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PRÉFACE

Le thème principal de ces conversations familières avec le Saint Père, qui se sont déroulées entre juin 2019 et janvier 2020, a tourné autour de la figure de saint Jean-Paul II, dont on découvre les nombreuses facettes au fur et à mesure des années. Tandis que l’on célèbre, cette année, le centième anniversaire de sa naissance, le pape Wojtyła apparaît vraiment comme « Wojtyła le Grand ». On comprend pourquoi, le jour de ses funérailles, le peuple réuni place Saint-Pierre a crié : « Santo subito1 ! » Dans ces conversations très personnelles, nous avons souvent abordé des thèmes qui concernent toute l’Église. Et cela a été également une occasion providentielle de 1.  « Saint tout de suite ! »

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recueillir de précieuses bribes autobiographiques du pape François. Si les questions sont en général très larges, les réponses du Saint Père se montrent pertinentes, sincères et incisives, et elles laissent entrevoir sa surprenante liberté intérieure, conjuguée à un courage désarmant et à une simplicité franciscaine authentique. Du point de vue littéraire, les réponses conservent la fraîcheur du dialogue et la saveur du style oral. Afin que « rien ne se perde », nous rassemblons ces miettes, « les morceaux en surplus » (Jn 6,12) du grand pain multiplié pour tous par le magistère du pape François. C’est une vraie leçon d’avoir ainsi pu sonder son cœur et son esprit. Don Luigi Maria Epicoco Rome, 2 février 2020 Fête de la Présentation du Seigneur au Temple

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I

« SUR TOI JE BÂTIRAI MON ÉGLISE »

La vie d’un pape peut être divisée en deux grands moments. Le premier englobe tout ce qui s’est passé et tout ce qu’il a été avant son élection comme souverain pontife ; le second sa vie en tant que Pierre, en tant que successeur du Prince des apôtres. Au fond, il en a été ainsi pour le premier Pierre de l’histoire. Avant de rencontrer Jésus, il n’était que Simon, fils de Jonas, pêcheur de Galilée. Mais, après sa rencontre décisive avec le Christ, il est littéralement transformé. Cet homme n’est plus un simple pêcheur : il est devenu, selon les paroles de Jésus, un pêcheur d’hommes. Il est devenu celui qu’il apprendra à être avec le temps : pierre. Un mot caché dans le nouveau nom que lui donne Jésus, lors d’un dialogue en tête-à-tête : « Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église ; et la puissance de la mort ne l’emportera pas sur elle » (Mt 16,18).

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Dans sa relation avec Dieu, l’homme ne peut donner d’abord que son humanité et sa fragilité. Mais Dieu, de son côté, y met sa confiance, sa miséricorde, son amour, sa foi. C’est l’amour de Dieu qui fait de la faiblesse d’un homme un roc sur lequel fonder une nouvelle histoire, une histoire de salut. Les caractéristiques humaines de Pierre comptent énormément, mais ce ne sont pas pour ces raisons que Jésus choisit cet homme. La vocation de chacun est toujours mystérieuse, personne ne peut savoir pleinement pourquoi il est né, pourquoi il porte cette histoire particulière, pourquoi il est ce qu’il est, avec ses ­blessures, ses talents, ses potentialités. Chacun de nous est choisi et aimé, c’est le fondement vocationnel de la vie de chaque personne, c’est ce qui fait d’un homme un chef-d’œuvre, c’est-à-dire un saint. Saint Jean-Paul II a eu une histoire difficile, avec des moments de grande souffrance, des pertes significatives. Pourtant, sur cette dure et douloureuse histoire, Dieu était en train d’écrire une autre histoire qui allait émerger de façon évidente au fil du temps, non seulement pour ce jeune garçon polonais, mais sous les yeux de toute l’humanité. Par cette histoire, celui qui avait perdu sa mère lorsqu’il était enfant, son frère alors qu’il était adolescent et son père alors qu’il avait à peine une vingtaine d’années, est devenu lui-même père d’une 10

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multitude d’hommes et de femmes dispersés à travers le monde, et ceci durant presque trente ans. Nous ne pouvons pas couvrir toute cette histoire dans ces pages de conversation, mais l’histoire personnelle de Jean-Paul II étant assez connue, nous nous limiterons simplement à souligner certains passages décisifs de sa vie. La première chose à faire est sans doute de revenir à ce 6 août 1978 quand, à 21 h 30, le pape Paul VI – proclamé saint lui aussi – s’éteignait dans sa résidence estivale de Castel Gandolfo. Le pape Montini avait guidé l’Église dans une période très difficile. C’est lui qui dut clôturer le concile Vatican II et entamer la « grande saison » post-conciliaire qui, au lieu de faire émerger immédiatement la puissance du printemps de l’Esprit, apporta surtout maintes souffrances au pontife. Il eut beaucoup de peine à ajuster les changements que le monde réclamait à l’Église. Elle-même, par fidélité à l’Évangile, cherchait par tous les moyens à occuper sa place d’une nouvelle façon sans jamais trahir le message du Christ. Paul VI était un homme réservé, mais doté d’une très grande intuition, d’un génie intellectuel, d’une clarté spirituelle, d’une conscience prophétique de ce que 11

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seraient les grands défis de l’Église par la suite. Nous pourrions presque dire que tous les papes venus après Paul VI ont pu bénéficier du grand travail, difficile, que ce saint Pape fit pour le bien de tous. Il servit l’Église durant quinze ans et quarante-six jours. La chronique nous dit que la nouvelle de la mort du Pontife surprit le cardinal Wojtyła en plein milieu de ses vacances. C’était au mois d’août 1978. Le matin du 11 août, Karol Wojtyła se rend à Rome avec le Primat de Pologne, le cardinal Stefan Wyszyński, accompagné d’un groupe de proches collaborateurs. La mort de Paul VI avait surpris le monde entier. Pourtant il ne fut entouré que de cent-mille fidèles le jour de ses obsèques : un chiffre modique par rapport à la renommée de ce pape. Mais il faut dire que Rome est connue pour sa chaleur torride et qu’en août, les Romains n’y sont pas. Ils cherchent alors la fraîcheur à la mer, à la montagne, laissant la Ville éternelle aux flâneries des touristes. Dans les congrégations, convoquées chaque matin à 11 heures, les cardinaux parlent de la succession de Paul VI. Ils ne donnent pas de noms, se limitant simplement à dessiner le profil de l’homme le plus adapté pour affronter les problèmes de l’Église. Mais il y a aussi des réunions informelles, l’après-midi, le soir, et l’on crée de véritables groupes qui prennent en 12

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considération l’hypothèse de telle ou telle élection. Le hasard veut que Karol Wojtyła participe à ces rencontres en présence du cardinal Albino Luciani, patriarche de Venise, qui semble soutenir la candidature d’un prélat étranger, le Brésilien Lorscheider. En revanche, le cardinal polonais Wojtyła se situe sur une ligne plus traditionnelle, privilégiant le choix d’un candidat italien, notamment parce que le pontife a aussi le rôle d’évêque de Rome. Durant la messe matinale du 24 août au collège où réside le cardinal Wojtyła, un participant, peut-être un peu trop audacieux, prie maladroitement afin que le successeur de Pierre soit l’archevêque de Cracovie. Tout le monde répond mécaniquement à cette prière en disant : « Seigneur, nous t’en prions. » Karol Wojtyła reste calme, silencieux, mais à la fin de la messe il ajoute quelques mots significatifs : « Prions. Souvenons-nous de la Parole de Pierre : “Éloigne-toi de moi, Seigneur, car je suis un homme pécheur.” Prions pour que le successeur de Pierre fasse preuve de la même piété. Si l’on élit un homme qui s’en considère incapable, donne-lui, ô Seigneur, le courage de dire, comme l’a fait saint Pierre :“Éloigne-toi de moi, Seigneur, car je suis un homme pécheur” ; mais s’il accepte, insuffle-lui suffisamment de foi, d’espérance et d’amour, afin qu’il puisse porter la croix que tu mettras sur ses épaules. Seigneur, nous t’en prions. » Le conclave a commencé le 25 août à 16 h 30. La chaleur à Rome est suffocante. On dit que dans les 13

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cellules de la chapelle Sixtine, à disposition des cardinaux électeurs, la température dépasse les 34 degrés. Tout le monde est convaincu que le conclave sera long et compliqué mais le contraire se produit. À la grande surprise de tous, dès le dimanche au quatrième scrutin, les électeurs ont choisi le cardinal Albino Luciani, patriarche de Venise, âgé de soixante-sept ans. Son nom avait été proposé par le vieux cardinal Confalonieri et par le jeune cardinal Benelli. On raconte que son élection s’est faite à la quasi-unanimité (98 votes sur 111). Il y a une joie générale qui fait presque passer sous silence l’expression du cardinal Luciani à la proclamation du résultat : « Que Dieu vous pardonne ce que vous avez fait. » Le cardinal Wojtyła ressort, lui aussi, avec une joie palpable de ce consensus rapide dans l’élection de JeanPaul Ier. Le temps record du conclave permet au cardinal polonais de prendre du temps libre. Il est d’abord reçu, le 30 août, par Jean-Paul Ier, puis, avec quelques amis, il se rend à Turin pour vénérer le Saint-Suaire. Il rentre ensuite à Rome pour la célébration du vingt-cinquième anniversaire de la consécration du cardinal américain John Krol et, surtout, pour participer à l’inauguration du pontificat de Jean-Paul Ier, le 3 septembre. 14

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« Nous avons élu un pape extraordinaire », commentera Karol Wojtyła à Varsovie, le 5 septembre suivant. Il semble que le choix du conclave ait pleinement réalisé ses espérances, peut-être parce qu’Albino Luciani est un homme de foi exceptionnel, un pasteur simple, intelligible, capable d’aller à l’essentiel, et surtout parce qu’il a toujours montré sa douceur, sa modestie, sa fermeté. Mais la joie dure peu. Au matin du 29 septembre, tandis que le cardinal Wojtyła prend son petit-déjeuner dans la cuisine du rezde-chaussée de l’archevêché, son chauffeur fait brusquement irruption dans la pièce : il vient d’entendre à la radio la nouvelle de la mort de Jean-Paul Ier. Sans mot dire, l’archevêque de Cracovie se retire dans sa chapelle pour prier. Le 3 octobre, il prend l’avion pour Rome sans le primat Wyszyński, qui le rejoindra plus tard. Après s’être recueilli devant la dépouille du défunt pontife, il participe le lendemain à la première célébration en mémoire du pape Luciani, le pape au sourire. Le 8 octobre, dans l’homélie qu’il prononce en l’église polonaise de Rome, Karol Wojtyła a des paroles profondément significatives : « Chaque fois que le Christ dit à un homme : “Viens, suis-moi”, il demande ce qu’il a demandé à Pierre après la résurrection : “M’aimes-tu vraiment, plus que 15

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ceux-ci ?” L’homme alors ne peut que trembler au plus profond de son cœur. Pierre tremblait en son cœur, comme Albino Luciani avant de prendre le nom de Jean-Paul Ier. Tous ceux qui reçoivent un ordre si exigeant ne peuvent pas ne pas trembler. Et le Christ dit à Pierre : “Quand tu étais jeune, tu mettais ta ceinture toi-même pour aller là où tu voulais ; quand tu seras vieux, tu étendras les mains, et c’est un autre qui te mettra ta ceinture, pour t’emmener là où tu ne voudrais pas aller.” Parole mystérieuse, énigmatique, ce que le Christ enjoignit à Pierre a un double sens : c’est une invitation à servir et une invitation à mourir. » Le second conclave de 1978, celui qui conduira à l’élection de Karol Wojtyła, commence solennellement le 14 octobre à 16 h 30. Les papabili de ce conclave sont les Italiens Siri et Benelli mais, après les premiers votes, aucun des deux ne parvient à atteindre la majorité des deux tiers nécessaires à l’élection. Lors du quatrième scrutin, il semble alors que les choix se soient reportés sur le cardinal Pericle Felici qui, lui non plus, n’atteint pas la majorité nécessaire. Au déjeuner, la situation critique semble être bloquée. Le cardinal Narciso Arnau, évêque de Barcelone, chante alors à voix haute les mérites de l’évêque de Cracovie, en l’assurant de son soutien et de celui de ses confrères américains. Cette intervention est déter16

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minante, avec celle d’un vieil ami de Karol Wojtyła, le cardinal autrichien Franz König, qui se penche vers lui en citant un verset de saint Jean (11,28) : « Dominus adest et vocat te – Le Maître est là, il t’appelle. » Le cardinal polonais l’écoute en silence. Dans les heures qui suivent, le cardinal Wyszyński s’approche de lui pour le réconforter et le convaincre de ne pas se dérober en cas d’élection. Le septième tour confirme le retournement : les votes diminuent pour les Italiens et augmentent pour le cardinal Wojtyła. Le résultat du dernier vote est couru d’avance. Wojtyła prie, la tête entre ses mains. À peine les deux tiers requis sont-ils atteints, un interminable tonnerre d’applaudissements s’élève dans la chapelle à la mention de son nom. Il est 17 h 20. Wojtyła a le visage baigné de larmes, mais il accepte l’élection canonique au pontificat, avec la formule latine consacrée. Il choisira le nom de JeanPaul II. * Parmi ceux qui ont participé au vote et qui ont applaudi à son issue inattendue, il y a un jeune cardinal allemand, Joseph Ratzinger, qui reprendra le flambeau de Pierre presque trente ans plus tard, et qui conduira l’Église durant huit années intenses, jusqu’au geste 17

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retentissant - inattendu lui aussi - de sa renonciation, le 11 février 2013. En revanche, le 16 octobre 1978, où était et que faisait le jeune jésuite Jorge Mario Bergoglio ? Je me souviens que j’étais en voiture. Je me rendais à la Faculté de théologie, au noviciat Saint-Michel. Ce n’était pas loin, seulement quatre kilomètres. J’ai entendu le nom de Wojtyła, et j’ai pensé à un pape africain. Puis j’ai appris qu’il était Polonais. Vous n’aviez jamais rencontré le cardinal de Cracovie ni eu aucune relation avec lui avant cela ? Jamais. Sainteté, quelle a été votre sentiment en apprenant l’élection d’un pape non italien après quasiment cinq cents ans ? Ses premières paroles m’ont fait très bonne impression. Et cette impression s’est confirmée tout de suite, en apprenant qu’il avait été aumônier universitaire, professeur de philosophie, alpiniste, skieur, athlète, et que c’était aussi un grand priant. Il m’a beaucoup plu. J’ai eu immédiatement une grande sympathie pour lui.

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Quel rôle occupiez-vous dans l’Église à cette époque ? J’étais provincial des jésuites. Et je le suis resté jusqu’en janvier 1980. Revenons un instant à ce soir d’octobre 1978. Le pape Jean-Paul II ne prononce que quelques mots, mais extrêmement significatifs. Il rompt la pratique du protocole, qui imposait de donner un salut et une bénédiction, sans discours. Par ces phrases prononcées dans un italien imparfait, Jean-Paul II s’est gagné immédiatement l’affection de tous : « Et voilà que les éminents cardinaux ont appelé un nouvel évêque de Rome. Ils l’ont appelé d’un pays lointain… (la foule applaudit)… Lointain, mais toujours si proche par la communion dans la foi et la tradition chrétienne. » Nous savons, grâce à un entretien avec André F ­rossard, qu’en prononçant le mot « lointain », Jean-Paul II pensait aussi à Pierre, arrivé de Galilée. Saint Père, vous avez employé des mots similaires : « Vous savez que la tâche du conclave était de donner un évêque à Rome. Il semble bien que mes frères cardinaux soient allés le chercher quasiment au bout du monde… Mais nous sommes là… Je vous remercie pour votre accueil. » Avez-vous pensé à lui en prononçant ces mots ?

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En réalité, non. D’abord parce que je n’imaginais pas que j’allais être élu, je n’y pensais pas. On dit souvent que j’avais eu des voix au conclave de 2005. Mais la vérité est qu’à ce moment-là, le pape qui convenait était Ratzinger. J’en étais convaincu et je l’ai soutenu. Au conclave de 2013, je croyais être déjà un évêque à la retraite, qui ne courait aucun risque. Je n’avais donc pensé à rien de tout cela. Ainsi, après mon élection, après avoir revêtu la soutane blanche, je devais sortir au balcon et je me suis demandé : que dire au peuple ? Je me souvenais des paroles du cardinal Errázuriz, paroles que j’avais ignorées quelques heures auparavant. Je suis allé prier à la chapelle Pauline accompagné de deux personnes que j’ai appelées personnellement, en dépit du protocole. J’ai dit au cardinal Vallini : « Vous êtes le vicaire [de Rome], venez avec moi », et j’ai demandé « Accompagne-moi » à mon ami le cardinal Hummes, celui qui m’a dit : « N’oublie pas les pauvres. » Nous sommes allés prier tous les trois. C’est là que m’est venue l’idée de dire que le conclave avait choisi un nouvel évêque de Rome, de faire mémoire de Benoît, et puis de dire : « Avançons ensemble. » L’expression « au bout du monde » m’est venue spontanément ensuite, quand j’étais sur la loggia de Saint-Pierre. Quelles étaient les paroles du cardinal Errázuriz que vous aviez ignorées ? 20

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Dans la matinée, il y avait eu quelques anecdotes qui ne m’avaient pas particulièrement préoccupé mais qui m’ont donné matière à réflexion plus tard. D’abord, le cardinal Ortega y Alamino m’avait demandé le texte que j’avais prononcé durant l’une des réunions officielles des cardinaux ces jours-là. En réalité, je n’avais rien écrit ; j’ai alors essayé de retrouver de mémoire mes paroles et je les ai écrites à la main. Je les lui ai données quand nous nous sommes retrouvés avant le déjeuner, en lui disant : « Tiens, je les ai écrites à la main. » Il me dit : « Oh que c’est beau ; comme cela, je garderai un souvenir du Pape. » « Pas de plaisanterie » ai-je répondu. [Par la suite, le cardinal Ortega a parlé, dans un entretien, de cet épisode raconté par le pape, en remettant une copie du feuillet manuscrit du futur pontife. Cette note se révèle significative pour les thèmes qui seront très chers au pape François, tout au long des années suivantes : 1) « Évangéliser implique le zèle apostolique. Évangéliser présuppose, dans l’Église, la “parresia” [le terme grec au sens littéral veut dire “liberté de tout dire”] de sortir d’elle-même. L’Église est appelée à sortir d’ellemême et à aller vers les périphéries, non seulement géographiques mais aussi existentielles ; celles du mystère du péché, de la douleur, de l’injustice, celles de l’igno21

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rance et de la foi, celles de la pensée, celles de toutes formes de misère. » 2) « Quand l’Église ne sort pas d’elle-même pour évangéliser, elle devient autoréférentielle et elle tombe malade (pensons à la femme courbée de l’évangile de Luc). Les maux qui affectent les institutions ecclésiastiques au fil du temps ont une racine dans l’autoréférence, dans une sorte de narcissisme théologique. Dans l’Apocalypse, Jésus dit qu’il se tient sur le seuil et qu’il appelle. Évidemment, le texte le décrit comme au-dehors, frappant à la porte pour entrer… Mais je pense parfois que Jésus frappe de l’intérieur, pour que nous le laissions sortir. L’Église autoréférentielle a la prétention de garder Jésus à l’intérieur et ne le laisse pas sortir. » 3) « Quand elle est autoréférentielle, l’Église ne se rend pas compte qu’elle croit posséder la lumière ; elle cesse d’être le mysterium lunae [le reflet de la lumière] et elle entraîne ce mal si grave qu’est la mondanité spirituelle [selon Henri de Lubac, théologien français du xxe siècle, créé cardinal par Jean-Paul II, c’est le pire mal encouru par l’Église] qui consiste à vivre en se glorifiant mutuellement. Si l’on veut simplifier, il existe deux images de l’Église : l’Église évangélisatrice qui sort d’ellemême, celle de Dei Verbum religiose audiens et fidenter proclamans [l’Église qui écoute religieusement et 22

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proclame fidèlement la Parole de Dieu], ou l’Église mondaine qui vit sur elle-même, par elle-même, pour elle-même. Cela doit éclairer les possibles changements et les réformes à réaliser pour le salut des âmes. » 4) « À propos du prochain pape : un homme qui, par la contemplation et l’adoration de Jésus-Christ, aide l’Église à sortir d’elle-même pour aller vers les périphéries existentielles, qui l’aide à être une mère féconde qui vit “de la joie d’évangéliser douce et réconfortante”. »] Après avoir remis cette note, je prends l’ascenseur pour descendre au deuxième étage. Au quatrième étage, entre le cardinal Errázuriz qui me dit : «  Dépêche-toi de préparer le discours  ! – Quel discours ? – Celui que tu devras dire au balcon. – Allez, arrête de plaisanter ! » Puis, au déjeuner, alors que je cherchais une place pour m’asseoir, des cardinaux européens que je ne connaissais pas m’ont appelé : « Viens Éminence, viens avec nous. » Pendant le déjeuner, ils m’ont posé beaucoup de questions sur l’Amérique latine et sur l’Église. Puis je suis allé me reposer, et je peux vous assurer que j’ai très bien dormi. Dans l’après-midi, nous sommes allés voter, j’avais un peu oublié ces épisodes et je m’étais attardé à échanger avec le cardinal Ravasi sur le livre de 23

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Job. Pendant le premier vote, j’ai compris qu’il y avait un sérieux danger. Au second vote, j’ai été élu. Qu’avez-vous senti quand vous entendiez votre nom durant le dépouillement ? Je me souviens que je priais le chapelet et que je ressentais une grande paix. Cette paix m’a accompagné depuis lors jusqu’à aujourd’hui. Aviez-vous déjà ressenti une telle paix ? J’ai ressenti la même paix lorsque j’ai été nommé évêque auxiliaire. C’est là que vous avez rencontré Jean-Paul II pour la première fois ? En réalité, non. Je l’ai rencontré dans un moment sombre de ma vie, lorsqu’il est venu en Argentine pour la deuxième fois, en 1987. J’étais rentré d’Allemagne où j’avais vécu quelque temps pour écrire un doctorat sur Romano Guardini. Il s’agissait alors aussi de m’éloigner un peu du climat tendu dans ma province religieuse. Tout s’explique sans doute par le fait que j’avais eu des rôles de responsabilité dès ma jeunesse. L’année qui a suivi mon ordination, j’ai été maître des novices. De 24

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1973 à 1980, j’ai été provincial et de 1980 à 1986 recteur du Collège du Salvador à Buenos Aires. J’ai exercé mon rôle de responsabilité avec une fermeté parfois excessive, mais c’était une période difficile en Argentine. À présent, je peux faire mon autocritique. Mais, à ce moment-là j’ai fait selon ma conscience, et certains en ont été blessés. À cette époque difficile, j’étais au Collège Salvador. Je vivais là. Le nonce m’a invité à rencontrer le pape. Lorsque je l'ai salué, le nonce lui a dit à voix basse que j’étais un jésuite. Le pape a répété à voix haute : « Ah, un jésuite ! » Cette rencontre m’a beaucoup touché, cela a été une consolation dans une période obscure. Mais c’est la seule fois que je l’ai rencontré face à face avant d’être évêque. Comment avez-vous appris que vous étiez nommé évêque auxiliaire ? J’étais à Cordoue où j’avais été transféré le 16 juillet 1990. Je suis resté dans cette communauté jusqu’en mai 1992, quand le nonce m’appela et me dit : « Pouvez-vous venir ici ? – Non, dis-je, je ne peux pas, Excellence, je ne peux pas bouger, ce serait difficile pour moi. » Par le passé, le nonce m’avait appelé deux ou trois fois pour me saluer ou me demander mon avis au sujet de 25

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telle ou telle personne que je connaissais. « Mais pouvezvous sortir de la maison ? » me demanda-t-il. Je lui dis : « Oui, ici en ville, oui. » Il répondit : « Faisons cela : demain, je prends un vol de Buenos Aires à Mendoza en faisant escale à Cordoue, attendez-moi à l’aéroport car je dois vous consulter. » Je suis allé à l’aéroport et, durant son voyage de retour de Mendoza, il s’est arrêté le temps de l’escale et m’a montré les papiers dont il m’avait parlé en sollicitant mon avis. Au bout d’un moment, le vol pour Buenos Aires a été annoncé et nous nous sommes salués. À ce moment-là, il m’a dit : « Ah, autre chose, vous avez été nommé auxiliaire de Buenos Aires. Le père général a donné son consentement. » J’ai seulement répondu : « D’accord. Et quand cela sera-t-il rendu public ? » Il m’a répondu : « Peut-être le 20 ou le 21 – D’accord, merci » ai-je dit. Et à ce moment-là, j’ai senti la même paix que le jour de mon élection à la papauté. Et comme évêque auxiliaire, avez-vous eu l’occasion de rencontrer le pape Jean-Paul II ? Oui, quand je suis venu au synode sur la vie consacrée en 1994. À cette époque, j’avais été nommé vicaire général du cardinal Quarracino. 26

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On dit que c’est lui qui vous a voulu comme son successeur, est-ce vrai ? Oui, certains le soutiennent. Le nonce m’a appelé le 3 juin et m’a dit : « Peux-tu venir déjeuner ? » À la fin du déjeuner, j’ai vu arriver un gâteau et une bouteille de champagne. « Que fêtez-vous ? Votre anniversaire ? » ai-je demandé. Il m’a répondu : « Non, non, nous fêtons votre nomination comme coadjuteur. » Sainteté, avez-vous eu l’occasion d’intensifier vos relations avec Jean-Paul II durant vos années en tant qu’archevêque de Buenos Aires ? Oui, j’en ai eu l’occasion d’abord durant les synodes, mais aussi lors des visites ad limina1. Mais je me souviens surtout qu’en 2001, quand je suis devenu cardinal, alors que je m’étais agenouillé pour recevoir la barrette cardinalice, j’ai senti un profond désir de ne pas me limiter à échanger un geste de paix, mais de lui baiser la main. Certains m’ont critiqué pour ce geste, mais, pour moi, ce fut spontané. Puis, la même année, en septembre, a eu lieu l’attaque des Tours jumelles de New York, et le cardinal Egan, le rapporteur principal du synode, dut retourner dans son diocèse pour la commémoration des victimes. Jean-Paul II me choisit alors comme substitut. 1.  Visites des évêques à Rome pour rendre compte de leur administration.

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SA I N T J E A N - PAU L I I L E G R A N D

Le synode avait pour thème la figure de l’évêque. Cela m’a donné l’opportunité de rencontrer plusieurs fois le pape de façon officielle, mais aussi de déjeuner avec lui en compagnie d’autres évêques.

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TABLE DES MATIÈRES

Préface..........................................................................7 « Sur toi je bâtirai mon Église »....................................9 Jeunesse et formation..................................................29 Prêtre............................................................................51 Le magistère de Jean-Paul II........................................65 De la « crucifixion » à la mort, de la sainteté à l’héritage...............................................................91

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