FAUVE CHRONOGRAMME ≠ 01 fanzine

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des mâts. Elle gigote dans tout les sens, comme une alarme. “Ça va chier, je vous l’avais dit. Je vais pas assumer” chuchote timidement mon pote, pendant que l’autre drague la seule fille du groupe. Je m’éloigne d’eux pour m’approcher de l’eau, personne ne le remarque vraiment. Dans ma tête, j’ai 9 ans, je suis dans un film. Chaque pas que je fais dans le sable est filmé en gros plan par une caméra imaginaire. Pareil pour chaque mouvement de tête que je fais en arrière pour regarder le groupe. Le vent souffle en stéréo et monte crescendo, et celui qui parcoure mes cheveux est lui aussi suivi par l’objectif. Je souris. La plage est immense et déserte. Au loin, un petit ponton est légèrement éclairé par quelques réverbères timides. C’est beau. Je crame au loin quelques éclairs. J’entends les gars crier comme des cons derrière. Moi je me sens bien. C’est bon, je suis dans un Michael Bay. Ou plutôt dans un Roland Emmerich. J’imagine la caméra se relever avec une grue derrière moi et filmer une immense vague qui se dessine et qui s’apprête à nous écraser tous. Je me chie un peu dessus à cette pensée. Le vent plisse l’eau, qui ne ressemble plus vraiment à de l’eau mais plutôt à une drôle de matière futuriste. Je fais demi-tour. Mes potes se foutent de ma gueule quand je leur dis que “c’est trop beau”. Puis nos nouvelles rencontres bégaient qu’elles vont rentrer chez elles, parce que “ça va pleuvoir, là”. Ils habitent juste à côté, aucun ne nous n’est invité, et c’est tant mieux. En un claquement de doigts, ils sont partis. On est plus que tous les trois, rêvant d’avoir notre tipi bien-aimé avec nous. Au moins, on serait un minimum protégés. L’un des copains me regarde et me sourit, il sort une bouteille pleine de son sac... “Je l’ai vraiment trouvée par terre”. On se la descend, puis on s’approche de l’eau. Le vent souffle de plus en plus fort. On aperçoit au loin des gens courir en criant. Nous on est pétés. “C’est l’apocalyyyyyypse” relève l’un de mes gars en s’allumant une clope. “Girl” des Beatles passe en aléatoire sur mon téléphone. L’instant est parfait. La pluie arrive et tombe d’un coup, violemment. On bascule dans du Michael Bay. L’image est belle, on est trois copains au milieu de la tempête. Et pourtant on se marre. On court chercher un abri, toujours hilares. On est dans un vrai film catastrophe. Les rues sont désertes. La plage aussi. Les gens sortent la tête par la fenêtre, méfiants. Les jeunes gens bourrés sautent dans les flaques, certains tombent. On s’abrite tout les trois sous un petit porche, qui en journée doit être celui d’un glacier. On se pose sur un plan de travail en métal. Alors, en quelques secondes, on passe de Michael Bay à Wes Anderson. À l’opposé de nous dans cet abri, se trouve une fille, assise contre le mur, de profil. Elle est certainement de notre âge. Elle est sublime. On s’arrête de parler immédiatement et on l’observe comme des enfants. On est un peu en train de tomber amoureux. La pluie lui éclabousse les genoux qu’elle s’empresse de rentrer plus à l’abri. Elle

s’allume une clope et fait comme si elle nous calculait pas. Parfois, elle sourit en levant légèrement les yeux, et on se demande si elle se moque de ce qu’on raconte ou pas. Faut dire qu’on sort pas des trucs très futés. On est entrain d’énumérer des présentatrices françaises qu’on serrerait bien : “Marie Drucker ? T’es malade ou quoi ? Louise Bourgoin, à mort”, “Mais bouffon, elle présente la météo, ça compte pas”. Pourtant la jeune fille a l’air rêveuse, un brin mélancolique. Elle met sa capuche tout doucement sur sa tête puis redirige ses yeux vers nous. Je regarde mes potes qui enchaînent les clopes, puis la regarde à mon tour. “Si ça se trouve, elle a nulle part où rentrer, elle a pas l’air bien. Et puis ça doit être flippant de se retrouver avec trois gars, d’un coup, comme ça.” L’un de mes copains se fout de ma gueule en m’appelant “la vertu”, puis s’empresse de lui parler. “Excuse moi ? Tout va bien ? Tu fais la gueule…” La fille se retourne, on va enfin savoir à quoi elle ressemble, connaître le son de sa voix. Et là, on se retrouve à nouveau dans du Roland Emmerich. Parce que oui, la voix de cette jeune fille, c’est celle de Godzilla. Le genre de voix qu’on a envie de stopper à la seconde où on l’entend. La voix qui écrase des immeubles entiers tellement elle fait grincer des dents. Une voix stridente, une voix du nez à la Dylan mais en pas agréable. Dès que cette fille ouvre la bouche, je pense à une craie blanche qui grince contre un tableau noir, à un tiroir en métal qu’on galère à ouvrir, à la règle en métal qui tombe par terre, aux cours de techno de Monsieur Cheung. Mais bon, on essaie quand même de faire la conversation. On peut pas la laisser comme ça, ce serait dégueulasse. Alors Godzilla nous raconte sa vie. Mais Godzilla doit nous prendre pour des fous, puisque trois gars qui font tout pour ne pas rire font forcément une drôle de tête. On appelle un taxi qu’on va certainement avoir du mal à payer, mais la pluie s’est arrêtée donc on a une raison de rentrer. On sort de l’abri, Godzilla continue de parler mais on a accepté ses grincements. On ne les entend plus trop. On arrive devant la route où le taxi viendra nous chercher, l’endroit exact où le papa nous avait déposé plus tôt. On laisse Godzilla rentrer chez elle, parce qu’elle nous dit “J’’haaaaaabiiiiitte à ciiiiiiiinq minuuuuuuutes”. On fait la bise au monstre strident, qu’on regarde s’éloigner. Elle fait dix mètres et on fait enfin sortir nos rires retenus depuis trop longtemps. Elle nous regarde de loin, on a honte et on baisse les yeux. Autour de nous les serveurs, qui quelques heures plus tôt étaient débordés par les clients, remballent leurs bars vides. Certains courent après des parasols qui s’envolent, ou des nappes qui “font danser les verres posés dessus”. Il y a comme un petit silence entre nous trois. On sait qu’on va regagner notre tipi. Mais on est heureux d’avoir vécu une scène à petit budget du Jour d’Après.


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