Hors-série GOTLIB

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Fluide glacial

photos-bédé Par

u

n des trucs que je m’étais découvert en commun avec Gotlib même avant de le rencontrer, c’est l’attirance pour les romans-photos. Le roman-photo, je m’y suis mis très jeune. Avec les copains, vers 17 ans, on en a tourné un énorme avec les moyens du bord et je ne savais pas alors que j’allais en faire toute ma vie. Souvent, toute une existence ne fait qu’approfondir un sillon tracé négligemment à l’adolescence, d’un geste léger et désinvolte.

C’est Cavanna et Hara-Kiri qui avaient inauguré les romans-photos marrants dans les années 1960,

époque où, lecture très populaire, on les trouvait à foison dans les journaux de mémères à grand tirage, toujours insipides historiettes d’amour poisseux, tournés à la chaîne en Italie avec des comédiens de seconde zone aux yeux de carrelet avarié. Gotlib avait vite compris de son côté qu’on pouvait tirer du système roman-photo quelque chose de nouveau et différent. Il aimait comme moi cette variante figurative qui faisait rupture dans l’univers graphique de la BD, et, dans une moindre mesure évidemment, son lointain rapport avec le cinéma (car il est aussi fondu de cinéma, on a dû vous le dire par ailleurs), au moins pour le vocabulaire, les mêmes mots désignant les mêmes activités en version light : tournages, cadrages, lumières, costumes, casting, repérages, accessoires… Gotlib en avait déjà réalisés d’épatants, de romans-photos, dans les premiers numéros de Fluide – dont l’un avec une des stars de la scène humoristique du moment, Bernard Haller – qui m’avaient écrasé de félicité. Alors que les romans-photos italiens ou ceux d’Hara-Kiri utilisaient des textes aux polices et formats raides de l’imprimerie, dans des cartouches froids et géométriques, Gotlib eut l’idée de façonner le roman-photo comme une bande dessinée. Il traita donc les tirages photos comme il traitait ses cases de BD, en les garnissant de textes manuscrits en bulles calligraphiées, d’onomatopées dessinées ou peintes, et de toute cette panoplie des symboles traditionnels de la BD, gouttes, traits, étoiles, spirales, pictogrammes, etc., que chaque auteur assaisonne à sa sauce. Il avait inauguré un sous-genre, baptisé plus tard « photo-BD ». En même temps, il y avait aussi découvert

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BRUNO LÉANDRI

les difficultés techniques, lors d’un tournage très épineux, véritable superproduction, dont la réalisation tourna au cauchemar. Le résultat technique, après des jours de travail, s’avérant décevant, l’affaire dissuada à tout jamais le Fritz Lang du roman-photo de récidiver. C’est là que mon envie brûlante rencontra sa crise de découragement. Je ne me souviens plus si c’est moi qui lui ai proposé ou si c’est lui qui a pensé à me le demander, peut-être les deux, toujours est-il que commença ainsi une longue, très longue vocation. Au début, c’est Gotlib qui lettrait et animait graphiquement les pages de mes romans-photos. Avant Photoshop, les trucages se faisaient aux ciseaux et à la colle, les retouches au crayon, et les photos étaient montées sur une grande feuille de carton, ensuite couvertes d’un calque, sur lequel il dessinait les textes. Puis, accablé par le surcroît de boulot, il finit par confier la tâche à un lettreur professionnel, comme sur les pages ici reproduites.

Ce roman-photo date de 1984, il a trente ans pile.

On y est jeunes et beaux. On y voit Goossens et sa femme Marie-Jo, le chef des terroristes est joué par Pierre Dupé, un photographe et grand ami de Marcel, décédé depuis. Les photos ont été prises par un vieux copain, Didier Boutet. Il a été tourné chez moi, et dans mon quartier. Les vrais fluidomanes chroniques et observateurs reconnaîtront le trottoir visible sur la première page : il a servi de décor à de nombreux scénarios. On l’a vu pour la dernière fois dans le Fluide Série Or consacré aux années 1980, dans lequel une jeune touriste de 2010 visitait un vieux roman-photo noir et blanc de 1985, hihi. Nombre d’extérieurs ont été tournés là parce que la rue était tranquille (sauf aux heures de sortie d’école) et bien exposée du point de vue lumière. Je peux vous le dire maintenant, c’est rue Olivier-Métra, dans le 20e arrondissement de Paris, on y mettra une plaque, bientôt.

Une partie de ce texte est librement adaptée des souvenirs de mes années Fluide Glacial et Hara-Kiri, dans Nous nous sommes tant marrés, à paraître.


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