — 20 avril 2019

Illustration Satoshi Hashimoto pour M Le magazine du Monde. Ellen Smith/Australian Associated Press

Le coup de sang des végans australiens. 5—


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En 2016, il déclarait au site Sport 365: “Je sais que le dopage est partout.” Déjà, les records, les performances, l’eau claire, il n’y croyait plus tellement. ger d’une issue fatale, qu’il exerçait non pas « un travail mais une passion » ? Et patatras ! Un petit commentaire sur Facebook a peutêtre précipité l’échéance de son départ. Voulant défendre une marathonienne suspectée de tricher, il a accusé tous les autres : « Le dopage, a-t-il dit, fait partie inhérente du système, tout le monde a intérêt à ce que l’athlète se dope. Et quand je dis tout le monde, je me mets aussi dedans, parce que c’est vrai que, quand il y a record du monde, c’est plus fort qu’une performance moyenne. » En matière de balle dans le pied, il sait viser juste. Mais Patrick Montel – qui s’est depuis confondu en excuses – n’a-t-il jamais été aussi sincère ? Lui qui a fréquenté toutes les pistes, des cendrées grises au tartan rutilant des stades olympiques ; lui qui tutoie tous les athlètes sans qu’aucun des déontologues du journalisme ne s’en offusque; lui qui a connu l’embrocation, les boissons énergisantes et enin l’EPO (hormone dopante), n’a peutêtre jamais été aussi lucide vis-à-vis d’un milieu qu’il fréquente – et protège – depuis des décennies. Le gratin français de l’athlétisme lui est tombé sur le râble, genre : « Mais Patriiiiiick, qu’estce que tu racontes ? Nous, on est clean. Nous avons mérité nos médailles. » Les plus indulgents ont mis ses déclarations sur le compte il est comme ça… d’une sensibilité exacerbée qui le fait parfois dérailler (son autobiographie parue aux éditions Talent Sport ne s’appelle-t-elle pas Concentré d’émotions ?). D’autres encore ont expliqué qu’une parole malheureuse n’était pas grand-chose pour un commentateur dont p a r philippe ridet — i l l u s t r a t i o n damien Cuypers le débit égale le nombre de foulées d’un recordman du monde du 100 mètres.Alors, un Mais qu’est-ce qu’il lui a pris ? À 66 ans, en se d’après-midi dans l’émission « Stade 2 » aux mot de plus, un mot de moins… France Téléplanquant un peu, il pouvait espérer gagner côtés de Thierry Roland et de Roger Cou- visions joue les vierges effarouchées : quoi, il encore quelques années. Certes, il semblait derc (il a hérité de sa gouaille et de son sens y aurait donc des athlètes dopés ? Et pourquoi exclu que la direction de France Télévisions de l’approximation), qu’il fallait quitter la pas des cyclistes tant qu’on y est ! Pourtant, lui accordât son vœu de mourir derrière le table occupée depuis près de quarante ans ? c’est bien le même Patrick Montel qui, en micro de commentateur des épreuves d’ath- Dans les couloirs du service public, on évo- août 2016, déclarait au site Internet Sport 365 : létisme (JO, championnats du monde, d’Eu- quait même «une liste noire » où son nom igu- « Je sais que le dopage est partout. » Déjà, les rope, de France). La mort, ce n’est pas très rait en tête de ceux que l’âge, d’une part, et records, les performances, l’eau claire, il n’y télégénique, même dans un bêtisier. Les les projections comptables de leur employeur, croyait plus tellement. Des noms! Des noms! Jeux de 2020 à Tokyo étaient en ligne de d’autre part, condamnaient à une retraite à Vous rigolez… Pris dans un conlit de loyauté mire. 2024 à Paris? Un poil plus compliqué… plus ou moins courte échéance. L’idée le entre les dieux du stade, qu’il vénère, et sa Comment annoncer à un journaliste vedette, déprimait, mais elle faisait son chemin. conscience, qui le taraude, il se voudrait proque l’on voyait autrefois le dimanche en in N’avait-il pas déclaré, comme pour se proté- cureur, mais il reste complice.

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Patrick Montel.

M Le magazine du Monde — 20 avril 2019



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uN escaLier suspeNdu eNtre deux coursives eN

Ici, point d’orchestre mais un concert de louanges. « Que c’est beau ! », s’exclament les premiers clients. Le carillon du befroi sonne 10 heures ce vendredi 12 avril. Les plus âgés, ceux qui venaient acheter un poêle à charbon dans ce bâtiment Art nouveau à l’époque où il était occupé par la quincaillerie Treca, découvrent la nouvelle librairie du Furet du Nord, ouverte en plein centre-ville de Douai. Le 24 avril, c’est Mathias Malzieu, écrivain et leader du groupe de rock Dionysos, qui viendra oiciellement l’inaugurer. Il a fallu un an de travaux pour que l’immeuble de style Eifel construit dans les années 1920 retrouve son lustre d’antan. Après trois décennies passées dans un sombre local de la rue de la Madeleine, la librairie a déménagé pour se déployer sur 900 mètres carrés et trois niveaux dans la plus belle artère commerçante, face au befroi, inscrit sur la liste du Patrimoine mondial de l’Unesco. Derrière ce déménagement se cache l’ambition d’un homme, Pierre Coursières. Le PDG du Furet du Nord rêve de redynamiser les centres-villes. Et Douai,

métaL et des Faux airs du “titaNic”.

Le Furet du Nord inaugurera une librairie à Douai, le 24 avril. Un espace de 900 mètres carrés, sur trois niveaux, situé dans la plus belle artère commerçante de la ville.

Photo Richard Baron/Light Motiv pour M Le magazine du Monde — 20 avril 2019

allé vendre des chaussures pour Bally à Londres avant de rejoindre Marks & Spencer et de inir directeur du magasin boulevard Haussmann, à Paris.» Après un passage par la Fnac, il atterrit à Lille. Et, depuis seize ans, son histoire est celle de Bienvenue chez les Ch’tis, dit-il. «Mais moi je ne repartirai pas, lance-t-il avec son tonitruant accent toulousain. Aujourd’hui, je bosse dans un secteur formidable.» En arrivant au Furet, cet amoureux des livres n’a pas voulu se lancer sur le marché de l’électronique, comme l’a fait la Fnac. «La priorité était de développer et de montrer aux Ch’tis que leur librairie-papeterie pouvait s’exporter au-delà des Hauts-de-France.» Le Furet du Nord est doNc deveNu uNe grosse

(150 millions d’euros de chifre d’afaires), bien loin de ce qu’elle fut à sa création, en 1921. Dans un marché du livre dominé par Amazon, Cultura ou encore la Fnac, l’enseigne lilloise, détenue par un fonds d’investissement régional, a choisi de changer de volume. Pour compléter ses vingt magasins, dont quatorze dans les Hauts-de-France, quatre en Île-deFrance et deux en Belgique, elle rachète, en janvier 2019, le groupe lyonnais Decitre (11 magasins en France, dont 9 en Rhône-Alpes), devenant ainsi le premier libraire indépendant de France devant Gibert. La branche Decitre Interactive va même lui permettre de se développer sur Internet. « Je vais enin arrêter de me faire engueuler par les clients », se marre le PDG du Furet du Nord, évoquant les capacités limitées du site furet.com. En France, 22 % du marché du livre passe par Internet, dont 80 % par Amazon. Mais le géant américain n’empêche pas Pierre Coursières de dormir, même s’il préférerait qu’Amazon paie davantage de taxes en France. « Le livre leur sert à enrichir leur ichier client, précise-t-il. Mais ce marché n’est plus leur priorité. Si j’étais dans l’alimentaire, je me ferais plus de soucis. » Lui est serein. L’univers du livre, qui représente 55 % du chifre d’afaires du Furet devant la papeterie ou les jeux éducatifs, reste, assure-t-il, un métier « moderne ». En grimpant quatre à quatre les escaliers de la librairie de Lille, sur la Grand-Place, le dirigeant de 56 ans salue, à chacun des sept étages, les « gilets rouges », quelques-uns des 800 salariés du groupe. « Les Français lisent moins, mais ils lisent toujours autant de ictions, notamment les romans policiers et historiques », assure Pierre Coursières. Tout en jetant un regard sur le centre de Lille, il souligne avec malice que cette librairie est l’endroit le plus visité de la capitale des Flandres, avec 3 millions de visiteurs par an. Laurie Moniez machiNe

Illustration Satoshi Hashimoto pour M Le magazine du Monde

7 — Le Furet du Nord accourt dans les centres-villes.

41 000 habitants, va lui servir de laboratoire. « Dans toutes les villes moyennes, des carences locatives se dessinent. Des propriétaires rentiers refusent de louer plutôt que de baisser les loyers, qui ont lambé », analyse-t-il. Terminée, l’époque où la fermeture d’un petit commerce rimait avec la réouverture d’une autre enseigne. « Il y a trente ou quarante ans, un centre-ville, c’était une évidence, conirme Frédéric Chéreau, le maire de Douai. Avec les grandes surfaces en périphérie et la concurrence du Web, il faut désormais créer une ambiance en cœur de ville autour du commerce, de l’animation, du verdissement, des parkings et de l’habitat. » Pour lutter contre les 15 % de vacance commerciale dans son centre-ville, Douai, comme 221 autres communes moyennes en France, a été retenue par l’État pour le programme Action cœur de ville, un plan de cinq milliards d’euros qui vise à dynamiser les centres. La mairie a racheté à EDF le magniique bâtiment Art nouveau et investit 1,7 million pour sa réhabilitation avant de le louer pour un prix « correct », insiste le PDG de la librairie. « Ce que fait Douai devrait être précurseur de ce que l’on attend dans d’autres communes », se félicite Pierre Coursières. Depuis son arrivée dans le groupe, en 2003, il lui en a fallu du lair pour faire grossir ce Furet. À l’époque, la célèbre librairie du Nord est encore une iliale de Virgin. Pierre Coursières, lui, a déjà bien baroudé dans l’univers de la distribution. « Comme j’étais nul en anglais, après mon école de commerce à Toulouse, je suis


I

II

2002, leurre de gloIre.

2003, soIrée dIsco.

Est-ce une danse? Une imitation, peut-être? Vous n’y êtes pas du tout. Au Théâtre des Champs-Élysées, quelques minutes avant un concert de Maxime Le Forestier, Gad Elmaleh, ancien assistant d’Eli Kakou devenu star grâce au spectacle La Vie normale, tente de faire diversion ain que personne ne remarque ni cette paire de lunettes coincée dans l’encolure du tee-shirt, ni cette paire de sneakers couverte d’une sorte de carapace en plastique à trois bandes. Conclusion? Bah, c’est raté.

Gad Elmaleh ne gesticule plus, mais continue d’attirer les regards. Ainsi, comment décoller les yeux de ce costume disco, composé d’une veste gansée efroyablement longue, à un bouton, et d’un pantalon au lare vertigineux, comme sorti d’une mauvaise soirée seventies? impossible.

le grand défilé

Gad Elmaleh.

Illustration Satoshi Hashimoto pour M Le magazine du Monde. Arnal Serge/Abaca. Stephane Cardinale/Corbis via Getty Images. Stephane Cardinale/Corbis via Getty Images. Manuele Mangiarotti/Olycom/Abaca. Rachel Murray/Getty Images/AFP

8—

III 2005, regard laser. Gad Elmaleh, à l’aiche de plusieurs ilms et de son nouveau one-man-show L’autre, c’est moi, continue d’enchaîner les succès. Et les aberrations stylistiques. De fait, si nous jetterons un voile pudique sur ce pull noué sur les épaules ain de ne pas stigmatiser une fois de plus la ville de Bordeaux, impossible de ne pas noter ici ces lunettes de soleil aux verres rouges, connus pour favoriser la visibilité des rayons lasers. Tout en défavorisant visiblement le visage.

UNE pièCE DE ThÉâTRE, UNE SÉRiE SUR NETFLix ET DES ACCUSATioNS DE pLAGiAT EN BoNUS… L’hUMoRiSTE A LE ChiC poUR FAiRE pARLER DE LUi. par

marc beaugé

IV 2015, traVaIl d’export. Après s’être séparé de Charlotte Casiraghi, la mère de son ils Raphaël, Gad prend un nouveau départ outre-Atlantique. Son style plaira-t-il aux Américains ? Nul doute que cette combinaison entre une veste de type « café racer », une paire de lunettes aviateur et un trilby, ce chapeau à bord court nommé en référence au héros du roman Trilby de l’Anglais George du Maurier, soit d’un goût suisamment douteux pour en séduire certains.

V 2019, passe-partout. Gad Elmaleh vit un début d’année compliqué. Les accusations de plagiat pleuvent sur lui et les critiques n’épargnent ni sa pièce de théâtre (L’Invitation) ni sa série Netlix (Huge en France). Alors soyons porteurs d’une bonne nouvelle : cette tenue composée d’une veste bomber en veau velours – pour rappel : cela fait bien longtemps qu’on ne chasse plus les daims pour faire des vêtements – et d’un tee-shirt blanc nous va très bien.


I ve to s de ai

Automobile, retrouvez l’étincelle !

© Shutterstock / zapp2photo

Il était une fois l’histoire d’une reine si contestée que plus personne n’osait prendre sa défense. Souveraine de nos villes, elle portait plusieurs noms : automobile ou voiture pour les plus communs. Mais également bagnole ou tacot pour les moins académiques. Après des années glorieuses, après avoir transformé en profondeur notre rapport à la mobilité, elle a commencé à se construire une réputation plus négative. Alors qu’elle incarnait la liberté de mouvement, elle s’est laissé rattraper par les questions d’engorgement et d’embouteillages. Alors qu’elle fait toujours rêver pour ses performances ou son design, nous avons commencé à parler de pollution atmosphérique ou de sécurité routière. Alors que nous avions construit nos villes pour l’accueillir, nous nous sommes rendu compte qu’elle prenait peut-être un peu trop de place… Dans ce contexte diicile, les oracles ont prédit la in de la voiture individuelle, les collectivités ont limité son accès aux centres-villes et les autorités ont commencé à taxer son utilisation ou à prévoir son interdiction pure et simple. C’est alors qu’un miracle eut lieu. Pour continuer à exister, l’automobile a entamé une transformation radicale. Pour réduire le stress au volant, transporter les personnes handicapées et âgées ou limiter les embouteillages, elle est devenue autonome. Pour limiter ses consommations et optimiser son usage, elle s’est tournée vers des logiques partagées. Pour réduire ses émissions, elle s’est faite électrique. Alors que le monde automobile est en train de faire sa mue, nous brossons ici le portrait d’un changement de régime sans précédent.


CONTENU PROPOSÉ PAR

© Shutterstock / metamorworks

Q

UAND NOTRE BIEN LE PLUS PRÉCIEUX PREND LE CHEMIN DU SERVICE. Au t r e f o i s p r é c i e u s e p o s s e s s i o n , l’automobile est peut-être en train de devenir une commodité matérielle au cœur d’un écosystème de services. Dans les années 1990, 7% 1 des ménages investissaient chaque année dans une oiture neu e. Ce chifre est aujourd’hui di isé par deu . Dans le même temps, une gamme toujours croissante d’outils nous permet de bénéicier d’une mobilité automobile, sans en être nécessairement propriétaires. Drivy s’est imposé comme un géant de la location de véhicules entre particuliers. BlaBlaCar, que l’on ne présente plus, a démocratisé le covoiturage et reste aujourd’hui une des rares « licornes » françaises. L’autopartage fait également des émules. Car2go, Citiz ou encore Zipcar se disputent un marché en pleine croissance. Derrière l’ensemble de ces jeunes sociétés au noms très « start-up », c’est une petite ré olution qui se dessine pour la mobilité automobile. Le partage, en optimisant l’usage, laisse imaginer une progression des tau d’occupation aujourd’hui de 1,4 personne et un recul de l’immobilité, qui représente encore 95% de la vie d’une voiture… Autour de ces ser ices directement liés au déplacements, c’est l’ensemble de l’écosystème de mobilité qui se met au diapason et muscle son ofre de ser ices. Dans le domaine du parking, Zenpark, qui permet de trou er un stationnement inoccupé directement depuis le Smartphone de l’utilisateur, a inventé le stationnement partagé et intelligent. L’application permet ainsi de réser er une place pour un pri inférieur à ceu pratiqués dans la rue ! UNE QUESTION ÉLECTRIQUE. Le mea culpa de la reine automobile passe également par la question énergétique. Ainsi, le Danemark souhaite interdire complètement les éhicules Diesel et essence d’ici à 2030. Plus propre, l’électricité propose déjà une alternati e eicace au énergies fossiles. Longtemps considérée comme une utopie, la mobilité électrique s’impose désormais comme une évidence dans le sillage de progrès technologiques rapides. Dans ce conte te, la problématique de la recharge est en première ligne. Izi ia, iliale du groupe EDF, propose déjà un service de charge rapide et intelligente. 7 000 bornes quadrillent déjà le territoire, alors que le ser ice ambitionne de donner accès à 250 000 bornes interopérables à tra ers toute l’Europe d’ici à 2022. A ec So ee, iliale d’EDF, les solutions de recharge connectées permettent au utilisateurs de sui re la charge de leur véhicule depuis leur canapé, sur la même station connectée qui pilote déjà le chaufage électrique selon sa compatibilité ! Enin, pour favoriser l’adoption des véhicules électriques individuels, EDF a mis en place des ofres spéciiques. Vert Electrique Auto 2 propose ainsi une énergie « erte » électrique jusqu’à 50% moins chère la nuit, les samedis, dimanches et jours fériés pour les logements équipés du compteur communicant Link ™. En Italie, la iliale Edison a dé eloppé une ofre complète qui comprend l’électricité, la borne de recharge et le véhicule en location. Technologies, ser ices, e périence : le monde de l’électrique est prêt à prendre sa place dans la lutte pour une mobilité moins carbonée. UNE MUE TECHNOLOGIQUE. Alors que l’automobile du XXe siècle – symbole statutaire – semblait courir après la puissance ou la personnalisation, la voiture contemporaine rappelle plutôt la célèbre plaisanterie d’Henr Ford : « Vous pou ez choisir n’importe quelle couleur à condition qu’elle soit noire… » Moins

o ante mais plus intégrée à son en ironnement, l’automobile n’a pas perdu sa capacité d’inno ation. Figures de proue de cette transformation, les véhicules autonomes annoncent une révolution importante. Alors que la plupart des véhicules récents sont en mesure de réaliser un créneau sans assistance, les grands constructeurs et géants de la technologie avancent leurs pions. Champions de la catégorie, les éhicules de la iliale de Google Wa mo parcourent en mo enne 18 000 km a ant de requérir une inter ention humaine ! Moins médiatique, mais tout aussi important dans une logique d’interaction avec la ville, nos automobiles s’in itent dans le mi énergétique. En s’associant a ec Nu e, EDF s’engage dans la oie du « vehicle-to-grid 3 », qui ambitionne d’utiliser les batteries des voitures en charge comme de formidables réser es de stockage. Une manière de réguler la production luctuante des énergies renou elables et de donner un rôle nou eau à nos précieuses oitures. Plus globalement, et toujours dans une logique d’optimisation énergétique, EDF a déplo é le plan mobilité électrique ain d’assumer son rôle de leader du secteur ! Ce portrait d’une automobile autonome électrique et partagée, s’il promet un avenir plus écologique, fait oublier un des grands aspects de la passion automobile. Heureusement, le Championnat de Formule E de la FIA, grande compétition automobile 100% électrique, ient ofrir une conclusion toute trou ée, et prou er que l’aspect plaisir n’est pas incompatible avec l’électrique. Véritables laboratoires de Recherche & Dé eloppement ambulants propulsés de 0 à 100 km/h en 3 secondes, ces bolides offrent aujourd’hui un spectacle similaire au autres grandes compétitions automobiles. Il n’y a que la signature sonore qui change !

1. Source : https:// .lepoint.fr/economie/les- oitures-neu es-n-ont-plus-lacote-27-09-2018-2254661_28.php 2. L’offre Vert Electrique Auto est une offre à pri de marché dont les pri sont librement i és par EDF. Le pri du kWh hors ta es des heures creuses, généralement en soirée et la nuit, est 50% moins cher que le pri des heures pleines de l’offre. 3.

Véhicule à charge bidirectionnelle

L’énergie est notre a enir, économisons-la !


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La première fois que “Le Monde” a écrit…

il fallait oser

Effet de groupes. par

jean-michel normand

On se croyait seuls, isolés, sans repères, livrés à nous-mêmes. C’était compter sans toutes ces mains invisibles qui se tendent. Car, sans le savoir, nous sommes partie intégrante d’une communauté bienveillante et solidaire, et probablement même de plusieurs à la fois. La Redoute communique régulièrement avec sa communauté. Airbnb, Blablacar, LinkedIn également. Et que dire de Facebook, qui se positionne comme la communauté des communautés ? Il existe un label Communauté French Tech et une Communauté Dacia qui rassemble les fans de cette marque d’automobiles. En proie à de gros soucis avec son 737 MAX, Boeing invoque « [sa] communauté au sens large » pour exciper de sa bonne volonté. Si jamais vous êtes monté dans l’un de ses avions, sachez que vous êtes un membre éminent de cette grande famille. Jusqu’à présent, une communauté, c’était un regroupement de communes. Ou un groupe identifié sur des bases professionnelles, religieuses, ethniques, sexuelles ou culturelles. Sous-entendu, une minorité susceptible d’être discriminée : les gens du voyage et les gays…, voire la « communauté éducative ». Par la grâce d’une sorte de tribalisme postmoderne, la communauté, déinie selon une version mal digérée de l’acception anglo-saxonne du terme, nous est servie en sauce par le brand marketing. Le simple fait de consommer telle marque nous ouvrirait les portes d’un groupe social soudé, fondé sur des afinités naturelles et un puissant sentiment d’appartenance. Du supplément d’âme comme s’il en pleuvait. Plus commerciale que proprement communautaire, cette inlation cucul-munautaire présente au moins le mérite de créer des emplois de community manager. Franchement, si l’Europe se définissait encore comme une Communauté plutôt que comme une Union, les Britanniques n’auraient peut-être pas eu envie de s’en aller. M Le magazine du Monde — 20 avril 2019

aUx MotS PrèS. Ce 15 avriL, en DébUt De Soirée, notre-DaMe De PariS S’eSt eMbraSée PenDant PreSqUe hUit heUreS. Le FeU a ravagé toUte La CharPente. à Lire SeS voiSinS DU DiCtionnaire, Ce n’eSt gUère étonnant.

brin de paille. dégagement caloriique et de lumière accompagnant la combustion vive. FeUiLLage : ensemble des feuilles d’un arbre ou d’une plante de grande taille. FétU :

FeU :

Illustrations Satoshi Hashimoto pour M Le magazine du Monde

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Jean-Marie Le Pen. en 1956, le futur fondateur du Front national n’est qu’un député poujadiste, mais il a déjà droit à deux occurrences. La première dans un article du 22 février qui relate les débats, houleux, à l’assemblée nationale, au sujet de l’invalidation de 12 députés poujadistes. La seconde a lieu le 20 septembre, pour annoncer que Jean-Marie Le Pen et Jean-Maurice Demarquet, député du Finistère, tous deux membres du groupe Union et fraternité française, ont demandé « à contracter un engagement volontaire de six mois pour servir en Algérie ». Le journaliste précise que ces deux élus se sont fait remarquer par leur « activisme tant dans les réunions publiques qu’à l’Assemblée nationale où ils ont participé aux chahuts qui ont eu lieu à l’occasion de l’invalidation des députés poujadistes ». il faudra attendre le 24 septembre 1972, et l’annonce de la création du Front national, pour lire une (courte) biographie de Jean-Marie Le Pen. Presque cinquante ans plus tard, ce dernier mettra un terme à sa carrière politique. après avoir siégé trente-cinq ans en tant que député européen, presque sans discontinuer, il a assisté, le 16 avril, à sa dernière session plénière au Parlement européen, à Strasbourg.


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j’y étais

Notre droite de Paris. Guillemette Faure

au débat LR suR Les éLections euRopéennes, à La bRasseRie L’éLysée saint-HonoRé, à paRis, Le 15 avRiL.

À 18 h 50, lundi dernier, on ne savait pas encore que le feu venait de démarrer à Notre-Dame. On attendait Rachida Dati à L’Élysée. Le café, s’entend, pas le palais. La salle de la brasserie L’Élysée SaintHonoré, rue du Faubourg-Saint-Honoré, est remplie pour ce débat, organisé à l’invitation de la maire du 8e arrondissement, Jeanne d’Hauteserre, à l’approche des européennes. Serge, le patron du café, a fait savoir que, pour la prochaine élection, il rachèterait la banque voisine ain de pouvoir pousser les murs et recevoir encore plus de militants. « On va essayer d’aller vite, promet la maire du 8e et puissance invitante, parce qu’à 20 heures tout le monde va vouloir regarder… » « Noooon ! » « Noooon ! », proteste la salle. Ça peut sembler étonnant aujourd’hui, mais, à 19 heures ce lundi 15 avril, ce qui risquait de voler la vedette à Rachida Dati, c’étaient les annonces de Macron, pas encore la destruction par le feu d’un joyau du patrimoine français. « On va le mettre en sourdine », propose alors la maire. La star annoncée de la soirée, c’est Rachida Dati. Elle est là, en polo rouge et en blazer, en campagne pour les européennes. Agnès Evren est numéro deux de la liste des Républicains et numéro deux de cette soirée. « Avant de me désigner, Laurent Wauquiez a passé un coup de il à Rachida Dati », assure-t-elle à la salle. Celui dont on orchestre la réhabilitation, c’est Wauquiez. « Vous avez vu les sondages ? s’enthousiasme Agnès Evren. Je comprends parfaitement le rebond. La droite est là, la droite est de retour. On peut dire ce qu’on veut de Laurent Wauquiez, mais… » De ce coin de canapé, on n’entend pas la in de sa phrase, car une fan s’emballe. « Ah ! oui, il ferait un bon président ! En plus, c’est un bel homme à la Chirac, pas comme l’autre petite tapette qu’on a… » Agnès Evren dézingue toutes les autres listes. Celle de LRM, menée par Nathalie Loiseau, accusée de faire de « la langue de caoutchouc », avec Pascal Canfin, ancien ministre de François Hollande, ce qui prouve bien que « les écolos sont comme la pastèque, verts à l’extérieur et rouge à l’intérieur… ». Celle du Rassemblement national et ses « députés bidon ». Elle ajoute : « Nous sommes les seuls à parler de civilisation. » En clair, à avoir une igure chrétienne en tête de liste.

M Le magazine du Monde — 20 avril 2019

Rachida Dati fait des petits signes à chacun, des petits «tiens t’es là, je t’avais pas vu», des regards comme seuls les habitués de la politique savent avoir. Jusque dans les quartiers nord de Paris, ses adversaires politiques entendent ces derniers mois : « Tiens, Rachida Dati est venue il y a quelques semaines… » Elle est devenue la candidate de la droite qui résiste aux sirènes de LRM. «Est-ce qu’une seule fois j’ai trahi Nicolas Sarkozy?» «Jamais!», crient mes voisins de salle. « On n’est pas dans la haine, on n’est pas dans la rancœur, on aime les engueulades, mais surtout on aime gagner…» Elle assure ne pas être là pour parler des municipales, mais la salle ne parle quasiment que de ça. «On ne peut pas laisser détruire Paris!», crie une femme, sans aucune allusion à Notre-Dame, puisque personne ne regarde son téléphone. «Attention à ceux qui disent qu’ils sont avec nous et qui ont un pied chez le voisin…» Dati transforme le café en plateau, tourne en parlant comme dans un meeting de campagne. « J’ai une conidence à vous faire, dit la candidate de la clarté. Borloo m’avait demandé de faire un ticket pour Paris. Nicolas Sarkozy lui a répondu : “J’ai trop de respect pour les militants. Je ne vais pas demander à nos militants de tracter pour un parti qui n’est pas le nôtre.”» Agnès Evren reprend la parole : «Rachida Dati sur la clarté, on ne peut pas faire mieux…» Le débat sur l’Europe a commencé depuis trois quarts d’heure quand arrive une première question sur le Parlement européen. Dati défend le PNR (le registre des passagers aériens), aligne ceux qui ont voté contre, s’en prend au Conseil de l’Europe qui ne respecte pas sufisamment les décisions du Parlement. « Elle le tient son 7e, y a pas un papier par terre », approuve une voisine de banquette. C’est à ce moment-là que le débat s’interrompt, Agnès Evren et la maire du 8e expliquent à la salle qu’il y a un incendie à Notre-Dame et que donc le président ne s’exprimera pas sur le grand débat à 20 heures. Curieusement, la discussion reprend. Une conversation en morceaux entre les coups d’œil aux téléphones et des réponses sur le système des deux sièges européens, à Bruxelles et à Strasbourg, qui se termine sur un appel à aller tracter. « Notre-Dame est en feu, ils en parlent sur TF1 », me dit ma voisine. Cette fois, c’est conirmé. C’est le moment de plonger hébété dans Twitter et d’échanger ce que l’on sait.

Illustration Satoshi Hashimoto pour M Le magazine du Monde

par


Le glow, une mine d’or. Teint rose, peau immaculée, visage radieux… Elles sont de plus en plus nombreuses à s’afficher, rayonnantes, sur les réseaux sociaux. Cette quête d’une beauté naturelle n’a pas échappé à l’industrie cosmétique, qui a même inventé un mot pour cela : le glow. Gélules, crèmes, drainage lymphatique et même yoga pour le visage, toute une palette de soins – souvent onéreux – surfe sur cette tendance, à rebours du maquillage sophistiqué des stars de la télé-réalité. Car, derrière l’apparente soif d’authenticité, cette recherche du teint parfait n’est jamais qu’un nouveau signe extérieur de richesse. zineb dryef diane dal-pra par

illustrations



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a photo, imprimée dans le “new York times magazine” le 3 octobre dernier, a fait sensation.

Derrière une vitre embuée, le visage d’une jeune femme blonde aux grands yeux clairs. Sur ce portrait paru à la veille de la sortie du ilm A Star Is Born, Lady Gaga est méconnaissable. Comme dans le ilm, la chanteuse, habituée des effets charbonneux à outrance, y apparaît le visage éclatant, naturel. C’est sa peau qu’on remarque : nue, fraîche, parfaitement lisse, au «teint rose cuisse de nymphe émue », constellée de taches de rousseur. « Dans le film, elle ne porte PAS de maquillage », a promis Joomee Song, sa

pour « accepter son vrai moi et le laisser transparaître». Faire déiler les plus récentes des 9 506 002 publications sous le hashtag «glow» sur Instagram, devenu la valeur-repère de nos représentations esthétiques, permet de s’en faire une idée précise : les épidermes afichés sont lisses, nets, sans aspérités. Les joues et les lèvres sont comme légèrement humides, rosées. Les pommettes et les fronts luisants, mais pas gras. Ces peaux de toutes les couleurs, prises en très gros plan, ne trahissent ni pore dilaté ni comédon disgracieux. De belles surfaces planes et brillantes. Alors, comment rayonner ? En épuisant la littérature sur le sujet, quelques grandes lignes émergent : une bonne nuit de sommeil ; un réveil en douceur, avec méditation, étirement des muscles et exercices de respiration ; puis, avant le petit déjeuner, un jus de citron pressé accompagné de quelques gélules. Si, la veille, on a soupé léger avant de dormir huit heures sur un oreiller en soie (pour ne pas froisser sa peau) et qu’on a appliqué des sérums bourrés de vitamines A, C ou E sur son visage, on devrait avoir bonne mine. On peut aussi s’exercer régulièrement au « face yoga» ou à la «skin gym» (ou bien prononcer les voyelles en exagérant leur son devant un miroir), voire conier son visage aux mains d’un gourou de la peau. Sophie Carbonari, une jeune Française de 29 ans installée à Londres, s’est vue sacrée reine de l’éclat après que la mannequin Caroline de Maigret a posté, en sortant d’un soin chez elle, un selie sur Instagram. Depuis, les rédactrices mode comme les mannequins se succèdent sur sa table de massage. La jeune femme se présente avec simplicité : « Je suis esthéticienne, spécialisée dans les soins pour le visage. » Son succès, elle le doit à son soin le plus populaire, le «go and glow», un massage facial de quarante-cinq minutes qu’elle a imaginé elle-même. « C’est un protocole que j’ai créé et qui allie trois choses : le kobido (un massage japonais), du drainage lymphatique et du shiatsu (un autre type de massage japonais).» Férue de médecine orientale,Sophie Carbonari travaille sur «les méridiens du foie et de l’estomac qui agissent sur le teint » et juge inutile d’appliquer des crèmes si on ne soigne pas l’intérieur. «Je recommande aux femmes de choisir des aliments qui rééquilibrent le pH de l’orgafacialist (esthéticienne experte en soins du nisme, d’éviter le sucre… C’est un travail visage), aux journalistes américains fascinés “inside out” car la peau relète l’état de notre par son glow irréel. organisme. » Pour respirer la santé, tout le Son quoi? Son glow, de «to glow», qui signiie monde le sait depuis le carton en librairie du rayonner. Soit le fait d’arborer une mine res- Charme discret de l’intestin, de Giulia Enders plendissante, dont la lumière vient de l’inté- (éd. Actes Sud, 2017),et la profusion d’ouvrages rieur. Cette quête d’une carnation idéale, parus sur tous nos organes, il convient de lumineuse, radieuse comme un relet de notre prendre soin de sa lore intestinale en réduisant être, physiologique (je suis en bonne santé) et drastiquement sucre, viande rouge, laitages, psychique (je suis pleine d’entrain, de vitalité, céréales et alcool. d’énergie), semble devenue mondiale. En En affichant une peau nue et brillante, on date-jalon de ce mouvement, l’année 2016, qui exhibe donc son mode de vie « healthy ». vit la chanteuse Alicia Keys arrêter de se Claire Despagne, créatrice des sticks à boire maquiller, et le faire savoir publiquement, Day + (qui contiennent du collagène, de ••• 20 avril 2019 — Illustrations Diane Dal-Pra pour M Le magazine du Monde


40 ••• la spiruline, de l’acide hyaluronique, de la grenade, et du zinc), résume ainsi son produit : « Day +, c’est avoir une peau qui dit qu’on a dormi huit heures et qu’on a bu plusieurs litres d’eau. » Dans ce cas, pourquoi ne pas dormir huit heures et boire de l’eau ? « Bien sûr, si vous habitez dans le Vercors, que vous dormez huit heures par nuit d’un sommeil de bébé et que vous vous levez en respirant de l’air non pollué, alors vous n’en avez pas besoin, répond la jeune femme. Mais, ma vie n’est pas comme ça, je bois du café alors que ça grise le teint, je vis en ville, je consulte mon téléphone au lit. Les compléments sont le geste en plus pour les “working girls” : ils comblent le manque de ce qu’on ne parvient pas à s’apporter naturellement.» Pour atteindre la beauté, en 2019, le produit de soin ne sufit donc plus, il faut l’associer à ces substituts de Vercors et de sommeil de bébé que l’industrie des cosmétiques produit désormais massivement. Cet automne, la chaîne de supermarché bio Naturalia a inauguré Naturalia Origines, une enseigne tout entière consacrée au bien-être, qui dispose aujourd’hui de quatre adresses parisiennes. Dans les rayons, des compléments alimentaires,des plantes,des tisanes, des huiles essentielles… Un samedi après-midi, dans la boutique de la rue Lamartine, dans le 9e arrondissement de Paris, une dame, la quarantaine, patiente dans la ile d’attente. Son regard s’attarde sur un client, peau lisse, hâlée, brillante. Au bout de quelques secondes, elle ose enin : «Monsieur, qu’est-ce que vous prenez pour avoir cette peau?» Flatté, l’homme, la petite trentaine, la guide à travers les rayons «détente»,«cure végane» et «élixirs floraux », avant de s’arrêter devant ceux qui afichent en rose bonbon le mot « beauté». Il lui tend un lacon de gélules de bourrache et d’acide hyaluronique : «Mon dernier secret, ce sont les masques à la vitamine C au moins une fois par semaine. Vous en trouvez à moins de cinq euros au supermarché.» Tout le monde est ravi. La cliente, de ces conseils qui ragaillardissent ses espoirs de faire peau neuve. Les vendeurs, de voir s’alourdir le panier de leur cliente. « Tant pis si aucune étude sérieuse ne démontre l’intérêt des compléments alimentaires», douche Laurent Misery, chef du service de dermatologie au CHRU de Brest.Pourtant, l’offre ne cesse de s’étendre. Car l’industrie, des géants aux petites marques indépendantes, a compris le changement de paradigme. Après avoir vendu pendant des décennies des produits pour « camoufler » boutons et autres imperfections, les marketeurs de la beauté ont revu leur vocabulaire : on parle désormais de « transparence », d’«authenticité», de «beauté intérieure», de «simplicité», de «retrouver sa vraie nature ». Après des années de maquillage sophistiqué, le glow semble s’être imposé comme une réaction aux visages hypersculptés par le «contouring », popularisés par le clan Kardashian. « Contouring », un autre mot anglais qui est

l’antithèse du glow. Il ne s’agit plus de briller, mais de jouer avec les effets d’optique,de creuser les joues en les rendant sombres ou d’agrandir les yeux en les éclairant. Ce maquillage, dont le rendu se fait discret sous un éclairage studio mais totalement extravagant sous une lumière naturelle, requiert à la fois la technicité d’un maquilleur professionnel, de longues minutes passées devant un miroir et des couches insensées de fond de teint.

C

e maquillage trop voyant est désormais délaissé car accusé de voiler la

la igure de la femme hyperglamour, maquillée et bien coiffée, s’oppose désormais celle de la femme affranchie de tous ces attraits supericiels, une conquérante pleine de coniance en elle. La jeune marque américaine Glossier, qui a fait de la « dewy face » (littéralement : « visage couvert de rosée ») sa spécialité, pèse désormais, selon Forbes, un milliard de dollars. Son mantra? « Encourager les femmes à s’accepter telles qu’elles sont. » Comme Emily Weiss, célèbre blogueuse à l’origine de Glossier, beaucoup des chantres de cette nouvelle beauté sont justement issus de l’industrie des cosmétiques. L’Américaine Bobbi Brown, maquilleuse célèbre, a abandonné la ligne qui porte son nom pour lancer Evolution_18, une gamme de compléments alimentaires pour avoir « une belle peau, des cheveux brillants et un total glow ». En France, c’est à Mathilde Lacombe que l’on doit la glamourisation des gélules. Une « routine beauté ne peut pas se résumer à l’application de crèmes », explique l’entrepreneuse de 31 ans, dans son jeans pâle et son cachemire gris. Après avoir longtemps travaillé dans les cosmétiques, elle vient de lancer Aime Skincare, une ligne de compléments alimentaires «conçue avec une micronutritionniste » (une nutritionniste qui s’intéresse aux micronutriments : minéraux, vitamines, acides gras…). Les gélules French Glow contiennent de la bourrache, de l’acide hyaluronique, de l’acide lipoïque, du pavot jaune de Californie et des probiotiques. Trois autres nuances de glow (Urban, Matcha et Pure Glow, selon le type de peau) sont proposées dans des lacons sobres et élégants. Ces produits sont vendus en ligne et en exclusivité dans le nouveau magasin des Galeries Lafayette, au 60, avenue des Champs-Élysées, qui consacre un corner permanent au glow. Un parti pris de la maison qui souhaite aficher ainsi sa philosophie «inside out» de la beauté. Dans cet immense espace épuré et chaleureux – des sofas,des étagères surmontées de miroirs, des brassées de leurs –, le rayon glow propose des produits « pour agir de l’intérieur ». On y

Illustrations Diane Dal-Pra pour M Le magazine du Monde — 20 avril 2019

beauté. À

trouve des gourdes (boire étant « la clé d’une peau qui rayonne de l’intérieur », ose le texte de présentation), des rouleaux de jade pour se masser le visage, des taies d’oreillers en soie, des huiles, des masques en tissus bourrés de vitamines, entre autres produits introuvables ailleurs (notamment la marque Goop, fondée par Gwyneth Paltrow). Ces marques de niche, ultrapointues, très coûteuses, ne se contentent pas seulement de dévoiler la liste des composants : elles racontent des histoires intimes de renaissance et d’authenticité retrouvée. Odacité Skincare, une marque « engagée dans la naturalité performante clean », met ainsi en avant le parcours de sa fondatrice, Valérie Grandury, une Française installée en Californie qui a décidé de «réinventer sa vie après un cancer du sein» en éliminant les produits toxiques de son environnement et en créant une ligne qui réconcilie «performance et pureté absolue». La reine des pots de crème bonne mine, l’Américaine Tata Harper, les fabrique loin du monde, depuis sa ferme du Vermont, où elle s’est installée après avoir appris le cancer de son beaupère. Un électrochoc qui la décide à se mettre au vert, à fabriquer ses propres soins de beauté et à partager sur Instagram sa vie luxueuse à la ferme et son épiderme satiné. Le glow, reflet de notre bonne santé physique, mais pas seulement. Il serait également le signe d’un certain épanouissement. Car la quête de cette peau rayonnante se poursuit jusque dans les salles de yoga ou de gym, d’où il ne s’agit plus de sortir le visage rouge ou trempé de sueur, mais en dégageant une « aura ». Sous les hashtags « yoga skin » ou « workout glow », des centaines de photos montrent ces sportifs du dimanche le visage irisé et fendu d’un large sourire béat. Une belle peau, expression d’une âme apaisée ? Non, l’âme n’est pas une boule à facettes qui irradie l’extérieur, nous rappellent les dermatologues. Laurent Misery, qui s’intéresse à la psychodermatologie, souligne que, si le sport, le yoga ou la méditation sont très utiles pour améliorer un état de bien-être et « même diminuer certains troubles psychiques ou certaines maladies somatiques », ils ne garantissent pas un grain de peau rayonnant : « Une belle peau n’est pas le relet d’une âme apaisée. Mais être serein psychiquement peut y contribuer un peu. » Bernard Andrieu, philosophe, professeur à Paris V et auteur de Rester beau (Éd. du Murmure, 2017), voit dans ce phénomène le retour d’une alliance « entre le naturisme, le végétarisme et l’exercice physique qui remonte à la in des années 1900-1910». À l’époque, le médecin Paul Carton prônait déjà la suppression de la viande et du sucre, les diètes et le jeûne, l’hydrothérapie et l’activité physique. Plus tard, dans les années 1970, l’écobeauté se développe. «Aujourd’hui, on a une approche globale de cette beauté naturelle. On associe santé, nutrition et beauté.» Une sorte de retour


pour ne pas ressembler aux créatures de la télé-réalité, jugées vulgaires, ou celles qui les imitent avec force sessions de contouring. Il s’agit ainsi de marquer sa classe en brillant par sa santé et sa beauté sans iltre. Car tout le monde n’a pas accès aux soins et aux produits qui autorisent à se montrer sans la moindre «armure sociale», selon la formule de l’historienne de la beauté Anne de Marnhac. «La distinction s’opère également au sein d’une même classe sociale, explique encore Bernard Andrieu. L’idée est d’aficher les valeurs auxquelles j’adhère : celles d’un capitalisme exacerbé ou d’une alternative écologique. » Le charme discret de la bourgeoisie contre le luxe tapageur des nouveaux riches. Grande consommatrice de produits de beauté, Kenza Alaoui, 32 ans, le dit autrement : «Pour moi, il y a deux catégories, le “Kardashian glow” et le “natural glow”. Mais ce sont deux budgets différents, deux catégories de produits et deux marques différentes, des égéries différentes… D’un côté, les pousseurs de chariot qui achètent des produits bling et, de l’autre, celles qui achètent des crèmes aux plantes à 40 euros le tube.» Cette avocate et consultante arbore un teint parfait et une profonde lassitude : «Le pseudo-“no make-up” est culpabilisant : Alicia Keys a la peau nue, mais elle a un budget peau affolant.» C’est justement tout le paradoxe des signes extérieurs de richesse : ils doivent être discrets et reconnaissables des seuls initiés. Le glow prétend ne pas demander d’efforts, alors qu’aficher une beauté à laquelle on n’a – en apparence – consacré ni temps ni application s’avère une entreprise aussi laborieuse que coûteuse. De nombreuses Américaines ne se maquillent plus le jour de leur mariage, racontait le New York Times au printemps 2018. L’une des jeunes femmes interrogées par le quotidien coniait avoir fait venir en Italie, où se déroulaient la noce, une esthéticienne « experte peau» de Los Angeles, chargée de 70 produits et d’un sac plein d’accessoires : masques, sérums, antioxydants, produits à bas de placenta, etc. La mariée s’est donc astreinte à des soins quotidiens sophistiqués pour pouvoir, le jour J, exhiber un teint frais qui disait : « J’ai autre chose à faire que de me maquiller.» Si on n’a pas les moyens de cultiver son glow au cours d’une cure ayurvédique « chakra blessing » au Four Seasons Maldives – une au bon sens commun (manger correctement, Pour soigner l’intérieur du corps, on préconise blogueuse raconte en être revenue « le regard bien dormir, bouger) et à la théorie des les antiques lavements et saignées ; pour lumineux, un glow irréel, comme sortie d’un humeurs.Au xvie siècle, raconte Georges Viga- l’extérieur, on porte des masques la nuit, des long sommeil » –, on peut ruser. Notamment rello dans son Histoire de la beauté (Éd. du linges imprégnés « d’un mélange préalable- tricher un peu en se dessinant un similiglow. Seuil, 2007), l’état de la peau révèle deux ori- ment distillé où dominent alun, oranges et Soit le fait d’utiliser sur son visage des progines possibles, « les désordres externes, les limons». Ce que l’on cherche, c’est une peau duits qui donneront l’apparence d’un éclat désordres internes, autrement dit les attaques transparente, blanche et pure. Une peau si naturel par la technique du « strobing », par de l’air, les attaques des humeurs (…) le jeu claire – les riches n’ont pas besoin de travailler exemple, qui consiste à se maquiller de avec les humeurs est l’autre méthode pour maî- sous le soleil – que l’on distingue les veines manière à accrocher la lumière de la façon la triser le teint : non plus la peau mais ses sources bleutées. Le sang bleu. Hier, afficher sa plus naturelle possible. Ou en s’offrant un souterraines, non plus la surface mais la pro- beauté naturelle comme signe de vertu inté- soin « BB Glow », une sorte de fond de teint fondeur ». Comme les instagrammeuses du rieure (et de richesse) pour se distinguer des semi-permanent et bon marché qui imite xxie siècle, les médecins de la Renaissance cocottes et des marcheuses de rues. l’absence de maquillage. Le faux naturel ou mettent en place une stratégie « inside out ». Aujourd’hui, exhiber un visage sain et frais le comble de l’artiice.



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Cinq gendarmes au bord de l’amer.

Il y a vingt ans, sur la plage de Cala d’Orzu, en Corse, la paillote Chez Francis s’embrase en pleine nuit. Quelques jours plus tard, la France découvre avec stupeur que les incendiaires sont des gendarmes. Un quarteron de Pieds nickelés ayant agi sur ordre du préfet Bonnet. Condamnés par la justice, les militaires verront leur destin profondément bouleversé par cette affaire. Comme si une malédiction s’était abattue sur eux.

D’après les photos de Stephan Agostini/AFP, Olivier Laban-Mattei/AFP, Gérard Julien/AFP, Cor/AFP

par

C

’était la nuit d u 1 9 av r i l

1999, dans un autre siècle, dans une autre Corse. Le pays, traumatisé par l’assassinat du préfet Claude Érignac, quatorze mois plus tôt, attendait encore le dénouement de l’enquête ; les cagoulés du FLNC couraient toujours le maquis ; un préfet de choc, Bernard Bonnet, devait laver l’affront sanglant fait à la République. Et un quarteron de gendarmes incendiait, sur son ordre, la paillote Chez Francis.

antoine albertini —

Motif : le restaurant est installé illégalement sur le domaine public maritime de la plage de Cala d’Orzu, rive sud du golfe d’Ajaccio. Vingt ans plus tard, que reste-t-il d’un fait divers désormais un peu fané, qui fit pourtant vaciller le gouvernement socialiste de Lionel Jospin? Quelques tags délavés sur les murs de l’île («Bonnet le jour, cagoule la nuit»), des coupures de presse jaunies et des souvenirs d’anciens combattants pour une poignée de journalistes. Le préfet Bonnet ? Condamné à trois ans d’emprisonnement, dont un an

illustrations

helena kadji

ferme, en janvier 2002, peine confirmée en appel un an plus tard. Il a fait deux mois de prison avant d’être placé « hors cadre », sans affectation, puis de prendre sa retraite, en 2005. Son directeur de cabinet et beau-frère Gérard Pardini, lui aussi mêlé à l’affaire et condamné à trente mois d’emprisonnement, dont six ferme, qu’il ne fera pas? Recasé dans la haute fonction publique, il exerce désormais à… l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice. Le colonel Mazères, patron de la gendarmerie en Corse, qui demanda à « ses »

troupes d’exécuter l’ordre préfectoral? Condamné à la même peine que Gérard Pardini, il quittera la gendarmerie avant l’heure, sans qu’aucune étoile ne vienne orner son képi. Et Bertrand Cavallier, l’adjoint de Mazères qui enregistra les confidences du préfet Bonnet à son insu avant de les remettre à la justice? Général à la retraite,il est cadre d’une société de sécurité privée. Quant à la paillote Chez Francis, depuis longtemps mise en conformité avec la loi, elle lancera bientôt sa saison et proposera à ses clients rougets, corbs et dentis ••• 20 avril 2019 — M Le magazine du Monde


••• pêchés dans le golfe d’Ajaccio. Restent les cinq gendarmes incendiaires, dont la chronique a oublié le nom aussi rapidement qu’ils avaient été publiés. Les lieutenants Lionel Dumont, Denis Tavernier, Franck Pessé. Le capitaine Norbert Ambrosse. L’adjudant-chef Éric Moulié, l’ancien du GIGN qui tentera en vain de s’opposer au désastre prévisible.Tous étaient membres du groupe de pelotons de sécurité (GPS), une unité ad hoc et

son sillage la puanteur d’une véritable malédiction, un lot de misères, de drames et de coïncidences si invraisemblables qu’elles rebuteraient un mauvais auteur de polar. Deux décennies plus tard, le traumatisme est encore sufisamment lourd pour que la plupart des protagonistes refusent même d’évoquer « l’affaire ». Dans le cas de Norbert Ambrosse, chef du GPS, cette fatalité s’incarne dans deux dates : il sera grièvement blessé dans l’incendie de la paillote le jour de l’anniversaire de sa fille aînée ; et mourra le jour de l’anniversaire de sa cadette, neuf ans plus tard. Le 23 juin 2007, à Saint-Andéolle-Château (Rhône), alors qu’Ambrosse tente d’empêcher le cambriolage d’un club de balltrap par quatre illuminés d’extrême droite, un ancien para viré de l’armée le foudroie d’une balle de fusil de chasse tirée en pleine poitrine. Sur un ton d’une ininie courtoisie, sa veuve décline toute proposition d’entretien, « pour éviter que nos quatre enfants ne revivent encore le drame ». Mais Thierry Maucort et David Alessandrino, deux de ses anciens subordonnés, aujourd’hui oficiers, l’appellent encore « le patron » d’une voix étranglée, parlent de lui au présent et, au gré de leurs affectations, ne peuvent s’installer dans un bureau sans y accrocher un portrait de leur chef, élevé au grade de lieutenant-colonel à titre posthume. « Je m’en voudrais toute ma vie, articule le premier, c’était la seule intervention où je n’étais pas à ses côtés, je me serais jeté entre la balle et lui. Je n’ai pas honte de le dire : nous l’aimions et, Jacques-Charles Fombonne, général de gendarmerie à la retraite la nuit de sa mort, je l’ai veillé comme un chien fidèle veille son maître, je ne voulais pas qu’il reste devenue, au il des mois, la garde tout seul. » En dépit de son averprétorienne du préfet Bonnet ; sion pour les tatouages, le second tous ont été brièvement incarcé- a fait encrer sur son bras une rés au printemps 1999 avant maxime latine, «Ducis memoriae», d’être condamnés à des peines qu’il traduit par « en mémoire du allant de dix-huit mois d’empri- chef », et confesse éprouver le sonnement avec sursis à deux « syndrome du survivant ». Tous ans, dont dix-huit mois avec sur- deux évoquent « l’oficier vénéré, sis, pour le plus gradé d’entre proche de ses hommes, qui se meteux, le capitaine Norbert tait à la portée de n’importe qui et Ambrosse. Simple péripétie, au disait “Suivez-moi” plutôt que regard du destin tragique qui “En avant” ». Le capitaine attend la plupart d’entre eux. Car Ambrosse ne se confiait pas sur l’affaire des paillotes charrie dans son passé, que personne n’ignorait

“Ces bons officiers avaient si peu envie d’y aller que tout a merdé. Ils se sont retrouvés dans la peau de Castors Juniors.”

Illustrations Helena Kadji/M Le magazine du Monde — 20 avril 2019

pourtant. «Il n’a été qu’un fusible, disent les deux gendarmes. Nous, nous ne voyions qu’un homme exceptionnel, celui que nous pleurons encore. »Tout était pourtant écrit, depuis le début. Dans une lettre adressée, le 15 octobre 1999, au juge Patrice Cambérou, chargé d’instruire l’affaire et auteur d’une bande dessinée consacrée au sujet (Sous le feu corse, avec Daniel Blancou et François Pottier, Futuropolis, 2016), le lieutenant Pessé l’admettra lui-même avec retard en revenant sur les circonstances dans lesquelles il a reçu l’ordre d’incendier le restaurant de plage : « Personne ne doute alors d’un possible dérapage. » Personne, en revanche, ne pouvait imaginer un aussi dramatique enchaînement de conséquences pour la plupart des acteurs de l’affaire.

T

o u s n ’ o n t pa s co nnu de sort aussi funeste que

celui de Norbert Ambrosse ; mais pour tous, ou presque, le tragique s’est invité dans les carrières brisées, les vies balayées, le deuil. L’épouse de Lionel Dumont, resté dans la gendarmerie pour occuper aujourd’hui un important poste administratif dans le sud-est de la France, mettra in à ses jours. « Difficile de ne pas faire le lien entre sa disgrâce et ce drame personnel », avance un oficier supérieur longtemps en poste dans l’île. La légende noire de la paillote s’écoulera même dans le caniveau des fausses rumeurs en travestissant Franck Pessé sous les traits d’un « clochard à Metz » ou d’un « mercenaire » parti expier son péché corse en défendant une cause obscure sur un obscur champ de bataille. En réalité, l’ancien membre du GSPR (groupe de sécurité de la présidence de la République) de 1983 à 1995 et « épaule gauche » de François Mitterrand quittera simplement l’uniforme au moment de la retraite, quelques années après l’affaire, et partira se faire oublier aux antipodes en renonçant à l’une de ces belles carrières d’oficier que la gendarmerie sait encore promettre à l’homme du rang. Seul Denis Tavernier s’en tirera sans trop de dommages. Dorénavant détaché en Répu-

blique centrafricaine auprès d’un organisme de l’Union européenne chargé de former l’armée locale, l’oficier, qui préparait le concours d’entrée à l’ENA en 1999, a dû abandonner ses rêves d’intégrer la haute fonction publique. « Cette histoire est une tragédie grecque, conirme Jacques-Charles Fombonne, général de gendarmerie à la retraite, avocat et dorénavant président de la SPA, qui défendit avec succès les oficiers devant leur hiérarchie en leur évitant toute sanction disciplinaire. Ces types, de bons oficiers, solides, compétents, avaient si peu envie d’y aller que tout a merdé. C’est comme ça que des pros de leur trempe se sont retrouvés dans la peau de Castors Juniors : inalement, tous les ingrédients étaient réunis pour que ça foire.» À commencer par le contexte : les pleins pouvoirs accordés au préfet Bonnet, dont la précédente affectation, dans les PyrénéesOrientales, avait pourtant été jalonnée d’incidents et que JeanPierre Chevènement, alors ministre de l’intérieur, s’entêtera à soutenir avant de le lâcher tardivement sous la double pression de la justice et du gouvernement; une situation locale extrêmement tendue tandis que piétine l’enquête sur l’assassinat du préfet Érignac sur fond de regain d’attentats nationalistes et d’erreurs judiciaires en devenir ; un GPS sous pression, enfin. Créée en juin 1998, l’unité est composée de 91 gendarmes, dont 59 proviennent de l’escadron de gendarmerie mobile 31/6 d’Ajaccio et 31 autres d’une impitoyable sélection parmi… 807 candidats. Prévue pour être pleinement opérationnelle un an plus tard, elle est constamment mobilisée d’emblée. Les gendarmes effectueront 116 interventions en neuf mois, au prix de fameux ratages. Denis Tavernier, futur acteur de l’affaire de la paillote, manquera se noyer après plusieurs nuits d’une éreintante mission de surveillance en mer, in 1998. À l’épuisement des gendarmes, la hiérarchie ajoute l’humiliation en leur assignant des missions de contrôle routier en guise de punition lorsqu’ils refusent, comme cela arrive à l’hiver 1998, d’exécuter des missions de surveillance de militants nationalistes hors de tout cadre •••

D’après les photos de Thomas Coex/AFP, Jack Guez/AFP, Boris Horvat/AFP

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D’après photos de Gendarmerie, Cor/AFP, Gérard Julien/AFP

47 ••• légal. « Cette unité, écrira plus tard Yves Capdepont, inspecteur général des armées, a été trop vite engagée et soumise à une forte pression du commandant de légion [Henri Mazères], lui-même sous la coupe d’un préfet exigeant.» Comment expliquer autrement l’invraisemblable accumulation de bourdes commises au soir du 19 avril 1999? Sur la plage de Cala d’Orzu, les gendarmes abandonnent parmi leurs traces de pas une cagoule, un poignard de survie, six jerrycans dissimulés à la hâte dans le sable ou les rochers et un émetteur radio branché sur la fréquence G162-014, réservée au GPS. Même le périple de Norbert Ambrosse, grièvement blessé au cours de l’incendie, laissera plus d’indices qu’il n’en fallait à la justice pour remonter sa piste : évacué par avion d’Ajaccio à Nice puis à Lyon pour cause de grève et, de là, gagnant inalement l’hôpital de Rangueil à Toulouse, où il exigera d’être admis sous X pour « raisons de sécurité ». « Toute cette histoire est une sorte d’acte manqué gigantesque », analyse un oficier supérieur qui verrait bien l’épisode « enseigné dans les écoles de l’armée ».Au-delà du freudisme de caserne, « toute cette histoire » entraînera surtout la création d’un numéro vert affecté aux états d’âme des pandores et une discrète valse des généraux : dans les mois qui suivent, trentedeux seront mutés. « Une affaire de l’État mais pas une affaire d’État », euphémisera Lionel Jospin – une affaire qui révélera aussi un précédent, survenu le 7 mars 1999 : l’incendie de la paillote L’Aria Marina par le colonel Mazères et Gérard Pardini. Le GPS, lui, sera dissous le 4 mai 1999, quinze jours après l’incendie de Chez Francis. « Dans la tradition populaire, dit encore Jacques-Charles Fombonne, un gendarme a le droit d’être con mais pas malhonnête. » Pour Éric Moulié, la « tragédie grecque » a commencé onze ans, presque jour pour jour, avant l’épisode de la paillote, le 22 avril 1988, lorsque son père, sous-off de gendarmerie, est tué en Nouvelle-Calédonie avec deux autres militaires lors de l’attaque de la brigade de Fayaoué, prémices de la sinistre affaire

d’Ouvéa. Attablé dans une crêperie, près d’une crique bretonne battue par l’Atlantique, ce bel homme de 60 ans, aux yeux d’un bleu profond et aux faux airs d’Ed Harris, est le seul à accepter de parler, pour se souvenir de l’ordre reçu, plusieurs semaines avant l’épopée nocturne de Cala d’Orzu. «Incendier une paillote? Je leur ai dit que je n’étais pas une barbouze, qu’ils s’adressent ailleurs, à la DGSE, si ça leur chante.» Mais, le jour de l’opération, il init tout de même par accepter de conduire le commando en apprenant qu’un jeune gendarme a été sollicité après son refus d’y participer. « S’il y avait été, dit-il, sa carrière était ruinée. Je pensais que la mienne pourrait me protéger en cas de coup dur.» Il est alors le moins gradé des « gendarmes de la paillote » mais le plus expérimenté, avec ses quinze ans passés au GIGN, sa batterie de décorations, ses qualiications d’expert en explosifs. Ses états de service ne le préserveront pas : il est le premier militaire à se retrouver derrière les barreaux, ironie du sort pour celui qui, selon l’enquête interne menée par le général Guy Parayre, «s’est le plus opposé à la prise en compte de la mission, n’acceptant qu’un rôle accessoire » en conduisant le commando. Il sera aussi le seul à faire appel de sa condamnation pénale malgré les « pressions » et les promesses de reclassement : «C’était foutu, je ne me voyais pas compter les chaussettes dans un placard pendant vingt ans. » Moulié, le têtu Breton, brûlera ses derniers vaisseaux en se mettant à tutoyer insolemment les généraux qui lui conseillent de faire proil bas et finira par claquer la porte de la gendarmerie, privé du modeste pécule de quelques milliers d’euros souvent accordé aux sousofficiers sur le départ. Suivront dix années de galères, dont quatre passées aux Assédic. L’ancien tireur émérite et chuteur opérationnel, l’ex-soldat d’élite qui s’est entraîné avec la Delta Force américaine, a encadré des troupes en Afrique, fait un passage éclair à la sécurité du Stade de France, se retrouve à former les policiers municipaux de Mantes-la-Jolie. Lorsqu’il parvient à décrocher un job de garde du corps d’indus-

triels, quelqu’un init toujours par lui mettre une coupure de presse sous le nez : «J’étais enchristé tout le temps. » Il rebondira bien plus tard en livrant des diagnostics de sécurité pour des infrastructures aéroportuaires, en Afrique notamment.À la retraite, il refuse encore de céder à l’amertume, ne refait pas le ilm des événements, sauf pour se rappeler qu’à la in de son procès d’appel alors que sa peine était ramenée de dix-huit à neuf mois avec sursis, un homme s’est approché de lui sur les marches du palais de justice de Bastia. Peu rancunier, Yves Féraud, le propriétaire de la paillote Chez Francis, lui proposera de le raccompagner à l’aéroport. «Il m’a dit qu’il savait que j’étais un lampiste et qu’il serait heureux que je passe le voir à la paillote un de ces jours. » Pour le reste, l’ancien supergendarme admet que « la blessure ne s’est jamais vraiment refermée ». « Il y a un côté tragicomique dans toute cette aventure, observe Jacques Dallest, procureur de la République à Ajaccio au moment des faits. Comique parce que les gendarmes ont eu une attitude de Pieds nickelés ; tragique, lorsque l’on connaît le destin de la plupart d’entre eux. » Dans un réquisitoire définitif implacable mais aux accents terriblement humains, l’actuel procureur général près la cour d’appel de Grenoble avait, à l’époque, brossé le portrait de chacun des gendarmes à travers quelques formules bien senties : Norbert Ambrosse, le saint-cyrien « brillant » et « fougueux » mais «consentant et immature» ; Lionel Dumont, l’ancien para casque bleu au Liban, « humaniste » et « très influençable » ; Franck Pessé, le «prétorien exemplaire» ; Denis Tavernier, campé en « brillant étudiant » doublé d’un « baroudeur maladroit » ; Éric Moulié, « soldat chevronné (…) partagé entre l’obéissance absolue à la hiérarchie militaire et son éthique personnelle » ; tous commandés par le colonel Henri Mazères, dont la « ferveur idolâtre » pour Bernard Bonnet ne pouvait mener qu’au pire. Des gendarmes, nul n’entendra plus parler après quelques semaines, lorsque les services d’enquête interpelleront, le

21 mai 1999 – et fort opportunément, assurent les méchantes langues –, les membres d’un autre commando, celui qui a planifié et exécuté l’assassinat du préfet Claude Érignac. L’un d’eux manque à l’appel : un dénommé Yvan Colonna. Exit l’affaire des paillotes. La traque du « berger de Cargèse » tiendra public, policiers, gouvernements et journalistes en haleine jusqu’au 4 juillet 2003, lorsque les hommes du RAID l’arrêtent sur les hauteurs de Propriano.

l’époque, les gendarmes incendiaires ont disparu du décor depuis longtemps et ne survivent plus que dans les chansons à boire qui meublent les fins de nuit aux comptoirs corses – sur l’air du tube Tomber la chemise, du groupe toulousain Zebda, le Brûler la paillote, du duo musical satirique I Mantini, y fait parfois igure de hit pour noceurs quadragénaires. S’il est permis d’accorder quelque crédit aux symboles,la malédiction des gendarmes de la paillote s’est peut-être interrompue le 13 février 2010. Ce jour-là, Florent Morat, l’assassin de Norbert Ambrosse, est condamné par les assises du Rhône à vingt-cinq années d’emprisonnement. Le verdict à peine prononcé, un homme quitte le palais de justice de Lyon et se dirige vers la passerelle qui enjambe la Saône sans remarquer la silhouette qui s’élance à sa suite et l’empêche de se précipiter dans le vide. Éperdu de douleur et de honte, le père de Florent Morat vient d’être sauvé par Cédric Garence, un jeune oficier de gendarmerie aujourd’hui directeur de cabinet du préfet des Landes. Le lieutenant Garence était alors l’adjoint de Norbert Ambrosse, le saint-cyrien tombé près de lui à Saint-Andéol-le-Château et, dans un autre siècle, dans une autre Corse, l’ancien chef du commando des paillotes.

20 avril 2019 — Illustrations Helena Kadji/M Le magazine du Monde


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Le héros masqué du journalisme africain. Sa popularité dépasse largement les frontières du Ghana. Pourtant, personne ne connaît le visage du journaliste Anas Aremeyaw Anas. Un anonymat qui lui permet autant de protéger sa vie que d’enquêter en caméra cachée. Corruption dans les plus hautes juridictions de son pays, pots-de-vin dans le monde du football, scandales dans les hôpitaux psychiatriques, assassinats d’albinos en Tanzanie… Malgré des méthodes critiquées, ses reportages sont régulièrement diffusés par la BBC. Et nourrissent l’émergence d’une société civile plus libre. par

M Le magazine du Monde — 20 avril 2019

Maryline BauMard —

photos

SaM GreGG


Anas Ă Oxford en Angleterre, le 12 avril.


L

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e chauffeur connaît manifestement le che-

Sur les avenues fluides, les immeubles de bureaux déilent, comme les enfants des rues qui, aux carrefours, mendient une pièce ou un morceau de pain. Accra, capitale du Ghana, fait sa pause dominicale. Même le marché central, le plus grand d’Afrique de l’Ouest, qui perturbe le centre-ville les jours de semaine, en provoquant des embouteillages monstres, est presque calme avec ses femmes en tenue de fête négociant le kilo de légumes. La ville retient son soufle, chargée des derniers échos des cantiques évangéliques, véritable tempo du dimanche matin. Sur les murs, quelques graffs accrochent le regard au passage, comme ce visage en noir et blanc, masqué par un drôle de rideau de perle. On le retrouve, en faisant route vers l’aéroport, sur une immense fresque signée Nicholas Tettey Wayo, un des street-artistes les plus en vogue du pays, accompagnée de cette devise en gros caractères: «Anas te surveille. Agis bien.» Anas ? C’est Anas Aremeyaw Anas, une vedette sans visage, mais à double face. Côté pile, c’est le journaliste le plus connu du continent africain ; côté face, un véritable James Bond, qui met sa vie en jeu pour tourner les images de ses documentaires chocs : des ilms pour la BBC, CNN ou la chaîne qatarie Al-Jazira. Peu connu en France, il apparaît comme un superhéros en Afrique et dans le monde anglosaxon. Un journaliste espion, bardé d’une cinquantaine de prix, qui travaille caméra cachée sous la chemise, déguisé pour iniltrer les milieux les plus opaques. Son dernier reportage, Number 12, est sorti mi-2018. Il raconte la face obscure du football africain, où « le 12e joueur, c’est la corruption ». Le documentaire, fruit de deux ans d’enquête, dénonce cette gangrène. Trois jours après sa diffusion par la BBC, le 9 juin 2018, lors d’une séance publique dans la ville d’Accra, le patron ghanéen de ce sport hyperpopulaire a été forcé de démissionner. Puis, pendant plusieurs semaines, toute la planète du ballon rond africain a vécu à l’heure des évictions prononcées par la FIFA. Jusqu’à celle d’un arbitre kényan pourtant prêt à officier durant la Coupe du monde en Russie, à l’été 2018. Anas et son équipe ont piégé 97 des 100 leaders du championnat ghanéen ou des grands championnats du continent, leur proposant de l’argent pour inluer sur la sélection d’arbitres ou truquer des matchs. Aucun milieu ne fait peur à Anas Aremeyaw Anas. En 2015, il a fait tomber sept des douze juges des plus hautes juridictions de son pays. Au total, une trentaine de magistrats et 170 huissiers de justice s’étaient min.

laissés acheter par des journalistes iniltrés, acceptant des liasses de billets en échange d’une décision de justice, comme l’a montré Ghana in the Eyes of God («le Ghana vu par Dieu»), le ilm construit à partir de 500 heures de tournage, vu par 6500 personnes en quatre projections seulement, au Centre international de conférences d’Accra. Car dans ce petit État anglophone d’Afrique de l’Ouest, entre Burkina Faso et Côte d’Ivoire, les sorties de ses enquêtes sont de véritables événements nationaux, aussi courus que le concert d’une rock star. Anas est une célébrité sans visage car l’anonymat est son assurancevie. Si de très rares personnes ont déjà vu ses traits, la plupart ne connaissent de lui que le rideau de perles qui tombe de son bob noir, assorti, dans une coquetterie inattendue, à la couleur de sa tunique. Anas a choisi de longue date ce masque « produit de l’artisanat local », d’abord parce qu’il « est représentatif du continent africain », mais aussi parce que d’autres que lui peuvent le porter facilement. « Si je décide d’arrêter, quelqu’un d’autre peut devenir le nouvel Anas », répète-t-il volontiers. Aujourd’hui, ils sont parfois trois à l’arborer en même temps dans les grands rendez-vous internationaux où Anas est invité. Si, oficiellement, il s’agit de tromper ceux qui voudraient l’agresser ou le tuer, c’est aussi par souci de mise en scène. Anas est conscient de la force symbolique du personnage qu’il s’est créé et en joue désormais, écrivant chaque jour un chapitre supplémentaire de cette histoire. Pour nous recevoir, le rendez-vous a été donné sans adresse. À l’heure dite, ce 17 février, le pick-up annoncé s’est arrêté devant un hôtel international d’Accra. Prénoms échangés en guise de code et le voilà reparti, stoppant une demi-heure plus tard devant un immeuble à l’air inhabité, dans une banlieue sans charme. Entre une épicerie fermée et une de ces mini-pharmacies où, hormis la gamme d’antipaludéens, les étagères font plus de place aux sodas qu’aux médicaments, un responsable de la sécurité entrebâille un portillon et joue les guides vers le troisième étage, où attend une clé, sésame pour accéder au toit-terrasse, puis à un studio aveugle, camoulé derrière de lourds volets de bois. L’air de la pièce poussiéreuse est encore irrespirable quand le garde du corps y installe trois chaises. Sorti de nulle part, Anas se glisse en silence sur l’une d’elles. Après des salutations rapides, ses premiers mots sont pour demander la climatisation. On imagine la chaleur sous son bob enfoncé, derrière ses perles dont le jaune doré répond à sa tunique aux plis parfaits, sur laquelle il porte un petit gilet écossais où le jaune se marie à l’ocre roux. L’homme est théâtral sur sa chaise. Une voix douce très assurée qui s’emballe de temps à autre quand on pointe des contradictions. Des mains qui parlent seules, gesticulant sans cesse. On les fixe d’instinct, gêné face à cet interlocuteur sans

“Mon journalisme est adapté à la société dans laquelle je vis. En Afrique, on ne peut pas se contenter de raconter une histoire pour faire bouger les choses. Être infiltré permet d’apporter des preuves tangibles, que les puissants ne peuvent pas contester devant les tribunaux.” Photos Sam Gregg pour M le magazine du Monde — 20 avril 2019


À Oxford.

visage. Ces mains aux longs doigts ins, graciles, ne trahissent rien de son âge, une quarantaine d’années. Né dans le nord du pays, élevé par un père militaire et une mère inirmière, Anas a grandi dans une caserne d’Accra, ville où il étudie le droit à l’université et le journalisme au Ghana Institute of Journalism. Lors de son stage de in de cursus au tabloïd Crusading Guide, il passe son temps avec les petits vendeurs de rue, ceux qui alpaguent les automobilistes pour quelques cacahuètes ou une bouteille d’eau, et prouve, images à l’appui, que les policiers prélèvent leur obole pour fermer les yeux sur ce commerce illicite. Depuis cette première, en 1998, Anas n’a jamais cessé d’infiltrer des milieux fermés « au nom de l’intérêt général et des droits de l’homme », explique celui qui change d’apparence et de personnage pour prélever les preuves de ce qu’il dénonce. Pour lutter contre la prostitution enfantine, il devient concierge et homme de ménage dans une maison close en 2007 ; pour démanteler un réseau de proxénètes chinois, il joue les garçons d’étage dans un hôtel chic. Pour raconter le scandale des hôpitaux psychiatriques, il se fait interner sous le nom de Musa Akolgo, une caméra cachée dans sa chemise en 2009, essayant de conserver toute sa lucidité en dépit des drogues avalées. En Tanzanie, il dénonce les assassinats d’albinos, dont on broie les os pour en faire des potions, et livre les criminels aux policiers. Si Anas Aremeyaw Anas est le cerveau de ces enquêtes, il ne travaille plus seul. Il est le patron emblématique d’une équipe de journalistes d’investigation qui dénoncent la corruption et défendent les droits de l’homme au Ghana et ailleurs sur le continent. Il est copropriétaire du journal de ses débuts, devenu le New Crusading Guide, et a ouvert son agence vidéo. À l’écrit comme à l’écran, sa méthode tient dans le triptyque : Naming, Shaming, Jailing (« dénoncer, faire honte, emprisonner »). Parce qu’il n’hésite pas à s’attaquer aux puissants, Anas est devenu celui qui protège le peuple contre des pouvoirs corrompus. Une sorte de Robin des bois moderne, qui dit choisir ses enquêtes « en fonction de l’intérêt général », ce qui explique son immense popularité. Au Ghana, se présenter comme journaliste, c’est immédiatement s’entendre répondre « comme Anas ! », que ce soit dans les taxis ou à la réception de l’Hôtel Golden Tulip, où Linda, la vingtaine, étudiante en tourisme, a cette réaction spontanée, avant d’expliquer avoir vu « le film sur le football et celui sur les juges ». La population connaît d’autant mieux Anas qu’il offre des projections gratuites en plein air de tous ses documentaires, estimant que « les gens doivent savoir », que « les informations doivent circuler en Afrique » pour faire naître une société civile plus exigeante et ain que la presse passe enin du rôle de faire-valoir à celui de quatrième pouvoir. Anas a aussi choisi ce mode de diffusion en parallèle à la BBC, CNN ou Al-Jazira pour protéger les télévisions de son pays qui pourraient être poursuivies si elles diffusaient ses documentaires. Le journaliste estime sa popularité «symptomatique d’une société où les gens sont désenchantés ». « Tout à coup, quelqu’un leur redonne espoir en poussant la démocratie plus loin, réveillant leurs aspirations. C’est un phénomène naturel, qui est la conséquence de notre travail – si vous faisiez la même chose, vous seriez aussi populaire», minimise celui qui reste modeste en dépit des fresques sur les murs, des tee-shirts à son efigie, de sa présence dans le dessin animé Tales of Nazir («les contes de Nazir»), un symbole de la production ghanéenne dont les saisons successives sont diffusées depuis 2014. Cette popularité dépasse même largement les frontières nationales, comme le prouvent ses invitations multiples dans les grands festivals, mais aussi ses 276000 abonnés sur Facebook et ses 207000 followers sur Twitter, où le mouvement #jesuisanas se répand. En plus des trois conférences TED qu’il a faites (à visage caché, bien sûr),Anas s’est vu consacrer un ilm de 78 minutes, Chameleon («caméléon»), réalisé par le Québécois Ryan Mullins, et a ••• été cité dans le grand discours de Barack Obama au Ghana,


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sait, dans un entretien au site Voir, à la sortie du ilm, en 2015, que les méthodes d’Anas sont « à la limite de l’éthique pour un journaliste occidental » mais qu’elles « sont issues du contexte de travail ghanéen, où les institutions et le système juridique fonctionnent souvent au ralenti et sont aussi très corrompus ». Plus important, il ajoute croire que « les motivations d’Anas sont sincères ». « Il veut vraiment que la justice dans son pays soit meilleure et plus développée. Après plus d’une dizaine de séjours en compagnie d’Anas et de son équipe, j’ai pu constater son intégrité. Il a une véritable foi en sa mission », conclut le réalisateur. Une intégrité qui n’empêche pas le sens des affaires, même si cela contribue à brouiller encore un peu son image… En effet, le savoirfaire développé par les enquêteurs qui entourent Anas Aremeyaw Anas, à mi-chemin entre le journalisme d’infiltration à la Günter Wallraff, le travail de détective et celui d’espion, a fait afluer les commandes. Et le journaliste a monté une entreprise privée d’investigation, Tiger Eye, qui se consacre aussi à des enquêtes ne relevant pas du journalisme. Interpol, la troisième société minière au monde (AngloGold Ashanti), l’une des plus grosses entreprises britanniques de sécurité (Securicor) sont ses clients, au même titre que le gouvernement ghanéen. L’entreprise propose tout type d’enquête, de la ilaet assassinat a créé l’émoi dans le pays ture à l’iniltration, la surveillance ine, l’analyse de données. Pour cela, et au-delà. « Lorsque des dirigeants Tiger Eye met à disposition « des agents de haut niveau » qui peuvent politiques qualiient les journalistes avoir été « formés par les services de renseignement israéliens, maîtride “diaboliques” ou de “dangereux”, sent les sciences de la sécurité et de la surveillance », rappelle le site ils incitent à l’hostilité à leur égard et commercial, qui propose des tarifs variant entre 300 et 500 dollars la dénigrent leur travail aux yeux du journée (le revenu national moyen au Ghana est d’à peine 2000 euros public. De telles déclarations ont un annuels). Là encore, la pratique pose des questions déontologiques et impact direct sur la sécurité des jour- fait surgir le risque de conlits d’intérêts, qu’Anas met de côté, pragnalistes et créent un environnement de matique. « La BBC fonctionne avec de l’argent public ! Ici, ce n’est travail dangereux pour eux », a déclaré David Kaye, le rapporteur pas possible. Je suis réaliste. Je collabore avec de nombreuses instituspécial de l’ONU sur la liberté d’opinion et d’expression. « On tra- tions et je le mentionne dans les enquêtes. Et la postérité ne nous vaille depuis vingt ans et personne n’avait encore été tué jusque-là, pardonnerait pas si nous décidions de simplement se croiser les bras parce que personne n’avait été “outé”, observe simplement et de laisser place à la criminalité », ajoute celui qui rêve que le jouraujourd’hui Anas. Si le visage d’Ahmed Hussein-Suale n’avait pas été nalisme réveille la société africaine. montré, il ne serait peut-être pas mort. Il y a les gens qui parlent et « Nous avons reçu une aide pour reproduire ce nouveau type de jourceux qui agissent et tuent. Mais quand vous êtes à cette position, vous nalisme à travers le continent africain. Nous travaillons actuellement sur un projet baptisé “Investigations nigérianes”, qui suscite beaucréez une opportunité en montrant cette photo. » Interrogé sur ce sujet le 15 février, pour l’émission «Internationales» coup d’intérêt et d’enthousiasme chez les journalistes nigérians. Je suis de TV5Monde, le chef de l’État, Nana Akufo-Addo, qui avait oficiel- censé aller au Malawi, en Tanzanie, en Afrique du Sud pour bâtir lement dénoncé le crime sur Twitter, avouait en marge de l’entretien une nouvelle génération d’“Anas”, capables de repousser les limites qu’il aimerait « connaître les raisons de cet assassinat », laissant de notre démocratie. On n’est plus dans l’histoire d’un individu mais entendre que la victime n’était peut-être pas tout à fait irréprochable. dans un mouvement », insiste-t-il. Un mouvement qui n’est pas le seul La rumeur court en effet qu’Ahmed Hussein-Suale aurait lui-même sur le continent.Will Fitzgibbon, du Consortium international de jourtouché de l’argent – rumeur que l’entourage d’Anas balaie d’un revers nalistes d’investigation (ICIJ), qui reste réservé sur les méthodes de main, expliquant que la campagne de dénigrement fait partie de la d’Anas Aremeyaw Anas, rappelle que « d’autres très bons journalistes riposte de ceux qui protègent leurs intérêts en refusant de voir le pays d’investigation font leur métier au Ghana et dans la région avec une changer. L’ONU comme le Comité pour la protection des journalistes tout autre approche ». Will Fitzgibbon a notamment travaillé avec la ont demandé qu’une enquête soit sérieusement menée sur cette mort. Cellule Norbert Zongo (du nom d’un reporter burkinabé assassiné en Le député a reconnu, le 16 mars, dans la presse ghanéenne, avoir été 1998) pour le journalisme d’investigation en Afrique de l’Ouest mandaté par le parti au pouvoir pour mener une croisade anti-Anas et (Cenozo) sur les «West AfricaLeaks », qui ont permis de dénoncer quelques scandales inanciers. jeudi 11 avril, un suspect a été arrêté. Reste que la méthode d’Anas interroge et interrogeait bien avant le Anas ne prétend d’ailleurs pas que sa démarche est la seule valable et meurtre d’Ahmed Hussein-Suale. Un journaliste peut-il verser de l’ar- se veut plutôt optimiste : « Je vois la société ghanéenne bouger, avangent pour piéger son interlocuteur? Peut-il travailler sans révéler son cer. Une société civile est en train de naître dans ce pays et le journaidentité professionnelle ? « Mon journalisme est adapté à la société lisme d’investigation y est pour quelque chose, observe-t-il. Le monde dans laquelle je vis, explique l’intéressé. Au Ghana, et plus largement a toujours été en lutte, nous ne sommes pas arrivés ici sans nous en Afrique, on ne peut pas se contenter de raconter une histoire pour battre. Nos ancêtres, que ce soit en Amérique ou ailleurs, ont lutté faire bouger les choses. Être iniltré permet d’apporter des preuves pour que nous arrivions où nous en sommes aujourd’hui. Dans dix tangibles, que les puissants ne peuvent pas contester devant les tribu- ans, la société sera plus ouverte, il y aura beaucoup moins de naux. Mon objectif est l’eficacité », poursuit celui qui collabore avec corruption. On ne volera plus impunément. Des gens ne demanderont la police. Dépasse-t-il les limites de la déontologie journalistique ? « Je plus qu’on frappe des journalistes parce qu’ils ont de l’argent. On vends bon nombre de sujets à Al-Jazira, CNN et surtout à la BBC. aura davantage conscience que l’argent n’achète pas tout. » En attenOr, les standards de la BBC sont les meilleurs au monde », rétorque- dant, le Ghana occupait, en 2018, la 78e place sur les 180 pays qu’obt-il. Pour avoir passé un an auprès de lui et l’avoir vu fonctionner, Ryan serve l’association de lutte contre la corruption Transparency InternaMullins, le réalisateur de Chameleon, journaliste lui-même, reconnais- tional. Et l’Afrique est le continent le plus mal classé. ••• en 2009. Le président américain avait alors rappelé qu’une «presse indépendante» est l’une des choses qui «donne vie à la démocratie» et ajouté : «Nous voyons cet esprit dans des journalistes courageux comme Anas Aremeyaw Anas, qui risque sa vie pour la vérité.» Malgré cette célébrité sans frontière, le journaliste est aussi une cible. Un de ses plus proches collaborateurs,Ahmed Hussein-Suale, qui avait travaillé avec lui sur le football et sur les juges, a été abattu le 16 janvier aux abords de son domicile d’Accra par deux hommes à moto. Depuis cet assassinat, Anas a dispersé son équipe et chacun travaille dans son coin. Deux jours avant la sortie du ilm Number 12, Anas a été publiquement accusé de ne pas payer ses impôts par un député du parti au pouvoir, Kennedy Agyapong. L’élu estimait qu’il faisait du mal au peuple ghanéen, ce à quoi Anas a répondu : « Fake news », ajoutant, serein : « Plus vous vous attaquez aux gros poissons, plus vous êtes attaqué. » C’est le même homme politique qui avait appelé à la télévision à « frapper» Ahmed Hussein-Suale, diffusant sa photo (alors que lui aussi jouait l’anonymat) et proposant de « payer » pour corriger cet enquêteur dont il dénonçait les méthodes.

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Photos Sam Gregg pour M le magazine du Monde — 20 avril 2019




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Rihanna a lancé avec le groupe LVMH sa marque Fenty Beauty.

l’origine, il y a un petit scandale. en 2015, Kylie Jenner est une adolescente de 17 ans qui vit dans le comté de Los Angeles,en Californie.Depuis 2007, son quotidien est scruté par les caméras de l’émission de télé-réalité « L’Incroyable Famille Kardashian». Autour d’elle gravitent les très médiatisés Kim Kardashian, sa demisœur, Kris Jenner, sa mère et son père, l’athlète olympique Bruce Jenner, qui, l’année suivante, afirmera son identité trans et prendra le nom de Caitlyn Jenner. La jeune ille ne fait pas grand-chose de ses journées, si ce n’est partager ses rituels beauté avec ses quelque vingt millions d’abonnés sur Instagram. En avril 2015, elle poste un selie, la bouche gonlée à bloc, niant tout recours à la médecine esthétique. Les ados qui suivent à la lettre ses conseils lancent le « Kylie Jenner lip challenge» et, avec des verres à shot, provoquent un effet ventouse qui pulpe les lèvres.Au inal, si la starlette admettra avoir eu recours à des injections, elle proitera de ce buzz pour lancer des kits de maquillage pour la bouche, qui seront épuisés en une minute. Quatre ans plus tard, Kylie Jenner a 131 millions d’abonnés sur Instagram. Sa marque, Kylie Cosmetics, s’est bien développée. Elle propose en ligne toute une gamme de produits, pour les lèvres, le teint ou les yeux. En juillet 2018, elle faisait même, à 21 ans, la couverture du magazine économique •••

Selies, gloire et beauté. Elles ont pour elles des dizaines de millions de followers et un sens aiguisé des affaires. Ces dernières années, la chanteuse Rihanna, la star de télé-réalité Kylie Jenner et d’autres célébrités ont lancé des marques de cosmétiques à succès. Bousculant par leur agilité économique et leur aisance en matière de communication les acteurs traditionnels du secteur. par

Claire Dhouailly —

illustrations

eriC yahnker

20 avril 2019 — M Le magazine du Monde


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••• Forbes, qui la sacrait, en se fondant sur la valeur estimée de son entreprise, « plus jeune self-made-milliardaire de tous les temps », dépassant le record établi à son époque par Mark Zuckerberg à l’âge de 23 ans avec Facebook. En signant cette année avec les magasins américains de cosmétiques Ulta Beauty, Kylie Jenner, qui détiendrait, selon Bloomberg, 90 % de sa marque (les 10 % restant étant aux mains de sa mère), devrait encore engranger de nombreux proits. La jeune femme n’est pas la seule célébrité à faire fortune dans le secteur de la beauté. Sa demi-sœur Kim Kardashian a lancé KKW Beauty, une marque de maquillage et de parfums. Entre juin 2017 et juillet 2018, elle aurait déjà réalisé 100 millions de dollars de chiffre d’affaires. Des sommes astronomiques pour des gammes disponibles uniquement en ligne, et dans des quantités souvent limitées. Leur principale concurrente est la chanteuse Rihanna, qui, après une collaboration mode avec Puma, a lancé sa marque de maquillage en 2017, Fenty Beauty (Fenty est son nom de famille), avec Kendo, l’incubateur du groupe LVMH, dédié au lancement de marques « alternatives », déjà à l’origine des labels beauté Marc Jacobs et Kate Von D. Le conglomérat de Bernard Arnault a même investi 60 millions d’euros dans Project Loud, marque de prêt-à-porter dessinée par Rihanna, qui devrait présenter prochainement sa première collection. Bénéiciant de la force de frappe du premier groupe de luxe au monde, Fenty Beauty s’est lancée le même jour dans 1600 magasins Sephora (propriété de LVMH) implantés dans 17 pays à travers le monde. En un an, elle aurait déjà enregistré 500 millions d’euros de chiffre d’affaires. Dans un tout autre style, l’actrice Gwyneth Paltrow a bâti un empire avec sa société Goop, consacrée à la vie saine et au bien-être. Soit un site Internet, des cosmétiques, des livres, des conférences et, derrière, une équipe de 250 personnes. Sur le même créneau, The Honest Company, la marque de cosmétiques bio de l’actrice Jessica Alba, est valorisée à plus de 1 milliard de dollars. On ne sera donc pas étonné que la chanteuse Lady Gaga, la plus transformiste d’entre toutes, ait annoncé le lancement prochain de son propre label beauté, Haus Beauty.

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endant longtemps, la marque de célébrité

était synonyme des parfums de Céline Dion ou de Jennifer Lopez, des lacons vendus dans les rayons poussiéreux de Walmart, le roi de la grande distribution américain. «Un investissement sans risque destiné à un public de fans, des produits généralement jugés ringards et un marché qui vivote », rappelle Éric Briones, cofondateur de la Paris School of Luxury. Mais Kylie Jenner, Kim Kardashian ou Rihanna sont en train de modifier la donne, ainsi que les contours d’un monde de la beauté souvent rétif aux changements. Tout en séduisant les millennials, ces vingtenaires et trentenaires ciblés par toutes les stratégies marketing. À l’inverse de Céline Dion et de ses consœurs, ces stars-entrepreneuses ne se contentent pas de coller leur nom sur un flacon. Elles mettent les mains dans le cambouis. « Kim Kardashian, que je connais bien, travaille énormément. Elle est derrière chacun de ses produits, c’est une énorme bosseuse qui se lève à 6 heures tous les matins », raconte Carine Roitfeld, ancienne rédactrice en chef de Vogue Paris, qui lance, ce printemps, une collection de sept parfums sous son nom, sur lequel elle espère bâtir une vraie marque. Alors qu’elle était davantage attendue dans la mode, la global fashion director de la trentaine d’éditions du magazine Harper’s Bazaar a choisi Illustrations Eric Yahnker pour M Le magazine du Monde — 20 avril 2019

d’« être là où on ne l’attend pas », suivant les encouragements de son ami récemment disparu Karl Lagerfeld. Sa collection sera d’abord vendue sur le site de e-commerce Net-a-Porter. Mais la personnalité de la mode parisienne, forte de ses 1,2 million d’abonnés sur Instagram, n’entend pas s’arrêter là : «Mon rêve, si ça marche, serait de faire ensuite une collection vraiment abordable. Cela voudra dire que j’ai gagné le cœur de gens qui ne me connaissaient pas. » Pour toucher un large public, Carine Roitfeld tire les leçons des célébrités : «Avoir dirigé Vogue Paris m’a mis une couronne sur la tête, cela m’a ouvert beaucoup de portes, mais tout cela est limité au petit milieu de la mode. Je développe ma communication sur les réseaux. » Car c’est bien grâce à ces nouvelles plateformes d’échange que ces marques existent. Kylie Jenner ne règne pas seule sur ces nouveaux médias. Rihanna, alias « Badgalriri », afiche aujourd’hui 69,5 millions de followers sur Instagram, Kim Kardashian 134,1 millions… «Elles ont hacké les réseaux sociaux. Ce sont des machines de guerre marketing, estime Éric Briones. Elles mettent la touche finale au phénomène des “indies brands”, ces petites marques indépendantes qui modiient le visage de la beauté, en se faisant notamment connaître par les réseaux. Kim Kardashian a quand même réussi à vendre du parfum sur Internet sans qu’on puisse le sentir ! » Quant à Kylie Jenner,un iltre Instagram permet aux consommatrices potentielles de tester toutes ses couleurs de rouges à lèvres sur leurs selies. Ces personnalités ont en commun une chose dont rêvent les marques et qu’elles ne pourront jamais s’acheter : une histoire incarnée. Inutile de faire appel à des armées de marketeurs pour créer du storytelling. Quand Kim Kardashian lance ses parfums Crystal, elle raconte s’être inspirée des cristaux bienfaisants que lui ont offerts ses amies pour l’aider à surmonter l’épreuve de son braquage parisien, en 2016. Kylie Jenner est ilmée depuis l’enfance, et sa maturation de petite fille à jeune femme a été documentée quasiment jour après jour. Selon Pierre Bisseuil, directeur de recherche du cabinet de tendances Peclers Paris, «leurs marques fonctionnent car elles restent des icônes qui font rêver tout en étant devenues des personnes qui nous sont familières. En matière de maquillage, elles sont l’incarnation parfaite de ce que leurs produits sont capables de faire, leurs métamorphoses permanentes donnent une visibilité à leur performance». Entre selfies intimes et transformations publiques, ces femmes qui jouent au quotidien avec leur image offrent une mise en scène unique des produits. « Sur ce point, les poids lourds du secteur ne peuvent pas rivaliser », assure Éric Briones. Si Fenty Beauty est porté par LVMH, Rihanna n’en est pas moins impliquée. « C’est elle qui l’a •••

Kylie Jenner est la plus jeune milliardaire de l’histoire grâce à sa marque Kylie Cosmetics.



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••• inspirée, lançant l’idée d’une “marque pour tous”, conie Johnny Ribeiro, directeur Europe de Kendo. Elle tient la place aujourd’hui de directrice artistique, exactement comme dans une maison de mode. Elle exprime sa vision, suit l’avancement de chaque développement, qu’elle valide à toutes les étapes. » S’il assure que le désir n’a jamais été de « faire une marque de célébrité mais une “vraie” marque qui s’installe sur la durée », Johnny Ribeiro reconnaît que le compte Instagram personnel de Rihanna est « évidemment un énorme moyen de communiquer ».

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ortée par la personnalité de rihanna et le lancement de 40 teintes de fond de teint, la marque Fenty Beauty est devenue la igure de proue de la « beauté inclusive », cette idée d’une gamme de cosmétiques qui s’adresse à toutes les femmes, de toutes les carnations et morphologies. Les acteurs traditionnels du secteur ont pourtant fait beaucoup d’efforts ces dernières années, élargissant leurs gammes de teintes, faisant appel à des égéries moins blanches et moins iliformes. Mais comment rivaliser avec une star planétaire comme Rihanna ? Originaire de la Barbade, la peau mate et les formes assumées, elle éclipse tous les discours marketing. Tout comme Kim Kardashian avec ses courbes hors normes et ses origines arméniennes. Ces marques empruntent même à l’imagerie érotique, sans que cela ne pose problème. Elles donnent de leur personne. Pour ses parfums KKW Body, Kim Kardashian a fait dessiner un flacon à l’image de son anatomie tandis que Rihanna aligne les poses sexy sur son Instagram pour promouvoir ses labels beauté et lingerie, et que Carine Roitfeld apparaît nue dans une campagne d’afichage sauvage. On connaît des marques qui se font recadrer pour moins que ça. Si les chiffres sont importants, la taille de ces entreprises reste modeste. Un avantage dans le secteur. «On parle aujourd’hui de “californisation” de la beauté. L’industrie y est agile, rapide, avec des labos de formulation adossés aux usines de fabrication. En trois semaines, il est facile de sortir un nouveau produit», constate Éric Briones. D’autant plus simple que Kylie Jenner et Kim Kardashian sont les seules maîtresses à bord. Les gros

Entre photos et transformations publiques, ces stars qui jouent sans cesse avec leur image offrent une mise en scène unique de leurs produits. M Le magazine du Monde — 20 avril 2019

groupes mondiaux, eux, sont ralentis par une lourde machinerie de validations marketing en cascade et de tests d’eficacité, de tolérance, avant la mise sur le marché, notamment en Europe, où les contraintes légales sont nombreuses. Chez Fenty Beauty, on avoue chercher une certaine lexibilité tout en se défendant de faire de la « fast beauty ». « Tous les produits fabriqués dans les labos LVMH répondent aux standards de qualité et de sécurité de la maison, assure Johnny Ribeiro. On essaie bien sûr d’être réactifs, mais notre volonté est avant tout d’innover et d’être créatifs.» L’audace paie. Mais elle ne garantit pas la stabilité. Un produit aux résultats décevants peut vite se faire descendre sur les réseaux sociaux.Voire provoquer un scandale, comme The Honest Company de Jessica Alba en a connu un en 2014, quand des tests indépendants ont mis en doute la promesse de la société de ne pas utiliser certains composants chimiques. Or, en tant que personnages publics, les célébrités sont plus exposées aux faux pas et aux mauvais buzz que les acteurs traditionnels de l’industrie. Une prise de position malheureuse, et le vent peut tourner. «Elles sont aussi à la merci de l’essouflement possible du lien tissé avec leur communauté», note Pierre Bisseuil. Surpris par cette montée en puissance fulgurante des « indies brands », les géants traditionnels ont dû s’adapter. Ils ont lancé des mini-collections, en série limitée, pour coller à la rapidité demandée par les consommateurs. La communication a aussi changé. Les marques ont accéléré la création de contenus sur les réseaux sociaux et développé des partenariats avec des célébrités, à l’image de la gamme Maybelline, signée par le mannequin américain Gigi Hadid. Du côté des égéries, la in de l’ère des superstars distantes et inaccessibles a sonné, supplantée par le choix de personnalités plus connectées. On ne sera pas surpris que la marque Estée Lauder ait enrôlé Kendall Jenner (sœur de Kylie), aux 107,8 millions d’abonnés Instagram, ni que Dior ait choisi Bella Hadid, 23,8 millions d’abonnés, ou encore Cara Delevingne, 41,7 millions d’abonnés. « C’est un excellent choix, c’est une fille incarnée, moderne, active sur les réseaux », commente Carine Roitfeld. Mais les noms historiques de la beauté ont encore une carte à jouer : leur crédibilité en matière de soin. « Les consommatrices délaissent un peu les produits qui “camouflent”, comme le maquillage, au proit de ceux qui traitent, comme les crèmes, explique Mathilde Lion, experte beauté chez The NPD Group, spécialiste des études de marché. Les célébrités comme Kim ou Kylie ont-elles la légitimité pour faire du soin ? C’est moins sûr… » Un groupe comme L’Oréal, avec ses centres de recherche et d’innovation et son solide savoirfaire en matière de formulations, a encore de belles années devant lui.


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Coupes d’Angleterre. David Bowie, Boy George ou Alexander McQueen étaient des habitués. Créé en 1980 à Londres, Cuts fut plus qu’un salon de coiffure : un lieu de happening permanent où se mêlaient art, musique et drogue. Figure centrale des lieux, Steve Brooks a photographié chaque client dans les années 1990. Réunis dans un livre, ses clichés offrent une étonnante rétrospective capillaire. Steve BrookS éric AlBert photos

texte

20 avril 2019 — M Le magazine du Monde


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omment raconter un tel chaos ? Une sorte de happening permanent, à en croire Steve Brooks. « J’ai tenu vingt-huit ans, c’est incroyable. On sortait tous les soirs. C’était épuisant. » Son salon de coiffure, Cuts, est devenu culte dans les années 1980 et 1990. Un mélange de punk, de rock, de pop, de mode, d’art, de drogue, d’émergence de la communauté homosexuelle aussi… David Bowie, Boy George, Jean Paul Gaultier, Alexander McQueen, Keith Flint, le chanteur de The Prodigy récemment décédé, y sont tous passés se faire couper les cheveux. « Ils venaient parce que c’était un endroit vrai. Il n’y avait pas de prétention, pas de plan… » Cuts a été créé en 1978 par James Lebon, un coiffeur par ailleurs très impliqué dans le monde de la musique. Steve l’a rejoint un peu plus tard en tant qu’associé. Hormis une brève période où il a posé des dreadlocks et fait des couleurs, Steve n’a jamais coupé les cheveux. Lui dirigeait la petite entreprise, vendait sa ligne de produits pour cheveux, et a tenu pendant un temps une galerie d’art à l’étage. Plus que tout, il en était le personnage central, particulièrement après le départ de James au début des années 1990, remplacé ensuite par d’autres associés. Chez Cuts, les clients entraient parfois juste pour discuter. Certains se coupaient les cheveux eux-mêmes, utilisant des ciseaux qui traînaient. Un banc était installé à l’extérieur pour que chacun puisse passer le temps. « C’était constamment chaotique et mon rôle était d’éviter que ça ne dérive trop », explique Steve Brooks. Les différents coiffeurs avaient des projets artistiques en parallèle. Musique, art, vie nocturne, excès… La drogue était omniprésente. Pour Steve, l’héroïne des années 1980 a laissé place à la cocaïne des années 1990. C’est à peu près à cette période qu’il a pris un appareil photo, immortalisant chaque client de trois clichés en noir et blanc. « Ensuite, j’agrandissais les planches-contacts, puis je les afichais dans la vitrine. Les clients adoraient ça. » Pourquoi des photos? « Je m’ennuyais, je laissais libre cours à ma créativité, et je n’arrivais pas à avoir de relations sexuelles. C’était une façon d’exprimer tout ça. » Ces photos, prises sur une décennie, viennent d’être publiées dans leur quasi-intégralité dans un livre d’art. Steve Brooks n’a pratiquement pas travaillé dessus – il vivait à Cuba au moment où celui-ci était édité. Il a néanmoins choisi la photo de couverture, un anonyme aux airs de petit voyou : « Il est d’une beauté un peu brutale, c’est ce que je

M Le magazine du Monde — 20 avril 2019

voulais. » L’idée de la publication a émergé d’un documentaire, tourné sur plus de vingt ans par Sarah Lewis (No Ifs or Buts, sorti en 2018). La réalisatrice a été fascinée par les personnages qui déilaient à Cuts. Grâce à elle, Mark et Tyrone Lebon, respectivement frère et neveu de James Lebon, décédé d’une crise cardiaque il y a dix ans, ont redécouvert le stock de photos, qui offre une formidable rétrospective sur la mode de rue londonienne. Steve afirme que plusieurs tendances mondiales sont nées de ce minuscule salon de coiffure, initialement situé dans l’ouest de Londres puis à Soho. « On avait inventé la coupe “bouddha”, les cheveux presque rasés derrière et sur les côtés, avec progressivement plus d’épaisseur sur le dessus du crâne. Ça s’est ensuite transformé en coupe “aileron de requin”, et on a commencé à voir des gens dans le monde entier arborer la même coiffure. » Aujourd’hui entre deux emplois, Steve Brooks ne s’est nullement enrichi pendant ces trois décennies d’inluence sur l’allure de ses contemporains, contrairement au coiffeur Vidal Sassoon, par exemple, qu’il connaissait bien. L’envie était différente. « C’était un art de vivre. » Mark Lebon estime que les photos étaient une façon pour Steve de « s’astreindre à une discipline ». « Il était le principal provocateur [en français dans le texte] », explique-t-il. Steve utilise l’image d’un groupe de musique pour illustrer cette longue période de sa vie, qu’il a quittée il y a dix ans. « Il fallait que le groupe, dont j’étais le chanteur principal, finisse par se séparer. » La boutique existe encore aujourd’hui, sous le nom de We are Cuts, mais n’a plus de lien avec Steve Brooks ou la famille de James Lebon. Cuts, de Steve Brooks, Gimme 5 et DoBeDo Books (non traduit), 512 pages, 45 £.



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M Le magazine du Monde — 20 avril 2019



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Glamour ou naturelle, aventureuse ou fantasque, romantique ou provocatrice… la beauté est une expérience. photos

Harley Weir —

réalisation

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maquillage

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20 avril 2019 — M Le magazine du Monde



Robe en velouRs à pois, Balenciaga. boucle d’oReille avec peRle, Beige Éditions. TeinT : les beiges eau de TeinT (MediuM lighT), paleTTe essenTielle (beige MédiuM). poMMeTTes : Joues conTRasTe (Rouge pRofond), duo bRonze eT luMièRe (claiR), bauMe essenTiel (sculpTing). yeux : oMbRe pReMièRe (déseRT Rouge), les 9 oMbRes (édiTion n°2 QuinTessence), oMbRe pReMièRe cRèMe (lilas d’oR), calligRaphie de chanel (hypeRblack), sTylo yeux, waTeRpRoof (espResso), le voluMe RévoluTion de chanel (noiR). lèvRes Rouge alluRe velveT (Rouge chaRnel), le TouT chanel.


teint : Les Beiges eau de teint (MediuM Light), PaLette essentieLLe (Beige MédiuM), BauMe essentieL (transParent). yeux : OMBre PreMière gLOss (sOLaire). Lèvres : rOuge COCO gLOss (exCitatiOn), Le tOut Chanel. Page de drOite, CaPe PLissée en POLyester, Stella MCCartney.



Ci-Contre, Chemisier en soie, Saint Laurent par anthony VaccareLLo. Collier en perles, Beige ÉditionS. teint : les Beiges eau de teint (medium light), palette essentielle (Beige médium), Baume essentiel (transparent). yeux : omBre première gloss (lunaire), Baume essentiel (transparent). lèvres : gloss, volume (transparent), le tout chaneL.


Ci-Contre, pommettes : Contraste pink explosion. yeux : les 4 ombres (tissé Cambron), le Volume réVolution de Chanel (noir). sourCils : le Gel sourCils (transparent), Crayon sourCils (brun naturel). lèVres : rouGe allure VelVet (extrême idéal), le tout Chanel



Page de gauhe, robe en cuir Façon Python, n°21. teint : Les beiges eau de teint (MediuM Light), PaLette essentieLLe (beige MédiuM). yeux : bauMe essentieL (transParent). sourciLs : Le geL sourciLs (transParent), crayon sourciLs (brun natureL). Mains : vernis (Pure bLack et bLanc White), Le tout Chanel.



teint : Les Beiges eau de teint (MediuM Light), PaLette­ essentieLLe (Beige MédiuM), BauMe essentieL (transParent). yeux : Les 4 OMBres (tissé CaMBOn), Les 9 OMBres (éditiOn n°2 QuintessenCe), OMBre PreMière gLOss (sOLaire). Lèvres : rOuge COCO gLOss (LaQue nOire), Le tOut Chanel.


pommettes : Joues Contraste (pink explosion). yeux : les 4 ombres (tissé Cambon), le Voume réVolution de Chanel (noir). sourCils : le Gel sourCils (transparent), Crayon sourCils (brun naturel). lèVres : rouGe allure VelVet extrême (idéal), le tout Chanel. robe kimono en soie, BalenCiaga. bouCles d’oreilles aVeC perle, Beige Éditions.



teint : Les Beiges eau de teint (MediuM Light), PaLette essentieLLe (Beige MédiuM). yeux : CaLLigraPhie de ChaneL (noir), Le VoLuMe réVoLution de ChaneL (noir). sourCiLs : Le geL sourCiLs (transParent), Crayon sourCiLs (Brun natureL). LèVres : rouge aLLure VeLVet extrêMe (idéaL) et rouge CoCo gLoss (Laque noir), Le tout Chanel.



collier en perles, Beige Éditions. teint : les Beiges eAU de teint (MediUM light), pAlette essentielle (Beige MédiUM). BAUMe essentiel (scUlpting) yeUx : oMBre preMière gloss (lUnAire), BAUMe essentiel (trAnspArent), soUrcils : le gel soUrcils (trAnspArent). lèvres : le gloss volUMe (trAns­ pArent), roUge coco gloss (lAqUe noire), le toUt Chanel.


Mannequin : Raquel ZiMMeRMann @ViVa assistants photogRaphes : gwenaëlle tRannoy, Chloé May tRuong et JaMes Fonteneau assistantes stylistes : ChaRlotte thoMMeRet, laëtitia lepoRCq et KatheRine Kou DiReCteuR De Casting : pieRgioRgio Del MoRo CoiFFuRe : gaRy gill @stReeteRs, aVeC toM wRight et natsuMi ebiKo Maquillage : luCia piCa, global CReatiVe DesigneR pouR le Maquillage et la CouleuR De Chanel,aVeC KanaKo yoshiDa, Mayu yaMaJi pRoDuCtion : RoMain-DaViD CaRtageRa


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La cologne se rafraîchit les idées. l’eau de Cologne, à l’image éCornée, avait déserté les salles de bains. de plus en plus de parfumeurs lui redonnent ses lettres de noblesse. mixte, naturelle, plus ConCentrée, elle rivalise aveC les senteurs gourmandes en vogue. par

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l fallait oser.

En 2001, presque dix ans après Angel, Thierry Mugler prend le contre-pied du phénomène sucré en lançant une eau de Cologne, baptisée simplement Cologne. Dans l’imaginaire collectif, la référence à ce type de parfums aux agrumes n’avait rien d’élégant. Signé Alberto Morillas (Acqua Di Giò, Flower by Kenzo), le jus est salué par les connaisseurs : « En réairmant le nom “Cologne” et en réinventant les codes olfactifs, avec des notes vertes et une overdose de muscs blancs cotonneux, Mugler a déini un nouveau style », remarque Yohan Cervi, spécialiste de l’histoire de la parfumerie et rédacteur pour la revue Nez et le site Auparfum.com. Mais le public n’adhère pas : l’eau est un échec commercial. « Pour la plupart des gens, la cologne avait encore cette image de produit qui s’achète au supermarché. Le consommateur ne voyait pas forcément l’intérêt d’y mettre le prix », analyse le parfumeur Francis Kurkdjian.

M Le magazine du Monde — 20 avril 2019

Claire Dhouailly —

photos

Florent tanet

Autre temps, autres mœurs. Constatant le goût actuel pour les senteurs unigenres, authentiques et d’apparence naturelle, la marque Thierry Mugler ressort la même fragrance, renommée Come Together, enrichie d’une nouvelle collection de quatre eaux conçues pour se combiner entre elles. «Pour toutes les compositions, nous avons tenu à conserver une architecture de cologne, avec de la bergamote, du citrus, de la leur d’oranger, du petit grain. Nous y avons ajouté d’autres facettes et de la tenue», commente Pierre Aulas, directeur artistique olfactif de la maison. Avec leurs couleurs franches «instagrammables», elles sont ouvertement calibrées pour séduire les jeunes. «Certains aiment les choses très lourdes, sucrées, collantes, mais d’autres sont à la recherche de senteurs plus simples, plus fraîches, plus propres, avec une idée forte de naturalité», note Pierre Aulas. Cette saison, d’autres maisons de parfums, comme Louis Vuitton, qui joue également sur la séduction visuelle avec trois lacons aux couleurs pop, mais aussi Nicolaï, Mizensir ou

Le Couvent des Minimes, réactualisent cette « vieille » recette. « Au départ, nous nous sommes demandé comment exprimer la fraîcheur au xxie siècle. Nous nous sommes inspirés de ces eaux conçues il y a plusieurs siècles pour créer de véritables parfums », commente Jacques Cavallier-Belletrud, parfumeur exclusif Louis Vuitton. À l’origine, l’« eau admirable », rebaptisée « eau de Cologne » d’après la ville où s’est installé son fondateur, est un mélange d’huiles essentielles d’agrumes et de plantes aromatiques. « C’est l’une des premières compositions que l’on apprend en tant que parfumeur. Si l’on reste sur la structure la plus simple, c’est sans risque, ça sent toujours bon », raconte Olivier Polge, parfumeur exclusif Chanel. Jusqu’à la in des années 1960, les colognes pâtissent d’une image bas de gamme. Ce sont alors essentiellement des eaux de senteur peu onéreuses, peu concentrées (5 % d’huiles essentielles, contre 12 à 20 % pour les parfums), que les coquets des classes moyenne et ouvrière appliquent en splash après •••



••• la toilette. « Au moment de la révolution sexuelle, le secteur de la parfumerie s’est désembourgeoisé, et les “eaux fraîches” ont fait leur entrée au catalogue des parfumeurs », rappelle Yohan Cervi. Elles se nomment Ô de Lancôme (1969), Eau de Rochas (1970), Eau Folle de Guy Laroche (1970) et sont inspirées par l’Eau Fraîche de Dior (1955), celle qui donna son nom à cette famille de fragrances légères. « L’idée fut d’ajouter

Photos Florent Tanet pour M Le magazine du Monde

un léger fond chypré à une eau de Cologne pour la faire tenir un peu plus longtemps », commente Francis Kurkdjian. En 1977, la bombe olfactive Opium d’Yves Saint Laurent débarque, inaugurant une époque de parfums orientaux ultracapiteux. Les colognes et eaux fraîches n’ont plus qu’à bien se tenir. La légèreté refait surface dans les années 1990, notamment avec le succès planétaire de CK One, sorte de cologne moderne, qui

préigure celle de Mugler. Les colognes d’aujourd’hui sont conçues pour être tenaces. Sous une apparence de naturel, elles ont besoin de la synthèse pour faire tenir la fraîcheur. « Les consommateurs en veulent pour leur argent. Ils imaginent qu’un produit qui ne tient pas n’est pas de bonne qualité, ce qui n’a en réalité rien à voir », constate Yohan Cervi. Pour être sûres de convaincre,

à jouer sur le nom, en intitulant leurs collections Colognes Absolues chez Atelier Cologne, Cologne intense chez Jo Malone, Extrait de Cologne chez Roger&Gallet, Parfum de Cologne chez Louis Vuitton. Le nom le plus évocateur étant probablement celui choisi par Frédéric Malle, avec sa Cologne indélébile signée Dominique Ropion. Côté formulation, les concentrations sont poussées pour atteindre celles de véritables parfums et les parfumeurs prolongent la tenue éphémère des hespéridés en ajoutant des notes de fond musquées, boisées, ambrées. Les matières premières subissent également des traitements qui prolongent leur sillage. « Une essence classique de citron tient une minute sur la peau, mais, retravaillée, elle perdure deux heures », explique Jacques CavallierBelletrud. De cologne, certaines fragrances n’ont parfois plus que le nom. « Légalement, rien n’oblige à faire une vraie cologne pour s’appeler cologne », souligne Olivier Polge, qui, pour la collection les Eaux de Chanel, a conservé l’idée de fraîcheur de cette composition traditionnelle, l’entrée par les agrumes, ainsi que la simplicité du geste splash, tout en adoptant une structure plus sophistiquée de parfum. Le nom cologne, jugé « trop réducteur », n’a donc pas été retenu. Signe que, malgré tous leurs eforts, les colognes n’ont pas tout à fait ini leur opération de réhabilitation. les marques n’hésitent Pas


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fétiche

Fioles à lier. Le geste est peu fréquent en Europe mais, au Moyen-Orient, superposer les fragrances fait partie de la tradition. Là-bas, il est tout naturel de glisser, par exemple, une huile parfumée sous une eau de parfum. Avec la luxueuse et très esthétique collection The Alchemist’s Garden, le directeur artistique de la maison Gucci, Alessandro Michele, s’approprie la gestuelle et propose à chacun de se créer une composition unique. Avec le nez Alberto Morillas, il a travaillé des senteurs « primaires » rattachées à la nature (rose, violette, ambre, mimosa, iris, bois…). Les quatre huiles, les sept eaux de parfums et les trois eaux de toilette (en photo, la boisée Fading Autumn) s’utilisent en duo voire en trio, pour donner naissance à un sillage très personnel. Chaque fragrance peut aussi se porter seule. Une information rassurante étant donné les prix, pour le moins élevés. C. Dh. ColleCtion the AlChemist’s GArden, GuCCi. l’huile pArfumée, 365 € les 20 ml, l’eAu de pArfum, 295 € les 100 ml, l’eAu de toilette, 205 € les 150 ml. www.GuCCi.Com

20 avril 2019 — Photo Sergiy Barchuk pour M Le magazine du Monde. Stylisme Fiona Khalifa.


posts et postures

#hairy.

esprit des lieux

Œuvre capitale. par

fionA khALifA

leS accroS deS réSeaux Sociaux ne ceSSent de mettre en Scène leur vie à coupS de haShtagS et de SelfieS, lançant la tendance (ou paS). cette Semaine, Salut leS poiluS. par

cArine Bizet —

illustration

ALine zALko

S’il y a un domaine où la femme

Conçue par l’urbaniste Lucio Costa et l’architecte Oscar Niemeyer, Brasilia devient capitale oicielle du Brésil le 21 avril 1960.

Le PoLo. En maille de coton, Maje, 175 €. www.maje.com

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L’Affiche. Brasilia, sous cadre, Juniqe, 15,99 €. www.juniqe.fr

La preuve : la grande majorité des utilisateurs du #hairy (poilu, en VF) sont des mâles. Les demoiselles qui s’y risquent immortalisent dans la plupart des cas leurs « poils de tête» (aussi connus sous le nom de «cheveux»). Si le poil masculin triomphe sur Instagram, ce n’est pas sans but. Et là, on ne parle pas de toutes les possibilités de placer des blagues « poil au » dans la conversation : poil au nez, poil aux mains, poil au c… (oui, cela existe). Car les adeptes du #hairy sont souvent exhibitionnistes. Là où les dames se feraient supprimer leur publication, ces messieurs paradent tous tétons – poilus – dehors.Tout en muscles saillants et aussi lustrés que le poil, la main derrière la tête pour bien redresser le muscle pectoral et aficher au passage une toison coordonnée sous le bras, Mister #hairy maîtrise la pose séductrice devant le miroir de la salle de bains. L’incroyable Hulk à fourrure (sans le teint vert) est une espèce répandue, qui a un cousin un peu moins photogénique : le #hairy rondouillard et ses petites bouées molles sous le poil soyeux. Mais il se montre quand même, il n’y a pas de raison. Il fait penser à l’ourson Cajoline ? Mouais, il y a surtout des chances pour qu’il soit passif agressif, à l’affût de la moindre blague pour crier à la « grossophobie ». Imaginez plutôt un ourson en peluche croisé avec Chucky, la poupée maléfique. Depuis que le hipster et la barbe ne se quittent plus, le poil est aussi branché. Le poil au menton est une occupation à part entière qui a ses lignes de soin spécialisées, ses artistes et autres tailleurs – barbiers à faire grincer d’envie Edward aux mains d’argent. Malgré tous ces efforts, sur Instagram rien ne ressemble plus à une photo de barbu qu’une autre photo de barbu. Tous ces #hairy branchés ont appris à adopter LA bonne pose pour valoriser leurs effets : de deux tiers plutôt que de trois quarts, avec l’appareil au niveau de la poitrine pour une légère contre-plongée. Méiance tout de même : cette forêt de poils cache peut-

être une mauvaise surprise, un menton fuyant par exemple. Et puis le hipster passe tellement de temps à se lustrer le poil qu’il en oublie l’entretien de ses relations amoureuses. Enin, il y a le poil honteux. C’est l’instant coupe-faim comme seul Instragram peut en garantir : poils de dos frisés façon caniche anémique, poils d’orteils effet chenilles velues venimeuses… Un cauchemar pileux qui ose tout. Oui, même cette vidéo d’un homme avec deux bâtonnets de cire dans les narines pour éliminer les poils du nez. C’est comme regarder le clip d’une femme en train de se faire épiler le sillon interfessier à la cire. Un traumatisme. Et le plus triste dans tout cela : eh bien, les quelques photos de chiens ou de chats estampillées #hairy prouvent à l’homme velu et ier de l’être que ce n’est vraiment pas un exploit surhumain. On peut même afirmer que le poil, c’est rasoir.

René Burri/Magnum Photos

n’eSt paS l’égale de l’homme, c’eSt le poil.


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variations

Les fonds et la forme. Longtemps, les fonds de teint se sont contentés d’uniier la peau à l’aide de pigments colorés et de rélecteurs de lumière. Les avancées technologiques ont permis d’ainer ce ilm perfecteur, jusqu’à le rendre insoupçonnable. Aujourd’hui, le progrès passe par l’incorporation d’une concentration toujours plus grande de principes actifs ofrant un efet soin. Ainsi Dior promet-il, avec le nouveau Dior Forever Skin Glow, d’améliorer la qualité de la peau grâce à des extraits de leurs, et Laura Mercier enrichit son Flawless Lumière Radiance Perfecting-Foundation de vitamine C. Avec L’Essentiel, une formule à 97 % naturelle, Guerlain cible la lore cutanée pour revendiquer une action équilibrante, tandis que Chanel propose une eau de teint saturée d’agents hydratants et de microbulles d’huile et de pigments. C.Dh. de gauche à droite, L’essentieL, guerLain, 55 € Les 30 mL. www.guerLain.com Les Beiges, eau de teint, chaneL, 60 € Les 30 mL avec pinceau. www.chaneL.com FLawLess Lumière radiance perFecting-Foundation, Laura mercier, 49 € Les 30 mL. www.Lauramercier.com dior Forever skin gLow, dior, 50 € Les 30 mL. www.dior.com

20 avril 2019 — Photo Sergiy Barchuk pour M Le magazine du Monde. Stylisme Fiona Khalifa


vu sur le net

librement inspiré

Extrait de paradis. PoUR Sa PReMIèRe CRéatIon DanS La CoLLeCtIon JaRDInS, ChRIStIne naGeL, PaRfUMeUSe De La MaISon heRMèS, a PoUSSé La PoRte DU CéLèBRe et SeCRet “GIaRDIno De eDen”, à VenISe. par

C’est le plus grand jardin privé de Venise, le plus secret aussi. À la in du xixe siècle, Frederic Eden, un lord anglais au nom prédestiné, acquiert un terrain sur l’île de la Giudecca, pour y créer son jardin. Après sa mort, le domaine est racheté par la princesse Aspasie de Grèce, puis, en 1979, par le peintre autrichien Friedensreich Hundertwasser. Ce dernier, qui détestait les jardins à l’anglaise, y plante des orties et transforme en véritable jungle ce « paradis

Claire Dhouailly

terrestre » pourtant classé monument national. « Après sa mort, le jardin, qui appartient à sa fondation, a été nettoyé. Est alors apparu ce que la nature avait conservé du jardin d’Eden originel », raconte Christine Nagel, qui est allée y lâner à toutes les saisons. « En hiver, on sent l’odeur boisée des milliers de racines virevoltant au-dessus du sol ; en mai, celle des magnolias portée par la brise salée de la lagune ; en juin, le sillage délicat, entre jasmin et

leur d’oranger, des pittosporums ; en septembre, la senteur végétale de la vigne sur les murs ocre. » À l’époque de Lord Eden, des lys de la Madone leurissaient aussi au pied des vignes. La parfumeuse a assemblé avec délicatesse ces diférentes facettes pour donner naissance à un tableau olfactif de « toutes les vies du jardin », ticket d’entrée pour ce giardino de Eden fermé au public. Un Jardin sur la Lagune, Hermès, 113 € les 100 ml. www.hermes.com

lecture de salon Pages : 484 pages — Poids : 800 g Dimensions : 12,7 x 17,8 cm Palette graphique :

Fines leurs. Simple et élégant comme un bouquet parfaitement composé, ce livre a été imaginé par l’agence de design loral Putnam & Putnam, le duo de leuristes le plus en vue de Manhattan. Chaque page est consacrée à une leur, où sont mentionnés, à côté de la photo, son nom commun, son nom botanique, sa couleur, sa saison idéale et son emploi en bouquet. Pas moins de 400 variétés sont ainsi détaillées, de la blanche azalée au sombre arum Black Star. Les annexes livrent, quant à elles, des recommandations pour réussir ses compositions. Un guide aussi pratique qu’esthétique. C.Dh. Guide des leurs par couleurs, Darroch et Michael Putnam, Phaidon, 29,95 €.

Le succès des applications, telle Yuka, qui renseignent sur la composition des produits alimentaires témoigne de l’attente des consommateurs en matière d’information. La marque Guerlain s’y met à son tour et joue la carte de la transparence en créant la plateforme Bee Respect. Ici, pas d’évaluation mais la possibilité d’en savoir davantage sur le cycle de vie de 65 références, par l’intermédiaire du QR Code ou sur le site marchand en cliquant sur « traçabilité » sous les iches produits. L’origine des principaux ingrédients (naturelle ou synthétique), leur fonction, leur provenance sont détaillées, avec le nom des fournisseurs. Les matériaux utilisés pour les packagings sont aussi passés au crible et le bilan carbone est clairement indiqué. La marque annonce qu’elle ofrira cette traçabilité pour l’ensemble de son catalogue d’ici à 2020. Une première qui devrait inspirer la concurrence. C.Dh. www.guerlain.com

Hermès. Helena Kadji/M Le magazine du Monde

Le jeu de la transparence.


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ligne de mire

Rat des villes. jean-michel tixier

Illustration Jean-Michel Tixier/Talkie Walkie pour M Le magazine du Monde

par

20 avril 2019 — M Le magazine du Monde


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dans le bureau de…

Frédéric Malle. Alors qu’il décline son best-seller cArnAl Flower en huile pour le corps, l’éditeur de pArFums ouvre les portes de son Antre, situé Au seizième étAge d’un immeuble de mAdison Avenue, Au cœur de mAnhAttAn. propos recueillis par

Claire Dhouailly

1. les verres de murAno

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«Ils ont été créés par mon amie Marie Brandolini. Elle s’est installée à Venise à la in des années 1980 et y a fondé la société Laguna B, spécialisée dans le verre artisanal de Murano, notamment dans les goti, des gobelets colorés traditionnels. J’ai toujours eu ceux-ci sur mon bureau, pour des raisons esthétiques et sentimentales. Aujourd’hui, c’est son ils Marcantonio qui gère l’entreprise. En 2017, nous avons lancé ensemble une collection de bougies parfumées en verre de Murano.» 2. lA cArte postAle

« Je la trouve très drôle ! Elle m’a été envoyée par l’un de mes amis proches, l’artiste Konstantin Kakanias. Il l’a customisée avec son personnage de Mrs Tependris, qui a fait l’objet d’expositions et de livres. Nous avions déjà collaboré, notamment sur l’ouvrage De l’art du parfum et pour créer les fresques des murs de ma boutique à Los Angeles.» 3. lA pierre

« Elle est entourée d’une corde, c’est un objet japonais que j’ai sur mon bureau depuis l’époque où j’étais consultant chez Christian Lacroix. J’ai besoin de m’entourer d’objets familiers. Je m’en sers de presse-papiers, posé sur la pile des choses que j’ai à faire. Je ne les effectuerai probablement pas toutes, et voir ce beau galet par-dessus m’incite à me sentir moins coupable.» 4. le tAbleAu

« C’est une toile d’Eduardo De Soto, un artiste vénézuélien emblématique du mouvement cinétique. Lorsque j’étais enfant, j’étais fasciné par ses tableaux, que je voyais dans les vitrines, à Saint-Germain-des-Prés. Des années plus tard, j’ai acheté celui-ci lors d’une

vente aux enchères. Il date des années 1960, c’est l’un de ses premiers. Je l’ai gardé un moment dans mon appartement avant de l’apporter ici. J’aime avoir un peu de chez moi dans mon bureau.» 5. le trophée

« Les récompenses, ce n’est pas trop mon truc. Ce Game Changer Award est l’une des seules qui m’a fait vraiment plaisir. Attribuée à la personne qui a le plus changé le métier, elle m’a été remise en 2018 par Leonard Lauder, un homme que j’admire énormément. Cela m’a beaucoup touché, mais je ne l’exhibe pas, elle est généralement rangée tout en haut de ma bibliothèque.» 6. l’humidiFicAteur

«C’est un objet très laid mais essentiel. À New York, l’air est tellement sec ! Mon bureau est largement vitré, j’ai une vue merveilleuse, mais les fenêtres sont mal isolées, le chauffage est trop fort, l’air manque d’humidité. À force, ça abîme le nez; or mon métier m’impose de pouvoir sentir correctement. C’est le parfumeur Carlos Benaïm qui m’a conseillé ce matériel. J’utilise aussi du sérum physiologique, ainsi je peux passer l’hiver sans avoir le nez craquelé.» 7. lA photo Avec Alber elbAz

« Elle a été prise par la journaliste de mode Suzy Menkes à Mascate, la capitale du sultanat d’Oman, dans un décor totalement dingue, au moment de la sortie du parfum Superstitious, que j’ai créé avec le couturier Alber Elbaz. Je reste proche des personnalités avec lesquelles je collabore. Faire un parfum ensemble exige une certaine intimité.Quand on se côtoie pendant des mois, puis qu’on promeut le parfum à travers le monde, on reste forcément lié, comme une équipe de cinéma ou des copains de classe.» 20 avril 2019 — Photo Adrienne Grunwald pour M Le magazine du Monde


Masami Lavault cultive en plein Paris un jardin de 80 variétés de fleurs sans aucun produit chimique.

tête chercheuse

Fleur de Paname. «C’était un petit jardin / Qui sentait bon le Métropolitain», chantait Jacques Dutronc en 1972. Cette mélodie, Masami Lavault doit l’avoir dans la tête tous les jours. Cette Franco-Japonaise de 31 ans, designer industrielle de formation, a ouvert il y a quelques mois la première ferme lorale urbaine de Paris, dans le 20 e arrondissement. Cette bonne idée ne lui est pas venue tout de suite. Diplômée de la Central Saint Martins de Londres, elle confectionne d’abord des modèles de sacs à main mais a l’impression de «ne rien faire d’utile». Alors, en 2013, elle plaque tout pour «vivre en plein air». Au Maroc, dans une ferme biodynamique, puis au pays de Galles, où elle découvre le travail des leurs. «Je faisais tout, de la plantation à la récolte et à la mise en pot. C’était incroyable. Et c’était le seul secteur où il n’y avait pas d’invendus, car les gens adorent les leurs.» Après un séjour au Japon où elle apprend comment utiliser des micro-organismes dans l’agriculture, elle revient à Paris, sa ville natale, et remporte un appel à projets porté par la municipalité pour végétaliser la ville. Caché derrière les murs du cimetière de Belleville, entre des barres d’immeubles, son «petit jardin» de 1200 mètres carrés voit leurir du pavot, des tulipes, des narcisses… près de 80 variétés, cultivées sans pesticide ou insecticide ni engrais chimique, destinées aux leuristes comme aux particuliers. M.Bo. www.pleinair.paris

expo

On dit d’elle qu’elle inventa la cosmétique moderne. Partie de rien, la Polonaise Helena Rubinstein est la première à revendiquer une approche scientiique dans la beauté lorsqu’elle crée son entreprise, en 1902. Le Musée d’art et d’histoire du judaïsme consacre une exposition à cette (petite) femme d’afaires – elle mesurait 1,47 m – qui entendait accompagner l’émancipation des femmes en leur donnant les moyens de prendre soin d’elles. Surnommée « l’impératrice de la beauté » par Jean Cocteau, on la découvre aussi modèle pour Salvador Dalí ou Marie Laurencin, et grande collectionneuse. L’exposition réunit trois cents documents, objets, photos, vêtements et œuvres d’art, parmi lesquelles des tableaux de Marc Chagall, Maurice Utrillo et Sarah Lipska, témoignages du parcours étonnant de cette femme avant-gardiste. C.Dh. « Helena Rubinstein. L’aventure de la beauté », Musée d’art et d’histoire du judaïsme, jusqu’au 25 août. www.mahj.org

Hélène Combal-Weiss. Collection Lilith Fass, Paris

Première dame.


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ceci n’est pas...

un haltère. Fixé sur le côté, un cercle d’argent gravé annonce la couleur : « 2 kg ». Pourtant, cet objet, en noyer, volumineux et racé, n’a pas pour fonction première d’être soulever dans une salle de musculation : il s’agit d’un presse-papiers destiné à rester bien statique sur un bureau. « J’aime repousser les limites de la création et jouer à déconstruire les apparences des objets », indique l’inventeur de cet accessoire trompe-l’œil, David Linley. Fils du photographe Antony Armstrong-Jones et de la princesse Margaret (la sœur cadette de Sa Majesté Elizabeth II), celui qui est aujourd’hui comte de Snowdon et vingtième dans l’ordre de succession au trône d’Angleterre, imagine depuis 1985 des meubles haut de gamme et des accessoires très british (cendrier à cigares, shaker à cocktails, boîte de rangement pour le cricket…), confectionnés au siège de la grife, à Londres. Et si le designer préfère ici faire de l’haltère un outil littéraire plutôt que sportif, il ne dédaigne pas l’activité physique pour autant : monsieur le comte est un cycliste averti qui pédale souvent dans la capitale britannique. V.Pé.

mr Porter

Presse-PaPiers en noyer et argent, LinLey, 120 €. www.mrPorter.com

20 avril 2019 — M Le magazine du Monde


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à l’origine

Peinture fraîche. TouTes les Tendances onT une hisToire. Pour “M”, serge carreira, enseignanT à sciences Po eT sPécialisTe de la Mode, en reMonTe le fil. ceTTe seMaine, le Tie and dye. photos

Joaquin Laguinge —

Fruit d’un curieux brassage entre techniques ancestrales et cultures contestataires des années 1960, les dégradés de couleurs tie and dye semblent avoir trouvé une nouvelle expression sur les podiums cette saison. Pour sa première collection masculine chez Louis Vuitton, le créateur et DJ américain Virgil Abloh, idole des

M Le magazine du Monde — 20 avril 2019

stylisme

LaËtitia Leporcq

jeunes, imagine un été 2019 aux couleurs de l’arc-en-ciel avec plusieurs variations de tie and dye. Appelée, en bon français, « teinture par nouage » et initialement apparue en ExtrêmeOrient, cette technique d’imprimé consiste à nouer – « to tie » – un vêtement avant de le teindre – « to dye » – en le plongeant dans un bain de


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5 Tee-shirt Violina en coton, Gérard Darel, 70 €. www.gerarddarel.com (1)

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Tee-shirt en coton, Sandro, 95 €. fr.sandro-paris.com (2) Tee-shirt en coton, Polo Ralph Lauren, 85 €. www.ralphlauren.fr (3) Tee-shirt en viscose, Michael Kors, 75 €. www.michaelkors.fr (4) Tee-shirt Batwin Logo en coton, Levi’s, 29 €. www.levi.com (5) Tee-shirt en lin, Majestic Filatures, 80 €. www.majestic filatures.com (6) Tee-shirt en coton, Eleven Paris, 39 €. elevenparis.com/fr/ (7)

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colorants. On en trouve des traces dans les textiles du Japon mais aussi de Chine, d’Inde et de Malaisie sur les costumes traditionnels datant d’avant le tournant du premier millénaire. Symbole des philosophies paciistes et d’épanouissement personnel venues d’Inde, le tie and dye séduit la jeunesse américaine des années 1960, réfractaire à la guerre du Vietnam. Appliquée sur des tee-shirts, cette technique artisanale s’impose comme un geste de rejet de l’ordre établi. Ainsi, lors de la grand-messe de Woodstock, en 1969, Janis Joplin, Joe Cocker ou John Sebastian se produisent sur scène avec ces looks bariolés. C’est l’un des emblèmes de ces années psychédéliques et hippies, des squats artistiques de San Francisco aux plages d’Ibiza, d’autant que chacun peut faire sa propre pièce tie

and dye, à moindre coût. Leurs héritiers désenchantés reprennent à leur compte ces vêtements « système D » dans les années 1990, comme la mouvance du grunge qui cherche des alternatives à la société de consommation. Engagé et écolo, le tie and dye fait un retour cet été. Stella McCartney, Miuccia Prada ou des labels émergents comme 1017 Alyx 9SM et Eckhaus Latta distillent dans leurs collections ces dégradés multicolores. Chez Paco Rabanne, par exemple, Julien Dossena propose une silhouette estivale avec un tee-shirt noué combiné à une jupe paréo style indien. C’est une forme de réponse positive au contexte morose, une aspiration à un mode de vie centré sur le bienêtre avec une dimension spirituelle. Le goût d’évasion en plus.


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MA VIE EN IMAGES

Alors qu’elle n’avait que 9 ans, le film “Le Sauvage”, de Jean-Paul Rappeneau, lui donna envie d’être nez. Aussi créative que discrète, elle a conçu l’accord figuier en parfumerie et des senteurs poétiques et exigeantes comme En Passant pour Frédéric Malle et L’Éther pour sa marque, Iunx. PROPOS RECUEILLIS PAR

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CLAIRE DHOUAILLY

1 - «Cette photo date de ma période petit garçon. On m’appelait “le hérisson”. Mon père, Francis Giacobetti, est photographe. Il faisait beaucoup de photos de mes deux grandes sœurs et moi. Je me cachais, je détestais ces séances organisées à la maison ou en studio. Son regard me gênait, car il n’était plus celui de mon père, il devenait un étranger et je me sentais quelqu’un d’autre. J’en ai gardé une méiance à l’égard de l’objectif. Je déteste être ilmée ou photographiée.» 2 - «Le iguier est l’arbre de mon enfance. Celui de notre maison de vacances était si grand que j’y avais construit une cabane, c’était mon refuge. Vingt ans plus tard, j’ai créé la bougie Figuier pour Diptyque, puis Premier Figuier de L’Artisan Parfumeur. Quand je me suis installée à New York, il y avait quelques plantes sur notre terrasse, mais pas de iguier, et puis, un matin, j’ai trouvé une pousse, une petite feuille dans un pot de camélia. Un miracle. Ce doit être mon arbre “ange gardien”.» 3 - «Les deux grandes découvertes de ma vie ont été mon métier et devenir mère. J’ai eu la chance de trouver ma passion à 17 ans. La parfumerie m’a imposé une forme de patience et d’équilibre. La maternité a donné un sens à ma vie et m’a fait découvrir une douceur que j’ignorais chez moi.»

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4 - «Mon père m’a offert cet autoportrait de Man Ray. Je l’ai même sauvé en le nettoyant à la gomme après un incendie. Centimètre par centimètre, j’ai réussi à effacer la suie qui recouvrait son visage. J’ai une affection particulière pour cette image, qui est la seule photo que je garde dans mon laboratoire. Elle est sombre, presque dure, mais elle fait partie de mon quotidien. C’est un repère.» 5 - «Je suis partie à New York sur un coup de tête pour y rester un an. C’était il y a dix ans et j’y vis toujours. J’adore prendre le métro, j’y sens le pouls de la ville, sa densité, sa réalité, sa folie. J’ai pris cette image en pleine journée à la station Park Side Avenue, à Brooklyn. New York est une vraie fourmilière mais, parfois, sans raison, on se retrouve seule sur un quai presque désert.» 6 - «Ce carnet date de l’anniversaire de mes 17 ans. Je venais d’intégrer la société Robertet en tant qu’assistante parfumeuse. Ma mère me l’avait offert pour écrire mes premières notes. Il ne m’a jamais quitté. Il est devenu ma bible de matières premières. Quand je l’égare, cela me rend folle.» 7 - «Je suis fascinée par les spectacles de butô de la compagnie Sankai Juku. Dans “Umusuna”, les danseurs, presque nus, unis par une poudre blanche, célèbrent les étapes de la vie. Il s’en dégage quelque chose d’irréel, une grâce. Ma dernière création pour Iunx, Talc, évoque cet univers, la sensation d’un nuage de poudre qui s’envole.»

Francis Giacobetti (x 2). Olivia Giacobetti (x 4). Jack Vartoogian/Getty Images

Olivia Giacobetti.


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éléments de langage

Le Kobido. d’origine japonaise, Cette teChnique de massage profond du visage est à la Carte des spas et des instituts les plus à la pointe. par

Claire Dhouailly

Ce nom tout en voyelles (littéralement « voie anCienne de

une technique de massage du visage née en 1472 au Japon, où elle est élevée au rang d’art. Conçu pour entretenir la jeunesse des traits, le Kobido est considéré comme le modelage facial le plus technique, avec ses 48 types de gestuelles. Cette pratique prisée des impératrices et des geishas est le fruit de la rivalité entre deux maîtres d’Amma, le massage antérieur au shiatsu. « Pendant plusieurs mois, ils ont confronté leurs techniques sans que l’on parvienne à les départager. Ils ont alors décidé d’unir leurs compétences et ont fondé le Kobido », résume le masseurkinésithérapeute Gil Amsallem, qui a créé le soin Kobido du spa de l’hôtel Es Saadi à Marrakech. Aujourd’hui, Shogo Mochizuki, descendant de l’un des fondateurs, perpétue la tradition en formant des praticiens, dont ceux du George V, à Paris, qui n’hésitent pas à facturer 585 euros la séance de cinquante minutes. Des protocoles plus abordables sont proposés, notamment dans les spas Cinq Mondes ou chez Aline Faucheur, auteure du livre Kobido, le lifting naturel japonais (Hachette Pratique) et première

thérapeute à avoir introduit ce massage en France. «On reconnaît le Kobido à son rythme. Se succèdent des percussions, des battages, des pincements, des mouvements lents et d’autres rapides. On part des tissus supericiels pour aller vers les plus profonds, jusqu’à travailler les muscles. On cherche à les détendre là où il y a des crispations et à les toniier là où il y a un relâchement.» Pour faciliter la « prise » de la peau et des muscles, le massage se pratique à l’aide d’une crème. « L’huile est trop glissante », précise Othilie Faucheur, qui suit les traces de sa mère et propose un Kobido au salon l’Atelier Blanc à Paris. Les praticiens recommandent de réaliser à domicile quelques gestes stimulants au moment d’appliquer sa crème, de manière à entretenir les résultats entre deux rendez-vous. Car pour constater une transformation sur la durée, une seule séance ne suirait pas… De gauche à droite, Crème de massage, Cha Ling, 130 € les 50 ml. www.cha-ling.com Crème hydratante parfaite pour le visage, Aésop, 100 € les 60 ml. www.aesop.com Géto suprême, la crème, Cinq Mondes, 290 € les 50 ml. www.cinqmondes.com

Helena Kadji/M Le magazine du Monde

beauté ») désigne

20 avril 2019 — M Le magazine du Monde


fil conducteur

L’Oslo alternatif. Traversé par la rivière akerselva, Grünerlokka fuT l’épicenTre de la révoluTion indusTrielle en norvèGe. souvenT comparé à Brooklyn, le quarTier esT devenu le plus vivanT de la paisiBle capiTale. par

AlexAndre duyck —

illustration

l’Atelier cArtogrAphik

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1 — l’amérique au nedre lokka

2 — les fifTies à reTro lykke

Grünerlokka a longtemps été surnommé «Ny York». Ce bar à cocktails est aménagé avec de gros canapés de cuir et des plantes grimpantes au-dessus du comptoir. Nedre Lokka aurait tout à fait sa place à Brooklyn. Les cocktails qu’on y boit racontent, à travers leurs noms, les histoires du quartier ouvrier norvégien. La partie restauration est assurée à tour de rôle par des cuisiniers en résidence.

On dirait une pin-up américaine des années 1950. Tonje Fagerheim tient cette boutique située dans la très chic Markveien, qui regorge de magasins vintage. Celui-ci vaut particulièrement le détour, car il fait aussi café. On y trouve des objets, des luminaires et surtout de beaux vêtements des années 1950-1960, essentiellement américains.

Thorvald Meyers gate, 89. Du lun. au ven., de 16 h à 1 h. Le week-end, de 16 h à 3 h. www.nedrelokka.com

Markveien 35. De 9 h à 18 h du lundi au vendredi, de 10 h à 18 h le samedi, de 11 h à 18 h le dimanche.


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carnet pratique Y aller

A/R Paris-Oslo à partir de 98 € avec Air France. www.airfrance.fr Y séjourner

Situé en bordure de Grünerlokka, au cœur de l’écoquartier Vulkan,

où se trouvent les halles et le marché alimentaire, le Scandic Vulkan (149 chambres) est l’un des hôtels les plus écologiques de Norvège. Maridalsveien 13. Chambre double à partir de 138 €, petit-déjeuner compris. www.scandichotels.com

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3 — le mix culturel au parkteatret

4 — un petit café chez tim Wendelboe

5 — traditions à la honse-lovisas hus

Cet ancien cinéma, bâti en 1907, est situé sur la Olaf Ryes plass, la place principale du quartier, carrée et très élégante. Des ilms et des documentaires y sont encore projetés le mercredi soir, mais le lieu sert surtout de bar et de salle de concerts, pouvant accueillir 500 personnes. Programmation pop-rock essentiellement, mais aussi rockabilly, jazz et blues. Un mix de Bataclan ou d’Olympia, et d’un vieux cinéma de Saint-Germain-des-Prés.

Selon le New York Times, c’est «un troquet tenu comme un étoilé Michelin». Le plus petit café de la ville est aussi une maison de torréfaction et porte le nom de son propriétaire. Mieux vaut ne pas y commander de bière, mais plutôt l’un des crus arabica ou robusta venus d’Afrique ou d’Amérique du Sud. Grand choix de variétés sur place et à emporter, musique jazzy douce et nombre de tables toutes riquiqui (ce qui en fait aussi le charme).

Façade rouge et fenêtres blanches, cette maison de campagne traditionnelle date de 1800. Elle fut habitée à l’origine par un menuisier, puis baptisée en hommage à l’un des personnages de l’écrivain Oskar Braaten. Perchée sur les hauteurs du quartier, juste au bord des chutes d’eau de la rivière Akerselva, elle abrite un petit musée, une boutique et un agréable café.

Olaf Ryes plass 11. www.parkteatret.no

Grüners gate 1. www.timwendelboe.no

Sandakerveien 2. www.oslomuseum.no/aktivitet/ honse-lovisas-hus-arbeidermuseet 20 avril 2019 — M Le magazine du Monde


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Ces jours-Ci, le jardin s’éveille, la vie reprend. Un

seul regard suit pour consta­ ter que les plantes s’épanouissent de plus belle – la croissance peut être specta­ culaire en cette période de l’année. C’est le moment de préparer, avec force tuteurs et piquets, le jardin à ce nouvel élan. Il n’y a rien de plus frustrant que de rectiier trop tard la trajectoire d’une plante. Le résultat est inéluctablement laid, quand les branches ploient artiiciel­ lement et se brisent sous l’efort. Idéale­ ment, les végétaux d’un jardin ou d’un massif sont aménagés de façon à se sou­ tenir mutuellement et naturellement. Des grimpantes s’élèvent au beau milieu des arbustes et des massifs de vivaces, et les plantes, de diférentes tailles, s’entraident. Il y a toujours des exceptions à la règle cependant. Et, quand l’espace disponible est réduit, passer de la théorie à la pra­ tique n’est pas si facile. C’est pourquoi il faut saisir le bon moment pour accompa­ gner les plantes dans leur croissance, en leur fournissant des tuteurs – qui dispa­ raîtront dans la verdure dès la in du printemps. Ces tiges peuvent être ache­ tées ou fabriquées, le bois de saule et de frêne s’y prête particulièrement. Le métal constitue aussi une bonne solution sur le long terme. Cela paraîtra peut­être paradoxal, quand on sait que j’ai consacré ma dernière chronique à l’accumulation d’objets dans certains jardins. Mais ces tiges ont une réelle raison d’être, surtout celles qu’on a fabriquées soi­même. Le jardin est dans les starting­blocks, veillez à ce qu’il prenne un bon départ.

garden-party

par

Photo Jo Metson Scott pour M Le magazine du Monde — 20 avril 2019

John Tebbs,

jardinier anglais

Traduction : Agnès Rastouil

Relais de croissance.


MAMIE

35 bis, rue Jean-de-la-Fontaine, Paris 16e. www.mamiejeanimbert.com Ouvert tous les jours, sauf le samedi midi et le dimanche, de midi à 14 h 30 et de 20 h à 22 h 30.

COMME SI VOUS

(Y)

ÉTIEZ

Famille d’accueil. PAR

MARIE ALINE

VOUS ÊTES CETTE FEMME BLONDE DÉCOLORÉE AU CORPS PARFAIT,

Vous allez à la salle de gym tous les jours. La retraite, c’est aussi ça. Après votre cours de Zumba, vous prenez le temps de flâner et cela fait un moment que vous voyez des travaux dans le restaurant d’en face. L’Acajou de Jean Imbert s’est refait une beauté, après quinze ans de bons et loyaux services. D’ailleurs, ça ne s’appelle plus L’Acajou, mais Mamie. Vous vous êtes renseignée et vous êtes tombée sur des photos du cuisinier qui pose avec sa grand-mère. Elle a l’air gentil des vieux de la campagne, un beau produit d’appel pour les gens en mal d’authenticité. Le restaurant est joli, il y a une grande table d’hôtes en bois, un papier peint printanier, des

Illustration Satoshi Hashimoto pour M Le magazine du Monde. Marie Aline ×3

MALGRÉ LE TEMPS QUI PASSE.

L’ADDITION Autour de 45 €.

luminaires chinés, des planches d’herbier mises sous cadre… Sur les tables, des baguettes de pain sont disposées à côté de coupelles garnies d’une petite pyramide de beurre au piment d’Espelette de chez Bordier.

DÉLIT D ’INITIÉS Si vous rêvez d’un dîner en tête à tête, précisez-le au moment de la réservation (il y a deux tables intimes), car le restaurant est pensé pour que tout soit partagé : des plats à la conversation.

Un jour, vous voyez deux jeunes femmes savourer ce qui ressemble à un œuf d’autruche et une sorte de meringue. Intriguée, vous frappez au carreau et leur demandez ce que c’est. Sur leurs lèvres, vous lisez « une île flottante, entrez, venez la goûter ». Vous y allez. Vous n’osez pas prendre la cuillère qu’elles vous tendent, mais vous vous attablez. Vous commandez des asperges grillées, une endive au jambon et, tant pis, vous partagerez le dessert avec un inconnu – tous les desserts, qui ont été pensés avec le fameux pâtissier Cédric Grolet, sont à partager. En attendant, vous picorez des chips de racines de persil. Elles sont légères, vous font penser au panais en plus subtil. C’est une découverte heureuse. À côté de vous, un homme mange une salade de mâche avec un œuf mimosa et du lard. « C’est gras », dit-il. Vous le croyez. La mâche semble fatiguée, comme assommée par le lard qui fond gentiment.

LES INCONTOURNABLES Les chips de racines de persil, l’endive au jambon, les asperges.

Les asperges sont délicieuses. Vous vous félicitez de votre choix. Lorsque les endives au jambon se présentent, vous êtes plus dubitative. Servies dans un plat rond en cuivre, elles sont noyées sous une béchamel gratinée. Vous les sortez de là. Elles aussi sont grillées. L’alliance avec le jambon est douce-amère, donc parfaite. À vos côtés, le voisin râle à propos de la blanquette de veau qu’il trouve également trop grasse. Il vous propose de goûter. Cette fois, vous ne dites pas non (ça doit être l’efet table d’hôtes). Le riz est al dente, la carotte caramélisée, le veau bien braisé. Mais, c’est vrai, le gras envahit votre palais dès la première bouchée. L’heure du dessert approche, votre voisin accepte de partager « l’œuf en neige ». Manque de chance : malgré un dispositif original (la crème anglaise est cachée dans un œuf en chocolat blanc que l’on doit casser sur le blanc en neige), cette île flottante est vraiment trop sucrée. À croire que votre voisin porte la poisse.

LES BÉMOLS La salade de mâche, l’œuf en neige.

LA SENTENCE Le recours à la grand-mère relève de la posture, les plats sont un peu gras et l’addition un brin salée. Malgré tout, c’est un lieu généreux où l’on passe un bon moment.


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je suis quasiMent née dans une bouLangerie.

Mes parents ont monté leur première afaire, La huche à pain, à Vannes, dans le Morbihan, quand j’avais moins de 2 ans. Ils étaient très jeunes, j’étais leur premier enfant, puis quatre autres ont suivi, ainsi que des boutiques. Avec mes frères et sœurs, nous avons littéralement grandi dans cette boulangerie donnant sur la place des Lices, qui est aussi la place du marché. Notre vie était liée à celle de la boutique. Nos chambres se situaient au-dessus du fournil, et la cuisine était au bout du comptoir, dans le magasin. On se réveillait avec les odeurs de pain, de beurre, de caramel, on se glissait en pyjama derrière le comptoir, pour aller jusqu’à la cuisine. Les employés de la boulangerie étaient aussi nos baby-sitters. C’est là que je me suis construite, et que j’ai développé mon goût – voire mon obsession – pour la nourriture.

J’aime les choses simples, comme les œufs à la coque que l’on mangeait le dimanche, en revenant de la ferme de mes grands-parents, avec des œufs tout frais. J’ai aussi été élevée aux rognons de veau, aux bigorneaux, au pâté de campagne. Tous mes grands-parents étaient agriculteurs, ça aussi, ça m’a structurée. Je me souviens du geste pour tuer le lapin, de l’odeur du poulet plumé au chalumeau, du lait de vache tout chaud, juste après la traite. Au goûter, je rafolais du gochtial, un pain brioché que l’on tartinait généreusement de beurre salé. On ne le trouve que dans la région de Vannes, et cela a toujours été l’une des spécialités de mon père. Le kouign-amann est une autre histoire : c’était évidemment l’un des classiques de la maison, et mon père le prépare divinement, mais, enfant, je n’en mangeais pas. Les mercredis et les samedis, je vendais souvent les kouign-amann et autres

une affaire de goût

Atout beurre. cofondatrice du guide My LittLe Paris, céLine orjubin a grandi, dans Le Morbihan, entre Les odeurs de Pain et de caraMeL de La bouLangerie de ses Parents. c’est à son arrivée à Paris qu’eLLe finit Par aPPrécier Le kouign-aMann de son Père. par

camille labro —

photos

julie balagué

pâtisseries sur le marché – j’en proitais pour faire du troc avec la vendeuse de bijoux (une chouquette contre une barrette) ou le dessinateur de rue (une religieuse contre un croquis)... Et puis, il y avait les fêtes médiévales en été. Là, j’étais déguisée en Bigoudène de pied en cap pour vendre de petits kouignamann. Ces pâtisseries «iconiques» me sortaient par les yeux. Je n’ai commencé à les apprécier qu’une fois à Paris, où je m’étais installée pour mes études. Il y a dix ans, on a monté My Little Paris, avec Fany, Amandine, Anne-Flore et Kanako. Aucune de nous n’est parisienne d’origine, et je crois que ce n’est pas un hasard : nous avons toutes rêvé de Paris avant d’y arriver, et nous aimons toujours autant pousser les portes et goûter cette ville. Dans nos bureaux, qui sont comme une maison, la cuisine est au cœur de l’action. Nous sommes 130 aujourd’hui, nous déjeunons tous autour de la table d’hôtes et nous avons même notre «My Little Chefe», Marion. J’adore toujours autant manger, mais je suis végétarienne depuis sept ans. Autant dire que l’un des seuls héritages culinaires qui subsiste, avec le pain-beurre, est le kouignamann, dont je rapporte toujours des cargaisons quand je reviens de Vannes. www.mylittleparis.com www.mylittlebox.fr

le s ko u ig n amann de céline orjubin Pour 8 à 10 kouignamann individuels 250 g de farine T55 10 g de levure boulangère 5 g de sel 20 g de sucre 135 g d’eau 200 g de beurre demi-sel 200 g de sucre semoule + 20 g pour parsemer

i Mélanger la farine, le sel, le sucre et la levure émiettée. Ajouter l’eau, et pétrir jusqu’à l’obtention d’une pâte ferme et lisse. Laisser reposer 1 h au frais. ii Sur un plan de travail fariné, étaler la pâte en formant un carré. Laisser une grosse épaisseur au centre, y placer le beurre, puis le sucre, et rabattre chaque coin pardessus. Étaler le pâton pour obtenir un rectangle 3 fois plus long que large. Rabattre le rectangle sur lui-même en 3. Mettre au frais 30 min. iii Tourner la pâte d’un quart de tour, étaler en rectangle, puis plier en 3. Tourner encore d’un quart de tour et répéter l’opération. Remettre au frais 30 min. (3 tours au total). iv Étaler le pâton en rectangle 2 fois plus long que large et d’environ 1 cm d’épaisseur. Parsemer de sucre. Réaliser un boudin dans la largeur. Le couper en tronçons de 3 cm d’épaisseur. Disposer les tronçons à plat sur une plaque recouverte de papier sulfurisé, dans des cercles (7-8 cm de diamètre) beurrés. Laisser reposer 1 h à température ambiante. Faire cuire 25-30 min à 200 °C. Déguster tièdes.

M Le magazine du Monde — 20 avril 2019


où en trouver

produit intérieur brut

La bourrache. par

Dans les jardins, au bord des chemins, du début du printemps jusqu’à la in de l’été… Et parfois en barquette dans les épiceries ines.

camille labro

illustration

Patrick Pleutin

dans les jardins, les terrains vagues et sur le bord des chemins, le bleu intense de ses leurs étoilées attrape le regard. ce n’est pas pour séduire les promeneurs que la bourrache est si belle, mais pour plaire aux pollinisateurs. car, gorgée de nectar et de doux pollen, la Borago oicinalis est l’une des plantes les plus mellifères qui soient. elle s’entend si bien avec les insectes que certains papillons ne butinent et ne pondent que sur elle. originaire d’europe méridionale, voire d’orient, elle prolifère spontanément dans nos potagers depuis le Moyen Âge. « La bourrache peut être considérée envahissante, explique le maraîcher varois Jean-baptiste anfosso. Mais, selon moi, si elle est là, c’est qu’elle doit y être. Elle a même tendance à faire fuir d’autres mauvaises herbes. » on la surnomme « pain des abeilles », « herbe à concombre », « langue de bœuf », « bourse à berger » ou encore « herbe à la suée », car elle aurait des vertus sudoriiques, diurétiques, dépolluantes et euphorisantes. trônant dans les jardins de simples, on la supposait au Moyen Âge plante magique, aphrodisiaque, assurant le succès de conquêtes amoureuses – nostradamus en concoctait un

où en goûter Le Suquet, restaurant Bras, route de l’Aubrac, Laguiole (Aveyron) AM, 9, rue FrançoisRocca, Marseille 8e La Gourmandière, rue de Poignant, Vannes (Morbihan)

conit pour chasser la mélancolie. Les ins palais l’apprécient pour son goût miellé, son parfum de concombre et la délicate saveur iodée de ses leurs et pétioles, souvent associée aux huîtres. on en fait des beignets, des raviolis, des frittatas… elle illumine les assiettes

gastronomiques, comme le gargouillou de Michel bras ou la biscotte végétale d’alexandre Mazzia. À la gourmandière à vannes, olivier samson cueille ses leurs pour une salade d’herbes, et tombe les feuilles au beurre noisette sous un œuf poché ou un poisson breton.

union libre

Veau velours. chaMpagne devaux, cœur des bar, bLanc de noirs, brut

Avec la tendreté d’une côte de veau juste grillée, un champagne de caractère peut être une bonne option surtout si, comme celui-ci, il est issu exclusivement d’un pinot noir de terroir. La puissance rainée de ses bulles convient à une viande rosée et moelleuse. 34 €. Tél.: 03-25-38-30-65.

Laurent Martray, côte-de-brouiLLy, cuvée Loïs, 2016

Si en revanche, la côte de veau est servie avec une sauce onctueuse aux morilles, mieux vaut un vin rouge profond, mais pas trop tannique. Ce gamay issu de vieilles vignes de plus de 100 ans accentue la richesse du plat grâce à ses saveurs toniques et fruitées. L. G. 25 €. Tél.: 06-14-42-04-74.

Pages réalisées par Chloé Aeberhardt, Vicky Chahine et Fiona Khalifa. Et aussi Marie Aline, Carine Bizet, Manon Boquen, Serge Carreira, Claire Dhouailly, Alexandre Duyck, Laure Gasparotto, Camille Labro, Valentin Pérez, John Tebbs et Jean-Michel Tixier. Illustration Broll & Prascida pour M Le magazine du Monde


Anderson .Paak le 12 mars Ă Paris.


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Révélé au grand public par le mythique producteur Dr. Dre, le chanteur californien

Anderson .Paak sort “Ventura”, son quatrième album. Une nouvelle étape de sa discographie en forme de road-trip autobiographique où se mêlent cannabis, violence et ode à l’amour. Par Stéphanie Binet — Photos Jonathan LLense

20 avril 2019 — M Le magazine du Monde


110 Le 12 mArs DerNier, uNe heure AvANT soN CoNCerT Au ZéNiTh De PAris, ANDersoN .PAAk AvAiT L’Air k.-o. Après une heure et demie d’un show époustoulant, assuré avec son groupe The Free Nationals, le chanteur, rappeur et batteur américain de 33 ans était requinqué. Au point que, à 3 heures du matin, il improvisait une jam dans un petit club de jazz parisien, Le Baiser salé, pour une vingtaine de privilégiés. Sur la petite scène de l’établissement de la rue des Lombards, il était rejoint par le saxophoniste Kamasi Washington, également de passage à Paris. L’occasion était trop belle pour ces deux références de la nouvelle génération de musiciens californiens. Découvert sur six chansons de l’album Compton de Dr. Dre, publié en même temps que le film N.W.A Straight Outta Compton en 2015 qui racontait l’épopée du groupe de gangsta rap N.W.A, Brandon Paak Anderson, son véritable état civil, a écumé un nombre incalculable de clubs de Los Angeles avant de se faire un nom. Il travaille aujourd’hui avec les plus grandes stars de la scène hip-hop et pop contemporaine, assurant la

Free Nationals, et son épouse coréenne, pianiste et vocaliste, jusqu’à Ventura, la ville qui l’a vu grandir. En 2016, Malibu le révélait au grand public après son travail avec le producteur mythique Dr. Dre six mois plus tôt. Oxnard en 2018 célébrait sa ville natale, où on cultive de nombreux fruits sous le soleil californien : «C’est là où j’ai commencé à jouer de la batterie à l’église, là où ma sœur est née, raconte-t-il. Quand j’avais 7 ans, mon père a été envoyé en prison, et nous avons déménagé à Ventura, la ville juste à côté.» La biographie d’Anderson .Paak a des airs de synthèse du quotidien insensé des Californiens où se côtoient une profusion de drogues en tout genre et un système judiciaire implacable. Se mêlent violence conjugale et amour inconditionnel pour les musiques funk, soul, rock ou hip-hop, bases militaires américaines et légalisation de la marijuana. L’enfance de Brandon Paak Anderson commence mal : «Mon père, accro à la drogue, a été incarcéré pour coups et blessures sur ma mère, raconte-t-il. Il était en poste sur la base militaire de Point Mugu mais il a été renvoyé, et c’est comme ça qu’il a rencontré ma mère. Elle a essayé de l’aider, de l’inscrire aux Alcooliques anonymes, mais il s’est fâché, et a voulu la tuer. » Il se souvient de sa mère sortant de la maison en sang et de l’arrestation de son père. À Ventura, à quelques kilomètres de là, sa mère, une orpheline coréenne adoptée par un couple de militaires américains, se remarie avec un autre Afro-Américain «cool mais aussi porté sur la bouteille». Ils montent ensemble un commerce de distribution de fraises, mais la petite entreprise fait faillite : « Le gouvernement a mis le nez dans leurs afaires. Mes parents ne déclaraient pas tout, la majeure partie de leur argent provenait du jeu. Avec ce cash, ils remboursaient certaines personnes mais pas tout le monde. Les créanciers impayés sont devenus jaloux et les ont dénoncés.» La mère écope d’une condamnation de quatorze ans de prison pour fraude. « Je trouvais ça injuste, raciste.» Il n’a alors que 17 ans et ses amis de lycée le voient en futur collaborateur de Dr. Dre. Il se souvient : «Je vendais mes propres mix tapes, je commençais à produire des beats. J’avais presque un album de prêt, je prenais rendez-vous avec des maisons de disques, mais, avec ma mère en prison, nous avons perdu la maison. À 18 ans, je me suis dit que si je ne réussissais pas dans la musique, si je n’empochais pas un contrat à un million de dollars, je ferais mieux d’aller me chercher un travail.» L’âme en peine, mais toujours le sourire aux lèvres, il travaille jusqu’à ses 21 ans, confectionne des sandwichs dans les épiceries, vend des baskets chez Vans. Il s’occupe de personnes handicapées tout en continuant à jouer à l’église, jusqu’à ce qu’il gagne assez d’argent pour s’inscrire en musicologie à l’université à Los Angeles. Il y apprend le solfège, fait oice de batteur pour les sessions des autres étudiants et rencontre sa future épouse : « Elle venait d’arriver de Corée et ne parlait pas un mot d’anglais. On communiquait en langue des signes, en faisant de la musique, l’amour, en mangeant. J’ai appris un petit peu de coréen à ses côtés.» Très vite, ils emménagent à Koreatown, et ont un enfant. Avec un ami, dont la compagne est aussi enceinte, il se demande comment gagner de l’argent. Ils songent à récolter de la marijuana dans une ferme près de Santa Barbara. Une tâche bien payée. « Il y avait tellement d’herbe, sur une surface de la taille d’un terrain de foot ! Évidemment, on s’est retrouvé à en garder un peu pour nous, qu’on revendait à Los Angeles. On a commencé à gagner beaucoup d’argent, ce qui nous a permis de payer les factures de l’hôpital, les couches… » Au bout d’un moment, leurs employeurs s’aperçoivent qu’ils les volent. «On s’est fait virer. Alors, je me suis décidé à faire de la musique à plein temps. » De la marijuana à la musique, Anderson .Paak est un Californien pur jus.

D’un album à l’autre, le chanteur remonte la côte californienne, de Venice, où il a rencontré ses musiciens, à Ventura, la ville qui l’a vu grandir. première partie de Bruno Mars en 2017 ou participant à la bande originale du ilm Black Panther sous la houlette de Kendrick Lamar, en 2018. Le 12 avril, il publiait Ventura, quatrième jalon d’une discographie entamée en 2014, avec le disque Venice où il utilisait pour la première fois son nom d’artiste – Anderson étant le nom de son père biologique afro-américain, Paak, le nom coréen de sa mère. Ce nouvel album où collaborent (discrètement) le légendaire soulman Smokey Robinson, ainsi que la chanteuse des années 1990 Brandy, est un hommage à son histoire d’amour : « L’idée dans ce disque, explique-t-il, est de rappeler ce qui nous unit à la personne avec qui on vit depuis un certain moment, alors qu’on a un peu perdu le romantisme des débuts. » Car sa discographie a tout d’une autobiographie en forme de road-trip. D’un album à l’autre, le chanteur remonte la côte californienne. Du quartier de Venice, à Los Angeles, où, à la fac de musique, il a rencontré ses musiciens actuels, The

Photos Jonathan LLense pour M Le magazine du Monde — 20 avril 2019

Ventura, d’Anderson .Paak & The Free Nationals, 1 CD (Warner).



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L’acteur de 22 ans est simultanément à l’affiche de La Miséricorde de la jungle (ci-dessus, à dr., avec Marc Zinga) et L’Adieu à la nuit (à dr.).

Les jeux de rôles de Stéphane Bak. Par Valentin Pérez

C’est souvent à des Compositions Contrastées qu’on

Stéphane Bak est gâté : deux ilms dans lesquels il a tourné à un an d’intervalle sortent à la même date, le 24 avril. Tandis qu’il campe un paysan et jeune soldat qui doit survivre en pleine forêt congolaise dans La Miséricorde de la jungle, le premier ilm du Rwandais Joël Karekezi, on le retrouve en apprenti djihadiste qui cherche à rejoindre la Syrie dans L’Adieu à la nuit, le dernier long-métrage d’André Téchiné. Un rôle physique et un rôle psychologique. « Pour le premier, j’ai dû perdre du poids, prendre un accent, raconte l’acteur de 22 ans, boxeur amateur. J’ai même fait une intoxication alimentaire qui m’a conduit à l’hôpital pendant le tournage en Ouganda ! Le second personnage, Bilal, est plus cérébral, et j’ai aimé qu’il ne soit pas une caricature. Il essaie d’embrigader dans sa dérive djihadiste des camarades, mais il drague et fume. André a su restituer des nuances. » D’un projet à l’autre, le voici pris dans le tourbillon des soubresauts géopolitiques. « Faire des films avec des cinéastes d’origines diférentes qui mettent en lumière ces conlits est une chance », apprécie celui qui incarnera aussi un migrant congolais en route pour Calais dans Roads, un road-movie en anglais de l’Allemand Sebastian Schipper, présenté in avril au Festival du ilm de Tribeca. Cadet d’une famille de sept enfants, ils d’un bagagiste et d’une agente d’accueil installée au Blanc-Mesnil chez qui il vit encore, Bak a passé sa scolarité avec un objectif : «Faire marrer mes potes, de 8 heures à 17 heures!» Élève dissipé et turbulent (« beaucoup de bêtises pas racontables »), il ramène un carnet de correspondance grifonné de plaintes de professeurs et se fait régulièrement exclure. « En 3e, j’ai mesure le talent d’un Comédien.

Déchifrage.

été viré. J’avais du temps, alors je me suis mis à écrire des sketchs de stand-up. Un jour, j’ai débarqué à Paris pour venir toquer au Comedy Club. Personne n’a répondu. » De l’autre côté du boulevard, il tombe sur Emmanuel Smadja, le patron du café-théâtre Le Pranzo, qui lui ofre un espace pour déclamer ses vannes autobiographiques bien afûtées. « Je viens du Blanc-Mesnil, lâche-t-il sur scène à 14 ans. C’est marrant comme nom, Blanc-Mesnil, parce que les seuls trucs blancs là-bas, c’est les passages piétons et les dents des renois ! » Ses saillies efficaces et jamais méchantes, qui collectionnent les vues en ligne, lui ouvrent les portes des émissions de Laurent Ruquier ou Michel Denisot, où il joue les chroniqueurs précoces. Entré dans le cinéma par des comédies populaires (Les Gamins, Les Profs), Bak s’invite aujourd’hui chez des réalisateurs conirmés (Paul Verhoeven, Nicolas Saada). Des petits rôles, certes, mais dépourvus des stéréotypes qui plombent si souvent les propositions faites aux acteurs noirs. « Le classique, c’est le dealer de drogue, mais la nouvelle mode, c’est le livreur Deliveroo, remarque-t-il. Comment peut-on vouloir faire du cinéma si on ne se sent pas représenté à l’écran ? » Fan des humoristes Chris Rock et Dave Chappelle, adepte de Jacques Audiard ou Julie Delpy, il prend le temps de choisir ses projets, conscient de sa bonne étoile. « Je n’aurais jamais cru ça, mais à 22 ans, je vis de ma passion », réalise-t-il dans un grand sourire. La Miséricorde de la jungle, de Joël Karekezi, avec stéphane Bak et marc Zinga, en salle le 24 avril. L’Adieu à la nuit, d’andré téchiné, avec Catherine deneuve, Kacey mottet Klein, oulaya amamra et stéphane Bak, en salle le 24 avril.

Daft Punk.

1993 — Année où Guy-Manuel de Homem-Christo et Thomas Bangalter forment leur duo, qui sera connu sous le nom de Daft Punk, mis à l’honneur dans l’exposition « Electro » à la Philharmonie de Paris.

4 — Nombre d’albums studio parus entre 1997 et 2013. 32 — Nombre de pays où, lors de la sortie de Random Access Memories en 2013, le morceau Get Lucky s’est hissé dans le Top 10. M Le magazine du Monde — 20 avril 2019

Urban-Distribution. Curiosa Films – Bellini Films – Arte France Cinema – ZDF/Arte – Legato Films – Films Boutique

Jeune pousse.



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Remake en échec. Vu d’Allemagne.

Par Thomas Wieder

Pourquoi diable s’est-il embarqué dans cette galère

Le cinéaste allemand Til Schweiger n’a pas ini de ruminer la question. Quatre mois après avoir fait naufrage aux États-Unis, son ilm Head Full of Honey (Du miel plein la tête) connaît le même sort calamiteux en Allemagne. Une semaine après sa sortie dans un peu plus de 300 cinémas, le 21 mars, il attirait seulement 5 000 spectateurs, soit une moyenne de seize par salle. À quoi tient un tel désastre ? Outre-Rhin, une explication s’est vite imposée. Head Full of Honey est le remake américain du film allemand Honig im Kopf, sorti en 2014 et déjà réalisé par Til Schweiger. Or, ce dernier avait été vu à l’époque par huit millions de spectateurs.

hollywoodienne ?

Cinq ans plus tard, il était sans doute risqué de présenter au même public la déclinaison hollywoodienne de Honig im Kopf, tournée par le même cinéaste. Comme l’a résumé la Süddeutsche Zeitung, « les spectateurs allemands semblent avoir deviné par avance qu’il n’y avait rien de nouveau ». M Le magazine du Monde — 20 avril 2019

Et les Américains ? Eux, en toute logique, ne risquaient pas d’avoir cette impression de déjà-vu puisque Honig im Kopf n’a jamais été projeté outreAtlantique. La cause de cet insuccès est inalement toute simple : si le ilm a fait un four aux États-Unis, c’est juste… parce qu’il n’a pas plu. Produit par Warner Bros, il jouissait pourtant d’une aiche prestigieuse, avec Nick Nolte – trois fois nommé aux Oscars – dans le rôle principal, celui d’un septuagénaire atteint de la maladie d’Alzheimer, et Matt Dillon dans celui du fils confronté à son propre vieillissement à travers la déchéance de son père. Cette distribution n’a pas sui à convaincre. À sa sortie sur les écrans américains, le 30 novembre, le Los Angeles Times décrivait un ilm « bruyant, peu vraisemblable et beaucoup trop long (2 h 12) », et d’ajouter : « L’histoire, potentiellement délicate et émouvante, aurait mérité d’être traitée au scalpel ; au lieu de quoi, elle a eu droit à la pointe émoussée d’un marteau-pilon. » Le New York Times s’est montré tout aussi sévère : « L’intrigue bizarre et les jeux d’acteurs dissonants donnent le sentiment que tout cela a été fabriqué dans un robot mixeur. » Accueilli par de telles sentences, le long-métrage partait avec un sérieux handicap. Au bout d’une semaine d’exploitation, il n’était déjà plus à l’aiche. Seulement 12 000 dollars de tickets vendus, soit environ 1 500 spectateurs au total. Les déboires hollywoodiens de Til Schweiger n’ont pas échappé aux journaux allemands qui, pour annoncer la sortie de Head Full of Honey outre-Rhin, ont scrupuleusement raconté le sort que lui avaient réservé les Américains. La critique allemande, par ailleurs, n’a pas retrouvé dans le remake l’un des ingrédients du succès de l’œuvre d’origine : l’émouvant duo formé par Til Schweiger et sa propre ille Emma. Lui incarnant le personnage principal, elle la petite-fille de ce dernier. Ainsi, la séquence où l’adolescente emmène son grand-père à Venise n’a indiscutablement pas la même force dans la seconde version qui, sans cette alchimie particulière, donne en efet un sentiment d’artiicialité. Interrogé par l’hebdomadaire allemand Stern sur les raisons de son échec, in mars, Til Schweiger avançait d’autres hypothèses, comme l’absence de certaines scènes dans la mouture américaine, à l’instar de celle où la jeune ille change le pantalon de son aïeul, frappé d’incontinence. Des images jugées trop dérangeantes par la Warner, tout comme ce ilm, originellement pensé pour osciller entre le comique et le sordide, mais dont le remake hollywoodien, estime Til Schweiger, constitue à ce jour « la plus grande déception de toute [sa] carrière ».

Illustration Satoshi Hashimoto pour M Le magazine du Monde. 2018 Barefoot Films GmbH, Mr. Brown Entertainment Filmproduction GmbH, Warner Bros. Entertainment GmbH.

Nick Nolte et Matt Dillon dans Head Full of Money, de Til Schweiger


“Behalf”, le sens du partage. Par Rosita Boisseau Making of.

Les percus fouettent l’air. Le xylophone égrène ses notes de cristal. Le silence s’installe. Une statue d’animal doré telle une divinité illumine la scène. Dans Behalf, le duo de danseurs formé par le Thaïlandais Pichet Klunchun et le Taïwanais Wu-Kang Chen porte un regard tendre et aiguisé sur leurs racines et leur parcours. Klunchun, découvert auprès du chorégraphe Jérôme Bel en 2005, est un expert en khon, danse masquée thaïlandaise. Wu-Kang Chen a collaboré avec des troupes américaines avant de fonder la sienne, Horse Dance Theatre, uniquement composée d’hommes, en 2004. Les deux danseurs se sont rencontrés en 2015. «Pichet était invité par le ministre de la culture à donner une conférence sur la tradition, explique Chen. Il est venu à mon studio et nous avons discuté de notre parcours artistique, de nos vies, de la méditation.» Cette prise de contact débouche un an plus tard sur une invitation. Chen accueille Klunchun à Taïwan pendant trois semaines. Ils poursuivent leur conversation sans penser à la création d’un duo. « Nous avons tout de même fait une petite présentation publique de ce que nous avions partagé. Cela a aiguisé la curiosité de certains.» Un an après, Behalf voit le jour. « L’objectif est de trouver notre identité, airme Klunchun. Nous voulions aussi parler du pouvoir de l’art et de la question de la paternité. Nous avons essayé de parvenir à un bon équilibre entre nous pour partager l’espace sur scène. » D’où Behalf, qui joue sur le mot «half» (moitié) et sépare la scène en deux, pour créer un «lieu de travail démocratique». En studio, les deux danseurs ont d’abord appris à se connaître. «Nous n’avions pas précisé de thème, poursuit Wu-Kang Chen. Nous observions ce qui se passait entre nous, et avons beaucoup improvisé. » Tout en douceur, Behalf déroule des paysages et des humeurs joyeusement versatiles. Lente percée de mouvements traditionnels pour Klunchun, corps sous pression pour Chen, conversation avec le public, séquences commentées en direct, Behalf réserve des surprises. La musique, jouée par Lucie Antunes, soule une atmosphère tantôt délicate, tantôt énergisante, pendant que les deux compères vaquent en débardeur et jogging. «Nous poursuivons des quêtes assez diférentes, ajoute Klunchun. Venant d’un contexte traditionnel fort, je cherche à me détacher de ma culture thaïlandaise, alors que Wu-Kang, qui clame n’avoir aucune “culture”, essaye en réalité de trouver son identité de Taïwanais.» Pichet Klunchun et Wu-Kang Chen font cause commune et Behalf porte bien son titre.

LE BATELEUR THEATRE PRÉSENTE

Behalf, de et avec Pichet Klunchun et Wu-Kang Chen. Centre Pompidou, Paris. 24 et 25 avril.

DESIGN : STÉPHANE KERRAD { KB STUDIOS } WWW.KBSTUDIOS.FR • N° LICENCE : 2-1079429

Etang Chen.

Wu-Kang Chen et Pichet Klunchun.

Théâtre Trévise ACTUELLEMENT


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Plein les yeux.

Poétique politique.

Par Roxana Azimi “Citoyen du monde” : La

Mais pas dans la bouche de Mircea Cantor qui, depuis vingt ans, balade son art poético-politique à travers le globe. Bien que nomade, l’artiste roumain a durablement posé ses valises en France en 1999, à Nantes tout d’abord, où il a fait ses études. Deux décennies plus tard, le revoilà dans cette ville pour une exposition de photos et vidéos organisée jusqu’au 15 septembre au Musée d’arts de la ville. Un retour aux sources qui le réjouit et l’accable à la fois. « Quand je vois les replis et les catégorisations, le côté bretonnant qui n’existait pas il y a vingt ans, je me dis “au secours” ! ». Aussi a-til accroché d’entrée de jeu un autoportrait daté de 2000, le montrant, étudiant au crâne rasé, faire du stop muni d’un panneau sans destination. Un cliché que Mircea Cantor a pris lorsque, invité par une galerie new-yorkaise, il s’est vu refuser le visa d’entrée aux États-Unis. L’anecdote a nourri une œuvre plus grave que sombre sur la condition humaine. Et inspiré plusieurs vidéos : The Landscape is Changing, qui montre en 2003 des manifestants déiler à Tirana en brandissant des pancartes miroitantes ; et Adjective to your Presence, qui met en scène en 2018 des Tokyoïtes munis d e p a n c a r t e s e n P l ex i g l a s translucide. Une revendication f ra g i l e , d a n s l a l i g n é e d e s phrases que Mircea Cantor trace au noir de fumée et que le temps va efacer. “Înainte”, par mircea Cantor, musée d’arts de nantes, 10, rue Georges-Clemenceau, nantes. Jusqu’au 15 septembre.

Adjective to your Presence, 2018.

M Le magazine du Monde — 20 avril 2019

Musée d’arts de Nantes C. Clos.

formuLe est tarte à La Crème.


Vilhelm Hammershøi, Intérieur avec une femme debout (détail), huile sur toile, 67,5 x 54,3 cm, Inv. 132, Ambassador John L. Loeb Jr. Danish Art Collection © TX0006154704, registered March 22, 2005


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Le DVD de Samuel Blumenfeld.

“Les Amants du Capricorne”.

Alfred Hitchcock vient de tourner La Corde (1948), en longs plans de dix minutes. Le réalisateur britannique cherche à prouver qu’il peut se permettre une telle originalité et qu’il ne cède pas au système de production à la chaîne des studios américains. Et c’est encore avec cette idée en tête qu’il s’apprête à tourner son film suivant, Les Amants du Capricorne. « Je ne sais pas pourquoi je me suis laissé entraîner dans ce truc de La Corde », explique Hitchcock à François Truffaut. Un questionnement qui se posera de manière encore plus cruciale avec Les Amants du Capricorne, car s’ajouteront alors les contraintes d’un ilm en costumes. Adapté d’un roman historique d’Helen Simpson, situé dans les années 1830, dans l’Australie coloniale, à Sydney, ville abritant en majorité forçats et militaires, Les Amants du Capricorne explore les secrets d’un couple marié. Lui est un ancien prisonnier, devenu homme d’afaires et propriétaire terrien ; elle est alcoolique. Le non-dit dans ce couple concerne le meurtre, par le mari, du frère de son épouse.

Alfred Hitchcock pensait, à tort, que l’adaptation d’un roman historique représenterait une distraction pour lui, à la différence des romans policiers, qui s’apparentaient à du travail. Il croyait aussi qu’un ilm situé en Australie plairait au public anglais. Le choix du chef opérateur emblématique des ilms de Michael Powell, Jack Cardif – dont le Technicolor lamboyant et expérimental, sur Le Narcisse noir et Les Chaussons rouges, symbolisait l’âge d’or du cinéma britannique –, correspondait aussi à une volonté d’Hitchcock de renouer avec son pays d’origine. Or, cette lumière, devenue la signature visuelle de Michael Powell, vire à l’illustration chez Hitchcock.

M Le magazine du Monde — 20 avril 2019

Comme si son adaptation au système hollywoodien l’empêchait de se réadapter à son pays natal. L’autre souci des Amants du Capricorne réside dans sa distribution. Hitchcock aurait préféré Burt Lancaster à Joseph Cotten pour le rôle du mari, ancien bagnard, devenu grand bourgeois. Surtout, Ingrid Bergman, sur laquelle le réalisateur avait jeté son dévolu après avoir tourné avec elle La Maison du docteur Edwardes et Les Enchaînés, était tombée amoureuse de Roberto Rossellini et souhaitait le rejoindre en Italie. L’actrice, en femme éplorée et alcoolique, est afublée d’une improbable coifure aux bigoudis grossiers – ce qui ressemble fort à une vengeance du réalisateur, qui ne rêvait que de la séduire. Pourtant, le romanesque d’Hitchcock, par sa perversion, rend Les Amants du Capricorne hors du commun. Il sait si bien dramatiser un triangle amoureux – avec l’arrivée du cousin de l’épouse, qui révèle les failles du couple – et faire d’une histoire d’amour à deux une histoire à trois. On y constate aussi l’anticonformisme d’Alfred Hitchcock : voilà un duo qui réapprend à s’aimer en passant outre les conventions sociales et le meurtre. L’image d’Ingrid Bergman, la tête posée sur le coin de son lit, une tête momiiée posée sur les draps immaculés de son matelas, devient l’une des plus célèbres du cinéma d’Hitchcock, dans une œuvre qui en compte pourtant tellement. L’indice impressionnant d’un romantisme mortifère, dévoyé et souillé. Les Amants du Capricorne (1 h 57), d’Alfred Hitchcock, est édité en Blu-ray par L’Atelier d’images.

L’action des Amants du Capricorne se situe en Australie, en 1835. Charles (Michael Wilding), arrivant d’Angleterre, s’éprend de sa cousine, Lady Henrietta (Ingrid Bergman).

Pages coordonnées par Clément Ghys

Illustration Satoshi Hashimoto pour M Le magazine du Monde. Institut Lumière/Under Capricorn/1949 Transatlantic Pictures

À LA fin des Années 1940,


Catherine de Médicis. “le Monde” ProPose la ColleCtion “les Grands PersonnaGes de l’histoire en bandes dessinées”. Cette seMaine, la réGente noire à la tête d’une FranCe insurGée. par

Christophe Averty

célèbre Saint-Barthélemy. Gouverner envers et contre tout semble être sa devise dans une France prise en étau par l’empereur Charles Quint, religieusement divisée dans sa noblesse et dans ses villes qui menacent non seulement son autorité mais aussi la légitimité de la monarchie de droit divin. À la lumière des recherches de l’historien Renaud Villard se dessine une autre reine, partisane de la concorde. Avec son é m i n e n ce g r i s e, M i c h e l d e L’Hospital, elle met au point – aussi lucide que le sera plus

tard Henri IV – l’édit de Tolérance, puis la paix d’Amboise qui offrent aux protestants un peu de souplesse dans la pratique de leur culte. Paciicatrice, encline à la tolérance vis-à-vis des calvinistes, elle entend briser le cycle de violences qui ravage le royaume et entreprend un grand tour de France, qui dure deux ans, pour montrer à la France son roi et, à son ils, son royaume, pour « retisser le manteau de la souveraineté » souligne l’historien. La cour part au-devant des Français dans un cortège de 15 000 personnes,

retrouvant le faste des entrées de villes – notamment dans les zones les plus agitées de Sens à Troyes – et la théâtralité d’un pouvoir qui refuse de chanceler. Aussi est-ce par son sens de l’État qu’elle se rangera à la répression prônée par les Guise. Catherine de Médicis aura inalement inventé de nouveaux codes de gouvernement, sollicitant au cœur de sa cour la séduction de ses suivantes (« l’escadron volant ») pour apaiser les princes, tout en instaurant, au sein de son royaume, un mode de communication royale plus direct avec ses sujets. Toute son œuvre, qu’il convenait de remettre en perspective, sera vouée à ses fils régnants (François II, Charles IX et Henri III). Après elle, en 1598, Henri IV proclame l’édit de Nantes (que révoque Louis XIV en 1685 par l’Édit de Fontainebleau). Malgré elle et ses ambitions, Catherine de Médicis aura signé la in des Valois et l’avènement des Bourbons. Catherine de MédiCis (n o 8). Mathieu Gabella, Paolo Martinello, andrea Meloni et renaud Villard. le Monde, Glénat, Fayard. en kiosque, 8,99 €.

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LES GRANDS PERSONNAGES DE L’HISTOIRE EN BANDES DESSINÉES édition de prestige

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Toujours, la légende nourrit et oriente l’histoire. D’une femme d’État à la tête froide, elle fera une intrigante empoisonneuse, d’une orpheline mariée à 14 ans, veuve à 40, une régente noire. Telle fut la destinée de Catherine de Médicis, que le huitième volume de la collection du Monde « Les Grands Personnages de l’histoire en bandes dessinées » entend réhabiliter à l’aune des faits, en retraçant, de la fin des guerres d’Italie, en 1559, à sa mort, en 1589, les épisodes tumultueux d’une existe n ce co n s a c ré e, p e n d a n t trente ans, au gouvernement d’une France insurgée. Ici, campée par le bédéiste italien Paolo Martinello, spécialisé dans la littérature fantasy, la reine maîtrise moins les événem e n t s q u ’e l l e n e l e l a i s s e paraître et, bien qu’elle s’eforce d e l e c a c h e r, re g re t te s e s erreurs. La Renaissance pour elle n’est que chaos et complots. Malgré les visions de son astrologue Nostradamus, la souveraine affrontera, durant ses régences, huit guerres civiles, entre 1562 et 1598, le massacre génocidaire des protestants, en 1572, la tristement

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Mots croisés

Sudoku

g r i l l e n o 396

1

2

n o 39 6

-

difficile

yan georget

PhiliPPe duPuis

3

4

5

6

7

8

9

10

11

12

13

14

15 Compléter toute la grille avec des chiffres allant de 1 à 9. Chacun ne doit être utilisé qu’une seule fois par ligne, par colonne et par carré de neuf cases.

I II III IV V VI

Solution de la grille

VII

précédente

VIII IX X

Bridge

n o 39 6

Fédération Française de bridge

XI XII XIII XIV XV

Horizontalement I Ne devrait rien laisser passer. II Ne dure jamais longtemps. D’un auxiliaire. III Dificile à supporter. Manifestent de la semelle. IV Son soufle est léger. Fait jouer toute la famille. Livré en barres et en feuilles. V Peuple d’Afrique. Rejoindre Morphée. VI Au bout du Piémont. Se déplacent à grands coups d’ailes.Tête parfumée. VII Note.Avec beaucoup d’affection. VIII Promenade dans les siècles avec Victor. A beaucoup gagné aux poings et aux points. L’argon. IX Mit en beauté. Support de charge. Noble chez Elizabeth. X Refus total. Embobiner. Au-dessus du caïd. XI Porteuses de voiles. Agapanthes quand elles sont bleues. XII Attacha à l’envers. Attaquas salement. Infos à l’écran. Points opposés. XIII A du mal avec les consonnes. Lac de Russie. Mis de côté. XIV Propos de garçon de bains. Naturellement porté. XV Ouverture sur le violon. Manifestèrent leur ennui. Verticalement 1 Assuré de garder sa place. 2 Ne restera pas en place. Le marteau n’en a qu’un. 3 Furent en mesure. Pleines de vent et d’allant. 4 Facilite l’évacuation des gaz. Une fois de plus. Ses lecteurs attendaient la suite. 5 Île de France. Commandant de l’armée d’Allemagne et maréchal de France. Haute en prenant le large. 6 Évita la brillance. Modéré à l’exécution. En rébellion. 7 Tragédien grec, auteur du Cyclope. Son talent fait sa ceinture. 8 Regroupe le maître et ses élèves. Enroulai pour ranger. 9 Ouvre les portes à l’emploi. Trop salé. Élargit le panneau. 10 Atome. Écraser par la force. Bloque la situation. 11 Programme informatique. Mademoiselle Gabrielle Réju, avant de monter sur les planches. 12 Naturelle. Long cours africain. Sur la portée. En crise. 13 Reste à la in. Fait des rêves d’étoile. S’est opposée à la paix. Clameur au cirque. 14 Drame à Kyoto. De Mar del Plata ou de Cordoba. 15 Piquassent pour apporter du moelleux. Solution de la grille n° 395

Horizontalement I Intransportable. II Nuremberg. Évian. III Clive. Sera. Épis. IV Oléine. Sedan.Té. V Ma. Gémissants. VI Priorité. Peuple. VII Ader. Sénat. Rail. VIII Tenais.Tiare. Bi. IX Annaliste. Mes. X Bu.Toi. EEE. Mars. XI INA. Ure. Suturée. XII. Lissière. Rira. XIII Itou. Russe. Sée. XIV Te. Rasade. Démon. XV Essentiellement. Verticalement 1 Incompatibilité. 2 Nullarde. Unités.3 Trie. Iéna.Aso.4 Revigorant. Sûre. 5 Amener. Inouï.An. 6 NB. Émissaire. St. 7 Ses. Ite. Errai. 8 Pressentie. Eude. 9 Ogres. Aises. Sel. 10 Adaptateurs. 11 Te. Âne. Rê. Tièdes. 12 Aventure. Mur. Em. 13 Bip. Spa. Marasme. 14 Lait. Libéré. Éon. 15 Ensevelissement.

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Le carnet de François Demachy. Après trois décennies chez chAnel, le pArfumeur frAnçois demAchy A rejoint christiAn dior en 2006. témoin de plus de quArAnte Ans de cArrière, ce répertoire de senteurs est une bible que seul son Auteur peut déchiffrer. propos recueillis par

au fur et à mesure, à chaque nouvelle matière première que les fournisseurs me présentent, ou lorsque je « trouve » des notes et accords en faisant des tests. Lorsque je travaille sur une composition, et que je cherche à apporter un efet particulier, cela me permet de savoir immédiatement comment le réaliser. Si je veux une note pharmacie, par exemple, je sais exactement quoi faire ! Ce n’est pas un cahier que je pourrais transmettre, il est très personnel, j’y annote mes propres codes, ce que les odeurs représentent pour moi, ce qui est forcément lié à mes souvenirs. Un autre parfumeur verrait probablement autre chose dans de nombreuses matières. Je n’ai aucune sauvegarde de ce que j’y inscris, excepté dans ma tête. Cependant, j’ai quand même régulièrement besoin de consulter mon cahier, comme en atteste l’état de sa couverture. François Demachy

Le seul objet qui me suive réellement partout depuis plus de quarante ans est ce répertoire tout ce qu’il y a de plus classique, un 24 × 32 cm à couverture cartonnée. Je l’ai acheté quand je suis arrivé chez Chanel en 1977 après mes études, et je n’en ai jamais utilisé d’autre. Il m’a suivi chez Dior. Il est bien rangé dans mon bureau, je ne l’emporte avec moi que lorsque je fais des voyages motivés par la découverte de matières premières. Il me sert à classer toutes les familles d’ingrédients : leurie, boisée, fruitée… une trentaine au total, avec des sous-familles à chaque fois. Rien que pour le jasmin, j’ai une dizaine de colonnes… À force, les pages les plus fournies ressemblent à des collages. Certaines sont consacrées à des notes spéciiques, par exemple la note pluie, pain frais… Je décris en face comment les composer. Je remplis les pages

Claire Dhouailly

M Le magazine du Monde — 20 avril 2019


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