La vallée des éléphants

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LES LOUPS LA VALLÉE DES ÉLÉPHANTS



Ă€ Baptiste et Pauline.



« Le bonheur ne vient pas à ceux qui l’attendent assis. » Robert Baden-Powell, fondateur du scoutisme • « Je ne perds jamais. Soit je gagne, soit j’apprends. » Nelson Mandela



Chapitre 1 LES DIAMANTS PERDUS

Afrique du Sud, Mafeking, 1899. L’obus explose au milieu de la place. Planté devant un bâtiment criblé d’éclats, vestiges d’un précédent pilonnage, le colonel Robert Baden-Powell grimace, car le fracas est assourdissant, mais ne bronche pas. Il se doit de donner l’exemple, ne jamais montrer sa peur mais, au contraire, sourire dans les difficultés. Le moral des troupes et des habitants est fondamental quand on est assiégé par des soldats cinq fois plus nombreux que les vôtres. Un tourbillon de poussière vient agiter son uniforme beige. Robert ferme les yeux puis, une fois la bourrasque passée, ôte son chapeau quatre bosses pour l’épousseter. Ce couvre-chef, il y tient autant qu’à sa moustache. Il le protège de la pluie, de la poussière et de la chaude lumière africaine, teintée de jaune et d’orange, qui tombe souvent à la verticale. Elle n’a rien à voir avec celle, plus grise, voilée, parfois argentée, de son pays natal, l’Angleterre. Il aimerait faire découvrir à d’autres ce chapeau bien pratique. 11


Les Loups – La vallée des éléphants

L’explosion ne l’a pas surpris. Comme chaque habitant de Mafeking, il a entendu sonner la cloche annonçant le bombardement. Les cadets, des adolescents âgés de douze à seize ans, non combattants, sont chargés de surveiller le Creakly, surnom donné à la plus grosse pièce d’artillerie de l’ennemi pointée sur la ville. Pas moins de seize bœufs sont nécessaires pour tracter ce gigantesque canon de 155 millimètres. –  Warner est en retard, j’espère qu’il ne lui est rien arrivé, remarque-t-il. Depuis qu’il a été nommé chef des cadets, Warner Goodyear a toujours été ponctuel. C’est un garçon de treize ans débrouillard, sérieux, sur qui Robert sait pouvoir compter. Il s’est attaché à cet adolescent volontaire, capable de foncer sur sa bicyclette, tel un cavalier héroïque, jusqu’aux lointaines tranchées, malgré les balles perdues et les obus. –  Il est malin, il sait sauter dans un trou quand il le faut, tente de le rassurer Lord Edward Cecil, l’adjoint de Robert qui supervise le corps des cadets. –  À cet âge, on est parfois imprudent, marmonne le colonel. Voilà six semaines que les Boers, ces fermiers blancs d’origine hollandaise, allemande ou française, installés depuis longtemps en Afrique du Sud, encerclent la petite ville de Mafeking, une place forte stratégique, indispensable à la logistique de l’armée anglaise. Baden-Powell tient à son chapeau, mais il n’y a rien de plus précieux pour lui que la vie de ses hommes et de ces garçons 12


Chapitre 1 – Les diamants perdus

non armés, non combattants, mais qui rendent des services inestimables aux troupes encerclées. Ils surveillent l’ennemi, transmettent des messages avec entrain, rendent visite aux sentinelles cachées dans les tranchées et les fortins qui protègent Mafeking, de jour comme de nuit. En bon officier anglais, Robert a appris à camoufler ses émotions derrière son flegme ou, parfois, derrière le masque du clown, quand il s’amuse à faire le pitre sur scène – et il adore encore s’y mettre, surtout quand il s’agit de remonter le moral des assiégés. Il a bien du mal, cependant, à rester impassible quand un jeune cycliste apparaît en bonne santé à l’autre extrémité de la place. Tête dans le guidon, jetant un regard furtif de temps à autre vers le ciel, Warner Goodyear fonce vers les officiers. À quelques mètres de ces derniers, il saute de la selle, tout en couchant son vélo à ses pieds, tel un cow-boy de rodéo, et se dresse au garde-à-vous devant les deux officiers. –  On a un blessé ! s’écrie-t-il. Malgré son timbre de voix juvénile, son visage encore un peu enfantin, on sent un caractère bien trempé sous sa peau bronzée par le soleil d’Afrique. Ses yeux clairs semblent scruter le moindre détail. Un regard électrique mais aussi plein de sang-froid. Repérer, anticiper, agir. C’est ce que le colonel a tenté de lui expliquer. Warner a compris sur-le-champ, comme s’il n’attendait que cette mission. 13


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Si tous les adultes se comportaient comme ce garçon, la planète tournerait plus rond, estime Robert Baden-Powell. Il aimerait disposer de plus de temps pour songer à cela. Ne pourrait-on pas imaginer un mouvement capable d’utiliser cette énergie, cette bonne volonté pour tenter d’améliorer le monde ? – Quoi ? Qui ? s’étrangle Lord Cecil, dont le visage est devenu plus blanc que la poussière sur la place. –  Pas l’un de nous, souffle l’adolescent. Un ennemi ! –  Un Boer ? intervient Robert, intéressé. –  Un Boer. On l’a trouvé dans une de nos tranchées. Il a dit qu’il s’était perdu. Les siens lui ont tiré dessus. Baden-Powell lisse sa moustache. –  Perdu ? Il n’est pas dans l’armée de Botha ? Comme Warner et Lord Cecil le savent, Botha dirige depuis peu les forces qui assaillent Mafeking. – Non, il a affirmé qu’il espérait retrouver ici le Lion du Transvaal. Il a des informations importantes à lui communiquer. –  Il t’en a dit un peu plus ? –  Il a parlé de diamants perdus. Il a dit qu’il était en mission secrète. Ensuite, il s’est évanoui. Il a reçu deux balles, il souffre. Robert fronce les sourcils. Qui est cet homme ? Ne sait-il pas que le général Piet Cronjé, dit le Lion du Transvaal, n’est plus à Mafeking, dont il a confié le siège à son fidèle officier Louis Botha ? Cependant, ces diamants perdus, le colonel anglais en a entendu parler. Comme beaucoup de monde dans cette partie 14


Chapitre 1 – Les diamants perdus

de l’Afrique. Il a enquêté en vain pour tenter d’en savoir plus. C’est une légende tenace, et Robert sait que bon nombre de légendes s’appuient sur une part de vérité. Durant la première moitié du dix-neuvième siècle, les Boers, qui fuyaient les Anglais remontant depuis le sud, ont pris la route vers le Transvaal et l’État libre d’Orange, deux régions d’Afrique australe1, avec toutes leurs richesses. Pour tenter de dénicher de nouvelles terres, loin des Britanniques, ils ont quitté les côtes du Cap afin de gagner le cœur du pays. On a appelé cet exode le Grand Trek. Certains murmurent que des chariots contenaient des coffres emplis d’or et de diamants. Tout ce que les Boers avaient pu emporter pour ne pas le laisser aux Anglais, qu’ils considéraient comme des envahisseurs. –  Emmène-moi près de lui, ordonne Robert au jeune Warner. –  Colonel ? C’est imprudent ! se récrie Lord Cecil. –  Ne rien faire est imprudent, réplique Robert, qui pousse déjà Warner vers sa bicyclette. Un nouvel obus explose dans un quartier voisin. Robert et Warner ne prêtent pas la moindre attention au nuage de fumée qui s’élève au-dessus des toits. Edward Cecil soupire et secoue la tête, consterné. Robert a beau être un pilier de l’armée britannique dans le Transvaal avec une ville assiégée et affamée sur les bras, il a gardé ­l’enthousiasme – et la témérité – de ses quinze ans. 1.  Au nord-est de l’actuelle Afrique du Sud. 15


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Dans sa tête, c’est encore un cadet, mais avec l’expérience et le recul propres à un homme de quarante-deux ans. Edward Cecil l’imagine à la tête de milliers de jeunes gens, plus tard, après la guerre. Jusqu’où Robert Baden-Powell ira-t-il ? Il ne se contentera pas des cadets de Mafeking, Lord Cecil en est persuadé. Robert a donné ses ordres. L’homme a été transporté, alité, soigné dans une maison confortable de Mafeking. Un homme qui n’est pas capable de traiter avec respect un ennemi blessé n’est qu’une bête, c’est ce dont Baden-Powell est convaincu. La victime se prénomme Paul, comme le président Kruger, qui dirige la rébellion des Boers – un homme austère que Baden-Powell a déjà rencontré lors d’une visite à Prétoria, avant la guerre. Mais ce combattant souffrant n’a pas l’air austère. C’est un jeune Boer, comme Baden-Powell en a connu beaucoup quand il a arpenté le Comté d’Orange et la république du Transvaal, quelques années plus tôt. En réalité, il a joué le rôle d’espion, ce qui lui a d’ailleurs beaucoup plu. Il a apprécié ces hommes simples, croyants, attachés à leurs terres. Des travailleurs solides, honnêtes. On ne doit pas haïr ses ennemis, le colonel en est convaincu. C’est même souvent une erreur, car il faut connaître un adversaire pour le battre, et il est difficile de comprendre un adversaire que l’on déteste. 16


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Parfois, Robert se sent plus proche de ces pauvres fermiers, ainsi que de ses amis zoulous, que des bourgeois et des hauts gradés pincés de son pays. Ah, si les peuples d’Afrique australe pouvaient un jour s’entendre pour bâtir une nation respectant chaque peuple, ils fonderaient un pays magnifique que le monde entier envierait ! Le jeune Boer est grièvement blessé. Une balle lui a percé le ventre et une autre a brisé sa clavicule gauche. Il transpire et délire sur sa couche. Il n’est pas bien vieux. Dix-neuf, vingt ans peut-être. –  Où suis-je ? demande-t-il avec des yeux ronds, globuleux. –  À Mafeking, répond Robert d’une voix calme, qu’il espère rassurante. Les sourcils du blessé se froncent. Il semble délirer. –  Vous êtes le général Cronjé ? Le Lion du Transvaal ? –  Non, son adversaire. Je commande les assiégés. Colonel Baden-Powell, pour vous servir. Vous avez été recueilli par des Anglais. Robert, même si une fausse information lui serait bien utile, tient à dire la vérité. Le bluff d’accord, mais pas le mensonge. Le blessé soupire. Ses yeux roulent dans ses orbites. –  Pauvre de moi ! –  Les balles qui vous ont touché n’étaient pas les nôtres, monsieur. Je vous en donne ma parole. –  Vous m’avez soigné ? –  C’est la moindre des choses. 17


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–  Pas tout le temps, pas partout. Certains chefs de guerre sont impitoyables. –  Ce sont des seigneurs de guerre, pas des chefs. Le jeune homme lui lance un regard brûlant. –  Nous allons perdre, n’est-ce pas ? Robert Baden-Powell hausse les épaules. –  Mon but est de l’emporter mais ma situation est, pour l’instant, désespérée. –  Même si vous perdez Mafeking, vous gagnerez un jour. L’Angleterre est une grande puissance. – Sans doute. Qu’est-ce que Cronjé vous a demandé de trouver ? Les diamants perdus des Boers ? Le jeune Paul soupire. –  Ah ! vous aussi, vous rêvez de richesses… –  Pas pour moi, réplique l’officier. Si ces diamants étaient retrouvés, je veillerais à ce qu’ils profitent à tous, dans ce pays. Les yeux de Paul s’écarquillent. – Ce qui est incroyable, c’est que vous ne mentez pas, souffle-t-il, je le lis dans vos yeux. Ces diamants, je ne les ai pas retrouvés, mais ils existent. Les Boers les ont emportés durant le Grand Trek et les ont cachés quelque part ici, dans le Transvaal. –  Vous êtes certain de ce que vous dites ? – Le Lion du Transvaal et le président Kruger me l’ont assuré en personne. Cronjé veut les retrouver, ce qui serait fort 18


Chapitre 1 – Les diamants perdus

utile pour gagner la guerre. Il m’a missionné pour ça. Mais je me suis égaré en arrivant à Mafeking – la ville a bien changé, je ne m’attendais pas à de telles défenses. Les miens ont dû me prendre pour l’un des vôtres. Je n’y suis pas arrivé, mais je vous souhaite bonne chance pour les retrouver. –  Vous avez un indice ? Paul halète, à bout de souffle. –  Vous m’avez soigné, les miens m’ont tué, je vous le dois bien. Robert prend la main du jeune homme dans la sienne. –  Vous n’êtes pas encore mort, monsieur. –  Je sens la vie qui s’en va. La vallée des éléphants, monsieur ! –  Les éléphants ? –  Suivez les traces des éléphants, suivez la vallée, et vous trouverez les diamants. Épuisé, le jeune Boer bascule dans l’inconscience. Robert se redresse. Warner observe la scène avec un air subjugué. –  Veille sur lui, tu veux bien ? lui demande le colonel d’une voix douce. Tiens-lui compagnie, car il a bien mérité la présence d’un garçon comme toi à ses côtés au moment de quitter la Terre. Warner hoche la tête avec gravité. Il est des missions plus difficiles que des courses à bicyclette sous le sifflement des obus. Dans la nuit, l’infection gagne du terrain dans le corps du pauvre Paul. 19


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Elle remonte dans ses veines jusqu’à son cœur. Inconscient, il décède au petit matin, alors que les cloches annoncent, à Mafeking, un nouveau bombardement.


Chapitre 2 GRAND JEU, GRAND FROID

Environs de Château-Bernard, cinq mois après le camp d’été dans la Beauce1. –  Je pense qu’en longeant la rivière par le nord, on doit pouvoir contourner leur camp et les prendre par surprise, annonça la voix claire de Paulin. L’adolescent, bientôt treize ans, plissa les yeux au sommet du coteau sur lequel il était posté. La forêt s’étendait à ses pieds. Au cœur de l’hiver, les conifères et les houx formaient des îlots de verdure au milieu des branches tordues et d ­ énudées des feuillus. Un nuage de vapeur s’éleva devant le visage du garçon et passa au-dessus de ses cheveux blonds coupés court. Paulin avait grandi de quelques centimètres depuis le dernier camp. Il se jugeait cependant encore trop petit, trop fluet. Ses jambes minces, protégées par un simple short et des chaussettes de laine, tremblaient dans l’air glacial. Au moins, il savait utiliser une carte et une boussole… Enfin, si ses doigts rougis par le froid parvenaient encore à les manipuler. Il souffla dessus pour les réchauffer. 1. Lire La Citadelle oubliée, du même auteur, éditions Mame. 21


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– Pourquoi veux-tu les contourner  ? s’étonna Gabriel, 1 quinze ans, second de la patrouille du Loup. Le garçon avait, de son côté, bien changé au cours des derniers mois : il avalait moins de sucreries et son corps s’était affiné, musclé. – Parce qu’ils savent d’où l’on vient. Et les gens assiégés renforcent toujours leurs remparts de ce côté-là. C’est d’ailleurs comme ça que la ligne Maginot a été construite. On pensait… – Paulin, on a besoin de toi, Armel s’est coupé, l’interrompit Ange. T’es secouriste, alors sors la trousse à pharmacie de ton sac. Après le camp d’été, l’adolescent de dix-sept ans avait été nommé à la tête des Loups. Du même âge qu’Édouard, il aurait pu, lui aussi, devenir routier2. Les chefs lui avaient cependant demandé de rester éclaireur3 une année de plus pour prendre la tête des Loups. N’ayant jamais été chef de patrouille, il avait accepté de succéder à Édouard, son meilleur ami. Paulin, quatrième du Loup, jeta un regard à son CP qui, main en visière, inspectait lui aussi le massif forestier. Ange était grand, élancé, avec un visage mince et un air souvent 1.  Une patrouille, dirigée par un adolescent de 15, 16 ou 17 ans, appelé CP (chef de patrouille), regroupe quelques éclaireurs. L’équivalent pour les filles est l’équipe, dirigée par une CE (cheftaine d’équipe), du moins chez les Scouts Unitaires de France. 2.  La Route, dans plusieurs mouvements scouts, regroupe les jeunes de 17 ans et plus, qui n’ont plus l’âge d’être éclaireurs. L’équivalent pour les guides aînées est le Feu. On peut être routier ou guide aînée tout en étant chef. 3.  Un éclaireur est un scout adolescent, âgé de 12 à 17 ans. Les filles sont des guides. Dans certains mouvements l’organisation est différente. 22


Chapitre 2 – Grand jeu, grand froid

sérieux. Il était à la fois plus discret et plus doux qu’Édouard, mais tout aussi têtu quand il avait une idée en tête. On avait envie de le suivre, de lui faire confiance, de ne surtout pas le décevoir. En ce cas, Ange n’aboyait pas mais vous lançait un regard noir qui donnait envie de tomber à genoux pour implorer son pardon. –  La pharmacie, insista le CP. Paulin se retourna. Armel, douze ans, le plus jeune des Loups, s’était assis sur une souche, le visage pâle sous ses mèches sombres, qui rappelaient celles d’Ange. Jaouen, le troisième de la patrouille, treize ans et demi, mèches blondes emmêlées, s’était posé près de lui. Avec un mouchoir en papier, il essuyait le sang qui coulait jusqu’au mollet du garçon. –  C’est quoi, ce trou ? demanda-t-il en montrant la plaie sanglante, au creux de la cuisse droite du novice. –  Le barbelé. Quand on est passé par-dessus, ma semelle a glissé et je suis tombé sur le fil. Jaouen, jamais avare d’une plaisanterie, secoua la main avec une grimace, atterré. –  Tu l’as échappé belle, mon vieux ! Tu aurais pu tomber à cheval dessus et te faire très, très mal, dit-il en poussant sa voix dans les aigus. Si tu vois ce que je veux dire… –  Jaouen, on a compris, merci pour ta précision chirurgicale, le sermonna Ange. 23


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–  Hé Armel ! ne t’inquiète pas, ça te fera une super cicatrice plus tard, poursuivit le troisième. Regarde (il découvrit son bras droit jusqu’à son coude). Ça me vient d’une prise de fortin, il y a deux ans… –  Attention, c’est parti pour le club des anciens combattants, marmonna Gabriel. Paulin se détacha de la conversation. Le mot « fortin » l’avait incité à scruter de nouveau la forêt qui s’étendait à leurs pieds. D’après deux scouts égarés de la patrouille du Renard, qu’ils avaient croisés un peu plus tôt, les Cerfs s’étaient retranchés dans les ruines d’une tour, au centre des bois, édifiant des barricades de branchages et d’épineux pour protéger le trésor qu’ils avaient été les premiers à trouver. Cerfs, Renards, Loups : les trois patrouilles de la troupe1 de Château-Bernard, à laquelle Paulin appartenait depuis le début de l’été. Les patrouilles participaient ce jour-là à un grand jeu mis au point par les chefs. –  On est en plein mois de janvier, avait remarqué Jaouen en découvrant le programme du jour. Vous voulez que mon sang gèle, que je perde les doigts et les oreilles ? –  Je préférerais la langue, avait répliqué le chef de troupe. –  Oh, chef, quelle cruauté ! 1.  Une troupe regroupe de deux à cinq patrouilles. Elle est dirigée par un adulte, le CT (chef de troupe), alors que les patrouilles le sont par des adolescents. L’équivalent pour les filles est la Compagnie, dirigée par une CC. 24


Chapitre 2 – Grand jeu, grand froid

–  Si ton sang gèle durant un grand jeu, c’est que tu n’es pas plus efficace qu’un bonhomme de neige. Jaouen n’avait pas insisté. Imaginer qu’il allait devoir se battre pour remporter ce grand jeu mettait Paulin mal à l’aise. Il redoutait les prises de foulards. On braillait, on se bousculait pour tenter de l’emporter, comme les Gaulois autrefois. Il avait peur d’être nul. Son rêve ? Permettre à sa patrouille de remporter au moins une fois une grande victoire grâce à ses connaissances, à son intelligence. À cet instant précis, il pensait avoir compris comment s’y prendre. Il suffisait de contourner les Cerfs pour les prendre à revers. Bien entendu, il faudrait tout de même prévoir un assaut final, mais moins brutal que s’ils attaquaient de front. –  La première chose à faire, c’est repérer la tour grâce à la carte, dit-il à voix haute. Emporté par ses pensées, il avait oublié les garçons qui ­l’entouraient. Le blessé, ses amis qui attendaient son intervention, son CP. –  Tu es secouriste, pas topographe, gronda Ange dans son dos. Paulin sursauta. Le grand adolescent s’était accroupi devant Armel, la trousse de secours ouverte près de lui. Équipé d’une compresse et d’un liquide désinfectant, il s’appliquait à nettoyer la plaie.

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Il a fouillé dans mon sac pour récupérer la pharmacie, comprit Paulin. –  Euh… Je peux le faire, bredouilla-il, gêné, en s’approchant du blessé. – Normal, t’es le secouriste de la patrouille, le fustigea Gabriel. Ange te l’a demandé il y a cinq minutes. Maintenant, c’est trop tard. Sans mot dire, mais les lèvres serrées, le CP colla un pansement sur la coupure. –  Allez, le pneu est réparé, dit-il en tapant sur l’épaule du cul de pat’1. Rien de grave, ce n’est pas profond. Ange se redressa. –  On décolle ! On va chasser les Cerfs de cette tour et leur piquer le trésor. –  Euh… J’ai pensé à quelque chose, intervint Paulin d’une voix trop faible à son goût. Au lieu de foncer en ligne droite vers la tour, on peut faire un grand détour et les surprendre par derrière. En remballant la trousse à pharmacie dans son sac, il se sentait penaud. Mais il tenait à son idée. Ange lui lança un regard sombre, soupira comme s’il avait affaire à un enfant têtu, puis regarda sa montre. –  Ton idée est bonne, dit-il d’une voix grave, mais il reste seulement une heure de jeu. Pas le temps de faire le tour. On va droit au but. 1.  Le cul de pat’ est le dernier de la patrouille, en général le plus jeune. 26


Chapitre 2 – Grand jeu, grand froid

–  Attends, insista Paulin, on n’a pas étudié la carte pour savoir où est située la ruine. –  Utilise tes yeux, pas seulement ta tête. La tour est là-bas, on voit une tache grise au milieu des branches. Son staff 1 à la main, sur lequel un loup semblait hurler à la lune, le CP dévala le coteau en direction de la lisière. –  Ange, ils ont peut-être piégé le chemin, protesta Paulin. Le grand adolescent fit volte-face, alors que le reste de la patrouille parvenait à sa hauteur. Ses yeux gris acier brillaient au milieu de son visage aux joues plates, rosies par le froid. Il écarta une mèche couleur merle pour planter son regard dur dans celui du quatrième. –  Tu sais énormément de choses, Paulin, tu parles beaucoup, mais ça ne suffit pas toujours. Parfois, il faut juste agir. Ouvrir une trousse à pharmacie ou foncer vers un trésor. Il y a les mots, et il y a les actes. On trace ! Il se détourna et fonça vers la vallée. Paulin resta quelques secondes figé. Des gouttes du sang d’Armel maculaient des feuilles mortes et la souche sur laquelle il était assis quelques instants plus tôt. Le quatrième se sentait mortifié, au bord des larmes. Et surtout, apeuré. Son imagination débordante, une fois de plus, s’emballait. Cette forêt truffée d’ennemis résolus, il n’avait aucune envie de s’y jeter. 1.  Fanion sur lequel figure le totem de la patrouille ou de l’équipe.


Chapitre 3 UN ANCÊTRE EN AFRIQUE

Le soir, Paulin se coula dans un bain chaud. La vapeur brûlante remplaça celle qui jaillissait de sa bouche au milieu de l’air glacial. Divin ! –  Il n’y a pas grand-chose de mieux qu’une baignoire pleine de mousse après un week-end scout en hiver, lui avait assuré Jaouen un peu plus tôt. Attention cependant, ne t’endors pas dedans et pense à rincer les traces de boue en sortant, les frères et sœurs n’apprécient pas. Paulin était fils unique mais le troisième des Loups avait eu deux fois raison : l’eau brûlante faisait oublier les doigts, les orteils et les oreilles gelés, au point qu’il était facile de basculer dans la somnolence. À vrai dire, ce n’était pas le froid qui avait le plus agacé les Loups. Dans l’action, on oubliait toutes les douleurs. Non, leur dépit à la fin du week-end venait de leur défaite au grand jeu. Les Cerfs avaient su résister à l’assaut avec vaillance, d’autant que les Loups, alliés aux Renards, avaient semblé moins toniques que durant les grands jeux de printemps ou d’été. – On avait les muscles et le cerveau engourdis, avait marmonné Gabriel après la bataille. 28


Chapitre 3 – Un ancêtre en Afrique

–  Ton cerveau est toujours engourdi, avait gloussé Jaouen, dont la langue était restée agile. Paulin avait participé à la mêlée, mais jamais sur le front. Il avait réussi à arracher le foulard d’un novice inscrit depuis peu. Le sien avait disparu dans la foulée, pris par le quatrième des Cerfs. Lors des grands jeux, éclaireurs ou guides ne se battaient pas à coups de bâton ou de poing. Ils glissaient un foulard dans leur dos et le coinçaient dans leur bermuda. Si quelqu’un parvenait à s’en saisir, le scout était éliminé et n’avait plus le droit de combattre. Seuls Ange et Gabriel avaient résisté de longues minutes, avant de s’incliner à leur tour alors qu’ils avaient tenté de percer les défenses adverses. Après le bain, Paulin se glissa dans un pyjama épais et une robe de chambre douillette, puis descendit rejoindre son père à la cuisine pour le dîner. Désormais, leur vaste demeure de Château-Bernard n’était plus leur maison secondaire, mais leur résidence principale. Pour l’aider dans les tâches ménagères, Vincent Eriksson avait embauché une gouvernante, l’adorable Marthe, dont les gâteaux au citron faisaient le bonheur des Loups. Par ailleurs, le réalisateur1 ne prenait plus la route vers l’ouest avec son fils le vendredi soir, pour passer le week-end à la 1.  Le père de Paulin est comédien et réalisateur de cinéma. Lire La Citadelle oubliée, du même auteur. 29


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campagne. Non, la situation s’était inversée, pour le plus grand bonheur de Paulin, qui n’avait jamais trop apprécié le tumulte de la capitale ! Du lundi matin au vendredi soir, le réalisateur partait travailler à Paris, où il possédait toujours l’appartement familial. Paulin dormait à l’internat du collège. À la dernière rentrée, son père avait accepté qu’il fasse ses adieux à son établissement parisien pour étudier dans les classes qui avaient vu passer Édouard, avant que ce dernier n’entre au lycée. Paulin en était ravi car de nombreux élèves étaient éclaireurs ou guides. Dans ce collège, on pouvait croiser Jaouen ou Maël, le cinquième du Loup, pas mal de Cerfs et quelques Renards. Il avait sympathisé avec Armel, le cul de pat’, sans pour autant devenir son meilleur ami. Son idole, c’était Édouard, avec qui il avait vécu des aventures dangereuses et extraordinaires au cours du dernier camp d’été. Sauf qu’Édouard était désormais âgé de dix-sept ans… Un écart grand comme un univers avec un garçon de treize ans ! Paulin avait l’impression qu’il ne serait jamais digne de son héros, qui savait tant de choses : allumer un feu sous l’averse, organiser une veillée, gagner un grand jeu, construire une tente surélevée, mener une patrouille à la victoire. Comme à chaque retour de week-end scout, l’adolescent discuta avec son père sans prêter beaucoup d’attention à la 30


Chapitre 3 – Un ancêtre en Afrique

conversation, comme s’il flottait sur un nuage et s’adressait à quelqu’un, tout en bas, au ras du sol. Il était encore dans les bois, les champs, avec ses meilleurs amis. Des moments si intenses que la chaleureuse cuisine, pourtant décorée à l’ancienne avec goût, semblait terne malgré sa lumière cuivrée, ses odeurs d’épices, son poêle et ses ­boiseries. Comme on était dimanche soir, et qu’ils allaient se séparer le lendemain pour la semaine, Paulin se devait de quitter sa carapace. Ce soir-là, son père et lui dînaient en tête à tête. C’était devenu un rituel. Père et fils, personne d’autre. Marthe avait préparé un hachis parmentier, simple mais délicatement épicé de coriandre et de poivre, succulent et ­nourrissant. Après avoir englouti trois bouchées, Paulin se força à demeurer attentif. –  Tu m’as entendu ou j’attends que tu aies tout mangé, assiette comprise ? vérifia Vincent Eriksson. –  Euh… oui… Tu as parlé d’un nouveau film ? –  Je voudrais tourner des aventures dans de vastes horizons, dit son père. Pour changer un peu de la dernière série. Tu vois ce que je veux dire ? Malgré son estomac qui hurlait famine, Paulin reposa sa fourchette sur le rebord de son assiette, pour ne pas paraître trop désinvolte. Son père avait réalisé trois films à succès, 31


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1945, 1950 et 1955, au cours des cinq dernières années. Même si son épouse Lara – la mère de Paulin – avait trouvé la mort lors du tournage du dernier film de la série1, le public avait plébiscité ces longs-métrages. D’ailleurs, le troisième film ne serait jamais sorti avant les fêtes de fin d’année si Paulin n’avait pas insisté. Un triomphe absolu en salle, qui avait réchauffé le cœur de l’adolescent, un peu plus d’un an après la mort de sa mère. La belle et adorable Lara Eriksson resterait à jamais dans son cœur, bien entendu, mais aussi dans celui de millions de personnes. Il serait le seul cependant à pouvoir l’appeler, pour toujours, « Maman ». –  Hum… Ce que tu veux dire ? Pas vraiment, Papa. –  Une fiction comme dans les années cinquante ou soixante, mais avec les techniques d’aujourd’hui, continua le passionné de cinéma. J’imagine un tournage en Afrique qui rappellerait les classiques de John Ford ou de John Huston. Un endroit exotique, romantique et dangereux, avec des personnages mémorables. – Du genre King Kong ? Tarzan ? Le Livre de la Jungle ? s’amusa Paulin. Vincent fit une moue amusée. –  Tu as compris l’essentiel. Mais sans Mowgli, Tarzan ou le singe. Out of Africa, avec plus d’action. –  Je ne connais pas Out of Africa. 1. Lire La Citadelle oubliée, du même auteur. 32


Chapitre 3 – Un ancêtre en Afrique

–  Ne tarde pas trop, on l’a dans la vidéothèque. Si tu n’as pas vu Out of Africa à vingt ans, il est trop tard pour devenir romantique. Paulin savait son père fasciné par le continent africain et par la première partie du vingtième siècle. Soudain, comme souvent, il eut l’impression que quelqu’un allumait un cierge dans son cerveau. Une intuition ! –  Grand-père ne serait-il pas allé en Afrique, quand il était jeune ? Vincent claqua des doigts et lui lança un regard complice. –  Bien vu ! Il a vécu dix ans au Kenya avant ma naissance. Il a toujours raconté un tas d’histoires à ce sujet. Peut-être le début d’un scénario ? Si on allait le voir ? –  Maintenant ? Sean Eriksson habitait dans un château perdu, demeure ancestrale de la famille, au nord-ouest de l’Écosse. L’adolescent n’avait pas souvent eu l’occasion de le voir – une fois par an tout au plus. –  Bientôt. Avant l’été, j’espère. Il n’est d’ailleurs pas le seul à avoir travaillé en Afrique. Lui, c’était au Kenya. Mais ton arrière-arrière-arrière-grand-père a vécu en Afrique du Sud, au début du vingtième siècle. Étonnant, non ? Comme si, régulièrement, le virus de l’Afrique contaminait un membre de la famille. À présent, c’est à moi d’être touché. Subjugué, Paulin avait oublié le hachis parmentier et ses odeurs d’épices. 33


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– Il y est allé quand ? demanda-t-il. Avant ou après la Première Guerre mondiale ? –  Avant. Mafeking, ça te dit quelque chose ? En éclaireur consciencieux, Paulin avait étudié l’histoire du scoutisme, avec une fascination particulière pour ses origines. –  Baden-Powell et ses combattants anglais étaient assiégés dans cette ville d’Afrique du Sud par les Boers, récita-t-il. Ils ont résisté jusqu’à l’arrivée des renforts. C’est là que BP a eu l’idée de confier des missions à des adolescents. La base du scoutisme. Il avait un peu résumé les faits, mais il ne pensait pas avoir commis d’erreur. – Pierre-Henri m’a expliqué tout cela, confirma Vincent Eriksson, en raclant son assiette pour avaler les restes du succulent hachis parmentier. Pierre-Henri Després, le père d’Édouard, était l’un des amis proches de Vincent, également considéré comme l’un des meilleurs scénaristes français de cinéma. –  Il reste des châtaignes ? questionna le réalisateur. C’était une tradition chez les Eriksson : le dimanche soir, en automne et en hiver, on grillait des châtaignes dans une poêle trouée, au-dessus des braises de la cheminée, dans le salon. –  Ce n’est plus vraiment la saison, objecta Paulin. –  On en a congelé plusieurs sachets, en octobre. Allume un feu dans la cheminée, s’il te plaît. 34


Chapitre 3 – Un ancêtre en Afrique

Une demi-heure plus tard, ils se délectèrent des fruits que Paulin avait percés avec la pointe de son couteau, avant de les cuire dans la vieille poêle noircie. –  Tu peux m’en dire un peu plus sur mon arrière-arrièrearrière-grand-père ? demanda Paulin. –  Il se prénommait Peter, déclara son père en épluchant, non sans mal, une châtaigne brûlante. Il paraît qu’il a connu cet homme célèbre… –  Quel homme ? s’étonna Paulin, dont les doigts, salis par les châtaignes, ressemblaient à des morceaux de charbon. – Baden-Powell. La châtaigne que Paulin était en train d’éplucher chuta sur le sol. –  Papa, tu plaisantes ? –  Jamais quand je déguste les dernières châtaignes. Il y a des documents et du matériel qui le prouvent, dans trois malles entreposées au grenier. Cependant, je ne sais plus lesquelles. Quand j’ai fouiné dans ces archives, en Écosse, j’avais quatorze ou quinze ans. –  Mais… Comment ces papiers sont-ils arrivés ici ? Pourquoi ne sont-ils pas restés chez Grand-père ? –  Un projet avorté. Il y a sept ans, j’ai imaginé un film qui se déroulerait en Afrique, au début du vingtième siècle. J’ai demandé à mon père ce qui pourrait m’être utile et il a bien voulu, à ma grande surprise, me préparer ces malles et me les faire parvenir. Je comptais les montrer à Pierre-Henri 35


Les Loups – La vallée des éléphants

pour qu’il songe à un scénario, mais je n’en ai pas encore eu le temps. N’ayant plus l’intention de les éplucher, Paulin jeta les châtaignes noircies par les flammes dans un plat de porcelaine puis se redressa. –  Je vais tenter d’en savoir plus, dit-il en se précipitant vers les marches qui menaient aux étages. Un ancêtre qui avait connu Baden-Powell en Afrique ! Quelle information stupéfiante ! Les Loups, et même Édouard, allaient en tomber à la renverse.


Chapitre 4 JOURNAL AFRICAIN

À la fin de l’été dernier, dix mois après la mort de Lara, des dizaines de cartons avaient été entreposés dans le grenier de la maison. Des mentions « Archives famille » avec l’année précisée en dessous, tracées au marqueur, ornaient les plus neufs d’entre eux. Paulin n’y prêta guère attention. Son père avait parlé de documents beaucoup plus anciens. Derrière une pile d’emballages récents, il repéra trois malles métalliques. La première contenait des étoffes trouées, poussiéreuses, la deuxième des ustensiles de cuisine et des sacs miteux, qui auraient certainement intéressé des collectionneurs. La troisième des cartes en partie déchirées, des carnets, des cahiers jaunis datant, comme les dates sur les dos l­’attestaient, du début du vingtième siècle. Lui qui aimait l’histoire et ses mystères, il était aux anges. Il repéra un carnet à la couverture verte, orné d’une tête de bélier. L’emblème de la famille Eriksson, se souvint-il. Le manuscrit était rédigé en anglais, mais peu lui importait. Ses parents, qui voyageaient beaucoup dans le monde, 37


Les Loups – La vallée des éléphants

employaient souvent la langue de Grand-père à la maison. Très tôt, Paulin avait été capable de parler, lire et penser aussi bien en anglais qu’en français. Son père, fier de ses origines, y avait tenu. Peter Eriksson, journal africain, lut l’adolescent, en traduisant le texte instantanément. Et puis, en sous-titre : Mort de mon ami Baden-Powell. Il sursauta, manquant ainsi déchirer la page qu’il tenait entre les doigts. Il ouvrit plus largement le carnet et continua à découvrir son contenu. Nairobi, Kenya, 3 octobre 1940. Robert est très fatigué et je crois que, compte tenu de notre âge, nous ne trouverons jamais ce trésor ! Depuis qu’un infortuné éclaireur boer mourant a indiqué à Robert que les diamants perdus du Transvaal n’étaient pas une légende, en 1899, nous n’avons jamais cessé de les chercher. En toute discrétion, bien entendu. Nous ne voulions pas ameuter tous les chercheurs d’or qui pullulent en Afrique. Robert ayant été chargé en 1900 de créer la police du Transvaal et l’État libre d’Orange, annexés par l’Angleterre, il a eu accès à des informations intéressantes. D’abord, nous avons eu confirmation que l’infortuné éclaireur égaré n’avait pas menti. Bon nombre de gens recherchaient ce trésor, dans une région qui ne manquait pas de cachettes ! Dans le Transvaal, on trouve aussi bien de grandes plaines couvertes de savane que de mystérieuses montagnes. 38


Chapitre 4 – Journal africain

Peter Eriksson avait entrepris alors de dépeindre la géo­graphie du Transvaal. Paulin sauta quelques passages. Il revint à sa lecture quelques pages plus loin. Nairobi, Kenya, 9 janvier 1941. Robert s’est éteint hier à Nyeri, je l’ai appris il y a quelques heures. Je suis triste mais pas effondré. Nul doute que nous nous reverrons là-haut, comme je reverrai nos autres complices ayant participé à la quête des diamants perdus, Frederick et Christiaan. Il y a quelques semaines, j’ai revu Robert et sa femme Olave, qui a créé les guides. Il m’a dit travailler sur son dernier message aux scouts, parce qu’il sentait sa fin arriver. Je lui ai demandé s’il se souvenait du trésor perdu des Boers. Bien entendu, il n’avait rien oublié. Voici ce qu’il m’a dit : « Si un scout parvient un jour à retrouver ce trésor – et je ne doute pas qu’il s’agira de l’un d’entre eux – je serai le plus heureux des hommes. Je ne voulais pas découvrir ces diamants pour m’enrichir personnellement mais pour venir en aide aux plus démunis. C’est ce qu’il conviendra de faire quand ils seront retrouvés. Aider ceux qui en ont besoin. Un homme est grand quand il donne, non quand il obtient. » Paulin manqua tomber à la renverse. Personne n’avait peut-être jamais lu ces lignes depuis qu’elles avaient été écrites. En tous les cas, personne ne les avait prises au sérieux. Dans le cas contraire, son père ou son grand-père en auraient parlé. Mais non, rien. 39


Les Loups – La vallée des éléphants

Était-il réellement le premier à lire ce manuscrit ? La sonnette de la maison résonna, au rez-de-chaussée, mais Paulin n’y prêta aucune attention. Transporté en Afrique, imaginant la savane et le sommet enneigé du Kilimandjaro, près duquel Robert Baden-Powell avait fini ses jours, il se dressa, prêt à en découdre. Si un scout parvient un jour à retrouver ce trésor – et je ne doute pas qu’il s’agira de l’un d’entre eux – je serai le plus heureux des hommes, avait déclaré le fondateur du scoutisme à son ancêtre, cinq générations auparavant. Comment pourrait-il se défiler ? Comment faire semblant de ne pas avoir entendu cet appel ? Ces diamants, il devait les dénicher, même si sa vie entière devait en dépendre. –  Paulin ? C’est Édouard ! cria son père. Tu peux descendre ? Édouard, à cette heure-là, un dimanche soir ? Troublé, il dévala les marches à la rencontre de son idole. Dans le hall, l’adolescent de dix-sept ans était tout sourire, le regard ardent. Ce n’était pas difficile de déchiffrer son visage franc, où se mêlaient des traces d’enfance et les prémices de l’âge adulte : l’ancien éclaireur venait d’apprendre une nouvelle importante, qui l’enchantait. Paulin s’immobilisa à trois marches du rez-de-chaussée – seul moyen pour lui de paraître un peu plus grand que son premier CP. 40


Chapitre 4 – Journal africain

–  Paulin, tu ne devineras jamais ! s’exclama ce dernier, son visage radieux levé vers lui. Paulin était tétanisé par la présence d’Édouard, désormais routier… et qui était pressenti, d’après les rumeurs, pour servir comme intendant durant le prochain camp d’été des éclaireurs avant, peut-être, de devenir un jour chef de troupe. L’ancien chef de patrouille avait encore grandi. À force de courir des dizaines de kilomètres sur les chemins et dans les ruelles de Château-Bernard, au cours de ses vacances et de ses week-ends, il avait endurci son corps sans l’alourdir. Certains l’avaient surnommé « le guépard ». Désormais, il méritait vraiment son surnom. « Je veux être pompier ou militaire », ne cessait-il de répéter. Ses meilleurs amis le considéraient comme obstiné et l’admiraient. D’autres ricanaient, persuadés qu’il en rajoutait et allait échouer. –  Nous allons partir en voyage ! tonna l’ancien CP du Loup en serrant les poings. Sous ses mèches brunes, un peu plus claires que celles d’Ange, ses yeux verts étincelaient comme des aurores boréales. –  Nous ? Tu veux dire en camp ? s’étrangla Paulin. Ce n’était pas la promesse d’un voyage qui l’impressionnait le plus mais ce mot : « nous ». –  Pas en camp. En voyage. –  En voyage ! Où ? –  En Angleterre. –  Hein ? 41


Les Loups – La vallée des éléphants

–  La Grande-Bretagne. Le Royaume-Uni. Londres. Buckingham Palace. –  Tu vas là-bas ? Paulin savait qu’Édouard n’avait jamais voyagé à l’étranger. De son côté, grâce à la fortune et au métier de son père, il s’était déjà rendu en Écosse, dans la demeure ancestrale, à New York, en Espagne, en Italie et en Grèce. –  Toi aussi, laissa tomber son ancien CP. Paulin fronça les sourcils. Il n’y comprenait rien. Édouard se moquait-il de lui ? Il avait l’impression d’avoir basculé dans un univers parallèle. –  Euh… Nous deux ? bredouilla-t-il. –  Pas seulement. Le jeune garçon était sonné. Son ancien CP nageait-il en plein délire ? Édouard souriait, son regard rayonnait : il avait l’air joyeux et même excité, ce qui n’était pas une habitude chez lui. Le routier était moins réservé que son ami Ange, mais pas pour autant du genre à sauter au plafond. –  Pourquoi ? souffla le quatrième du Loup. – Excalibur. –  Quoi ? –  L’épée du roi Arthur. Les Loups l’ont retrouvée, il y a deux ans1, et le royaume d’Angleterre veut nous remercier. Nous sommes invités. 1. Lire La Promesse du roi, du même auteur. 42


Chapitre 4 – Journal africain

Paulin secoua la tête, déçu. –  Je n’étais pas chez les Loups. Je n’étais même pas scout. –  Je confirme, et je parie que tu ne savais même pas allumer un feu sans allume-feu. Mais on est tous invités pendant les prochaines vacances de printemps ! Les nouveaux Loups comme les anciens, ceux qui étaient membres de la patrouille à ce moment-là, même s’ils ne le sont plus. Cérémonie officielle, tout le tralala, et rencontre privée avec l’un des princes d’Angleterre. –  C’est une blague, n’est-ce pas ? –  Bien sûr, c’est le genre de Buckingham Palace, s’esclaffa l’ancien CP. C’est bien connu, depuis des siècles, les reines et les rois d’Angleterre adorent les potins et les fake news. –  Les Loups sont vraiment invités là-bas ? Édouard sourit en plissant les yeux, ce qui lui donna – de l’avis de Paulin – un air de loup rebelle. Léger mouvement sur sa droite. Le jeune garçon réalisa que son père les observait depuis l’une des portes du hall, qui donnait sur le salon. –  Paulin, les Loups et les Panthères sont invités, confirma Vincent Eriksson. Les nouveaux, les anciens, du moins ceux qui étaient en poste dans cette patrouille et cette équipe il y a deux ans, quand l’épée a été retrouvée. J’ai reçu un appel du chef de troupe ce matin à ce sujet, mais j’avais pour ordre de rester muet jusqu’à ce soir. – Les scouts envahissent le palais ! s’exclama Édouard, euphorique, en écartant les bras. 43


Les Loups – La vallée des éléphants

Paulin descendit les quelques marches qui le séparaient de son ancien CP. Non, ce n’était pas un rêve. Édouard et son père ne se moquaient pas de lui, il pouvait le lire sur leurs visages réjouis. Panthères et Loups allaient être reçus par l’aristocratie ­d’Angleterre  ! C’est à cet instant que l’esprit de Paulin commença à tourner, tourner. La Grande-Bretagne, pays natal de Lord Robert BadenPowell et pour lequel il avait combattu en Afrique du Sud. Les carnets de son ancêtre parlant du fondateur du scoutisme, et cette invitation dans sa ville, à Londres, le même jour ! Les hasards étaient-ils toujours des coïncidences  ? Ou d’autres forces puissantes entraient-elles parfois en action ? Il connaissait la réponse, bien sûr.




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