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TEXTES, IMAGES & DOCUMENTS

É T É 2 O 12 – N U M É R O 5



É D ITO R IAL

I

l est loin le temps du fantasme aveugle sur l’Orient : les odalisques aux bains turcs avec leur chair humide, les guerriers perses avec le couteau aux dents, les effluves des encensoirs dorés et des esprits opiomanes. Mais ils survivent ici et là. Le kitsch se dilue tel un épouvantail en sucre dans les eaux du multiculturalisme consensuel. Nous vivons des années d’engouement profond pour la « décolonisation » de la pensée occidentale et de l’écriture de l’histoire qu’elle a pu imposer jusque dans les années 1980 – lorsque la mèche des études critiques sur l’orientalisme leur porte le premier coup de fouet. Où en sommes-nous trente ans plus tard ? Les expositions sur l’art contemporain du « Moyen-Orient » ou des « pays d’islam », censées changer notre regard « mondialisé » sur des pays aussi différents que la Tunisie, l’Iran ou même l’Inde continuent de fleurir sur les agendas des grandes métropoles européennes. De fait, elles donnent plus souvent lieu à des discours de politique culturelle ou de géopolitique déguisée, débouchant sur autant de néo-orientalisme ou d’autoexotisme, qu’à un réel engagement ; auprès des artistes, tout d’abord, et dans l’écriture d’une histoire de l’art moderne et contemporain qui dresse pourtant les épaules sans rémission. Rares sont les occasions de remettre le contemporain en perspective, grâce aux expériences non monolithiques de la modernité qui le sous-tendent. Plutôt que de mesurer les ruptures historiques et géographiques profondes touchant certaines traditions artistiques « méconnues », on glorifie opportunément la situation d’exil touchant les artistes et les intellectuels poussés hors de leur terre natale. Sans jamais questionner l’exil intérieur, celui


de la pensée et de la sensibilité esthétique, qui se reflète dans la production artistique elle-même, dans la chair et le poumon de l’art, dans le feu et la cendre des images. On continue de brosser un idéalisme pseudo prophétique de l’artiste en « visionnaire » ou interprète du temps présent, regardant le monde du haut de son perchoir, au lieu de considérer les turbulences de l’histoire qui bruissent derrière chacun de ses gestes. L’ensemble d’artistes présentés dans ce volume – Bahman Mohassess, Mitra Farahani, Marwan, Etel Adnan – se veut un éclairage sur des personnalités singulières, représentatives de ces destins clivés et de ces identités étoilées dont il faut se laisser traverser avant de mettre les choses en ordre ou de prétendre écrire l’histoire. Dans le même temps, leur énergie blasphématoire et le souffle vital qu’ils nous offrent encouragent notre volonté de participer à cette écriture. Non pas celle d’une « autre » histoire de l’art, mais d’une histoire de l’art acéphale où l’historien coupe les têtes au lieu de les introniser, provoquant les métamorphoses iconographiques où le savoir sur les images se régénère. Pour son 5e numéro Zamân adopte l’attitude paradoxale mais assumée d’un orientalisme hérétique. Celle qui consiste à ne pas faire un tabou des ruines sur lesquelles le nouveau savoir se bâtit, pour mieux s’en donner à cœur joie et transformer les ruines en piste de danse. Concepts, documents, discours et formes visuelles valsent audelà des terrains autorisés et des périodes désignées. La théorie se déprend d’elle-même et décloisonne les champs disciplinaires. Ainsi en va-t-il du pouvoir anachronique des motifs de tapis sur notre définition du contemporain, dans la démarche de Philippe-Alain Michaud ou celle de Laura Marks. Hérétique encore, les dessins des prisonniers de l’Inquisition, à ce carrefour hors-norme de coutumes et de religions qu’était la Sicile au XVIE siècle. Car ils témoignent d’un temps où, déjà, le multiculturalisme vécu dans les écarts laissés par le commerce et la guerre, ne saurait cacher longtemps le transculturalisme des discours apatrides, des représentations impures et des poèmes polyglottes. M. M.




Giuse ppe Pitr è

H u rl eme nts si le ncieux Dessins des prisonniers de l’Inquisition au Saint-Office de Palerme

Traduit de l’italien par Katia Bienvenu


Introduction

C’

est en 1906 que l’historien des traditions populaires, Giuseppe Pitre, découvre les cellules de l’ancienne prison de l’Inquisition sicilienne, située Piazza Marina à Palerme. D’un geste d’archéologue et durant six mois, il en gratte soigneusement les murs, exhumant un pan certes connu mais irreprésentable d’une histoire qui est aussi la sienne, en tant que palermitain. Il met en effet au jour les dessins et inscriptions de prisonniers, datant du XVIIE et XVIIIE siècles, qui serviront son étude publiée de manière posthume en 1940 puis rééditée par les éditions Sellerio. Nous en traduisons ici un extrait, soit l’introduction de son texte et la première des trois cellules dont il analyse les « palimpsestes » carcéraux. Nous devons la première réédition à l’initiative de l’écrivain Leonardo Sciascia, en 1977, après qu’il en ait judicieusement fait photographier chaque recoin (l’époque où Sciascia quitte le parti communiste italien). Rendons également hommage au photographe Ferdinando Scianna qui contribua à cette sauvegarde. En effet ces dessins furent recouverts à plusieurs reprises, sous diverses couches de chaux, et au fil des différentes restaurations subies par le palais : la noble demeure du Comte Manfredi Chiaramonte, au XIVE siècle, ayant donc finalement servi de siège au tribunal de l’Inquisition, dès 1600 et jusqu’à son abolition, en 1782, puis d’archives judiciaires, et enfin, de rectorat pour l’université de Palerme. La découverte est d’autant plus incroyable lorsque l’on sait les différentes populations – de toute l’Europe et notamment de la méditerranée – comme les couches sociales – de l’ecclésiastique au soldat, en passant par le mendiant et l’esclave – qui pouvaient se côtoyer dans cette prison1. Nous ne finirons guère de nous interroger sur ces documents d’une rare éloquence, tant du strict point de vue du témoignage sur l’expérience de l’Inquisition ; également à titre d’objets épistémologiques

1. Pour une étude de sociologie historique voir Laurence Ducellier, Une gestion de la foi et de la morale ? L’activité de l’Inquisition de Palerme au début du xviiE siècle, Bologne, Lo Scarabeo, 2002.


– ou comment Pitre en donne un compte rendu iconologique et ethnographique ; enfin pour l’étonnante actualité que chacun pourra y trouver, posant un regard contemporain sur des images à la limite de la compréhension. En dehors de leur facture souvent plus que maîtrisée – attestant un nombre important d’artistes et de poètes enfermés là – le trouble suscité réside dans la relation qu’ils impliquent entre prisonniers et « bourreaux » (les témoignages et les indices de torture ne laissant pas de doute sur ce titre). Davantage que la question du statut artistique, on se demande avec insistance ce qu’il faut comprendre de leur caractère obsessionnellement pieux. Simple ironie du sort qui voit refleurir les saints et les rosaires de l’enfer carcéral, là même où l’on a cherché d’enfermer les ennemis de la foi chrétienne ? Le diable qui se mort la queue, ou plutôt, Dieu qui se découvre soudainement une queue ? Ou alors faut-il considérer, comme le suggère Francesco Renda dans son ouvrage sur L’Inquisition en Sicile (1997), que certaines des fresques les plus abouties, et les plus grandes – tel ce Christ en croix devant un paysage escarpé qui s’élève à 1,80 m – furent bien réalisées par des artistes, mais à l’initiative des inquisiteurs ; à des fins dévotionnelles, parfaitement organisées, de prêche, de persuasion et de harcèlement moral, s’ajoutant à la torture. Les prisons de l’Inquisition se révèlent ainsi un dispositif hautement complexe de gestion de la foi et de la morale publique, aussi bien que de dressage et de marquage des corps, dans lequel ces dessins trouvent un destin ambivalent, voire contradictoire. Ils exhument en effet le rapport de force entre d’un côté, la trace désespérée de ces voix anonymes dans l’outre-tombe terrestre, où tout n’est que décomposition, et d’un autre côté, le summum disciplinaire du mariage funeste entre image et coercition religieuse. M. M.


Une découverte importante du professeur Pitrè : Les prisons du Saint-Office du Palais du Tribunal. Dessins, maximes et poèmes des prisonniers. Le Journal de Sicile, 25-26 juin 1906


N

ous croyons communément que le siège du Saint-Office de Palerme a toujours et seulement été le palais Chiaramonte, aujourd’hui palais de Justice. Dès les débuts de cette institution rénovée en 1487, le Saint-Office occupa le Palais Royal, ancien siège des rois normands, suèves et aragonais. Il y demeura commodément de 1513 à 1551, date à laquelle il se déplaça à Castellamare (demeure des vice-rois) d’où il partit quelques temps pour y retourner en 15681 sans savoir que la poudrière, qui explosa en 1593, vit périr parmi tant d’autres, le célèbre poète sicilien Antonio Veneziano et laissa estropié, infirme et terrorisé, l’inquisiteur Monseigneur Ludovico de Paramo. Deux autres demeures furent occupées un temps entre 1566-1568 et 1593-1600 : l’une au Casalotto, l’autre dans les environs de Piedigrotta. Il est bon de le savoir pour les recherches futures. Le siège du Casalotto fut acquis par le Patrimoine royal suivant la volonté de Philippe II et donné au Saint-Office qui, à vrai dire, n’en fut pas satisfait malgré l’habitation confortable qui s’y trouvait et de bonnes cellules pour les prisonniers. Il s’agissait de l’une des maisons de Bartolomeo Marchese située sous le clocher de la Casa Professa, église des Jésuites sur la petite place des Quarante Martyrs2. L’autre, à Piedigrotta près de la mer, était une habitation proche du Castello où une rue très étroite porte encore aujourd’hui le nom de « Madone de la pénitence ». Un contemporain la surnommait « prison des membres du forum du Saint-Office »3 ; mais un siècle plus tard,

Palazzo Chiaramonte-Steri Piazza Marina, Palermo


P r e m iè r e cel lu l e

fig. 2

P R IM A CE L L A


E

n commençant par la première cellule qui se présente à droite en montant, mais qui, comme on l’a dit, devait être la dernière au 17E siècle, lorsque la salle d’accès à cette prison partait du côté opposé, nous procéderons à l’examen du mur de droite. À presque 2 m de hauteur, se trouvent deux grands reptiles : a) à droite, un serpent muni de petites oreilles pointues, ayant, à la bouche, un écriteau rectangulaire portant l’inscription suivante en lettres majuscules : « CAUTI ESTOTE ET NOLITE ME TANGERE » (Faites attention et ne me touchez pas). Symbole de prudence, recommandation précautionneuse, il peut être diversement interprété. b) à gauche, un monstrueux dragon ailé à la tête élevée, la langue dardée, deux pieds, dont le droit tient une autre inscription : « CAVETE QVIA SOLO ASPECTV INTERFICIO » (Attention car seul j’attends d’être tué). Certainement un basilic, ce reptile venimeux qui dans la conception des Anciens tue d’un seul regard. L’auteur a-t-il voulu symboliser ainsi l’Inquisition, monstre mortel ? Au milieu de ces deux bandeaux surgit un aigle bicéphale portant une couronne princière ou ducale entre ses deux têtes, toutes deux légèrement repliées à droite et à gauche. Son corps est entièrement recouvert d’une devise encadrée elle aussi : « VIRTUS ET MOTUS ABEST » (Vertu et émotion disparaissent) [fig. 1]. Et en vérité, la force est moins venue du roi des oiseaux, car la devise vient à manquer. Cet aigle symbolise le prisonnier dont les douleurs et les tribulations lui ont ôté toute liberté et toute vigueur. 1. Sainte Agathe, tenant de la main droite un vase dans lequel se cherchent en vain les parties de son corps qui symbolisent son martyr [fig. 2]. 2. Saint Antoine abbé avec l’indication : « S. ANTONIUS DEMONIA ET …ENDE DI[CANT] MIRABILIA17 » (Saint Antoine et […ende] invoquent les démons miraculeux). Il convient de noter que sur la paroi orientée vers le sud, face à celui qui entre, se trouvent les restes d’une figure dont on peut supposer


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qu’il s’agit de saint Antoine de Padoue, d’après certains signes lisibles, un lys penché et une inscription : « IN TE O CASTITA[TIS] ET PADV[AE] GLOR[IA] » (La gloire de Padoue et de la chasteté sont en toi). C’est ici que l’on rencontre les plus beaux caractères des trois cellules, ressemblant beaucoup à certains missels. Il s’agit de courtes strophes d’un hymne dédié à saint Antoine de Padoue mais absolument illisibles, du moins très estompées et presque disparues. Seul le premier vers est lisible : « O PROLES HISPANIAE » (Ô peuple d’Espagne) puis quelques mots des vers suivants. Cet hymne, introuvable dans les bréviaires et les missels ordinaires, est l’antiphonaire du « propre office » de saint Antoine de Padoue, dont certains attribuent la composition à saint Bonaventure alors que d’autres l’attribuent au cardinal Guy de Montfort qui la fit graver sur le riche reliquaire contenant le menton du saint. Voici l’antiphonaire tel qu’il est reporté dans le propre office dudit saint. Les mots sans crochets sont les seuls déchiffrables. AD DI V I NUM ANTONIUM DE PA DUA

AU DIVIN ANTOINE DE PADOUE

O proles Hispaniae [Pavor infidelium, Nova lux Italiae Nobile depositum Urbis Paduanae. Fer, Antoni, gratiae] Christi [patrocinium] Ne pro [lapis veniae] Temp[us breve creditum Defluat] inane.

Ô peuple d’Espagne Je crains l’infidèle, Nouvelle lumière de l’Italie Noble héritier de la ville de Padoue. Antoine, protège nous par la grâce du Christ et non par celle de la pierre car le peu de temps restant s’écoule en vain.

Suivent des prières illisibles elles aussi, mais avec le propre office en main, il est aisé de comprendre qu’il s’agit des versus (vers) et des responsoria (versets), etc.18


Hurlements silencieux

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La présence de ces vers à la gloire du thaumaturge de Padoue laisse penser qu’il s’agissait d’un pénitent de l’ordre franciscain. Pas même celui qui s’y arrêterait volontairement n’aurait de raisons de penser le contraire. La fonction d’un saint peut être mieux connue par un prêtre, mais celui qui en récite et en transcrit un extrait poétique de mémoire pourrait bien être un religieux du Serafico d’Assise, ordre de saint Antoine justement. Un saint qui de plus n’était pas sans rappeler une sorte de saint Léonard, libérateur des prisonniers. Deux vers d’un répons disent en effet ceci : Cedunt mare, vincula. Membra resque perditas Petunt et accipiunt Iuvenes et cani 19.

Les chaînes tombent à la mer. Jeunes gens et chiens Réclament et reçoivent Des parties de corps démembrées.

3. Sainte Rosalie, pieds nus, la tête recouverte d’un manteau qui descend et se resserre à la taille. De la main gauche, elle tient un rosaire, de la droite, un bâton qui pourrait aussi être une croix. On peut lire une inscription sur son vêtement. En bas, la devise : « laetitia civitatis panormi » (Joie de la ville de Palerme) [fig. 3]. L’inscription, dont la signification est si éloquente en ce lieu-dit : O Rosalea, sicut liberasti a peste Panhormum, Me quoque sic libera carcere, et a tenebris. Ô Rosalie, comme tu libéras Palerme de la peste, Ainsi libère-moi de la prison et des ténèbres.

Le nom de la sainte est ici presque superflu afin de la reconnaître. Nommer la libératrice de Palerme, c’est parler de la bienfaitrice de la capitale de la Sicile. D’ailleurs la Sicile est aussi là, toute entière, sous la forme d’une carte géographique, sous Rosalie, presque placée sous sa protection sûre et bienveillante [fig. 4]. Mais le moment n’est pas venu


fig. 3

fig. 4

de parler de la carte. À propos de la sainte, je voudrais juste révéler que s’il est écrit ici Rosalea et non Rosalia, c’est que durant les années qui suivirent l’invention de la découverte de ses os, les chroniqueurs et les érudits écrivirent indifféremment Rosalea ; aujourd’hui, plus personne ne l’écrirait ainsi. 4. Saint Vito, en costume espagnol du 17E siècle, tenant des chaînes auxquelles est attaché un chien, et inscrit en dessous : « canum, et leonvm ora concludo » (J’attache le chien et le lion à une chaîne). Sur l’autre mur, de part et d’autre de la fenêtre : 5. Sainte Catherine vierge et martyre, tenant de la main droite une palme, de la gauche la roue du martyr appuyée sur terre : « splendor castitatis et doctrina ætto » (La splendeur de la chasteté et la doctrine [Aetto]) [fig. 5].


fig. 5

6. Le Christ, accompagné de la devise biblique : « tu solus peregrinus iervsalem »20 (Toi seul pèlerin à Jérusalem) [fig. 6]. 7. Tête de saint Moine, supérieure aux autres par sa qualité d’exécution et de sentiment. 8. Le Christ ressuscité : la figure la plus grande de la cellule, mesurant 1,45 m de haut et placée sur une base où l’on peut lire : « o mors. vbi est victoria tua21 ? d. franciscvs carafa servvs tvvs » (Ô Mort, où est donc ta victoire ? Franciscus Carafa ton serviteur). Cette figure rappelle quelque peu le Christ ressuscité de Pietro Novelli dans l’église principale de Piana dei Greci ; même s’il est ici représenté s’élevant dans l’air à peine sorti du sépulcre. Le rapprochement peut se faire pour la tête, les membres, la bannière que tient le Christ de la main droite. Cette figure est la seule pour laquelle on


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Hurlements silencieux

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Bah ma n M o h a s s e s s Assemblages, 1970-2010 « Nous vivons dans l’oubli de nos métamorphoses. » Paul Éluard

D

isparu en 2010, le peintre, sculpteur et metteur en scène Bahman Mohassess, également traducteur, laisse derrière lui une œuvre tout aussi glorieuse que mésestimée. Fondamentale pour entrevoir le visage authentique d’une certaine modernité iranienne, elle demeure toutefois impénétrable si l’on cherche à y déceler des traits proprement iraniens – l’artiste vécut en exil, notamment à Rome, une grande partie de sa vie. Un important vide historiographique et critique touche cette œuvre, ni réellement documentée, ni commentée à sa juste valeur, alors qu’elle est considérée en Iran comme l’une des plus importantes du xxE siècle. Ce qui est d’autant plus frappant qu’elle gagna très tôt une grande renommée. Mohassess voyait son œuvre aussi bien comme une extension de lui-même que comme bonne à jeter aux cendres – il détruisit nombre de ses travaux, notamment lorsqu’il quitta Téhéran pour la dernière fois. Les raisons de ce caractère destructeur, au-delà même de l’exil, sont trop complexes pour être questionnées ici. Mais elles n’en révèlent pas moins d’intrigantes liaisons entre son destin personnel d’artiste et celui de l’Iran. Lui qui participa aux premières avant-gardes postcubistes iraniennes aux côtés de Jalil Ziapour et du groupe Khorous-e jangi (« Coq combattant »), qui vécut les événements liés au coup d’État contre Mohammad Mossadegh en 1953 ainsi que ceux de Mai 68 à Paris, qui exposa aux Biennales de Venise (1955) et de Paris (1963), qui installa plusieurs sculptures dans l’espace public à Téhéran (détruites cette

fois-ci avec la Révolution islamique), avant de se retirer dans une grande solitude, tel un Don Quichotte misanthrope. Il continua malgré la maladie à produire des œuvres de petits formats, mais sans les montrer, comme si elles concentraient le sentiment incommunicable qui montait en lui. C’est ainsi que nous présentons ici une sélection de ses « assemblages », largement méconnus, y compris des connaisseurs1. Minutieusement composées et brutalement provocatrices, ce sont des œuvres au statut fragile et à la préciosité ambivalente. Elles paraissent marginales dans l’ensemble de son œuvre peinte et sculptée mais révèlent, dans les dernières années, le lyrisme concret dont celle-ci témoignait, déjà, depuis les années 1950. Réalisés à l’aide de papiers collés et de coupures de presse sauvés des ordures par l’artiste, mais aussi de dessin et de peinture (sur papier), les assemblages recèlent une technicité extrême dans une économie de moyen qui est celle du chroniqueur ou du nouvelliste. Le collage, cette arme de l’avant-garde par excellence, de la politisation de l’art – contre l’esthétisation de la politique, avait prévenu Walter Benjamin –, qui trouve une actualité nouvelle à chaque phase successive de la modernité. Mais toute notion d’engagement, si elle se traduit dans l’art de Mohassess, est plutôt liée chez lui à une inquiétude anthropomorphique. Si l’homme perd son visage, alors l’humanité perd la face ; leur intégrité est comme menacée. À regarder 1. Signalons toutefois qu’une sélection d’assemblages de Bahman Mohassess fut récemment exposée à la Biennale de Sharjah, en 2010.


ces gueules cassées, gonflées, traumatisées, il n’est pas aisé de déterminer si ce sont bien le vice et le péché qui les déforment ainsi. Et si c’était, au contraire, la vertu suprême, celle d’appartenir à l’ordre supérieur des « humains », à l’instant même où telle prétention se défigure ? Interrogé dans son atelier de peinture de Téhéran, au début des années 1960, le jeune Mohassess évoque déjà avec fougue cette « condamnation du vivant » qui le préoccupe davantage que la représentation charnelle des corps. Il dit s’intéresser à cet « homme réduit à néant ou à un assemblage corporel, dont il se vante en plus ! » Un demi-siècle plus tard, les fragments découpés dans les magazines de mode et lifestyle deviennent les pièces à convictions de cette humanité sans visage, sinon celui du cauchemar éveillé, de l’inceste sans tabou. Aseptisée à souhait, lisse comme les meubles d’un appartement design, la « vie moderne » explose en miettes sous les assauts de la caricature et du grotesque, qui la livrent à sa propre décadence, à sa noirceur haute en couleur (à ce titre, il n’est pas éloigné de ses pairs collagistes Raoul Hausmann ou Max Ernst). Tout en conservant parfois la sacralité mythique que Mohassess a toujours aimé puiser dans le monde animal, les assemblages constituent davantage des variations monstrueuses, où une force profane résiste aux icônes saintes et aux dieux. Paradoxalement, la subtilité et le soin avec lesquels il traite le matériau, son affection pour la tradition du portrait et son sens de l’allégorie accordent à notre décadence une espèce de noblesse. À travers les prolongements mutuels du dessin et du collage, les jeux de texture – écaillements, épidermes, entrailles – différents niveaux de profondeur s’intercalent et complexifient le simple rapport de la figure et du fond. Malgré leur juxtaposition parfois abrupte, les fragments sont modelés (davantage que

collés) dans la texture de l’image qu’ils font naître, et restent suspendus dans l’atmosphère primitive qui s’en dégage. Si pour Braque et Picasso, le collage introduisait un fragment de réel dans le tableau, visant au mariage héroïque du déchet et de l’histoire, chez Mohassess, il témoigne plutôt de cette part de réel refusant désormais de passer tranquillement dans l’image ; le déchet devient un signe ironique dans la nausée des images médiatiques et anesthésiantes. La position de Mohassess ne relève donc pas d’une dénonciation abstraite de la violence du monde. Il en stigmatise plutôt les traces muettes sur le costume de celui qui la regarde, se croyant innocent ; sur les murs du salon bourgeois où cette violence peut se donner en spectacle, où l’on peut s’en émouvoir en toute bonne (et humaine) conscience. Sans doute, comme Pier Paolo Pasolini, insulte-t-il la « bourgeoisie » de son époque, moins comme les protagonistes d’un conflit de classe que comme les parfumeurs de la barbarie avec leur voile de discrétion, de pudeur, de compassion. Déchirant ce dernier, il choisit donc son camp pour se faire l’alchimiste de cette violence, exposant les corps à leur propre volonté de s’immuniser contre elle. La stratégie de l’assemblage ouvre alors sur un monde de métamorphoses à nouveau possible, de transmutations en tout genre et de franchissements entre l’humain et l’inhumain. Ou de l’humanité en son devenir-animal et de l’animosité en sa fonction rédemptrice – pour ceux qui oseront jeter un regard dans ce miroir de la cruauté. M. M.


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Skin Head,1992, 33,5 × 23 cm


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Sans titre,1992, 25 Ă— 19 cm


Sans titre,2008 21 × 16 cm

Figura II,1989 21 × 13,5 cm

…a Sua immagine I,1994 21 × 13,5 cm

Sans titre,1996 27 × 21 cm

Hippy,1991 33,5 × 23 cm

Bullo,1989 49 × 34,5 cm

Pour Munch,1991 27 × 15 cm

Jet Society I,1989 70 × 50 cm

Monsignor Grigliati,1991 30 × 20 cm


Donna in pelliccia,1991, 23 Ă— 14 cm


Mit r a Fa r ah a n i D&G, 2009-2011 « Il est venu au monde pour détruire la peinture. » Nicolas Poussin à propos de Caravage

L

e proverbe de saint Thomas est connu de tous : « Je ne crois que ce que je vois. » Telle serait notre hésitation profonde devant les dessins de Mitra Farahani. Ici une image apparemment plus vraie que nature, tremble, en réalité, sous les coups ténébreux du fusain patiemment réparti sur la toile blanche. Je ne crois que ce que je vois, mais que vois-je ? Des corps ? Des reflets de corps ? Ou bien encore de simples fragments irréconciliables ? Pourtant, l’évidence photogénique est là, jusqu’au moindre poil que nous pourrions presque couper ou caresser ; puis, l’évidence s’écroule deux fois. Une première fois face à l’idée de mutilation – ce geste hystérique –, une seconde face au mystère de la technique « hyperréaliste ». Fusain sur toile : une économie de moyen qui sonne comme une provocation avant tout sensuelle. Car le problème de saint Thomas n’est pas tellement de voir, mais bien de toucher – grand tabou de l’histoire de la peinture –, de pénétrer. C’est la belle leçon de Caravage avec son tableau L’Incrédulité de saint Thomas (1602). De même, Mitra Farahani nous invite à nous imprégner d’une vision tactile, à « toucher » du regard, pour mieux abolir la distance entre l’espace de la fable picturale et son propre espace. Les images de blessure, de cicatrice, de décapitation sont presque des prétextes à révéler le corps-fantasme du tableau lui-même ; un corps abstrait qui se forme entre les « poils » du fusain et la « chair » de la toile. Le corps à corps intense de l’artiste et du support se devine dans l’extrême soin de préservation du « blanc »

qui tranche avec l’acte de maculage au fusain. Comme si on avait en permanence cherché à effacer/nettoyer en même temps que l’on traçait/tachait – y compris de ses mains et de ses ongles. La problématique occidentale du réalisme s’écroule à son tour, car tout ici est force d’anéantissement, éclipse jouissive, autoérotisme du dessin. Le thème de la décapitation devient dès lors et avant tout une source de montage mélancolique. C’est dans cet élan épris d’imaginaire transgressif que ni la pose des têtes décapitées, ni leur expression ne sont « réalistes ». On pense plutôt au vide émotif des miniatures persanes, où les têtes coupées ne procurent jamais aucune émotion aux personnages, dans une ambiance prétragique. C’est-à-dire avec une conscience de l’histoire « décalée », où le théâtre de marionnettes anonymes et désarticulées pervertissent le mythe de David et Goliath. Qu’ils soient des lutteurs, qu’ils manient une matraque de milicien ou qu’ils portent des sous-vêtements D&G, rien ne les fait trembler. Ils nous guettent de leur face ou se dérobent légèrement, avec le calme d’un roi posant pour son dernier portrait. Loin de se résoudre à toute identité, le dessin semble jouir ici de ses propres paradoxes et schizophrénies culturelles : s’inviter dans l’histoire de la peinture à l’aide du dessin ; questionner l’ambiguïté sexuelle du corps masculin dans l’art occidental avec une technique de miniaturiste ; recréer l’esprit irréel des soldats barbus défilants dans les reliefs de Persépolis en passant par des citations anachroniques du Caravage.

M.M. Cicatrice, 2009 Fusain sur toile, 120 × 80 cm



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D&G I, 2010 Fusain sur toile, 150 Ă— 150 cm


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D&G II, 2010 Fusain sur toile, 150 Ă— 150 cm



C onversation s avec m on âm e Etel Adnan

Suis-moi, mon brouillard, ciel brumeux, ciel (et brouillard) non disparu à cause des cornes de brume

Ô figure angélique autrefois aimée – moins que poussière aujourd’hui, ne crains pas ce matin, où je me suis réveillée


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zamân Vent aimable, suis ce chemin, méfies-toi, les années ont passé

Écoutez, esprit, océan, les amis sont partis pour ce lieu où il n’y a ni espace, ni traces, une fenêtre abandonnée

Ne t’en fais pas mon amour, le brouillard n’est ni signe, ni message, rien qu’un nuage en partance


Conversations avec mon âme Personne n’est attendu en cette nuit d’obscurité

La colline chute dans cette nuit aussi lentement que jamais

Nous avons ignoré toute mise en garde, de l’herbe molle sous les pieds, et la peur, toujours la peur

Les jours se meuvent comme nous, ils sont jetés ici, en bas, là où nous vivons

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M arwan ent r e appa r i t i on et d i spa ri t i o n

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Nagham Hodaifa

n ne peut faire état de la peinture contemporaine syrienne sans évoquer la figure pionnière de Marwan (né en 1934), dont le langage artistique s’est élaboré entre Damas, sa ville natale, et Berlin, où il vit et travaille depuis 1957. Sa reconnaissance en Europe et au-delà (encore trop limitée en France malgré deux expositions conjointes de ses peintures et gravures à l’Institut du monde arabe et à la Bibliothèque nationale de France à Paris en 19931) suit sa route, alors qu’une étude rapprochée de sa trajectoire personnelle permet de saisir une œuvre pleinement contemporaine, affranchie de toute limite, et où les obsessions de son auteur reflètent une expérience de peinture comparable à aucune autre. L’œuvre de Marwan vaut d’abord en effet pour sa singularité, notamment dans son exploration sans relâche du « visage » à la fois comme objet de représentation et image mentale. Un leitmotiv qu’il décline depuis près de cinquante ans, telle une clé ouvrant la peinture à l’espace de la psyché. On distingue généralement trois périodes différentes dans l’œuvre du peintre. Entre 1966 et 1970, première phase tournée résolument vers la figuration, ses peintures sont peuplées

1. Marwan. Peintures, gravures, cat. exp. Institut du monde arabe (peintures), Bibliothèque nationale de France (gravures), Paris, éd. IMA/BNF, 1993.

Marwan dans son atelier, Berlin, début des années 1970 Photographie : Susanne Rating


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« attouchements » et gesticulations, abolissant la frontière entre l’intégrité physique du corps et les fantasmes qui l’assaillent. Ainsi, une gravure de 1969, exécutée à la pointe sèche, montre une tête d’homme assez réaliste, saisie de profil, qui occupe le premier plan (fig. 6). Autour de cette tête gravitent toutes sortes de sécrétions imaginaires, parmi lesquelles on identifie trois « visages », dont un partiellement caché. Les têtes sont fig. 6 : Figures grotesques, 1969 greffées à une jambe de femme Pointe sèche, 26,8 × 21,5 cm ou directement à une chaussure à talon, objet chargé d’érotisme, dont la symbolique renvoie au travestissement et au fétichisme. jörn Merkert souligne le caractère déconcertant de cet érotisme liée à la figure chez Marwan : « les gestes et les poses sont susceptibles d’être perçus comme une symbolique agressive, frisant l’obscène, et dans laquelle se manifeste en même temps, comme de façon obsessionnelle, un érotisme tourné vers l’intérieur, car réprimé, prenant la forme d’un désir sexuel19. » Entre 1965 et 1970, la figure humaine se personnalise pourtant à quelques reprises (des personnages seuls ou en couple), sans jamais céder totalement au concept d’identité. Ces personnages s’accompagnent fréquemment d’accessoires démesurés ou de gestes provocants, plus ou moins dissimulés à la vue par leurs vêtements ou différentes formes de « voile » – du plus opaque au plus transparent. Ces annexions diverses sont souvent issues d’un autre corps, un « autrui » 19. j. Merkert, « Les premières œuvres inconnues de Marwan », op. cit., p. 13.


marwan : entre apparition et disparition

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à l’existence incertaine, mais qui se révèle pleinement incorporé, comme par transmutation ou « greffe ». Ainsi du personnage de Khaddousch, la vieille dame qui faisait le ménage chez Marwan durant son enfance, très présente dans les dessins et les peintures de 1966 (fig. 7) et qui jouit dans son esprit d’un caractère mythique. On voit apparaître une femme chauve et bossue montée sur des talons noirs ; ses lobes d’oreilles sont étirés et rouges, elle cache son entrejambe avec ses mains fig. 7 : Khaddousch, 1966 et son visage androgyne saisit le Aquarelle sur papier, 58,5 × 44 cm spectateur d’un regard interrogatif. L’artiste se remémore dans cette série les histoires d’horreur que Khaddousch lui racontait, comme celle du diable qui la poursuivait dans les champs pour la frapper avec des pierres. En 2005-2006, une exposition itinérante circule à travers quatre lieux en Allemagne, regroupant l’œuvre sur papier de l’artiste entre 1962 et 197120. Le catalogue de l’exposition, à la manière d’un hommage, porte le titre de Khaddousch.

20. Marwan. Khaddousch, oder, das unbekannte Frühwerk: Aquarelle und Zeichnungen, 1962-1971 (« Marwan. Khaddousch ou l’œuvre inconnue de jeunesse : aquarelles et dessins, 1962-1971 »), cat. exp. Potsdam, Kunst am Luftschiffhafen, 2005 ; Altenburg, Lindenau-Museum, 2005-2006 ; Lübeck, Museen für Kunst und Kulturgeschichte, 2006, Berlin, éd. Berlinische Galerie, 2006.



Alam bi-la kharait (« Le Monde sans cartes ») était un travail partagé entre toi et Jabra. Ne vois-tu pas la possibilité d’un nouveau travail qui n’aurait pas pour personnage principal une femme, et qui ne serait pas non plus sur la question de l’écrivain, ni celle de l’artiste ? On connaît tant d’exemples autour de nous […] tels Nadem al-Ja’afari, Nazir Nabaa […] et moi-même. Si tu pouvais, à partir de toutes ces personnes, façonner un nouveau personnage… Lettre de Marwan à Abdel Rahman Munif 6 août 2003


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Visage, 1974 Pointe sèche, 29,6 × 39,5 cm

Visage avec drap, 1972 Huile sur toile, 100 × 81 cm


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Le Drap, 1972 Huile sur toile, 195 Ă— 130 cm


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Tête, 1984 Aquarelle sur gravure en taille douce sur chine appliqué, 20,8 × 14,8 cm


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Tête, 1985 Aquarelle sur papier, 144 × 109 cm



TA P IS VO L AN TS Entretien avec Philippe-Alain Michaud uelle a été votre rencontre, intellectuelle aussi bien que physique, avec les tapis, qui a mené ensuite à votre exposition «Tapis volants », présentée à la Villa Médicis de Rome du 30 mai au 21 octobre 2012 ? L’idée de ce projet est née précisément en 2003 à Vienne,où j’ai vu une exposition d’expanded cinema (« cinéma élargi »), intitulée « X-Screen », au Mumok (musée d’Art contemporain) ; dans la foulée, je me suis rendu au Museum für angewandte Kunst (MAK), le musée des Arts appliqués. C’est un musée merveilleux, dont la présentation des collections a été pensée par des artistes : l’accrochage le plus intelligent qui soit. Le musée comprend la prestigieuse collection de tapis orientaux des Habsbourg, qu’Aloïs Riegl, à la fin du xixE siècle, a conservée et commentée : son Altorientalische Teppiche (« Tapis de l’Orient ancien »), publié en 1891, procède de cette expérience. En découvrant l’accrochage des tapis au MAK, qui apparaissaient comme des surfaces en mouvement, j’ai eu l’impression de voir se prolonger l’exposition du Mumok, dont les films sortaient du cadre confiné de la salle de cinéma et se déployaient dans l’espace. Les tapis du MAK étaient installés de telle manière qu’ils produisaient le même type d’effets projectifs et dynamiques que les films : leurs surfaces devenaient labiles, se dissolvaient, se dissociaient d’elles-mêmes. C’était vrai de leur composition, mais aussi de leur texture – par exemple, les tapis mamelouks, tissés avec des fils de soie, génèrent des moirages Photo : Olivier Michelon


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et des passages imprévisibles du vert au rouge, activés par le simple déplacement du visiteur dans l’espace ; vrai encore de leurs systèmes d’imbrication de filets et de la répétition ou de la dispersion all over (ou pseudo-all over) de leurs motifs. Tous ces éléments qui s’imposaient comme autant de dispositifs de mise en mouvement des surfaces révélaient des similitudes de fonctionnement avec les films. L’origine technique du film se situe dans la dernière décennie du xixE siècle, mais elle est purement technique : elle est l’application d’une pensée qui, elle, est rigoureusement sans origine.

Est-ce que l’on peut parler de all over (terme emprunté à la peinture expressionniste abstraite américaine et notamment à Jackson Pollock) au sujet des tapis ? En peinture, cela désigne un phénomène lié à la non-composition, à la distribution aléatoire des motifs. Existe-t-il vraiment des tapis sans composition ? Dans certains tapis marocains tissés dans le Moyen-Atlas, on trouve effectivement des bandes disposées sans régularité, de manière réellement aléatoire, mais cela reste un cas très particulier. En fait, dans les tapis, comme dans les mosaïques de pavement de l’Antiquité romaine, on trouve plutôt des compositions pseudo-aléatoires, imitant le désordre et fondées sur des systèmes de répétition suffisamment complexes pour dérouter le regard. Le all over, c’est aussi la propriété de l’omnidirectionalité ou de la non-directionalité : elle s’observe dans les tapis, que l’on peut regarder de tous côtés, sans point de vue assigné. Ce qui est intéressant avec l’introduction du all over dans l’analyse des tapis, c’est que cette notion suppose, sinon une absence de cadre, du moins une possible expansion du motif au-delà. Mais même chez Pollock, il y a quand même une bordure : la peinture s’organise autour et n’est pas nécessairement fragmentaire.


Entretien avec Philippe-Alain Michaud

Tapis « Mameluk », Le Caire, milieu du XVIE siècle, tapis à point noué, nœud asymétrique, laine, 198 × 134 cm. Inv. MT 24394. © Musée des tissus de Lyon, photo D. R.

Tapis de prière « millefleurs » [ja-namaz], Cachemire, milieu du XVIIE siècle, tapis à point noué, nœud asymétrique, Senneh, coton pashmina.187 × 121,5 cm. Inv. MT 29465. © Musée des Tissus de Lyon, photographie D. R.

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Theo Van Doesburg, Contre-composition simultanée, 1929, Huile sur toile, 50,17 × 50,17 cm

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Hans Richter, Rythm 21, 1921, 3 min

La circulation entre les disciplines est d’ailleurs un symptôme de l’existence d’une avant-garde. L’histoire des relations entre Van Doesburg et Mondrian est intéressante à cet égard. Alors que pour Van Doesburg la peinture n’a de sens que si elle est intégrée à un système des arts comprenant l’architecture, le design, etc., Mondrian, à l’inverse, insiste sur la spécificité et l’autonomie de la peinture qui doit absorber et neutraliser les paramètres d’espace et de temps. C’est ainsi que Van Doesburg et Mondrian se séparent en 1923 sur une question de diagonale. Pour Mondrian, la diagonale c’est le « mauvais objet ». C’est ce qui détruit l’autonomie du tableau. À partir de 1923, Van Doesburg se met quant à lui à multiplier les diagonales dans sa peinture afin de dynamiser les formes, c’est-à-dire de les mettre en mouvement. Or d’où viennent les diagonales chez Van Doesburg ? Du film, et très précisément de Rythme 21 de Hans Richter, qui est, paradoxalement, constitué uniquement de lignes et de carrés : les lignes balayent l’écran et les carrés viennent s’inscrire à l’avant-plan ou au contraire se rétractent à l’arrière-plan. Toutes les formes qui apparaissent sur l’écran sont ainsi déduites de la forme de l’écran lui-même. Il n’y a ainsi plus de différence entre la surface où les


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formes apparaissent et les formes elles-mêmes. Ce qui produit un effet de présentification des formes. Il n’y a pas de diagonale dans le film, mais simplement un double système d’écrans perpendiculaires, c’est-à-dire les lignes qui balaient le champ bord à bord, et d’écrans parallèles, c’est-à-dire les carrés qui avancent ou reculent à la surface de l’écran ; les carrés sont toujours reliés par des diagonales virtuelles. Si on les trace, on obtient des cubes dans l’espace (tous les états intermédiaires du passage d’une figure à l’autre). Le mouvement d’une image à une autre, ou le pouvoir de la diagonale, est de passer de la surface au volume, ou encore de la peinture à l’architecture. Le film est le principe de transfert d’un médium vers l’autre. On voit dès lors très bien comment, à partir de la structure déductive de Rythme 21, la peinture de Van Doesburg, les chaises de Gerrit Rietveld ou la maison Schröder que ce dernier a construite à Utrecht s’enchaînent sans solution de continuité : ce sont des agencements d’écrans. Le film est, si j’ose dire, le fil qui permet de détacher les pratiques artistiques de leur médium et de les repenser hors de leur spécificité. C’est un pouvoir de transfert. C’est exactement ce que produit l’ordre ornemental : des dispositifs visuels qui peuvent s’investir sur toutes les surfaces, et à toutes les échelles. Dans l’exposition, je n’ai pas seulement cherché à « déspécifier » les médiums, mais aussi à décloisonner les périodes et les cultures.

Mais, finalement, est-ce le film ou le tapis qui active toutes ces relations, tous ces découplages entre surface-profondeur, horizontale-verticale, volume-surface, etc.? Est-ce l’activateur film qui prend le tapis comme il prend ou traverse tout le reste, ou bien s’agit-il de deux activateurs distincts qui peuvent se retrouver dans ces relations entre formes et impressions ? En fait, il faudrait arrêter d’appeler les choses par leur nom. Je conçois le film comme un ensemble de puissances ou de propriétés, qui produisent des effets de transfert. À partir de ce moment,


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on peut commencer à discerner la présence du film dans tous les médiums, et pas seulement visuels d’ailleurs : dans les médiums sonores et mêmes langagiers… ou encore dans les tapis.

Ce n’est donc plus « l’image dans le tapis », comme dans le roman d’Henry James, mais le film dans le tapis ? Oui, c’est un peu cela. À ceci près que dans le texte d’Henry James, ce n’est justement pas cela, puisque la leçon du texte, c’est qu’il n’y a rien à voir. Est-ce qu’on gagnerait à ne plus appeler le tapis par son nom ? Les tapis recouvrent beaucoup de traditions et de fonctions différentes, entre les tapis tissés, les tapis noués, etc. Mais en traversant ce corpus d’objets, que l’on peut continuer à appeler « tapis », il faut surtout se prémunir contre les définitions trop restrictives. Cela dit, je ne cherche pas à produire un discours sur le tapis, je n’en ai pas la compétence. Ce qui m’intéresse, c’est plutôt de suggérer que le film n’est pas ce qu’on pense. Ce n’est pas seulement un cristal de mouvement, c’est aussi un principe de circulation et de transformation qui installe une énigme dans l’identité des formes. Cela renvoie aussi à votre travail sur AbyWarburg et l’image en mouvement avant l’époque du cinéma, l’époque de Botticelli par exemple. Warburg décèle des phénomènes de mise en mouvement des images ou des surfaces, indépendamment de tout l’appareillage technique du cinéma. Cet appareillage offre certes des instruments pour nommer ces phénomènes, mais le fait que le cinéma se soit fixé dans un dispositif technique nous empêche de les voir. Nous sommes restés très conditionnés par une conception photographique du film. Je distinguerais volontiers le « film » du « cinéma », qui n’ont presque rien à voir.


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L’introduction du tapis dans l’histoire de l’image en mouvement précinématographique est sans doute le tour de force de votre travail, à l’occasion de cette exposition. Personne ne l’avait-il encore fait ? Probablement parce que nous sommes restés tributaires des relations film-photographie, et donc d’une conception figurative de l’image filmique. Pourtant, tout en y reconnaissant des figures, on peut très bien renoncer à l’approche illusionniste du film. Il y a des figures dans un tapis, simplement elles ne sont pas illusionnistes. Louis Massignon avait une magnifique expression, lorsqu’il parlait d’« inanimation » de la métaphore dans l’art islamique. « Inanimer » les métaphores, c’est les empêcher d’agir. Le renversement symétrique des figures est une manière de les ramener à un dispositif rythmique ou ornemental, donc de déjouer leur déploiement atmosphérique. On peut aussi regarder le film de cette manière. Il suffit de dérouler une pellicule : rien ne nous dit que nous soyons obligés de la regarder projetée sur un écran. Ce qu’on voit en la déroulant, c’est de la répétition, et non pas des figures animées. On peut donc regarder le film aussi comme un processus de neutralisation de la métaphore. Qui plus est l’exposition ne s’appelle pas «Tapis » mais «Tapis volants ». La question est de comprendre de quoi le tapis volant est la métaphore. De beaucoup de choses, bien entendu, mais d’abord du tapis lui-même. C’est justement là où la dimension spatiale du tapis, de l’espace de la représentation se conjugue avec le rapport au temps, étant donné qu’il a cette particularité de garder toutes les traces de son élaboration, du début jusqu’à la fin. On pense, dans la mythologie, à Pénélope qui défait tous les soirs l’ouvrage qu’elle a tissé de jour. Ce qui est très présent dans la tapisserie, dans le fait même de nouer et de dénouer, c’est la visibilité du cheminement de la fabrication, de ce qui s’est entrelacé. Ce qui n’est pas le cas dans la peinture où chaque nouvelle couche efface la précédente.


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Il ne faut pas oublier non plus la mise en question de la subjectivité que produit l’expérience du tapis. À la fois dans sa structure compositionnelle, puisque il n’y a pas de réflexivité, mais aussi du fait que c’est une élaboration collective. Il n’y a pas d’auteur ou de signataire du tapis, contrairement à ce qui se produit en peinture.

Du point de vue de sa fabrication, donc, mais aussi de sa réception. On pourrait penser à la critique de la subjectivité en confrontation avec la peinture illusionniste et le dispositif de la perspective qui assignent le spectateur à un certain point de vue – pour faire de lui le sujet de la perception. Par conséquent le tapis encouragerait-il un regard non assigné, que l’on ne peut pas arrêter ni diriger ? Oui, avec le tapis, il y a absence de point de vue unique, absence de perspective. Il y a aussi la question de l’homogénéité de la surface, traitée partout de la même manière, puisque c’est la répétition de la même opération de nouage qui la produit. C’est une forme qui relève du concept et pas du sujet. Lorsque vous avez vu dans l’exposition des tapis au MAK une manière de mettre les surfaces en mouvement, ces derniers n’étaient alors pas exposés comme l’a fait Riegl à son époque ? Non. D’ailleurs, je ne sais pas si l’on dispose d’images montrant comment les tapis étaient exposés dans la collection de Riegl, mais on en a en revanche sur le travail de Wilhelm von Bode, le célèbre historien de l’art et fondateur du Karl-Friedrich-Museum de Berlin (aujourd’hui Bode-Museum). Là, on découvre de vrais dispositifs d’activation des surfaces, notamment des dispositifs de jaillissement. Von Bode, de manière totalement intentionnelle, avait installé une sculpture de la Vierge de Benedetto da Maiano devant un grand tapis persan tendu à la verticale. Il transformait ainsi en dispositif scénographique ce qu’il avait vu chez Ghirlandaio avec laVierge en majesté


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représentée sur un petit tapis anatolien seldjoukide ou chez d’autres peintres de la Renaissance. Von Bode faisait ainsi passer dans la troisième dimension ce qu’il avait perçu dans la bidimensionnalité du tableau, le tableau lui-même étant, pour Ghirlandaio ou les peintres qui ont utilisé les propriétés plastiques du tapis, une manière de produire un effet de tridimensionnalité dans la bidimensionnalité de la surface. C’est cela que Von Bode, dans un geste génial, faisait ressurgir dans l’espace du musée.

Pensez-vous que votre travail, entre l’histoire, la théorie et l’analyse culturelle, peut entraîner une nouvelle manière de montrer, y compris au-delà d’une exposition thématique ou ponctuelle, c’est-à-dire aussi dans les musées traditionnels qui ont tendance à présenter leurs objets de manière inerte, comme des fossiles ? Le film a été utilisé tout au long du xxE siècle comme un dispositif d’exposition. C’est une longue histoire, qui commence peut-être avec les vitrines conçues par Franz Boas pour le musée d’Histoire naturelle de New York, et qui étaient pensées comme des séquences de film juxtaposées, à l’intérieur desquelles des mannequins étaient posés devant des décors peints, produisant une fusion imperceptible entre les formes tridimensionnelles et les décors plats de l’arrièreplan. Les éclairages même relevaient du cinématographique. Après lui, El Lissitzky pour le Musée de Hanovre, László Moholy-Nagy, Frederick Kiessler ou encore Herbert Bayer et Edward Steichen développeront des modèles explicitement cinématographiques pour réformer la muséographie des expositions. Mais quant aux musées qui montrent des collections de tapis, pourraient-ils eux aussi trouver matière à repenser leur accrochage, en fonction de l’expérience du regard que vous décrivez – qu’il y ait ou non présence de films ?


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On peut certainement faire des expositions de tapis qui reposent sur d’autres principes que celui-ci. Mais je crois profondément que, dès que l’on montre des tapis, des effets de déstabilisation du regard se produisent, des effets d’entraînement circulaire, linéaire, de dissociation des surfaces. Ces effets se repèrent aussi dans les mosaïques de pavement de l’Antiquité, où l’on observe, de la même manière que dans les tapis, des superpositions de trame, par exemple des grilles superposées à des systèmes d’entrelacs, que les grilles soient virtuelles ou réellement inscrites, comme des damiers ou des échiquiers ; on retrouve ces effets d’entraînement de surface, ou de creusement de profondeur. L’espace qui s’ouvre dans les mosaïques comme dans les tapis n’est pas l’espace atmosphérique, mais un espace d’une autre nature, qui n’est pas moins réel. Cela dit, je n’ai pas du tout la prétention de parler des tapis en tant que tels, mais ils m’apprennent des choses sur mon objet qui est le film. L’idée est plutôt d’introduire de la différence au cœur de ce que l’on croit connaître. Quelque chose que l’on connaît mal peut produire un effet d’étrangeté sur quelque chose que l’on connaît bien. Les effets de savoirs sont souvent associés à la connaissance mais peuvent aussi reposer sur le contraire, sur une inquiétude portée à l’intérieur de la connaissance. Et le film est probablement le vecteur d’une énigme. Ou pour le dire autrement, le film est le vecteur et, en cela, c’est un pourvoyeur d’énigme.

Cette inquiétude ou cette étrangeté, à partir d’une proposition théorique ou d’un déplacement personnel, semble ouvrir des pistes et des méthodes de recherche à même de renouveler les études sur les arts appliqués ou l’histoire de l’art, que ce soit à partir d’objets d’analyse orientaux ou occidentaux. Le problème se pose avec l’histoire de l’art qui reste très contrôlée par des formes de chronologie linéaires et juxtalinéaires, où l’on ne peut pas faire de sauts, où les enchaînements doivent procéder par causalité immédiate. Alors que l’idée de cette exposition est de


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rompre les continuités chronologiques, culturelles, de rompre avec le principe de la séparation des médiums. À partir de ce point, l’histoire de l’art s’ouvre à la discontinuité, intègre les ruptures, les distances, les différences… Ce n’est pas parce qu’on travaille avec des objets distants et leur mise en relation que l’on cesse de faire de l’histoire. Simplement, il ne s’agit plus d’une histoire linéaire. C’est la grande leçon d’Aby Warburg qui voit ressurgir la Renaissance italienne dans les rituels indiens. Cela ne signifie pas qu’il se veuille anthropologue, et prétende décrypter les danses katcinas, mais il active, à la lumière de la différence, un processus de réflexion dans son propre champ d’étude. C’est le modèle qui m’a inspiré. Regarder les tapis pour comprendre le film. C’est une forme de méthodologie de l’altérité qui, au-delà de Warburg, renvoie aux principes de la connaissance nietzschéenne.

Si l’on s’arrête un instant sur la citation de Ludwig Binswanger – issue de son texte sur l’ornement (« L’appréhension héraclitéenne de l’homme ») – « l’Orient, c’est l’inhumain », on peut certainement établir des recoupements avec « l’inanimation de la métaphore » de Massignon. Mais comment cerner davantage cette formule intrigante ? Il veut parler, dans sa manière de désigner l’ornemental, de la désubjectivation. Le dispositif visuel ne dépend pas du point de vue du sujet. La multiplication des motifs, la réduction géométrique des formes et leur orientation omnidirectionnelle sont des manières de dépasser le point de vue fini. Bien sûr sa formule est volontairement provocatrice mais il faut écarter la connotation péjorative d’« inhumain », qui représente aussi le dépassement du bien et du mal, donc du péjoratif. En fait, il serait plus juste de dire « l’Orient, c’est le non-humain ». Propos receuillis par Damien Guggenheim et Morad Montazami, mars 2012


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et des passages imprévisibles du vert au rouge, activés par le simple déplacement du visiteur dans l’espace ; vrai encore de leurs systèmes d’imbrication de filets et de la répétition ou de la dispersion all over (ou pseudo-all over) de leurs motifs. Tous ces éléments qui s’imposaient comme autant de dispositifs de mise en mouvement des surfaces révélaient des similitudes de fonctionnement avec les films. L’origine technique du film se situe dans la dernière décennie du xixE siècle, mais elle est purement technique : elle est l’application d’une pensée qui, elle, est rigoureusement sans origine.

Est-ce que l’on peut parler de all over (terme emprunté à la peinture expressionniste abstraite américaine et notamment à Jackson Pollock) au sujet des tapis ? En peinture, cela désigne un phénomène lié à la non-composition, à la distribution aléatoire des motifs. Existe-t-il vraiment des tapis sans composition ? Dans certains tapis marocains tissés dans le Moyen-Atlas, on trouve effectivement des bandes disposées sans régularité, de manière réellement aléatoire, mais cela reste un cas très particulier. En fait, dans les tapis, comme dans les mosaïques de pavement de l’Antiquité romaine, on trouve plutôt des compositions pseudo-aléatoires, imitant le désordre et fondées sur des systèmes de répétition suffisamment complexes pour dérouter le regard. Le all over, c’est aussi la propriété de l’omnidirectionalité ou de la non-directionalité : elle s’observe dans les tapis, que l’on peut regarder de tous côtés, sans point de vue assigné. Ce qui est intéressant avec l’introduction du all over dans l’analyse des tapis, c’est que cette notion suppose, sinon une absence de cadre, du moins une possible expansion du motif au-delà. Mais même chez Pollock, il y a quand même une bordure : la peinture s’organise autour et n’est pas nécessairement fragmentaire.


Entretien avec Philippe-Alain Michaud

Tapis « Mameluk », Le Caire, milieu du XVIE siècle, tapis à point noué, nœud asymétrique, laine, 198 × 134 cm. Inv. MT 24394. © Musée des tissus de Lyon, photo D. R.

Tapis de prière « millefleurs » [ja-namaz], Cachemire, milieu du XVIIE siècle, tapis à point noué, nœud asymétrique, Senneh, coton pashmina.187 × 121,5 cm. Inv. MT 29465. © Musée des Tissus de Lyon, photographie D. R.

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LES ALGORITHMES GÉNÉTIQUES, LE KUNSTWOLLEN ET LES TAPIS CAUCASIENS

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Laura U. Marks

ans le magma originel, il n’existait aucune espèce distincte. Selon le biologiste Carl Woese, « la vie était alors un amas de cellules diverses qui échangeaient leurs informations génétiques, de sorte que les artifices chimiques et les processus catalytiques inventés par un être vivant étaient transmissibles à tous les autres1 ». Un âge d’or biologique qui prit fin quand les organismes cessèrent d’interagir pour évoluer indépendamment, entraînant ainsi la naissance des espèces. Deux ou trois milliards d’années plus tard, cette « privatisation » de l’information génétique, pour reprendre les termes de Freeman Dyson, engendra le monde des espèces évoluées d’où descend celle, aujourd’hui dominante, de l’Homo sapiens. Nos pratiques artistiques anthropocentriques célèbrent l’apogée de l’évolution humaine – pourquoi s’en priveraient-elles ? Elles ont toujours abordé avec crainte le monstre, l’hybride et l’inclassable, depuis les figures grotesques du baroque jusqu’aux extraterrestres de la science-fiction du xxE siècle. 1. Freeman Dyson, « Our Biotech Future », The NewYork Review of Books, 19 juillet 2007, p. 4-8 (voir http:// www.nybooks.com/articles/archives/2007/jul/19/our-biotech-future/?pagination=false). Dyson fait référence à Carl Woese, « A New Biology for a New Century », Microbiology and Molecular Biology Reviews, juin 2004 (voir http://dx.doi.org/10.1128/MMBR.68.2.173-186.2004).


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Durant les règnes ilkhanides et timurides, fortement influencés par les Mongols, les motifs chinois (dragons, phœnix et autres créatures fantastiques) voyagèrent de nouveau vers l’ouest, jusqu’en Perse. Alors que le prototype chinois est très long et sinueux, les peintres safavides qui conçurent les motifs des tapis adaptèrent la créature en la raccourcissant et la rendant moins fluide. Parmi les animaux au combat tissés avec finesse sur les tapis de Kashan durant la seconde moitié du xviE siècle, figure l’exemple, au Metropolitan Museum, d’un dragon vert aux belles proportions et aux grands yeux qui, tacheté de jaune et doté de trois vrilles apparentes, se recourbe entièrement autour d’un âne, dont il mord la nuque (fig. 3). Les dragons qui apparurent sur les premiers tapis caucasiens, tels que celui de Berlin, conservèrent les taches, les vrilles, les yeux d’insecte et le corps sinueux des dragons chinois et persans ; leur corps relevant plutôt d’une forme abstraite et angulaire. Ce qui est certain, c’est que jamais aucun dragon du Caucase n’a ressemblé à un dragon. Comme le constate Ian Bennett, « à la fin du xviE siècle, on voit soudainement une série de tapis qui, même pour les plus sophistiqués d’entre eux, se trouvent déjà à un stade de désintégration compositionnelle31 ». Comme leur prototype anatolien, les dragons caucasiens furent stylisés dès leur création. Le tapis du dragon classique apparut à la fin du xviE siècle32. Il est composé de plusieurs rangées de losanges à l’intérieur desquels se trouvent des dragons, d’autres bêtes schématiques, des fleurs, et qui sont divisés par des feuilles en ogives. Des créatures tachetées, dont la tête, regardant vers l’arrière, se confond avec leur corp, et dont les jambes noueuses semblent courir dans plusieurs directions à la fois, figurent sur le plus ancien tapis du dragon du Caucase que l’on connaît : le tapis dit « Graf ». Ce dernier fut découvert dans une mosquée à Damas puis transporté à Berlin et détruit suite aux bombardements des Alliés en 1945.Tantôt 31. I. Bennett, op. cit., p. 10. 32. Ibid.


LES ALGORITHMES GÉNÉTIQUES...

fig. 3 : Tapis aux animaux, Kashan, Iran, seconde moitié du XVIE siècle Metropolitan Museum of Art, New York

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fig. 4 : Tapis du dragon, Caucase, vers 1700, Pergamonmuseum, Berlin

le dragon affronte un phœnix tout aussi « abstractisé » que lui, tantôt il s’ébat seul, tantôt son activité demeure difficile à déterminer. Dans le large tapis du dragon bariolé du Caucase (vers 1700), conservé au Pergamonmuseum de Berlin, on voit des formes aux tons herbacés et aux courbes dentelées qui, parsemées de petits losanges, sont traversées aux angles par des bandes irrégulières et proliférantes, rouges, jaunes et blanches, à partir desquelles germe une « queue » verte en forme de grille (fig. 4). Friedrich Spuhler, conservateur du musée de 1968 à 1985, a noté dans le catalogue que dans certains losanges du tapis « nous affrontons à nouveau la créature en forme de S, au corps tacheté et aux nuages flamboyants évoluant dans des tons contrastés,


SOMMAIRE

Giuseppe Pitrè Hurlements silencieux ..............................................................10 Bahman Mohassess Assemblages, 1970-2010 ...............................................................70 Mitra Farahani D&G, 2009-2011 .........................................................................86 Etel Adnan Conversations avec mon âme .......................................................92 Rosa Montazami Recettes ................................................................................ 106 Nagham Hodaifa Marwan : entre apparition et disparition .................................... 108 Philippe-Alain Michaud TAPIS VOLANTS, entretien .............................................................. 184 Laura U. Marks LES ALGORITHMES GÉNÉTIQUES, LE KUNSTWOLLEN ET LES TAPIS CAUCASIENS ...................................... 163

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